Résumé et sélection de citations établis par Bernard Martial (professeur de lettres en CPGE)
(Edition de référence : Rivages poche/ Petite Bibliothèque. Présentation et traduction de Nicolas Waquet).
(Entre ( ): numéros des pages dans cette édition. En vert : citations, en rouge : le mot « guerre », en bleu : le mot « paix », en violet : les mots clés de l’argumentation).
LIVRE PREMIER
Sur la nature de la guerre
(1ère partie, p. 19 à 59)
Chapitre 1.
Qu’est-ce la guerre ?
- Introduction
Etude des éléments du sujet, de ses parties puis de l’ensemble après avoir examiné la nature de l’ensemble pour comprendre à la fois le tout et la partie.
- Définition
Une définition simple de la guerre en rapport avec l’idée de duel. « La guerre n’est rien d’autre qu’un duel amplifié ». Dans chaque duel le but immédiat de chaque combattant est de terrasser l’adversaire et de le rendre incapable de toute résistance. (19)
« La guerre est un acte de violence engagé pour contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté ».
La violence physique est le moyen pour imposer notre volonté à l’ennemi. Elle s’arme des inventions des arts et des sciences et se fixe des restrictions sans s’affaiblir. « Pour atteindre cette fin avec certitude nous devons désarmer l’ennemi. Lui ôter tout moyen de se défendre est, par définition, le véritable objectif de l’action militaire. Il remplace la fin et l’écarte en quelque sorte comme n’appartenant pas à la guerre elle-même ».
- Emploi extrême de la violence
« Ainsi les âmes philanthropiques pourraient-elles facilement s’imaginer qu’il existe une manière artificielle de désarmer ou de terrasser l’adversaire sans causer trop de blessures, et que c’est là la véritable tendance de l’art de la guerre. Il faut pourtant dissiper cette erreur, aussi belle soit-elle. Car, dans une entreprise aussi dangereuse que la guerre, les erreurs engendrées par la bonté sont précisément les pires ». Celui qui se sert de cette violence avec brutalité l’emportera forcément sur l’adversaire qui n’agit pas de même et dictera sa loi. Ce combat ne trouve ses limites que dans les forces de l’autre.
Il serait absurde d’écarter cette idée de violence sous prétexte qu’elle nous répugne.
« Si les guerres des peuples cultivés sont bien moins cruelles et destructrices que celles des peuples incultes, cela tient à la situation sociale de ces Etats, aussi bien entre eux que chacun d’entre eux. La guerre résulte de cette situation et des conditions qu’elle impose : celle-ci la détermine, la limite et la modère. Mais ces aspects ne font pas essentiellement partie de la guerre, ils n’en sont que les données. Il est donc impossible d’introduire dans la philosophie de la guerre un principe de modération sans commettre une absurdité ».
Pour compléter cette définition, nous avons choisi de privilégier la notion d’intention hostile à celle de sentiment hostile comme plus générale et prédominante même chez les peuples civilisés (21).
« On voit par là combien il serait faux de ramener la guerre entre les nations civilisées uniquement à un acte rationnel de leurs gouvernements, et d’imaginer qu’elle se libère toujours davantage des passions : au point d’en arriver à se passer des masses physiques des forces armées au profit de leurs seuls rapports théoriques, en une sorte d’algèbre de l’action.
La théorie commençait à s’engager dans cette direction lorsque les événements des dernières guerres en montrèrent une meilleure. Si la guerre est un acte de violence, la passion en fait aussi nécessairement partie. Si la guerre n’en procède pas, elle y ramène pourtant plus ou moins ». Et ce plus ou moins ne dépend pas du degré de culture, mais de l’importance et de la durée des intérêts antagonistes.
« Lorsque nous voyons que les peuples civilisés ne mettent pas leurs prisonniers à mort et ne ravagent pas villes et campagnes, cela est dû à la place croissante que prend l’intelligence dans leur conduite de la guerre ». Elle leur a appris un emploi de la violence plus efficace que cette manifestation sauvage de l’instinct.
« L’invention de la poudre, le développement continu des armes à feu montrent suffisamment qu’en progressant la civilisation n’a absolument pas entravé ou détourné la tendance sur laquelle repose le concept de la guerre, celle d’anéantir l’ennemi.
Nous réitérons notre thèse : la guerre est un acte de violence, et l’emploi de celle-ci ne connaît pas de limites ». Chacun des adversaires impose sa loi à l’autre. Il en résulte une interaction qui, selon la nature de son concept, doit (22) forcément conduire aux extrêmes. Voici la première interaction et le premier extrême que nous rencontrons.
(Première interaction.)
- L’objectif est d’ôter à l’ennemi tout moyen de se défendre
Le but de l’acte militaire étant d’ôter à l’ennemi tout moyen de se défendre, il faut le placer dans une position plus défavorable qui ne soit pas temporaire et qui soit vraisemblable pour celui-ci. Désarmer ou terrasser l’ennemi reste donc l’objectif militaire.
« Or la guerre n’est pas l’action d’une force vive sur une masse morte. Puisqu’une absolue passivité ne saurait être guerre, celle-ci est toujours le choc de deux forces vives l’une contre l’autre ». L’objectif (23) ultime de l’action militaire s’appliquant aux deux parties, il y a donc ici encore interaction. Je dépends de mon adversaire tant que je n’ai pas pris le dessus sur lui. Cela constitue la deuxième interaction qui conduit au deuxième extrême.
(Deuxième interaction.)
- Poussée extrême des forces
Si nous voulons terrasser l’adversaire, nous devons doser notre effort en fonction de sa force de résistance qui est le produit de deux facteurs indissociables : l’ampleur des moyens dont il dispose et la vigueur de sa force de volonté.
