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14 février 2023 2 14 /02 /février /2023 10:21

LE MAGE DU KREMLIN de Giuliano da EMPOLI, NRF, Gallimard, 2022, (1ère partie).

Véritable succès d’édition de l’année 2022, à cause peut-être de la coïncidence avec l’actualité de la guerre en Ukraine, Le Mage du Kremlin se présente comme les pseudo-mémoires de Vadim Baranov, conseiller de Vladimir Poutine pendant une vingtaine d’années. Ces souvenirs et réflexions politiques sont recueillis par un narrateur. Essayiste et conseiller politique, Giuliano da Empoli a choisi ici la forme romanesque.

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

  1. Résumé détaillé.

RECIT CADRE.

(Le narrateur est un Français qui fait des recherches à Moscou)

  1. Vadim Baranov, Nicolas Brandeis et Evgueni Zamiatine.

Depuis la démission de Vadim Baranov de son poste de conseiller du Tsar, les rumeurs s’étaient multipliées sur sa situation. On croyait l’avoir vu à différents endroits. La plupart des hommes de pouvoir tirent leur aura du pouvoir qu’ils occupent. Quand ils la perdent, ils ne sont plus rien (13). Baranov était différent. Il avançait, entouré d’énigmes. La seule chose plus ou moins certaine était son influence sur le Tsar : il avait contribué pendant quinze ans à l’édification de son pouvoir. On l’appelait « le mage du Kremlin », « le nouveau Raspoutine », sans que son rôle occulte soit bien défini (14). Les réunions nocturnes aboutissaient souvent à des décisions politiques subites dès le matin. A l’époque, Baranov était très discret, on ne le voyait nulle part, il ne donnait pas d’interviews. Il écrivait dans une obscure revue, sous le pseudonyme de Nicolas Brandeis, des textes qu’on s’appliquait à interpréter (15). L’apothéose de cette équivoque se produisit un soir d’hiver où l’on donna une pièce de Nicolas Brandeis dans un petit théâtre d’avant-garde. Des gens influents se pressaient pour voir cette pièce où on se moquait d’eux. (16) Pourtant, ces distractions ne parvenaient pas à dissiper le malaise de Baranov. On le disait inquiet. Le Tsar commençait à le haïr. Jusqu’au jour où il avait disparu. Une simple note du Kremlin avait annoncé la démission du conseiller politique du président de la Fédération de Russie.

Quand j’arrivai à Moscou, quelques années plus tard, le souvenir de Baranov planait comme une ombre vague sur chaque mesure obscure du Kremlin, d’autant que Moscou se trouvait sur le devant de la scène. (17) On écrivait sur lui et sur son influence occulte. Un professeur avait écrit Vadim Baranov et l’invention de la Fake Democracy et on s’interrogeait sur la permanence de son influence sur le Tsar. Quel rôle avait-il joué dans la guerre contre l’Ukraine ?

Je suivais toutes ces élucubrations avec un certain détachement, fréquentant les bibliothèques et les cafés. (18) A mes côtés, marchait un magnifique fantôme dans lequel j’avais reconnu un allié potentiel dans mes raisonnements. Evgueni Zamiatine, rentré d’exil en 1918 pour participer à la révolution bolchévique, avait rapidement déchanté et en avait tiré un roman, Nous, dépeignant une société gouvernée par la logique où toute chose était convertie en chiffres, où la vie de chacun était réglée dans les moindres détails pour garantir une efficacité maximale. (19) Tout était transparent dans le monde de Zamiatine jusque dans la rue où une membrane enregistrait la conversation des piétons. Zamiatine était devenu mon obsession depuis que je l’avais découvert. Son œuvre concentrait toutes les questions de l’époque qui étaient la nôtre. Nous ne décrivait pas que l’Union soviétique, il racontait le monde lisse, sans aspérités, des algorithmes, la matrice globale en construction et face à celle-ci l’irrémédiable insuffisance de nos cerveaux primitifs. Zamiatine était un oracle, il ne s’adressait pas seulement à Staline, il égratignait tous les dictateurs à venir, les oligarques de la Silicon Valley, comme les mandarins du parti unique chinois. Son livre était l’arme finale de la ruche digitale qui commençait à recouvrir la planète et mon devoir consistait à la déterrer et à la porter dans la bonne direction. (20) J’avais convaincu mon université de financer une recherche sur cet auteur qui avait terminé ses jours à Paris.  Une maison d’édition avait manifesté un vague intérêt pour un projet de réédition de Nous et un producteur avait envisagé d’en faire un documentaire.

Dès mon arrivée à Moscou, je fus distrait de cette mission par la découverte de cette ville impitoyable. Toutes les temporalités de la vie de Zamiatine, de son roman, des cicatrices de Staline et des traces du Moscou prérévolutionnaire se croisaient en moi. J’ai cessé de lire les journaux pour me tourner vers les réseaux sociaux. Parmi les profils russes, il y avait celui d’un certain Nicolas Brandeis. (21) J’imaginais que derrière ce nom se cachait un étudiant dans son studio à Kazan plutôt que le « mage du Kremlin » mais dans le doute, je me mis à suivre ses rares interventions. Un soir où j’étais seul dans ma chambre, j’abandonnai un récit ennuyeux de Nabokov (22) pour consulter ma tablette où apparut une phrase de Zamiatine : « Entre nos murs transparents comme tissés d’air étincelant, nous vivons à la vue de tous, toujours inondés de lumière. Nous n’avons rien à nous cacher les uns des autres. » Je répondis à ce tweet de Brandeis : « De plus, cela allège le travail noble et pénible des Gardiens. Sans quoi, qui sait ce qui pourrait arriver. » Le lendemain, je découvris un nouveau message : « Je ne savais pas qu’en France, on lisait encore Z » auquel je répondis : « Z est le roi secret de notre époque ».  (23) Après quelques échanges, il me fit cette proposition : « Si vous êtes intéressé par Z., j’ai quelque chose à vous montrer. » Je n’avais rien à perdre. (24)

  1. Rencontre nocturne avec Baranov.

Un matin, une Mercedes noire vint me chercher avec deux colosses muets. On sortit de Moscou pour s’enfoncer dans la forêt. (25) Mon téléphone avait cessé de fonctionner. La voiture s’immobilisa devant un grand édifice (26) et un majordome me conduisit jusqu’au bureau de Baranov (27) qui me demanda de l’excuser pour cette heure tardive et me proposa de l’accompagner jusque dans sa bibliothèque (28). Il avait hérité ses livres de son grand-père. Il me montra l’original de la lettre par laquelle Zamiatine (29) demandait à Staline l’autorisation de quitter l’URSS. La plus belle supplique adressée par un artiste à Staline. Il ne s’abaissait pas. Il avait tout compris trop vite et avait commis l’imprudence de l’écrire. (30) Baranov m’observait. Il prit longuement la parole : Zamiatine avait essayé d’arrêter Staline. L’avenir s’était joué entre deux projets artistiques. Zamiatine et Staline étaient deux artistes d’avant-garde qui rivalisaient pour la suprématie. Zamiatine savait que l’art de Staline menait au camp de concentration : lui se battait avec les armes de la littérature. (31) Quand Zamiatine convainquit Chostakovitch de composer la Lady Macbeth de Mtsensk, c’est parce qu’il savait que l’avenir de l’URSS dépendait de cette représentation : réintroduire la singularité de l’individu contre l’ordre planifié. Staline était sorti furieux après le troisième acte et avait fait condamner l’œuvre dans la Pravda : le seul rêve permis était celui de Staline. La première moitié du XXe siècle, selon Baranov, avait vu l’affrontement titanesque entre artistes (Staline, Hitler, Churchill) puis les bureaucrates étaient arrivés ; aujourd’hui, les artistes étaient de retour. Les artistes d’avant-garde (32) prétendaient non pas décrire la réalité mais la créer. Les personnages de reality shows avaient remplacé les artistes de jadis. Baranov, lui, avait pris sa retraite et on ne lui avait pas pardonné. Je lui demandai pourquoi il n’écrivait pas ses mémoires : « aucun livre ne sera jamais à la hauteur du vrai jeu du pouvoir » (33) « Le pouvoir est comme le soleil et la mort, il ne peut se regarder en face, surtout en Russie ». Il proposa de me raconter une histoire : « Mon grand-père était un formidable chasseur » (34)

RÉCIT ENCHÂSSÉ

(C’est Baranov qui devient le narrateur du récit)

