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14 février 2023 2 14 /02 /février /2023 10:18

LE MAGE DU KREMLIN de Giuliano da EMPOLI, NRF, Gallimard, 2022 (2e partie).

  1. Poutine engage Baranov à ses conditions.

Le rendez-vous avait eu lieu dans un restaurant français. Vladimir Poutine était déjà là. Il dégageait une impression de puissance qu’il avait choisi de ne pas déployer la fois précédente. (98) Baranov avait noté la complète indifférence de Poutine à la nourriture et sa parfaite insensibilité aux plaisirs.

« J’ai beaucoup de respect pour Berezovsky et je lui suis reconnaissant de son offre. Une entreprise comme celle que nous sommes sur le point d’entamer nécessitera un effort immense, et Boris a déjà démontré qu’il est capable de faire des miracles. En même temps, je ne suis pas un vieux monsieur de soixante-huit ans avec cinq infarctus derrière moi. Si je devais décider de me lancer dans cette aventure, je le ferais en comptant sur mes forces, pas sur celles d’un autre. Je suis habitué à exécuter des ordres et, par certains côtés, je trouve que c’est la condition la plus confortable pour un homme. Mais le président de la Russie ne peut ni ne doit être soumis à qui que ce soit. L’idée que ses décisions soient conditionnées par un intérêt privé quelconque est pour moi tout à fait inconcevable. »

Le regard de Poutine était, cette fois-ci, beaucoup plus pénétrant que lors de la première rencontre. Vadim Baranov était convaincu que l’État possédait une supériorité éthique sur le privé et les libertés prises par les oligarques le choquaient. Le chef du FSB avait poursuivi :

« Votre analyse de l’autre jour m’a frappé. Je connais votre parcours. Je pense que vous pourriez apporter une contribution appréciable à mon travail, quel que soit celui-ci, maintenant ou plus tard. Mais nous devons clarifier un point. Pour autant que je respecte Berezovsky, je ne suis pas disposé à me mettre entre ses mains. Si vous acceptez mon offre, Vadim Alexeïevitch, vous travaillerez exclusivement pour moi. L’administration vous garantira un salaire, inférieur, je le crains, à celui que vous percevez maintenant, et vous ferez en sorte qu’il vous suffise. Je ne tolèrerai aucun bonus, aucun bénéfice provenant de Boris ou de qui que ce soit. Si c’est l’argent qui vous intéresse, continuez à travailler dans le privé. Celui qui est au service de l’État doit privilégier l’intérêt public à tout autre, y compris le sien. Si vous assumez cet engagement, je crois qu’il n’est pas nécessaire de vous dire que je dispose de moyens pour m’assurer que vous le respectiez. »

Poutine n’avait pas de temps à perdre et il avait perçu que la motivation de Baranov n’était pas forcément l’argent. (100) Il souhaitait participer à une entreprise comme celle que Poutine avait en tête et appréciait que celui-ci aille directement à l’essentiel.

« J’ai réfléchi à votre concept de verticalité. Il est intéressant mais ne peut être suspendu en l’air comme un ballon rouge. Il doit être calé à terre et appliqué à un cas concret. Le pays est en plein chaos et demande un guide sûr, mais imaginer pouvoir résoudre tous les problèmes en une seule fois serait une illusion. Nous avons besoin d’une scène bien définie, dans laquelle restaurer la verticalité du pouvoir de façon immédiate et spécifique. Le risque sinon est de se perdre et d’apparaître impuissants comme tous les autres. »

Baranov avait soulevé l’objection des imprévus. « Faites-moi confiance […] les imprévus sont toujours le fruit de l’incompétence. » Dans les yeux de Poutine brillait à nouveau la lumière ironique que Baranov avait cru entrevoir à la Loubianka. « L’arène idéale est sous nos yeux, reprit Poutine. La patrie est sous pression. Les intégristes islamiques ne (101) se contentent plus de la Tchétchénie, ils visent à s’emparer du Daguestan puis de l’Ingouchie, de la Bachkirie et jusqu’au cœur du pays. Si nous les laissons faire, dans quelques années, il ne restera aucune trace de la Fédération. » Baranov et Poutine avait continué à échanger sur l’intervention en Tchétchénie. Baranov était réservé. Poutine beaucoup moins : ce qui l’intéressait c’était vaincre les séparatistes et non gagner le prix Nobel de la paix. En sortant de ce déjeuner, Baranov avec acquis la certitude que Berezovsky s’était trompé. Cet homme (102) « ne consentirait jamais à laisser qui que ce soit le guider. On pouvait peut-être l’accompagner […] mais certainement pas le conduire. Et Boris avait intérêt à s’en rendre compte au plus vite. » (103)

  1. Été 1999, Poutine devient chef du gouvernement.

