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20 août 2021 5 20 /08 /août /2021 08:49

L’ENFANCE

Dossier établi par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE

au lycée Langevin-Wallon de Champigny-sur-Marne (94).

Le Ballon, ou Coin de parc avec enfant, Félix Vallotton. Paris, musée d’Orsay. © Photo RMN - Hervé Lewandowski

PROGRAMME OFFICIEL

Bulletin officiel de l'éducation nationale n° 28 du 15 juillet 2021

Quentin de la Tour, Jean-Jacques Rousseau, 1753

ÉMILE OU DE L’ÉDUCATION de Jean-Jacques Rousseau. Livres I et II.

Edition au choix (par exemple : GF n°1632).

1. Texte intégral

Émile ou de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau. Wikisource (édition de 1852).

2. Résumé et notes de lecture

Émile ou de l’éducation Jean-Jacques Rousseau : Préface et Livre 1, p. 45 à 56.

Émile ou de l’éducation Jean-Jacques Rousseau : Livre 1, p. 56 à 76.

Émile ou de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau : Livre 1, p. 76 à 100.

Émile ou de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau : Livre 1, p. 100 à 129.

Émile ou de l’éducation Jean-Jacques Rousseau : Livre 1 et 2, p. 129 à 155.

Émile ou de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau : Livre 2, p. 155 à 176.

Émile ou de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau : Livre 2, p. 176 à 196.

Émile ou de l’éducation Jean-Jacques Rousseau : Livre 2, p. 196 à 213.

Émile ou de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau : Livre 2, p. 213 à 232.

Émile ou de l’éducation Jean-Jacques Rousseau : Livre 2, p. 232 à 257.

Émile ou de l’éducation Jean-Jacques Rousseau : Livre 2, p. 257 à 294.

Émile ou de l’éducation de Jean-Jacques Rousseau : Livre 2, p. 294 à 328.

3. Compléments

Biographie de Jean-Jacques Rousseau.

Hans-Christian Andersen.

CONTES de Hans-Christian Andersen.

Traduction et édition de Marc Auchet, édition du Livre de Poche n°16113.

1. Texte intégral

Contes d’Andersen, traduction par David Soldi, illustrations par Bertall, librairie Hachette et Cie, 1876.

2. Résumé et citations

Contes 1 à 8, p. 33 à 126.

Contes 9 à 11, p. 126 à 188.

Contes 12 à 23, p. 189 à 259.

Contes 24 à 26, p. 261 à 325.

Contes 27 à 33, p. 327 à 374.

Contes 34 à 38, p. 375 à 442.

3. Compléments

Biographie de Hans-Christian Andersen.

Wole Soyinka en 2018

AKÉ, LES ANNÉES D’ENFANCE de Wole Soyinka.

Traduction d’Etienne Galle, éditions GF n°1634.

1. Résumé et citations

Résumé et citations :  1ère partie, chapitre I, p. 11 à 20.

Résumé et citations : 2e partie, chapitre I, p. 20 à 49.

Résumé et citations : 3e partie, chapitre II, p. 51 à 75.

Résumé et citations : 4e partie, chapitre III et IV, p. 77 à 116.

Résumé et citations : 5e partie, chapitres IV à VI, p. 116 à 156.

Résumé et citations : 6e partie, chapitres VI et VII, p. 157 à 196.

Résumé et citations : 7e partie, chapitres VII à VIII, p. 196 à 221.

Résumé et citations : 8e partie, chapitres VIII et IX, p. 221 à 248.

Résumé et citations : 9e partie, chapitre IX, p. 248 à 281.

Résumé et citations : 10e partie, chapitres IX à XI, p. 281 à 308.

Résumé et citations : 11e partie, chapitres XI à XII, p. 308 à 340.

Résumé et citations : 12e partie, chapitre XII , p. 341 à 363.

Résumé et citations : 13e partie, chapitre XII à XIV, p. 364 à 384.

Résumé et citations : 14e partie, chapitre XIV, p. 384 à 407.

Résumé et citations : 15e partie, chapitres XIV et XV, p. 408 à 432.

3. Complément

Biographie de Wole Soyinka.

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19 août 2021 4 19 /08 /août /2021 21:16

Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »

établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE

(Ce résumé ne remplace pas la lecture factuelle du texte intégral

                        et ne prétend pas en reproduire les qualités littéraires.)

Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)

Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]

PRÉFACE.

Ce recueil de pensées a été composé pour rassurer une mère inquiète (Madame de Chenonceaux). Je ne voulais d’abord faire que quelques pages mais le livre est devenu trop gros pour ce qu’il dit et trop mince pour le sujet qu’il aborde. J’ai hésité à la publier tant qu’il est vrai qu’il ne suffit pas d’avoir écrit quelques textes pour savoir composer un livre. Après avoir essayé de l’améliorer, je décide de le livrer en l’état en me disant que, quels que soient ses défauts, s’il inspire quelques personnes, je ne l’aurais pas fait pour rien. [45]

« Je parlerai peu de l’importance d’une bonne éducation ; je ne m’arrêterai pas non plus à prouver que celle qui est en usage est mauvaise ». Pas la peine de répéter ce que tout le monde sait.  Mais depuis trop longtemps, la littérature s’applique plus à critiquer qu’à proposer. Et alors que tant d’écrits ont, soi-disant, (41) pour but l’utilité publique, on néglige l’art de former. Mon sujet est nouveau après le livre de Locke et il risque de le rester longtemps.

« On ne connaît point l’enfance […]. Les plus sages s’attachent à ce qu’il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre. Ils cherchent toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant que d’être homme. » Voilà l’intérêt de mon étude quels que soient ses défauts méthodologiques ; je crois avoir bien cerné le sujet. [46] « Commencez donc par mieux étudier vos élèves ; car très assurément vous ne les connaissez point ». Sous cet angle, le livre vous sera utile.

On me reprochera probablement la partie systématique, relative à la marche de la nature. « On croira moins lire un traité d’éducation que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation. » J’expose mon point de vue original sans chercher à l’imposer à autrui.

Je ne renonce pas pour autant à m’exprimer sur les points sur lesquels je suis en désaccord. [47] (42) Il en va du bonheur du genre humain.

En me suggérant de faire ce qui est « faisable », on me propose en réalité de reproduire ce qui existe déjà ou du moins d’allier un bien avec le mal ambiant. Cette combinaison ne soigne pas le mal et gâte le bien. Je préfèrerais encore ne rien changer du tout : on ne peut viser en même temps des objectifs contradictoires.

Dans tout projet, il faut prendre en compte sa bonté absolue et sa facilité d’exécution.

La bonté du projet doit être d’abord dans la nature de la chose pour qu’il soit faisable ; par exemple ici que « l’éducation proposée soit convenable à l’homme, et bien adaptée au cœur humain. »

Ensuite, il convient de prendre en compte les rapports inhérents aux diverses situations qui peuvent varier à l’infini, selon les pays ou le milieu social. [48] (43) Je n’entrerai pas dans le détail de ces circonstances particulières pour me concentrer sur ce qui est valable partout et pour tous. J’aurai tort si je n’y parviens pas, mais si j’y parviens, on ne pourra m’en demander plus. Car je ne promets que cela. [49] (44)

          LIVRE PREMIER

 

« Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. » Il s’applique à défaire et à déformer tout ce qu’a fait la nature, y compris l’homme lui-même. Il faut donc le rééduquer pour lui.

« Sans cela, tout irait encore plus mal et notre espèce ne veut pas être façonnée à demi. Dans l’état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès [53] sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous. Les préjugés, l’autorité, la nécessité, l’exemple, toutes les institutions sociales, dans lesquelles nous nous trouvons submergés, étoufferaient en lui la nature, et ne mettraient rien à la place. » … comme un arbrisseau piétiné au milieu d’un chemin par les passants.

C’est à toi que je m’adresse « tendre et prévoyante mère » qui a su protéger l’arbrisseau (45) des dangers de la route. [54] « Cultive, arrose la jeune plante avant qu’elle meure : ses fruits feront un jour tes délices. Forme de bonne heure une enceinte autour de l’âme de ton enfant ; un autre en peut marquer le circuit, mais toi seule y dois poser la barrière. »

« On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l’éducation. » Si l’homme naissait grand et fort, sa taille et sa force lui seraient vite préjudiciables faute du conseil d’autrui. « On se plaint de l’état de l’enfance ; on ne voit pas que la race humaine eût péri, si l’homme n’eût commencé par être enfant. »

Force, jugement… « Tout ce que nous n’avons pas à notre naissance et (46) dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l’éducation. » [55]

« Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l’éducation de la nature ; l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement est l’éducation des hommes ; et l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses. »

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19 août 2021 4 19 /08 /août /2021 21:12

Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »

établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE

Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)

Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]

« Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres» Seul sera bien élevé le disciple dont les leçons ne se contrarient pas.

Mais de ces trois éducations (la nature, les choses et les hommes), seule la dernière dépend de nous, et encore ; « car qui est-ce qui peut espérer de diriger entièrement les discours et les actions de tous ceux qui environnent un enfant ? »

« Sitôt donc que l’éducation est un art, il est presque impossible qu’elle réussisse, puisque le concours nécessaire à son succès ne dépend de personne. » Tout au plus peut-on s’efforcer de l’atteindre mais il faut surtout beaucoup de chance. [56]

Le but est celui de la nature et nous devons diriger les deux autres éducations (les choses et les hommes) sur elle. Encore faut-il définir ce que signifie le mot de nature.

La nature, selon certains, c’est l’habitude. Certaines habitudes ne se contractent que par la contrainte comme pour la culture des plantes (47) ou les inclinations des hommes. « L’éducation n’est certainement qu’une habitude. » [57] Mais certaines personnes oublient leur éducation et d’autres la conservent. S’il faut borner le nom de nature aux habitudes conformes à la nature, on peut donc s’épargner ce long débat.

Nous naissons sensibles et nous sommes d’emblée affectés par les objets qui nous environnent puis nous recherchons ceux qui produisent en nous des sensations agréables (et repoussons ceux qui sont déplaisants). Puis nous les jugeons ensuite selon leur convenance et enfin selon les jugements de la raison. Mais contraintes par nos habitudes, ces affinités sensibles ou ces avis éclairés s’altèrent plus ou moins par nos opinions. Avant cette altération, elles sont ce que j’appelle en nous la nature.

« C’est donc à ces dispositions primitives qu’il faudrait tout rapporter ; et cela se pourrait, si nos trois éducations n’étaient que différentes : mais que faire quand elles sont [58] opposées » ; on ne peut combattre à la fois la nature et les institutions sociales : il est difficile de faire à la fois un homme pour soi et un citoyen pour la société.

L’essentiel est d’être bien et bon avec ceux avec qui l’on vit même si l’on est dur avec ceux de l’extérieur comme l’étaient les Spartiates (48). A quoi bon aimer les Tartares, comme ce philosophe, si on n’aime pas ses voisins.

« L’homme naturel est tout pour lui ; il est l’unité numérique, l’entier absolu, qui n’a de rapport qu’à lui-même ou à son semblable. L’homme civil n’est qu’une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l’entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles [59] qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune ; en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. »  On peut considérer l’exemple de Caïus et Lucius, Romains à part entière et du Carthaginois Régulus qui ne le fut jamais vraiment.

Ou encore celui du Lacédémonien Pédarète heureux qu’il y eût de meilleurs citoyens que lui pour siéger au conseil des trois cents.

Ou de cette femme de Sparte remerciant les dieux que ses cinq fils soient morts pour la cité.

Celui qui, dans la société, veut conserver la primauté des sentiments de la nature ne sera rien. Toujours flottant entre ses (49) penchants et ses devoirs, il ne sera jamais [60] ni homme, ni citoyen, ni bon pour lui, ni pour les autres.

Pour être quelqu’un il faut pouvoir suivre la même ligne de conduite. Mais j’attends toujours qu’on m’explique comment on peut être à la fois homme et citoyen.

De ces objets nécessairement opposés viennent deux formes d’institutions contraires : l’une publique et commune, l’autre particulière et domestique.

Si l’on veut savoir ce qu’est l’éducation publique : contrairement à ce qu’on pense, ce n’est pas un ouvrage de politique, « c’est le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait. »

Platon a atteint l’utopie en respectant la nature humaine au contraire du Spartiate Lycurgue qui a formé le citoyen idéal en le dénaturant.[61]

Là où il n’y a plus de patrie, il n’y a plus de citoyens, mais ce n’est pas mon sujet du jour…

Je n’envisage pas non plus comme institution publique ces risibles établissements d’enseignement qu’on appelle collèges. Je ne compte pas non plus l’éducation du monde (éducation non religieuse de la vie séculière) qui, en visant deux fins (faire des hommes et faire des citoyens), n’en réussit aucune. (50) Tout ceci est vain.

Nous éprouvons ces contradictions en nous-mêmes quand, entraînés par la nature et par les hommes sur des chemins opposés nous essayons d’en suivre [62] une médiane qui ne mène à rien et qui aboutit à l’échec de notre existence.

Que deviendra un homme suivant uniquement l’éducation naturelle ? Si l’on pouvait concilier ces deux objectifs contradictoires, peut-être pourrait-on accéder au bonheur. Il faudrait pour cela observer l’évolution d’un homme formé selon la nature ; ce que l’on pourra faire en lisant ce texte.

« Pour former cet homme rare, qu’avons-nous à faire ? beaucoup, sans doute : c’est d’empêcher que rien ne soit fait. » (Allégorie marine : protéger le bateau contre la tempête).

Dans la société, chacun est élevé pour la place qui lui revient. [63] « L’éducation n’est utile qu’autant que la fortune s’accorde avec la vocation des parents ; en tout autre cas elle est nuisible à l’élève, ne fût-ce que par les préjugés qu’elle lui a donnés. » (Exemple de l’Égypte). Mais dans un monde où les hommes changent, (51) est-ce encore pertinent ?

Dans l’ordre naturelles hommes sont égaux, l’éducation ne se fait pas en fonction du statut social attendu des parents mais pour former des êtres humains et si la fortune le change de place, il sera toujours à la sienne. [64]

« Notre véritable étude est celle de la condition humaine. Celui d’entre nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé ; d’où il suit que la véritable éducation consiste moins en préceptes qu’en exercices. Nous commençons à nous instruire en commençant à vivre ; notre éducation commence avec nous ; notre premier précepteur est notre nourrice. Aussi ce mot éducation avait-il chez les anciens un autre sens que nous ne lui donnons plus : il signifiait nourriture. » Comme le dit Varron, « la sage-femme met au monde, la nourrice élève, le pédagogue forme et le maître enseigne ». « Ainsi l’éducation, l’institution, l’instruction, sont trois choses aussi différentes dans leur objet que la gouvernante, le précepteur et le maître. Mais ces distinctions sont mal entendues ; et, pour être bien conduit, l’enfant ne doit suivre qu’un seul guide. »

Il faut généraliser nos vues et considérer l’homme en général comme exposé à tous les accidents de la vie humaine. Si rien ne changeait jamais, la pratique serait bonne, (52) « l’enfant élevé pour son état n’en sortant jamais ne pourrait être exposé aux inconvénients d’un autre. » Mais vu le caractère changeant des choses humaines [65] et de notre époque, on ne peut concevoir d’élever un enfant comme s’il n’avait jamais à sortir de sa chambre car si ça lui arrive il sera perdu.

« On ne songe qu’à conserver son enfant ; ce n’est pas assez ; on doit lui apprendre à se conserver étant homme », à supporter tous les aléas de l’existence. Il s’agit moins de l’empêcher de mourir que de lui apprendre à vivre. Certains sont morts dès leur naissance.

Toute sa vie, l’homme est asservi par les institutions.[66]

Il faudrait, soi-disant, que les philosophes refassent à l’intérieur les têtes mal faites comme les sages-femmes pétrissent à la naissance celles des enfants nouveau-nés.  (53) Les habitants des Caraïbes sont plus heureux que nous. Dès sa naissance, on engonce l’enfant dans ses langes qui contraignent sa liberté de mouvement, comme le décrit Buffon. [67]

L’enfant nouveau-né a besoin de se dégourdir, mais on assujettit ses membres et sa tête comme si on avait peur qu’il vive.

Les efforts que fait l’enfant contre ces contraintes épuisent ses forces et retardent leurs progrès. Il était finalement moins comprimé dans le ventre de sa mère.

Cette immobilité où l’on retient les membres d’un enfant gênent sa croissance et altèrent sa constitution. Ainsi, dans les pays où l’on n’a point ces précautions extravagantes, les hommes sont grands et bien proportionnés ; ils sont bossus et contrefaits dans ceux où on les emmaillote. Il semblerait (54) qu’on les déforme [68] pour les garder en forme.

Comment cette contrainte n’influerait-elle pas sur leur humeur et leur tempérament ? Leur premier sentiment est la douleur et la peine. Ne trouvant que des obstacles, ils sont malheureux, ils crient et pleurent. Les premiers dons qu’ils reçoivent sont des chaînes, les premiers traitements des tourments. Ne crieriez-vous pas plus forts qu’eux si vous étiez ainsi garrotés ?

