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14 février 2023 2 14 /02 /février /2023 10:11

LE MAGE DU KREMLIN de Giuliano da EMPOLI, NRF, Gallimard, 2022. (3e partie). 

 

  1. Le bal des courtisans, Sechine et le démantèlement de Ioukos, la démocratie souveraine.

A partir de l’arrestation de Khodorkovski et de la triomphale réélection de Poutine [mars 2004], quelque chose avait changé dans la nature du gouvernement russe. La lutte pour le pouvoir s’était déplacée de l’arène publique à l’antichambre du Tsar. « En rétablissant la verticale du pouvoir, Poutine a donné le LA au bal des courtisans ». Pour le courtisan, tout faisait sens. (157) Comme les fluctuations de la Bourse, on suivait les variations de la cote des courtisans. Baranov avait glissé dans le nouveau régime avec le naturel de ceux qui avait dans le sang au (158) moins trois siècles de courbettes. D’autres, qui ne disposaient pourtant pas d’un tel patrimoine génétique, l’avaient rapidement surclassé, notamment Sechine. Cet homme que l’on prenait pour un mélange de dactylo et de majordome, était devenu en quatre ans le prototype du courtisan, sûr de lui et dominateur tant que le chef n’était pas aux alentours. Dans le cas contraire, il redevenait promptement une brebis tremblante. Il était le seul à garder sa cravate pendant les vols officiels. Avant de rencontrer Poutine, il avait travaillé pour le KGB au Mozambique. Et il avait une approche de la nature humaine primitive (159) bien que Baranov ait découvert qu’il était diplômé en philologie. Mais il avouait lui-même ne pas avoir lu un seul livre depuis son diplôme. C’est à lui que revenait d’accomplir les tâches ingrates que personne n’avait envie d’assumer dans les transactions.

Avec l’emprisonnement de Khodorkovski, le Tsar tenait à démanteler Ioukos, la première entreprise russe, la plus admirée et la plus riche. Sechine en avait fait une seule bouchée. Un séquestre judiciaire, une vente aux enchères publiques avec un seul participant et Ioukos avait fini dans l’escarcelle d’un conglomérat public dont Igor avait été nommé président quelques mois plus tôt. Les journaux occidentaux avaient crié au scandale et au vol. Baranov pourtant, essayait de justifier ce recours traditionnel à la force en Russie (160) bien différent des règles occidentales de négociation. Mais, nourri de ses lectures, il avait quand même jugé barbare le démembrement de Ioukos et l’idée que Khodorkovski soit remplacé par un tchékiste lui avait glacé le sang.

Un soir, Poutine avait convoqué Baranov dans son bureau. Il rentrait d’un sommet international épuisé et en colère. On l’avait traité, estimait-il, comme s’il était le président de la Finlande. Il reconnaissait d’ailleurs que les Russes avaient été les premiers à se comporter comme des mendiants. (161) Poutine avait alors évoqué son enfance à Leningrad. Les gens méprisaient les clochards mais il craignait l’un d’entre eux, nommé Stepan, car il leur faisait peur. « La seule arme qu’a un pauvre pour conserver sa dignité est d’instiller la peur. » Baranov avait émis une objection : il ne fallait pas faire peur aux marchés. « Mets-toi une chose dans la tête, Vadia, avait rétorqué Poutine avec un éclair de haine dans le regard. Les marchands n’ont jamais dirigé la Russie. […] Ils ne sont pas capables d’assurer les deux choses que les Russes demandent à l’État : l’ordre à l’intérieur et la puissance à l’extérieur. » Les marchands n’avaient gouverné la Russie que deux fois : après la révolution de 1917, avant (162) l’avènement des bolchéviques et pendant la période d’Eltsine et cela avait conduit au chaos.

« Ton ami Khodorkovski s’habillait comme un entrepreneur californien, mais c’était un loup des steppes. Il n’a rien inventé, rien créé. Il s’est simplement emparé d’un morceau de l’État, en profitant de la faiblesse et de la corruption de ceux qui auraient dû le protéger. Tu sais combien il a payé ses concessions pétrolifères en 1995 ? Trois cents millions de dollars. Et combien elles valaient deux ans plus tard sur le marché ?  Neuf milliards. Quel extraordinaire entrepreneur, n’est-ce pas ? Un génie ! Tous pareils, les oligarques. Des génies. Et maintenant ils viennent nous faire la morale sur le respect de la loi. Et ils financent nos opposants parce qu’ils trouvent que nous sommes un peu mal élevés. On ne les écoute pas assez. Peut-être que dans quelque temps on me remplacera par un diplômé de Harvard, un fantoche qui leur fera faire bonne figure au gorum de Davos, qu’en dirais-tu ? »

Poutine avait fait signe à Baranov de prendre place sur le fauteuil en face de lui.

