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30 novembre 2019 6 30 /11 /novembre /2019 20:25

François-René de Chateaubriand

René

1802

Résumé établi par Bernard Martial (professeur de lettres en CPGE et en 1ère)

Le roman et le récit du Moyen-Âge au XXIe siècle

Soi-même comme un autre

 

1ère partie du texte

 

RÉCIT-CADRE

René, Chactas et le père Souël

« En arrivant chez les Natchez, René avait été obligé de prendre une épouse (Céluta), pour se conformer aux mœurs des Indiens, mais il ne vivait point avec elle. Un penchant mélancolique l’entraînait au fond des bois ; il y passait seul des journées entières, et semblait sauvage parmi les sauvages. Hors Chactas, son père adoptif, et le père Souël (Jésuite né en 1695, arrivé en Louisiane en 1726 et massacré en 1729), missionnaire au fort Rosalie, il avait renoncé au commerce des hommes. Ces deux vieillards avaient pris beaucoup d’empire sur son cœur : le premier, par une indulgence aimable ; l’autre, au contraire, par une extrême sévérité. Depuis la chasse du castor, où le Sachem aveugle raconta ses aventures à René, celui-ci n’avait jamais voulu parler des siennes. Cependant Chactas et le missionnaire désiraient vivement connaître par quel malheur un Européen bien né avait été conduit à l’étrange résolution de s’ensevelir dans les déserts de la Louisiane. René avait toujours donné pour motif de ses refus le peu d’intérêt de son histoire, qui se bornait, disait-il, à celles de ses pensées et de ses sentiments. " Quant à l’événement qui m’a déterminé à passer en Amérique, ajoutait-il je le dois ensevelir dans un éternel oubli. " 

Fort Rosalie

La réception d’une lettre décide René à conter les secrets de son âme

« Quelques années s’écoulèrent de la sorte, sans que les deux vieillards lui pussent arracher son secret. Une lettre qu’il reçut d’Europe, par le bureau des Missions étrangères (société fondée en 1651 pour évangéliser les terres non chrétiennes), redoubla tellement sa tristesse, qu’il fuyait jusqu'à ses vieux amis. Ils n’en furent que plus ardents à le presser de leur ouvrir son cœur ; ils y mirent tant de discrétion, de douceur et d’autorité, qu’il fut enfin obligé de les satisfaire. Il prit donc jour avec eux pour leur raconter, non les aventures de sa vie, puisqu’il n’en avait point éprouvé, mais les sentiments secrets de son âme.

Le 21 mai, René commence son récit

Le 21 de ce mois que les sauvages appellent la lune des fleurs (mai), René se rendit à la cabane de Chactas. Il donna le bras au Sachem, et le conduisit sous un sassafras, au bord du Meschacebé (Mississipi). Le père Souël ne tarda pas à arriver au rendez-vous. L’aurore se levait : à quelque distance dans la plaine, on apercevait le village des Natchez : la colonie française et le fort Rosalie se montraient sur la droite, au bord du fleuve, vers l’orient, au fond de la perspective, le soleil commençait à paraître entre les sommets brisés des Appalaches ; à l’occident, le Meschacebé formait la bordure du tableau avec une inconcevable grandeur. René et le père Souël admirèrent cette belle scène en plaignant le Sachem, qui ne pouvait plus en jouir du fait de sa cécité ; ensuite le père Souël et Chactas s’assirent sur le gazon, au pied de l’arbre et René commença à parler : 

 

***

 

RÉCIT ENCHÂSSÉ

Un mouvement de honte

« " Je ne puis, en commençant mon récit, me défendre d’un mouvement de honte. La paix de vos cœurs, respectables vieillards, et le calme de la nature autour de moi me font rougir du trouble et de l’agitation de mon âme. Combien vous aurez pitié de moi ! que mes éternelles inquiétudes vous paraîtront misérables ! Vous qui avez épuisé tous les chagrins de la vie, que penserez-vous d’un jeune homme sans force et sans vertu, qui trouve en lui-même son tourment et ne peut guère se plaindre que des maux qu’il se fait à lui-même ? Hélas ! ne le condamnez pas : il a été trop puni ! " »