Cet usage déraisonnable vient de ce que les mères, ne voulant plus nourrir leurs enfants, les ont confiés à des nourrices mercenaires qui ont voulu se faciliter la tâche avec des enfants étrangers. Plutôt que de veiller sans cesse sur un enfant en liberté, on préfère les laisser liés dans un coin. Qu’importent les conséquences pour les nourrissons, les nourrices est tranquille. [69]

Ces douces mères qui, débarrassées de leurs enfants, se livrent gaiement aux amusements de la ville, savent-elles quel traitement subit l’enfant emmailloté au village ? Au moindre tracas, les nourrices les suspendent à un clou comme un paquet de hardes et continuent de vaquer à leurs occupations. Tous ceux qu’on a trouvés dans cette position étaient quasiment cyanosés (55) et hypoxiques. Combien de temps un enfant peut-il rester ainsi sans décéder ? Voilà une des grandes commodités du maillot.

« On prétend que les enfants en liberté pourraient prendre de mauvaises situations, et se donner des mouvements capables de nuire à la bonne conformation de leurs membres. » Rien n’a jamais prouvé ce précepte spécieux. Chez les peuples plus sensés laissant la liberté aux enfants, on ne voit pas qu’ils soient plus en danger car la douleur prévient toujours du risque.

Imagine-t-on d’emmailloter un chat ou un chien [70] et de laisser une tortue sur le dos ?

Non contentes d’avoir cessé d’allaiter leurs enfants, les femmes cessent d’en faire ; la conséquence est naturelle. Dès que l’état de mère est onéreux, on trouve le moyen de s’en délivrer pour d’autres activités futiles. Cela a pour conséquence une baisse drastique de la natalité qui pourrait ramener l’Europe à l’état sauvage.

On se presse de dissuader par tous les moyens les jeunes femmes qui veulent nourrir leurs enfants. On (56) culpabilise le mari qui pourrait y consentir ; il choisit la paix à l’amour paternel, bienheureux si sa femme ne se détourne pas vers un autre.

On discute, à cette occasion, de savoir s’il vaut mieux qu’un enfant soit nourri par le lait de sa mère ou par celui d’une nourrice ; je pense, personnellement que le bon lait de la seconde vaut mieux que le mauvais de la première. [71]

Mais la question n’est pas tant physique que morale : l’affection d’une mère pour son enfant est irremplaçable.

Une autre raison devrait dissuader une mère de voir une autre femme le nourrir : que l’enfant s’attache plus à sa mère adoptive qu’à elle ; l’attachement d’un fils est proportionnel aux soins d’une mère.

On croit remédier à cet inconvénient en traitant leurs nourrices avec mépris, en véritables servantes que l’on renvoie dès la fin de leur service (58) et que l’on dissuade de revoir le nourrisson. Au bout de quelques années, l’enfant, en effet, [72] les oublie et la mère croit reprendre sa place à bon compte. Mais elle ne fait qu’apprendre l’ingratitude à ce nourrisson dénaturé.

J’insisterais encore sur ce point si ce n’était pas vain pour de nombreuses raisons. Mais si l’on veut rendre à chacun ses premiers devoirs, il faut commencer par les mères. On sera étonné des changements que cela provoquera. Car tout vient de cette dépravation originale : l’altération de l’ordre moral, l’extinction du naturel dans les cœurs, la distanciation des liens familiaux ; « on respecte moins la mère dont on ne voit pas les enfants » ; chacun devient égoïste et va chercher son plaisir en dehors du foyer.

« Mais que les mères daignent nourrir leurs enfants, les mœurs vont se réformer d’elles-mêmes, les sentiments [73] de la nature se réveiller dans tous les cœurs ; l’État va se repeupler : ce premier point, ce point seul va tout réunir. L’attrait de la vie domestique est le meilleur contre-poison des mauvaises mœurs. Le tracas des enfants, qu’on croit importun, devient agréable ; il rend le père et la mère plus nécessaires, plus chers l’un à l’autre ; il resserre entre eux le lien conjugal. Quand la famille est vivante et animée, les soins domestiques font la plus chère occupation de la femme et le plus doux amusement du mari. Ainsi de ce seul abus corrigé résulterait bientôt une réforme générale, bientôt la nature aurait repris tous ses droits. Qu’une fois les femmes redeviennent mères, bientôt les hommes redeviendront pères et maris. » (58)

Mais cet espoir est vain : les femmes qui ont renoncé à être mères ne voudront pas et ne pourront pas le redevenir tant les forces qui s’opposent à ce projet sont fortes.

Il se trouve pourtant quelquefois encore de jeunes personnes d’un bon naturel qui ose défier la mode et les cris de leurs semblables pour assumer avec une vertueuse intrépidité ce devoir si doux que la nature leur impose. Puissent ces exemples se multiplier. « Fondé sur des conséquences que donne le plus simple raisonnement, et sur des observations que je n’ai jamais [74] vues démenties, j’ose promettre à ces dignes mères un attachement solide et constant de la part de leurs maris, une tendresse vraiment filiale de la part de leurs enfants, l’estime et le respect du public, d’heureuses couches sans accident et sans suite, une santé ferme et vigoureuse, enfin le plaisir de se voir un jour imiter par leurs filles, et citer en exemple à celles d’autrui. »

« Point de mère, point d’enfant. Entre eux les devoirs sont réciproques ; et s’ils sont mal remplis d’un côté, ils seront négligés de l’autre. L’enfant doit aimer sa mère avant de savoir qu’il le doit. Si la voix du sang n’est fortifiée par l’habitude et les soins, elle s’éteint dans les premières années, et le cœur meurt pour ainsi dire avant que de naître. Nous voilà dès les premiers pas hors de la nature. »

On en sort encore quand, à l’inverse, une femme porte ses soins de mère à l’excès ; « lorsqu’elle fait de son enfant son idole », lorsqu’elle augmente sa faiblesse pour l’empêcher de la sentir, et qu’espérant le soustraire aux lois de la nature elle le protège des actions pénibles sans songer qu’elle accumule ainsi les périls, « et combien c’est une précaution barbare de prolonger la faiblesse de l’enfance sous les fatigues des hommes faits. » Contrairement à ce que fit Thétis (59) avec Achille, [75] les mères cruelles qui plongent leurs enfants dans la mollesse, les préparent à la souffrance qui ne manquera pas de les assaillir.

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19 août 2021 4 19 /08 /août /2021 21:04

Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »

établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE

Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)

Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]

« Observez la nature, et suivez la route qu’elle vous trace. Elle exerce continuellement les enfants ; elle endurcit leur tempérament par des épreuves de toute espèce ; elle leur apprend de bonne heure ce que c’est que peine et douleur. » (dents, coliques, toux, vers, fluides corporels, levains). « Presque tout le premier âge est maladie et danger : la moitié des enfants qui naissent périt avant la huitième année. Les épreuves faites, l’enfant a gagné des forces ; et sitôt qu’il peut user de la vie, le principe en devient plus assuré. »

Il ne faut pas contrarier la règle de la nature au risque de détruire son ouvrage. [76] « L’expérience apprend qu’il meurt encore plus d’enfants élevés délicatement que d’autres. » Il faut, au contraire, les habituer aux souffrances qu’ils auront à endurer pour les tremper dans le Styx comme Achille. « Un enfant supportera des changements que ne supporterait pas un homme » : ses fibres sont plus souples que celles de l’homme. « On peut donc rendre un enfant (60) robuste sans exposer sa vie et sa santé ; et quand il y aurait quelque risque, encore ne faudrait-il pas balancer. » Autant les habituer aux risques inséparables de la vie humaine.

« Un enfant devient plus précieux en avançant en âge. Au prix de sa personne se joint celui des soins qu’il a coûtés ; à la perte de sa vie se joint en lui le sentiment de la mort. » En veillant à sa conservation, on songe à l’avenir ; il faut l’armer contre les maux de la jeunesse, car si le prix de la vie augmente, il ne faudrait pas pour autant les maux à l’enfance en les reportant sur l’âge mûr.

Le sort de l’homme est de souffrir dans tous les temps. [77] Il ne souffre dans son enfance que de maux physiques, moins cruels et mortels que les autres. « Nous plaignons le sort de l’enfance, et c’est le nôtre qu’il faudrait plaindre. Nos plus grands maux nous viennent de nous. »

« En naissant, un enfant crie ; sa première enfance se passe à pleurer. » Soit on se soumet à ses fantaisies, soit nous le soumettons aux nôtres. Ainsi ses premières idées sont celles d’empire ou de servitude. C’est ainsi qu’on verse de bonne heure dans son jeune cœur les passions qu’on impute ensuite à la nature et qu’après avoir pris peine de le rendre méchant, on se plaint qu’il le soit devenu. (62) [79]

« Un enfant passe six ou sept ans de cette manière entre les mains des femmes, victimes de leur caprice et du sien ; et après lui avoir fait apprendre ceci et cela, c’est-à-dire après avoir chargé sa mémoire ou de mots qu’il ne peut entendre, ou de choses qui ne lui sont bonnes à rien ; après avoir étouffé le naturel par les passions qu’on a fait naître, on remet cet être factice entre les mains d’un précepteur, lequel achève de développer les germes artificiels qu’il trouve déjà tout formés, et lui apprend tout, hors à se connaître, hors à tirer parti de lui-même, hors à savoir vivre et se rendre heureux. Enfin, quand cet enfant, esclave et tyran, plein de science et dépourvu de sens, également débile de corps et d’âme, est jeté dans le monde en y montrant son ineptie, son orgueil et tous ses vices, il fait déplorer la misère et la perversité humaines. On se trompe ; c’est là l’homme de nos fantaisies : celui de la nature est fait autrement. »

Si vous voulez conserver son bon naturel inné, conservez-le tel qu’il était à sa naissance. Dès sa naissance, emparez-vous de lui et gardez- le jusqu’à ce qu’il soit un homme. « Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le père. » Ils doivent s’entendre et travailler de concert. L’enfant sera toujours mieux élevé par un père zélé [80] que par un maître talentueux.

Les pères évoquent leurs affaires, leurs fonctions, leurs devoirs, mais le dernier de ces devoirs est précisément d’être père (exemples de Caton le Censeur et d’Auguste). Il ne faut pas s’étonner qu’un homme dont l’épouse a dédaigné (63) de nourrir leur enfant, dédaigne à son tour de l’élever. Mais si chacun délaisse ses obligations familiales pour des occupations extérieures, il ne faut pas être surpris par la dissolution de la famille [81] et l’éloignement progressif de ses membres. Qui ne comprend pas cet enchaînement ?

Tout père qui engendre et nourrit des enfants doit des hommes à son espèce, des hommes sociables à la société et des citoyens à l’État. S’il n’assume pas ces devoirs, il est coupable et n’a pas le droit de devenir père. Rien ne peut dispenser de nourrir et d’élever ses enfants. Celui qui négligera ces saints devoirs le regrettera amèrement. [82]

Cet homme riche trop affairé pour s’occuper de ses enfants et qui paye un autre homme pour remplir ces soins à sa place, croit leur donner un maître mais ne lui donne qu’un valet. Il en formera bientôt un second.

Un bon gouverneur pour moi, ne doit pas être un homme vénal. Il y a des métiers si nobles, qu’on ne peut pas les faire (64) pour de l’argent sans y perdre sa dignité : les hommes de guerre, les instituteurs. Si tu ne peux pas élever ton enfant toi-même, fais-toi donc un ami. Je ne vois pas d’autre ressource.

Un gouverneur ? mais vous confiez tranquillement cette tâche sublime [83] à des mercenaires !

Mais je vois une nouvelle difficulté, il faudrait d’abord s’assurer que le gouverneur ait été lui-même bien élevé. « Comment se peut-il qu’un enfant soit bien élevé par qui n’a pas été bien élevé lui-même ? »

Cet homme exceptionnel existe-t-il ? Mais supposons qu’on l’ait trouvé. C’est en considérant ce qu’il doit faire que nous verrons ce qu’il doit être. A mon sens, un père qui sentirait le prix d’un bon gouverneur prendrait le parti de s’en passer car il serait plus compliqué de le trouver que de l’être lui-même. S’il veut se faire un ami, qu’il élève son fils, la nature a déjà fait la moitié du travail.

Un aristocrate m’a fait proposer d’élever son fils. Il vaut mieux pour lui que j’aie refusé ; si j’avais erré dans ma méthode, c’était une éducation manquée, si j’avais réussi, il n’eût plus voulu être prince.

Je suis trop conscient de la grandeur des devoirs d’un précepteur et de ma propre incapacité pour accepter [84] jamais un pareil emploi, ne serait-ce (65) que par amitié. Je crois qu’après avoir lu ce livre, personne ne me le proposera ; c’est ce que je demande. Je sais, pour m’y être déjà essayé (auprès de la famille Mably), que je ne suis pas fait pour cela. J’ai cru nécessaire de faire cette mise au point.

À défaut de remplir cette tâche directement, j’essaierai de l’envisager dans ce livre.

Je sais que dans ce genre d’entreprise l’auteur donne facilement de beaux principes inapplicables, d’autant plus qu’il ne les a pas mis en œuvre et qu’il ne donne guère d’explications.

J’ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire, de me supposer les aptitudes pour prendre en charge son éducation depuis sa naissance jusqu’au jour où il pourra se passer de guide. Cette méthode me [85] paraît utile pour empêcher l’auteur de s’égarer dans des visions théoriques en se fixant sur les applications pratiques avec son élève, « il sentira bientôt, ou le lecteur sentira pour lui, s’il suit le progrès de l’enfance et la marche naturelle au cœur humain. »

Voilà ce que j’ai essayé de faire avec toutes les difficultés qui se sont posées. Pour ne pas grossir indéfiniment le livre, je me sens contenté des principes dont chacun devait sentir la vérité. Pour ce qui est des règles qui pouvaient avoir besoin de preuves, je les ai toutes appliquées à mon Émile ou à d’autres exemples et j’ai fait voir comment cela pouvait être mis en pratique. C’est du moins ce que j’ai voulu faire. Au lecteur de juger i j’ai réussi. (66)

J’ai d’abord peu parlé d’Émile, parce que mes premières maximes d’éducation, bien que contraires à celles qui sont établies, sont difficilement contestables. « Mais à mesure que j’avance, mon élève, autrement conduit que les vôtres, n’est plus un enfant ordinaire ; il lui faut un régime exprès pour lui. » Alors je le vois davantage et je ne le lâche pas jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin de moi. [86]

Je pose pour acquises, avec une certaine complaisance, les [mes] qualités de bon gouverneur.

Je remarquerai seulement, contre l’opinion commune, que le gouverneur d’un enfant doit être le plus jeune possible. Il serait même bien qu’il fût un enfant lui-même pour être le compagnon de son élève et partager ses amusements, ce qui n’est pas possible entre un enfant et un adulte. Les enfants flattent quelquefois les vieillards, mais ils ne les aiment jamais. Un gouverneur ne pouvant faire deux éducations, on ne peut exiger qu’il en ait déjà fait une, avant.

Avec plus d’expérience, on ferait peut-être mieux mais pas plus. Quiconque a rempli cette mission avec satisfaction n’a guère envie de s’y remettre et s’il l’a mal assumée, c’est mauvais signe pour la seconde. [87]

Il est fort différent de suivre un jeune homme pendant quatre ans (ou de le changer de gouverneur tous les cinq ans) que de le conduire pendant vingt-cinq ans, depuis sa naissance. En quoi convient-il de distinguer le précepteur du gouverneur comme on distingue le disciple de l’élève ? (67) Cette science ne se partage pas. Je préfère parler de gouverneur que de précepteur à propos du maître de cette science parce qu’il s’agit moins pour lui d’instruire que de conduire. Il ne doit point donner de préceptes, il doit les faire trouver.

S’il faut bien choisir le gouverneur, qu’il soit aussi permis à celui-ci de choisir son élève, surtout quand il s’agit d’un modèle à proposer. Ce choix ne peut se faire sur le génie et le caractère de l’enfant qu’on ignore à la naissance. Et quand cela se pourrait, il faudrait pourtant faire le choix d’un homme ordinaire pour que son éducation serve d’exemple ; les autres n’ont pas besoin de nous. [88]

La culture des hommes est dépendante des pays dans lesquels ils sont et les climats tempérés sont plus favorables que les climats extrêmes.

Un habitant d’un pays tempéré s’habituera plus facilement à des climats extrêmes (chauds ou froids) qu’à celui venant d’un pays extrême dans le climat opposé. Ainsi donc, je choisirai comme élève un habitant d’une zone tempérée, la France par exemple. (68)

La fertilité des sols établit aussi des différences sociales ; ainsi trouve-t-on plutôt les pauvres laborieux dans les sols ingrats du nord et les riches contemplatifs dans les sols fertiles du midi. [89]

Il vaut mieux choisir d’éduquer un riche qu’un pauvre, car le pauvre a naturellement les moyens de devenir un homme alors que l’éducation que le riche reçoit de son état ne convient ni à lui-même ni à la société. En choisissant le riche, nous serons sûrs au moins d’avoir fait un homme de plus.