  1. Le grand-père de Baranov, l’aristocrate misanthrope et antibolchévique, chasseur de loups.

Le grand-père de Baranov était un formidable chasseur de loups. Quand les bolchéviques, qu’il haïssait, ont pris le pouvoir, c’est tout ce qui lui est resté. Il avait baptisé ses chiens du nom de leurs chefs : « Viens, Molotov ! », « Couché, Beria ! » Heureusement, personne ne l’avait dénoncé. Le père de Vadim considérait son père comme un extravagant. Il en avait honte et avait peur. Et il n’avait pas tort, compte tenu du contexte. Le grand-père, lui, s’en fichait. Il se mit à écrire des livres sur la chasse (35) qui lui valurent une certaine réputation. En 1954, on le nomma à la tête d’une expédition gouvernementale chargée d’abattre les loups qui proliféraient. Il ne changea pas d’attitude pour autant. Il se moquait de son fils : « Bravo, Kolya, si tu continues comme ça, Brejnev te prendra sur tes genoux pendant la parade du 9 mai ! » ou « Tu sais que les fonctionnaires du Parti se divisent en deux catégories, n’est-ce pas ? – Oui, papa, tu me l’as déjà dit. – Les bons à rien et les prêts à tout. Je me demande à quelle catégorie tu appartiens, Kolya ! » Le père de Baranov était surtout préoccupé d’éviter les ennuis : il était entré chez les pionniers, puis au Komsomol. Il voulait se faire pardonner son père excentrique, ses origines aristocratiques. La seule révolte contre son père était le conformisme. Tous les étés, Vadim était expédié à la campagne chez son grand-père (36) qui logeait dans une isba rustique. La grand-mère était morte d’une péritonite à l’âge de vingt-trois ans et cet événement avait clos sa vie sentimentale. (37) Un couple de paysans, Zakhar et Nina, faisait office de domestiques. Zakhar servait aussi de chauffeur. Autour de ce grand-père, il se passait toujours quelque chose : la magie d’autrefois se recréait. Il y avait toujours un apparatchik de mauvaise humeur mais personne n’aurait osé le toucher. Il avait survécu aux purges (38) mais la politique semblait ne pas l’intéresser. Avec ses amis, il racontait des histoires de chasse et l’actualité donnait lieu à des plaisanteries (le quatuor en tournée à l’étranger, Khrouchtchev et les cochons). Son grand-père lui racontait des aventures des troupes du tsar occupant Paris après la chute de Napoléon (histoire de Yurko) (40). A dix-huit ans, une chute de cheval et une fracture du bassin l’avait empêché d’aller se faire massacrer à la guerre.  (41) C’est à ce moment-là qu’il avait rencontré la grand-mère de Vadim. Ils avaient de grands projets. Ils commençaient à être reçu à la cour et son beau-père était en train de se faire construire un palais sur la perspective Nevski. Mais la révolution avait tout arrêté. Les bolchéviques massacraient tsaristes et républicains. Il s’était adapté. « Si tu pars de l’idée que ce ne sont pas les choses, mais la jugement (42) que nous portons sur elles qui nous fait souffrir, alors tu peux aspirer à prendre le contrôle de ta vie. Sinon tu es condamné à tirer sur des mouches avec un canon. » Le grand-père parlait sérieusement avec une pointe d’ironie. Les hommes de cette génération tenaient à transmettre ce qu’ils avaient compris de la vie. Ce sont les derniers à avoir pensé ainsi Il avait lu Kafka, Thomas Mann et prenait le risque de lui dire ce qu’il avait à dire. (43)

  1. Le père de Baranov, la petite Garde rouge.

Comment le grand-père avait-il réussi à mettre en lieu sûr sa bibliothèque ? Personne n’avait eu le courage d’aller fouiller dans ses affaires et sa famille même n’avait pas le droit de monter au grenier. De temps en temps, il revenait des combles avec un livre : les Mémoires de Casanova, les Fables de La Fontaine, les romans de la Comtesse de Ségur, les Mémoires du Cardinal de Retz (à dix ans). Baranov montrait sa bibliothèque (44) : la plupart des livres appartenait à ce grand-père ; presque tous étaient en français. « Le sommet de la civilisation. » Le monde qui avait été le sien s’était formé en regardant vers Paris. Nesselrode, le célèbre négociateur russe du Congrès de Vienne ne parlait pas russe. Il avait dirigé pendant quarante ans la politique étrangère de l’Empire. Cet amour avait été payé en retour par le mépris. Custine qui avait été reçu comme un frère par le tsar, avait décrit la Russie comme un enfer dans ses quatre volumes. Grand-père détestait le Voyage en Russie et pourtant était fasciné. Ce maudit Français était pour lui le meilleur interprète de la Russie. La Cour a toujours été le moyen d’arriver au pouvoir et aux richesses. S’appuyer sur les passions populaires en Russie ne servait à rien (45). Le meilleur moyen est l’adulation, pas le talent, le silence, pas l’éloquence. Custine voyait les nobles de Saint-Pétersbourg se promener sans manteau en hiver pour aduler le tsar. Quand le grand-père de Baranov tenait ces raisonnements, son fils tremblait mais il n’avait jamais eu la force d’en priver Vadim. Il n’était pas souvent à la maison ; il était toujours en voyage pour des conférences. Il avait été nommé directeur de l’Académie des sciences sociales du parti. Son principal objectif était de ne jamais être réveillé par les agents de sécurité. Cette forme de naïveté apparaissait catastrophique à Vadim Baranov (46). Son père était toujours écrasé par ce fardeau. Le grand-père l’appelait « la petite Garde rouge ». Ça faisait rire Vadim, mais c’est grâce à son père qu’il avait pu bénéficier de tous les privilèges de la vie soviétique. A cette époque, le privilège le plus recherché à Moscou était la kremliovka, un panier de victuailles réservé aux membres et aux hauts fonctionnaires du Comité Central du Parti. Chaque jour, Vitali, le chauffeur de son père allait le retirer au n°2 de la rue Granoskovo. Vadim l’accompagnait parfois. (47)

Baranov reconnaissait qu’il avait eu une enfance heureuse, qu’il n’avait jamais éprouvé aucun sentiment d’envie ou de revanche comme ceux qui avaient traversé la misère avant de jouir de leur fortune sur la Riviera. (48) « Les étrangers, ajouta Baranov, pensent que les nouveaux Russes sont obsédés par l’argent. Ce n’est pas ça. Les Russes jouent avec l’argent. Ils le jettent en l’air. Seul le privilège compte en Russie, la proximité du pouvoir. Tout le reste est accessoire. C’était comme ça du temps du tsar et pendant les années communistes encore plus. Le système soviétique était fondé sur le statut. L’argent ne comptait pas. Il y en avait peu en circulation et il était de façon inutile : personne n'aurait pensé évaluer une personne sur la base de l’argent qu’elle possédait. […] Ce qui comptait, c’était le statut, pas le cash. Bien sûr, il s’agissait d’un piège. Le privilège est le contraire de la liberté, une forme d’esclavage. » Il prit l’exemple du vertushka, un téléphone, l’objet le plus convoité pendant le communisme, un appareil qui permettait de communiquer avec tous les (49) pontes du régime. Posséder cet objet voulait dire qu’on avait réussi. Bien sûr toutes les conversations étaient interceptées par le KGB mais personne n’y aurait renoncé. « C’est curieux comme les courtisans aspirent plus que tout à l’instrument de leur soumission. »

Baranov raconta une autre anecdote. De temps en temps, son père organisait une projection privée à l’Académie. Il invitait quelques collègues. Vadim devait avoir douze ou treize ans quand son père avait fait projeter La Prise du pouvoir par Louis XIV de Rossellini. Le film expliquait comment le roi avait enfermé ses courtisans dans une cage pour les priver de liberté. Il y avait eu un certain malaise parmi les spectateurs qui s’étaient séparés rapidement. (51) L’élite soviétique ressemblait à la vieille noblesse tsariste.  Quel que fût le régime, au sommet, il y avait les opritchniki, les chiens de garde du tsar. « Les vertushkas existent encore, dit Baranov, ce sont les lignes sécurisées du FSB. Quiconque veut communiquer avec le Tsar doit en posséder une. La voici. » Il montrait un banal combiné gris. (52) Vadim Baranov n’avait plus le droit d’aller en Europe ou aux Etats-Unis.

Il continua à parler de son père. C’était un homme gentil, toujours plongé dans ses lectures. A cinquante ans, il avait remporté le prix Lénine. Les bibliothèques étaient tenues de posséder ses œuvres. Puis vint Gorbatchev avec son verre de lait et le doublement du prix de la vodka. Le père de Vadim avait tout perdu rapidement : travail, privilèges, honneur. Même son appartement, il avait fini par être obligé de le vendre. (53) Tous les critères sur lesquels il avait basé sa vie étaient tombés. A l’époque, Vadim, qui n’avait pas trop envie de travailler, revendait des téléviseurs et des magnétophones. Il gagnait plus que son père qui avait cessé de sortir et tomba malade. Pourtant, il semblait devenu plus gai, comme libéré d’un poids. Il eut une attaque (54) et fut hospitalisé à la clinique du Kremlin.  La star parmi les malades, ce n’était pas lui mais une grosse matrone qui passait ses vacances sur la Côte d’Azur. Les soignants étaient hypnotisés par tout ce qu’elle possédait. Les médecins essayaient de le rassurer mais il ne se faisait aucune illusion. Il fit preuve d’un courage qu’il n’avait jamais eu auparavant. Vadim eut enfin avec lui de vraies conversations (55). Il parlait sur un ton caustique, mordant, désenchanté, faisant preuve de la même ironie que son propre père. Un jour, il mourut. Il n’eut pas les belles funérailles dont il avait sans doute rêvé. « Moi, ce n’est pas ce que je veux, dit Vadim. J’ai pris la voie opposée à celle qu’il avait tracée pour moi. » (56)

  1. La vie de théâtreux et la rencontre de Ksenia.

« Quand on est jeune, on ne se contente pas de faire quelque chose, on veut également le justifier. » Le père de Baranov avait voulu qu’il devienne diplomate. Lui ne désirait qu’une chose, se débarrasser des intentions, des devoirs et des projets. Il s’était inscrit à l’académie d’art dramatique de Moscou et avait commencé à vivre la vie désordonnée des théâtreux. Au début des années 90, Moscou était une ville électrique. Ils avaient vingt ans et un monde nouveau s’ouvrait à eux au moment où ils avaient la force de le conquérir. Ils ne dormaient que trois ou quatre heures par nuit. Ils pouvaient assister aux productions (57) de l’Occident, rencontrer des acteurs, des metteurs en scène, discuter avec eux, persuadés que leur tour était venu de refonder la société sur de nouvelles bases. Ils venaient d’un monde où l’on ne pouvait rien dire. Pendant ces années 90, les journaux qui s’occupaient d’art vendaient des millions d’exemplaires. Les gens ne pouvaient croire qu’ils étaient libres de lire tout ça, eux qui vivaient dans l’idée de l’art rédempteur.

