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Ambre et Félix Abgrall rentrent de l’opéra de Lille où ils ont assisté à une représentation du Don Giovanni de Mozart. Au sud de l’agglomération, ils quittent l’autoroute pour emprunter la route départementale qui traverse la forêt de Phalempin pour rejoindre La Neuville. Sur le côté, ils regardent le château d’eau qu’Ambre, une nuit, a rêvé d’habiter. Quand soudain, la voiture fait une brusque embardée pour éviter un obstacle sur la chaussée et percute un arbre… Qui sortira indemne de ce roman où l’auteur nous entraîne à toute allure sur les routes obscures de l’étrange ?
Attention ! la suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.
- Résumé détaillé.
- L’histoire de Félix et de Frisbee
Deux chapitres plus loin, Félix se réveille du coma. Il a une simple fracture de la clavicule, quelques contusions et un traumatisme crânien léger. Et il apprend deux choses : la première, qu’Ambre n’a pas survécu. Il se retrouve veuf à vingt-huit ans. La seconde : qu’il y a un chien dans sa chambre, un petit Jack Russell, que l’administration de l’hôpital a étrangement laissé entrer le jour de son admission. Pendant sa convalescence, il reçoit quelques visites : ses parents, la directrice du Palais des Beaux-Arts où il travaille, Lydia, Denis et… Cyril, le frère d’Ambre qui l’insulte, car Félix n’a pas eu le courage d’assister à l’enterrement. Félix n’a aucun souvenir du moment où il est revenu et sa mémoire lui joue des tours. Ce chien lui rappelle Ghost, son premier chien quand il était enfant et qui le défendait contre les mauvais garçons. Il rentre chez lui, « cette vie amputée trouvait une précieuse béquille dans l’enthousiasme débordant du chien qui insufflait un peu d’animation et d’énergie dans ce marasme général » (33). Peu à peu, sa vie s’organise avec le chien auquel il finit par donner le nom de « Frisbee » ; il va, avec lui, se promener sur la plage de Bray-Dunes ou de Malo-les Bains tout en rassemblant les affaires d’Ambre dans deux malles qu’il descend à la cave. A peine reprend-il le travail qu’il est mis à pied pour avoir laissé un gamin gratter un tableau au musée. Félix a la tête ailleurs. Un jour, en rentrant de chez sa psy, il se fait agresser par Cyril mais Frisbee intervient et le met en fuite, le même Frisbee qui sur la plage avait tué une mouette unijambiste quelques jours auparavant. Un autre jour, le chien impressionne Denis et sa compagne Deborah en prouvant sa capacité de… calcul mais Denis conclut, prémonitoire : « son clébard me fait une trouille bleue » en sortant de chez Félix (85). Félix prend des somnifères pour trouver le sommeil. Lydia le trouve absent. Dans le quartier, les voisins se plaignent de la perte de leur chat : Isis, Oggy, Majestic, Praline, Orphée, Rondudon, Raminagrobis et Osiris. Un autre matin, Félix est réveillé par la police ; son appartement a été cambriolé pendant la nuit. A cause des somnifères il n’a rien entendu mais des traces de sang prouvent qu’un molosse a mis en fuite des assaillants. Félix commence à se poser des questions sur l’intelligence surnaturelle et la force exceptionnelle du Jack Russell et sur ces coïncidences étranges : « Il n’avait pas affaire à un chien » (113). Félix décide alors de l’abandonner en rase campagne, près de Valenciennes. Mais à l’aube, le chien est de retour chez lui. Décidé à en finir, Félix avale deux boîtes de somnifère et met le feu à son appartement mais le chien le sort de là : « Tu veux qu’elle revienne ? C’est ça ? Et si je pouvais te la ramener, tu arrêterais tout ça ? » (119). Le noir…
Il est réveillé par une odeur de café. En bas, il retrouve Ambre. Leur voiture est là, dehors, intacte. Quand elle est dans son bain, Félix demande à Frisbee si c’est lui qui a fait cela. Le lendemain, il dépose Ambre à l’agence immobilière où elle travaille et rejoint le Palais des Beaux-Arts où il retrouve Lydia. En rentrant à La Neuville le soir, il trouve un message de Cyril qui leur rappelle l’anniversaire des parents d’Ambre. Le samedi soir, la famille est réunie. Et Cyril propose d’accompagner Félix qui veut sortir le chien. Le samedi suivant, Ambre l’emmène visiter une maison gérée par son agence. Ils y passent la nuit. Il n’avait pas connu Ambre si aventureuse. Tout le monde adore Frisbee. Cela ne fait qu’augmenter les doutes de Félix ; il essaie de « coexister avec cette force inconnue et fantastique » (153). Le week-end suivant, Ambre revient à bout de souffle avec Frisbee. Ils se sont fait attaquer par un chien sur un terrain vague mais Frisbee a mis en fuite le malinois. Les années passent sans que Frisbee ne prenne une ride. Il les accompagne dans tous ses voyages. Les chats du quartier continuent de disparaître. Cyril a fini par se marier. Le Musée a accueilli une exposition consacrée à Goya et parmi les tableaux, Félix s’intéresse au mystérieux Chien (166) (voir ci-dessous). Ils voulaient des enfants mais ne réussissent pas à en avoir. Les amis se font rares. Félix va vers la cinquantaine. Il voudrait savoir. Le chien l’entraîne vers un entrepôt. Au retour, Frisbee abat… un sanglier.
