Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »
établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE
Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)
Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]
Il faudrait une nourrice aussi saine de cœur que de corps. Il n’y a que la qualité de son lait qui compte pour le nourrisson, il y a aussi celle de son caractère. Un nourrisson (75) ne pourra se défendre contre une méchante femme.
Le choix de la nourrice est d’autant plus important que le nourrisson ne doit pas avoir d’autre gouvernante, comme il ne doit pas avoir d’autre précepteur que son gouverneur. Cet usage était celui des anciens dont les nourrices restaient attachées à leur nourrisson ; on le voit bien dans les pièces de théâtre où la plupart des confidentes sont des nourrices. Il est impossible qu’un enfant qui passe de mains en mains soit bien élevé et [100] garde de l’estime pour ceux qui le gouvernent. Un enfant ne doit connaître d’autres supérieurs que son père et sa mère, ou, à défaut, sa nourrice et son gouverneur, et peut-être est-ce déjà trop mais il faut impérativement que les deux soient sur la même longueur d’onde.
Il faut que la nourrice vive un peu plus confortablement et se nourrisse mieux sans changer totalement de manière de vivre ; car un changement trop brutal est dangereux pour la santé et puisque son régime ordinaire l’a rendue saine et forte, à quoi bon lui en faire changer ?
Le régime végétal des paysannes semble meilleur pour les enfants dont elles s’occupent que le régime à base de viande des femmes de la ville. On donne des pots-au-feu aux nourrices des petits bourgeois persuadés que ce sera meilleur pour leur lait. L’expérience que j’ai (76) prouvent pourtant que les enfants nourris ainsi ont plus de coliques et de vers. [101]
Cela n’est guère étonnant puisque la substance animale en putréfaction fourmille de vers ; ce qui n’arrive pas à la substance végétale. Le lait, bien qu’élaboré dans le corps de l’animal, est une substance végétale comme le démontrent les analyses (…).
Le lait des femelles herbivores est meilleur en qualité et en quantité que celui des carnivores. [102] Je crois qu’un enfant nourrit avec des substances végétales sera moins sujet aux vers.
Il se peut que les nourritures végétales donnent un lait plus prompt à s’aigrir mais le lait caillé est loin d’être une nourriture malsaine [103] pour les enfants. Il (77) est même souvent plus digeste comme le fromage.
Il importe donc non pas de changer la nourriture ordinaire des nourrices mais de l’augmenter et de la choisir mieux et d’agir sur l’assaisonnement des aliments que sur leur absence de graisse. [104] « Se pourrait-il que le régime végétal étant reconnu le meilleur pour l’enfant, le régime animal fût le meilleur pour la nourrice ? Il y a de la contradiction à cela.
C’est dans les premières années de la vie que l’air agit sur la constitution des enfants. Plutôt que de faire venir une paysanne de son village pour nourrir l’enfant dans une chambre en ville où l’air est vicié, conduisons l’enfant à la campagne où il habitera une maison rustique où le gouverneur le suivra. (78)
De tous les animaux, [105] les hommes sont ceux qui peuvent le moins vivre en troupeaux. Ils ne sont pas faits pour vivre les uns sur les autres au risque de suffoquer.
« Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. Au bout de quelques générations les races périssent ou dégénèrent ; il faut les renouveler, et c’est toujours la campagne qui fournit à ce renouvellement. Envoyez donc vos enfants se renouveler, pour ainsi dire, eux-mêmes, et reprendre, au milieu des champs, la vigueur qu’on perd dans l’air malsain des lieux trop peuplés. » Au lieu d’aller accoucher en ville, les femmes devraient rester à la campagne, surtout celles qui veulent nourrir leurs enfants. Elles retrouveraient là des goûts beaucoup plus en accord avec les devoirs de la nature.
D’abord, après l’accouchement, « on lave l’enfant avec quelque eau tiède » coupée d’un peu de vin [106]. Cette addition de liqueur ne me paraît guère nécessaire ; pas plus d’ailleurs que le réchauffement de l’eau. Dans beaucoup de pays, on les lave directement dans les rivières ou dans la mer mais les nôtres sont déjà fragilisés à la naissance par la mollesse des parents et il faut y aller progressivement (79). « Lavez souvent les enfants » et diminuez très progressivement la tiédeur de l’eau (en se servant d’un thermomètre) jusqu’à pouvoir les laver à l’eau froide même en hiver.