S’il est possible de déterminer l’ampleur des moyens dont dispose l’adversaire, il est beaucoup plus difficile d’évaluer la vigueur de sa force de volonté, car on ne peut l’estimer que de façon approximative. Et à supposer que nous puissions l’estimer au plus juste et adapter nos efforts en conséquence, il ferait de même. D’où cette nouvelle surenchère qui porte encore l’effort jusqu’aux extrêmes. Il s’agit là d’une troisième interaction et d’un troisième extrême.
(Troisième interaction.) (24)
- Modifications dans la réalité
Dans le domaine abstrait du pur concept, la pensée réflexive n’a de cesse d’atteindre les extrêmes car elle est confrontée aux extrêmes qui ont leurs propres lois. « Si nous voulions donc extraire du pur concept de la guerre un point absolu, commun à l’objectif fixé et aux moyens à employer, les interactions constantes conduiraient à des extrêmes qui ne seraient rien d’autre qu’un jeu de l’entendement, conduit par le fil à peine visible de l’argutie logique ». Mais cet entêtement dans l’extrême n’est que théorique et n’a pas de sens dans la réalité.
L’esprit humain serait d’ailleurs peu enclin à se soumettre à la rêverie logique de cet absolu du point extrême car il nécessiterait la mise en œuvre d’une volonté disproportionnée au but recherché.
Mais tout prend un autre aspect si nous passons de l’abstraction à la réalité. Dans le domaine de l’abstraction, tout devait obéir à l’optimisme et visait (25) à la perfection. « Peut-il en être ainsi dans la réalité ? Ce serait le cas :
- si la guerre était un acte totalement isolé, surgissant subitement sans aucun rapport avec la vie antérieure de l’Etat ;
- si elle consistait en une seule décision ou en une série de décisions simultanées ;
- si elle contenait un résultat fini en lui-même, et qu’on ne prenait pas en compte la situation politique qui en découle ainsi que l’effet qu’elle exerce sur elle ».
- La guerre n’est jamais un acte isolé
En ce qui concerne le premier point, l’adversaire n’est pas une personne abstraite et la volonté n’est pas un élément inconnu. « La guerre n’éclate pas subitement. Sa propagation n’est pas l’œuvre d’un instant ». Chaque adversaire peut estimer l’autre en pratique et non de façon purement théorique et ces imperfections mutuelles, loin de la perfection absolue, deviennent un principe modérateur.
- La guerre ne consiste pas en une frappe unique et sans durée.
Le second point donne lieu aux observations suivantes.
« Si la guerre n’était le théâtre que d’une seule décision ou bien d’une série de décisions simultanées, alors tous les préparatifs pour les faire exécuter devraient naturellement tendre à l’extrême". Tout tendrait alors vers une occasion unique et vers l’abstraction mais si la décision se compose de plusieurs actes successifs, chacun peut devenir la mesure de celui qui le suit. « De cette manière, le monde réel remplace bien ici celui de l’abstraction, et modère ainsi la tension de l’extrême.
Toute guerre cependant se réduirait nécessairement à une seule décision ou à une série de décisions simultanées si les moyens destinés au combat étaient tous, ou pouvaient tous être déployés en même temps ». Pour que l’issue de cette unique décision soit favorable tous les moyens seraient engagés et dépendants de cette décision.
« Mais nous avons vu que dès les préparatifs de guerre, le monde réel prend la place du pur concept et qu’une mesure réelle remplace les hypothèses extrêmes. C’est pourquoi les deux adversaires, dans leur interaction, resteront en deçà de la ligne d’extrême effort, et leurs forces ne seront donc pas toutes aussitôt déployées ». (27)
Cependant, la nature même de ces forces et de leur emploi fait qu’elles ne peuvent entrer en action toutes en même temps. Ces forces sont : les forces armées proprement dites, le territoire avec sa superficie et sa population et les alliés.
« Le territoire avec sa superficie et sa population, est non seulement la source de toutes les forces armées proprement dites, mais il fait aussi en lui-même partie intégrante des facteurs agissant sur la guerre ; ne serait-ce que parce qu’il compte au nombre des théâtres d’opérations ou qu’il exerce sur eux une influence sensible.
Il est certes possible de faire manœuvrer simultanément toutes les forces armées mobiles, mais pas toutes les forteresses, les fleuves, les montagnes, les habitants, etc., bref le pays tout entier, sauf s’il est petit au point d’être totalement englobé par le premier acte de guerre. Ensuite, la participation des alliés ne dépend pas de la volonté des belligérants ». Elle intervient souvent plus tard ou se renforce pour rétablir l’équilibre perdu.
Nous verrons plus tard comment cette partie des forces de résistance, impossible à mettre en action sur-le-champ, constitue souvent une part beaucoup plus importante de la totalité des forces qu’on ne croyait au départ et qu’elle permet de rétablir un équilibre des forces que la première décision avait modifié. « Pour l’instant, il nous suffit de montrer que la nature de la guerre s’oppose à une réunion parfaite des forces à un même moment ». Ce qui ne veut pas dire qu’il faille diminuer les efforts liés à la première décision qui aura une grande influence sur la suite
Personne ne voudrait s’exposer au désavantage d’une première issue défavorable (28). Cette nécessité devient un objectif mutuel de modération entre les adversaires. « Ainsi par cette interaction, la tendance aux extrêmes est à nouveau réduite à une mesure déterminée de l’effort ».
- Le résultat de la guerre n’est jamais quelque chose d’absolu
« En définitive, il ne faut pas toujours considérer l’issue générale d’une guerre comme un absolu. L’Etat vaincu n’y voit souvent au contraire qu’un mal momentané, auquel les relations politiques ultérieures pourront trouver un remède. Il va de soi que cela aussi doit largement modérer la violence de la tension et l’intensité de l’effort ».
