Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »
établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE
Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)
Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]
La perspective de l’immortalité nous rendrait malheureux car il n’y aurait plus aucun espoir d’échapper aux rigueurs du sort et aux injustices des hommes. [155] La nécessité de mourir n’est à l’homme sage qu’une raison pour supporter les peines de la vie.
Nous nous donnons plus de tourment à essayer de guérir de nos maladies qu’à les supporter. Vis selon la nature et chasse les médecins qui instillent dans ton imagination troublée l’obsession de la mort sans pouvoir l’éviter. (110) Au lieu de penser à la mort qui n’est qu’un passage, dépêche-toi de vivre. [156]
Tout n’est que folie et contradiction dans les institutions humaines. Ainsi, nous nous inquiétons d’autant plus de la vie qu’elle perd de son prix avec l’âge. L’amour de l’homme pour sa conservation est d’ailleurs bien l’ouvrage de l’homme. La nature incite plutôt les sauvages et les animaux à la résignation. Cette loi naturelle est bientôt remplacée par celle de la raison mais celle-ci a beaucoup plus de mal à se faire à cette résignation à la mort.
La prévoyance est la véritable source de nos misères ! Cette manie pousse cet homme de passage à négliger le présent au nom d’un avenir hypothétique et à s’accrocher [157] à tout (111). Est-il étonnant que nous tous nos maux s’étendent par tous les points où on porte nos vues ?
Est-ce la nature qui porte les hommes si loin d’eux-mêmes ? Est-ce elle qui veut que chacun apprenne son destin des autres et quelquefois l’apprenne en dernier sans même savoir s’il a été heureux ou misérable ? Je vois un homme parfaitement heureux en ouvrant une lettre et qui se met soudain à pleurer. Que s’est-il passé pour qu’il change à ce point ?
Qu’en était-il donc de sa vie ? Dans son bonheur imaginaire qu’il vivait ou dans ce malheur réel qu’il ignorait ? « Nous n’existons plus où nous sommes, nous n’existons qu’où nous ne sommes pas. Est-ce la peine [158] d’avoir une si grande peur de la mort, pourvu que ce en quoi nous vivons reste ? »
« Ô homme ! resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t’en pourra faire sortir » ; ne t’épuise dans une résistance inutile et ne gaspille pas vainement tes forces à vouloir prolonger ton existence. (112) Ta liberté et ton pouvoir ne vont pas plus loin que tes forces naturelles, tout le reste n’est qu’illusion. La domination même est servile car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. [159] Et en croyant faire ce que tu veux en dirigeant les autres, tu feras toujours ce que les autres veulent.
Le seul qui peut prétendre exercer sa volonté est celui qui ne dépend pas des autres ; d’où il suit que le premier des biens n’est pas (113) l’autorité mais la liberté. « L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut, et fait ce qu’il lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s’agit que de l’appliquer à l’enfance, et toutes les règles de l’éducation vont en découler. »
La société a fragilisé l’homme en lui ôtant le droit qu’il avait sur ses propres forces. [160] Voilà pourquoi ses désirs se multiplient avec sa faiblesse. Si l’homme est un être fort parce qu’il peut naturellement se suffire à lui-même, l’enfant est faible parce qu’il ne le peut pas. L’homme doit donc avoir plus de volontés et l’enfant avoir plus de fantaisies, au sens de désirs qui n sont pas de vrais besoins et qu’on ne peut contenter qu’avec le secours d’autrui.
J’ai dit la raison de cet état de faiblesse. La nature y pourvoit par l’attachement des pères et des mères ; mais ceux-ci peuvent augmenter la faiblesse de leur enfant en lui donnant plus de besoins qu’il n’en a, en exigeant ce que la nature n’exigeait pas et en transformant leur dépendance réciproque en esclavage.
