Résumé et recueil de citations sur le thème de « l’enfance »
établis par Bernard Martial, professeur de lettres en CPGE
Edition GF n°1428 : (références des pages entre parenthèses)
Edition GF n°1632 : [références des pages entre crochets]
Savant précepteur, voyons lequel de nos élèves ressemble au sauvage, et lequel ressemble au paysan. Soumis en tout à une autorité toujours enseignante, le vôtre ne fait rien que sur parole ; il n’ose rien faire sans votre injonction. À quoi voulez-vous qu’il pense quand vous [232] pensez à sa place ? Qu’a-t-il besoin d’apprendre quand tout est prévu pour lui ? (166) Vous avez beau ramollir son corps dans l’inaction, vous n’en rendez pas son entendement plus flexible. Tout au contraire, vous achevez de décréditer la raison dans son esprit, en lui faisant user le peu qu’il en a sur les choses qui lui paraissent le plus inutiles.
Vous lui trouvez pourtant de l’esprit : il en a pour babiller mais quand il s’agit de prendre une décision difficile, il est alors plus stupide et plus bête que le fils du plus gros manant.
« Pour mon élève, ou plutôt celui de la nature, exercé de bonne heure à se suffire à lui-même autant qu’il est possible, il ne s’accoutume point à recourir sans cesse aux autres, encore moins à leur étaler son grand savoir. En revanche, il juge, il prévoit, il raisonne en tout ce qui se rapporte immédiatement à lui. Il ne jase pas, il agit » ; [233] il ne sait pas ce qui se fait dans le monde mais il sait très bien faire ce qui lui convient. Comme il est sans cesse en mouvement, il acquiert une grande expérience : « il prend ses leçons de la nature et non pas des hommes ; il prend ses leçons de la nature et non pas des hommes ; il s’instruit d’autant mieux qu’il ne voit nulle part l’intention de l’instruire. Ainsi son corps et son esprit s’exercent à la fois. » Plus il devient fort, plus il devient sensé, réunissant ainsi la force du corps et celle de l’âme.
« Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c’est de gouverner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien. » (167) Cet art n’est pas très valorisant pour vous mais c’est le seul propre à réussir. Vous ne parviendrez jamais à faire des sages si vous ne faites d’abord des polissons ; c’était l’éducation des Spartiates que les Athéniens bavards craignaient.
« Dans les éducations les plus soignées, le maître commande et croit gouverner : c’est en effet l’enfant qui gouverne. » [234] Il se sert de vous et il faut sans arrêt composer avec lui à son avantage. « L’enfant, pour l’ordinaire, lit beaucoup mieux dans l’esprit du maître que le maître dans le cœur de l’enfant. » Ce n’est pas le cas de l’enfant livré à lui-même qui emploierait à sagacité à sauver sa liberté naturelle.
Prenez une route opposée avec votre élève ; « qu’il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, n’est-il pas à votre merci ? » Tout n’est-il pas entre vos mains (168). Sans doute il ne doit faire que ce qu’il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse. [235]
C’est alors qu’il pourra se livrer aux exercices du corps et s’approprier les objets en faisant preuve d’invention sans abrutir son esprit et sans aiguiser sa ruse.
En le laissant ainsi maître de ses volontés, vous ne susciterez pas ses caprices. Au contraire, il verra preuve de beaucoup plus de sagesse quand il s’agira de son intérêt présent et sensible que dans toutes les études de pure spéculation.
Ainsi, ne vous voyant point attentif à le contrarier, il ne cherchera pas à vous tromper et vous pourrez l’étudier et lui donner les leçons que vous voulez sans qu’il pense les recevoir. [236]
Il ne cherchera plus à déceler vos points faibles comme moyen d’éluder une autorité importune et de décharger d’un joug pesant. (169) Voilà une source de vices bouchée dans le cœur d’Émile ; il ne cherchera pas trouver des défauts chez moi et chez les autres, il n’en cherchera pas. Tout ceci paraît difficile mais ne devrait pas l’être. On est en droit de vous supposer les lumières nécessaires pour exercer le métier que vous avez choisi ; on doit présumer que vous connaissez la marche naturelle du cœur humain, que vous savez étudier l’homme et l’individu ; que vous savez d’avance à quoi se pliera la volonté de votre élève à l’occasion de tous les objets intéressants pour son âge que vous ferez passer sous ses yeux. Savoir se servir des instruments, c’est être maître de l’opération.