- Les probabilités de la vie réelle remplacent l’extrême et l’absolu du concept
Ainsi l’acte militaire n’est plus régi par la tension vers les extrêmes (29) et il revient d’évaluer les limites imposées aux efforts selon les lois de la probabilité en s’appuyant sur les données du monde réel. « Comme les deux adversaires ne sont plus de purs concepts mais des Etats et des gouvernements individuels, la guerre n’est plus un déroulement idéal de l’action mais une action qui suit son propre déroulement. C’est alors à la réalité présente de fournir les données qui permettront d’estimer l’inconnu et de prévoir l’avenir.
En utilisant les lois de la probabilité, chacune des deux parties tâchera de déduire du caractère, des institutions, de la situation et des conditions de l’adversaire l’action de l’autre et fixera la sienne en conséquence ».
- C’est alors que les fins politiques réapparaissent
« Voici qu’un objet que nous avions écarté de notre réflexion (depuis le paragraphe 2) revient ici de lui-même en considération : la fin politique de la guerre ». Jusqu’à présent la loi des extrêmes, le dessein d’ôter à l’ennemi tout moyen de se défendre, de le terrasser, ont en quelque sorte englouti cette fin. « Dès que la force de cette loi se relâche, que ce dessein ne parvient pas à son but et s’en éloigne, la fin politique de la guerre refait inévitablement surface. Si l’ensemble des considérations revient à un calcul des probabilités résultant de personnes et de circonstances déterminées, la fin politique, qui est bien le mobile initial de la guerre, devient un facteur absolument essentiel de ce produit ». Nos efforts et ceux de notre adversaire seront proportionnels aux sacrifices que nous attendons de lui et à notre fin politique. « En tant que mobile initial de la guerre, la fin politique sera donc la mesure aussi bien de l’objectif à atteindre par l’acte militaire, que des efforts nécessaires ». Cette fin sera une mesure relative aux deux Etats antagonistes mais il faut pour cela prendre en compte la nature des masses qu’elle mobilise selon que celles-ci présentent des principes de renforcement ou d’affaiblissement de l’action. « Il peut s’accumuler entre deux peuples et deux Etats de telles tensions, une telle somme d’éléments hostiles, que d’un mince mobile de guerre, d’un motif politique en lui-même insignifiant peut surgir un effet disproportionné, une véritable déflagration.
Ceci est valable pour les efforts que la fin politique suscite dans les deux Etats ainsi que pour l’objectif qu’elle doit assigner à l’action militaire ». Les deux peuvent parfois se confondre quand il s’agit par exemple de la conquête d’une province mais de par la nature de la fin politique, l’objectif fait parfois défaut ; il faut donc trouver son équivalent pour les négociations de (31) paix. On a présupposé que l’on tenait compte de la particularité des deux adversaires mais en certains cas la fin politique prédomine.
« Si l’objectif de l’acte militaire est un équivalent de la fin politique, l’importance de l’acte décroît en général avec celle de la fin, et à la vérité d’autant plus que cette fin prédomine. Ceci explique, sans aucune contradiction, qu’il peut y avoir des guerres de tous degrés d’importance et d’intensité, depuis la guerre d’extermination jusqu’à la simple observation armée ». Mais cela nous conduit à une question d’une autre nature, qu’il nous faut encore développer et à laquelle nous devons répondre.
- Cela n’élucide pas encore la cessation de l’acte militaire
« Aussi insignifiantes que soient les revendications politiques des deux adversaires, aussi faibles les moyens mobilisés, aussi minime l’objectif qu’ils fixent à l’acte militaire, cet acte ne peut-il cesser ne serait-ce qu’un instant ?" Cette question s’enracine profondément dans la substance même du sujet.
Toute action nécessite pour son accomplissement une durée (32) qui peut être plus ou moins longue selon la diligence de son auteur. Nous n’allons pas nous préoccuper de cette question qui dépend de raisons internes.
« Si dans la guerre nous laissons sa durée à chaque action, il nous faut admettre- au moins à première vue- que tout laps de temps qui n’appartient pas à cette durée, c’est-à-dire toute cessation momentanée dans la poursuite de l’acte militaire, paraît absurde ». Nous ne devons jamais oublier à ce propos qu’il ne s’agit pas de la progression de l’un ou de l’autre des deux adversaires, mais de la progression de l’acte militaire dans sa totalité.
- Il n’y a qu’une seule raison qui puisse arrêter l’action, et elle semble ne pouvoir être qu’unilatérale
Tant que deux parties ne concluent pas la paix, elles sont animées par le principe d’hostilité qui les a poussées à s’armer. Or si l’une veut cesser d’agir pour attendre un moment plus favorable, l’autre aura d’autant plus intérêt à agir (33).
Un équilibre parfait des forces ne peut susciter une cessation de l’action, car celui qui poursuit l’objectif positif (l’assaillant) en profiterait pour garder l’initiative.
On pourrait envisager un équilibre des forces et des mobiles conduisant à une égalité qui incite à faire la paix mais la moindre modification rompra cet équilibre et poussera l’autre à agir. Ce concept d’équilibre ne peut donc expliquer la cessation des hostilités mais simplement l’attente d’une conjoncture plus favorable. Chacun n’agit qu’en fonction de son intérêt et de ses forces.
C’est le vainqueur qui impose le tempo au vaincu en l’empêchant notamment de se réarmer. Les deux parties doivent donc avoir une parfaite connaissance de la situation. (34)
- Une continuité s’établirait ainsi dans l’action militaire, qui à nouveau exacerberait tout
« Si cette continuité de l’acte militaire existait réellement, elle pousserait tout de nouveau à l’extrême. En effet, une telle activité ininterrompue enflammerait encore plus les passions, exaspérerait dans la guerre le degré de fureur, multiplierait sa force élémentaire ». De plus, la continuité de l’action amplifierait le rythme et la dangerosité de tous les événements directement reliés par une relation causale claire.