Pour la même raison, je ne serai pas fâché qu’Émile ait de la naissance pour l’arracher aux préjugés de sa classe.

Il est orphelin et s’il doit honorer ses parents, il ne doit obéir qu’à moi.

J’ajoute à cette première condition une seconde. On ne pourra pas nous séparer sans notre [90] accord mutuel. Je voudrais même que l’élève et le gouverneur se sentissent si indissociables que leur sort fût commun. Car dès qu’ils commencent à prendre de la distance, leur union est brisée. Le disciple ne regarde alors le maître que comme l’enseigne et le fléau de l’enfance ; le maître ne regarde le disciple que comme un lourd fardeau dont il brûle d’être déchargé. (69)

Mais dès lors qu’ils se considèrent comme inséparables, il leur importe de se faire aimer l’un de l’autre. L’élève ne rougit point de suivre un ami de valeur dans son enfance et le gouverneur s’investit d’autant plus qu’il le fait aussi pour lui-même.

Ce traité fait d’avance suppose un accouchement heureux, « un enfant bien formé, vigoureux et sain ». Un père doit aimer tous ses enfants avec la même intensité quelle que soient leurs qualités et leurs défauts et le mariage est un contrat passé avec la nature autant qu’entre conjoints. [91]

Encore faut-il s’assurer d’avoir les moyens de remplir le devoir qu’on s’impose. Celui qui se charge d’un élève malade est plus un garde-malade qu’un gouverneur et il perd de vue la mission d’augmenter la vie en devant la soigner, en s’exposant, de plus, aux reproches de la mère quand la mort subviendra.

Je ne me chargerais pas d’un enfant malade dont l’unique préoccupation est de survivre et dont l’obsession des soins du corps nuit à l’éducation de l’âme. En lui prodiguant mes soins, je soustrairais deux hommes à la société au lieu d’un. Je laisse cette mission charitable à d’autres ; je ne sais point apprendre à vivre à qui ne songe qu’à s’empêcher de mourir. (70)

Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir à l’âme : plus le corps est faible, plus il commande ; plus il est fort, plus il obéit. Et les passions s’installent d’autant plus facilement que les corps sont chétifs. [92]

Un corps faible affaiblit l’âme et j’en veux aux médecins qui en prétendant guérir les maux du corps inhibent les qualités de l’âme comme le courage. Ce sont des hommes qu’il nous faut, pas des cadavres ambulants.

La médecine est à la mode de nos jours : c’est le passe-temps des gens qui n’ont rien à faire et qui aiment qu’on leur dise qu’ils ne sont pas morts.

Je ne veux pas m’étendre ici sur la vanité de la médecine mais l’intérêt d’une guérison de médecin ou d’une vérité de sophiste est très largement relativisé par tous les morts et les erreurs dont ils sont responsables. [93] La science instruit certes, mais elle trompe aussi ; la médecine guérit mais elle tue. Dans les deux cas, il vaut mieux suivre la nature. La médecine est peut-être utile à quelques hommes mais elle est funeste au genre humain.

On me dira que les fautes incombent à la médecine et non aux médecins. Que la première vienne donc sans les seconds sinon il y aura toujours à craindre leurs erreurs.

Cet art mensonger qu’est la médecine nous empêche de vivre en cultivant en nous la peur de la mort [94].

Si vous voulez trouver des hommes vraiment courageux, cherchez-les en des lieux où il n’y a pas de médecins, là où l’homme sait naturellement souffrir et mourir en paix. Ce sont les médecins avec leurs ordonnances, les philosophes avec leurs préceptes et les prêtres avec leurs exhortations qui lui désapprennent à mourir.

Qu’on me donne un élève qui n’ait pas besoin de tous ces gens-là. Je veux l’élever seul sans quiconque qui gâche mon travail. Le sage Locke, qui avait étudié (72) la médecine recommande de ne jamais donner de médicaments aux enfants. Quant à moi qui ne demande jamais de médecin, je n’en appellerai jamais non plus pour mon Émile à moins [95] qu’il soit en danger de mort.

Je sais bien que le médecin ne manquera pas de tirer profit de ce délai pour se disculper de la mort ou se vanter de la survie. Peut-être, mais qu’il demeure l’ultime recours.

« Faute de savoir se guérir, que l’enfant sache être malade » : l’art de la nature remplace avantageusement celui de la médecine. Ainsi les animaux qui vivent de manière plus conforme aux lois de la nature que les hommes sont-ils moins minés par la peur de la mort.

La seule partie utile de la médecine est l’hygiène qui est d’ailleurs moins une science qu’une vertu. Les deux vrais médecins de l’homme sont le travail qui aiguise son appétit et la tempérance qui l’empêche d’en abuser. [96]

Pour savoir quel régime est le plus utile à la vie et à la santé, il faut s’intéresser aux peuples qui vivent le mieux et le plus longtemps. Considérant donc que la médecine n’est en rien utile à la santé et à la longévité, (63) il faut même déduire de ce calcul la période consacrée à les fréquenter.

Voilà pourquoi je veux un élève robuste et sain. Je ne m’attarderai pas à démontrer l’utilité des travaux manuels et des exercices du corps sur laquelle tout le monde s’accorde et sur les soins que je prendrai pour mettre en œuvre ce principe. [97] Ceux qui vivent le plus longtemps, comme Patrice Oneil, sont ceux qui ont fait le plus d’exercice et qui ont supporté le plus de fatigue et de travail.

Avec la vie commencent les besoins. Il faut une nourrice pour le nouveau-né. Si la mère assume cette tâche c’est bien, même si cela accroît la distance entre le gouverneur et l’élève. Mais il est à croire qu’elle sera attentive aux conseils du maître. S’il nous faut une nourrice, commençons par la bien choisir. (74)

Une des misères des gens riches est de se tromper sur tout, tant ils sont corrompus par leurs richesses. [98] Ainsi, quand il s’agit de choisir une nourrice, demandent-ils l’avis de l’accoucheur qui proposera celle… qui l’a le mieux payé. Je ne consulterai certainement pas cet accoucheur pour celle d’Émile ; même si je suis moins savant, je la choisirai moi-même, je serai plus sincère.

Ce choix n’est pas un grand mystère ; les règles en sont connues. Il faudrait faire un peu plus attention à l’âge du lait infantile ainsi qu’à sa qualité. Ce n’est pas pour rien que dans les femelles de toute espèce la nature change la consistance du lait selon l’âge du nourrisson. [99]

Il faudrait donc une nourrice qui vient d’accoucher à un enfant qui vient de naître. Cela a des inconvénients, mais c’est probablement un moindre mal.

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19 août 2021 4 19 /08 /août /2021 20:53

Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »

établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE

Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)

Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]

Il faudrait une nourrice aussi saine de cœur que de corps. Il n’y a que la qualité de son lait qui compte pour le nourrisson, il y a aussi celle de son caractère. Un nourrisson (75) ne pourra se défendre contre une méchante femme.

Le choix de la nourrice est d’autant plus important que le nourrisson ne doit pas avoir d’autre gouvernante, comme il ne doit pas avoir d’autre précepteur que son gouverneur. Cet usage était celui des anciens dont les nourrices restaient attachées à leur nourrisson ; on le voit bien dans les pièces de théâtre où la plupart des confidentes sont des nourrices. Il est impossible qu’un enfant qui passe de mains en mains soit bien élevé et [100] garde de l’estime pour ceux qui le gouvernent. Un enfant ne doit connaître d’autres supérieurs que son père et sa mère, ou, à défaut, sa nourrice et son gouverneur, et peut-être est-ce déjà trop mais il faut impérativement que les deux soient sur la même longueur d’onde.

Il faut que la nourrice vive un peu plus confortablement et se nourrisse mieux sans changer totalement de manière de vivre ; car un changement trop brutal est dangereux pour la santé et puisque son régime ordinaire l’a rendue saine et forte, à quoi bon lui en faire changer ?

Le régime végétal des paysannes semble meilleur pour les enfants dont elles s’occupent que le régime à base de viande des femmes de la ville. On donne des pots-au-feu aux nourrices des petits bourgeois persuadés que ce sera meilleur pour leur lait. L’expérience que j’ai (76) prouvent pourtant que les enfants nourris ainsi ont plus de coliques et de vers. [101]

Cela n’est guère étonnant puisque la substance animale en putréfaction fourmille de vers ; ce qui n’arrive pas à la substance végétale. Le lait, bien qu’élaboré dans le corps de l’animal, est une substance végétale comme le démontrent les analyses (…).

Le lait des femelles herbivores est meilleur en qualité et en quantité que celui des carnivores. [102] Je crois qu’un enfant nourrit avec des substances végétales sera moins sujet aux vers.

Il se peut que les nourritures végétales donnent un lait plus prompt à s’aigrir mais le lait caillé est loin d’être une nourriture malsaine [103] pour les enfants. Il (77) est même souvent plus digeste comme le fromage.

Il importe donc non pas de changer la nourriture ordinaire des nourrices mais de l’augmenter et de la choisir mieux et d’agir sur l’assaisonnement des aliments que sur leur absence de graisse. [104] « Se pourrait-il que le régime végétal étant reconnu le meilleur pour l’enfant, le régime animal fût le meilleur pour la nourrice ? Il y a de la contradiction à cela. 

C’est dans les premières années de la vie que l’air agit sur la constitution des enfants. Plutôt que de faire venir une paysanne de son village pour nourrir l’enfant dans une chambre en ville l’air est vicié, conduisons l’enfant à la campagne où il habitera une maison rustique où le gouverneur le suivra. (78)

                        De tous les animaux, [105] les hommes sont ceux qui peuvent le moins vivre en troupeaux. Ils ne sont pas faits pour vivre les uns sur les autres au risque de suffoquer.

« Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. Au bout de quelques générations les races périssent ou dégénèrent ; il faut les renouveler, et c’est toujours la campagne qui fournit à ce renouvellement. Envoyez donc vos enfants se renouveler, pour ainsi dire, eux-mêmes, et reprendre, au milieu des champs, la vigueur qu’on perd dans l’air malsain des lieux trop peuplés. » Au lieu d’aller accoucher en ville, les femmes devraient rester à la campagne, surtout celles qui veulent nourrir leurs enfants. Elles retrouveraient là des goûts beaucoup plus en accord avec les devoirs de la nature.

D’abord, après l’accouchement, « on lave l’enfant avec quelque eau tiède » coupée d’un peu de vin [106]. Cette addition de liqueur ne me paraît guère nécessaire ; pas plus d’ailleurs que le réchauffement de l’eau. Dans beaucoup de pays, on les lave directement dans les rivières ou dans la mer mais les nôtres sont déjà fragilisés à la naissance par la mollesse des parents et il faut y aller progressivement (79). « Lavez souvent les enfants » et diminuez très progressivement la tiédeur de l’eau (en se servant d’un thermomètre) jusqu’à pouvoir les laver à l’eau froide même en hiver.

Une fois établi cet usage du bain, il importe de l’instituer de façon définitive. Je le recommande non seulement du côté de la propreté et de la santé mais aussi comme un moyen d’exercer le corps et de le renforcer. Je voudrais d’ailleurs qu’on s’accoutumât [107] à des bains d’eaux très chaudes et très froides pour devenir insensible aux écarts de température de l’air.

Au moment où l’enfant respire, il ne faut pas le contraindre à nouveau en l’emmaillotant mais l’habiller plutôt avec des langes qui laissent la liberté à ses membres et lui permettent de sentir les impressions de l’air. Il faut le placer dans un berceau matelassé où il pourra se mouvoir à l’aise et sans danger. Quand il commence à se fortifier, il faut le laisser ramper par la chambre, se développer, (80) étendre ses petits membres ; on le verra se renforcer de jour en jour. Les enfants ainsi laissés libres font plus de progrès que ceux qui sont emmaillotés. [108]

On doit s’attendre à l’opposition des nourrices à qui l’enfant bien garrotté donne moins de travail que celui qu’il faut surveiller sans cesse. D’ailleurs sa malpropreté devient plus sensible dans un habit ouvert : il faut le laver plus souvent. Enfin la coutume est un argument qui semble universellement difficile à réfuter.

Ne cherchez pas à discuter avec les nourrices ; faites en sorte qu’elles appliquent vos préceptes. Dans les nourritures ordinaires [109] qui ne touchent qu’au physique, ce n’est pas important, pourvu que l’enfant ne dépérisse pas ; « mais ici, où l’éducation commence avec la vie, en naissant l’enfant est déjà disciple, non du gouverneur, mais de la nature. Le gouverneur ne fait qu’étudier sous ce premier maître » (81). Il empêche que ses soins ne soient contrariés et veille aux progrès du nourrisson.

L’enfant qui naît est capable d’apprendre mais n’a pas le sentiment de sa propre existence et ses premiers mouvements sont des effets purement mécaniques dépourvus de connaissance et de volonté.

« Supposons qu’un enfant eût à sa naissance la stature et la force d’un homme fait, qu’il sortît, pour ainsi dire, [110] tout armé du sein de sa mère, comme Pallas sortit du cerveau de Jupiter ; cet homme-enfant serait un parfait imbécile », incapable de percevoir le monde extérieur. La seule chose qu’il aurait de plus qu’un enfant ordinaire c’est l’idée ou plutôt le sentiment du moi auxquels il rapporterait toutes ces sensations. [111]

Cet homme formé d’un coup ne serait pas plus capable de se redresser sur ses pieds et de se maintenir en équilibre ; sans doute n’en aurait-il pas l’idée.

Il sentirait le malaise de ses besoins sans les connaître, et sans imaginer aucun moyen d’y pourvoir. (82) Il mourrait de faim avant de s’être mu pour chercher sa subsistance. Tel fut probablement l’état primitif d’ignorance et de stupidité naturel à l’homme avant qu’il n’eût rien appris de l’expérience ou de ses semblables.

On sait d’où part chacun de nous pour arriver au degré commun de l’entendement mais qui connaît l’autre extrémité ? Chacun évolue différemment selon les circonstances et ses envies [112]. Aucun philosophe n’est capable de définir et fixer ce terme. Nous ignorons ce que notre nature nous permet d’être et les possibilités de l’espèce humaine.

« Je le répète, l’éducation de l’homme commence à sa naissance ; avant de parler, avant que d’entendre, il s’instruit déjà. » Au moment de connaître sa nourrice, il a déjà beaucoup acquis et l’on serait surpris de la masse de connaissances accumulées par l’homme, même le plus grossier, depuis sa naissance. La science absolue de tous les hommes est ainsi sans commune mesure avec celle relative de quelques savants. Mais on ne s’en rend pas compte [113] car cela se fait naturellement et avant l’âge de raison ; le savoir ne se fait remarquer que dans ses différenciations (83) et non dans ses quantités communes.

Les animaux mêmes apprennent beaucoup. Tout est instruction pour les êtres animés et sensibles Si les plantes avaient un mouvement progressif, il faudrait qu’elles eussent des sens et qu’elles acquissent des connaissances ; autrement les espèces périraient bientôt.

Les premières sensations des enfants sont purement affectives. Ils ont besoin de beaucoup de temps pour se former progressivement les sensations représentatives qui leur [114] montrent les objets hors d’eux-mêmes mais en attendant, ce retour des sensations affectives commence à les soumettre à la force de l’habitude. Leurs yeux se tournant sans cesse vers la lumière, on doit leur apprendre le sens de l’obscurité. La nourriture et le sommeil leur devient bientôt nécessaires au bout des mêmes intervalles ; et bientôt le désir ne vient plus du besoin, mais de l’habitude, ou plutôt l’habitude ajoute un nouveau besoin à celui de la nature : voilà ce qu’il faut prévenir.

« La seule habitude qu’on doit laisser prendre à l’enfant est de n’en contracter aucune ». [115] (84) Il faut préparer de loin « le règne de sa liberté et l’usage de ses forces, en laissant à son corps l’habitude naturelle, en le mettant en état d’être toujours maître de lui-même, et de faire en toute chose sa volonté, sitôt qu’il en aura une ».

Dès que l’enfant commence à distinguer les objets, il importe de sélectionner ceux qu’on lui montre L’homme craint naturellement les objets qu’il ne connaît pas, à l’inverse de ceux dont il a l’habitude (ainsi les araignées redoutées en ville et non à la campagne).

« Pourquoi donc l’éducation d’un enfant ne commencerait-elle pas avant qu’il parle et qu’il entende puisque le seul choix des objets qu’on lui présente est propre à le rendre timide ou courageux ? » Je veux qu’on l’habitue progressivement à voir des objets nouveaux et des animaux effrayants [116] pour qu’il n’en ait plus peur quand il sera plus grand.

Pour désamorcer la peur des masques des enfants, je procède progressivement en riant d’abord avec Émile des masques les plus agréables puis je l’accoutume à des figures les plus hideuses dont il finira par rire à son tour. À la fin, il n’aura plus jamais peur des masques.

Hector agit de même en posant son casque qui effraie son fils Astyanax au moment de ses adieux (85). En des temps plus tranquilles, on aborderait cette crainte de façon plus ludique [117] et la nourrice ferait rire l’enfant en mettant le casque sur sa tête.