Une fois établi cet usage du bain, il importe de l’instituer de façon définitive. Je le recommande non seulement du côté de la propreté et de la santé mais aussi comme un moyen d’exercer le corps et de le renforcer. Je voudrais d’ailleurs qu’on s’accoutumât [107] à des bains d’eaux très chaudes et très froides pour devenir insensible aux écarts de température de l’air.
Au moment où l’enfant respire, il ne faut pas le contraindre à nouveau en l’emmaillotant mais l’habiller plutôt avec des langes qui laissent la liberté à ses membres et lui permettent de sentir les impressions de l’air. Il faut le placer dans un berceau matelassé où il pourra se mouvoir à l’aise et sans danger. Quand il commence à se fortifier, il faut le laisser ramper par la chambre, se développer, (80) étendre ses petits membres ; on le verra se renforcer de jour en jour. Les enfants ainsi laissés libres font plus de progrès que ceux qui sont emmaillotés. [108]
On doit s’attendre à l’opposition des nourrices à qui l’enfant bien garrotté donne moins de travail que celui qu’il faut surveiller sans cesse. D’ailleurs sa malpropreté devient plus sensible dans un habit ouvert : il faut le laver plus souvent. Enfin la coutume est un argument qui semble universellement difficile à réfuter.
Ne cherchez pas à discuter avec les nourrices ; faites en sorte qu’elles appliquent vos préceptes. Dans les nourritures ordinaires [109] qui ne touchent qu’au physique, ce n’est pas important, pourvu que l’enfant ne dépérisse pas ; « mais ici, où l’éducation commence avec la vie, en naissant l’enfant est déjà disciple, non du gouverneur, mais de la nature. Le gouverneur ne fait qu’étudier sous ce premier maître » (81). Il empêche que ses soins ne soient contrariés et veille aux progrès du nourrisson.
L’enfant qui naît est capable d’apprendre mais n’a pas le sentiment de sa propre existence et ses premiers mouvements sont des effets purement mécaniques dépourvus de connaissance et de volonté.
« Supposons qu’un enfant eût à sa naissance la stature et la force d’un homme fait, qu’il sortît, pour ainsi dire, [110] tout armé du sein de sa mère, comme Pallas sortit du cerveau de Jupiter ; cet homme-enfant serait un parfait imbécile », incapable de percevoir le monde extérieur. La seule chose qu’il aurait de plus qu’un enfant ordinaire c’est l’idée ou plutôt le sentiment du moi auxquels il rapporterait toutes ces sensations. [111]
Cet homme formé d’un coup ne serait pas plus capable de se redresser sur ses pieds et de se maintenir en équilibre ; sans doute n’en aurait-il pas l’idée.
Il sentirait le malaise de ses besoins sans les connaître, et sans imaginer aucun moyen d’y pourvoir. (82) Il mourrait de faim avant de s’être mu pour chercher sa subsistance. Tel fut probablement l’état primitif d’ignorance et de stupidité naturel à l’homme avant qu’il n’eût rien appris de l’expérience ou de ses semblables.
On sait d’où part chacun de nous pour arriver au degré commun de l’entendement mais qui connaît l’autre extrémité ? Chacun évolue différemment selon les circonstances et ses envies [112]. Aucun philosophe n’est capable de définir et fixer ce terme. Nous ignorons ce que notre nature nous permet d’être et les possibilités de l’espèce humaine.
« Je le répète, l’éducation de l’homme commence à sa naissance ; avant de parler, avant que d’entendre, il s’instruit déjà. » Au moment de connaître sa nourrice, il a déjà beaucoup acquis et l’on serait surpris de la masse de connaissances accumulées par l’homme, même le plus grossier, depuis sa naissance. La science absolue de tous les hommes est ainsi sans commune mesure avec celle relative de quelques savants. Mais on ne s’en rend pas compte [113] car cela se fait naturellement et avant l’âge de raison ; le savoir ne se fait remarquer que dans ses différenciations (83) et non dans ses quantités communes.
Les animaux mêmes apprennent beaucoup. Tout est instruction pour les êtres animés et sensibles Si les plantes avaient un mouvement progressif, il faudrait qu’elles eussent des sens et qu’elles acquissent des connaissances ; autrement les espèces périraient bientôt.