Mais nous savons que l’action militaire ne possède jamais ou rarement cette continuité. « Dans nombre de guerres, l’action occupe de loin la part de temps la plus mince, et l’inaction tout le reste ». La cessation de l’acte militaire n’est ni une anomalie ni une contradiction en soi. Nous allons maintenant montrer comment il en est effectivement ainsi.
- On a donc ici recours à un principe de polarité
Nous devons admettre le principe de polarité suivant : l’intérêt d’un général est toujours de taille inverse à celui du général adverse.
Il ne peut s’appliquer qu’à un seul et même objet où la grandeur positive et son contraire, la négative, s’annihilent exactement (35) comme la victoire et la défaite. Mais s’il est question de deux choses différentes qui ont un rapport commun à une troisième qui leur est extérieure, alors la polarité ne concerne pas ces choses, mais leurs rapports.
- Attaque et défense sont deux choses de nature différente et de force inégale, la polarité ne peut donc s’y appliquer
« S’il n’existait qu’une seule forme de guerre, à savoir assaillir l’adversaire, sans qu’il y ait par conséquent de défense, ou en d’autres termes, si l’attaque ne se distinguait simplement de la défense que par le motif positif qu’elle possède et dont l’autre est privée, la nature du combat reviendrait encore toujours au même : dans cette lutte, chaque avantage de l’un équivaudrait pour l’autre à un désavantage de même ampleur, et une polarité existerait ».
Pourtant la polarité existe moins dans l’opposition entre l’attaque et la défense qui sont très différentes et de force inégale que dans la décision, différée ou non, d’action de l’un ou l’autre général (36).
- L’effet de la polarité est souvent annihilé par la supériorité de la défense sur l’attaque, et ainsi s’explique la cessation de l’acte militaire
Si la défense l’emporte sur l’attaque, la question se pose alors de savoir si l’avantage de la décision différée est aussi grand pour l’un des camps que l’avantage de la défense pour l’autre. Si ce n’est pas le cas, l’avantage de l’attaque ne peut alors contrebalancer celui de la défense, et il n’aura donc pas d’effet sur la progression de l’acte militaire. La force d’impulsion propre à la polarité des intérêts peut donc se perdre dans la différence entre la force de l’attaque et celle de la défense, et devenir par là inopérante.
Il peut se révéler préférable de combattre défensivement dans un futur défavorable, plutôt que de livrer au présent une bataille offensive ou de conclure la paix. « Puisque selon notre conviction, la supériorité de la défense (justement comprise) est considérable et bien supérieure à ce que l’on imagine à première vue, une très grande partie des périodes d’inaction en temps de guerre s’explique sans que l’on soit contraint à une contradiction interne ». Plus les motifs de l’action sont faibles, plus ils seront neutralisés par cette différence entre l’attaque et la défense, et donc plus l’acte militaire sera fréquemment interrompu, comme nous l’enseigne l’expérience. (37)
- Une seconde raison réside dans l’examen imparfait de la situation
Une autre raison peut enrayer l’acte militaire : l’examen imparfait de la situation (même si celui-ci peut tout autant provoquer une interruption qu’une action intempestives) qui en surestimant les forces de l’adversaire conduit à un principe de modération.
La possibilité d’une cessation introduit une nouvelle modération dans l’acte militaire en le diluant dans le temps, en ralentissant la marche du danger et en multipliant les moyens de rétablir un équilibre perdu. « Plus fortes sont les tensions qui firent naître la guerre, plus puissante est donc son énergie, et plus brèves seront ces périodes d’inaction. Plus le principe belliqueux est faible, plus elles seront longues ». Car les motifs (38) plus puissants augmentent la force de volonté qui est un facteur de forces.
- La cessation fréquente de l’acte militaire éloigne encore plus la guerre de l’absolu, et en fait toujours plus un calcul de probabilités
Plus l’acte militaire est lent et les cessations longues et fréquentes, plus vite alors le général pourra se tenir en deçà de la ligne des extrêmes et bâtir tout son plan sur des probabilités et des conjectures en fonction des circonstances données.
- Il ne manque donc plus que le hasard pour faire de la guerre un jeu, or c’est dans la guerre qu’il est le plus présent
« Cela nous montre combien la nature objective de la guerre en fait un calcul de probabilités. Il ne lui faut alors plus qu’un seul élément pour devenir un jeu, et cet élément ne fait assurément pas défaut : c’est le hasard. Nulle autre activité humaine que la guerre n’épouse le hasard aussi constamment et aussi complètement. Et avec le hasard, l’imprévisible et la chance viennent y prendre une place considérable ». (39)
- Comme par sa nature objective, la guerre devient aussi un jeu par sa nature subjective
« Si nous jetons un regard sur la nature subjective de la guerre, c’est-à-dire sur les forces nécessaires pour la mener, elle nous apparaîtra encore davantage comme un jeu ».
Le courage, force de l’âme essentielle dans le danger peut s’accorder avec le calcul avisé mais ce sont deux facultés distinctes de l’âme. En revanche, l’audace, la confiance en la fortune, la témérité, la hardiesse ne sont que des manifestations du courage. Toutes ces tendances de l’âme recherchent l’imprévisible, car c’est leur élément.
« Nous voyons donc que, dans le fond, l’absolu, la prétendue mathématique, ne trouve aucune base ferme pour les calculs de l’art de la guerre. Dès le début s’y mêle un jeu de possibilités, de probabilités, de chance et de malchance qui court dans tous les fils fins ou épais de sa trame ; de toutes les ramifications de l’activité humaine c’est du jeu de cartes que la guerre se rapproche le plus ».