J’habitue également Émile au bruit des armes à feu en utilisant des charges de plus en plus fortes (de l’amorce d’un pistolet aux détonations d’un canon).

Il faut encore rassurer les enfants qui commencent à avoir peur du tonnerre. « Avec une gradation lente et ménagée on rend l’homme et l’enfant intrépides à tout. »

Dans le commencement de la vie, ce ne sont pas la mémoire et l’imagination mais les sensations qui permettent à l’enfant de se constituer une représentation des objets. Il faut multiplier les sensations et les occasions de toucher et de manipuler pour qu’il apprenne [118] ainsi à appréhender le monde extérieur. (86)

Ce n’est que par le mouvement que nous apprenons qu’il y a des choses qui ne sont pas en nous et que nous acquérons l’idée de l’étendue... L’enfant n’ayant pas cette notion tend indifféremment la main pour saisir un objet qui lui est accessible ou qui est éloigné. Ses sensations ne lui donnent d’abord aucune idée de distance. Pour y remédier, il faut le déplacer, lui faire sentir les changements de lieu, afin de lui apprendre à juger des distances. Quand il commencera à les connaître, il faudra changer de méthode. [119]

Quand les enfants éprouvent des sensations agréables, ils en jouissent en silence, mais quand celles-ci sont pénibles, ils les expriment par des cris qui sont un appel à l’aide.

Toutes nos langues sont des ouvrages de l’art. Et si l’on a longtemps cherché s’il y avait une langue naturelle [120] commune à tous les hommes, il semble bien que ce soit celle que les enfants pratiquent avant de parler. Cette langue, que nous avons négligée, n’est pas articulée mais elle est accentuée. Les nourrices sont les premières à comprendre ce que disent (87) leurs nourrissons et elles leur répondent ; ce qui est important ici ce ne sont pas les mots mais l’intonation.

Au langage de la voix se joint celui, tout aussi énergique, du geste qui s’exprime moins par les mains que sur les visages qui sont très expressifs [121] (sauf le regard).

Le premier état de l’homme étant la misère et la faiblesse, ses premières voix sont la plainte et les pleurs. Dès que l’enfant sent ses besoins et qu’il réalise qu’il ne peut les satisfaire, il implore le secours d’autrui et réagit à ses différentes sensations en pleurant. Tous les maux formant pour lui une unique sensation de douleur, il y réagit de façon unique.

Ces pleurs négligés sont le premier anneau de la longue chaîne de l’ordre social.

Quand l’enfant pleure, il exprime un besoin que l’on cherche à satisfaire. (88) Si on ne le peut pas, il continue à pleurer et [122] face à ces cris certains font preuve de patience, d’autres de violence comme certaines nourrices qui les frappent.

Je n’oublierai jamais d’avoir vu, un jour, un enfant frappé par sa nourrice. Sur le coup, il se tut et j’inférai un peu vite qu’il était destiné à être une âme servile, mais ce n’était qu’une suffocation de colère. Puis vinrent les cris de colère. Il avait donc bien le sentiment de l’injustice.

Cette disposition des enfants à la colère est telle qu’elle demande des ménagements excessifs. Bœrhaave pense même que ces maladies infantiles sont principalement convulsives du fait de l’hypertrophie de la tête. [123] Il faut donc éloigner d’eux les domestiques qui les irritent. Les enfants du peuple sont plus robustes que ceux qu’on contrarie sans cesse ; mais il faut songer toujours qu’il y a bien de la différence entre leur obéir et ne pas les contrarier. (89)

Les premiers pleurs des enfants sont des prières : si l’on n’y prend garde, ils deviennent bientôt des ordres. Il faut donc prendre garde de ne pas donner de mauvaises habitudes aux enfants en se mettant à leur service au risque de les voir devenir autoritaires et tyranniques.

Quand un enfant tend la main vers un objet sans en appréhender la distance, on peut le lui apporter. [124] Mais quand il exige qu’on lui apporte cet objet sans s’abuser de cette distance, il est important de ne pas lui obéir, pour qu’il ne s’habitue pas à commander aux hommes et aux choses. « Ainsi quand un enfant désire quelque chose qu’il voit et qu’on veut lui donner, il vaut mieux porter l’enfant à l’objet, que d’apporter l’objet à l’enfant ».

« L’abbé de Saint-Pierre appelait les hommes de grands enfants ; on pourrait appeler réciproquement les enfants de petits hommes. » Ces propositions ont besoin d’éclaircissement. Mais quand Hobbes appelait le méchant un enfant robuste, il disait le contraire. « Toute méchanceté vient de [125] faiblesse ; l’enfant n’est méchant que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon : celui qui pourrait tout ne ferait jamais de mal. » On ne peut concevoir la Divinité toute-puissante sans cette bonté et le mauvais a toujours été reconnu (90) comme inférieur au bon (cf. Profession de foi du Vicaire savoyard).

Avant l’âge de raison, nous faisons le bien et le mal sans le connaître. Seule la raison nous apprend à distinguer les deux et à faire nos choix. [126] Un enfant veut simplement déranger ce qu’il voit sans conscience du bien ou du mal.

La philosophie va rendre raison de cela par les vices naturels, ajoutant que le sentiment de sa faiblesse rend l’enfant avide de faire des actes de force et de se prouver son propre pouvoir. Le vieillard infirme, au contraire, a perdu toute énergie et toute volonté de changement. Cette différence tient au principe actif qui se développe chez l’un et s’éteint chez l’autre : défaillant chez le vieillard et surabondant chez l’enfant. S’il détruit au passage, ce n’est pas par méchanceté mais parce que le processus de destruction [127] est plus rapide que celui de construction. (91)

« En même temps que l’Auteur de la nature donne aux enfants ce principe actif, il prend soin qu’il soit peu nuisible, en leur laissant peu de force pour s’y livrer. » Mais sitôt qu’ils prennent conscience du pouvoir qu’ils peuvent avoir, ils deviennent tyranniques et méchants : car il ne faut pas longtemps pour s’habituer à ce pouvoir de domination sur les autres.

En grandissant, on devient moins tyrannique car l’augmentation des forces équilibre les besoins. Mais le désir de commander ne s’éteint pas avec le besoin qui l’a fait naître ; ainsi la fantaisie succède au besoin et s’installent les premiers préjugés de l’opinion. [128]

« Le principe une fois connu, nous voyons clairement le point où l’on quitte la route de la nature ; voyons ce qu’il faut faire pour s’y maintenir. »

Première maxime : Il faut laisser l’enfant faire usage de toutes les forces que lui donne la nature.

Deuxième maxime : Il faut suppléer à ce qui leur manque en intelligence et en force.

Troisième maxime : Il faut limiter ce secours à l’utile réel sans rien accorder au désir et à la fantaisie (qui n’étant pas dans la nature n’a pas de raison de le tourmenter si on ne la fait pas naître).

Quatrième maxime : Il faut étudier minutieusement leur langage et leurs signes afin de distinguer dans leurs désirs ce qui vient de la nature et ce qui vient de l’opinion.

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19 août 2021 4 19 /08 /août /2021 20:42

Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »

établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE

Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)

Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]

« L’esprit de ces règles est d’accorder aux enfants plus de liberté véritable et moins d’empire, de leur laisser plus faire par eux-mêmes et moins exiger d’autrui. Ainsi s’accoutumant de bonne heure à borner leurs désirs à leurs forces, ils sentiront peu la privation de ce qui ne sera pas en leur pouvoir. »

Voilà la raison nouvelle et essentielle pour laisser libres les corps et les membres des enfants tout en veillant à leur sécurité. [129]

Un enfant dont le corps et les membres sont libres pleurera moins qu’un enfant emmailloté. On saura alors pourquoi il pleure vraiment et lui apporter le soutien nécessaire. Mais ne soyons pas obsédé par cette réponse à toutes ses sollicitudes au risque d’en faire un tyran.

Moins contrariés dans leurs mouvements, les enfants pleureront moins, on sera moins préoccupés de les faire taire, ils seront, eux-mêmes, moins craintifs et opiniâtres et resteront mieux dans leur état naturel. Ce n’est pas en laissant les enfants hurler qu’on favorise les descentes d’organes. Mais je ne veux pas non plus qu’ils s’habituent (93) à pleurer comme moyen d’exercer une pression sur nous. [130] Trop pleurer sans obtenir satisfaction peut s’avérer dangereux pour leur santé.

« Les longs pleurs d’un enfant qui n’est ni lié ni malade, et qu’on ne laisse manquer de rien, ne sont que des pleurs d’habitude et d’obstination. Ils ne sont point l’ouvrage de la nature, mais de la nourrice, qui, pour n’en savoir endurer l’importunité, la multiplie, sans songer qu’en faisant taire l’enfant aujourd’hui on l’excite à pleurer demain davantage. »

Le seul moyen de prévenir cette mauvaise habitude est de ne pas y faire attention. Les enfants découragés finiront par se lasser. Ils réserveront leurs pleurs à de vraies douleurs.

Au reste, quand ils pleurent par fantaisie ou par obstination, un autre moyen de les arrêter est de détourner leur attention sur un objet agréable. La plupart des nourrices excellent dans cet art même si elles sont un peu moins adroites à dissimuler leurs intentions.

Le temps du sevrage est indiqué par l’éruption des dents [131] qui est communément pénible et douloureuse. Par instinct machinal, l’enfant porte à sa bouche des objets pour les mâcher et l’on donne souvent comme hochets des corps durs comme l’ivoire ou la dent de loup. Mais cela me paraît une idée dangereuse pour les gencives de l’enfant (94). Il vaudrait mieux des matières molles comme celles sur lesquelles s’exercent les animaux.

            Plutôt que d’offrir aux enfants des grelots précieux et des hochets hors de prix, donnons-leur des objets naturels (branches d’arbre, tête de pavot, bâton de réglisse) : ils les amuseront autant et n’auront pas l’inconvénient de les habituer au luxe dès leur naissance.

Les inconvénients des bouillies, [132] du bouillon de viande et du potage… Il importe que les enfants s’accoutument à mâcher quand leurs dents commencent à sortir. ; quand ils commencent d’avaler les sucs salivaires doivent faciliter la digestion des aliments.

Je leur ferais donc mâcher des fruits secs et des croûtes. Je leur donnerais pour jouet de petits bâtons de pain dur ou de biscuit pour faciliter le sevrage. C’est ainsi que l’on procède avec les paysans qui ont généralement un estomac fort bon. (95)

Les enfants entendent parler dès leur naissance avant même qu’ils comprennent ou même qu’ils entendent. Je ne désapprouve pas que la nourrice amuse l’enfant avec des chants et des accents variés mais je désapprouve qu’elle l’étourdisse de paroles inutiles qu’il ne comprend pas. Il vaut mieux parler moins et que les mots répétés [133] se rapportassent à des objets que l’on pût montrer à l’enfant. Cette malheureuse facilité que nous avons à payer de mots que nous n’entendons pas commence plus tôt qu’on ne pense : du babil de la nourrice au verbiage du régent à l’école. Il me semble que ce serait l’instruire fort utilement que de l’élever à n’y rien comprendre.

On spécule beaucoup et inutilement sur la formation du langage et les premiers discours des enfants. Quoi qu’on fasse, ils apprendront toujours à parler de la même manière.

D’abord ils ont pour ainsi dire, une grammaire de leur âge, dont la syntaxe a des règles plus générales que la nôtre et finalement ils suivent certaines analogies qui nous choquent mais qui sont très régulières et qui ont leur logique. (96) Il est inutile de [134] chercher à corriger ces petites fautes contre l’usage qui rentreront dans l’ordre naturellement. Parlez toujours correctement avec eux et vous verrez que leur langage s’épurera sur le vôtre s’ils se plaisent avec vous.

Un autre abus de tout autre importance est l’empressement à les faire parler qui produit souvent l’effet inverse à celui escompté : au lieu de parler plus tôt, ils prennent du retard avec souvent, en plus, des défauts de prononciation rédhibitoires.

J’ai beaucoup vécu parmi les paysans et n’en ai jamais entendu aucun grasseyer (avoir des difficultés à prononcer les [R] ou les [l]). Leurs organes ne sont pas faits différemment que les nôtres mais ils sont mieux exercés. J’ai ainsi souvent entendu des enfants de trois ou quatre ans parler comme des enfants de dix ans. [135] Et d’autres urbains ont été, comme moi, abusés.

Les enfants des villes, élevés dans une chambre et sous l’aile d’une gouvernante, n’ont besoin que de marmotter pour se faire entendre ; on prend la peine de les écouter, on leur dicte quasiment les mots (97) si bien que les gens autour devinent ce qu’ils ont voulu dire plutôt que ce qu’ils ont dit.

À la campagne, l’enfant n’est pas entouré sans cesse et il est forcé d’apprendre à dire très nettement et très haut ce qu’il a besoin de faire entendre à ses parents, à ses frères et sœurs et à d’autres enfants. Voilà comment on apprend véritablement à prononcer, et non pas en bégayant quelques voyelles à l’oreille d’une gouvernante attentive. L’enfant de paysan n’a pas besoin que la bonne lui serve d’interprète. [136]

En grandissant, les garçons devraient se corriger de ce défaut dans les collèges, et les filles dans les couvents ; ils parlent généralement plus distinctement que ceux qui ont toujours été élevés dans la maison paternelle. Mais la nécessité d’apprendre par cœur et de réciter tout haut ce qu’ils ont appris, les empêche d’acquérir une prononciation aussi nette que celle des paysans. Pire encore, à force de compter sur leur mémoire, ils bafouillent et continuent à mal prononcer. Mon Émile (98) n’aura pas ces défauts.

Je conviens que le peuple et les villageois ont d’autres travers, ils parlent trop fort, ils ont des articulations rudes, trop d’accent, qu’ils choisissent mal leurs mots, etc.

Mais ces travers sont moins vicieux que les autres. Quand on parle, c’est bien pour être entendu. Gommer son accent, c’est enlever aux phrases leur grâce et leur énergie car l’accent c’est l’âme du discours, il lui donne le sentiment et la vérité [137] et ment moins que la parole. Cette proscription de l’accent a été remplacée par cette affectation bien française de la parole et du maintien qui rebute les étrangers. Au lieu de mettre de l’accent dans sa parole, le Français y met de l’air.

Tous ces petits défauts de langage ne sont rien ; on les corrige facilement, contrairement à ceux qu’on fait contracter en parlant doucement et en épluchant tous les mots. Un homme qui n’apprit à parler que dans les ruelles se fera mal entendre à la tête d’un bataillon, et n’en imposera guère au peuple dans une émeute. Enseignez premièrement aux enfants à parler aux hommes, ils sauront bien parler aux femmes quand il faudra.

« Nourris à la campagne dans toute la rusticité champêtre, vos enfants y prendront une voix plus sonore ; ils n’y contracteront point le confus bégayement des enfants de la (99) ville ». Le maître, vivant avec eux en permanence, corrigera facilement les expressions et le ton du village. Et Émile parlera un français pur, [138] distinct et bien articulé.

L’enfant qui veut parler ne doit écouter que les mots qu’il peut entendre, ne dire que ceux qu’il peut articuler. Quand il commence à balbutier, il ne faut pas être pressé de comprendre ce qu’il dit et ne pas non plus conférer à l’enfant l’empire d’être écouté systématiquement. C’est à lui de faire l’effort de se faire entendre. Il ne faut davantage être pressé qu’il parle ; cela viendra en temps utile.

On remarque, il est vrai, que ceux qui commencent à parler tard gardent toujours des défauts de langage mais ce n’est pas à cause de ce retard que l’organe reste embarrassé, c’est plutôt l’inverse. Et constatant ce retard, on est encore plus impatients de les faire parler, ce qui aggrave les choses.

Les enfants qu’on presse trop de parler n’ont le temps ni d’apprendre à bien prononcer, ni de bien concevoir ce qu’on leur fait dire ; alors que [139] si on leur laisse le temps (100) d’observer, d’écouter et de s’exercer, ils y arriveront.

Le plus grand mal de la précipitation avec laquelle on fait parler les enfants avant l’âge est que les premiers discours qu’on leur tient et les premiers mots qu’ils disent n’aient aucun sens l’un pour l’autre. Cette inattention au véritable sens que les mots ont pour les enfants est probablement la cause de leurs premières erreurs qui auront une influence sur leur façon de penser pour le reste de leur vie. J’en donnerai des exemples.

Resserrez donc le plus possible le vocabulaire de l’enfant. C’est un grand inconvénient qu’il ait [140] plus de mots que d’idées, qu’il sache dire plus de choses qu’il ne peut en penser. L’une des raisons pour lesquelles les paysans ont généralement l’esprit plus juste que les gens de la ville est que leur dictionnaire est moins étendu mais leurs idées claires.