Celui qui habite le Kremlin possède le temps. Pendant longtemps, il avait émané de cette forteresse une puissance qui irradiait dans tout le pays. A l’été 1999, ce charme s’est brisé avec la déchéance du vieil ours alcoolique. (104) Eltsine était devenu un poids. Moscou n’était plus la capitale de l’empire mais la métropole des portables sonnant pendant les représentations du Bolchoï et des fusils automatiques servant aux règlements de comptes entre mafieux. Ce n’était plus le Kremlin qui donnait le la mais l’argent.

Dans les premiers jours d’août, Eltsine avait désigné Vladimir Poutine comme Premier Ministre, un inconnu pour la plupart des gens. Cette nomination avait été accueillie par un scepticisme général. Il s’agissait du cinquième chef de gouvernement en un peu plus d’un an. « Cela ne vaut pas la peine de ratifier cette charge, avait déclaré le chef de la Douma, de toute façon dans deux mois quelqu’un d’autre prendra sa place. » Poutine savait qu’il avait peu de temps pour imprimer sa marque. (105)

Leurs bureaux ne se trouvaient pas au Kremlin mais à l’intérieur de l’ancien palais des Soviets, surnommé la Maison Blanche. A l’étage du Premier Ministre, on avait libéré une vingtaine de pièces pour les nouveaux arrivants. Poutine, son secrétariat, ses conseillers économiques et militaires, son staff de communication étaient là et  tous  travaillaient jours et nuits, du moins le cercle restreint autour de Poutine. (106) Beaucoup doutaient qu’ils puissent durer. Quelques-uns venaient voir Baranov pour lui parler de son père, soit par flatterie, soit pour se souvenir d’un autre temps d’une puissance perdue. (107) Il travaillait dix-huit heures par jour, enchaînant les réunions où se prenaient des décisions historiques.

C’est alors que s’était produit l’imprévu, une nuit d’automne [9 septembre 1999]. Une énorme explosion à la périphérie de Moscou, rue Guryanova, avait coupé en deux un immeuble de neuf étages (108) et englouti des dizaines de familles [94 tués et 249 blessés]. Quatre jours plus tard, une autre déflagration avait fait cent dix-huit morts et deux cents blessés. Par la suite, certaines personnes avaient prétendu que les bombes avaient été placées par les services de sécurité de poutine. Baranov n’avait pas été mis dans la confidence et ne croyait guère à cette hypothèse.

« Quoi qu’il en soit, ces bombes ont été notre 11 septembre, avec deux années d’avance. Jusque-là, la guerre en Tchétchénie était une question lointaine qui ne concernait que les familles qui avaient des fils militaires là-bas. Il s’agissait d’une petite minorité. Mais, quand les immeubles ont commencé à sauter en l’air au cœur de la nuit, emportant des centaines de bons citadins russes qui dormaient du sommeil du juste, alors pour la première fois, les Russes se sont retrouvés avec la guerre à la maison. » La panique avait commencé à gagner la population (109) qui fut heureuse d’avoir à ce moment-là un chef capable d’apporter des réponses. « Les gens tendent à attribuer au Tsar des pouvoirs surnaturels mais la vérité est que la seule qualité indispensable à un homme de pouvoir, c’est la capacité de saisir les circonstances. »

Poutine n’avait jamais aimé s’exprimer en public mais le peuple avait besoin d’entendre sa voix. Ils étaient au Kazakhstan pour une visite d’État. Pendant la conférence de presse quelqu’un avait demandé si le bombardement de Grozny ne risquait pas d’aggraver la situation. En répondant, (110) le fonctionnaire ascétique s’était soudainement transformé en archange de la mort. C’était la première fois que Baranov assistait à ce phénomène : « Je suis las de répondre aux questions de ce type. Nous frapperons les terroristes où qu’ils se cachent. S’ils sont dans un aéroport, nous frapperons l’aéroport, et s’ils sont aux chiottes, excusez mon langage, nous irons les tuer jusque dans les cabinets. » Cette phrase avait eu un grand impact sur le public : c’était la voix du commandement et du contrôle. Depuis longtemps, les Russes ne l’entendaient plus. Et ils avaient éprouvé un immense soulagement. Ce jour-là, Poutine était devenu Tsar à part entière [fin septembre 99 à Astana]. Baranov avait médité une leçon de son grand-père (111) selon laquelle « les choses qui ne changent pas sont presque toujours les plus importantes. » Le Tsar ne donnait jamais de chiffres, il parlait le langage de la vie et de la patrie. Le but de la politique est de répondre aux terreurs de l’homme. Or, en cet automne 1999, le bon citoyen moscovite avait vu poindre le spectre de la guerre civile. L’anarchie, la dissolution, la mort.  La terreur primordiale que le démantèlement de l’Union soviétique n’avait pas réussi à éveiller commençait à pénétrer les consciences.