Mes parents

 Ma mère (cf. Apolline de Bédée) est morte en me mettant au monde. Mon père (cf. René-Auguste) préférait son fils aîné (cf. Jean-Baptiste) Je fus élevé très jeune loin du toit paternel. « " Mon humeur était impétueuse, mon caractère inégal. Tour à tour bruyant et joyeux, silencieux et triste, je rassemblais autour de moi mes jeunes compagnons, puis, les abandonnant tout à coup, j’allais m'asseoir à l’écart pour contempler la nue fugitive ou entendre la pluie tomber sur le feuillage. Chaque automne je revenais au château paternel, situé au milieu des forêts, près d’un lac, dans une province reculée. (le château de Combourg) »

Amélie

« " Timide et contraint devant mon père, je ne trouvais l’aise et le contentement qu’auprès de ma sœur Amélie (cf. Lucile de Chateaubriand). Une douce conformité d’humeur et de goûts m’unissait étroitement à cette sœur ; elle était un peu plus âgée que moi. » Nous aimions à gravir les coteaux ensemble, à voguer sur le lac, à parcourir les bois à la chute des feuilles, à marcher en silence en écoutant les bruits de l’automne, à poursuivre l’hirondelle, l’arc-en-ciel, à murmurer des vers : « Jeune, je cultivais les Muses ; il n’y a rien de plus poétique, dans la fraîcheur de ses passions, qu’un cœur de seize années. Le matin de la vie est comme le matin du jour, plein de pureté, d’images et d’harmonies. »

Souvenirs de ma première enfance

Les dimanches et les jours de fête, j’ai souvent entendu les sons de la cloche lointaine qui appelait au temple l'homme des champs. « Chaque frémissement de l’airain portait à mon âme naïve l’innocence des mœurs champêtres, le calme de la solitude, le charme de la religion et la délectable mélancolie des souvenirs de ma première enfance ! Oh ! quel cœur si mal fait n’a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal, de ces cloches qui frémirent de joie sur son berceau, qui annoncèrent son avènement à la vie, qui marquèrent le premier battement de son cœur, qui publièrent dans tous les lieux d’alentour la sainte allégresse de son père, les douleurs et les joies encore plus ineffables de sa mère ! Tout se trouve dans les rêveries enchantées où nous plonge le bruit de la cloche natale : religion, famille, patrie, et le berceau et la tombe, et le passé et l’avenir. Il est vrai qu’Amélie et moi nous jouissions plus que personne de ces idées graves et tendres, car nous avions tous les deux un peu de tristesse au fond du cœur : nous tenions cela de Dieu ou de notre mère. »

La mort du père

Mon père malade, mourut en quelques jours. Il expira dans mes bras. « J’appris à connaître la mort sur les lèvres de celui qui m’avait donné la vie. Cette impression fut grande ; elle dure encore. C’est la première fois que l’immortalité de l’âme s’est présentée clairement à mes yeux. Je ne pus croire que ce corps inanimé était en moi l’’auteur de la pensée ; je sentis qu’elle devait venir d’une autre source, et, dans une sainte douleur, qui approchait de la joie, j’espérai me joindre un jour à l’esprit de mon père. Un autre phénomène me confirma dans cette haute idée. Les traits paternels avaient pris au cercueil quelque chose de sublime. Pourquoi cet étonnant mystère ne serait-il pas l’indice de notre immortalité ? Pourquoi la mort, qui sait tout, n'aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d’un autre univers ? Pourquoi n’y aurait-il pas dans la tombe quelque grande vision de l’éternité ? »