Lors d’une soirée, il avait rencontré Ksenia, une fille sublime et tranquille. Il s’était rapidement rapproché d’elle. (58) Ses deux parents étaient des hippies. Sa mère venait d’Estonie. Elle avait rencontré un musicien à un concert du côté de Smolensk. Ils avaient conçu Ksenia et chacun avait repris son chemin. Ksenia avait grandi en suivant sa mère. Ses seuls moments de stabilité étaient quand elle restait chez ses grands-parents. Elle prit l’habitude de la transgression et de l’excès (59). Intelligente et paresseuse, elle pouvait passer de l’inertie à la surexcitation. A chaque séparation, Ksenia et Vadim devaient tout recommencer (60) selon un scénario identique, passant de la colère à la tendresse. Ce côté imprévisible de Ksenia inspirait un grand effroi et suscitait un état d’alerte constant (61). C’était le genre de pouvoir que Ksenia exerçait sur Vadim. (62)

  1. Ksenia et Mikhaïl Khodorkovski.

Au fil du temps, Ksenia et Vadim s’étaient enfermés dans une bulle. Dans une ville débordant de possibilités, de nombreux camarades venaient les voir avec des propositions nouvelles. Et en général, cela marchait. C’est ce qui était arrivé à Mikhaïl qui avait été chef des Jeunes communistes à la faculté d’ingénierie. Pas un apparatchik du Parti, (63) dans les dernières années, le Komsomol n’attirait que des garçons cyniques et ambitieux prêts à tout pour gagner de l’argent. La coopérative d’étudiants avait été la business school du capitalisme russe. C’est là que s’était formée la majorité des oligarques. Mikhaïl appartenait à cette race téméraire. Il avait mis au point une combine de paiements entre entreprises, une sorte de banque. Avec les capitaux dont il disposait, il investissait dans toutes sortes de trafics : importation d’ordinateurs, production de souvenirs pour touristes, fabrication de jeans, revente de bouteilles de cognac. Mikhaïl était dans son élément, il s’habillait luxueusement. (64) Baranov et lui se voyaient de temps en temps au bar de l’hôtel Radisson. Il se faisait raconter ses aventures pour pouvoir les utiliser dans une pièce de théâtre. Ksenia était passé le voir. C’était la première fois qu’elle rencontrait Mikhaïl : avant de filer, elle avait critiqué sa cravate. « J’aurais dû comprendre que dès le premier échange, mon destin était scellé. Que Ksenia allait choisir Mikhaïl, sa vulgarité, son énergie. » Lui s’en était rendu compte tout de suite. Vadim avait tout vu mais il se refusait à le croire. Ksenia était sa déesse, il vivait dans la terreur de ses changements d’humeur. Ses cadeaux ne valaient pas ceux, beaucoup plus coûteux, que Mikhaïl pouvait lui offrir. (65) Il s’était mis à fréquenter assidument leur maison, seul ou accompagné de filles et leur faisait partager son train de vie extravagant. Vadim essayait de se persuader que c’était grâce à l’art et Mikhaïl faisait semblant d’admirer leurs perles de boue avec condescendance. Ksenia avait compris la menace que constituait Mikhaïl pour leur couple et leur monde. Il voulait Ksenia et s’attardait en leur compagnie. Elle devenait nerveuse, de plus en plus intoxiquée par le mode de vie de Mikhaïl. (68) Une nuit, il s’était réveillé avec l’impression qu’elle était déjà partie. (69) Puis, un samedi matin, Mikhaïl, accompagné de Mylène, une Française qui travaillait pour un fonds d’investissement, leur avait proposé d’aller visiter une vieille datcha. Au volant de sa Porsche, il roulait si vite que Mylène, malade, lui avait demandé de s’arrêter. (70) Vadim avait alors pris le volant et en ajustant le rétroviseur, il avait vu la main de Mikhaïl sur le genou de Ksenia. (71) En rentrant à la maison, Vadim avait dit à Ksenia qu’il s’en allait. Elle était soulagée. (72)

  1. La télévision

Il avait emménagé au dernier étage d’un immeuble populaire et se sentait à nouveau léger, moins doué que prévu pour les chagrins d’amour. Il ne supportait plus la tristesse mortifère de l’homme de lettres (73) et voulait faire partie de son époque, pas en être le glossateur, avec la conviction d’être à la hauteur de n’importe quel destin à la recherche de l’instant pour concentrer toute sa vie.

Il s’abandonnait pour la première fois à l’électricité froide de Moscou quand il avait fait la connaissance de  Maksim, publicitaire à la tête de Groucho Marx, bien habillé et entouré de filles splendides. Malgré sa laideur, il avait mis au point une technique pour attirer ses victimes qui finissaient par céder. Les courtisées devenaient vite courtisanes (74) ; il se lançait alors dans de nouvelles conquêtes. Baranov avait besoin de se changer les idées. Au milieu des années 90, Moscou était le bon endroit. Tout semblait possible. L’imprévu, consubstantiel de la vie russe, atteignait alors son paroxysme. Il y avait de quoi perdre la tête et beaucoup la perdaient. Il y avait un niveau de violence incroyable (75) ; on tirait de tous les côtés. Et au centre de tout cela, il y avait la télévision.

« Convertir mon expérience théâtrale en carrière de producteur de télévision fut comme passer du carrosse à vapeur à la Lamborghini. » Dans les studios de l’ORT, première chaîne de télévision russe, récemment privatisée, on expérimentait des formes de vie qui seraient adoptées par les nouveaux Russes. On jouissait (76) de la capacité mimétique des Russes à assimiler ces nouvelles manies pour reconstruire l’imaginaire collectif du pays. Et c’était à la télévision d’indiquer le chemin. Première règle : ne pas être ennuyeux. Inventer une idée nouvelle chaque jour. « Nous faisions une télévision barbare et vulgaire comme le veut la nature de ce média » (77), repoussant les frontières du trash. De temps en temps, l’immémoriale âme russe émergeait des profondeurs avec l’idée d’un grand show patriotique : sur quels héros se fondait l’orgueil de la mère Russie ? Ils n’avaient eu que des noms de dictateurs et ils avaient été obligés de falsifier les résultats pour faire gagner Alexandre Nevski plutôt que Staline qui avait recueilli le plus de voix. « C’est là que j’ai compris que la Russie ne serait jamais devenue un pays comme les autres. » (78)

  1. Boris Berezovsky, Eltsine et Baranov.

A cette époque, le propriétaire de l’ORT était un milliardaire qui s’appelait Boris Berezovsky. A première vue, ce n’était pas un oligarque particulièrement crédible. Pour affirmer son autorité, il se lançait dans des récits mirobolants. Il avait acheté un vieux palais sur la Novokouznetskaïa, près de l’église Saint-Clément (79) et en avait fait une sorte de club, la maison Logovaz, ouverte aux partenaires d’affaires : une sorte de maison de l’Oncle Vania redécorée par James Bond ; on y croisait toutes sortes de personnes : le gratin de la politique, des affaires, du spectacle et du crime. A partir d’une certaine heure, des créatures féminines faisaient leur apparition. Tout le monde rivalisait pour prendre rendez-vous avec Boris le plus tard possible (80) pour être invité à une soirée distrayante où on mélangeait travail et plaisir. En Russie, il y a une conception holistique du pouvoir.

A cette époque, les exploits de producteur de Baranov lui valaient quelques invitations à la maison Logovaz. Berezovsky le convoquait pour avoir des nouvelles d’un projet ou lui recommander quelqu’un.  Mais un soir, la conversation avait pris un tour inattendu. Dans son bureau du premier étage avec son vieil associé géorgien, Boris lui avait fait des compliments pour son audience et lui avait demandé des nouvelles des programmes. En fait, il avait une autre idée derrière la tête. Il voulait parler de politique et avait commencé à évoquer le sort d’un de ses amis ministres, éjecté du gouvernement. « La politique russe, c’est la roulette russe. La seule chose à savoir, c’est si on est prêt à parier, ou pas. » (81) « Tu vois, Vadia, la beauté de ce pays c’est que même si tu ne joues pas, tu cours les mêmes risques. […] Alors, autant jouer à la roulette, non ? » Le ton de Berezovsky intriguait Baranov qui lui avait raconté comment il s’était fait souffler un business légitime de voitures par un salaud qui avait placé du TNT dans une Opel pour le faire sauter. Une tôle de l’Opel avait coupé la tête du chauffeur. Lui, s’en était sorti indemne. (82) « Ce jour-là, j’ai compris que si tu ne t’occupes pas du pouvoir, le pouvoir s’occupe de toi ». Il avait passé quinze jours en Suisse pour se faire soigner et à son retour, il s’était inscrit dans un club de tennis.

Baranov connaissait le reste de l’histoire, comme tout le monde à Moscou. A l’époque de l’attentat, le vieux président était sur le déclin ; on le voyait peu dans son bureau. Il passait son temps à jouer au tennis ou à boire. Autour de lui, grenouillait une cour de politiciens et de magouilleurs qui commençaient à trembler de la disparition de ce pouvoir dont ils avaient profité. Pour ces hommes, Boris était apparu comme une sorte de messie. Son intelligence avait conquis la sympathie de la fille du président et du vieil ours. Berezovsky les avait convaincus que tout n’était pas perdu, que le président pouvait encore y arriver. (83) Berezovsky s’était fait donner le contrôle de la télévision d’État et avait monté une campagne électorale colossale. En deux mois, il avait réussi à ressusciter Eltsine dans les sondages, ou plutôt à couler tous ses rivaux. Mais à deux semaines du vote, le vieux avait fait un infarctus. Le dernier appel à la nation avait dû être annulé. Comme Eltsine était incapable de se déplacer, Berezovsky avait fait déplacer les meubles de son bureau chez lui. Il avait été incapable de parler et de mettre un bulletin dans l’urne (84) mais il avait été réélu avec une large majorité. Puis il était retombé dans la léthargie. Berezovsky était devenu le vrai patron de la Russie.