« La verticale du pouvoir est la seule réponse satisfaisante, l’unique capable de calmer l’angoisse de l’homme exposé à la férocité de l’homme » répétait Baranov. « Voilà pourquoi après les (112) bombes, son rétablissement est devenu plus que jamais la priorité du Tsar. » Telle est la mission à laquelle ils allaient désormais se consacrer. (113)

  1. Poutine seul chef, Berezovsky marginalisé.

Le matin du 31 décembre 1999, Poutine avait convoqué Baranov. Ils devaient partir l’après-midi même pour la capitale du Daguestan avant de monter dans des hélicoptères se dirigeant vers Goudermes en Tchétchénie. (114) Grâce à son père, Baranov avait pu éviter le service militaire, il se retrouvait pour la première fois dans cette ambiance de guerre. Tout le monde avait envie de faire la conversation malgré le bruit et la peur. A minuit, (115) Sechine avait débouché une bouteille de champagne moldave au moment même où les pilotes avaient annoncé qu’il était impossible d’atterrir. Ils avaient été obligés de rebrousser chemin. A peine posés, ils étaient repartis en jeeps dans la nuit (166) et ils étaient parvenus à Goudermes, peu avant l’aube, au grand étonnement des soldats à moitié endormis. Les troupes avaient été passées en revue et, alors que le commandant avait proposé de porter un toast aux combattants, (117) Poutine les avait surpris : « Je vous suggère de remettre les verres sur la table. Nous boirons ensemble, mais plus tard ». Il n’y avait pas de temps à perdre. Baranov n’était pour rien dans cette initiative de Poutine qui s’est alors mis à distribuer des médailles et des couteaux de chasse aux soldats : « Vous n’êtes pas en train de combattre seulement pour défendre l’honneur et la dignité du pays. Vous êtes ici pour mettre un terme à la désintégration de la Russie. Ce soir-là, aux infos, les Russes ont pu voir leurs soldats, les yeux humides, déterminés et fiers comme cela n’était plus arrivé depuis des années. Parce qu’à leur tête il y avait à nouveau un chef. »

« C’est là que j’ai commencé à soupçonner Poutine d’appartenir à ce que Stanislavski appelait la race des grands acteurs » ajouta Baranov (118) « l’acteur qui se met lui-même en scène, qui n’a pas besoin de jouer parce qu’il est à tel point pénétré par le rôle que l’intrigue de la pièce est devenue son histoire, elle coule dans ses veines. Quand u metteur en scène se trouve avoir entre les mains un phénomène de ce genre, il n’a presque rien à faire. Il doit se contenter de l’accompagner. Éviter de lui compliquer la vie. Lui donner une petite poussée de temps en temps. Cette campagne électorale s’est déroulée ainsi. En théorie, j’aurais dû en être le metteur en scène, le stratège, comme disait Boris, qui pensait qu’il l’était lui. Or, il n’en était rien. Aux commandes, il y avait déjà Poutine. Seul. »

Berezovsky, lui, continuait à rêver, harcelant le Tsar de coups de téléphone et de demandes de rendez-vous. Il se proposait comme médiateur en Tchétchénie, comme ambassadeur en Europe ou comme directeur de campagne à Moscou. Il n’y a rien de pire que le virus de la politique, surtout quand il frappe ceux qui n’ont pas d’anticorps pour le tenir sous contrôle. L’intelligence de Berezovsky ne le protégeait pas de la stupidité. Baranov se souvenait d’une rencontre dans le bureau du Tsar. Berezovsky n’avait pas vu Poutine depuis des semaines, il était encore plus excité que d’habitude. Il avait reproché à Poutine d’être trop sombre et négatif (119) et à l’image de César revenant de Gaule, il fallait offrir des réjouissances aux Russes. C’est lui qui paierait. Il voulait se rendre indispensable alors que Poutine et Baranov n’avaient plus besoin de lui. Il insistait pour mettre à leur disposition ses espaces publicitaires et sa télévision pour que les gens n’oublient pas qu’il était candidat. « Ils penseront que tu es en train d’ouvrir la voie pour Loujkov ou pour Primakov.  – Ne sois pas ridicule, Boris. » C’était la première fois que Baranov entendait le Tsar s’adresser à Berezovsky sur un ton aussi tranchant. « Nous sommes le gouvernement. Notre campagne c’est l’information, les choses que nous faisons, l’histoire que nous écrivons. Personne ne croit plus à la publicité, les faits sont la seule publicité qui nous intéresse. »