« Nous devons retrouver notre souveraineté. Et, Vadia, le seul moyen de nous ayons, c’est de mobiliser toutes les ressources que nous possédons. Notre PIB est celui de la Finlande ? Peut-être. Mais nous, nous ne sommes pas la Finlande : nous sommes la plus grande nation qui existe (163) sur terre. La plus riche, aussi. Seulement, nous avons permis à notre richesse, à la richesse collective qui revient de droit au peuple russe, d’être volée par une bande de malfaiteurs. Ces dernières années, la Russie a créé une aristocratie offshore, des gens qui accaparent nos ressources mais ont le cœur et le portefeuille ailleurs. Nous reprendrons le contrôle des sources de richesse de notre pays, Vadia : le gaz, le pétrole, les forêts, les mines, et nous mettrons cette richesse au service des intérêts et de la grandeur du peuple russe, non pas de quelque gangster avec villa sur la Costa del Sol.  Il n’y a pas que l’économie. Regarde l’armée. Eltsine ne savait pas quoi faire de l’armée. Il la craignait un peu, il la méprisait un peu, il a évité ainsi de s’en occuper, il l’a laissé pourrir loin des projecteurs de la nouvelle Russie, des boutiques et des gratte-ciels. C’est ainsi que nous sommes devenus une espèce de pays sud-américain, avec des généraux qui jouent aux gangsters ou entrent en politique, des soldats qui crèvent de faim et se vendent en échange d’un paquet de cigarettes. Maintenant, nous sommes en train de remettre l’armée dans la verticale du pouvoir, ainsi que les services de sécurité. La force a toujours été le cœur de l’État russe, sa raison d’être. Notre devoir n’est pas uniquement de restaurer la verticale du pouvoir. Nous devons créer une nouvelle élite de patriotes, prêts à tout pour défendre l’indépendance de la Russie. »

Baranov avouait qu’à cette époque il prenait encore les discours du Tsar au pied de la lettre et qu’il ne pouvait pas savoir « à quel point le sentiment de revanche qui se cachait derrière eux était profond, ni que le rôle qu’ils masquaient se révèlerait (164) impossible à combler. » Ce soir-là, il avait compris que la guerre contre les oligarques n’était que le début. Il s’agissait de mobiliser tous les éléments de la force de la Russie pour retrouver leur place sur la scène mondiale. « Une démocratie souveraine, tel était l’objectif. Pour le réaliser, nous avions besoin d’hommes d’acier, capables d’assurer la fonction primordiale de tout État : être une arme de défense et d’attaque. Cette élite existait déjà. C’étaient les siloviki, les hommes des services de sécurité. Poutine était un des leurs. Le plus puissant, le plus avisé. Le plus dur. Mais toujours un des leurs. Il les connaissait, il avait confiance en eux et en personne d’autre. Il les a placés un à un dans des positions de commandement. Au sommet de l’État, certes mais aussi à la tête d’entreprises privées, qu’il a récupérées une à une des mains des affairistes des années 90. L’énergie, les matières premières, les transports, les communications. Les hommes de la force ont remplacé les oligarques dans tous les secteurs. C’est ainsi qu’en Russie l’État est redevenu la source de toute chose. »

Baranov voulait par avance répondre à l’accusation de corruption du système. Il avait pris l’exemple de Churchill qui avait des amis fortunés (165) ce qui ne l’avait pas empêché d’être un des plus grands hommes d’État du XXe siècle. Pourquoi fallait-il qu’un homme d’État vive comme un employé des postes ? « Notre chef d’œuvre a été la construction d’une nouvelle élite qui concentre le maximum de richesse et le maximum de richesses. »  Des hommes forts et complets capables d’utiliser toute la gamme des instruments qui servent à produire un impact sur la réalité : le pouvoir, l’argent, même la violence, quand cela est indispensable. « Le pouvoir ne corrompt pas nécessairement, il peut rendre un homme meilleur, pourvu qu’il soit capable de le gérer. » (166) Seuls les forts peuvent se permettre la loyauté. « Cela dit, il est évident que, par rapport à d’autres endroits, la lutte pour le pouvoir en Russie est encore un processus sauvage et fantaisiste : tout peut arriver à n’importe quel moment. Les règles sont féroces parce que la mise en jeu est elle-même féroce. » (167)

  1. Retrouvailles avec Berezovsky et Ksenia sur la Côte d’Azur, l’histoire de Sergueï.

Baranov avait atterri à Nice un matin d’automne où deux sbires l’attendaient pour le conduire au château de la Garoupe. Il avait exposé à Berezovsky le visite de sa visite : selon une rumeur Berezovsky était devenu l’un des principaux soutiens de l’opposition ukrainienne qui commençait sérieusement à inquiéter le Tsar. « L’idée de perdre le contrôle de ce qui était, depuis des siècles, une part intégrante du territoire russe, le rendait littéralement fou. » Poutine avait intimé à Baranov l’ordre d’aller raisonner « ce connard ». En vain car son discours tournait en rond.

« Le métier ces gens du contre-espionnage […] est d’être paranoïaque. Voir des complots partout, des traîtres, les inventer quand on en a besoin. Ils ont été formés comme ça, la paranoïa fait partie de leurs obligations professionnelles. Dans la tête du Tsar, rien n’arrive jamais spontanément. Les médias sont toujours manipulés. Les manifs, l’indignation des gens, rien n’est (169) jamais comme cela en a l’air. Il y a toujours quelqu’un derrière qui tire les ficelles, un marionnettiste qui poursuit son propre dessein. C’est ce qu’il a pensé au moment du sous-marin, quand les journalistes faisaient simplement leur métier et que les gens avaient toutes les raisons du monde d’être en colère. Et c’est ce qu’il pense maintenant en ce qui concerne l’Ukraine. Comme si ces pauvres Ukrainiens n’avaient pas leurs raisons pour se rebeller contre les bandits qui les gouvernent. »

Baranov n’avait pas manqué de rappeler que Boris leur avait fait parvenir trente millions de dollars et que les principaux soutiens de l’opposition ukrainienne étaient la CIA, le Département d’État américain, les grandes fondations américaines, l’Open Society de Georges Soros. Ce à quoi Berezovsky avait répondu que c’était « la démocratie » et que lui-même avait été chassé de Russie. (170). Le Tsar lui avait conservé son amitié, avait ajouté Baranov, et lui avait même laissé la possibilité de vendre les parts des sociétés qu’il possédait en Russie. Mais l’argument ne convoquait pas Boris. Il n’avait pas peur des tueurs à gages du Kremlin. « Ne sois pas grossier, Boris. Je ne suis pas venu jusqu’ici pour te menacer. Seulement pour faire appel à ton esprit patriotique. Je comprends ton ressentiment, mais je ne peux pas croire que tu t’aveugles au point de te retourner contre ta propre patrie. » (171)