Donc, Boris avait demandé à Vadim s’il était prêt à courir un risque. « Que dirais-tu de cesser de créer des fictions pour commencer à créer la réalité ? » Baranov ne savait pas de quoi il parlait. Il s’agissait d’inventer quelque chose de nouveau, selon Berezovsky. (85) « Il ne s’agit pas de remporter une élection, il s’agit de construire un monde. » Baranov commençait à comprendre où il voulait en venir. Il restait un peu plus d’un an avant l’élection présidentielle et après deux mandats et cinq infarctus, le vieil ours était désormais hors-jeu. Berezovsky se voyait à nouveau dans le rôle du sauveur de la patrie ou dans celui du marionnettiste qui plie la réalité à ses intérêts. « La première chose dont on a besoin, c’est un parti. J’en ai déjà parlé avec Tatiana. Nous devons créer le parti de l’Unité. C’est ce qui manque. Assez de la droite, de la gauche, des communistes, des libéraux, les gens veulent retrouver un sentiment d’unité. La nostalgie qu’ils éprouvent n’est pas pour le communisme en soi, elle est pour l’ordre, le sens de la communauté, l’orgueil d’appartenir à quelque chose de grand. » Pour les Russes, l’argent ne suffit pas, ils veulent faire partie de quelque chose d’unique, qui leur redonne de la dignité. Boris avait montré à Vadim un projet de logo avec le profil stylisé d’un ours brun. (86). Il était tellement excité qu’il en avait renversé son porte-plume.

Au début des années 90, Gorbatchev et Eltsine avaient fait la révolution. Les Russes s’étaient réveillés dans un monde qu’ils ne connaissaient pas, dans lequel ils ne savaient pas comment vivre. Le rêve soviétique s’était effondré et de nouveaux arrivistes avaient imposé leur domination. La découverte de l’argent avait été l’événement le plus bouleversant de cette époque (87) avec comme corollaires les kraks boursiers et une inflation à 3000%. Berezovsky avait eu l’intuition qu’il fallait répondre à cette demande d’ordre… avant que quelqu’un d’autre y pense. (88)

  1. Berezovsky présente Baranov à Poutine.

Berezovsky avait donné rendez-vous à Baranov au siège du FSB, en ne résistant pas à la tentation de lui faire peur : « Sais-tu ce que disaient les Moscovites de la Loubianka à l’époque de l’URSS ? Que c’était l’immeuble le plus haut de la ville car de ses caves, on voyait la Sibérie. » Le type de plaisanterie qui aurait fait rire le grand-père de Baranov, mais pas son père. Il attribuait cette visite à une forme de courtoisie pour maintenir des rapports cordiaux avec les services de sécurité. Mais Berezovsky l’avait démenti : « Le chef du FSB serait (89) un bon candidat. Personne ne le connaît, mais le vieux a confiance en lui : il a fait ses preuves dans les moments décisifs. Il est jeune, compétent, moderne ; exactement ce dont la Russie a besoin. »

Après un passage par le secrétariat, ils avaient été introduits dans le cabinet de Vladimir Poutine. « A cette époque, le Tsar n’était pas encore le Tsar : de ses gestes n’émanait pas l’autorité inflexible qu’ils acquerraient par la suite et, bien que dans son regard on devinât déjà la qualité minérale que nous lui connaissons aujourd’hui, celle-ci était contrôlée comme voilée par l’effort conscient de la tenir sous contrôle. Cela dit, sa présence transmettait un sentiment de calme. » Berezovsky s’était noyé sous un flot de paroles : « c’était à lui, Poutine, de prendre les rênes de la situation pour faire passer la Russie dans un nouveau millénaire. » Le chef du FSB avait essayé de résister : les services secrets avaient tous les avantages de la politique sans aucun de ses inconvénients ; au cœur du système, il voyait tout ce qu’il y avait à voir et à savoir. Il était en condition d’intervenir sans trop de (90) complication pour protéger le président et sa famille. Sous les projecteurs, il ne pourrait plus rien faire et finirait broyé comme les autres Premiers Ministres et l’État perdrait le plus fidèle gardien de la tranquillité dans ce palais. Berezovsky avait repris la parole :

« Je vois ce que tu veux dire, Volodia. Mais […] si nous ne bougeons pas rapidement, dans un an il n’y aura plus ni président ni famille à protéger. Et selon toi, quelle sera la première chose que fera le nouveau patron du kremlin quand il prendra possession de son bureau ? Remplacer le chef du FSB, voilà la première chose qu’il fera. » Poutine avait semblé ébranlé. Il avait suggéré le nom de Stepachine. Berezovsky avait rétorqué que Stepachine était à 3% dans les sondages et qu’il n’était pas à la hauteur de la situation. La Russie avait besoin d’un chef pour le guider dans le nouveau millénaire. (91) Poutine essayait encore de jouer la modestie : il n’était qu’un fonctionnaire, habitué à obéir, peu apte à parler en public sans le charisme d’Eltsine. Baranov était alors intervenu : « Si je peux me permettre Vladimir Vladimirovitch, il s’agit exactement de ça. » Le regard froid de Poutine s’était posé sur lui pour la première fois. Berezovsky l’encourageait à poursuivre. Il n’y avait aucun sens à reproduire la personnalité unique d’un chef que les Russes avaient cessé d’estimer.  Il fallait une figure nouvelle qui contienne à la fois les éléments de la continuité et ceux d’une rupture avec le passé. En (92) devenant Premier Ministre, Poutine assumerait automatiquement le rôle, fondamental pour les Russes, de l’autorité légitime, son passé dans les services de sécurité constituant une garantie de fiabilité et sa discrétion un contraste avec tous les bonimenteurs. Les Russes voulaient être guidés d’une main ferme qui ramène l’ordre dans les rues et restaure l’autorité morale de l’État. Baranov avait ainsi expliqué l’originalité de la campagne qu’ils avaient en tête : aucun rassemblement ni promesses, pour apparaître comme un homme politique différent des autres. Et il avait alors posé une question surprenante qui avait laissé Poutine sans voix : « Savez-vous quelle est la plus grande actrice de tous les temps ? »  « Greta Garbo. […] Parce que l’idole qui se refuse renforce son pouvoir. Le mystère génère de l’énergie. La distance alimente la vénération. L’imaginaire de la société russe, de quelque société que ce soit, s’articule sur deux dimensions. L’axe horizontal correspond à la proximité du quotidien et le vertical (93) à l’autorité ». Ces dernières années, avec Gorbatchev et Eltsine, la politique russe s’était surtout jouée sur l’axe horizontal. Mais il fallait inverser le balancier. « L’excès d’horizontalité a porté au chaos […], à notre humiliation sur le plan international. […] a effacé l’horizon. Pour pouvoir tracer une perspective, il est devenu à nouveau nécessaire de s’élever. Toutes les données dont nous disposons nous disent que les Russes nourrissent aujourd’hui un désir de verticalité, c’est-à-dire d’autorité. […] [ils] attendent un chef. […] Comme le maire de Moscou l’a dit au moment du default : “L’expérience est terminée.” » Mais si Loujkov, le maire et l’ex-Premier Ministre Primakov avaient de bons sondages, (94), leur image était aussi usée que celle d’Eltsine. Dans un pays où les gens avaient une si mauvaise image de leurs dirigeants, l’absence d’expérience politique de Poutine devenait un atout, disait Baranov. « Vous êtes neuf, les Russes ne vous connaissent pas et ne peuvent vous associer à aucun scandale et à aucune des erreurs qu’ils imputent à ceux qui ont gouverné ces dernières années. » Berezovsky avait confirmé les conclusions de Baranov : il était l’homme de la situation et ils seraient là pour l’aider.

Berezovsky était retourné dans son club entièrement satisfait et condescendant  , persuadé d’avoir trouvé le « cheval gagnant » qu’il transformerait rapidement en « nouvel Alexandre Nevski » grâce à ses « petits génies de la communication ». (95). Tous les deux avaient ri de la comparaison avec Garbo. Néanmoins, les choses semblaient à Baranov un peu plus complexes qu’elles n’apparaissaient à Berezovsky. Si Poutine avait fait preuve de courtoisie, il lui semblait avoir perçu une ombre d’agacement dans le regard du fonctionnaire. Et puis, il y avait eu cet éclair d’ironie à la fin. Comme si la seule idée de pouvoir être guidé par cet homme était apparue du plus grand comique au chef du FSB. Berezovsky ne s’était rendu compte de rien. Mais quelques jours plus tard, Baranov avait reçu un appel d’Igor Sechine, le secrétaire de Poutine qui l’invitait à déjeuner. Le ton de la voix (96) ne semblait pas laisser la porte ouverte à un refus. (97)

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14 février 2023 2 14 /02 /février /2023 10:18

LE MAGE DU KREMLIN de Giuliano da EMPOLI, NRF, Gallimard, 2022 (2e partie).

  1. Poutine engage Baranov à ses conditions.

Le rendez-vous avait eu lieu dans un restaurant français. Vladimir Poutine était déjà là. Il dégageait une impression de puissance qu’il avait choisi de ne pas déployer la fois précédente. (98) Baranov avait noté la complète indifférence de Poutine à la nourriture et sa parfaite insensibilité aux plaisirs.