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Alors Frisbee règle ses comptes avec Félix : « Je suppose que c’est ma faute, du moins en partie. Je n’aurais pas dû céder à ton caprice, t’entretenir dans cette dépendance débilitante vis-à-vis du passé. Je n’aurais pas dû te la ramener. Apprendre à vivre sans elle t’aurait rendu plus fort. Peut-être bien que je devrais te la reprendre. » (185). Frisbee évoque alors ses anciens maîtres, un boucher au début du siècle, un duc en Angleterre il y a deux ou trois cents ans, des gitans en Espagne, un violoniste en Autriche dans les années 1870. Il en a tué certains, il en laissé vivre d’autres comme cette petite Madame Vendôme, sa dernière maîtresse. « Je suis l’entrepôt de tes rêves. Je suis celui qui peut te donner tout ce que tu souhaites, tout ce que tu regrettes » (186). Le chien lui promet encore de belles années s’il cesse de le questionner.
De nouveau, pendant des années, plus aucun incident n’a lieu. Mais un matin de juillet, aux alentours de midi, les choses commencent à changer. Il vient d’avoir soixante-deux ans. Frisbee qui est parti depuis la veille, n’est pas rentré. La vue de Félix se trouble, il n’entend plus ce que lui dit Ambre. Tout se vide et se fait translucide. Resurgit alors la maison des jours terribles, trente-quatre ans en arrière. Et quand Frisbee rentre vers dix-neuf heures, tout revient à la normale. Un lundi de septembre, alors que Frisbee a de nouveau disparu depuis la nuit de samedi, Félix se fait refouler du Musée. Personne ne semble le connaître. Lydia lui confirme qu’il ne travaille plus ici depuis plus de trente ans : « Toute sa vie depuis l’accident n’était qu’une fiction. » (197) Pour vérifier, il passe des coups de fil. Sa mère lui répond. Mais Denis est surpris d’avoir de ses nouvelles au bout de trente ans. Quant à ses beaux-parents, ils lui apprennent que Cyril s’est pendu un an après la mort de sa sœur. Il avait donc vécu « trente ans dans un palais à fantômes » (199). « Il s’était laissé berner parce qu’il voulait être berné, il ne désirait rien tant que d’y croire : cette fausse vie montée de toutes pièces, c’était la seule acceptable, la seule supportable. Il avait voulu le mensonge, il l’avait appelé de ses vœux et, à force de faire semblant d’y croire, il y avait cru. » (200). Tout heureux de l’avoir retrouvée, il avait tout accepté pour cette « continuation apocryphe de leur histoire brutalement interrompue », pour ce « simulacre d’existence » (201).