« La Russie de Poutine n’est pas ma patrie, Vadia. Je ne la reconnais plus. Avec tous nos défauts, pour la première fois dans l’histoire russe, nous avions réussi à construire un pays libre, dans lequel les personnes pouvaient dire et faire ce qu’ils voulaient. Pour la première fois en onze siècles d’histoire, Vadia, tu te rends compte ? Et en quelques années vous avez tout foutu en l’air, tout. Vous avez retransformé la Russie en ce qu’elle a toujours été : une énorme prison. 

  • Les Russes ne sont pas trop à plaindre, Boris. Ils ont cent vingt chaînes de télévision.
  • Mais qui racontent toutes la même chose, Vadia, comme au temps de Brejnev. »

La conversation avait été interrompue par le majordome qui leur proposait de passer à table. Berezovsky avait présenté Baranov à ses commensaux comme « le vrai cerveau de [son] ami Vladimir Poutine, Tsar de toutes les Russies. » (172) Et c’est là qu’il avait revu Ksenia. Pendant tout le repas, elle avait mobilisé toute son attention, au point de négliger les propos des convives (173). « Entre un Russe et un Occidental, il y a la même différence de mentalité qu’entre un habitant de la Terre et un Martien », avait repris Boris avant de raconter l’histoire de Sergueï : cet aristocrate avait combattu les bolchéviques avant de partir en exil à Berlin puis à Paris, persuadé de rentrer bien vite à Saint-Pétersbourg (174). Et quand il s’était retrouvé progressivement dans le besoin, ses derniers sous, il avait (175) offert le champagne à ses amis au lieu de prendre une licence de taxi. Baranov avait des doutes sur l’authenticité et l’originalité de cette anecdote significative de la fierté russe.  C’est à ce moment-là que Ksenia était intervenu pour évoquer l’arrogance de ceux qui s’exhibaient dans Moscou au volant de leurs Mercedes, ce qui n’avait pas empêché la police d’intervenir. (176) Après une brève réponse de Baranov, le repas s’était continué sur des sujets moins épineux. (177).

  1. Les révolutions ukrainienne et géorgienne, Zaldostanov et les loups de la nuit, le Maïdan russe.

Quelques jours après l’excursion de Baranov sur la Côte d’Azur, la situation en Ukraine s’était dégradée. Soutenus par les Américains, les rebelles avaient refusé les résultats des élections [du 21 novembre 2004] qui avaient donné vainqueur Viktor Ianoukovytch et avaient occupé la place centrale de Kiev, avec le soutien des Occidentaux. De nouvelles élections [le 26 décembre] avaient conduit au pouvoir Viktor Iouchtchenko, le candidat pro-Américain « qui voulait faire entrer l’Ukraine à l’Otan. L’Ukraine – la patrie de Khrouchtchev et de Brejnev, le siège de notre flotte militaire – à l’Otan ! » expliquait Baranov. (178) Ils l’avaient appelée « la révolution orange ». « C’était l’assaut final à ce qui restait de la puissance russe. » L’année précédente, cela avait été la Géorgie. Là-bas, ils l’avaient baptisée la « révolution des roses ! » [Démission de Chevardnadzé le 23 novembre 2003]. Et dans ce cas aussi, on avait mis au pouvoir un espion de la CIA [Mikheil Saakachvili, 4 janvier 2004]. « Il n’y avait pas besoin d’une boule de cristal pour imaginer l’étape suivante : la Russie.  Une belle révolution colorée à Moscou, un nouveau président, avec un master de Yale en poche et le triomphe des États-Unis aurait été complet ». Les hommes de la force s’étaient aussitôt mis au travail mais Baranov n’était pas convaincu par cette méthode sur le long terme.

C’est à ce moment-là qu’il s’était souvenu d’un personnage qu’il avait rencontré en fréquentant Limonov : Alexandre Zaldostanov (179) un chirurgien esthétique diplômé du Troisième institut médical de Moscou, qui avait trouvé plus amusant de fracasser les mâchoires que de les reconstruire. A la fin des années 80, il avait fondé un des premiers clubs de motards de l’Union soviétique sur le modèle des Hells Angels. Au début, les Loups de la nuit étaient des voyous qui écumaient les villes en jouant à cache-cache avec la police. A la chute de l’URSS, ils avaient franchi un palier en vivant de racket et de trafics variés. Slaves, Tchétchènes, Daguestanais, Sibériens, ce qui les unissait était la passion pour les grosses cylindrées et le goût de l’aventure. Presque tous exhibaient d’énormes tatouages symbolisant la grandeur russe. C’est ce qui les avait rapprochés de Limonov mais ce dernier n’était qu’un intellectuel peu utilisable alors que Zaldostanov était un homme d’action. Le moment était peut-être arrivé de donner un débouché à la rage et à celle de ces « loups ».