- C’est ce qui convient le plus à l’esprit humain en général
Bien que notre entendement se sente toujours poussé vers la clarté et la certitude, notre esprit est souvent attiré par l’incertitude (40) et préfère s’attarder avec l’imagination dans le règne du hasard et de la chance. Ainsi exalté, le courage prend son essor, et le risque et le danger deviennent l’élément dans lequel il se jette.
Plutôt que de s’enfermer dans ses propres règles absolues inutiles à la vie, la théorie doit prendre en compte l’humain, et donner aussi leur place au courage, à la hardiesse, et même à la témérité. « L’art de la guerre manie des forces vivantes et morales ; il ne peut donc jamais atteindre à l’absolu et au certain ». Plus le courage et l’assurance sont importants plus on peut donner latitude à l’imprévisible. « Le courage et la confiance en soi sont donc des principes absolument essentiels à la guerre ». La théorie ne doit pas établir de lois qui empêchent de s’épanouir ces vertus guerrières les plus nécessaires et les plus nobles. L’audace elle-même n’est pas dénuée de sagesse ni même de prudence ; mais elles sont évaluées selon des critères différents. (41)
- Mais la guerre demeure un moyen sérieux en vue d’une fin sérieuse. Définitions plus précises
« Telle est la guerre, tel est le général qui la commande, telle est la théorie qui la régit. Mais la guerre n’est pas un passe-temps, ni une simple soif de risque et de victoire, ni l’œuvre d’un enthousiasme déchaîné ; elle est un moyen sérieux au service d’une fin sérieuse. Tout le chatoiement de la fortune qui la pare, toutes les vibrations des passions, du courage, de l’imagination, de l’enthousiasme qui l’habitent ne sont que des particularités de ce moyen.
La guerre d’une communauté- de peuples entiers et notamment des nations civilisées- surgit toujours d’une situation politique et n’éclatera que pour un motif politique. Elle est donc un acte politique. Si elle était une manifestation parfaite, limpide, absolue de la violence, comme nous pouvions le déduire de son concept pur, la guerre prendrait la place de la politique dès l’instant où celle-ci la suscite ». Si elle était complètement indépendante, elle la supplanterait et ne suivrait plus que ses propres lois. « C’est ainsi en fait que l’on s’est représenté la chose jusqu’à maintenant, chaque fois qu’une disharmonie entre la politique et la conduite de la guerre engendrait des distinctions théoriques de ce genre ». Mais cette représentation est fausse. « Comme nous l’avons vu, la guerre dans le monde (42) réel n’est pas un extrême qui relâche sa tension en une seule décharge ». Elle agit au contraire comme l’effet de forces qui ne se déploient pas de manière égale et similaire. « La guerre est donc en quelque sorte une pulsation plus ou moins vive de violence, relâchant ses tensions et épuisant ses forces plus ou moins vite ». En d’autres termes : elle mène plus ou moins vite à l’objectif, mais elle dure toujours assez pour rester soumise à la volonté d’une intelligence conductrice. « Puisque nous considérons que la guerre procède d’une fin politique, il est donc naturel que ce premier mobile qui lui donna naissance demeure aussi dans sa conduite la considération première et suprême ». La politique traversera l’acte militaire tout entier et exercera sur lui une influence constante, pour autant que le permette la nature des forces qui s’y déchaînent.
- La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens
« Nous voyons donc que la guerre n’est pas seulement un acte politique, mais un véritable instrument politique, une continuation des relations politiques, un accomplissement (43) de celles-ci par d’autres moyens. Ce qui demeure propre à la guerre relève purement de la nature singulière de ses moyens. L’art de la guerre en général, et le commandant dans chaque cas particulier, peut exiger que les orientations et les desseins de la politique n’entrent pas en contradiction avec ces moyens, ce qui n’est certes pas une mince exigence. Mais si forte que soit en certains cas la réaction de cette exigence sur le dessein politique, il faut toujours la considérer uniquement comme une modification de celui-ci ; car le dessein politique est la fin, la guerre est le moyen, et jamais le moyen ne peut être conçu sans la fin ».
- Diverses natures de guerres
« Plus les motifs de guerre sont grandioses et puissants, plus ils embrassent l’existence entière des peuples, plus la tension qui précède la guerre est violente, alors plus la guerre se rapprochera de sa forme abstraite, plus il s’agira de terrasser l’ennemi, plus l’objectif militaire et la fin politique coïncideront ; la guerre enfin semblera d’autant plus purement militaire et d’autant moins politique. Mais plus les motifs et les tensions sont faibles, moins l’orientation naturelle de l’élément militaire – c’est-à-dire la violence- suivra la ligne tracée par la politique, plus la guerre sera alors détournée de son orientation naturelle, plus la fin politique se distinguera de l’objectif d’une guerre idéale ; et la guerre semblera d’autant plus être de nature politique.
Mais nous devons noter ici, pour éviter au lecteur toute représentation erronée, qu’en parlant de cette tendance naturelle de la guerre nous pensons seulement à la (44) tendance philosophique, logique, et nullement à la tendance des forces réellement engagées dans le conflit, qui engloberaient par exemple les passions et la fureur des combattants ». Dans certains cas, celles-ci peuvent être excitées dans une mesure telle qu’il devient difficile de les contenir dans la voie politique mais la plupart du temps cette contradiction ne se produit pas du fait de la modestie de l’objet et des forces émotives.