« J’ai beaucoup de respect pour Berezovsky et je lui suis reconnaissant de son offre. Une entreprise comme celle que nous sommes sur le point d’entamer nécessitera un effort immense, et Boris a déjà démontré qu’il est capable de faire des miracles. En même temps, je ne suis pas un vieux monsieur de soixante-huit ans avec cinq infarctus derrière moi. Si je devais décider de me lancer dans cette aventure, je le ferais en comptant sur mes forces, pas sur celles d’un autre. Je suis habitué à exécuter des ordres et, par certains côtés, je trouve que c’est la condition la plus confortable pour un homme. Mais le président de la Russie ne peut ni ne doit être soumis à qui que ce soit. L’idée que ses décisions soient conditionnées par un intérêt privé quelconque est pour moi tout à fait inconcevable. »

Le regard de Poutine était, cette fois-ci, beaucoup plus pénétrant que lors de la première rencontre. Vadim Baranov était convaincu que l’État possédait une supériorité éthique sur le privé et les libertés prises par les oligarques le choquaient. Le chef du FSB avait poursuivi :

« Votre analyse de l’autre jour m’a frappé. Je connais votre parcours. Je pense que vous pourriez apporter une contribution appréciable à mon travail, quel que soit celui-ci, maintenant ou plus tard. Mais nous devons clarifier un point. Pour autant que je respecte Berezovsky, je ne suis pas disposé à me mettre entre ses mains. Si vous acceptez mon offre, Vadim Alexeïevitch, vous travaillerez exclusivement pour moi. L’administration vous garantira un salaire, inférieur, je le crains, à celui que vous percevez maintenant, et vous ferez en sorte qu’il vous suffise. Je ne tolèrerai aucun bonus, aucun bénéfice provenant de Boris ou de qui que ce soit. Si c’est l’argent qui vous intéresse, continuez à travailler dans le privé. Celui qui est au service de l’État doit privilégier l’intérêt public à tout autre, y compris le sien. Si vous assumez cet engagement, je crois qu’il n’est pas nécessaire de vous dire que je dispose de moyens pour m’assurer que vous le respectiez. »

Poutine n’avait pas de temps à perdre et il avait perçu que la motivation de Baranov n’était pas forcément l’argent. (100) Il souhaitait participer à une entreprise comme celle que Poutine avait en tête et appréciait que celui-ci aille directement à l’essentiel.

« J’ai réfléchi à votre concept de verticalité. Il est intéressant mais ne peut être suspendu en l’air comme un ballon rouge. Il doit être calé à terre et appliqué à un cas concret. Le pays est en plein chaos et demande un guide sûr, mais imaginer pouvoir résoudre tous les problèmes en une seule fois serait une illusion. Nous avons besoin d’une scène bien définie, dans laquelle restaurer la verticalité du pouvoir de façon immédiate et spécifique. Le risque sinon est de se perdre et d’apparaître impuissants comme tous les autres. »

Baranov avait soulevé l’objection des imprévus. « Faites-moi confiance […] les imprévus sont toujours le fruit de l’incompétence. » Dans les yeux de Poutine brillait à nouveau la lumière ironique que Baranov avait cru entrevoir à la Loubianka. « L’arène idéale est sous nos yeux, reprit Poutine. La patrie est sous pression. Les intégristes islamiques ne (101) se contentent plus de la Tchétchénie, ils visent à s’emparer du Daguestan puis de l’Ingouchie, de la Bachkirie et jusqu’au cœur du pays. Si nous les laissons faire, dans quelques années, il ne restera aucune trace de la Fédération. » Baranov et Poutine avait continué à échanger sur l’intervention en Tchétchénie. Baranov était réservé. Poutine beaucoup moins : ce qui l’intéressait c’était vaincre les séparatistes et non gagner le prix Nobel de la paix. En sortant de ce déjeuner, Baranov avec acquis la certitude que Berezovsky s’était trompé. Cet homme (102) « ne consentirait jamais à laisser qui que ce soit le guider. On pouvait peut-être l’accompagner […] mais certainement pas le conduire. Et Boris avait intérêt à s’en rendre compte au plus vite. » (103)

  1. Été 1999, Poutine devient chef du gouvernement.

Celui qui habite le Kremlin possède le temps. Pendant longtemps, il avait émané de cette forteresse une puissance qui irradiait dans tout le pays. A l’été 1999, ce charme s’est brisé avec la déchéance du vieil ours alcoolique. (104) Eltsine était devenu un poids. Moscou n’était plus la capitale de l’empire mais la métropole des portables sonnant pendant les représentations du Bolchoï et des fusils automatiques servant aux règlements de comptes entre mafieux. Ce n’était plus le Kremlin qui donnait le la mais l’argent.

Dans les premiers jours d’août, Eltsine avait désigné Vladimir Poutine comme Premier Ministre, un inconnu pour la plupart des gens. Cette nomination avait été accueillie par un scepticisme général. Il s’agissait du cinquième chef de gouvernement en un peu plus d’un an. « Cela ne vaut pas la peine de ratifier cette charge, avait déclaré le chef de la Douma, de toute façon dans deux mois quelqu’un d’autre prendra sa place. » Poutine savait qu’il avait peu de temps pour imprimer sa marque. (105)

Leurs bureaux ne se trouvaient pas au Kremlin mais à l’intérieur de l’ancien palais des Soviets, surnommé la Maison Blanche. A l’étage du Premier Ministre, on avait libéré une vingtaine de pièces pour les nouveaux arrivants. Poutine, son secrétariat, ses conseillers économiques et militaires, son staff de communication étaient là et  tous  travaillaient jours et nuits, du moins le cercle restreint autour de Poutine. (106) Beaucoup doutaient qu’ils puissent durer. Quelques-uns venaient voir Baranov pour lui parler de son père, soit par flatterie, soit pour se souvenir d’un autre temps d’une puissance perdue. (107) Il travaillait dix-huit heures par jour, enchaînant les réunions où se prenaient des décisions historiques.

C’est alors que s’était produit l’imprévu, une nuit d’automne [9 septembre 1999]. Une énorme explosion à la périphérie de Moscou, rue Guryanova, avait coupé en deux un immeuble de neuf étages (108) et englouti des dizaines de familles [94 tués et 249 blessés]. Quatre jours plus tard, une autre déflagration avait fait cent dix-huit morts et deux cents blessés. Par la suite, certaines personnes avaient prétendu que les bombes avaient été placées par les services de sécurité de poutine. Baranov n’avait pas été mis dans la confidence et ne croyait guère à cette hypothèse.

« Quoi qu’il en soit, ces bombes ont été notre 11 septembre, avec deux années d’avance. Jusque-là, la guerre en Tchétchénie était une question lointaine qui ne concernait que les familles qui avaient des fils militaires là-bas. Il s’agissait d’une petite minorité. Mais, quand les immeubles ont commencé à sauter en l’air au cœur de la nuit, emportant des centaines de bons citadins russes qui dormaient du sommeil du juste, alors pour la première fois, les Russes se sont retrouvés avec la guerre à la maison. » La panique avait commencé à gagner la population (109) qui fut heureuse d’avoir à ce moment-là un chef capable d’apporter des réponses. « Les gens tendent à attribuer au Tsar des pouvoirs surnaturels mais la vérité est que la seule qualité indispensable à un homme de pouvoir, c’est la capacité de saisir les circonstances. »

Poutine n’avait jamais aimé s’exprimer en public mais le peuple avait besoin d’entendre sa voix. Ils étaient au Kazakhstan pour une visite d’État. Pendant la conférence de presse quelqu’un avait demandé si le bombardement de Grozny ne risquait pas d’aggraver la situation. En répondant, (110) le fonctionnaire ascétique s’était soudainement transformé en archange de la mort. C’était la première fois que Baranov assistait à ce phénomène : « Je suis las de répondre aux questions de ce type. Nous frapperons les terroristes où qu’ils se cachent. S’ils sont dans un aéroport, nous frapperons l’aéroport, et s’ils sont aux chiottes, excusez mon langage, nous irons les tuer jusque dans les cabinets. » Cette phrase avait eu un grand impact sur le public : c’était la voix du commandement et du contrôle. Depuis longtemps, les Russes ne l’entendaient plus. Et ils avaient éprouvé un immense soulagement. Ce jour-là, Poutine était devenu Tsar à part entière [fin septembre 99 à Astana]. Baranov avait médité une leçon de son grand-père (111) selon laquelle « les choses qui ne changent pas sont presque toujours les plus importantes. » Le Tsar ne donnait jamais de chiffres, il parlait le langage de la vie et de la patrie. Le but de la politique est de répondre aux terreurs de l’homme. Or, en cet automne 1999, le bon citoyen moscovite avait vu poindre le spectre de la guerre civile. L’anarchie, la dissolution, la mort.  La terreur primordiale que le démantèlement de l’Union soviétique n’avait pas réussi à éveiller commençait à pénétrer les consciences.

« La verticale du pouvoir est la seule réponse satisfaisante, l’unique capable de calmer l’angoisse de l’homme exposé à la férocité de l’homme » répétait Baranov. « Voilà pourquoi après les (112) bombes, son rétablissement est devenu plus que jamais la priorité du Tsar. » Telle est la mission à laquelle ils allaient désormais se consacrer. (113)

  1. Poutine seul chef, Berezovsky marginalisé.

Le matin du 31 décembre 1999, Poutine avait convoqué Baranov. Ils devaient partir l’après-midi même pour la capitale du Daguestan avant de monter dans des hélicoptères se dirigeant vers Goudermes en Tchétchénie. (114) Grâce à son père, Baranov avait pu éviter le service militaire, il se retrouvait pour la première fois dans cette ambiance de guerre. Tout le monde avait envie de faire la conversation malgré le bruit et la peur. A minuit, (115) Sechine avait débouché une bouteille de champagne moldave au moment même où les pilotes avaient annoncé qu’il était impossible d’atterrir. Ils avaient été obligés de rebrousser chemin. A peine posés, ils étaient repartis en jeeps dans la nuit (166) et ils étaient parvenus à Goudermes, peu avant l’aube, au grand étonnement des soldats à moitié endormis. Les troupes avaient été passées en revue et, alors que le commandant avait proposé de porter un toast aux combattants, (117) Poutine les avait surpris : « Je vous suggère de remettre les verres sur la table. Nous boirons ensemble, mais plus tard ». Il n’y avait pas de temps à perdre. Baranov n’était pour rien dans cette initiative de Poutine qui s’est alors mis à distribuer des médailles et des couteaux de chasse aux soldats : « Vous n’êtes pas en train de combattre seulement pour défendre l’honneur et la dignité du pays. Vous êtes ici pour mettre un terme à la désintégration de la Russie. Ce soir-là, aux infos, les Russes ont pu voir leurs soldats, les yeux humides, déterminés et fiers comme cela n’était plus arrivé depuis des années. Parce qu’à leur tête il y avait à nouveau un chef. »