« Les premiers développements de l’enfance se font presque tous à la fois. L’enfant apprend à parler, à manger, à marcher à peu près dans le même temps. C’est ici proprement la première époque de sa vie. ; il n’a nul sentiment, nulle idée ; à peine a-t-il des sensations ; il ne sent pas même sa propre existence : Vivit, et est vitae nescius ipse suae. » (Il vit et n’a pas conscience de sa propre vie). Ovide, Tristes, I, 3, 12. (101) [141]

 

LIVRE DEUXIÈME

 

« C’est ici le second terme de la vie, et celui auquel proprement finit l’enfance ; car les mots infans et puer ne sont pas synonymes. Le premier est compris dans l’autre, et signifie qui ne peut parler ; d’où vient que dans Valère Maxime on trouve puerum infantem. » [enfant qui ne sait pas encore parler] Mais je continue à me servir de ce mot.

Quand les enfants commencent à parler, ils pleurent moins. Sitôt qu’ils peuvent exprimer leur souffrance avec des paroles, pourquoi le diraient-ils avec des cris, sauf en cas de douleur trop forte ? S’ils continuent à pleurer, c’est à cause des gens autour d’eux. Émile ne pleurera plus dès qu’il aura été capable de dire : J’ai mal.

Si l’enfant délicat se met à crier pour rien, je n’irai pas à lui tant qu’il pleurera et je le rejoindrai sitôt qu’il aura fini. Bientôt [145] sa manière de m’appeler sera de se taire plutôt que de crier. Les enfants jugent du sens des signes par leur effet sensible. Un enfant ne pleure pas s’il sait qu’il ne sera pas entendu, même s’il a mal.

S’il tombe et s’il se fait mal, j’attendrai un peu au lieu de me précipiter. Le mal étant fait, il faut qu’il (103) l’endure. Mon empressement ne servirait qu’à l’effrayer davantage et augmenter sa sensibilité. Il jugera de son mal à ma réaction et s’il me voit calme il s’estimera plus rapidement remis. C’est à cet âge qu’on prend les premières leçons de courage et qu’on apprend à supporter les grandes douleurs en supportant les petites.

« Loin d’être attentif à éviter qu’Émile ne se blesse, je serais fort fâché qu’il ne se blessât jamais, et qu’il grandît sans connaître la douleur. Souffrir est la première chose qu’il doit apprendre, et celle qu’il aura le plus grand besoin de savoir. Il semble que les enfants ne soient petits et faibles que pour prendre ces importantes leçons sans danger. » Quels que soient les accidents subis [146] les conséquences sont mineures. Je n’ai jamais vu d’enfant en liberté se faire un mal considérable, à moins qu’on l’ait mis dans des situations extrêmes.

« Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d’apprendre aux enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes, et d’oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner. » Y a-t-il rien de plus sot que la peine qu’on prend pour leur apprendre à marcher comme si l’on avait vu quelqu’un qui ne sût pas marcher à cause de la négligence de sa nourrice ? Beaucoup, au contraire, marchent mal toute leur vie parce qu’on leur a mal appris à marcher.

Émile n’aura aucun de ces dispositifs censés l’aider à marcher ; ou du moins, on ne le soutiendra que sur les lieux pavés dès qu’il commencera à mettre un pied devant l’autre. Au lieu de le confiner dans la tristesse d’une [147] chambre, on le mènera au milieu d’un pré en le laissant s’ébattre. Il aura sans doute des contusions mais il sera joyeux. Le bien-être de la liberté rachète bien des blessures.

Un autre progrès rend aux enfants la plainte moins nécessaire : plus conscients de leurs forces qu’ils apprennent à diriger, ils ont moins besoin des autres. L’enfant prend conscience de lui-même et la mémoire l’aide à avoir une vision globale de son existence qui définit son identité et à être capable de bonheur ou de misère. Il faut commencer à le considérer comme un être moral.

Quoiqu’on assigne une durée de vie asse longue à l’homme, très peu [148] atteignent ce terme théorique. Et les risques les plus importants se situent dans les premières années. « Des enfants qui naissent, la moitié, tout au plus, parvient à l’adolescence ; et il est probable que votre élève n’atteindra pas l’âge d’homme. »

Que faut-il penser de cette éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain, qui charge un enfant (105) de chaînes et commence par le rendre misérable pour lui préparer un bonheur dont il ne profitera peut-être jamais ? Même si cette éducation est raisonnable dans son objet, on ne peut qu’être indignés de voir de pauvres infortunés traités comme des galériens, sans être même assurés que cela serve à quelque chose ! L’âge de la joie se consume ainsi en malheurs. On tourmente le malheureux pour son bien sans voir que la mort va venir les saisir. « Qui sait combien d’enfants périssent victimes de l’extravagante sagesse d’un père ou d’un maître ? » Ils meurent sans regretter la vie, heureux d’échapper à ses tourments.[149]

« Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir ; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n’est pas étranger à l’homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l’humanité ? Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. » Ne gâchez pas cet âge si bref des rires et de la paix de l’âme. « Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants ? Ne vous préparez pas de regrets en leur ôtant le peu d’instants que la nature leur donne » ; laissez-les en jouir afin qu’ils ne quittent pas la vie sans en avoir profité.

J’entends déjà les reproches des faux sages qui méprisent le présent au nom d’un avenir (106) chimérique.

L’enfance serait pour vous le temps de corriger les mauvaises inclinations de l’homme, et sous prétexte que les peines seraient les moins sensibles, il faudrait les multiplier pour les leur épargner dans l’âge de raison. Mais ne risquent-elles pas [150] de produire exactement l’effet inverse ? Ces mauvais penchants dont vous prétendez qu’ils viennent de la nature viennent peut-être précisément de vos soins mal entendus. « Que si ces raisonneurs vulgaires confondent la licence avec la liberté, et l’enfant qu’on rend heureux avec l’enfant qu’on gâte, apprenons-leur à les distinguer. »

« Pour ne point courir après des chimères, n’oublions pas ce qui convient à notre condition. L’humanité a sa place dans l’ordre des choses ; l’enfance a la sienne dans l’ordre de la vie humaine : il faut considérer l’homme dans l’homme, et l’enfant dans l’enfant. Assigner à chacun sa place et l’y fixer, ordonner les passions humaines selon la constitution de l’homme, est tout ce que nous pouvons faire pour son bien-être. Le reste dépend de causes étrangères qui ne sont point en notre pouvoir. » [151]

Il n’y a pas de bonheur ou de malheur absolu, pas de bien ou de mal, mais des états transitoires, relatifs et successifs (107). Le bonheur de l’homme sur la terre est souvent une simple question de moindre souffrance.

Toute notre misère consiste dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés. Un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux. [152]

La sagesse humaine et la route du vrai bonheur consiste à diminuer l’excès des désirs sur nos facultés et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C’est alors que l’âme retrouvera la paix.

La nature, qui fait tout pour le mieux, ne lui donne que les désirs nécessaires à sa conservation et les facultés suffisantes pour les satisfaire, laissant les autres en réserve Ce n’est que dans cet état primitif que l’équilibre du pouvoir et du désir se rencontre, et que l’homme n’est pas malheureux. Mais ensuite, les facultés virtuelles se mettent en action et l’imagination excite les désirs dans l’espoir de les satisfaire. Et l’obsession de ce terme (108) nous empêche de voir ce que nous avons.

Au contraire, la différence est petite entre les facultés et les désirs chez l’homme qui est resté près de sa condition naturelle [153]. L’homme ainsi dépourvu de tout est heureux car la misère est moins dans la privation des choses que dans leur désir.

La plupart des maux qui nous rendent malheureux sont imaginaires. Il faut essayer de mettre en pratique ce principe sur lequel on s’accorde.

Qu’entend-on quand on dit que l’homme est faible ? Celui dont la force passe par les besoins est un être fort ; celui dont les besoins passent par la force est un être faible. L’homme est fort quand il suit la nature ; il est faible quand il veut s’élever au-dessus de l’humanité. En étendant vos facultés, vous n’étendez que votre orgueil, pas vos forces. Apprenons donc à rester au centre de notre sphère. [154]

Notre malheur vient de ce que nous ne savons pas nous contenter, comme les animaux, du nécessaire, mais que nous désirons le superflu (109). C’est à force de vouloir augmenter notre bonheur que nous le changeons en misère. Tout homme qui ne voudrait que vivre, vivrait heureux.

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19 août 2021 4 19 /08 /août /2021 20:27

Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »

établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE

Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)

Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]

La perspective de l’immortalité nous rendrait malheureux car il n’y aurait plus aucun espoir d’échapper aux rigueurs du sort et aux injustices des hommes. [155] La nécessité de mourir n’est à l’homme sage qu’une raison pour supporter les peines de la vie.

Nous nous donnons plus de tourment à essayer de guérir de nos maladies qu’à les supporter. Vis selon la nature et chasse les médecins qui instillent dans ton imagination troublée l’obsession de la mort sans pouvoir l’éviter. (110) Au lieu de penser à la mort qui n’est qu’un passage, dépêche-toi de vivre. [156]

Tout n’est que folie et contradiction dans les institutions humaines. Ainsi, nous nous inquiétons d’autant plus de la vie qu’elle perd de son prix avec l’âge. L’amour de l’homme pour sa conservation est d’ailleurs bien l’ouvrage de l’homme. La nature incite plutôt les sauvages et les animaux à la résignation. Cette loi naturelle est bientôt remplacée par celle de la raison mais celle-ci a beaucoup plus de mal à se faire à cette résignation à la mort.

La prévoyance est la véritable source de nos misères ! Cette manie pousse cet homme de passage à négliger le présent au nom d’un avenir hypothétique et à s’accrocher [157] à tout (111). Est-il étonnant que nous tous nos maux s’étendent par tous les points où on porte nos vues ?

Est-ce la nature qui porte les hommes si loin d’eux-mêmes ? Est-ce elle qui veut que chacun apprenne son destin des autres et quelquefois l’apprenne en dernier sans même savoir s’il a été heureux ou misérable ? Je vois un homme parfaitement heureux en ouvrant une lettre et qui se met soudain à pleurer. Que s’est-il passé pour qu’il change à ce point ?

Qu’en était-il donc de sa vie ? Dans son bonheur imaginaire qu’il vivait ou dans ce malheur réel qu’il ignorait ? « Nous n’existons plus où nous sommes, nous n’existons qu’où nous ne sommes pas. Est-ce la peine [158] d’avoir une si grande peur de la mort, pourvu que ce en quoi nous vivons reste ? »

« Ô homme ! resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature t’assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t’en pourra faire sortir » ; ne t’épuise dans une résistance inutile et ne gaspille pas vainement tes forces à vouloir prolonger ton existence. (112) Ta liberté et ton pouvoir ne vont pas plus loin que tes forces naturelles, tout le reste n’est qu’illusion. La domination même est servile car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. [159] Et en croyant faire ce que tu veux en dirigeant les autres, tu feras toujours ce que les autres veulent.

Le seul qui peut prétendre exercer sa volonté est celui qui ne dépend pas des autres ; d’où il suit que le premier des biens n’est pas (113) l’autorité mais la liberté. « L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut, et fait ce qu’il lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s’agit que de l’appliquer à l’enfance, et toutes les règles de l’éducation vont en découler. »

La société a fragilisé l’homme en lui ôtant le droit qu’il avait sur ses propres forces. [160] Voilà pourquoi ses désirs se multiplient avec sa faiblesse. Si l’homme est un être fort parce qu’il peut naturellement se suffire à lui-même, l’enfant est faible parce qu’il ne le peut pas. L’homme doit donc avoir plus de volontés et l’enfant avoir plus de fantaisies, au sens de désirs qui n sont pas de vrais besoins et qu’on ne peut contenter qu’avec le secours d’autrui.

J’ai dit la raison de cet état de faiblesse. La nature y pourvoit par l’attachement des pères et des mères ; mais ceux-ci peuvent augmenter la faiblesse de leur enfant en lui donnant plus de besoins qu’il n’en a, en exigeant ce que la nature n’exigeait pas et en transformant leur dépendance réciproque en esclavage.

L’homme sage sait rester à sa place, mais l’enfant, qui ne connaît pas la sienne, doit être guidé par ceux qui le gouvernent. L’enfant n’est soumis aux autres qu’à cause de ses besoins et parce qu’ils voient mieux ce qui est bon pour lui. [161] Sinon, nul n’a le droit (114) d’ordonner à l’enfant ce qui lui est nuisible, pas même son père.

« Avant que les préjugés et les institutions humaines aient altéré nos penchants naturels, le bonheur des enfants ainsi que des hommes consiste dans l’usage de leur liberté ; mais cette liberté dans les premiers est bornée par leur faiblesse. Quiconque fait ce qu’il veut est heureux, s’il se suffit à lui-même ; c’est le cas de l’homme vivant dans l’état de nature. Quiconque fait ce qu’il veut n’est pas heureux, si ses besoins passent ses forces : c’est le cas de l’enfant dans le même état. Les enfants ne jouissent même dans l’état de nature que d’une liberté imparfaite, semblable à celle dont jouissent les hommes dans l’état civil. » Mais l’interdépendance de tous les hommes dans la société nous ramène à ce statut d’enfants, y compris les puissants.

Ces considérations importantes servent à résoudre toutes les contradictions du système social. Il y [162] a deux sortes de dépendances : la dépendance des choses, qui est de la nature, sans moralité, ne nuit point à la liberté et n’engendre point de vices ; la dépendance des hommes, qui est de la société, les engendre tous et c’est par elle que le maître et l’esclave se dépravent mutuellement. Pour remédier à ce mal dans la société, il faut substituer la loi à l’homme et armer les volontés d’une force supérieure à l’action de chaque volonté individuelle. Si les lois des nations pouvaient être aussi inflexibles que celles de la nature, la dépendance des choses redeviendrait alors celle des choses : on réunirait dans la république tous les avantages de l’état naturel à ceux (115) de l’état civil ; on joindrait à la liberté qui maintient l’homme exempt de vices, la moralité qui l’élève à la vertu.

« Maintenez l’enfant dans la seule dépendance des choses, vous aurez suivi l’ordre de la nature dans le [163] progrès de son éducation. » Répondez à ses volontés indiscrètes par des arguments pragmatiques : des obstacles physiques ou des punitions, un empêchement, l’expérience ou l’impuissance, le besoin, l’obéissance, la liberté, afin qu’il aspire à pouvoir se passer un jour de vos services en se servant lui-même.

La nature a, pour développer les corps, des moyens qu’on ne doit pas contrarier. Il ne faut point empêcher les enfants de bouger quand leurs mouvements sont des besoins de leur constitution, qui cherche à se fortifier. Mais il faut bien distinguer ce qui relève du vrai besoin, du besoin naturel, du besoin de fantaisie qui commence à naître ou celui qui vient de la surabondance de vie. [164]

J’ai déjà dit qu’il ne fallait pas céder aux demandes d’un enfant qui utilise les pleurs comme moyen de pression dès lors qu’il peut parler. (116) Si vous cédez, il en abusera et vous en estimera moins. Sans abuser des refus, il faudra savoir les imposer.

Ne donnez pas à l’enfant de ces vaines formules de politesse qui servent aux riches de paroles magiques pour imposer leurs volontés, de ces pseudo-formules de politesse qui servent à mieux commander aux autres.  Je veillerai à ce que mon Émile ne tombe pas dans ce travers d’un langage arrogant. [165]

L’excès de rigueur est tout autant à éviter que l’excès d’indulgence. Si vous laissez pâtir les enfants, vous leur préparez de grandes misères, vous les sortez de leur état d’hommes. Pour ne pas les exposer à quelques maux de la nature, vous leur imposez d’autres. Vous me direz que je tombe dans le cas de ces mauvais pères auxquels je reprochais de sacrifier le bonheur des enfants à la considération d’un temps éloigné qui peut ne jamais être. (117)

Non : car la liberté que je donne à mon élève compense largement les incommodités auxquelles je l’expose (le froid plus supportable que les rigueurs de la contrainte). Je fais doublement son bien en le laissant libre aujourd’hui et en l’armant contre les maux de demain. S’il avait le choix d’être mon élève ou le vôtre, pensez-vous qu’il hésitât longtemps ?

Il n’y a pas de bonheur possible pour l’individu hors de sa constitution ; or c’est précisément sortir l’homme de sa constitution que de vouloir l’exempter [166] des maux de son espèce. Pour sentir les grands biens, il faut qu’il connaisse les petits maux ; telle est sa nature. L’homme qui ne connaîtrait pas la douleur physique, ne connaîtrait aucune des qualités morales ; il ne serait pas membre de la société mais un monstre parmi ses semblables.

Accoutumer un enfant à tout obtenir est le meilleur moyen de le rendre misérable ; car il viendra un moment où vous devrez forcément refuser ses désirs et il ne le comprendra pas.

C’est une disposition naturelle de l’homme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir, comme le dit Hobbes. L’enfant (118) se croit donc tout naturellement propriétaire de l’univers et regarde tous les hommes comme ses esclaves et il prend tout refus comme un acte de rébellion ; il considère toutes les raisons [167] qu’on lui donne comme une injustice qui attise sa haine et son indignation.