Les premières sensations des enfants sont purement affectives. Ils ont besoin de beaucoup de temps pour se former progressivement les sensations représentatives qui leur [114] montrent les objets hors d’eux-mêmes mais en attendant, ce retour des sensations affectives commence à les soumettre à la force de l’habitude. Leurs yeux se tournant sans cesse vers la lumière, on doit leur apprendre le sens de l’obscurité. La nourriture et le sommeil leur devient bientôt nécessaires au bout des mêmes intervalles ; et bientôt le désir ne vient plus du besoin, mais de l’habitude, ou plutôt l’habitude ajoute un nouveau besoin à celui de la nature : voilà ce qu’il faut prévenir.
« La seule habitude qu’on doit laisser prendre à l’enfant est de n’en contracter aucune ». [115] (84) Il faut préparer de loin « le règne de sa liberté et l’usage de ses forces, en laissant à son corps l’habitude naturelle, en le mettant en état d’être toujours maître de lui-même, et de faire en toute chose sa volonté, sitôt qu’il en aura une ».
Dès que l’enfant commence à distinguer les objets, il importe de sélectionner ceux qu’on lui montre L’homme craint naturellement les objets qu’il ne connaît pas, à l’inverse de ceux dont il a l’habitude (ainsi les araignées redoutées en ville et non à la campagne).
« Pourquoi donc l’éducation d’un enfant ne commencerait-elle pas avant qu’il parle et qu’il entende puisque le seul choix des objets qu’on lui présente est propre à le rendre timide ou courageux ? » Je veux qu’on l’habitue progressivement à voir des objets nouveaux et des animaux effrayants [116] pour qu’il n’en ait plus peur quand il sera plus grand.
Pour désamorcer la peur des masques des enfants, je procède progressivement en riant d’abord avec Émile des masques les plus agréables puis je l’accoutume à des figures les plus hideuses dont il finira par rire à son tour. À la fin, il n’aura plus jamais peur des masques.
Hector agit de même en posant son casque qui effraie son fils Astyanax au moment de ses adieux (85). En des temps plus tranquilles, on aborderait cette crainte de façon plus ludique [117] et la nourrice ferait rire l’enfant en mettant le casque sur sa tête.
J’habitue également Émile au bruit des armes à feu en utilisant des charges de plus en plus fortes (de l’amorce d’un pistolet aux détonations d’un canon).
Il faut encore rassurer les enfants qui commencent à avoir peur du tonnerre. « Avec une gradation lente et ménagée on rend l’homme et l’enfant intrépides à tout. »
Dans le commencement de la vie, ce ne sont pas la mémoire et l’imagination mais les sensations qui permettent à l’enfant de se constituer une représentation des objets. Il faut multiplier les sensations et les occasions de toucher et de manipuler pour qu’il apprenne [118] ainsi à appréhender le monde extérieur. (86)
Ce n’est que par le mouvement que nous apprenons qu’il y a des choses qui ne sont pas en nous et que nous acquérons l’idée de l’étendue... L’enfant n’ayant pas cette notion tend indifféremment la main pour saisir un objet qui lui est accessible ou qui est éloigné. Ses sensations ne lui donnent d’abord aucune idée de distance. Pour y remédier, il faut le déplacer, lui faire sentir les changements de lieu, afin de lui apprendre à juger des distances. Quand il commencera à les connaître, il faudra changer de méthode. [119]
Quand les enfants éprouvent des sensations agréables, ils en jouissent en silence, mais quand celles-ci sont pénibles, ils les expriment par des cris qui sont un appel à l’aide.
Toutes nos langues sont des ouvrages de l’art. Et si l’on a longtemps cherché s’il y avait une langue naturelle [120] commune à tous les hommes, il semble bien que ce soit celle que les enfants pratiquent avant de parler. Cette langue, que nous avons négligée, n’est pas articulée mais elle est accentuée. Les nourrices sont les premières à comprendre ce que disent (87) leurs nourrissons et elles leur répondent ; ce qui est important ici ce ne sont pas les mots mais l’intonation.
Au langage de la voix se joint celui, tout aussi énergique, du geste qui s’exprime moins par les mains que sur les visages qui sont très expressifs [121] (sauf le regard).
Le premier état de l’homme étant la misère et la faiblesse, ses premières voix sont la plainte et les pleurs. Dès que l’enfant sent ses besoins et qu’il réalise qu’il ne peut les satisfaire, il implore le secours d’autrui et réagit à ses différentes sensations en pleurant. Tous les maux formant pour lui une unique sensation de douleur, il y réagit de façon unique.
Ces pleurs négligés sont le premier anneau de la longue chaîne de l’ordre social.