Baranov avait alors donné rendez-vous à Zaldostanov au Kremlin. « Les rebelles les plus féroces sont parmi les sujets les plus sensibles à la pompe du pouvoir », ironisait le conseiller. Zaldostanov cherchait en effet à se donner une contenance. Au début, ils avaient évoqué les temps héroïques du Parti national-bolchévique sans citer le nom de Limonov qui était en prison. « Le président est informé de notre rencontre et t’envoie ses salutations » avait précisé Baranov, ce qui eut beaucoup d’effet sur le motard. Baranov lui avait fait des compliments sur les activités de son groupe : « Fraternité et force, voilà le sujet. Vous n’êtes pas une simple bande de motards. Vous êtes surtout de vrais patriotes russes. » Baranov arrivait au fait : « le coup d’État en Ukraine ». « La révolution orange n’est pas née sur la place Maïdan, elle est née à Langley, en Virginie », non pas en recourant comme avant à la force militaire mais en utilisant les technologies et les techniques marketings modernes (183). Il s’agissait de donner une cause et un ennemi à une jeunesse déboussolée. Mais ce n’étaient pas les bureaucrates qui pouvaient le faire. Alexandre, lui, n’avait pas fait de compromis. Les jeunes le (184) le suivraient car il savait leur parler, pour qu’ils ne tombent pas dans la trappe des Américains. « Tu peux les conduire vers les vraies valeurs. La Patrie. La Foi. » Zaldostanov avait des doutes mais Baranov l’avait assuré du soutien du Tsar. « Le Tsar est comme vous. Il appartient à la race des conquérants. Il est fait pour être votre chef, le chef de tous les vrais patriotes de ce pays. N’est-ce pas lui qui a remis debout la Russie ? Pourquoi crois-tu que les Américains veulent se libérer de lui ? Parce qu’ils ne supportent qu’une Russie à genoux, ils n'acceptent pas que quelqu’un puisse s’opposer à leur hégémonie.  Et puis, je te le dis, il est comme vous. Il a le culte de l’exercice physique. Il fait du judo, il va à la chasse, il adore la vitesse. » Baranov assurait à Zaldostanov que le Tsar se joindrait à leurs rassemblements. « Nous organiserons un Maïdan russe. Un rassemblement pour tous (185) les jeunes patriotes de notre pays, un lieu où ils pourront se retrouver et se regarder en face. Et commencer la lutte contre le véritable ennemi, la décadence de l’Occident, ses fausses valeurs qui créent des divisions et des frustrations ! » Zaldostanov s’y voyait déjà, excité par la rhétorique de Baranov : « Nous devons donner l’assaut à la médiocrité du quotidien, Alexandre ! Offrir à nos jeunes une véritable alternative face au matérialisme occidental. La Russie doit devenir un lieu où on peut défouler sa rage et rester un fidèle serviteur du Tsar. » Malgré son euphorie, le motard avait bien compris qu’il s’agissait d’empêcher la révolution. (186)

  1. Les forces de colère, les ennemis, Baranov, Anastasia Tchekhova et Garry Kasparov.

Le jour de la rencontre Zaldostanov avait quitté le Kremlin en état d’ivresse, sans savoir qu’après lui Baranov avait reçu le leader d’un groupe de jeunes communistes, l’intrigante porte-parole d’un mouvement de renaissance orthodoxe, le chef des ultras du Spartak, le représentant d’un des groupes les plus  populaires de la scène alternative et il les avait tous recrutés : les motards et les hooligans, les anarchistes et les skinheads, les communistes et les fanatiques religieux, l’extrême droite et l’extrême gauche et presque tous ceux qui étaient au milieu. « Tous ceux qui étaient susceptibles de donner une réponse excitante à la demande de la jeunesse russe. » Après ce qui s’était passé en Ukraine, selon Baranov, il ne fallait pas « laisser sans surveillance les forces de la colère. » Il fallait ajouter au monopole du pouvoir celui de la subversion, utiliser la réalité comme matériel pour instaurer une forme de jeu (187) supérieur. Baranov trouvait là l’accomplissement naturel de son parcours.

Chacun avait joué de bon gré son rôle, certains même avec talent. Il n’avait certes pas embauché les professeurs, les technocrates, les porte-drapeaux du politiquement correct et les progressistes qu’il avait préféré laisser à l’opposition et tous ceux qui augmentaient sa popularité à chaque fois qu’ils prenaient la parole : les économistes, les oligarques rescapés des années 90, les professionnels des droits humains, les passionarias féministes, les écologistes, les végans, les gays. Quand les Pussy Riot avaient profané la cathédrale du Christ Saint-Sauveur, hurlant des obscénités contre Poutine, elles avaient fait gagner cinq points dans les sondages.

Sans parler de Gary Kasparov, le champion d’échecs qui avait fondé son propre parti d’opposition. Baranov l’avait rencontré une seule fois lors d’une réception mondaine (188) chez Anastasia Tchekhova, la riche descendante du grand écrivain. Dans cette maison, chacun espérait trouver des informations anticipées (189) pour les convertir en privilèges : argent, pouvoir, prestige. Anastasia Tchekhova planifiait ces réunions en essayant de combiner trois ingrédients rares :  une certaine dose de génie, une pincée de glamour international et une pointe de transgression. Gary Kasparov avait l’avantage de concentrer ces trois aspects en une seule personne. Ce soir-là, Baranov l’avait vu tenir son auditoire en haleine ; quelqu’un avait dû lui signaler la présence du conseiller :

« Ah ! c’est vous, Baranov, […] le mage du Kremlin, le Raspoutine de Poutine. Vous savez ce que disent les gens de votre “ démocratie souveraine ” ? Qu’elle est à la démocratie ce que la chaise électrique est à la chaise. »

Baranov avait éclaté de rire et concédé que les Russes ne manquaient pas d’humour. Puis il avait demandé à Kasparov s’il savait la signification de la démocratie souveraine.