Funérailles du père et départ du domaine familial

Amélie, accablée de douleur, était retirée au fond d’une tour, d’où elle entendit retentir, sous les voûtes du château gothique, le chant des prêtres du convoi et les sons de la cloche funèbre. J’accompagnai mon père à son dernier asile ; la terre se referma sur sa dépouille ; le soir même l’indifférent passait sur sa tombe ; hors pour sa fille et pour son fils, c’était déjà comme s’il n'avait jamais été. Il fallut quitter le toit paternel, devenu l’héritage de mon frère. Je me retirai avec Amélie chez de vieux parents. « "Arrêté à l'entrée des voies trompeuses de la vie, je les considérais l’une après l’autre sans m’y oser engager. Amélie m'entretenait souvent du bonheur de la vie religieuse ; elle me disait que j’étais le seul lien qui la retint dans le monde, et ses yeux s’attachaient sur moi avec tristesse. Le cœur ému par ces conversations pieuses, je portais souvent mes pas vers un monastère voisin de mon nouveau séjour ; un moment même j’eus la tentation d’y cacher ma vie. Heureux ceux qui ont fini leur voyage sans avoir quitté le port, et qui n’ont point, comme moi, traîné d’inutiles jours sur la terre ! » Les Européens incessamment agités ont bâti ces hospices ouverts aux malheureux et aux faibles dans le fond des vallons ou sur des promontoires où l’âme peut s’élever. Je vois encore cette antique abbaye où je pensais dérober ma vie au caprice du sort.

Voyage à Rome, en Grèce, à Londres, en Ecosse, en Italie

« " Soit inconstance naturelle, soit préjugé contre la vie monastique, je changeai mes desseins, je me résolus à voyager. Je dis adieu à ma sœur ; elle me serra dans ses bras avec un mouvement qui ressemblait à de la joie, comme si elle eût été heureuse de me quitter ; je ne pus me défendre d’une réflexion amère sur l’inconséquence des amitiés humaines. » Je partis visiter les ruines de Rome et de la Grèce méditant ici sur la force de la nature et la faiblesse de l’homme, là sur les grandes pensées s’élevant avec une colonne ou sur le Génie des Souvenirs. Mais « " Mais je me lassai de fouiller dans les cercueils, où je ne remuais trop souvent qu’une poussière criminelle. Je voulus voir si les races vivantes m'offriraient plus de vertus ou moins de malheurs que les races évanouies. » A Londres, j’aperçus derrière le palais de White-Hall, la statue de Jacques II, indiquant le lieu où fut décapité Charles 1er. Les ouvriers couchés avec indifférence au pied de la statue ou taillant des pierres en sifflant ignoraient tout de ce qui s’était passé à cet endroit. « Rien ne m’a plus donné la juste mesure des événements de la vie et du peu que nous sommes. Que sont devenus ces personnages qui firent tant de bruit ? Le temps a fait un pas, et la face de la terre a été renouvelée. » Dans mes voyages, je recherchais surtout « les artistes et ces hommes divins qui chantent les dieux sur la lyre et la félicité des peuples qui honorent les lois, la religion et les tombeaux. » Sur les monts de la Calédonie (Ecosse), dans la vallée de Cona, un barde me conta les exploits d’un héros. « La religion chrétienne, fille aussi des hautes montagnes, a placé des croix sur les monuments des héros de Morven et touché la harpe de David au bord du même torrent où Ossian fit gémir la sienne. Aussi pacifique que les divinités de Selma étaient guerrières, elle garde des troupeaux où Fingal livrait des combats, et elle a répandu des anges de paix dans les nuages qu’habitaient des fantômes homicides. » L'ancienne et riante Italie m’offrit la foule de ses chefs-d'œuvre. J’étais écrasé par cette accumulation de beauté et de grandeur. « "Cependant qu’avais-je appris jusque alors avec tant de fatigue ? Rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes. Le passé et le présent sont deux statues incomplètes : l’une a été retirée toute mutilée du débris des âges, l’autre n'a pas encore reçu sa perfection de l’avenir. » Un jour, à l’aube, je fis l’ascension de l’Etna d’où je pus contempler à la fois l’étendue de la Sicile et l’intérieur du cratère : « ce tableau vous offre l’image de son caractère et de son existence : c’est ainsi que toute ma vie j’ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible et un abîme ouvert à mes côtés." »