L’homme sage sait rester à sa place, mais l’enfant, qui ne connaît pas la sienne, doit être guidé par ceux qui le gouvernent. L’enfant n’est soumis aux autres qu’à cause de ses besoins et parce qu’ils voient mieux ce qui est bon pour lui. [161] Sinon, nul n’a le droit (114) d’ordonner à l’enfant ce qui lui est nuisible, pas même son père.
« Avant que les préjugés et les institutions humaines aient altéré nos penchants naturels, le bonheur des enfants ainsi que des hommes consiste dans l’usage de leur liberté ; mais cette liberté dans les premiers est bornée par leur faiblesse. Quiconque fait ce qu’il veut est heureux, s’il se suffit à lui-même ; c’est le cas de l’homme vivant dans l’état de nature. Quiconque fait ce qu’il veut n’est pas heureux, si ses besoins passent ses forces : c’est le cas de l’enfant dans le même état. Les enfants ne jouissent même dans l’état de nature que d’une liberté imparfaite, semblable à celle dont jouissent les hommes dans l’état civil. » Mais l’interdépendance de tous les hommes dans la société nous ramène à ce statut d’enfants, y compris les puissants.
Ces considérations importantes servent à résoudre toutes les contradictions du système social. Il y [162] a deux sortes de dépendances : la dépendance des choses, qui est de la nature, sans moralité, ne nuit point à la liberté et n’engendre point de vices ; la dépendance des hommes, qui est de la société, les engendre tous et c’est par elle que le maître et l’esclave se dépravent mutuellement. Pour remédier à ce mal dans la société, il faut substituer la loi à l’homme et armer les volontés d’une force supérieure à l’action de chaque volonté individuelle. Si les lois des nations pouvaient être aussi inflexibles que celles de la nature, la dépendance des choses redeviendrait alors celle des choses : on réunirait dans la république tous les avantages de l’état naturel à ceux (115) de l’état civil ; on joindrait à la liberté qui maintient l’homme exempt de vices, la moralité qui l’élève à la vertu.
« Maintenez l’enfant dans la seule dépendance des choses, vous aurez suivi l’ordre de la nature dans le [163] progrès de son éducation. » Répondez à ses volontés indiscrètes par des arguments pragmatiques : des obstacles physiques ou des punitions, un empêchement, l’expérience ou l’impuissance, le besoin, l’obéissance, la liberté, afin qu’il aspire à pouvoir se passer un jour de vos services en se servant lui-même.
La nature a, pour développer les corps, des moyens qu’on ne doit pas contrarier. Il ne faut point empêcher les enfants de bouger quand leurs mouvements sont des besoins de leur constitution, qui cherche à se fortifier. Mais il faut bien distinguer ce qui relève du vrai besoin, du besoin naturel, du besoin de fantaisie qui commence à naître ou celui qui vient de la surabondance de vie. [164]
J’ai déjà dit qu’il ne fallait pas céder aux demandes d’un enfant qui utilise les pleurs comme moyen de pression dès lors qu’il peut parler. (116) Si vous cédez, il en abusera et vous en estimera moins. Sans abuser des refus, il faudra savoir les imposer.
Ne donnez pas à l’enfant de ces vaines formules de politesse qui servent aux riches de paroles magiques pour imposer leurs volontés, de ces pseudo-formules de politesse qui servent à mieux commander aux autres. Je veillerai à ce que mon Émile ne tombe pas dans ce travers d’un langage arrogant. [165]
L’excès de rigueur est tout autant à éviter que l’excès d’indulgence. Si vous laissez pâtir les enfants, vous leur préparez de grandes misères, vous les sortez de leur état d’hommes. Pour ne pas les exposer à quelques maux de la nature, vous leur imposez d’autres. Vous me direz que je tombe dans le cas de ces mauvais pères auxquels je reprochais de sacrifier le bonheur des enfants à la considération d’un temps éloigné qui peut ne jamais être. (117)
Non : car la liberté que je donne à mon élève compense largement les incommodités auxquelles je l’expose (le froid plus supportable que les rigueurs de la contrainte). Je fais doublement son bien en le laissant libre aujourd’hui et en l’armant contre les maux de demain. S’il avait le choix d’être mon élève ou le vôtre, pensez-vous qu’il hésitât longtemps ?