Quand l’enfant pleure, il exprime un besoin que l’on cherche à satisfaire. (88) Si on ne le peut pas, il continue à pleurer et [122] face à ces cris certains font preuve de patience, d’autres de violence comme certaines nourrices qui les frappent.
Je n’oublierai jamais d’avoir vu, un jour, un enfant frappé par sa nourrice. Sur le coup, il se tut et j’inférai un peu vite qu’il était destiné à être une âme servile, mais ce n’était qu’une suffocation de colère. Puis vinrent les cris de colère. Il avait donc bien le sentiment de l’injustice.
Cette disposition des enfants à la colère est telle qu’elle demande des ménagements excessifs. Bœrhaave pense même que ces maladies infantiles sont principalement convulsives du fait de l’hypertrophie de la tête. [123] Il faut donc éloigner d’eux les domestiques qui les irritent. Les enfants du peuple sont plus robustes que ceux qu’on contrarie sans cesse ; mais il faut songer toujours qu’il y a bien de la différence entre leur obéir et ne pas les contrarier. (89)
Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si l’on n’y prend garde, ils deviennent bientôt des ordres. Il faut donc prendre garde de ne pas donner de mauvaises habitudes aux enfants en se mettant à leur service au risque de les voir devenir autoritaires et tyranniques.
Quand un enfant tend la main vers un objet sans en appréhender la distance, on peut le lui apporter. [124] Mais quand il exige qu’on lui apporte cet objet sans s’abuser de cette distance, il est important de ne pas lui obéir, pour qu’il ne s’habitue pas à commander aux hommes et aux choses. « Ainsi quand un enfant désire quelque chose qu’il voit et qu’on veut lui donner, il vaut mieux porter l’enfant à l’objet, que d’apporter l’objet à l’enfant ».
« L’abbé de Saint-Pierre appelait les hommes de grands enfants ; on pourrait appeler réciproquement les enfants de petits hommes. » Ces propositions ont besoin d’éclaircissement. Mais quand Hobbes appelait le méchant un enfant robuste, il disait le contraire. « Toute méchanceté vient de [125] faiblesse ; l’enfant n’est méchant que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon : celui qui pourrait tout ne ferait jamais de mal. » On ne peut concevoir la Divinité toute-puissante sans cette bonté et le mauvais a toujours été reconnu (90) comme inférieur au bon (cf. Profession de foi du Vicaire savoyard).
Avant l’âge de raison, nous faisons le bien et le mal sans le connaître. Seule la raison nous apprend à distinguer les deux et à faire nos choix. [126] Un enfant veut simplement déranger ce qu’il voit sans conscience du bien ou du mal.
La philosophie va rendre raison de cela par les vices naturels, ajoutant que le sentiment de sa faiblesse rend l’enfant avide de faire des actes de force et de se prouver son propre pouvoir. Le vieillard infirme, au contraire, a perdu toute énergie et toute volonté de changement. Cette différence tient au principe actif qui se développe chez l’un et s’éteint chez l’autre : défaillant chez le vieillard et surabondant chez l’enfant. S’il détruit au passage, ce n’est pas par méchanceté mais parce que le processus de destruction [127] est plus rapide que celui de construction. (91)
« En même temps que l’Auteur de la nature donne aux enfants ce principe actif, il prend soin qu’il soit peu nuisible, en leur laissant peu de force pour s’y livrer. » Mais sitôt qu’ils prennent conscience du pouvoir qu’ils peuvent avoir, ils deviennent tyranniques et méchants : car il ne faut pas longtemps pour s’habituer à ce pouvoir de domination sur les autres.
En grandissant, on devient moins tyrannique car l’augmentation des forces équilibre les besoins. Mais le désir de commander ne s’éteint pas avec le besoin qui l’a fait naître ; ainsi la fantaisie succède au besoin et s’installent les premiers préjugés de l’opinion. [128]
« Le principe une fois connu, nous voyons clairement le point où l’on quitte la route de la nature ; voyons ce qu’il faut faire pour s’y maintenir. »
Première maxime : Il faut laisser l’enfant faire usage de toutes les forces que lui donne la nature.
Deuxième maxime : Il faut suppléer à ce qui leur manque en intelligence et en force.
Troisième maxime : Il faut limiter ce secours à l’utile réel sans rien accorder au désir et à la fantaisie (qui n’étant pas dans la nature n’a pas de raison de le tourmenter si on ne la fait pas naître).
Quatrième maxime : Il faut étudier minutieusement leur langage et leurs signes afin de distinguer dans leurs désirs ce qui vient de la nature et ce qui vient de l’opinion.