Berezovsky s’était retiré comme s’il avait été mordu par un scorpion. (120) Il était allé trop loin sans mesurer les rapports de force. Comment avait-il pu imaginer que le Tsar accepterait de partager le pouvoir avec lui ou même d’entretenir des rapports d’égal à égal avec lui ?  « J’ai rarement vu une combinaison d’intelligence pointue et de stupidité abyssale comme celle de Berezovsky », capable de monter les systèmes les plus compliqués (121) et de ne pas voir les choses les plus évidentes. Il finirait par payer très cher cette défaite. (122)

  1. La crise du Koursk et le bras de fer avec Berezovsky.

Le Tsar avait restauré la verticale du pouvoir et les électeurs lui en avaient été reconnaissants. Ils avaient gagné les élections au premier tour, sans ballottage. « Mais la lutte contre les forces qui faisaient craindre la dissolution du pays n’était qu’à ses débuts, car les ennemis les plus dangereux se trouvaient à l’intérieur de notre camp. » Après l’élection de Poutine, Berezovsky s’était mis en attente. Il avait cessé de harceler le Kremlin. Un de ses journalistes avait critiqué la pompe de l’inauguration. D’autres avaient ironisé sur la formation du gouvernement. Ils comprenaient que Berezovsky attendait autre chose : l’occasion de faire comprendre au Tsar qui était celui qui commandait vraiment. Et l’occasion s’était un jour présentée.

A la mi-août 2000, Poutine avait quitté Moscou pour se rendre en vacances à Sotchi. A l’époque, il se contentait de peu en matière de distractions. Quelques jours dans la vieille résidence estivale des (123) secrétaires du PCUS avec sa famille suffisaient à satisfaire ses goûts simples. Peu de jours après son arrivée à Sotchi, sa tranquillité avait subi une brusque interruption quand un sous-marin nucléaire russe avait coulé pendant un exercice dans la mer de Barents [K-141 Koursk, le 18 août 2000, à 18h : 118 victimes]. Au début, on avait cherché à garder le secret, mais deux jours plus tard, la nouvelle avait commencé à filtrer. Berezovsky avait bondi comme un ours à l’affût. L’ORT avait interrompu sa programmation pour couvrir l’événement en continu, avait loué un hélicoptère pour survoler la scène du naufrage et avait sollicité les experts européens pour leur demander pourquoi les autorités russes avaient refusé leur assistance. A l’antenne, se succédaient les ingénieurs, les psychologues et surtout les familles. Chacun avait une histoire à raconter et exprimait sa colère contre les autorités (124) incapables de la moindre action de sauvetage. Berezovsky donnait à entendre le cri angoissé du peuple russe et le Tsar était en train de faire du ski nautique sur la mer Noire. Son détachement paraissait inhumain.

Baranov s’était précipité à Sotchi. Poutine pestait contre le cirque de Berzovsky ; il ne voulait pas gêner les opérations de secours. Mais cet argument rationnel ne valait pas grand-chose au milieu de cette explosion d’hystérie. (125) Un soir, le deuxième ou troisième jour de la crise, ils étaient en train de suivre le journal télévisé et Poutine avait fini par exploser en entendant les critiques et les propositions de souscription pour aider les familles : « Tu te rends compte, Vadia ? Ceux qui ont détruit l’État pendant dix ans, qui ont tout volé, qui ont mis l’armée sur le pavé, ont maintenant le courage d’organiser des collectes pour les familles des victimes ! Des collectes ! Ces salauds feraient mieux de vendre leurs chalets de Saint-Moritz ! appelle-moi ce fils de pute, appelle-le sur son portable ! » Pendant un moment, Berezovsky avait écouté les reproches du Tsar puis il lui avait répondu :

« Volodia, pourquoi es-tu au bord de la mer Noire ? Tu devrais être sur place, en train de coordonner les opérations. Ou en tout cas à Moscou. 