« Je ne suis pas un politologue, mais en tant que joueur d’échecs, je dirais que c’est plus ou moins le contraire d’une patrie. Aux échecs, les règles restent les mêmes mais le vainqueur change tout le temps. Dans votre démocratie souveraine, les règles changent, mais le vainqueur est toujours le même. »

Le champion avait de la répartie mais Baranov aussi : « Vous les libéraux, pensez que la culture politique russe est le produit archaïque de l’ignorance. Vous considérez nos habitudes, nos traditions comme un obstacle au progrès. Vous voulez singer les Occidentaux, mais l’essentiel vous échappe. […] Depuis que vous avez perdu le pouvoir, vous rêvez de le (191) reconquérir pour compléter votre œuvre. De notre côté, nous avons fait le tour de la question, nous avons appris la leçon de l’Occident et nous l’avons adaptée à la réalité russe. La démocratie souveraine correspond aux fondements de la culture politique russe. C’est pour cela que le peuple est de notre côté. » La conversation s’était terminée de façon extrêmement tendue.

  1. Au bar de l’hôtel Metropol, retrouvailles avec Ksenia.

Baranov avait toujours aimé les bars des hôtels. Il pouvait y faire semblant d’y observer (193) de l’extérieur, comme s’il était un touriste, la réalité brutale dans laquelle il était pourtant totalement immergé. Au Metropol, il avait retrouvé Ksenia qui avait accepté son rendez-vous. Ce premier soir, il avait cherché à savoir ce qu’elle avait fait pendant ces dernières années. « Rien. » (194) « Sa paresse, vierge de tout compromis, était une forme de sagesse.  Ksenia ne sentait pas le besoin d’ajouter quelque activité que ce fût à son existence, ce qui lui conférait une supériorité automatique sur les autres. […] A elle seule, Ksenia constituait une doctrine. » Il lui avait parlé comme il n’avait pas parlé depuis des années, comme il n’avait jamais parlé avec personne. Il lui avait raconté qu’en apercevant son reflet dans un miroir du Kremlin, il avait vu le visage de son père et depuis, il ne le quittait plus. (195) Il lui avait dit qu’il était fatigué.

Après ce premier rendez-vous, ils avaient pris l’habitude de se retrouver au Metropol. Elle retrouvait peu à peu son règne. Elle s’était progressivement nourrie de toute chose et revenait pure et calme. « Parler avec elle, c’était comme mettre fin à un exil qui avait duré trop longtemps. » (196) Progressivement, ils s’étaient avancés sur le terrain qu’ils avaient jusqu’alors soigneusement évité. Alors que Baranov parlait d’un jésuite espagnol et des âmes vigoureuses, Ksenia l’avait pris à parti : les femmes ne pouvaient pas se permettre d’être romantiques, elles avaient la responsabilité de la survie du monde. Ksenia était féroce. Elle lui reprochait de ne rien comprendre. « Vous pensez au fond que le mariage est une façon de vous garantir un public, quelqu’un qui soit toujours à vos côtés, à admirer vos exploits. » « Toi, non bien sûr, Vadia, tu es un poète. Un poète égaré parmi les loups. Pour toi, l’amour est sacré ». Elle avait cité Rilke et ils s’étaient souvenus de la rue Gasheka où ils se tenaient par la main. « Le mariage est le contraire de l’amour, tu sais. C’est comme les impôts. D’une certaine façon tu le fais pour les autres. » Baranov n’était pas sûr de tout comprendre mais personne ne pouvait empêcher Ksenia de s’exprimer. Elle continuait à s’exprimer sur le mariage qui n’avait rien à voir avec l’amour mais servait à (198) à fonder une famille. Et l’on trouvait l’amour dehors. L’idée de se marier par amour venait des romans du XIXe siècle et des films hollywoodiens.  Ils avaient parlé de leur rupture (199) et de son besoin de stabilité : « la vraie liberté est dans le conformisme », de son mariage avec Misha ; (200)

« Tu tenais tellement à moi ?

  • Je t’aimais, Ksenia.
  • Et maintenant ? En ce moment ?
  • Encore maintenant. »

Ksenia avait mûri sans perdre de son charme. Quelque chose qui avait commencé des années plus tôt était en train de s’accomplir. Il ne l’avait pas prévu. Ils étaient sortis de l’hôtel et avaient commencé à marcher dans la neige. (201)

  1. Koni, le labrador de Poutine et Angela Merkel, le respect regagné.

Baranov l’assurait : le coup du labrador ne venait pas de lui mais il admettait que c’était une idée géniale quoiqu’un peu brutale, comme la plupart des initiatives du Tsar. Angela Merkel avait préparé minutieusement ses notes. Ce jour-là, pourtant, rien n’aurait pu la préparer à ce qui l’attendait au moment où elle avait fait son entrée dans la salle de réunion. Koni, le gigantesque labrador noir du Tsar. (203)

Il faut savoir que la chancelière avait la phobie des chiens depuis qu’elle avait été attaquée par un rottweiler à l’âge de huit ans. La chancelière avait été pétrifiée sur sa chaise tandis que Koni tournait autour d’elle sous les yeux de Poutine goguenard : « Vous êtes sûre que le chien ne vous dérange pas, madame Merkel ? Je pourrais le mettre dehors, mais il est tellement gentil, vous savez. Je m’en sépare difficilement. »