- Toutes les guerres peuvent être envisagées comme des actions politiques
« Pour en revenir à l’essentiel, s’il est vrai que dans un certain genre de guerre la politique semble s’éclipser complètement, tandis qu’elle revient très nettement au premier plan dans un autre, on peut néanmoins affirmer que l’une est tout aussi politique que l’autre. Car si l’on envisage la politique comme l’intelligence de l’etat personnifié, parmi toutes les constellations que son calcul doit comprendre il faut aussi inclure celles où la nature de toutes les circonstances provoque une guerre du premier genre. Si, au lieu d’entendre par politique une intelligence générale, on la comprend- selon la conception conventionnelle- comme une sagacité se détournant de la violence, à la fois circonspecte et rusée, voire déloyale, c’est alors seulement que le second genre de guerre pourrait plus en relever que le premier ». (45)
- Conséquences de cette vue pour la compréhension de l’histoire de la guerre et pour les fondements de la théorie
« Nous voyons donc en premier lieu qu’en toutes circonstances nous devons penser la guerre non comme une réalité autonome, mais comme un instrument politique. Seule cette représentation permet de ne pas entrer en contradiction avec toute l’histoire militaire ; elle seule ouvre le grand livre à une compréhension intelligente. En second lieu, cette vue nous montre aussi à quel point les guerres peuvent différer selon la nature de leurs motifs et des circonstances dont elles résultent.
Le premier acte de jugement, le plus important, le plus décisif, que l’homme d’Etat ou le général exécute, consiste à discerner exactement selon ces critères le genre de guerre qu’il entreprend : ne pas la prendre pour ce qu’elle n’est pas, ou ne pas vouloir en faire ce qu’elle ne peut pas être en raison de la nature de la situation. C’est donc la première, la plus vaste de toutes les questions stratégiques ; nous l’examinerons plus précisément par la suite en traitant du plan de guerre.
Contentons-nous pour le moment d’avoir conduit notre sujet jusqu’ici, et d’avoir établi le point de vue général à partir duquel la guerre et sa théorie doivent être observées ».
- Résultat pour la théorie
« La guerre n’est donc pas seulement un vrai caméléon, changeant de nature dans chaque cas concret". Lorsqu’on (46) embrasse l’ensemble de ses manifestations et qu’on se rapporte aux tendances qui y règnent, elle est aussi une étonnante trinité :
violence originelle de son élément, haine et hostilité |
un instinct naturel aveugle |
peuple |
« Les passions qui s’enflamment dans la guerre doivent déjà exister dans les peuples". |
jeu des probabilités et du hasard |
une libre activité de l’âme |
général et son armée |
L’étendue que prendra le jeu du courage et du talent dans le domaine du hasard et de ses probabilités dépend des qualités particulières du général et de l’armée. |
nature subordonnée d’instrument politique |
entendement pur. |
gouvernement |
Les fins politiques quant à elles n’appartiennent qu’au gouvernement. |
Ces trois tendances, qui apparaissent comme autant de systèmes de lois différents, sont tellement enracinées dans la nature du sujet tout en étant de grandeur variable qu’une théorie qui voudrait négliger l’une d’elles ou qui chercherait à établir entre elles un rapport arbitraire devrait être considérée comme nulle.
La tâche consiste donc à faire en sorte que la théorie se maintienne entre ces trois tendances comme en suspension entre trois pôles d’attraction.
« Par quel moyen cette tâche difficile peut être accomplie au mieux, nous l’examinerons dans le livre consacré à la théorie de la guerre. En tout cas, le concept de la guerre établi ici est le premier rayon de lumière qui éclaire les fondements de la théorie, qui en sépare d’abord les éléments majeurs et nous permet de les distinguer ». (47)
Chapitre 2.
Fin et moyen dans la guerre
« Après avoir pris connaissance dans le chapitre précédent de la nature composite et variable de la guerre, nous allons examiner l’influence que cette nature exerce sur la fin et le moyen dans la guerre.
Interrogeons-nous d’abord sur l’objectif que doit viser la guerre tout entière pour être le moyen approprié à la fin politique. Nous découvrons alors que cet objectif est tout aussi variable que la fin politique et les circonstances propres à la guerre.
Si, pour commencer, nous nous en tenons à nouveau au pur concept de la guerre, il nous faut dire alors que la fin politique de celle-ci se situe en fait à l’extérieur de son domaine. Car si la guerre est un acte de violence engagé pour contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté, elle devrait donc toujours et uniquement aboutir à défaire l’adversaire, c’est-à-dire à le rendre incapable de se défendre ». C’est cette fin que nous allons d’abord examiner à la lumière de cette réalité.
« Nous verrons plus précisément par la suite, lorsque nous traiterons du plan de guerre, ce que signifie ôter à un Etat tout moyen de se défendre ». Mais nous devons dès (48) maintenant distinguer trois objets généraux qui renferment en eux-mêmes tout le reste : les forces armées, le territoire et la volonté de l’ennemi.
1. Les forces armées doivent être détruites, c’est-à-dire placées dans une position telle qu’elles ne peuvent plus poursuivre le combat.
2. Le territoire doit être conquis, car de nouvelles forces armées pourraient s’y former.
3. « Mais ces deux choses faites, la guerre - c’est-à-dire la tension et l’action ennemies des forces hostiles- n’est pas achevée si la volonté de l’ennemi n’est pas également jugulée, c’est-à-dire si son gouvernement et ses alliés ne sont pas contraints à signer la paix ou le peuple forcé à se soumettre ». Car même si l’un est en pleine possession du territoire, le combat peut reprendre de l’intérieur ou par l’intervention des alliés de l’autre. « A vrai dire, cela peut aussi se produire après que la paix a été conclue ; ce qui prouve seulement qu’une guerre ne comporte pas toujours une issue et un règlement parfaits ». La conclusion de la paix éteint les dernières braises ardentes et relâchent les tensions car les cœurs se détournent de la voie de la résistance. « Quoi qu’il en soit, il faut toujours considérer qu’avec la paix la fin est atteinte et que la guerre a achevé sa tâche ».