*

RETOUR AU RÉCIT-CADRE

Pause dans le récit

En prononçant ces derniers mots, René se tut et tomba subitement dans la rêverie. Le père Souël le regardait avec étonnement, et le vieux Sachem aveugle, qui n’entendait plus parler le jeune homme, ne savait que penser de ce silence. René qui regardait un groupe d’Indiens passant gaiement dans la plaine s’écria alors : « " Heureux sauvages ! oh ! que ne puis-je jouir de la paix qui vous accompagne toujours ! Tandis qu’avec si peu de fruit je parcourais tant de contrées, vous, assis tranquillement sous vos chênes, vous laissiez couler les jours sans les compter. Votre raison n’était que vos besoins, et vous arriviez mieux que moi au résultat de la sagesse, comme l’enfant, entre les jeux et le sommeil. Si cette mélancolie qui s'engendre de l'excès du bonheur atteignait quelquefois votre âme, bientôt vous sortiez de cette tristesse passagère et votre regard levé vers le ciel cherchait avec attendrissement ce je ne sais quoi inconnu qui prend pitié du pauvre sauvage. " » René se tut de nouveau et pencha la tête sur sa poitrine. Chactas, plein d’émotion, lui prit le bras et René pria son père de lui pardonner son abandon. Chactas lui répondit : « " Mon jeune ami, les mouvements d’un cœur comme le tien ne sauraient être égaux ; modère seulement ce caractère qui t’a déjà fait tant de mal. Si tu souffres plus qu’un autre des choses de la vie, il ne faut pas t’en étonner : une grande âme doit contenir plus de douleurs qu’une petite. » et lui demanda de continuer son récit en demandant à René de parler de la France. Chactas a visité autrefois la cabane (Versailles) du grand Chef (Louis XIV) qui n’est plus

*

REPRISE DU RÉCIT ENCHÂSSÉ

Retour en France sous la Régence

Rasséréné, René reprit son récit : « "Hélas, mon père ! je ne pourrai t’entretenir de ce grand siècle dont je n’ai vu que la fin dans mon enfance, et qui n’était plus lorsque je rentrai dans ma patrie (Le retour en France de René se situe au début de la Régence de Philippe d’Orléans, qui a suivi la mort de Louis XIV). Jamais un changement (les Lumières) plus étonnant et plus soudain ne s'est opéré chez un peuple. De la hauteur du génie, du respect pour la religion, de la gravité des mœurs, tout était subitement descendu à la souplesse de l’esprit, à l’impiété, à la corruption. C’était donc bien vainement que j’avais espéré retrouver dans mon pays de quoi calmer cette inquiétude, cette ardeur de désir qui me suit partout. L’étude du monde ne m’avait rien appris, et pourtant je n’avais plus la douceur de l’ignorance. »