« C’est là que j’ai commencé à soupçonner Poutine d’appartenir à ce que Stanislavski appelait la race des grands acteurs » ajouta Baranov (118) « l’acteur qui se met lui-même en scène, qui n’a pas besoin de jouer parce qu’il est à tel point pénétré par le rôle que l’intrigue de la pièce est devenue son histoire, elle coule dans ses veines. Quand u metteur en scène se trouve avoir entre les mains un phénomène de ce genre, il n’a presque rien à faire. Il doit se contenter de l’accompagner. Éviter de lui compliquer la vie. Lui donner une petite poussée de temps en temps. Cette campagne électorale s’est déroulée ainsi. En théorie, j’aurais dû en être le metteur en scène, le stratège, comme disait Boris, qui pensait qu’il l’était lui. Or, il n’en était rien. Aux commandes, il y avait déjà Poutine. Seul. »

Berezovsky, lui, continuait à rêver, harcelant le Tsar de coups de téléphone et de demandes de rendez-vous. Il se proposait comme médiateur en Tchétchénie, comme ambassadeur en Europe ou comme directeur de campagne à Moscou. Il n’y a rien de pire que le virus de la politique, surtout quand il frappe ceux qui n’ont pas d’anticorps pour le tenir sous contrôle. L’intelligence de Berezovsky ne le protégeait pas de la stupidité. Baranov se souvenait d’une rencontre dans le bureau du Tsar. Berezovsky n’avait pas vu Poutine depuis des semaines, il était encore plus excité que d’habitude. Il avait reproché à Poutine d’être trop sombre et négatif (119) et à l’image de César revenant de Gaule, il fallait offrir des réjouissances aux Russes. C’est lui qui paierait. Il voulait se rendre indispensable alors que Poutine et Baranov n’avaient plus besoin de lui. Il insistait pour mettre à leur disposition ses espaces publicitaires et sa télévision pour que les gens n’oublient pas qu’il était candidat. « Ils penseront que tu es en train d’ouvrir la voie pour Loujkov ou pour Primakov.  – Ne sois pas ridicule, Boris. » C’était la première fois que Baranov entendait le Tsar s’adresser à Berezovsky sur un ton aussi tranchant. « Nous sommes le gouvernement. Notre campagne c’est l’information, les choses que nous faisons, l’histoire que nous écrivons. Personne ne croit plus à la publicité, les faits sont la seule publicité qui nous intéresse. »

Berezovsky s’était retiré comme s’il avait été mordu par un scorpion. (120) Il était allé trop loin sans mesurer les rapports de force. Comment avait-il pu imaginer que le Tsar accepterait de partager le pouvoir avec lui ou même d’entretenir des rapports d’égal à égal avec lui ?  « J’ai rarement vu une combinaison d’intelligence pointue et de stupidité abyssale comme celle de Berezovsky », capable de monter les systèmes les plus compliqués (121) et de ne pas voir les choses les plus évidentes. Il finirait par payer très cher cette défaite. (122)

  1. La crise du Koursk et le bras de fer avec Berezovsky.

Le Tsar avait restauré la verticale du pouvoir et les électeurs lui en avaient été reconnaissants. Ils avaient gagné les élections au premier tour, sans ballottage. « Mais la lutte contre les forces qui faisaient craindre la dissolution du pays n’était qu’à ses débuts, car les ennemis les plus dangereux se trouvaient à l’intérieur de notre camp. » Après l’élection de Poutine, Berezovsky s’était mis en attente. Il avait cessé de harceler le Kremlin. Un de ses journalistes avait critiqué la pompe de l’inauguration. D’autres avaient ironisé sur la formation du gouvernement. Ils comprenaient que Berezovsky attendait autre chose : l’occasion de faire comprendre au Tsar qui était celui qui commandait vraiment. Et l’occasion s’était un jour présentée.

A la mi-août 2000, Poutine avait quitté Moscou pour se rendre en vacances à Sotchi. A l’époque, il se contentait de peu en matière de distractions. Quelques jours dans la vieille résidence estivale des (123) secrétaires du PCUS avec sa famille suffisaient à satisfaire ses goûts simples. Peu de jours après son arrivée à Sotchi, sa tranquillité avait subi une brusque interruption quand un sous-marin nucléaire russe avait coulé pendant un exercice dans la mer de Barents [K-141 Koursk, le 18 août 2000, à 18h : 118 victimes]. Au début, on avait cherché à garder le secret, mais deux jours plus tard, la nouvelle avait commencé à filtrer. Berezovsky avait bondi comme un ours à l’affût. L’ORT avait interrompu sa programmation pour couvrir l’événement en continu, avait loué un hélicoptère pour survoler la scène du naufrage et avait sollicité les experts européens pour leur demander pourquoi les autorités russes avaient refusé leur assistance. A l’antenne, se succédaient les ingénieurs, les psychologues et surtout les familles. Chacun avait une histoire à raconter et exprimait sa colère contre les autorités (124) incapables de la moindre action de sauvetage. Berezovsky donnait à entendre le cri angoissé du peuple russe et le Tsar était en train de faire du ski nautique sur la mer Noire. Son détachement paraissait inhumain.

Baranov s’était précipité à Sotchi. Poutine pestait contre le cirque de Berzovsky ; il ne voulait pas gêner les opérations de secours. Mais cet argument rationnel ne valait pas grand-chose au milieu de cette explosion d’hystérie. (125) Un soir, le deuxième ou troisième jour de la crise, ils étaient en train de suivre le journal télévisé et Poutine avait fini par exploser en entendant les critiques et les propositions de souscription pour aider les familles : « Tu te rends compte, Vadia ? Ceux qui ont détruit l’État pendant dix ans, qui ont tout volé, qui ont mis l’armée sur le pavé, ont maintenant le courage d’organiser des collectes pour les familles des victimes ! Des collectes ! Ces salauds feraient mieux de vendre leurs chalets de Saint-Moritz ! appelle-moi ce fils de pute, appelle-le sur son portable ! » Pendant un moment, Berezovsky avait écouté les reproches du Tsar puis il lui avait répondu :

« Volodia, pourquoi es-tu au bord de la mer Noire ? Tu devrais être sur place, en train de coordonner les opérations. Ou en tout cas à Moscou. 

  • Et toi, pourquoi es-tu sur la Côte d’Azur, Boris ?  (126)
  • Mais enfin, Volodia, je ne suis pas président, tout le monde se fout de savoir où je suis. »

Poutine avait continué ses reproches à Berezovsky : ils payaient des putes pour jouer le rôle des femmes de marins et ils complotaient contre la présidence. Berezovsky s’était défendu et avait demandé à Poutine de venir juger par lui-même. Puis il avait fini par changer de ton : si Poutine se rendait à la rencontre des parents de marins, l’ORT garantirait une couverture favorable. Pour le Tsar, l’idée de se faire dicter sa conduite par Berezovsky était intolérable. Il avait fini par raccrocher le teint blême : « Rentrons à Moscou et organisons cette foutue rencontre. Puis quand nous serons sortis de ce bordel, nous nous occuperons de ton ami. » (127)

  1. La chute de Berezovsky.

Berezovsky, Abramovitch, Poutine, Eltsine, Khodorkovski

L’histoire du jeune Juif à lunettes enrôlé dans l’Armée rouge pendant la campagne de 1920, racontée dans Ma première vie d’Isaac Babel : le jeune intellectuel moqué par des Cosaques analphabètes conquiert leur estime en leur offrant une oie à manger.

Berezvosky avait été la première oie de Baranov et il devait faire comprendre aux Cosaques qu’il n’était pas un bon à (128) rien. Lui enlever la télévision avait été la chose la plus simple. Il n’en contrôlait que 49%, le reste appartenait à l’État. Il avait suffi d’appeler le directeur général de l’ORT et de lui dire qu’il recevrait ses directives du Kremlin plutôt que de la maison Logovaz. D’un jour à l’autre, les directeurs de la télévision avaient cessé de lui répondre au téléphone, son journaliste préféré avait été renvoyé et les soubrettes de son club avaient cessé de passer à l’antenne. Berezovsky était devenu fou. Il avait commencé à harceler le monde entier d’invectives furibondes et se défoulait sur Baranov, faute de pouvoir parler à Poutine.

N'importe qui aurait réagi comme lui. Mais il avait commis une erreur fatale. Il avait convoqué une conférence de presse pour dénoncer l’abus de pouvoir et le risque d’un tournant autoritaire en Russie. Alors les gens l’avaient pris pour ce qu’il était : un affairiste sans scrupules qui s’accrochait à son pouvoir compromis par l’ascension du Tsar. (129) Berezovsky était brillant mais il n’avait pas compris que les règles du pouvoir avaient changé : que la parenthèse féodale qui avait vu le triomphe des oligarques était terminée. Les gens voyaient Boris et ses compagnons comme des profiteurs qui avaient accaparé l’immense patrimoine (130) de l’Union soviétique et puis avaient échangé leurs gilets pare-balles pour des costumes sur mesure. Peu avant son départ pour Londres, Baranov était allé le voir une dernière fois à la maison Logovaz. Le Tsar l’avait prié de lui faire savoir qu’il le considérait toujours comme un ami et qu’il pouvait rester à Moscou à condition qu’il se tienne « à l’écart de la politique une fois pour toutes ». Berezovsky avait laissé éclater sa rage : « Poutine est un tchékiste, Vadia : de la race la plus féroce, celle qui ne fume ni ne boit. Ce sont les pires. Il mettra la (131) Russie aux fers. Tout ce que nous avons fait ces dernières années pour devenir un pays normal sera balayé. Même toi, Vadia, tôt ou tard. En fait, toi tu l’as déjà ton collier, tu es le petit caniche du tchékiste. Comme ton père, on voit que vous avez cela dans le sang, la soumission. Des aristocrates ? Vous êtes des serfs, tous tels que vous êtes, depuis des générations ! »

Ses paroles glissaient sur lui d’autant que Berezovsky se contredisait à l’occasion en évoquant la guerre civile qui, selon lui, menaçait la Russie. « Vous êtes en train de construire un régime pire que l’Union soviétique. Au moins, à l’époque, la férocité des chiens de garde du KGB était contrôlée par les hommes du Parti. Maintenant le Parti n’existe plus et les tchékistes ont repris le pouvoir directement. Qui mettra un frein à leur arrogance, à leur envie, à leur profonde stupidité ? Toi, Vadia ? Ou bien un de tes amis du théâtre ? Le KGB sans le Parti communiste n’est qu’un gang de bandits ! » Baranov s’était retenu de lui rappeler leur première rencontre avec Poutine à la Loubianka (132) et la désinvolture avec laquelle Berezovsky était allé chercher le successeur d’Eltsine. Il invoquait désormais le rôle des médias et la liberté de la presse. Et Baranov avait alors beau-jeu de lui rappeler le mépris qu’il avait pour les journalistes qu’on pouvait acheter.