Les caprices de l’enfant ne sont jamais l’ouvrage de la nature ; votre élève n’aura que ceux que vous leur aurez donnés. On peut y remédier [237] avec une meilleure conduite et beaucoup de patience.
Je m’étais chargé, durant quelques semaines, d’un enfant accoutumé à obtenir tout ce qu’il voulait selon sa fantaisie. Le premier jour, il se leva à minuit pour que j’en fasse autant puis repartit se coucher satisfait. Deux jours plus tard, il recommença et je réagis avec la même patience lui disant posément de n’y point revenir. Le troisième jour, donc, il se leva encore (170) et devant mon peu de réactions, il fit mine de prendre un fusil puis m’apporta un briquet. Et comme je me montrais indifférent, il se mit à crier et à tout bousculer. [238] Cela ne prenait pas.
Il continua alors son tintamarre. Alors, prenant le fusil et la chandelle, je le conduisis dans une pièce sans lumière où je l’enfermai à clef pour la nuit sans dire un mot. Il y eut bien encore quelques bruits puis tout devint calme. Au matin, je le retrouvai endormi.
Mais l’affaire ne s’arrêta pas là car la mère fut scandalisée. (171) L’enfant en profita pour se venger de moi en faisant semblant d’être tombé malade. Mais le médecin était lucide, [239] il prescrit à l’enfant la diète et la chambre et il fut recommandé à l’apothicaire. Je soupirais de voir cette mère qui m’avait pris en haine, être dupe de tout le monde.
Avec des reproches, elle se fit l’avocate de son fils délicat, l’unique héritier de la famille qu’il ne fallait pas contrarier. Je lui répondis que je ne savais pas comme on élevait les héritiers et que je ne voulais pas le savoir. Heureusement, le père arrangea tout en pressant le retour du précepteur. Quant à l’enfant, il ne chercha plus à se lever ou à feindre la maladie.
On ne saurait imaginer à combien de pareils caprices le petit tyran avait asservi son malheureux gouverneur ; car l’éducation se faisait sous les yeux de la mère, qui ne souffrait pas que l’héritier fût désobéi en rien. Il obtenait tout ce qu’il voulait du gouverneur et était bien décidé à faire de même avec moi. Je fis semblant d’aller dans son sens mais je m’y pris autrement pour guérir sa fantaisie. (172) [240]
Il fallut d’abord le mettre dans son tort, et cela ne fit pas difficile. J’eus soin de lui procurer son amusement préféré et quand je lui proposai en plein feu d’aller se promener, il refusa.
Le lendemain, donc, ce fut mon tour. Comme il s’ennuyait, il voulut qu’in ailler se promener. Je refusai. Vexé, il décida qu’il sortirait quand même, tout seul.
Il s’habilla, vint me saluer, essaya de me faire changer d’avis, demanda au laquais de le suivre ; mais celui-ci qui m’obéissait, refusa. Il commençait à être déstabilisé [241] mais ne pouvant pas céder, il sortit enfin dans la rue.
Tout était préparé d’avance, avec le consentement du père. À peine eut-il fait (173) trois pas dehors qu’il commença à entendre jaser sur son compte. Plus loin, des polissons de son âge l’agacèrent et se moquèrent de lui. Seul et sans protection, il commençait à réaliser que son bel habit ne lui était d’aucune utilité.
Finalement, un de mes amis, chargé de le surveiller, finit par l’accoster et,[242] innocemment, lui fit comprendre l’imprudence de son équipée. Au bout d’une demi-heure, il me le ramena souple et confus et n’osant lever les yeux.
Pour achever le désastre de son expédition, il se retrouva nez à nez avec son père au moment de son retour. Et celui-ci lui dit sèchement que s’il avisait encore de sortir seul, il ne pourrait plus rentrer.
Pour moi, je le reçus sans reproche et sans raillerie mais (174) je n’acceptai de sortir avec lui que le lendemain. Il ne menaça plus de sortir sans moi.