  • Et toi, pourquoi es-tu sur la Côte d’Azur, Boris ?  (126)
  • Mais enfin, Volodia, je ne suis pas président, tout le monde se fout de savoir où je suis. »

Poutine avait continué ses reproches à Berezovsky : ils payaient des putes pour jouer le rôle des femmes de marins et ils complotaient contre la présidence. Berezovsky s’était défendu et avait demandé à Poutine de venir juger par lui-même. Puis il avait fini par changer de ton : si Poutine se rendait à la rencontre des parents de marins, l’ORT garantirait une couverture favorable. Pour le Tsar, l’idée de se faire dicter sa conduite par Berezovsky était intolérable. Il avait fini par raccrocher le teint blême : « Rentrons à Moscou et organisons cette foutue rencontre. Puis quand nous serons sortis de ce bordel, nous nous occuperons de ton ami. » (127)

  1. La chute de Berezovsky.

Berezovsky, Abramovitch, Poutine, Eltsine, Khodorkovski

L’histoire du jeune Juif à lunettes enrôlé dans l’Armée rouge pendant la campagne de 1920, racontée dans Ma première vie d’Isaac Babel : le jeune intellectuel moqué par des Cosaques analphabètes conquiert leur estime en leur offrant une oie à manger.

Berezvosky avait été la première oie de Baranov et il devait faire comprendre aux Cosaques qu’il n’était pas un bon à (128) rien. Lui enlever la télévision avait été la chose la plus simple. Il n’en contrôlait que 49%, le reste appartenait à l’État. Il avait suffi d’appeler le directeur général de l’ORT et de lui dire qu’il recevrait ses directives du Kremlin plutôt que de la maison Logovaz. D’un jour à l’autre, les directeurs de la télévision avaient cessé de lui répondre au téléphone, son journaliste préféré avait été renvoyé et les soubrettes de son club avaient cessé de passer à l’antenne. Berezovsky était devenu fou. Il avait commencé à harceler le monde entier d’invectives furibondes et se défoulait sur Baranov, faute de pouvoir parler à Poutine.

N'importe qui aurait réagi comme lui. Mais il avait commis une erreur fatale. Il avait convoqué une conférence de presse pour dénoncer l’abus de pouvoir et le risque d’un tournant autoritaire en Russie. Alors les gens l’avaient pris pour ce qu’il était : un affairiste sans scrupules qui s’accrochait à son pouvoir compromis par l’ascension du Tsar. (129) Berezovsky était brillant mais il n’avait pas compris que les règles du pouvoir avaient changé : que la parenthèse féodale qui avait vu le triomphe des oligarques était terminée. Les gens voyaient Boris et ses compagnons comme des profiteurs qui avaient accaparé l’immense patrimoine (130) de l’Union soviétique et puis avaient échangé leurs gilets pare-balles pour des costumes sur mesure. Peu avant son départ pour Londres, Baranov était allé le voir une dernière fois à la maison Logovaz. Le Tsar l’avait prié de lui faire savoir qu’il le considérait toujours comme un ami et qu’il pouvait rester à Moscou à condition qu’il se tienne « à l’écart de la politique une fois pour toutes ». Berezovsky avait laissé éclater sa rage : « Poutine est un tchékiste, Vadia : de la race la plus féroce, celle qui ne fume ni ne boit. Ce sont les pires. Il mettra la (131) Russie aux fers. Tout ce que nous avons fait ces dernières années pour devenir un pays normal sera balayé. Même toi, Vadia, tôt ou tard. En fait, toi tu l’as déjà ton collier, tu es le petit caniche du tchékiste. Comme ton père, on voit que vous avez cela dans le sang, la soumission. Des aristocrates ? Vous êtes des serfs, tous tels que vous êtes, depuis des générations ! »

Ses paroles glissaient sur lui d’autant que Berezovsky se contredisait à l’occasion en évoquant la guerre civile qui, selon lui, menaçait la Russie. « Vous êtes en train de construire un régime pire que l’Union soviétique. Au moins, à l’époque, la férocité des chiens de garde du KGB était contrôlée par les hommes du Parti. Maintenant le Parti n’existe plus et les tchékistes ont repris le pouvoir directement. Qui mettra un frein à leur arrogance, à leur envie, à leur profonde stupidité ? Toi, Vadia ? Ou bien un de tes amis du théâtre ? Le KGB sans le Parti communiste n’est qu’un gang de bandits ! » Baranov s’était retenu de lui rappeler leur première rencontre avec Poutine à la Loubianka (132) et la désinvolture avec laquelle Berezovsky était allé chercher le successeur d’Eltsine. Il invoquait désormais le rôle des médias et la liberté de la presse. Et Baranov avait alors beau-jeu de lui rappeler le mépris qu’il avait pour les journalistes qu’on pouvait acheter.