Solitude parisienne loin d’Amélie

Ma sœur avait quitté Paris quelques jours avant mon arrivée. Je lui écrivis que je comptais l’aller rejoindre ; elle se hâta de me répondre pour me détourner de ce projet. « Quelles tristes réflexions ne fis-je point alors sur l’amitié, que la présence attiédit, que l’absence efface, qui ne résiste point au malheur, et encore moins à la prospérité ! » « " Je me trouvai bientôt plus isolé dans ma patrie que je ne l’avais été sur une terre étrangère. » Je voulus me jeter dans ce monde, voire y lier une liaison amoureuse mais je n’étais occupé qu’à rapetisser ma vie. « Traité partout d’esprit romanesque, honteux du rôle que je jouais, dégoûté de plus en plus des choses et des hommes, je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré. » Au milieu de ce « vaste désert d’hommes », il m’arrivait souvent d’entrer dans une église et d’y méditer pendant des heures. Ceux qui venaient prier ressortaient plus sereins. Je me jetai alors aux pieds de Dieu pour lui demander de soulager mon cœur. Le soir, je reprenais mon chemin, m’arrêtant sur les ponts pour voir le coucher de soleil puis me retirant avec la nuit dans le labyrinthe des rues solitaires. « En regardant les lumières qui brillaient dans la demeure des hommes, je me transportais par la pensée au milieu des scènes de douleur et de joie qu’elles éclairaient, et je songeais que sous tant de toits habités je n’avais pas un ami. » L’heure sonnait à la tour de la cathédrale gothique et se répandait d’église en église : « Hélas ! chaque heure dans la société ouvre un tombeau et fait couler des larmes. » Cette vie urbaine, qui m'avait d’abord enchanté, ne tarda pas à me devenir insupportable et je me résolus d’achever dans un exil champêtre une carrière à peine commencée et dans laquelle j’avais déjà dévoré des siècles.

Exil champêtre

Avec la même ardeur que j’étais parti faire le tour du monde, je partis précipitamment pour m’ensevelir dans une chaumière. « "On m’accuse d'avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir longtemps de la même chimère, d’être la proie d’une imagination qui se hâte d’arriver au fond de mes plaisirs, comme si elle était accablée de leur durée ; on m’accuse de passer toujours le but que je puis atteindre : hélas ! je cherche seulement un bien inconnu dont l’instinct me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? Cependant je sens que j’aime la monotonie des sentiments de la vie, et si j’avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l’habitude. La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire, sur la terre, n’ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. » Je vivais intensément, je remplissais mon âme en courant les vallées, les montagnes, en écoutant les fleuves. « Cet état de calme et de trouble, d'indigence et de richesse, n'était pas sans quelques charmes ». Un jour, je fis l’expérience de vives sensations en laissant une branche de saule effeuillée résister au courant d’un ruisseau. « "Comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j’éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert : on en jouit, mais on ne peut les peindre. » En entrant dans le mois des tempêtes, je me pris à rêver être un de ces guerriers au milieu des vents ou un pâtre se réchauffant à un feu de broussailles : « J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs. » Un autre jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. « Qu’il fallait peu de chose à ma rêverie ! » une feuille séchée chassée par le vent, une cabane, la mousse au pied d’un chêne, une roche écartée, un jonc flétri dans un étang désert, un clocher solitaire, des oiseaux de passage m’invitant au voyage quand une voix du ciel semblait me dire que la saison de ma migration n’était pas venue. « "Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme possédé par le démon de mon cœur. La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais la puissance de créer des mondes. »

Solitude et tentation du suicide

J’aurais voulu faire partager ces transports à une femme selon mes désirs.  « " Hélas ! j’étais seul, seul sur la terre ! Une langueur secrète s'emparait de mon corps. Ce dégoût de la vie que j’avais ressenti dès mon enfance revenait avec une force nouvelle. Bientôt mon cœur ne fournit plus d’aliment à ma pensée, et je ne m’apercevais de mon existence que par un profond sentiment d'ennui. Je luttai quelque temps contre mon mal, mais avec indifférence et sans avoir la ferme résolution de le vaincre. Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette étrange blessure de mon cœur, qui n’était nulle part et qui était partout, je résolus de quitter la vie. Prêtre du Très-Haut, qui m'entendez, pardonnez à un malheureux que le ciel avait presque privé de la raison. J’étais plein de religion, et je raisonnais en impie ; mon cœur aimait Dieu, et mon esprit le méconnaissait ; ma conduite, mes discours, mes sentiments, mes pensées, n’étaient que contradiction, ténèbres, mensonges. Mais l’homme sait-il bien toujours ce qu’il veut, est-il toujours sûr de ce qu’il pense ? Tout m’échappait à la fois, l’amitié, le monde, la retraite. J’avais essayé de tout, et tout m’avait été fatal. Repoussé par la société, abandonné d’Amélie quand la solitude vint à me manquer, que me restait-il ? C’était la dernière planche sur laquelle j’avais espéré me sauver, et je la sentais encore s’enfoncer dans l’abîme ! » J’étais décidé à en finir mais je voulais savourer les derniers moments de mon existence et sentir mon âme s’échapper. « "Cependant je crus nécessaire de prendre des arrangements concernant ma fortune, et je fus obligé d’écrire à Amélie. Il m'échappa quelques plaintes sur son oubli, et je laissai sans doute percer l’attendrissement qui surmontait peu à peu mon cœur. Je m’imaginais pourtant avoir bien dissimulé mon secret ; mais ma sœur, accoutumée à lire dans les replis de mon âme, le devina sans peine. Elle fut alarmée du ton de contrainte qui régnait dans ma lettre et de mes questions sur des affaires dont je ne m’étais jamais occupé. Au lieu de me répondre, elle me vint tout à coup surprendre. »