Une nuit, Félix décide enfin de suivre Frisbee lors de sa fugue. Il se retrouve dans un quartier résidentiel de Aubers, près de la maison d’un jeune couple : les nouveaux maîtres de Frisbee ! Dans le même temps, Félix part à la recherche de Madame Vendôme qu’il retrouve à Tourcoing. Il se présente à la vieille institutrice de quatre-vingt-seize ans en se faisant passer pour un agent de recensement mais, quand il lui parle de son chien, elle panique et veut le chasser. Il lui raconte son histoire. « Il aurait mieux valu que vous ne croisiez jamais sa route. J’ai tout fait pour le retenir, croyez-moi… mais lorsque l’heure vient, il part… et il emporte tout, tout ce que nous avons, tout ce que nous sommes… il fait ça depuis la nuit des temps, et en ce moment même, il cherche quelqu’un d’autre… » (213) Elle lui demande alors de lire la page 214 du Supplément au Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, par Mgr Ambroise de Sainte-Onge qui présente Prosopopon (voir Adbekunkus) comme un démon mineur ayant l’apparence d’un chien qui recherche la compagnie des mortels et se les attache en mêlant à leur monde des images factices, d’êtres aimés ou disparus. « Votre dame, je suis désolée pour elle… elle est partie, comme mon Jacques, elle ne reviendra plus… Mais on a tellement envie d’y croire, quand il nous les ramène… Alors on ferme les yeux, on se laisse aller… on se raconte des histoires… » (215). Elle parle de l’accident qui a coûté la vie à Jacques… quelque chose sur la route. Avant de partir, elle lui donne le vieux fusil de Jacques, des cartouches et le livre.
Félix est décidé d’en finir avec Frisbee. Il le suit sur la route de Phalempin et près du château d’eau, il aperçoit le chien au milieu de la voie. La voiture de ses nouveaux maîtres arrive. Mais Félix intervient et leur dit de s’enfuir. La Lutte avec Prosopopon s’engage alors à travers la forêt en flammes, dans le château d’eau… Mais tout ceci n’était-il qu’un cauchemar ? Frisbee avait peur de l’eau. Il l’entraîne au fond du réservoir. L’appartement prend feu.
A la fin de l’opéra, ils rentrent mais décident de ne pas emprunter la route maudite qui passe par la forêt. Plusieurs semaines plus tard, alors que Frisbee n’est pas revenu, Félix se rend à Tourcoing et sonne chez Madame Vendôme. C’est Jacques qui ouvre : « tout était encore possible. Oui, même s’il dormait toujours, si c’était encore un rêve, celui-ci serait le bon. » (247).
- Histoires parallèles
Le résumé monophonique et monocorde que l’on vient de donner oublie cependant d’autres voix. Ainsi les chapitres 2, 11, 20, 28, 36 et 45 se présentent-ils comme des extraits Supplément au Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, par Mgr Ambroise de Sainte-Onge qui figure chez l’institutrice Madame Vendômois. Il est question au chapitre 2 de l’absence comme qualité première et invariable des démons : « nés de l’absence, les démons cherchent à donner l’illusion de la Présence » (13), au chapitre 11, du danger physique que représentent les démons, au chapitre 20, de leur puissance de mensonge qui plonge les hommes dans la torpeur, au chapitre 28, des âmes noires résistantes qui se fixe sur un corps physique animal ou humain, au chapitre 36 de l’absence de hiérarchie et de chronologie aux Enfers, au chapitre 45, de la difficulté de se débarrasser d’un démon mais « chaque démon a un point faible ». Vérification faite, le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy existe bel et bien. Son auteur, Jacques Albin Simon Collin de Plancy, né à Plancy (aujourd’hui Plancy-l’Abbaye) – le 30 janvier 1794 et mort à Paris le 13 janvier 1881 –, est un écrivain français, auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’occultisme, l’insolite et le fantastique. Qu’en est-il du Supplément dû à Mgr de Sainte-Onge ? Je n’en trouve pas de trace. Le Supplément dû à Mgr Ambroise de Sainte-Onge, par contre est une pure invention de Maxime Herbaut. Cet ancrage dans un ouvrage avéré donne un effet de réel qui rend l’ensemble plus convaincant. « Et puis, j’ai toujours rêvé d'écrire un traité de démonologie... (mais qui traiterait de démons de mon invention !) » précise-t-il. Tout dans ce roman n’est-il pas d’ailleurs entremêlement inextricable de la réalité et de la fiction, de la description et de l’illusion, dans un jeu de miroirs trompeurs. Ce palimpseste propose en tout cas une herméneutique du roman, en donne partiellement les clefs. Frisbee serait donc ce démon inférieur qui s’empare de l’âme de Félix. Si le Loup d’Agubbio, d’après Félix, est devenu le Père Noël après avoir dévoré une Bible, le chien est devenu un démon en mangeant le Dictionnaire infernal, sorte d’Anti-Bible des Enfers.