Berezovsky avait compris sa défaite. Ses opinions n’auraient plus d’influence sur le cours des événements. Et de nouveau, il s’en prenait à Baranov qu’il accusait d’« être devenu l’un d’entre eux ». (133) « Ce sont des bêtes féroces, Vadia. Ils viennent du néant, ils se sont fait un chemin à coups de massue, sans règles, sans limites ». La Russie s’est toujours faite comme cela, concéda Baranov. Son numéro était terminé. Il ne lui restait plus qu’à s’en aller. (134)

  1. Voyage à New York, Clinton, Eltsine, Poutine.

Pendant que Berezovsky prenait son vol pour Londres, ils avaient pris la direction inverse. D’abord (135) Tokyo puis New York. A l’aéroport JFK, l’ambassadeur russe à l’ONU les avait accueillis. Une vingtaine de chambres avaient été réservées pour eux à l’Hôtel Waldorf Astoria pendant que les Saoudiens occupaient les trois derniers étages avec un faste impérial. La semaine de l’Assemblée générale de l’ONU était à la fois une orgie de pouvoir et un bain d’humilité pour des hommes habitués à la satisfaction immédiate de leurs désirs. D’autant que les Américains trouvaient toujours le moyen de faire sentir leur supériorité (136) pour donner la priorité au passage de leur président. Poutine n’avait guère apprécié d’attendre et encore moins l’interview un peu trop triviale de Larry King à la télévision. Ils avaient bien profité de la vie new-yorkaise, (137) tout en ressentant derrière la cordialité américaine des relents de condescendance.

Le sommet avec Clinton s’était déroulé de la même façon. Le président avait eu l’amabilité de venir à leur rencontre à Waldorf Astoria avec son air de briscard et sa poignée de main légendaire. C’était ce même Clinton qui avait géré d’une main de fer le démantèlement de l’empire soviétique, agrandissant l’Otan presque jusqu’à leurs frontières. Mais dès le premier échange, il avait commis l’erreur de demander au Tsar des nouvelles de son vieil ami Eltsine. Il ne se rendait pas qu’il réactivait le souvenir d’une humiliation (138) que les Russes n’avaient pas digérée : l’éclat de rire de Clinton pendant le discours d’un Eltsine titubant et ridicule. (139) « Une nation entière, cent cinquante millions de Russes, plonge dans la honte sous le poids du fou rire du président américain. » C’est cette scène qui était apparue au Tsar quand Clinton lui avait demandé des nouvelles du vieux Boris. Il lui avait fait comprendre qu’avec lui ce serait différent : pas de claques dans le dos ni de rires. Clinton avait été déçu. « Il pensait que désormais tous les présidents russes ne seraient que de braves portiers d’hôtels, gardiens des plus vastes ressources de gaz de la planète pour le compte des multinationales américaines. »

Pendant le vol du retour, Poutine avait exprimé tout son ressentiment : « Si les cannibales prenaient le pouvoir à Moscou, les États-Unis les reconnaîtraient immédiatement en tant que gouvernement légitime, à condition qu’ils ne touchent pas à leurs intérêts et continuer à les traiter en patrons. Le problème, c’est qu’ils croient avoir gagné la guerre froide, tu comprends ? Alors que l’Union soviétique ne l’a pas perdue. La guerre froide s’est arrêtée parce que le peuple russe a mis fin à un régime qui l’opprimait. Nous n’avons (140) pas été vaincus, nous nous sommes libérés d’une dictature. Ce n’est pas la même chose. Les Occidentaux ont, eux aussi, contribué à la démocratisation de l’Europe de l’Est, mais ils ne devraient pas oublier que la plus grande contribution a été donnée par les Russes. C’est nous qui avons fait tomber le mur de Berlin, pas eux qui l’ont abattu. C’est nous qui avons dissous le pacte de Varsovie, nous qui avons tendu la main vers eux en signe de paix, pas de reddition. Ce serait bien qu’ils s’en souviennent, de temps en temps. » (141)