Berezovsky avait compris sa défaite. Ses opinions n’auraient plus d’influence sur le cours des événements. Et de nouveau, il s’en prenait à Baranov qu’il accusait d’« être devenu l’un d’entre eux ». (133) « Ce sont des bêtes féroces, Vadia. Ils viennent du néant, ils se sont fait un chemin à coups de massue, sans règles, sans limites ». La Russie s’est toujours faite comme cela, concéda Baranov. Son numéro était terminé. Il ne lui restait plus qu’à s’en aller. (134)

  1. Voyage à New York, Clinton, Eltsine, Poutine.

Pendant que Berezovsky prenait son vol pour Londres, ils avaient pris la direction inverse. D’abord (135) Tokyo puis New York. A l’aéroport JFK, l’ambassadeur russe à l’ONU les avait accueillis. Une vingtaine de chambres avaient été réservées pour eux à l’Hôtel Waldorf Astoria pendant que les Saoudiens occupaient les trois derniers étages avec un faste impérial. La semaine de l’Assemblée générale de l’ONU était à la fois une orgie de pouvoir et un bain d’humilité pour des hommes habitués à la satisfaction immédiate de leurs désirs. D’autant que les Américains trouvaient toujours le moyen de faire sentir leur supériorité (136) pour donner la priorité au passage de leur président. Poutine n’avait guère apprécié d’attendre et encore moins l’interview un peu trop triviale de Larry King à la télévision. Ils avaient bien profité de la vie new-yorkaise, (137) tout en ressentant derrière la cordialité américaine des relents de condescendance.

Le sommet avec Clinton s’était déroulé de la même façon. Le président avait eu l’amabilité de venir à leur rencontre à Waldorf Astoria avec son air de briscard et sa poignée de main légendaire. C’était ce même Clinton qui avait géré d’une main de fer le démantèlement de l’empire soviétique, agrandissant l’Otan presque jusqu’à leurs frontières. Mais dès le premier échange, il avait commis l’erreur de demander au Tsar des nouvelles de son vieil ami Eltsine. Il ne se rendait pas qu’il réactivait le souvenir d’une humiliation (138) que les Russes n’avaient pas digérée : l’éclat de rire de Clinton pendant le discours d’un Eltsine titubant et ridicule. (139) « Une nation entière, cent cinquante millions de Russes, plonge dans la honte sous le poids du fou rire du président américain. » C’est cette scène qui était apparue au Tsar quand Clinton lui avait demandé des nouvelles du vieux Boris. Il lui avait fait comprendre qu’avec lui ce serait différent : pas de claques dans le dos ni de rires. Clinton avait été déçu. « Il pensait que désormais tous les présidents russes ne seraient que de braves portiers d’hôtels, gardiens des plus vastes ressources de gaz de la planète pour le compte des multinationales américaines. »

Pendant le vol du retour, Poutine avait exprimé tout son ressentiment : « Si les cannibales prenaient le pouvoir à Moscou, les États-Unis les reconnaîtraient immédiatement en tant que gouvernement légitime, à condition qu’ils ne touchent pas à leurs intérêts et continuer à les traiter en patrons. Le problème, c’est qu’ils croient avoir gagné la guerre froide, tu comprends ? Alors que l’Union soviétique ne l’a pas perdue. La guerre froide s’est arrêtée parce que le peuple russe a mis fin à un régime qui l’opprimait. Nous n’avons (140) pas été vaincus, nous nous sommes libérés d’une dictature. Ce n’est pas la même chose. Les Occidentaux ont, eux aussi, contribué à la démocratisation de l’Europe de l’Est, mais ils ne devraient pas oublier que la plus grande contribution a été donnée par les Russes. C’est nous qui avons fait tomber le mur de Berlin, pas eux qui l’ont abattu. C’est nous qui avons dissous le pacte de Varsovie, nous qui avons tendu la main vers eux en signe de paix, pas de reddition. Ce serait bien qu’ils s’en souviennent, de temps en temps. » (141)

  1. Edouard Limonov et le parti national-bolchévique.

A son retour des États-Unis, Baranov avait décidé de s’accorder une soirée de liberté. Il lui arrivait encore de fréquenter le milieu des artistes moscovites malgré son manque de temps. Un personnage, en particulier, exhibait toutes les affectations du grand écrivain sans s’être jamais donné la peine d’en produire les œuvres, Edouard Limonov. Après avoir passé de nombreuses années en Amérique et à Paris, il était rentré à Moscou avec des idées combatives et un grand ressentiment vis-à-vis de l’Occident. Au début des années 90, il avait créé le Parti national-bolchévique avec l’intention de générer le chaos. (142) Il était toujours entouré d’une bande de personnages improbables qu’il appelait son « avant-garde révolutionnaire ». Il avait expliqué à Baranov que la difficulté n’était pas de trouver des soldats mais des propagateurs de l’idéologie ; il avait aussi promis à Baranov qu’il lui laisserait son petit bureau au Kremlin : « un honnête professionnel de la propagande peut toujours être utile » …

Ce soir-là, Edouard lui avait donné rendez-vous au 317, un faux pub irlandais près de la Maison Blanche dont il avait fait son quartier général. A l’intérieur se côtoyaient bikers néofascistes, intellectuels anarchistes, punks et quelques créatures féminines dans une ambiance à la Mad Max. (143) Limonov était assis dans un coin avec une bouteille de vodka à moitié vide. Il avait commencé à vilipender la civilisation occidentale, de l’interdiction du duel par Richelieu au congé paternité, « le comble de l’abjection ». Baranov avait souvent entendu ou lu les arguments de Limonov. Ce soir-là, il était curieux de leur voyage à New York dont il avait lu un compte-rendu dans les journaux. (144) Baranov n’avait guère envie de discuter de politique internationale avec Edouard. « C’est amusant New York. Il suffit d’éviter les Américains. » Selon lui, l’Amérique avait détruit la bourgeoisie, qui, elle, au moins, avait des valeurs, contrairement aux gens qui ne croyaient qu’aux chiffres. (145)  Et il qualifiait la culture américaine de « dé-civilisation » ayant « rendu impossible la véritable grandeur pour garantir un Happy Meal à tout le monde », tout en mangeant son hamburger et les Américains de « zombies ». « C’est quand j’ai vu qu’Eltsine prenait ce chemin et qu’il voulait transformer la Russie en une succursale low cost de l’hospice américain que j’ai décidé de fonder le Parti national-bolchévique. [Je l’ai appelé comme ça] pour vous mettre en rage, pour concentrer en un seul nom tout ce que vous considérez comme le mal, toutes les idées qui menacent le petit consommateur satisfait à quoi vous avez réduit l’homme. » (146) « Dans le Parti national-socialiste, nous avons rassemblé des ex-staliniens et des ex-trotskistes, des homosexuels et des skinheads, des anarchistes, des punks, des artistes conceptuels et des fanatiques religieux, des bouddhistes et des orthodoxes. » […] « Ce n’est pas l’idéologie qui les tient. C’est le style de vie. Tu crois que le programme les intéresse ? Ce que les jeunes veulent, c’est fuir la banalité, l’ennui. C’est une étincelle d’héroïsme en chacun d’eux qui n’attend que d’être nourrie. La Troisième Rome, la Russie impériale, Stalingrad, peu importe. L’essentiel est de faire appel à quelque chose de grand. S’il veut rester en vie, chaque peuple doit croire que ce n’est qu’en lui que réside le salut du monde, qu’il vit pour se tenir à la tête des autres nations ! Les Occidentaux veulent nous voir à genoux. Ils ont adoré Gorbatchev et Eltsine. Ils feront semblant de vous adorer, vous aussi, Vadia, tant que vous maintiendrez un comportement de valet. Et en attendant ils emporteront les derniers restes. »

Ce soir-là, Baranov s’était bien gardé de dire à Limonov que ses élucubrations coïncidaient en partie avec (147) leur expérience. Lui qui avait toujours considéré Edouard comme un sociopathe brillant complètement dénué de sens politique ressassant les mêmes concepts pour épater les bourgeois et impressionner les filles, commençait à trouver un sens différent à ses envolées lyriques. Ses intuitions n’étaient pas à prendre à la légère malgré les bouffonneries de Limonov. Peut-être était-il temps d’arrêter d’imiter l’Occident pour prendre un autre chemin. (148)