Il n’y a pas de bonheur possible pour l’individu hors de sa constitution ; or c’est précisément sortir l’homme de sa constitution que de vouloir l’exempter [166] des maux de son espèce. Pour sentir les grands biens, il faut qu’il connaisse les petits maux ; telle est sa nature. L’homme qui ne connaîtrait pas la douleur physique, ne connaîtrait aucune des qualités morales ; il ne serait pas membre de la société mais un monstre parmi ses semblables.
Accoutumer un enfant à tout obtenir est le meilleur moyen de le rendre misérable ; car il viendra un moment où vous devrez forcément refuser ses désirs et il ne le comprendra pas.
C’est une disposition naturelle de l’homme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir, comme le dit Hobbes. L’enfant (118) se croit donc tout naturellement propriétaire de l’univers et regarde tous les hommes comme ses esclaves et il prend tout refus comme un acte de rébellion ; il considère toutes les raisons [167] qu’on lui donne comme une injustice qui attise sa haine et son indignation.
« Comment concevrais-je qu’un enfant, ainsi dominé par la colère et dévoré des passions les plus irascibles, ne puisse jamais être heureux ? » Ce despote est à la fois le plus vil des esclaves et la plus misérable des créatures. J’ai vu des enfants élevés ainsi faire preuve d’invraisemblables caprices que tout s’empressait à complaire, leurs désirs s’irritant par la facilité à les obtenir. La faiblesse et la domination réunies n’engendrent que folie et misère chez ces enfants gâtés.
« Si ces idées d’empire et de tyrannie les rendent misérables dès leur enfance, que sera-ce quand ils grandiront, [168] et que leurs relations avec les autres hommes commenceront à s’étendre et se multiplier ? » Ils seront surpris de voir le monde leur résister alors qu’ils étaient habitués à voir tout fléchir devant eux.
Leurs airs insolents et leur puérile vanité ne leur attirent que de l’hostilité (119) et, incapables de réagir, ils retombent autant en dessous d’eux-mêmes qu’ils s’étaient élevés au-dessus.
« Revenons à la règle primitive. La nature a fait les enfants pour être aimés et secourus ; mais les a-t-elle faits pour être obéis et craints ? » (le rugissement du lion épouvante à juste titre les animaux mais le spectacle de magistrats se prosternant devant un enfant en maillot est ridicule).
Il n’y a pas d’être plus faible, plus misérable et plus fragile que l’enfant, au point que l’on ait [169] envie de se porter spontanément à son secours. A contrario, il est choquant de le voir prendre un ton impérieux pour commander à ceux qui pourraient le faire périr en l’abandonnant.
Mais en considérant la faiblesse du premier âge, on peut considérer comme cruel d’ôter la liberté à des enfants de laquelle ils peuvent si peu abuser. « S’il n’y a point d’objet si digne de risée qu’un enfant hautain, il n’y a point d’objet si digne de pitié qu’un enfant craintif. Puisqu’avec l’âge de raison commence la servitude civile, pourquoi la prévenir par la servitude privée ? Souffrons qu’un moment de la vie soit exempt de ce joug que la nature ne nous a pas imposé, et laissons à l’enfance (120) l’exercice de la liberté naturelle, qui l’éloigne au moins pour un temps des vices que l’on contracte dans l’esclavage. » Que ces instituteurs sévères et ces pères asservis à leurs enfants apprennent d’abord les méthodes de la nature avant de se vanter des leurs.