L’ordre naturel veut que les forces armées soient détruites en premier puis que le territoire soit conquis et enfin (49) que l’adversaire soit contraint à faire la paix. Mais cet ordre ne prévaut pas toujours. Il peut arriver que le territoire soit conquis alors que la puissance armée, non encore affaiblie se replie ou passe à l’étranger.
« Mais cet objectif de la guerre abstraite, ce moyen ultime d’atteindre la fin politique qui regroupe tous les autres, le fait de priver l’adversaire de tout moyen de défense, ne se produit pas toujours dans la réalité ». De nombreux exemples existent de traités de paix qui ont été conclus sans que l’adversaire ait été totalement terrassé ce qui pourrait être un jeu stérile de l’imagination, lorsque l’adversaire est en effet considérablement plus puissant.
« La raison pour laquelle l’objectif de la guerre, déduit de son concept, ne convient généralement pas à la guerre réelle réside dans la différence entre les deux, différence que nous avons analysée dans le chapitre précédent. Si la guerre était ce que veut son pur concept, un conflit entre deux Etats de forces notablement inégales apparaîtrait alors comme une absurdité, et serait donc impossible. (50) L’inégalité des forces physiques poussée à son degré suprême devrait pouvoir être équilibrée par les forces morales, ce qui dans la situation sociale actuelle de l’Europe n’irait pas très loin. Si nous constatons donc qu’il y eut des guerres entre des Etats de puissance très inégale, c’est parce que la guerre dans la réalité est souvent très éloigné de son concept originel.
Deux choses dans la réalité peuvent remplacer l’incapacité de résister plus avant et devenir des motifs de paix. La première est l’improbabilité du succès, la seconde son prix trop élevé.
Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la guerre tout entière doit se libérer de la loi rigoureuse de sa nécessité interne et s’en remettre au calcul des probabilités. Plus les motifs et les tensions sont infimes, plus les circonstances dont elle émane font qu’elle se prête à ce calcul, et plus la guerre ira dans le sens de cette libération. Il est ainsi tout à fait concevable que le motif de paix puisse naître de ce calcul de probabilités. La guerre n’exige donc pas toujours que l’on se batte jusqu’à l’anéantissement de l’un des deux camps ». Une probabilité légère peut suffire à faire capituler l’ennemi sans aller jusqu’à sa défaite complète.
L’évaluation de la dépense d’énergie passée et future pèse d’un poids encore supérieur sur la décision de conclure la paix. « Comme la guerre n’est pas un acte de fureur aveugle, mais un acte dominé par la fin politique, la valeur de cette fin politique doit décider (51) de l’ampleur des sacrifices au prix desquels nous voulons l’acquérir ». Dès que cette dépense d’énergie devient trop importante pour être équilibrée par la valeur de la fin politique, cette dernière doit être abandonnée et la paix doit s’ensuivre.
« On voit donc que les guerres où l’un des adversaires est impuissant à désarmer totalement l’autre, les motifs de paix fluctueront selon les probabilités du succès à venir et de la dépense d’énergie qu’il exige ». La paix pourra être conclue en faveur de celui dont les motifs de paix sont les plus faibles.
Laissons de côté la différence (importante !) que la nature positive ou négative de la fin politique produit nécessairement dans l’action pour nous en tenir à un point de vue plus général. « Car les intentions politiques originelles peuvent, au cours de la guerre, changer considérablement et devenir radicalement autres, précisément parce qu’elles sont définies par les succès des armes et par les résultats probables des opérations. »
La question se pose maintenant de savoir comment on peut exercer une influence sur les probabilités de succès. Tout d’abord, naturellement par les mêmes moyens que ceux qui mènent à défaire l’adversaire : la destruction de ses forces armées et la conquête de ses provinces. Mais ni l’une ni l’autre n’est exactement la même selon la fin (52) qu’elle sert. L’attaque contre les forces armées ennemies et l’occupation des provinces sont tout à fait différentes selon que nous visons l’anéantissement total ou la simple crainte de l’adversaire. On peut alors envisager un chemin plus court vers la paix.
Un autre moyen d’agir sur la probabilité du succès et d’aller vers la paix plus rapidement que par la défaite des forces armées ennemies consiste à agir sur les alliances de l’adversaire, à s’adjoindre des alliés ou à soulever des mouvements politiques favorables (53).
La seconde question concerne le moyen d’agir sur la dépense de force de l’ennemi, c’est-à-dire de lui faire payer chèrement son succès.
La dépense de force de l’adversaire consiste donc dans la consommation de ses forces armées, donc dans leur destruction par notre camp ; et dans la perte des provinces, donc dans leur conquête par nos troupes.
Ces deux instruments n’ont pas toujours la même signification selon les fins qu’ils visent qui peuvent être différentes. Il nous faut, pour l’instant, montrer que d’autres voies vers le but sont possibles qui ne sont ni fausses ni absurdes.
En plus de ces deux méthodes, il existe encore trois autres voies directes, propres à accroître la dépense de force de l’adversaire.
1.« La première est l’invasion, c’est-à-dire la conquête de provinces ennemies sans intention de les conserver, mais pour y lever des contributions de guerre ou pour les ravager ». Le but immédiat ici n’est ni de conquérir le pays de l’ennemi ni d’écraser ses forces armées, mais simplement de lui infliger un dommage général.
2. La seconde voie est de diriger de préférence nos opérations sur des objectifs qui aggraveront le dommage ennemi. Il est facile que de concevoir deux directions différentes pour notre force armée :
- l’une (54), considérée comme la plus militaire, est de loin la meilleure lorsqu’il importe de terrasser l’ennemi,
- l’autre (plus politique –mais toutes les deux sont militaires d’un point de vue supérieur) est plus profitable lorsqu’il n’est absolument pas question de le défaire.
3. La troisième voie, de loin la plus fréquente, consiste à user l’adversaire. Le concept d’usure par le combat comprend un épuisement progressif des forces physiques et de la volonté, produit par la durée de l’action.