Le labrador. Voilà le moment où Poutine avait décidé d’enlever les gants et de jouer la partie comme il l’avait apprise dans les cours de Leningrad, se faire respecter à coups de genou. Les premières années de son apparition sur la scène internationale, le Tsar était resté un peu en retrait avec l’attitude classique du Russe complexé. A cette époque, Moscou était plein d’étrangers maigres et efficaces qui prétendaient expliquer ce qu’il fallait faire. Mais rien ne s’était arrangé. « L’Otan dans les pays baltes, les bases américaines ne suffisaient plus. Ils ont voulu prendre directement le pouvoir. Nous renvoyer dans nos sous-sols et mettre à notre place des agents de la CIA et du FMI. (205) En Géorgie d’abord, et puis en Ukraine, au cœur même de notre empire perdu. » Le Tsar avait finalement compris ce qui se passait : le véritable objectif, c’était lui. « S’il laissait passer sans réagir la subversion orange, la contagion s’étendrait à la Russie renversant son pouvoir pour ériger à sa place un fantoche de l’Occident. » Les bonnes manières n’avaient servi à rien, elles n’avaient fait qu’ouvrir la voie de Moscou. C’est alors que le Tsar avait décidé de miser sur le labrador, comme Caligula l’avait fait avec son cheval. « Nous avons directement promu le chien ministre des Affaires étrangères. » Depuis, la situation s’était améliorée. Leurs partenaires avaient commencé à les regarder d’un autre œil et peu à peu, ils avaient regagné le respect. « Sous la conduite de Koni, le rang de la Russie est redevenu celui d’une grande puissance. » La chienne, qui descendait du chien préféré de Brejnev et dont le nom venait de Condoleezza Rice, l’ex-secrétaire d’État américaine, avait la politique dans le sang. Sa grande force était la surprise. « Sous sa direction, nous avons appris à accepter le chaos. »

Les vieux dirigeants en choisissant la stabilité, s’étaient fait « bouffer par les Américains ». « Nous, au contraire, nous avons compris que le chaos était notre ami. » (207) Le labrador avait ouvert la voie. (208)

  1. Le cercle des amis de Poutine à Saint-Pétersbourg, Evgueni Prigojine et la stratégie du fil de fer.

Baranov n’avait jamais été passionné par Saint-Pétersbourg, ville pétrifiée dans le temps et dépourvue de forces vitales. Le Tsar, au contraire, ne se sentait à son aise que là. Il devenait plus affable et détendu. Quand il travaillait pour lui, Baranov avait parfois retrouvé le Tsar dans sa ville, sans jamais faire partie du cercle de ses intimes. Poutine avait les siens, d’amis, avec lesquels il avait partagé les différents stades de la vie obscure qu’il avait traversée avant d’arriver aux lumières du Kremlin. Cela dit, une vraie complicité s’était développée entre Baranov et le Tsar qui cherchait ses conseils. Pour Baranov, être à ses côtés était un privilège pour l’expérience unique du pouvoir qu’il connaissait.

Le cercle des amis du Tsar était passé du stade de magouilleurs de province à celui de noblesse d’Empire, accumulant des (210) richesses dignes des émirs du Golfe. « Cultiver la bienveillance du Tsar était la seule condition qu’ils devaient remplir pour que la manne tombée du ciel continue à se reverser sur eux. » Il ne leur suffisait pas d’adopter la simple flatterie du courtisan. Le Tsar attendait d’eux une certaine dose de sincérité. Cela donnait parfois des scènes grotesques auxquelles Baranov avait eu l’occasion d’assister. (211)

C’est à l’une de ces occasions qu’il avait fait la connaissance d’Evgueni Prigojine dans le salon privé d’un restaurant. Poutine l’avait présenté comme le propriétaire du lieu. A la fin du repas, il s’était joint à eux et avait parlé de ses aventures au Baléares puis du rachat d’un gigantesque domaine agricole sur les rives de la mer Noire qu’il entendait convertir en plantation de roquette. (212) Et puis, Poutine l’avait interrompu pour dire à Baranov : « Comme tu peux le voir, Evgueni ne manque pas d’initiative. C’est aussi un passionné d’affaires internationales et je pense qu’il pourrait nous donner un coup de main sur certaines questions dont nous discutons ces jours-ci, n’est-ce pas Genia ? […] Ce serait utile que vous vous parliez, Vadia. » La suggestion ne souffrait pas de discussion.

Ce soir-là, Prigojine s’était contenté d’adresser à Baranov une invitation pour le lendemain, sans se départir de cet air de gangster-majordome qui l’avait caractérisé toute la soirée. Le lendemain matin, il avait vite compris qu’il était plus qu’un simple restaurateur. Prigojine l’avait conduit au port où ils étaient montés dans un hélicoptère (213) pour rejoindre son palais fastueux sur Kamenny Ostrov. Il racontait que c’était Poutine qui, lorsqu’il était adjoint au maire de Saint-Pétersbourg au début des années 90, avait concédé à lui et à un groupe de ses associés la licence pour l’ouverture du premier casino de la ville. De là avait commencé son ascension que le Tsar avait accompagnée de son infaillible bienveillance. (214) Confortablement assis dans un fauteuil Louis XVI, Prigojine avait parlé du goût des hommes pour l’irrationnel qui expliquait le succès des casinos et raconté les réactions de différentes personnes face à des alternatives (don d’un billet de 5.000 roubles ou la chance d’en avoir deux, réclamation d’un billet ou de deux…). « Le cerveau humain est plein de petites failles de ce genre. Les connaître et en profiter est le métier de ce celui qui gère un casino. Mais c’est comme ça que fonctionne aussi la politique, non ? » avait dit Prigojine. Tant que tout va bien, on fait des choix raisonnables (216) mais quand tout bascule, le chaos devient plus attractif que l’ordre. Selon le cuisinier, les Occidentaux voyaient leur pouvoir se réduire face à la montée en puissance de la Chine, de l’Inde et de la Russie et ils étaient prêts à recourir à des solutions « absurdes ». (217)