Une troisième fil de trame s’insère au fil de chaîne, beaucoup moins ésotérique que le précédent, une sorte de cartoon, de dessin animé à la Tom et Jerry, Pif et Hercule, aux chapitres 1, 13, 26, 33 et 47. Dans l’épisode 1, au chapitre 4, un chien et un chat entament une course poursuite après le départ de la maîtresse de maison détruisant tout sur leur passage. On retrouve les deux ennemis au second épisode, chapitre 13, en train de se quereller dans un château de sable, sur une plage. Le troisième épisode, au chapitre 26 les retrouve dans la forêt. Au quatrième épisode, nos deux ennemis semblent faire la paix sur une île déserte avant qu’un bateau apparaisse à l’horizon. Mais la bataille éternelle recommence sur le paquebot au cinquième épisode, chapitre 47. Le texte matrice rappelle que Félix est le nom d’un chat. Le combat de Félix et de Frisbee serait donc le versant tragique des courses burlesques des chiens et des chats de dessins animés qui eux-mêmes seraient l’opposé des références culturelles antiques et médiévales du roman, autres miroirs. « Les dessins animés sont en effet le pendant comique, le miroir déformant de la lutte spirituelle (et parfois physique) entre Félix « le chat » et Frisbee le chien, précise Maxime Herbaut. C’est aussi une façon de souligner qu’ils restent tous deux des créatures de fiction, des êtres artificiels. Frisbee/Prosopopon est une allégorie de la fiction, des histoires auxquelles on se raccroche parfois pour s’échapper d'une réalité qui nous écrase, et des dangers qu’il y a à se laisser emporter sur ces chemins périlleux. Félix préfère la fiction, qui est comme un animal domestique commode, à la présence rassurante, un substitut apaisant à une réalité devenue noire et mortifère, mais à trop croire en cette fiction, à oublier qu’elle est fiction, il la laisse devenir sa maîtresse, et il finit par perdre le fil de sa propre vie. Quand la fiction lève le camp, il ne lui reste que le vide, une vie en gruyère où les trous (en forme de chien, en forme d’Ambre) sont plus nombreux que les pleins. »
Quatrième intertexte du roman : Don Giovanni aux enfers : chapitres 6, 18, 27, 37 et 46. Au chapitre 6, Don Giovanni reprend connaissance ; sur le sol, il ramasse la livrée de son valet Leporello. Au chapitre 18, un laquais lui propose de jouer aux cartes : les cartes représentent des personnages de l’opéra. Le laquais gagne la manche. Au chapitre 27, Don Giovanni surprend Leporello en train de vider sa cave ; il l’assomme. En reprenant ses esprits Leporello dit qu’il a vu son maître tomber dans un gouffre noir. Don Giovanni autorise son valet de prendre les bouteilles et lui demande de l’accompagner au bout du monde. Don Giovanni marche dans les rues de Séville sous l’anonymat de ses hardes au chapitre 37. Après une visite à la tombe du Commandeur il rejoint Leporello. Ils embarquent. Don Giovanni et Leporello se réveillent, au chapitre 46, au milieu de l’Atlantique. Don Giovanni reproche au nocher de n’avoir pas fait escale à Cadix. Mais déjà le bateau file vers l’abîme qui engloutit Don Giovanni et le marin. Leporello en réchappe. Mise en abyme et mise à l’abîme ! Félix et Ambre viennent d’assister à une représentation du Don Giovanni de Mozart à l’Opéra de Lille juste avant la mort tragique de la jeune femme. Don Giovanni échappe apparemment à la mort pour un second voyage mais le sort funeste le rattrape. Là encore, écoutons ce qu’en dit l’auteur : « La continuation apocryphe de Don Giovanni est en effet une mise en abyme/abîme de l’histoire, où le héros orphique traverse les Enfers, et aborde le pacte faustien avec le démon à sa façon, différente de celle de Félix, mais les deux ont partie liée. Félix effectue sa propre descente aux Enfers personnelle et essaie de sauver son Eurydice, Giovanni cherche à sauver son seul ami, qui lui est resté plus fidèle, malgré ses brimades, que toutes les femmes. On peut se demander, d’ailleurs, si Don Giovanni n’est pas aussi une image de Frisbee, cherchant à échapper aux Enfers et à la domination de démons plus puissants. Don Giovanni est quelque part entre les deux. »
- Critique
Unité de lieu, de temps et d’action, vraisemblance, dit l’art poétique classique. Si Herbaut rime avec Boileau, le moins qu’on puisse dire c’est que cet entrelacs des textes, ces allers-retours permanents entre le présent, le passé et le futur au prix d’analepses, de prolepses et d’ellipses, ces bouffées oniriques et épiques entre des bilans cliniques ou mélancoliques, nous situent d’emblée dans un univers bien particulier, envoûtant et déroutant, singulier et pluriel, mystique et parfois même humoristique.