  1. Edouard Limonov et le parti national-bolchévique.

A son retour des États-Unis, Baranov avait décidé de s’accorder une soirée de liberté. Il lui arrivait encore de fréquenter le milieu des artistes moscovites malgré son manque de temps. Un personnage, en particulier, exhibait toutes les affectations du grand écrivain sans s’être jamais donné la peine d’en produire les œuvres, Edouard Limonov. Après avoir passé de nombreuses années en Amérique et à Paris, il était rentré à Moscou avec des idées combatives et un grand ressentiment vis-à-vis de l’Occident. Au début des années 90, il avait créé le Parti national-bolchévique avec l’intention de générer le chaos. (142) Il était toujours entouré d’une bande de personnages improbables qu’il appelait son « avant-garde révolutionnaire ». Il avait expliqué à Baranov que la difficulté n’était pas de trouver des soldats mais des propagateurs de l’idéologie ; il avait aussi promis à Baranov qu’il lui laisserait son petit bureau au Kremlin : « un honnête professionnel de la propagande peut toujours être utile » …

Ce soir-là, Edouard lui avait donné rendez-vous au 317, un faux pub irlandais près de la Maison Blanche dont il avait fait son quartier général. A l’intérieur se côtoyaient bikers néofascistes, intellectuels anarchistes, punks et quelques créatures féminines dans une ambiance à la Mad Max. (143) Limonov était assis dans un coin avec une bouteille de vodka à moitié vide. Il avait commencé à vilipender la civilisation occidentale, de l’interdiction du duel par Richelieu au congé paternité, « le comble de l’abjection ». Baranov avait souvent entendu ou lu les arguments de Limonov. Ce soir-là, il était curieux de leur voyage à New York dont il avait lu un compte-rendu dans les journaux. (144) Baranov n’avait guère envie de discuter de politique internationale avec Edouard. « C’est amusant New York. Il suffit d’éviter les Américains. » Selon lui, l’Amérique avait détruit la bourgeoisie, qui, elle, au moins, avait des valeurs, contrairement aux gens qui ne croyaient qu’aux chiffres. (145)  Et il qualifiait la culture américaine de « dé-civilisation » ayant « rendu impossible la véritable grandeur pour garantir un Happy Meal à tout le monde », tout en mangeant son hamburger et les Américains de « zombies ». « C’est quand j’ai vu qu’Eltsine prenait ce chemin et qu’il voulait transformer la Russie en une succursale low cost de l’hospice américain que j’ai décidé de fonder le Parti national-bolchévique. [Je l’ai appelé comme ça] pour vous mettre en rage, pour concentrer en un seul nom tout ce que vous considérez comme le mal, toutes les idées qui menacent le petit consommateur satisfait à quoi vous avez réduit l’homme. » (146) « Dans le Parti national-socialiste, nous avons rassemblé des ex-staliniens et des ex-trotskistes, des homosexuels et des skinheads, des anarchistes, des punks, des artistes conceptuels et des fanatiques religieux, des bouddhistes et des orthodoxes. » […] « Ce n’est pas l’idéologie qui les tient. C’est le style de vie. Tu crois que le programme les intéresse ? Ce que les jeunes veulent, c’est fuir la banalité, l’ennui. C’est une étincelle d’héroïsme en chacun d’eux qui n’attend que d’être nourrie. La Troisième Rome, la Russie impériale, Stalingrad, peu importe. L’essentiel est de faire appel à quelque chose de grand. S’il veut rester en vie, chaque peuple doit croire que ce n’est qu’en lui que réside le salut du monde, qu’il vit pour se tenir à la tête des autres nations ! Les Occidentaux veulent nous voir à genoux. Ils ont adoré Gorbatchev et Eltsine. Ils feront semblant de vous adorer, vous aussi, Vadia, tant que vous maintiendrez un comportement de valet. Et en attendant ils emporteront les derniers restes. »

Ce soir-là, Baranov s’était bien gardé de dire à Limonov que ses élucubrations coïncidaient en partie avec (147) leur expérience. Lui qui avait toujours considéré Edouard comme un sociopathe brillant complètement dénué de sens politique ressassant les mêmes concepts pour épater les bourgeois et impressionner les filles, commençait à trouver un sens différent à ses envolées lyriques. Ses intuitions n’étaient pas à prendre à la légère malgré les bouffonneries de Limonov. Peut-être était-il temps d’arrêter d’imiter l’Occident pour prendre un autre chemin. (148)