Les deux hommes s’étaient retrouvés quelques semaines plus tard au pied d’un immeuble à la périphérie de Saint-Pétersbourg et ils étaient montés dans une grande salle, moitié rédaction de journal, moitié salle des marchés. Prigojine avait présenté à Baranov Anton, un docteur en relations internationales polyglotte.  Baranov avait décidé de le tester en lui posant des questions sur la situation intérieure de certains pays européens. Anton était brillant et modeste. (218) ce qui ravissait Evgueni mais la réaction de Baranov l’avait surpris : « On n’a pas besoin d’Anton ici ! » Le temps du Komintern (219) et de l’Union soviétique était révolu. « Il n’y a plus de ligne, Evgueni, seulement du fil de fer. » « Comment fais-tu quand tu veux casser un fil de fer ? D’abord tu le tords dans un sens, puis dans l’autre. C’est ce que nous ferons, Evgueni. » Il suffira de suivre sur internet les sujets qui tiennent au cœur des gens et les fassent enrager. « Nous ne devons convertir personne, Evgueni, juste découvrir ce en quoi ils croient et les convaincre encore plus, tu comprends ? Donner des nouvelles, de vrais ou de faux arguments, cela n’a pas d’importance. Les faire enrager. Tous. Toujours plus. […] Nous n’avons pas de préférence, Evgueni. Notre seule ligne, c’est le fil de fer. Nous le tordons d’un côté et nous le tordons de l’autre. Jusqu’à ce qu’il se casse. » Prigojine semblait avoir compris mais il se demandait ce qui se passerait s’ils se faisaient attraper. (220) Baranov ne s’inquiétait pas : ils pousseront autant les groupes anti-américains que leurs adversaires. « Ils deviendront fous, ils n’y comprendront plus rien. Ils ne sauront plus ni qui ni quoi croire ! La seule chose qu’ils comprendront est que nous sommes rentrés dans leur cerveau et que nous jouons avec leurs circuits neuronaux comme si c’était une de tes machines à sous ! » Evgueni commençait à comprendre. Peu importera qu’ils soient découverts. (221). Tous ceux qui les accuseront de comploter contre l’Occident construiront le mythe de leur puissance. « Et ainsi notre puissance passera de la légende à la réalité. C’est ce qui est bien en politique, Evgueni, tu sais : tout ce qui fait croire à la force l’augmente véritablement. » (222)

  1. Retrouvailles avec Berezovsky à Londres : le cheikh d’Abou Dhabi, Mobutu, Johnny Torrio, la lettre de Boris et sa mort.

Baranov et Berezovsky avaient l’habitude de se voir quand le conseiller passait à Londres. Berezovsky était devenu plus sage et plus lucide. (223)

Il avait d’abord raconté l’anecdote du rendez-vous à la banque pour signer un contrat avec le frère du cheikh d’Abou Dhabi. D’un coup, l’employé de banque avait demandé sa carte d’identité au cheikh. Il n’avait pas ses papiers sur lui. Celui-ci s’est alors fait donner un billet de banque à son effigie. Tout le monde avait éclaté de rire et l’employé avait dû céder.

Berezovsky avait conservé sa capacité à amuser la galerie. Ses obsessions aussi. Il avait demandé à Baranov où en était la préparation des « Jeux poutiniens ». Baranov s’était vu confier l’organisation de la cérémonie d’ouverture. « J’espère que vous avez (224) également prévu la médaille du meilleur lèche-cul. Et celle du killer, le meilleur assassin du GRU » avait ironisé Berezovsky avant de reprendre : « Il ne s’arrêtera jamais, n’est-ce pas ? Les gens comme lui ne le peuvent pas. C’est la première règle. Persévérer. Ne pas corriger ce qui a fonctionné, mais surtout ne jamais admettre ses erreurs. » Il avait pris l’exemple de Mobutu qui avait cru opportun de changer le nom du Congo en Zaïre avant de découvrir qu’il ne s’agissait pas d’un terme indigène mais d’un mot portugais. Ce qui n’avait pas empêché Mobutu d’aller jusqu’au bout en mettant tout au nom de « Zaïre ». Ceci ne choquait pas Baranov : « la première règle du pouvoir est de persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer la plus petite fissure dans le mur de l’autorité. » Si Mobutu avait montré sa faiblesse, il aurait été éliminé par les siens. (225). Justement, Berezovsky songeait à prendre sa retraite avant d’être éliminé. Il avait raconté l’histoire de Johnny Torrio, président du conseil des mafieux de Chicago. Une première fois blessé grièvement par Al Capone qui voulait prendre sa place, (226) il avait préféré céder et il avait vécu encore tranquillement pendant quinze ans.

Puis il avait sorti une enveloppe de sa poche. C’était une lettre pour le Tsar. Il avait proposé à Baranov de la lire. Il faisait appel à sa charité, implorait son pardon et sa magnanimité, il voulait rentrer en Russie. Ni Baranov ni Berezovsky n’étaient convaincus de son efficacité. Ce soir-là ils s’étaient quittés sur une embrassade à la russe.

Deux jours après leur rencontre, Berezovsky avait été retrouvé mort dans la salle de bains de sa résidence d’Ascot, pendu à son écharpe en cachemire. (228)

  1. Réaction de Poutine à la lettre et à la mort de Berezovsky, passe d’armes avec Sechine, libération de Khodorkovski, Ksenia.

« Le problème n’est pas que l’homme soit mortel, mais qu’il soit mortel à l’improviste. » Baranov n’avait pas été ravi de cette citation de Boulgakov par Poutine.

« Tu crois vraiment que c’était nous ?