C’est par ces moyens et d’autres semblables que, durant le peu de temps que je fus avec lui, je vins à bout [243] de lui faire faire tout ce que je voulais sans lui rien prescrire, sans lui rien défendre, sans l’ennuyer de leçons inutiles. Aussi, tant que je parlais, il était content ; mais mon silence le tenait en crainte ; il comprenait que quelque chose n’allait pas bien, et toujours la leçon lui venait de la chose même.
Non seulement « ces exercices continuels, ainsi laissés à la seule direction de la nature, en fortifiant le corps, n’abrutissent point l’esprit » ; mais ils forment la seule espèce de raison indispensable. Ils nous apprennent à bien connaître l’usage de nos forces et les rapports de nos corps à l’environnement. Y a-t-il quelque stupidité pareille à celle d’un enfant élevé toujours dans la chambre et sous les yeux de sa mère et qui veut se confronter au monde physique ? C’est ce qui m’arriva quand je sortis de Genève la première fois ; j’étais cent fois plus idiot que les enfants du village. Les petits paysans savent se servir d’un levier quand on l’apprend à dix-huit ans en philosophie. Les [244] leçons que les écoliers prennent entre eux dans la cour du collège leur sont cent fois plus utiles que tout ce qu’on ne leur dira jamais dans la classe.
L’enfant qui entre dans un espace nouveau l’explore à la manière d’un chat pour le connaître complètement (175), l’un le fait avec les mains, l’autre avec son odorat. Cette disposition, bien ou mal cultivée, est ce qui rend les enfants adroits ou lourds, pesants ou dispos, étourdis ou prudents.
Les premiers mouvements naturels de l’homme étant donc de se mesurer à son environnement et d’éprouver toutes les qualités sensibles dans les objets, sa première étude est une sorte de physique expérimentale relative à sa conservation et dont on le détourne par des études spéculatives. Il est temps d’exercer ses organes et ses sens aux fonctions qui leur sont propres ; c’est le temps d’apprendre à connaître les rapports sensibles que les choses ont avec [245] nous. Comme tout ce qui entre dans l’entendement humain y vient par les sens, la première raison de l’homme est une raison sensitive ; c’est elle qui sert de base à la raison intellectuelle : nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n’est pas nous apprendre à raisonner, c’est nous apprendre à nous servir de la raison d’autrui ; c’est nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir.
Pour apprendre à penser, il faut exercer nos membres, nos sens, nos organes, qui sont les instruments de notre intelligence ; et pour tirer tout le parti possible de ces instruments, il faut que le corps, qui les fournit, soit robuste et sain. Ainsi c’est une bonne constitution du corps (176) qui facilite les opérations de l’esprit.
En montrant à quoi l’on doit employer la longue oisiveté de l’enfance, j’entre dans un détail qui paraîtra ridicule. Plaisantes leçons, en effet, que celles qui se bornent à enseigner ce que nul n’a besoin d’apprendre ! Tout enfant de douze ans sait déjà tout ce que vous voulez apprendre au vôtre.
Vous vous trompez : j’enseigne à mon élève l’art… de l’ignorance. [246]. Quand un précepteur étale le savoir de son disciple, je suis tenté de dire comme cet ambassadeur : « Il n’y a pas de racine ».
Ce qui distingue le plus les anciens des modernes est cette vigueur du corps liée aux exercices de gymnastique. C’est ce que pensait Montaigne : pour former l’âme, il faut endurcir le corps. Des philosophes aussi différents que Locke, Rollin, Fleury et de Crouzas s’accordent en ce seul point d’exercer les corps des enfants. C’est le plus judicieux et le plus négligé des préceptes. J’en ai déjà [247] parlé (177) et je renvoie au livre de Locke en y ajoutant quelques observations. Rien ne doit gêner les mouvements et la croissance dans leur vêtement. Les habillements français et houssards ne conviennent guère aux enfants. Il vaut mieux leur donner d’abord [248] une jaquette puis un vêtement large. Les défauts du corps et de l’esprit viennent presque tous de la même cause ; on les veut faire hommes avant le temps.
On peut admettre que les enfants préfèrent naturellement les couleurs gaies mais en ce qui concerne le luxe des événements, on est sûr que ce goût ne vient pas d’eux-mêmes. On ne saurait dire combien le choix des vêtements et les motifs de ce choix influent sur l’éducation. On récompense ou on punit des enfants avec des habits précieux ou grossiers. [249] (178) Comment s’étonner ensuite que la jeunesse ne juge du mérite que sur l’aspect extérieur ?