« Comment concevrais-je qu’un enfant, ainsi dominé par la colère et dévoré des passions les plus irascibles, ne puisse jamais être heureux ? »  Ce despote est à la fois le plus vil des esclaves et la plus misérable des créatures. J’ai vu des enfants élevés ainsi faire preuve d’invraisemblables caprices que tout s’empressait à complaire, leurs désirs s’irritant par la facilité à les obtenir. La faiblesse et la domination réunies n’engendrent que folie et misère chez ces enfants gâtés.

« Si ces idées d’empire et de tyrannie les rendent misérables dès leur enfance, que sera-ce quand ils grandiront, [168] et que leurs relations avec les autres hommes commenceront à s’étendre et se multiplier ? » Ils seront surpris de voir le monde leur résister alors qu’ils étaient habitués à voir tout fléchir devant eux.

Leurs airs insolents et leur puérile vanité ne leur attirent que de l’hostilité (119) et, incapables de réagir, ils retombent autant en dessous d’eux-mêmes qu’ils s’étaient élevés au-dessus.

« Revenons à la règle primitive. La nature a fait les enfants pour être aimés et secourus ; mais les a-t-elle faits pour être obéis et craints ? » (le rugissement du lion épouvante à juste titre les animaux mais le spectacle de magistrats se prosternant devant un enfant en maillot est ridicule).

Il n’y a pas d’être plus faible, plus misérable et plus fragile que l’enfant, au point que l’on ait [169] envie de se porter spontanément à son secours. A contrario, il est choquant de le voir prendre un ton impérieux pour commander à ceux qui pourraient le faire périr en l’abandonnant.

Mais en considérant la faiblesse du premier âge, on peut considérer comme cruel d’ôter la liberté à des enfants de laquelle ils peuvent si peu abuser. « S’il n’y a point d’objet si digne de risée qu’un enfant hautain, il n’y a point d’objet si digne de pitié qu’un enfant craintif. Puisqu’avec l’âge de raison commence la servitude civile, pourquoi la prévenir par la servitude privée ? Souffrons qu’un moment de la vie soit exempt de ce joug que la nature ne nous a pas imposé, et laissons à l’enfance (120) l’exercice de la liberté naturelle, qui l’éloigne au moins pour un temps des vices que l’on contracte dans l’esclavage. » Que ces instituteurs sévères et ces pères asservis à leurs enfants apprennent d’abord les méthodes de la nature avant de se vanter des leurs.

Revenons à la pratique. J’ai déjà dit que « votre enfant ne doit rien obtenir parce qu’il le demande, mais parce qu’il en a besoin, ni rien faire par obéissance, mais [170] seulement par nécessité. » Ainsi, les mots « obéir », « commander », « devoir », « obligation » seront proscrits de son dictionnaire au profit de « force », « nécessité », « impuissance » et « contrainte ». Il faut éviter, avant l’âge de raison, d’employer des mots qui parlent d’êtres moraux et de relations sociales de peur que l’enfant ne se fasse de fausses idées qu’on ne pourra plus changer. Tant qu’il n’est frappé que de sensations, les idées doivent s’arrêter aux sensations sans quoi il se fera du monde des notions fantastiques impossibles à effacer.

« Raisonner avec les enfants était la grande maxime de Locke ; […] et pour moi je ne vois rien de plus sot que ces enfants avec qui l’on a tant raisonné. » De toutes les facultés de l’homme le (121) la raison [171] est celle qui se développe le plus difficilement et le plus tard et c’est de celle-là que l’on veut se servir pour développer les premières ! « Le chef-d’œuvre d’une bonne éducation est de faire un homme raisonnable : et l’on prétend élever un enfant par la raison ! C’est commencer par la fin, c’est vouloir faire l’instrument de l’ouvrage. Si les enfants entendaient raison, ils n’auraient pas besoin d’être élevés » ; mais en leur parlant un langage qu’ils ne comprennent pas et en croyant imposer la raison, on n’aboutit qu’à l’inverse : la convoitise et la crainte.

Les leçons de morale qu’on fait et qu’on peut faire aux enfants tournent en rond dans un dialogue absurde [172] (122)

dont Locke lui-même serait bien embarrassé. Connaître le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de l’homme, n’est pas l’affaire d’un enfant.

La nature veut que les enfants soient enfants avant que d’être hommes. En pervertissant cet ordre, nous produirons des fruits précoces sans maturité ni saveur qui ne tarderont pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. [173] Rien n’est moins sensé que de vouloir substituer nos façons de penser et de sentir à celles des enfants. À cet âge, la raison est un frein de sa force.

En essayant de persuader à vos élèves le devoir de l’obéissance, vous joignez à cette prétendue persuasion la force et les menaces, ou la flatterie et les promesses. Et ils font semblant d’être convaincus par la raison. Ils constatent que l’obéissance est avantageuse et la rébellion nuisible. Mais comme vous n’exigez rien d’eux (123) ils dissimulent hypocritement leur désobéissance. La raison du devoir n’étant pas de leur âge, personne ne peut les y sensibiliser ; mais les risques encourus leurs arrachent les aveux exigés ; et on croit les avoir convaincus quand on ne les a qu’intimidés.

Conséquences : en leur imposant un devoir qu’ils ne sentent pas, vous les indisposez [174] contre votre tyrannie ; vous leur apprenez à tricher pour extorquer des récompenses ou échapper à des châtiments et vous leur donnez les moyens de vous abuser. Les lois, direz-vous, quoique obligatoires pour la conscience, usent de même de contrainte avec les hommes faits. J’en conviens. « Mais que sont ces hommes, sinon des enfants gâtés par l’éducation ? Voilà précisément ce qu’il faut prévenir. Employez la force avec les enfants et la raison avec les hommes ; tel est l’ordre naturel ; le sage n’a pas besoin de lois. »

« Traitez votre élève selon son âge. Mettez-le d’abord à sa place, et tenez l’y si bien, qu’il ne tente plus d’en sortir. » Alors, il en pratiquera la plus importante leçon avant de savoir ce qu’est la sagesse. Ne le laissez pas croire que vous avez de l’autorité sur lui. Mais qu’il sache que vous êtes fort et qu’il est à votre merci, qu’il sente le dur joug de la nécessité que la nature impose à l’homme, qu’il voie cette nécessité dans les choses et non dans le caprice des hommes, que le frein qui le retient soit la force et non l’autorité. Ce dont il doit s’abstenir, ne le lui défendez pas ; empêchez-le de le faire sans [175] explications ; accordez-lui ce que vous voulez sans prières ni conditions. Accordez avec plaisir, refuser avec répugnance mais avec fermeté et sans discussion.

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19 août 2021 4 19 /08 /août /2021 20:11

Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »

établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE

Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)

Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]

C’est ainsi que vous le rendrez patient même s’il n’a pas ce qu’il voulait, car il est dans la nature de l’homme d’endurer patiemment la nécessité des choses, mais non la mauvaise volonté d’autrui. L’enfant ne s’est jamais révolté quand on lui a dit : il n’y en a plus. Du reste, il faut soit ne rien exiger du tout, soit le plier à la plus parfaite obéissance. La pire éducation est de la laisser flotter entre ses volontés et les vôtres et de disputer à qui sera le maître.

Il est bien étrange que depuis qu’on se mêle d’élever des enfants, on n’ait imaginé d’autre instrument pour les conduire que les passions les plus propres à corrompre l’âme, même avant que le corps soit formé [176]. À chaque instruction précoce qu’on veut faire entrer dans leur tête, on plante un vice au fond de leur cœur ; d’insensés instituteurs pensent faire des merveilles en les rendant méchants pour leur apprendre la bonté. (125)

« On a essayé tous les instruments, hors un, le seul précisément qui peut réussir : la liberté bien réglée. Il ne faut point se mêler d’élever un enfant quand on ne sait pas le conduire où l’on veut par les seules lois du possible et de l’impossible. » En jouant sur les deux on le retient et on le manipule sans aucun développement des vices et des passions.

« Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale ; il n’en doit recevoir que de l’expérience : ne lui infligez aucune espèce de châtiment, car il ne sait ce que c’est qu’être en faute : ne lui faites jamais demander pardon, car il ne saurait vous offenser. Dépourvu de toute moralité dans ses actions, il ne peut rien faire qui soit moralement mal, et qui ne mérite ni châtiment ni réprimande. »

Je vois déjà le lecteur effrayé juger de cet enfant par les nôtres : il se trompe. La gêne où vous tenez vos élèves irrite leur vivacité ; plus ils sont contraints sous vos yeux, plus ils sont turbulents [177] quand ils vous échappent. Deux écoliers de la ville feront plus de dégât dans le pays que tout un village. Enfermez un petit monsieur et un petit paysan dans une chambre : le premier cassera tout en abusant d’un moment de licence quand l’autre se tiendra tranquille confiant en sa liberté. Et cependant les enfants des villageois sont encore loin de ce que je souhaite.

« Posons pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits : il n’y a point de perversité originelle dans le cœur humain ; il ne s’y trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il y est entré. La seule passion naturelle à l’homme est l’amour de soi-même, ou l’amour-propre pris dans un sens (126) étendu. Cet amour-propre en soi ou relativement à nous est bon et utile ; et, comme il n’a point de rapport nécessaire à autrui, il est à cet égard naturellement indifférent ; il ne devient bon ou [178] mauvais que par l’application qu’on en fait et les relations qu’on lui donne. Jusqu’à ce que le guide de l’amour-propre, qui est la raison, puisse naître, il importe donc qu’un enfant ne fasse rien parce qu’il est vu ou entendu, rien en un mot par rapport aux autres, mais seulement ce que la nature lui demande ; et alors il ne fera rien que de bien. »

Je ne dis pas qu’il ne fera jamais de mal mais « la mauvaise action dépend de l’intention de nuire » et « il n’aura jamais cette intention. » S’il l’avait une seule fois, tout serait perdu.

En laissant les enfants en pleine liberté d’exercer leur étourderie, il convient de ne laisser à leur portée rien de fragile et de précieux (miroirs, porcelaine, objets de luxe) mais seulement des meubles grossiers et solides. Mon Émile que j’élève à la campagne, aura une chambre de paysan.

Et si, malgré vos précautions, l’enfant vient à casser quelque pièce utile, [179] ne le grondez pas.

Oserais-je exposer ici « la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. » (127) Pardonnez-moi mes paradoxes : mais j’aime mieux être un homme à paradoxes qu’un homme à préjugés. « Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à l’âge de douze ans. » C’est le temps où se développent les erreurs et les vices sans qu’on ait aucun instrument pour les détruire, et quand celui-ci vient, il est souvent trop tard. Si les enfants pouvaient passer directement de la maternelle à l’âge de raison, l’éducation qu’on leur donne pourrait convenir ; mais selon le progrès naturel, il leur en faut une toute contraire. Il faudrait qu’ils ne tissent rien de leur âme tant qu’ils n’ont pas toutes leurs facultés.

« La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la [180] vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur. » Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire à votre élève jusqu’à ses douze ans, les yeux de son entendement s’ouvriraient à la raison dès les premières leçons. Il deviendrait bientôt le plus sage des hommes ; et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige d’éducation.

Prenez le contre-pied de l’usage, et vous ferez toujours bien. Comme on ne veut pas faire d’un enfant un enfant, mais un docteur, les pères et les maîtres n’ont jamais assez instruit, parlé raison. Faites mieux : soyez raisonnable et ne raisonnez plus avec votre élève, surtout pour lui faire approuver ce qui lui déplaît ; car amener la raison dans les choses désagréables, ce n’est que la discréditer définitivement. Exercez (128) son corps et ses sens mais tenez son âme oisive aussi longtemps qu’il se pourra. Retenez tous les jugements et les impressions, regardez les délais comme des avantages, laissez mûrir [181] l’enfance dans les enfants et gardez-vous de donner une    aujourd’hui si vous pouvez la donner demain.

Une autre considération qui confirme l’utilité de cette méthode tient au génie particulier de l’enfant, qu’il faut bien connaître pour savoir quel régime moral lui convient. Chaque esprit a sa forme propre selon laquelle il a besoin d’être gouverné. Il faut donc prendre le temps de l’observer et laisser d’abord le germe de son caractère se montrer en pleine liberté. Ce n’est pas du temps perdu. Au contraire, vous en gagnerez pour la suite. (129) [182]

Mais où placerons-nous cet enfant pour l’élever ainsi comme un être insensible ? L’éloignerons-nous de tous les humains, de sa famille et de tous ceux qui sont chargés de lui ?

« Vous ai-je dit que ce fût une entreprise aisée qu’une éducation naturelle ? » Je sens toutes les difficultés ; elles sont peut-être insurmontables. Lais celui qui aura approché le but qu’on se propose aura réussi.

« Souvenez-vous qu’avant d’oser entreprendre de former un homme, il faut s’être fait homme soi-même ; il faut trouver en soi l’exemple qu’il se doit proposer. Tandis que l’enfant est encore sans connaissance, il faut le préparer à ce qu’il lui convient de voir. Rendez-vous respectable et faites-vous aimer de tout le monde [183]. Vous ne serez point maître de l’enfant si vous ne l’êtes de tout ce qui vous entoure, et cette autorité ne sera jamais suffisante si elle n’est pas fondée sur la vertu. Il ne s’agit pas de donner de l’argent, mais de prodiguer votre temps, vos soins, votre affection. Il faut déployer toutes ces qualités : intérêt, bienveillance, (130) consolation, protection. Il faut aider les gens à se réconcilier, leur apporter votre soutien, les protéger. Soyez juste, humain, bienfaisant, charitable, miséricordieux ; aimez les autres, et ils vous aimeront ; servez-les et ils vous serviront ; soyez leur frère, et ils seront vos enfants. [184]

C’est encore ici une des raisons pourquoi je veux élever Émile à la campagne, loin de la canaille des valets, les derniers des hommes après leurs maîtres ; loin des noires mœurs de la ville qu’on couvre d’un vernis pour les rendre séduisantes aux enfants. Au moins les vices grossiers des paysans rebutent-ils d’emblée sans qu’on ait envie de les imiter.

Au village, un gouverneur sera beaucoup plus maître des objets qu’il voudra présenter à l’enfant ; son autorité sera supérieure à celle qu’elle ne saurait avoir en ville et chacun s’empressera d’être estimé de lui.

« Cessez de vous en prendre aux autres de vos propres fautes : le mal que les enfants voient les corrompt moins que celui que vous leur apprenez» Toujours pédants à leur inculquer une idée que vous croyez bonne, vous leur en donnez vingt autres qui ne valent rien ; pleins de ce qui se passe dans votre tête, vous ne voyez pas ce que vous produisez dans la leur. Ne croyez-vous [185] (131) pas qu’ils retourneront un jour une de vos explications confuses contre vous ?

Écoutez un petit bonhomme qu’on vient d’endoctriner ; laissez-le s’exprimer et vous serez surpris du tour étrange qu’ont pris vos raisonnements dans son esprit ; il mélange tout et vous réduit à vous taire ou à le faire taire. Si jamais il remporte cet avantage, et qu’il s’en aperçoive, adieu l’éducation ; tout est fini dès ce moment, il ne cherche plus à s’instruire, il cherche à vous réfuter.

Maîtres zélés, ne vous hâtez jamais d’agir que pour empêcher les autres d’agir, renvoyez, s’il le faut, une bonne instruction, de peur d’en donner une mauvaise Sur cette terre, dont la nature eût fait le premier paradis de l’homme, craignez d’exercer l’emploi du tentateur en voulant donner à l’innocence la connaissance du bien et du mal ; ne pouvant empêcher que l’enfant ne s’instruise au dehors par des exemples, imprimez ces exemples dans son esprit par des images appropriées.

Les passions impétueuses produisent un grand effet sur l’enfant qui en est témoin, parce qu’elles ont des signes très sensibles qui le frappent et le forcent d’y faire [186] attention. La colère par exemple. On peut alors se demander si ce n’est pas l’occasion pour un pédagogue de faire un beau discours ? Non, il faut laisser venir l’enfant, qui étonné du spectacle, ne manquera pas de vous questionner. Vous lui expliquerez alors que le pauvre homme est malade, qu’il est dans un (132) accès de fièvre et vous en profiterez pour lui parler des maladies qui elles aussi font partie de la nature.

Il tirera peut-être de cet exemple une répugnance à se livrer aux excès des passions ; et cela aura été plus efficace qu’un sermon de morale. Mais cette notion aura une autre conséquence : on sera autorisé, en cas de contrainte, à traiter un enfant mutin comme un enfant malade en l’enfermant dans sa chambre pour le guérir de ses vices naissants. [187] Et si vous cédez à votre tour à la colère, dites-lui franchement, avec un tendre reproche : Mon ami vous m’avez fait mal.