La quête du Graal de Félix (Abgrall !) pendant trente-quatre ans, la quête de l’élixir de jouvence (pour Frisbee) et d’immortalité qui ramène à la vie la belle Ambre (du grec « ambrosios » qui signifie « immortel » qui fait écho à « Ambroise » de Sainte-Onge) confère à cette épopée guerrière et courtoise une forte dimension médiévale où il est question de monstres, de chevaliers, de dame, de grimoires et de forêts hantées. Le premier chien de Félix s’appelait d’ailleurs « Ghost » le fantôme. « Il y a en effet dans tous mes romans un arrière-fond médiéval/arthurien, mes héros sont toujours des chevaliers du Graal (Agravelle/Agravain en était déjà un exemple) perdus dans des forêts fantastiques. » précise l’auteur. Le château d’eau lui-même n’est-il pas une version modernisée des tours du Moyen-Âge où se joue l’ultime combat du bien (félix = heureux) et du mal, où le héros affronte le dragon ? J’ai cherché sur Google Maps s’il existait un tel édifice à La Neuville ou dans la forêt de Phalempin. En vain, son érection à cet endroit correspond donc bien à une intention romanesque. Tel Orphée, Félix cherche donc à ramener son Eurydice des Enfers qui est sous la surveillance du chien à trois têtes Cerbère. Mais il s’est retourné. Ce couple contemporain n’a d’ailleurs rien à envier à Tristan et Yseult, Roméo et Juliette, Lancelot et Guenièvre et le couple Vendôme en est peut-être une autre image.
Mais ce roman avant tout est un conte fantastique, c’est-à-dire un récit de fiction où la dimension réaliste se mêle avec une interprétation surnaturelle, faussant toute certitude heuristique. « J’essaie de faire avant tout de la littérature sous couvert de fantastique, et de renouer avec le XIXe siècle où le fantastique était considéré comme littérature, et non comme simple divertissement bon marché (Maupassant, Poe, Gautier, Hugo à ses heures...), dit Maxime Herbaut. Je reste convaincu que c’est un excellent prisme à travers lequel explorer des expériences très réelles (ici le deuil, la dépression, la nostalgie mortifère) et les rendre plus intéressantes ou perceptibles pour un certain lectorat. »
Ainsi cette imbrication baroque des récits et cette dérive vers les chimères et les cauchemars épuisent-ils rapidement tout ancrage rationnel voire psychanalytique. Nous ne sommes même pas chez La Fontaine qui prête à ses animaux des sentiments ou des discours humains. Frisbee, qui est le véritable héros du livre n’est pas un homme déguisé en chien. C’est un démon métamorphosé en toutou. Tout ou rien. Frisbee vole mais non comme la galette de plastique qui plane dans l’air mais comme un cambrioleur qui s’empare des âmes. Le discours de Prosopopon est une prosopopée qui donne la parole à une entité abstraite, à une idée secrète, à un dessein diabolique. C’est lui aussi peut-être qui se cache aussi dans le tableau mystérieux de Goya.
Le lecteur, évidemment, est perdu dans ce labyrinthe comme Félix. Dès qu’il croit entrevoir l’horizon d’une issue, il est entraîné à nouveau dans de nouveaux dédales. A la fin, il quitte la dernière page fourbu et groggy, sans aucune certitude, si ce n’est celle de revoir la lumière de la dernière page blanche ? Et moi, pauvre lecteur cartésien et repu de réalisme balzacien, de naturalisme zolien et de logique agathachristienne, je suis entraîné sur ce toboggan vertigineux sans aucune branche à laquelle raccrocher ma raison. Mais ce vertige a quelque chose de grisant surtout quand la maîtrise stylistique de Maxime (digne de la Rochefoucauld) nous entraîne dans cette symphonie littéraire. Ah là lis ce roman aux abois, aux aboiements. Tu seras peut-être la proie mais la lecture est une belle chasse à courre.