Revenons à la pratique. J’ai déjà dit que « votre enfant ne doit rien obtenir parce qu’il le demande, mais parce qu’il en a besoin, ni rien faire par obéissance, mais [170] seulement par nécessité. » Ainsi, les mots « obéir », « commander », « devoir », « obligation » seront proscrits de son dictionnaire au profit de « force », « nécessité », « impuissance » et « contrainte ». Il faut éviter, avant l’âge de raison, d’employer des mots qui parlent d’êtres moraux et de relations sociales de peur que l’enfant ne se fasse de fausses idées qu’on ne pourra plus changer. Tant qu’il n’est frappé que de sensations, les idées doivent s’arrêter aux sensations sans quoi il se fera du monde des notions fantastiques impossibles à effacer.
« Raisonner avec les enfants était la grande maxime de Locke ; […] et pour moi je ne vois rien de plus sot que ces enfants avec qui l’on a tant raisonné. » De toutes les facultés de l’homme le (121) la raison [171] est celle qui se développe le plus difficilement et le plus tard et c’est de celle-là que l’on veut se servir pour développer les premières ! « Le chef-d’œuvre d’une bonne éducation est de faire un homme raisonnable : et l’on prétend élever un enfant par la raison ! C’est commencer par la fin, c’est vouloir faire l’instrument de l’ouvrage. Si les enfants entendaient raison, ils n’auraient pas besoin d’être élevés » ; mais en leur parlant un langage qu’ils ne comprennent pas et en croyant imposer la raison, on n’aboutit qu’à l’inverse : la convoitise et la crainte.
Les leçons de morale qu’on fait et qu’on peut faire aux enfants tournent en rond dans un dialogue absurde [172] (122)
dont Locke lui-même serait bien embarrassé. Connaître le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l’homme, n’est pas l’affaire d’un enfant.
La nature veut que les enfants soient enfants avant que d’être hommes. En pervertissant cet ordre, nous produirons des fruits précoces sans maturité ni saveur qui ne tarderont pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. [173] Rien n’est moins sensé que de vouloir substituer nos façons de penser et de sentir à celles des enfants. À cet âge, la raison est un frein de sa force.
En essayant de persuader à vos élèves le devoir de l’obéissance, vous joignez à cette prétendue persuasion la force et les menaces, ou la flatterie et les promesses. Et ils font semblant d’être convaincus par la raison. Ils constatent que l’obéissance est avantageuse et la rébellion nuisible. Mais comme vous n’exigez rien d’eux (123) ils dissimulent hypocritement leur désobéissance. La raison du devoir n’étant pas de leur âge, personne ne peut les y sensibiliser ; mais les risques encourus leurs arrachent les aveux exigés ; et on croit les avoir convaincus quand on ne les a qu’intimidés.
Conséquences : en leur imposant un devoir qu’ils ne sentent pas, vous les indisposez [174] contre votre tyrannie ; vous leur apprenez à tricher pour extorquer des récompenses ou échapper à des châtiments et vous leur donnez les moyens de vous abuser. Les lois, direz-vous, quoique obligatoires pour la conscience, usent de même de contrainte avec les hommes faits. J’en conviens. « Mais que sont ces hommes, sinon des enfants gâtés par l’éducation ? Voilà précisément ce qu’il faut prévenir. Employez la force avec les enfants et la raison avec les hommes ; tel est l’ordre naturel ; le sage n’a pas besoin de lois. »
« Traitez votre élève selon son âge. Mettez-le d’abord à sa place, et tenez l’y si bien, qu’il ne tente plus d’en sortir. » Alors, il en pratiquera la plus importante leçon avant de savoir ce qu’est la sagesse. Ne le laissez pas croire que vous avez de l’autorité sur lui. Mais qu’il sache que vous êtes fort et qu’il est à votre merci, qu’il sente le dur joug de la nécessité que la nature impose à l’homme, qu’il voie cette nécessité dans les choses et non dans le caprice des hommes, que le frein qui le retient soit la force et non l’autorité. Ce dont il doit s’abstenir, ne le lui défendez pas ; empêchez-le de le faire sans [175] explications ; accordez-lui ce que vous voulez sans prières ni conditions. Accordez avec plaisir, refuser avec répugnance mais avec fermeté et sans discussion.