Au reste il importe que toutes les naïvetés qu’un enfant peut produire ne soient jamais révélées en sa présence. Un éclat de rire indiscret peut gâter le travail de six mois, et faire un tort irréparable pour toute la vie. Je ne puis assez redire que pour être le maître de l’enfant, il faut être son propre maître. (exemple d’une remarque ridicule de mon petit Émile voulant se mêler d’une rixe entre deux voisines ; il faudrait le soustraire rapidement avant qu’il mesure les effets de ses paroles). (133)

Je ne veux pas entrer dans tous les détails, mais seulement exposer les maximes générales et donnez quelques exemples dans les occasions difficiles. « Je tiens pour impossible qu’au sein de la société l’on puisse amener un enfant à l’âge de douze ans, sans lui donner quelque idée des rapports d’homme à homme, et de la moralité des actions humaines. » On s’appliquera [188] à lui rendre ces notions nécessaires le plus tard possible et avec la simple utilité présente pour qu’il ne fasse pas le mal autour de lui sans le savoir. Car s’l y a des caractères doux et inoffensifs, il y a aussi des naturels violents dont il faut se hâter de faire des hommes si on ne veut pas qu’ils soient enchaînés.

« Nos premiers devoirs sont envers nous ; nos sentiments primitifs se concentrent en nous-mêmes ; tous nos mouvements naturels se rapportent d’abord à notre conservation et à notre bien-être. Ainsi le premier sentiment de la justice ne nous vient pas de celle que nous devons, mais de celle qui nous est due ; et c’est encore un des contresens des éducations communes, que, parlant d’abord aux enfants de leurs devoirs, jamais de leurs droits, on commence par leur dire le contraire de ce qu’il faut, ce qu’ils ne sauraient entendre, et ce qui ne peut les intéresser. » [189]

Un enfant ne s’attaque pas aux personnes mais aux choses ; d’ailleurs il apprend vite par l’expérience à respecter ceux qui sont plus âgés et plus fort que lui mais les choses ne se défendent pas en elles-mêmes. « La (134) première idée qu’il faut lui donner est donc moins celle de la liberté que de la propriété ; et, pour qu’il puisse avoir cette idée, il faut qu’il ait quelque chose en propre. » Lui apprendre cette notion de propriété est difficile : lui parler de ses jouets ne sert à rien, évoquer la [190] notion de convention est incompréhensible comme beaucoup de choses qu’on croit leur avoir apprises.

Il faut pour cela remonter à l’origine de la propriété. L’enfant vivant à la campagne, aura pris quelque notion des travaux champêtres. En regarder labourer un jardin, il voudra jardiner à son tour.

Selon les principes établis, j’encourage son envie en me faisant même son garçon jardinier. Il en prend possession en y plantant une fève et il en tire une plus grande fierté que les conquistadores espagnoles. (135)

On vient tous les jours arroser les fèves et les voir prospérer et j’augmente sa joie en lui expliquant [191] le terme d’appartenir en soulignant qu’il y a mis son temps, son travail, sa peine et sa personne et qu’il y a là quelque chose qu’il peut réclamer contre qui que ce soit.

Mais un beau jour, il découvre son jardin saccagé et ses fèves arrachées. Animé par le premier sentiment de l’injustice, il se met à crier. Puis on fait venir le responsable ; le jardinier… qui s’explique : il avait semé là des melons de Malte dont il espérait nous régaler. En plantant nos fèves on lui a fait un tort irréparable [192] et on s’est privés de manger des melons exquis.

Dialogue entre Jean-Jacques, Robert, le jardinier et Émile : Jean-Jacques demande à Robert de les excuser d’avoir gâté son jardin, ils lui feront venir d’autres graines de Malte et il promet de ne pas toucher une terre avant de savoir si elle est à quelqu’un (136). Il n’y a plus de terre en friche, dit Robert ; il tient la sienne de son père. Émile veut savoir naïvement s’il y a souvent de la graine de melon perdue. « Personne ne touche au jardin de son voisin ; chacun respecte le travail des autres, afin que le sien soit en sûreté. » répond le jardinier. – Mais moi je n’ai point de jardin, dit Émile. – Que m’importe ? si vous gâtez le mien, je ne vous y laisserai plus promener ; car, voyez-vous, je ne veux pas perdre ma peine. Jean-Jacques propose alors un arrangement au jardinier : qu’il leur accorde un [193] coin de jardin pour le cultiver, à condition qu’il aura la moitié du produit. Le jardinier accepte mais en les menaçant de labourer leurs fèves s’ils touchent à ses melons.

« Dans cet essai de la manière d’inculquer aux enfants les notions primitives, on voit comment l’idée de la propriété remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail. Cela est clair, net, simple, et toujours à la portée de l’enfant. De là jusqu’au droit de propriété et aux échanges, il n’y a plus qu’un pas, après lequel il faut s’arrêter tout court. »

On voit ici combien cet exemple (137) a été plus efficace qu’un long discours théorique ; car les enfants oublient vite les paroles mais se souviennent des actions concrètes.

De pareilles instructions doivent être donné plus ou moins tôt selon le naturel de l’élève. Mais donnons un autre exemple. [194]

« Votre enfant dyscole [difficile, réticent à l’autorité du maître] gâte tout ce qu’il touche : ne vous fâchez point ; mettez hors de sa portée ce qu’il peut gâter. » S’il brise les meubles, ne les remplacez pas, s’il casse les fenêtres, laissez-le avoir froid, faites qu’il sente les incommodités les premiers. Et s’il recommence à casser les vitres, changez de méthode : dites qu’elles sont à vous et enfermez-le dans une chambre obscure sans fenêtre. Il se plaindra, notamment au domestique, mais celui lui fera remarquer qu’il a lui aussi des vitres à conserver. Et puis, au bout de quelque temps, quelqu’un viendra lui proposer un accord : la liberté contre des vitres intactes. Il finira par accepter. [195] Et puis vous vous réconcilierez comme si rien ne s’était passé (138). L’enfant, instruit de cette expérience ne s’avisera plus, après cela de casser une vitre à dessein. Le petit méchant ne songeait guère, en faisant un trou pour planter sa fève, qu’il se creusait un cachot où sa science ne tarderait pas à le faire enfermer.

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19 août 2021 4 19 /08 /août /2021 19:57

Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »

établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE

Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)

Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]

Dès qu’on est dans le monde moral, la porte est ouverte au vice. Avec les conventions et les devoirs naissent la tromperie et le mensonge. [196] Et faute d’avoir pu prévenir le vice, on est déjà obligé de le punir. Voilà les misères de la vie humaine qui commencent avec ses erreurs.

J’en ai dit assez pour faire entendre qu’« il ne faut jamais infliger aux enfants le châtiment comme châtiment, mais qu’il doit toujours leur arriver comme une suite naturelle de leur mauvaise action. » Ainsi vous ne déclamerez point contre (139) le mensonge mais vous ferez que les effets du mensonge se rassemblent sur leur tête quand ils ont menti. Mais expliquons ce que c’est que mentir pour les enfants.

Il y a deux sortes de mensonges : le premier concerne le passé et consister à nier la vérité des faits ; le second regarde l’avenir et consiste à promettre une chose qu’on n’a pas l’intention de tenir. Ces deux mensonges ont des points communs ; mais ils ont aussi des différences.

Celui qui sent le besoin qu’il a du secours des autres et qui éprouve leur bienveillance n’a nul intérêt [197] à les tromper. « Il est donc clair que le mensonge de fait n’est pas naturel aux enfants ; mais c’est la loi de l’obéissance qui produit la nécessité de mentir » On cherche à contourner ce devoir d’obéissance et à éviter le châtiment par le mensonge. « Dans l’éducation naturelle et libre, pourquoi donc votre enfant vous mentirait-il ? » Il n’a rien à cacher, il ne sera pas puni, vous n’exigez rien de lui.

« Le mensonge de droit est moins naturel encore, puisque les promesses de faire ou de s’abstenir sont des actes conventionnels, qui sortent de l’état de nature et dérogent à la liberté. » Il y a plus : les engagements des enfants n’ont aucune valeur car leur vue se limitant au présent, ils ne savent ce que signifie s’engager dans le futur. L’enfant ne peut pas mentir quand il s’engage car il ne promet rien. « Voilà pourquoi les lois n’ont aucun égard aux engagements des enfants ; et quand les pères et les maîtres plus sévères exigent qu’ils les remplissent, c’est seulement dans ce que l’enfant devrait faire, quand même il ne l’aurait pas promis. » [198]

« L’enfant, ne sachant ce qu’il fait quand il s’engage, ne peut donc mentir en s’engageant. Il n’en est pas de même quand il manque à sa promesse, ce qui est encore une espèce de mensonge rétroactif : car il se souvient très bien d’avoir fait cette promesse ; mais ce qu’il ne voit pas, c’est l’importance de la tenir. » Ne concevant pas l’avenir, il ne peut prévoir les conséquences des choses et quand il viole ses engagements, il ne fait rien contre la raison de son âge.

Il s’ensuit que « les mensonges des enfants sont tous l’ouvrage des maîtres, et que vouloir leur apprendre à dire la vérité n’est autre chose que leur apprendre à mentir. » Dans l’empressement que l’on a de les instruire, on préfère qu’ils sachent leurs leçons et qu’ils mentent plutôt qu’ils restent ignorants et vrais.

Pour nous qui ne donnons à nos élèves que des leçons de pratique et qui préférons qu’ils soient bons plutôt que savants, nous n’exigeons point qu’ils disent la vérité et nous ne leur faisons rien promettre. S’il est fait en mon absence (141) quelque mal dont j’ignore l’auteur, je me garderai bien de demander à Émile si c’est lui, car je ne veux pas lui apprendre à nier. [199] Et si j’ai à faire avec lui une convention, je ferai en sorte que la proposition vienne de lui, qu’il ait toujours intérêt à remplir son engagement et que, s’il y manque, il comprenne que les maux qu’il attirera sur lui du fait de ses mensonges viendront de l’ordre des choses et non de la vengeance de son gouverneur. Je suis sûr néanmoins qu’Émile finira par apprendre ce qu’est le mensonge et qu’il sera fort étonné qu’on y recoure. Plus je rends son bien-être indépendant des volontés ou des jugements d’autrui, plus je coupe en lui tut intérêt de mentir.

« Quand on n’est point pressé d’instruire, on n’est point pressé d’exiger, et l’on prend son temps pour ne rien exiger qu’à propos. Alors l’enfant se forme, en ce qu’il ne se gâte point. » Mais quand un précepteur étourdi et inexpérimenté exige sans arrêt des promesses inconsidérées, l’enfant finit par les négliger comme de vaines paroles.

Ce que je viens de dire sur le mensonge peut s’appliquer à d’autres devoirs qu’on ne prescrit aux enfants qu’en les leur rendant haïssables et impraticables. Pour paraître (142) leur prêcher la vertu, on leur fait aimer tous les vices. On veut les rendre pieux et on les mène s’ennuyer à l’église ; pour leur [200] inspirer la charité, on les détourne de Dieu en leur faisant marmotter des prières. Et on le force à faire l’aumône alors qu’il ne comprend pas le sens de ce don qui est une action d’homme.

Remarquez qu’on ne fait jamais donner par l’enfant que des choses dont il ignore la valeur. Faites-lui donner son jouet plutôt que cent louis, et on verra s’il est vraiment devenu libéral.

On trouve encore un autre expédient à cela : c’est de rendre rapidement à l’enfant ce qu’il a donné pour qu’il s’habitue à donner en sachant que cela reviendra. Je n’ai vu que deux espèces de générosité chez les enfants : donner ce qui ne sert plus à rien ou donner ce qu’on va récupérer. On rend ainsi l’enfant libéral en apparence et avare en réalité, [201] d’une libéralité usurière. Mais quand il devra donner pour de bon sans compensation, il cessera de donner. Toutes les autres vertus qu’on (143) apprend aux enfants ressemblent à celle-là. Ne voilà-t-il pas une savante éducation !

Maîtres, laissez les simagrées, soyez vertueux et bons, que vos exemples se gravent dans la mémoire de vos élèves, en attendant qu’ils puissent entrer dans leurs cœurs. Au lieu d’exiger du mien des actes de charité, j’aime mieux la pratiquer en sa présence sans même lui demander d’accomplir cet acte qui n’est pas de son âge ; car il importe qu’il ne s’accoutume pas à regarder les devoirs des hommes seulement comme des devoirs d’enfants. Que si, me voyant assister les pauvres, je sois capable de lui expliquer que les pauvres ont bien voulu qu’il y ait des riches pour qu’ils subvinssent à leurs besoins.

Après avoir entendu ce discours, un autre [202] qu’Émile serait tenté de m’imiter et de se conduire en homme riche ; j’empêcherai au moins qu’il le fît avec ostentation.

Je sais que la valeur d’une action est en elle et non parce qu’on l’imite. Mais, dans un âge où le cœur ne sent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfants les actes dont on veut leur donner l’habitude, en attendant qu’ils les puissent faire par discernement et par amour du bien. L’homme est imitateur, l’animal même l’est ; le goût de l’imitation est de la (144) nature bien ordonnée ; mais il dégénère en vice dans la société. Le singe imite l’homme qu’il craint, pas les animaux qu’il méprise. Et des arlequins de toute espèce imitent chez nous le beau pour le dégrader. Si je réussis dans mon entreprise, Émile n’aura sûrement pas ce désir de se transporter hors de soi.[203]

Approfondissez les règles de votre éducation, vous les trouverez à contresens, surtout en ce qui concerne les vertus et les mœurs. La seule leçon de morale qui convienne à l’enfance, et la plus importante à tout âge, est de ne jamais faire de mal à personne. Le précepte de faire du bien est beaucoup plus imprécis et dangereux : même le méchant fait du bien. Les plus sublimes vertus sont négatives : elles sont aussi les plus difficiles parce que sans ostentation ni autosatisfaction. Celui qui ne fait jamais de mal fait le bien. C’est en tâchant de pratiquer cette vertu plus qu’en raisonnant qu’on mesure la difficulté de la mettre en œuvre. (145) [204]

Voilà quelques idées des précautions avec lesquelles je voudrais qu’on donnât aux enfants les instructions qu’on ne peut leur refuser sans les exposer à nuire à eux-mêmes ou aux autres et à contracter de mauvaises habitudes dont on aurait peine ensuite à les corriger. Mais cela n’arrivera pas avec les enfants élevés comme il convient. Ce que je dis sert plus aux exceptions qu’aux règles ; mais ces exceptions sont plus fréquentes à mesure que les enfants ont plus d’occasions de sortir de leur état et de contracter les vices des hommes. Il faut donner des instructions plus précoces à ceux qu’on élève au milieu du monde qu’à ceux qu’on élève dans la retraite. Cette éducation solitaire serait donc préférable, quand elle ne ferait que donner à l’enfance le temps de mûrir.

Il est un autre genre d’exceptions contraires pour ceux qu’un heureux naturel élève au-dessus de leur âge. « Comme il y a des hommes qui ne sortent jamais de l’enfance, il y en a d’autres qui, pour ainsi dire, n’y passent point, et sont hommes presque en naissant. » Le mal est que cette dernière exception est très rare, très difficile à connaître. Chaque mère s’imagine que son enfant-prodige en est un, en prenant pour des indices extraordinaires ceux mêmes qui marquent l’ordre habituel ; tous ces signes caractéristiques de l’âge montrent simplement qu’un enfant n’est qu’un enfant. À force de le mettre dans toutes les situations, (146) [205] il finit bien par faire une bonne rencontre comme celui qui dit beaucoup de bêtises peut arriver à dire la vérité par hasard.

Les pensées les plus brillantes peuvent tomber dans le cerveau des enfants, ou plutôt les meilleurs mots dans leur bouche sans qu’ils leurs appartiennent. Il n’y a point de véritable propriété pour cet âge. Les choses que dit un enfant n’ont pas la même valeur pour lui que pour nous.  Celui que vous pensez être un prodige vous paraîtra un sot l’instant suivant. Vous vous trompez dans les deux cas : ce n’est qu’un enfant.

« Traitez-le donc selon son âge malgré les apparences, et craignez d’épuiser ses forces pour les avoir voulus trop [206] exercer. » Si ce jeune cerveau commence à bouillonner laissez-le s’apaiser de lui-même. (147)

« Des enfants étourdis viennent les hommes vulgaires : je ne sache point d’observation plus générale et plus certaine que celle-là. » Rien n’est plus difficile que de distinguer dans l’enfance la stupidité réelle, de cette apparente et trompeuse stupidité qui est l’annonce des âmes fortes. Il paraît d’abord étrange que les deux extrêmes aient des signes si semblables : dans un âge où l’homme n’a encore nulles idées véritables, le stupide qui n’a que de fausses idées ressemble au génie qui n’en admet encore aucune.  Caton passait ainsi pour stupide avant que son oncle [207] apprît à découvrir son génie. « Ô que ceux qui jugent si précipitamment les enfants sont sujets à se tromper ! Ils sont souvent plus enfants qu’eux. » J’ai vu un de mes amis que sa famille considérait comme un esprit borné se révéler comme un des meilleurs philosophes de son siècle.