La fin la plus modeste qui nous permet de nous battre longtemps avec une moindre dépense de forces est la résistance pure, combat sans intention positive. Cette résistance est une activité qui consiste à détruire les forces de l’ennemi au point qu’il soit contraint à abandonner son dessein.
Cette intention négative, traduite par un acte unique n’est pas aussi efficace que le serait une action positive engagée dans la même direction, (55) à supposer qu’elle réussisse mais ce qu’elle perd en efficacité, elle le récupère dans la durée du combat en usant l’adversaire.
« Telle est la source de la distinction qui domine toute la sphère de la guerre : la différence entre offensive et défensive. Nous devons nous contenter de dire que c’est de cette intention négative elle-même que découlent tous les avantages et toutes les formes plus sévères de combat qui sont en sa faveur et où se réalise par conséquent cette relation philosophico-dynamique entre l’ampleur et l’assurance du succès .
Si donc l’intention négative, c’est-à-dire la concentration de tous les moyens dans une pure résistance, procure une supériorité dans le combat, et si celle-ci est suffisante pour contrebalancer une prépondérance éventuelle de l’adversaire, alors la simple durée du combat suffira pour mener peu à peu la dépense de force de l’adversaire au point où sa fin politique ne pourra plus l’équilibrer et où il devra y renoncer. On voit donc que cette voie, l’usure de l’adversaire, inclut le grand nombre des cas où le plus faible résiste au plus fort.
Durant la guerre de Sept Ans, Frédéric le Grand n’aurait jamais été en mesure de défaire la monarchie autrichienne ; et eût-il cherché à le faire, à la manière d’un Charles XII, qu’il serait allé immanquablement à sa perte ». Une sage économie et un bon emploi de ses forces pendant sept ans (56) convainquirent les puissances liguées contre lui de conclure la paix.
« Nous constatons donc qu’il y a dans la guerre bien des voies pour parvenir au but et qu’elles n’engagent pas toujours à terrasser l’adversaire ; que la destruction de ses forces armées, la conquête de ses provinces, leur simple occupation, leur seule invasion, les entreprises visant directement les relations politiques, enfin l’attente passive de l’attaque ennemie- que toutes sont des moyens qui chacun à sa manière, peuvent amener à triompher de la volonté ennemie, la particularité de la situation dictant l’emploi de l’un ou l’autre. On peut encore y ajouter toute une classe d’usages qui raccourcissent le chemin vers le but, et que l’on pourrait nommer arguments ad hominem. Dans quel autre domaine les étincelles jaillies des relations personnelles surpassent-elles toutes les conditions pratiques comme c’est le cas dans la guerre, où la personnalité des combattants joue un rôle si grand à la fois dans le cabinet ministériel et sur le champ de bataille ? » Nous y ferons allusion sans vouloir les classer. Ainsi le nombre de voies vers l’objectif augmente considérablement.
« Afin de ne pas sous-estimer la valeur de ces diverses voies plus courtes, de ne pas les compter simplement pour de rares exceptions, ni de tenir pour accessoire la différence qu’elles induisent dans la conduite de la guerre, il suffit d’être conscient de la diversité des fins politiques qui peuvent provoquer un conflit. Il faut savoir mesurer d’un regard l’écart qui sépare une guerre d’anéantissement, où l’on se bat pour l’exigence de la nation, d’une guerre où l’on obéit aux exigences désagréables d’une (57) alliance conclue de force ou devenue caduque ». Dans la réalité, il existe entre les deux d’innombrables nuances qu’on ne peut pas rejeter.
« Telles sont les considérations générales sur le but poursuivi par la guerre ; venons-en maintenant aux moyens.
Il n’en existe qu’un seul : le combat. « Aussi multiples qu’en soient les formes, aussi éloigné qu’il puisse être de la décharge sauvage de haine et d’hostilité du pugilat, quel que soit le nombre d’éléments qui s’y mêlent sans lui être propres, le concept de la guerre implique toujours que toutes les actions qui s’y manifestent procèdent nécessairement et originellement du combat ».
Il en est toujours ainsi, même dans la réalité la plus variée et la plus complexe. « Tout ce qui se produit dans la guerre passe par les forces armées ; or l’emploi des forces armées, c’est-à-dire d’hommes en armes, repose nécessairement sur l’idée de combat ».
Ainsi, tout ce qui a trait aux forces armées (levée, entretien, emploi) appartient à l’activité guerrière.
La levée et l’entretien ne sont évidemment que les moyens, tandis que l’emploi est la fin.
« Le combat dans la guerre n’est pas le combat d’un individu contre un autre, mais un tout organisé et multiple ». Dans ce tout immense nous pouvons distinguer deux sortes d’unités :
-l’une déterminée par le sujet du combat : effectifs des combattants regroupés en unités dans une armée, combats
-l’autre par son objet : but du combat (58)
A chacune de ces unités que l’on distingue dans le combat on donne le nom d’engagement.
Si tout emploi des forces armées repose sur l’idée de combat, utiliser celles-ci n’est donc rien d’autre que déterminer et organiser un certain nombre d’engagements.
Toute activité militaire est nécessairement liée à l’engagement, de façon directe ou indirecte. Le soldat est recruté, habillé, armé, formé, il dort, boit, mange et marche, tout cela uniquement pour se battre au bon endroit et au bon moment.
L’engagement et son exécution tendent vers la destruction de la force armée ennemie.
Mais ils peuvent viser un autre but. « En effet, puisque nous avons montré que l’anéantissement de l’adversaire n’est pas l’unique moyen d’atteindre la fin politique, puisque la guerre peut viser d’autres objectifs, il va de soi que ces objectifs peuvent devenir le but d’un acte militaire unique, et donc également le but de l’engagement. » (59)