Visite d’Amélie

Elle m’arrache la promesse de ne pas attenter à mes jours

« " Pour bien sentir quelle dut être dans la suite l'amertume de ma douleur et quels furent mes premiers transports en revoyant Amélie, il faut vous figurer que c’était la seule personne au monde que j’eusse aimée, que tous mes sentiments se venaient confondre en elle avec la douceur des souvenirs de mon enfance. Je reçus donc Amélie dans une sorte d’extase de cœur. Il y avait si longtemps que je n’avais trouvé quelqu’un qui m’entendit et devant qui je pusse ouvrir mon âme ! Amélie se jetant dans mes bras me dit : "Ingrat, tu veux mourir, et ta sœur existe ! Tu soupçonnes son cœur ! Ne t’explique point, ne t’excuse point, je sais tout ; j’ai tout compris, comme si j’avais été avec toi. Est-ce moi que l’on trompe, moi qui ai vu naître tes premiers sentiments ? Voilà ton malheureux caractère, tes dégoûts, tes injustices. Jure, tandis que je te presse sur mon cœur, jure que c’est la dernière fois que tu te livreras à tes folies ; fais le serment de ne jamais attenter à tes jours. En prononçant ces mots Amélie me regardait avec compassion et tendresse, et couvrait mon front de ses baisers ; c’était presque une mère, c’était quelque chose de plus tendre. Hélas ! mon cœur se rouvrit à toutes les joies ; comme un enfant je ne demandais qu’à être consolé ; je cédai à l’empire d’Amélie : elle exigea un serment solennel ; je le fis sans hésiter, ne soupçonnant même pas que désormais je pusse être malheureux. »

L’enchantement d’être ensemble

« " Nous fûmes plus d’un mois à nous accoutumer à l’enchantement d’être ensemble. Quand le matin, au lieu de me trouver seul, j’entendais la voix de ma sœur, j’éprouvais un tressaillement de joie et de bonheur. Amélie avait reçu de la nature quelque chose de divin ; son âme avait les mêmes grâces innocentes que son corps ; la douceur de ses sentiments était infinie ; il n’y avait rien que de suave et d’un peu rêveur dans son esprit ; on eût dit que son cœur, sa pensée et sa voix soupiraient comme de concert ; elle tenait de la femme la timidité et l’amour, et de l’ange la pureté et la mélodie. Le moment était venu où j’allais expier toutes mes inconséquences. Dans mon délire, j’avais été jusqu’à désirer d'éprouver un malheur, pour avoir du moins un objet réel de souffrance : épouvantable souhait que Dieu, dans sa colère, a trop exaucé ! Que vais-je vous révéler, ô mes amis ! voyez les pleurs qui coulent de mes yeux. Puis-je même... Il y a quelques jours, rien n’aurait pu m’arracher ce secret... A présent, tout est fini ! Toutefois, ô vieillards ! que cette histoire soit à jamais ensevelie dans le silence : souvenez-vous qu'elle n’a été racontée que sous l’arbre du désert. »

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