« Respectez l’enfance, et ne vous pressez point de la juger, soit en bien, soit en mal. » Laissez les exceptions se décanter avant de définir des méthodes. Laissez longtemps agir la nature avant de la contrarier. Vous voulez gagner du temps (148) mais vous le perdez en l’utilisant mal. Vous ne voyez pas qu’« un enfant mal instruit est plus loin de la sagesse que celui qu’on n’a point instruit du tout. » Le temps consacré au bonheur et à l’oisiveté de l’enfant n’est pas perdu. Platon et [208] Sénèque ne disent pas autre chose. Cette oisiveté est aussi utile à l’enfant que le sommeil à l’équilibre de l’homme.

« L’apparente facilité d’apprendre est cause de la perte des enfants. On ne voit pas que cette facilité même est la preuve qu’ils n’apprennent rien. Leur cerveau lisse et poli rend comme un miroir les objets qu’on lui présente ; mais rien ne reste, rien ne pénètre. L’enfant retient les mots, les idées se réfléchissent ; ceux qui l’écoutent les entendent, lui seul ne les entend point. »

La mémoire et le raisonnement sont deux facultés différentes mais l’une ne se développe qu’avec l’autre. Avant l’âge de raison, l’enfant ne reçoit pas des idées mais des images. Une image (peinture des objets sensibles) peut être seule dans l’esprit qui se la représente alors que toute idée (notion des objets déterminée par des rapports) en suppose d’autres. Quand on imagine, on ne fait que voir ; quand on conçoit, on compare. Nos sensations sont purement passives, au lieu (149) que toutes nos [209] perceptions ou idées naissent d’un principe actif qui juge. Cela sera démontré ci-après.

Je dis donc que « les enfants, n’étant pas capables de jugement, n’ont point de véritable mémoire. Ils retiennent des sons, des figures, des sensations, rarement des idées, plus rarement leurs liaisons» On m’objectera qu’ils apprennent des éléments de géométrie ; mais cela étaye mon point de vue : ils ont retenue l’exacte impression de la figure mais si on la retourne, ils sont perdus. « Tout leur savoir est dans la sensation, rien n’a passé jusqu’à l’entendement. » Leur mémoire, elle-même, n’est guère plus parfaite puisqu’ils doivent réapprendre, étant grands, les choses qu’ils ont apprises dans l’enfance.

« Je suis cependant bien éloigné de penser que les enfants n’aient aucune espèce de raisonnement. Au contraire, je [210] vois qu’ils raisonnent très bien dans tout ce qu’ils (150) connaissent et qui se rapporte à leur intérêt présent et sensible. Mais c’est sur leurs connaissances que l’on se trompe en leur prêtant celles qu’ils n’ont pas, et les faisant raisonner sur ce qu’ils ne sauraient comprendre. » On se trompe encore en voulant les rendre attentifs à des considérations qui ne les touchent pas comme leur devenir.

Les pédagogues sont payés pour tenir un autre discours mais on voit bien qu’ils pensent comme moi. Car ils ne leur apprennent que des mots. Ils se gardent bien de choisir les sciences des choses qui leur seraient utiles [211] où ils ne réussiraient pas, mais plutôt celles où il suffit d’apprendre les mots et fort inutiles.

L’étude des langues me paraît inutile dans le premier âge. Je ne crois pas qu’un enfant, jusqu’à l’âge de douze ou quinze ans, n’ait jamais appris deux langues.

Si l’étude des langues n’était que celle des mots, elle pourrait convenir aux enfants : mais les langues modifient aussi les idées que les signes (151) représentent. Chaque langue reflète le caractère national et les vicissitudes des mœurs.

« De ces formes diverses l’usage en donne une à l’enfant, et c’est la seule qu’il garde jusqu’à l’âge de raison. Pour en avoir deux, il faudrait qu’il sût comparer des idées ; et comment les comparerait-il, quand il est à peine en état de les concevoir ? » Chaque idée ne pouvant avoir qu’une forme pour lui, il ne peut donc apprendre à parler qu’une langue. On me parle de soi-disant prodiges qui parleraient cinq ou six langues : en réalité ils n’en parlent qu’une [212] et se servent de dictionnaires pour les autres.

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19 août 2021 4 19 /08 /août /2021 19:34

Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »

établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE

Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)

Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]

C’est pour cacher cette inaptitude qu’on les exerce sur les langues mortes dont personne ne peut juger l’usage familier. On appelle ça parler alors qu’il s’agit de rendre un discours français en latin ou à coudre en prose des phrases de Cicéron et en vers des centons de Virgile.

Dans toute étude, les signes représentant les choses ne sont rien sans l’idée de ces choses. On borne pourtant toujours l’enfant à ces signes, sans jamais pouvoir (152) lui faire comprendre aucune des choses qu’ils représentent. C’est particulièrement [213] sensible en géographie où on lui apprend les cartes mais pas la réalité de la terre.

J’entends dire qu’il faut occuper les enfants à des études où il ne faut que des yeux. Mais je n’en connais pas.

Une erreur encore plus ridicule est de leur faire étudier l’histoire. On croit qu’elle est à leur portée parce qu’elle n’est qu’un recueil de faits. Mais l’histoire est une science beaucoup plus complexe qui met en cause des rapports de causalité entre les événements auxquels les enfants n’entendent rien.

Lecteurs, souvenez-vous que celui qui vous parle n’est ni un savant ni un philosophe, mais un homme simple, ami de la vérité, un solitaire [214] (153) indépendant des préjugés des hommes. Mes raisonnements sont moins fondés sur des principes que sur des faits. Je vais vous le montrer en rapportant quelques observations.

J’étais allé passer quelques jours à la campagne chez une mère de famille qui prenait grand soin de ses enfants et de leur éducation. Un matin que j’étais présent aux leçons de l’aîné, son gouverneur, homme de mérite fit quelques réflexions qui me déplurent sur l’intrépidité d’Alexandre. À table, on ne manqua pas de faire babiller le petit bonhomme qui débita mille sottises et raconta l’histoire de Philippe, le médecin d’Alexandre Puis après les éloges, on raisonna sur ce qu’il avait dit. Le plus grand nombre blâma la témérité [215] d’Alexandre, d’autres, parmi lesquels le gouverneur, admiraient son courage.   Je constatai que personne ne voyait la véritable beauté de ce geste. Et je leur dis que ce n’était qu’une extravagance ce dont tout le monde convint. Je voulus enchaîner mais une femme vint le dire discrètement de me taire. (154)

Après le dîner, je fis un tour du parc avec le jeune élève et l’ayant questionné sur l’histoire qu’il avait si bien racontée, je compris pourquoi il admirait le courage d’Alexandre : parce qu’il avait avalé d’un seul trait un breuvage de mauvais goût. Le pauvre enfant, qui avait été contraint lui-même à prendre médecine il n’y avait pas quinze jours, et qui ne l’avait prise qu’avec une peine infinie, en avait encore le déboire à la bouche. Impressionné par son héros, il était décidé d’être un Alexandre. [216] Je le confirmai dans ces dispositions louables, et je m’en retournai riant en moi-même de la haute sagesse des pères et des maîtres, qui pensent apprendre l’histoire aux enfants.

Il est aisé de mettre dans leurs bouches les mots de l’histoire ; mais quand il sera question d’attacher à ces mots des idées nettes, il y aura loin de l’entretien du jardinier Robert à toutes ces explications.

Quelques lecteurs, mécontents du Tais-toi, Jean-Jacques, demanderont, je le prévois, ce que je trouve enfin de si beau dans l’action d’Alexandre. C’est qu’il croyait à la vertu ! Jamais mortel ne fit une si belle profession de foi. S’il existe un Alexandre moderne, qu’on me le montre.

« S’il n’y a point de science de mots, il n’y a point d’étude propre aux enfants. S’ils n’ont pas de vraies [217] idées, ils n’ont point de véritable mémoire ; car je n’appelle pas ainsi celle (155) qui ne retient que des sensations. » Apprendre les signes sans apprendre les choses est non seulement inutile mais dangereux. En se payant de mots qui n’ont aucun sens pour lui, l’enfant perd son jugement.

Si la nature donne au cerveau d’un enfant cette souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes d’impressions, ce n’est pas pour qu’on y grave toutes sortes de noms d’histoire, de géométrie et de géographie, qui n’ont aucun sens et aucune utilité ; mais c’est pour toutes les idées qu’il peut concevoir et qui lui [218] sont utiles pour son bonheur, ses devoirs et sa conduite future.

« Sans étudier dans les livres, l’espèce de mémoire que peut avoir un enfant ne reste pas pour cela oisive ; tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend le frappe, et il s’en souvient ; il tient registre en lui-même des actions, des discours des (156) hommes ; et tout ce qui l’environne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa mémoire en attendant que son jugement puisse en profiter. » C’est dans la sélection et la présentation de ces objets que consiste le véritable art de cultiver cette première faculté ; et c’est là qu’il faut lui constituer un ensemble de connaissances qui serviront à son éducation et à sa conduite. Cette méthode, certes ne forme pas de petits prodiges et ne fait pas briller les gouvernantes et les précepteurs mais elle forme des hommes sains de corps et d’esprit qui se feront honorer étant grands plutôt qu’admirer jeunes.

« Émile n’apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même celles de la Fontaine » ; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de l’histoire ne sont l’histoire. Amusés par l’apologue, ils passent à côté de la vérité. « Les fables peuvent instruire les hommes ; [219] mais il faut dire la vérité nue aux enfants : sitôt qu’on la couvre d’un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever. »

« On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende. » Et quand ils les comprendraient, ce serait encore pire car la morale est tellement disproportionnée à son âge, qu’elle les porterait plus au vice qu’à la vérité. Ce sont des paradoxes, certes, voyons si ce sont des vérités.

Un enfant n’entend point les fables qu’on veut lui faire apprendre parce qu’il y entre des idées qu’il ne peut saisir et parce que la forme choisie, en les rendant plus faciles à retenir, complique leur compréhension. Sans citer toutes ces (157) fables qui n’ont rien d’intelligible ni utile pour les enfants et qu’on leur fait apprendre avec les autres, bornons-nous à celles que l’auteur semble avoir faites spécialement pour eux.

Des cinq ou six fables où brille la naïveté puérile, j’ai choisi celle que les enfants saisissent le mieux et qu’ils apprennent avec le plus de plaisir. En supposant qu’elle pourra être entendue des enfants, qu’elle pourra leur plaire et les instruire, cette fable est assurément son chef-d’œuvre : qu’on me permette de l’examiner.[220] Commentaire critique de la fable Le corbeau et le renard… (158-160) [221-223]

Voilà quelques éléments pour analyser les idées de cette fable. Mais qui croit avoir besoin de cette analyse pour la faire comprendre à la jeunesse. Nul de nous n’est assez philosophe pour savoir se mettre à la place d’un enfant. Passons maintenant à la morale. [224]

Je me demande si c’est à des enfants de dix ans qu’il faut apprendre qu’il y a des flatteurs hypocrites. On pourrait tout au plus qu’il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, mais le fromage gâte tout : on apprend surtout comment le faire tomber. C’est mon second paradoxe.

Si vous suivez les enfants qui apprennent leurs fables, vous constaterez qu’ils les appliquent généralement à l’inverse de l’intention de l’auteur et qu’au lieu d’observer le défaut dont on veut les préserver, ils penchent à aimer le vice (161). Ils préfèrent le renard au corbeau, la fourmi à la cigale. « Quelle horrible leçon pour l’enfance ! » Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu’on lui demande et ce qu’il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.

L’enfant s’identifie au lion [225] quand il s’empare de tout et au moucheron quand il terrasse le lion. Il apprend à tuer un jour à coups d’aiguillon ceux qu’il n’oserait attaquer de pied ferme.

Dans la fable du loup et du chien, il prend une licence là où on prétend lui donner une leçon de modération. Je me souviens d’avoir vu pleurer une petite fille qui se sentait enchaînée comme le chien.

Leçons de basse flatterie, d’inhumanité, d’injustice, de satire, d’indépendance, voilà donc la morale de ces cinq fables pour les enfants. Quand vous leur donnez des préceptes qui se contredisent, qu’espérez-vous de vos soins ? [226] Il faut une morale en paroles et une en actions dans la société, et ces deux morales ne se (162) ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse ; l’autre est dans les fables de La Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les mères. Le même auteur suffit à tout.

Monsieur de La Fontaine, je promets de lire et d’aimer vos fables que je pense comprendre ; mais je n’en laisserai pas étudier une seule à mon élève tant que vous ne m’aurez pas prouvé qu’il peut en comprendre le quart ; et que dans celles qu’il peut comprendre, il ne les comprendra pas à l’envers de votre intention.

En ôtant ainsi tous les devoirs des enfants, « j’ôte les instruments de leur plus grande misère, savoir les livres. La lecture est le fléau de l’enfance, et presque la seule occupation qu’on lui sait donner. À peine à douze ans Émile saura-t-il ce que c’est qu’un livre. » Je conviens [227] qu’il faut qu’il sache lire quand la lecture lui est utile ; jusqu’alors elle n’est bonne qu’à les ennuyer.

Si l’on ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il s’ensuit qu’ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sentent l’avantage actuel et présent, soit d’agrément, soit d’utilité. L’art de communiquer aux absents peut être rendu sensible à tous les âges. Pourquoi est-il devenu un tourment pour l’enfance ? Parce qu’on le met à des usages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant n’est pas très curieux de perfectionner l’instrument avec lequel on le tourmente, mais s’il sert à ses plaisirs, il s’y appliquera bientôt malgré vous.

On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d’apprendre à lire (bureaux, cartes, atelier d’imprimerie, dé de Locke). Un moyen plus sûr est le désir d’apprendre. Donnez à l’enfant ce désir et toute méthode sera bonne.

Le seul mobile valable et durable est l’intérêt présent. Émile reçoit quelquefois [228] des billets d’invitation pour un dîner, une promenade ou une fête. Il faut trouver quelqu’un qui lui lise mais le temps qu’il arrive, il est déjà trop tard. Ah ! s’il avait su lire lui-même. On reçoit d’autres billets courts mais qu’on ne peut pas déchiffrer ou à moitié : il s’agit d’aller demain manger de la crème, mais on ne sait pas où et avec qui. Combien d’efforts pour lire le reste ! Parlerai-je à présent de l’écriture ? Non, j’ai honte de m’amuser à ces niaiseries dans un traité de l’éducation.

Je n’ajouterai qu’un seul mot en forme de maxime : « d’ordinaire, on obtient très sûrement et très vite ce qu’on n’est pas pressé d’obtenir. »  Je suis presque sûr qu’Émile saura parfaitement lire et écrire avant l’âge de dix ans, précisément parce qu’il m’importe fort peu qu’il le sache avant quinze ; mais « j’aimerais mieux qu’il ne sût jamais lire que d’acheter cette science au prix de tout ce qui peut la rendre utile : de quoi lui servira la lecture quand on l’en aura rebuté pour jamais ? » [« Il faudra surtout veiller à ne pas lui rendre odieuses les études qu’il ne peut encore aimer, et à empêcher que cette aversion, une fois déclarée, ne l’en éloigne, passé le temps où il était ignorant. » Quintilien]. [229]

Plus j’insiste sur ma méthode inactive, plus je sens les objections se renforcer. Si votre élève n’apprend rien de vous, il apprendra des autres : les mensonges, les préjugés (164) que vous aurez voulu leur éviter. « L’inhabitude de penser dans l’enfance en ôte la faculté durant le reste de la vie. »

Je pourrais encore répondre à cela. Mais je préfère continuer d’exposer ma méthode.

Si au lieu d’égarer votre élève dans des considérations éloignées, vous vous appliquez à le tenir en lui-même et attentif à ce qui le touche directement, alors vous le trouverez capable de perception, de mémoire, et même de raisonnement ; c’est l’ordre de la nature. À mesure que l’être sensitif devient actif, il acquiert un discernement proportionnel à ses [230] forces qu’il emploie à développer en lui la faculté spéculative propre à employer cet excès de force à d’autres usages. « Voulez-vous donc cultiver l’intelligence de votre élève ; cultivez les forces qu’elle doit gouverner. Exercez continuellement son corps ; rendez-le robuste et sain pour le rendre sage et raisonnable. » S’il est homme par la vigueur, il le sera bientôt par la raison.

Vous l’abrutiriez, il est vrai, si vous passiez votre temps à lui dire ce qu’il doit faire. Mais souvenez-vous de nos conventions. [231]

« C’est une erreur bien pitoyable d’imaginer que l’exercice du corps nuise aux opérations de l’esprit ; comme si ces (165) deux actions ne devaient pas marcher de concert, et que l’une ne dût pas toujours diriger l’autre ! »

Il y a deux sortes d’hommes dont les corps sont dans un exercice continuel et qui songent aussi peu à cultiver leur âme les uns que les autres. Les premiers, les paysans, sont rustres et lourds ; les seconds, les sauvages, sont subtils et fins. Le premier fait toujours ce qu’on lui commande, ce qu’il a vu faire ou ce qu’il a l’habitude de faire.

Pour le sauvage, c’est autre chose : n’étant dépendant de rien ni de personne, il raisonne à chaque action et envisage toujours les suites de ses mouvements. « Ainsi, plus son corps s’exerce, plus son esprit s’éclaire ; sa force et sa raison croissent à la fois et s’étendent l’une par l’autre. »

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