  1. Poutine : éloge de Staline et arrestation de Khodorkovski.

A une heure avancée de la nuit, Baranov avait été reçu par le président dans son bureau du palais du Sénat dont Lénine avait fait le siège de son gouvernement. (149) Poutine s’inquiétait de son indice de popularité. Baranov l’avait rassuré : 60% et son concurrent le plus proche était à 12%. Mais la réponse ne satisfaisait pas le président : « Le Petit Père est, aujourd’hui, plus populaire que moi. Si nous étions face aux élections, il me mettrait en pièces. » « Vous les intellectuels, vous êtes convaincus que c’est parce que les gens ont oublié. D’après vous, ils ne se souviennent pas des purges, des massacres. C’est pourquoi vous continuez à publier article sur article, livre sur livre à propos de 1937, des goulags, des victimes du stalinisme. Vous pensez que Staline est populaire malgré mes massacres. Eh bien, vous vous trompez, il est populaire à cause des massacres. Parce que lui au moins savait comment traiter les traîtres. » Puis Poutine avait donné des exemples : (150) Von Meck, le directeur du chemin de fer, fusillé pour sabotage après une série d’accidents de trains, pour donner un exutoire à la rage, Tchernov, le commissaire du peuple à l’Agriculture, arrêté et jugé parce que la viande venait à manquer, Zelenski, le chef de la commission du Plan, obligé d’avouer après la pénurie d’œufs et de beurre. « Le sabotage est une explication beaucoup plus convaincante que l’inefficacité, Vadia. Quand il est découvert, le coupable peut être puni. Justice est faite, quelqu’un a payé et l’ordre est rétabli. C’est ça le point fondamental. »

Puis le Tsar avait enchaîné : « J’ai donné l’ordre d’arrêter ton ami Khodorkovski demain à l’aube. Nous enverrons aussi des caméras, tout le monde doit voir que personne n’est au-dessus de la sacro-sainte colère du peuple russe. » Baranov était abasourdi. En quelques années, Mikhaïl était devenu l’entrepreneur le plus riche du pays (151), les médias qui en avaient fait l’icône du nouveau capitalisme russe, l’adoraient. L’idée de le flanquer en prison paraissait inconcevable. Mais l’homme qui était en face de lui ne lui avait pas demandé son avis. C’était pourtant à Baranov d’en gérer les conséquences. Il fallait remplacer les photos du golden boy de la finance par celle du prisonnier derrière les barreaux. La dégradation politique de Mikhaïl deviendrait un avertissement pour les oligarques et un spectacle servi en pâture à la rage du bon peuple russe. Baranov se défendait de toute vengeance à l’égard de celui qui lui avait pris Ksenia. (152)

Khodorkovski avait été arrêté à l’aube, dès que son jet avait touché la piste de la ville sibérienne [de Novossibirsk, le 2 juillet 2003] où il était allé conclure une affaire. Les images du milliardaire, menotté, escorté par les soldats des troupes spéciales, avaient fait le tour du monde. Elles eurent pour effet immédiat de rappeler que l’argent ne protège pas de tout, du moins en Russie (c’était inenvisageable en Occident, pour Baranov, où les milliardaires, ces « vrais oligarques », étaient au-dessus des lois et du peuple). A six semaines du vote, l’arrestation de Khodorkovski était devenue le manifeste de la non-campagne du Tsar (153) pour les élections de cette année-là. Baranov s’était contenté de transformer la chute de Mikhaïl en un format télévisuel à effet : le peuple adore voir rouler la tête des puissants ; cela le console de sa médiocrité.

Les élections, en décembre, avaient été un triomphe. Poutine était resté debout toute la nuit, non pas pour suivre les élections mais parce que son labrador Koni avait accouché de sa première portée. Baranov s’était plongé dans la chronique des procès staliniens des années 30 et il s’était rendu compte qu’il s’agissait (154) déjà, au fond, de mégaproductions hollywoodiennes : la voie soviétique du show-business. Chacun y jouait son rôle. « Le moteur primordial dont il faut tenir compte reste la colère. […] Staline avait compris que la rage est une donnée structurelle. […] La question alors n’est pas d’essayer de la combattre, seulement de la gérer. […] Gérer le flux de la rage en évitant qu’elle s’accumule est plus compliqué, mais beaucoup plus efficace. Pendant de nombreuses années, au fond, n'a été rien d’autre que cela. » (15

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