  • Je ne crois rien, président.
  • Et tu as bien raison Vadia. »

En temps normal, Baranov détestait la désolation officielle régnant à Novo-Ogariovo mais ce jour-là encore plus avec la nouvelle de la mort de Boris à la Une des journaux et la brûlure de la lettre dans sa poche. (229) Poutine avait continué : « De toute façon, la vérité est que Berezovsky était très commode pour nous. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour dire qu’une fois Poutine tombé il reviendrait, il nous aidait. […] Tu sais, Vadia, les conspirationnistes se croient très malins, mais ce sont de gros naïfs. Ils aimeraient que tout ait un sens caché et sous-évaluent systématiquement le pouvoir de la bêtise, de la distraction, du hasard. Cela dit, tant mieux : c’est le contraire de ce qu’ils voudraient, mais les conspirationnistes nous renforcent. Si au lieu de voir le pouvoir pour ce qu’il est, avec ses faiblesses humaines, on lui confère l’aura d’une entité omnisciente, capable d’ourdir je ne sais quelle trame, on lui fait le plus grand compliment possible, tu ne trouves pas ? On le fait croire encore plus grand qu’il est. »

Baranov n’était pas d’humeur à se montrer complaisant avec lui. « Ç’a été la même chose dans les autres cas : le colonel, l’avocat, cette célèbre journaliste. Tu le sais parfaitement, Vadia, ce n’était pas nous. Nous ne faisons rien : nous créons juste les conditions d’une possibilité. » Le Tsar n’avait pas forcément besoin de donner des ordres directs : le jeu suggéré suivait sa propre logique. C’est de cela qu’il avait parlé avec Berezovsky quelques jours auparavant. En face de Baranov, le Tsar avait lu la lettre de Boris et il l’avait posée, imperturbable. Boris avait raison : Poutine n’était pas un grand acteur mais seulement un grand espion, capable de bloquer toute émotion. Mais si Poutine n'était pas un grand acteur, lui non plus n’était pas un grand metteur en scène, tout au plus un complice. (231)

Ce jour-là, plutôt que de s’attarder sur le sort de Boris, le Tsar avait dévié la conversation sur les préparatifs des Jeux Olympiques de Sotchi. Pour convaincre le Comité olympique d’organiser les jeux d’hiver dans une ville subtropicale, sans la moindre infrastructure sportive ou de transport, Poutine avait mobilisé toute la puissance de la Russie. On avait même aménagé un aéroport Potemkine le jour de la visite des inspecteurs olympiques. Le Tsar considérait les Jeux comme l’apogée de son règne et l’occasion d’y prendre part en s’occupant de la cérémonie d’ouverture fascinait Baranov, retour au théâtre en quelque sorte. (232) Leur génération avait été humiliée. Le Tsar avait progressivement repris le fil de l’histoire pour lui donner une cohérence. « En cela résidait la grandeur de poutine, mais il avait ensuite cédé à la tentation de trouver, dans la continuité de la force, la trame qu’il cherchait. » (233) Mais tous ces hommes qui recouraient à la force ne pouvaient contribuer à la beauté du monde. Baranov, lui, croyait savoir où la chercher, dans les livres de son grand-père et dans les romans lus par son père dans les derniers mois de sa vie. Il avait décidé de faire appel à ses amis de l’époque. Certains n’avaient pas voulu se compromettre dans ce grand spectacle kitch. (234) Ils s’étaient mis au travail. Les fonds étaient illimités pour monter un spectacle grandiose. Un vaste open-space pour les créateurs avait été ouvert juste en dehors des murs du Kremlin, bouillonnant d’idées (235) et détonnant dans le quartier.

Tant que les rapports de Baranov avaient semblé inattaquables, ses ennemis n’avaient pas osé l’attaquer mais ils avaient vu une brèche et voulaient s’y engouffrer. Sous le prétexte de projet de faire chanter une chanson des Daft Punk par le chœur de l’Armée Rouge, Baranov avait été convoqué dans le bureau du Tsar. Igor Sechine l’accusait ouvertement de transformer la cérémonie en farce. Poutine l’avait défendu mollement et l’échange entre Igor et Vadim avait été très tendu. Le Tsar appréciait toujours quand ses subordonnées entraient en conflit. Baranov avait défendu son projet : faire connaître la Russie aux trois milliards de spectateurs qui verront ce spectacle. Pour cette fois, Poutine avait eu le bon sens de préférer écouter Baranov mais Sechine, assurément, s’arrangerait pour prendre sa revanche.

Pendant cette période, Baranov avait profité de la faveur dont il jouissait pour obtenir du tsar une ultime concession qui lui tenait à cœur : la libération de Mikhaïl. Ksenia était revenu à lui et Baranov était au sommet de ses forces. Il fallait qu’il puisse affronter un Mikhaïl libre. Au camp de Krasnokamensk, Il avait donné la preuve de sa (238) bravoure et de sa dignité. A présent, sa mère était malade, les médecins lui donnaient un an à vivre au mieux. Il s’agissait de faire preuve d’humanité. Le Tsar était maintenant assez puissant pour pouvoir se montrer magnanime. Quelques jours avant le début des Jeux Olympiques, le Tsar avait annoncé la libération de Khodorkovski. Ksenia avait été le chercher à sa sortie de prison et l’avait accompagné à Berlin. (239) Au bout de quelques jours, elle lui avait annoncé son intention de divorcer.

Ksenia qui l’avait trahi et blessé apportait maintenant à Vadim une tranquillité qu’il n’aurait pas pu trouver au contact d’une nature plus paisible. Ils s’étaient enfin reconnus et étaient prêts à vivre ensemble. « Il ne restait plus qu’à jouir de la cérémonie d’ouverture, le spectacle s’annonçait grandiose. » (240)

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