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6 octobre 2016 4 06 /10 /octobre /2016 19:40

De et avec Wajdi Mouawad, théâtre de la Colline

Seul dans sa chambre, Harwan, québecois d’origine libanaise, étudiant en sociologie de l’imaginaire, s’entraîne à la soutenance de sa thèse de 1500 pages sur le « cadre comme espace identitaire dans les solos de Robert Lepage » mais il doit convenir qu’il n’arrive pas à conclure. Pourtant son directeur de thèse, Paul Rusenski, lui demande d’avancer sa soutenance après la mort d’un certain Escofié. Harwan doit anticiper sa rencontre avec Robert Lepage pour boucler son travail. On lui dit qu’il est à Saint-Pétersbourg. Un temps, Harwan songe à tout abandonner puis se décide à partir. Il doit acheter un billet et faire des photos pour son passeport. Une explosion se produit dans la cabine du photomaton. Et juste avant de partir, on lui apprend que son père a fait une attaque vasculaire et se trouve dans le coma. A l’hôpital Saint-Luc, les médecins lui ont dit de lui parler et si possible dans sa langue que Harwan ne pratique plus depuis longtemps (« Mon arabe risque d’aggraver son coma ! »). La dernière fois qu’ils s’étaient parlés, la conversation avait mal tourné. Avant, ils ne se parlaient pas beaucoup non plus, seulement pendant les publicités des matchs de hockey. Le père regrettait ses voyages quand il travaillait au Liban, les cafés avec ses clients « moi, je n’aurais pas dû avoir d’enfants… j’ai tout perdu pour le bonheur des enfants ». « A chaque fois, tu me rappelles que je n’ai pas vécu la guerre, dit le fils. Si je pose un geste, ce n’est pas le geste que tu aurais posé. Si je lève un bras j’aurais dû le garder baissé, si je pars, je dois rester si je reste, je dois partir ! Je dis juste qu’il est difficile de poser un geste qui soit précisément à moi tu vois. Qu’est-ce qui est à moi ? » Harwan se rappelle, pourtant, le bonheur au Liban, les odeurs des figuiers sauvages et le bleu étincelant du ciel, quand, près de son chien, il regardait les étoiles et les peignait sur des toiles. Son père avait accroché l’une d’elles au-dessus de son lit et Harwan était fier. Mais ils n’ont emporté aucune de ses toiles en exil. Et depuis il n’a cessé de « régresser » jusqu’à vouloir être professeur d’université. Sa sœur Layla lui a dit d’aller à Saint-Pétersbourg. Robert Lepage est déjà reparti à San Francisco mais Harwan va aller voir le tableau de Rembrandt Le retour du fils prodigue au Musée de l’Hermitage. Et puis, tout bascule, on passe de l’autre côté du miroir. Ce sont Layla et son père qui dans sa chambre d’hôpital viennent voir Harwan qui est dans le coma après l’accident du photomaton et lui derrière son miroir essaie de leur parler, en vain. Le médecin apprend à la famille qu’il s’en sortira mais restera aveugle. Alors Harwan qui n’aimait que le blanc se lance dans un délire créatif où, à la manière d’un Jackson Pollock, il se met à éclabousser de peinture les cloisons de verre de sa prison (mais d’où vient cette valise  pleine de peinture ? Est-ce une erreur  de bagagiste à l’aéroport ?). Finalement, il éventre la toile de Rembrandt pour se lover au cœur artistique du Fils prodigue alors que la voix de Rusenski annonce le couronnement et la conclusion de sa thèse.

Sur la scène du Théâtre de la Colline, l’acteur qui nous nous tient en haleine pendant plus de deux heures à lui Seuls est Wajdi Mouawad, directeur du théâtre de la Colline depuis avril 2016, auteur de la pièce, metteur en scène et comédien. Né au Liban comme Harwan, il a quitté la terre paternelle à cause de la guerre pour passer son enfance en France et son adolescence au Canada où il a connu le théâtre de Robert Lepage. Charlotte Farcet, sa fidèle collaboratrice, est d’ailleurs l’auteur de la véritable thèse sur le « cadre comme espace imaginaire dans les solos de Rober Lepage ». Les solos de l’un répondent aux seuls de l’autre dans une polyphonie où d’habiles montages vidéos dédoublent schizophrénétiquement (Léa n’est plus là) les apparitions du personnage, ramènent à la mémoire des souvenirs d’amour et d’enivrants  fondus musicaux font alterner les airs de musique de l’orient et de l’occident dans une sorte de synesthésie proustienne du temps retrouvé. Mais l’instant de lire bascule dans l’instinct du délire, les mots disparaissent et le corps presque nu se fait brosses et pinceaux pour éructer de couleur comme on explose de sang. Les yeux œdipiens sont aveugles et, comme dans un rite de seppuku japonais, le sabre larde la toile de la vie de giclements de lumières à l’image de ces étoiles filantes dont lui parlait Abou Ghessoune dans les nuits beyrouthines. Dans un geste grandiose, l’art ancien de Rembrandt se fond avec la création contemporaine comme les générations se mélangent dans cette recherche de l’identité. Qui parle à qui au fond de son coma ? « Comment dit-on mémoire en arabe ? » Car il est question d’identité, de père et de fils, d’impairs et de fils qui se défilent. Il faut retrouver le fil de cette vie qui se défile, résoudre l’énigme du Sphinx et en finir avec les laïus. Pour Harwan, l’intellectuel canadien, le père était Robert Lepage, celui qui lui offrait le cadre de son solo identitaire, mais le véritable père est là dans sa gêne, dans ses gènes et comme le fils perdu c’est lui qu’il cherche à retrouver quand il fait le bilan de sa vie aux avis du Liban. Car si le fils n’a pas connu la guerre du père, il vit la sienne dans cette déchirure entre l’apparence et la transparence : « Je tiens à vous remercier de me donner la parole. Elle me permet d’exposer mon point de vue alors que la question de notre capacité à vivre ensemble et de nous accommoder de nos différences se pose avec autant de complexité. Qui sommes-nous ? Et qui croyons-nous être ? » 

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