Si j’avais à remettre la tête d’un enfant ainsi gâté, je ferais en sorte que les habits les plus riches soient les plus incommodes. Je le rendrais esclave de son habit. Avant que l’enfant ne soit asservi à nos préjugés, il considèrera toujours que le vêtement le plus précieux est le plus confortable.
Les gens casaniers et sédentaires doivent s’habiller chaudement en tout temps, ceux qui bougent sans arrêt doivent au contraire [250] être vêtus plus légèrement. Je conseillerais aux uns et aux autres de ne point changer d’habits selon les saisons, et ce sera la pratique constante de mon Émile ; et je veux qu’il porte l’hiver ses habits d’été, comme le chevalier Newton, et non l’inverse. (179)
« Accoutumez vos enfants à demeurer été et hiver, jour et nuit toujours tête nue » pour qu’ils aient les os de la tête solides comme les anciens Égyptiens, plutôt que comme les Perses qui avaient la tête couverte (ce que voudraient les mères). Si vous voulez qu’ils gardent les cheveux propres et ordonnées la nuit [251] mettez leur un bonnet mince à claire-voie.
En général, on habille trop les enfants, et surtout durant le premier âge. Il faudrait plutôt les endurcir au froid qu’au chaud. Et à mesure que l’enfant grandit, il faut l’accoutumer à braver les rayons du soleil.
Locke retombe dans des contradictions inattendues (180) en souhaitant que les enfants se baignent l’été dans l’eau glacée, mais pas, quand ils sont échauffés, qu’ils boivent frais, ni qu’ils se couchent par terre dans des endroits humides et [252] en privilégiant le visage sur les autres parties du corps, comme les pieds.
Pour empêcher les enfants de boire quand ils ont chaud, il conseille de les habituer à manger un morceau de pain avant que de boire. Je trouve cela bien étrange et j’ai du mal à croire que nos premiers appétits soient si déréglés, qu’on ne puisse les satisfaire sans nous exposer à périr.
Toutes les fois qu’Émile aura soif, je veux qu’on lui donne à boire de l’eau pure [253] en distinguant l’eau de rivière (qu’on peut donner sur le champ parce qu’elles sont à la température de l’air) et l’eau de source (qu’il faut d’abord laisser reposer à l’air. (181) Émile s’exercera l’hiver dehors, en pleine campagne et boira quand il aura soif, même froid.
« Il faut un long sommeil aux enfants, parce qu’ils font un extrême exercice. L’un sert de correctif à l’autre ; aussi voit-on qu’ils ont besoin de tous deux. Le temps du repos est celui de la nuit, il est marqué par la nature. » L’habitude la plus salutaire [254] est certainement de se lever et de coucher avec le soleil. D’où il suit que dans nos climats l’homme et tous les animaux ont en général besoin de dormir plus longtemps l’hiver que l’été. Mais dans la vie civile, il faut aussi habituer l’homme à enfreindre ces règles d’uniformité. Si on doit le livrer sans gêne aux lois de la nature, il doit aussi pouvoir rompre avec ces cycles. C’est ainsi (182) qu’on forme le tempérament.
Il vaut mieux s’habituer à dormir à la dure que le contraire pour pouvoir dormir partout ; « la vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie les sensations agréables ; la vie molle en prépare une infinité de déplaisantes. »
Un lit trop souple dissout le corps et peut être la cause [255] de certains dysfonctionnements rénaux et autres incommodités.
Le meilleur lit est celui qui procure un meilleur sommeil. Voilà celui que nous nous préparons Émile et moi pendant la journée : en labourant la terre nous remuons nos matelas.
Je sais par expérience que « quand un enfant est en santé, l’on est maître de le faire dormir et veiller presque à volonté. » On peut l’endormir facilement en lui parlant.
J’éveillerai quelquefois Émile pour l’habituer à être éveillé brusquement. Je saurais le faire s’éveiller de lui-même sans dire un mot. (183)
Je lui dirai ce qu’il faut s’il ne dort pas assez ou s’il dort trop. [256] Il finira par s’éveiller de lui-même.
Au reste, s’il arrivait qu’un enfant indolent cédât à la paresse, il faudrait le remotiver par quelque appétit pris avec choix dans l’ordre de la nature.