  1. Poutine : éloge de Staline et arrestation de Khodorkovski.

A une heure avancée de la nuit, Baranov avait été reçu par le président dans son bureau du palais du Sénat dont Lénine avait fait le siège de son gouvernement. (149) Poutine s’inquiétait de son indice de popularité. Baranov l’avait rassuré : 60% et son concurrent le plus proche était à 12%. Mais la réponse ne satisfaisait pas le président : « Le Petit Père est, aujourd’hui, plus populaire que moi. Si nous étions face aux élections, il me mettrait en pièces. » « Vous les intellectuels, vous êtes convaincus que c’est parce que les gens ont oublié. D’après vous, ils ne se souviennent pas des purges, des massacres. C’est pourquoi vous continuez à publier article sur article, livre sur livre à propos de 1937, des goulags, des victimes du stalinisme. Vous pensez que Staline est populaire malgré mes massacres. Eh bien, vous vous trompez, il est populaire à cause des massacres. Parce que lui au moins savait comment traiter les traîtres. » Puis Poutine avait donné des exemples : (150) Von Meck, le directeur du chemin de fer, fusillé pour sabotage après une série d’accidents de trains, pour donner un exutoire à la rage, Tchernov, le commissaire du peuple à l’Agriculture, arrêté et jugé parce que la viande venait à manquer, Zelenski, le chef de la commission du Plan, obligé d’avouer après la pénurie d’œufs et de beurre. « Le sabotage est une explication beaucoup plus convaincante que l’inefficacité, Vadia. Quand il est découvert, le coupable peut être puni. Justice est faite, quelqu’un a payé et l’ordre est rétabli. C’est ça le point fondamental. »

Puis le Tsar avait enchaîné : « J’ai donné l’ordre d’arrêter ton ami Khodorkovski demain à l’aube. Nous enverrons aussi des caméras, tout le monde doit voir que personne n’est au-dessus de la sacro-sainte colère du peuple russe. » Baranov était abasourdi. En quelques années, Mikhaïl était devenu l’entrepreneur le plus riche du pays (151), les médias qui en avaient fait l’icône du nouveau capitalisme russe, l’adoraient. L’idée de le flanquer en prison paraissait inconcevable. Mais l’homme qui était en face de lui ne lui avait pas demandé son avis. C’était pourtant à Baranov d’en gérer les conséquences. Il fallait remplacer les photos du golden boy de la finance par celle du prisonnier derrière les barreaux. La dégradation politique de Mikhaïl deviendrait un avertissement pour les oligarques et un spectacle servi en pâture à la rage du bon peuple russe. Baranov se défendait de toute vengeance à l’égard de celui qui lui avait pris Ksenia. (152)

Khodorkovski avait été arrêté à l’aube, dès que son jet avait touché la piste de la ville sibérienne [de Novossibirsk, le 2 juillet 2003] où il était allé conclure une affaire. Les images du milliardaire, menotté, escorté par les soldats des troupes spéciales, avaient fait le tour du monde. Elles eurent pour effet immédiat de rappeler que l’argent ne protège pas de tout, du moins en Russie (c’était inenvisageable en Occident, pour Baranov, où les milliardaires, ces « vrais oligarques », étaient au-dessus des lois et du peuple). A six semaines du vote, l’arrestation de Khodorkovski était devenue le manifeste de la non-campagne du Tsar (153) pour les élections de cette année-là. Baranov s’était contenté de transformer la chute de Mikhaïl en un format télévisuel à effet : le peuple adore voir rouler la tête des puissants ; cela le console de sa médiocrité.

Les élections, en décembre, avaient été un triomphe. Poutine était resté debout toute la nuit, non pas pour suivre les élections mais parce que son labrador Koni avait accouché de sa première portée. Baranov s’était plongé dans la chronique des procès staliniens des années 30 et il s’était rendu compte qu’il s’agissait (154) déjà, au fond, de mégaproductions hollywoodiennes : la voie soviétique du show-business. Chacun y jouait son rôle. « Le moteur primordial dont il faut tenir compte reste la colère. […] Staline avait compris que la rage est une donnée structurelle. […] La question alors n’est pas d’essayer de la combattre, seulement de la gérer. […] Gérer le flux de la rage en évitant qu’elle s’accumule est plus compliqué, mais beaucoup plus efficace. Pendant de nombreuses années, au fond, n'a été rien d’autre que cela. » (15

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14 février 2023 2 14 /02 /février /2023 10:11

LE MAGE DU KREMLIN de Giuliano da EMPOLI, NRF, Gallimard, 2022. (3e partie). 

 

  1. Le bal des courtisans, Sechine et le démantèlement de Ioukos, la démocratie souveraine.

A partir de l’arrestation de Khodorkovski et de la triomphale réélection de Poutine [mars 2004], quelque chose avait changé dans la nature du gouvernement russe. La lutte pour le pouvoir s’était déplacée de l’arène publique à l’antichambre du Tsar. « En rétablissant la verticale du pouvoir, Poutine a donné le LA au bal des courtisans ». Pour le courtisan, tout faisait sens. (157) Comme les fluctuations de la Bourse, on suivait les variations de la cote des courtisans. Baranov avait glissé dans le nouveau régime avec le naturel de ceux qui avait dans le sang au (158) moins trois siècles de courbettes. D’autres, qui ne disposaient pourtant pas d’un tel patrimoine génétique, l’avaient rapidement surclassé, notamment Sechine. Cet homme que l’on prenait pour un mélange de dactylo et de majordome, était devenu en quatre ans le prototype du courtisan, sûr de lui et dominateur tant que le chef n’était pas aux alentours. Dans le cas contraire, il redevenait promptement une brebis tremblante. Il était le seul à garder sa cravate pendant les vols officiels. Avant de rencontrer Poutine, il avait travaillé pour le KGB au Mozambique. Et il avait une approche de la nature humaine primitive (159) bien que Baranov ait découvert qu’il était diplômé en philologie. Mais il avouait lui-même ne pas avoir lu un seul livre depuis son diplôme. C’est à lui que revenait d’accomplir les tâches ingrates que personne n’avait envie d’assumer dans les transactions.

Avec l’emprisonnement de Khodorkovski, le Tsar tenait à démanteler Ioukos, la première entreprise russe, la plus admirée et la plus riche. Sechine en avait fait une seule bouchée. Un séquestre judiciaire, une vente aux enchères publiques avec un seul participant et Ioukos avait fini dans l’escarcelle d’un conglomérat public dont Igor avait été nommé président quelques mois plus tôt. Les journaux occidentaux avaient crié au scandale et au vol. Baranov pourtant, essayait de justifier ce recours traditionnel à la force en Russie (160) bien différent des règles occidentales de négociation. Mais, nourri de ses lectures, il avait quand même jugé barbare le démembrement de Ioukos et l’idée que Khodorkovski soit remplacé par un tchékiste lui avait glacé le sang.

Un soir, Poutine avait convoqué Baranov dans son bureau. Il rentrait d’un sommet international épuisé et en colère. On l’avait traité, estimait-il, comme s’il était le président de la Finlande. Il reconnaissait d’ailleurs que les Russes avaient été les premiers à se comporter comme des mendiants. (161) Poutine avait alors évoqué son enfance à Leningrad. Les gens méprisaient les clochards mais il craignait l’un d’entre eux, nommé Stepan, car il leur faisait peur. « La seule arme qu’a un pauvre pour conserver sa dignité est d’instiller la peur. » Baranov avait émis une objection : il ne fallait pas faire peur aux marchés. « Mets-toi une chose dans la tête, Vadia, avait rétorqué Poutine avec un éclair de haine dans le regard. Les marchands n’ont jamais dirigé la Russie. […] Ils ne sont pas capables d’assurer les deux choses que les Russes demandent à l’État : l’ordre à l’intérieur et la puissance à l’extérieur. » Les marchands n’avaient gouverné la Russie que deux fois : après la révolution de 1917, avant (162) l’avènement des bolchéviques et pendant la période d’Eltsine et cela avait conduit au chaos.

« Ton ami Khodorkovski s’habillait comme un entrepreneur californien, mais c’était un loup des steppes. Il n’a rien inventé, rien créé. Il s’est simplement emparé d’un morceau de l’État, en profitant de la faiblesse et de la corruption de ceux qui auraient dû le protéger. Tu sais combien il a payé ses concessions pétrolifères en 1995 ? Trois cents millions de dollars. Et combien elles valaient deux ans plus tard sur le marché ?  Neuf milliards. Quel extraordinaire entrepreneur, n’est-ce pas ? Un génie ! Tous pareils, les oligarques. Des génies. Et maintenant ils viennent nous faire la morale sur le respect de la loi. Et ils financent nos opposants parce qu’ils trouvent que nous sommes un peu mal élevés. On ne les écoute pas assez. Peut-être que dans quelque temps on me remplacera par un diplômé de Harvard, un fantoche qui leur fera faire bonne figure au gorum de Davos, qu’en dirais-tu ? »

Poutine avait fait signe à Baranov de prendre place sur le fauteuil en face de lui.

« Nous devons retrouver notre souveraineté. Et, Vadia, le seul moyen de nous ayons, c’est de mobiliser toutes les ressources que nous possédons. Notre PIB est celui de la Finlande ? Peut-être. Mais nous, nous ne sommes pas la Finlande : nous sommes la plus grande nation qui existe (163) sur terre. La plus riche, aussi. Seulement, nous avons permis à notre richesse, à la richesse collective qui revient de droit au peuple russe, d’être volée par une bande de malfaiteurs. Ces dernières années, la Russie a créé une aristocratie offshore, des gens qui accaparent nos ressources mais ont le cœur et le portefeuille ailleurs. Nous reprendrons le contrôle des sources de richesse de notre pays, Vadia : le gaz, le pétrole, les forêts, les mines, et nous mettrons cette richesse au service des intérêts et de la grandeur du peuple russe, non pas de quelque gangster avec villa sur la Costa del Sol.  Il n’y a pas que l’économie. Regarde l’armée. Eltsine ne savait pas quoi faire de l’armée. Il la craignait un peu, il la méprisait un peu, il a évité ainsi de s’en occuper, il l’a laissé pourrir loin des projecteurs de la nouvelle Russie, des boutiques et des gratte-ciels. C’est ainsi que nous sommes devenus une espèce de pays sud-américain, avec des généraux qui jouent aux gangsters ou entrent en politique, des soldats qui crèvent de faim et se vendent en échange d’un paquet de cigarettes. Maintenant, nous sommes en train de remettre l’armée dans la verticale du pouvoir, ainsi que les services de sécurité. La force a toujours été le cœur de l’État russe, sa raison d’être. Notre devoir n’est pas uniquement de restaurer la verticale du pouvoir. Nous devons créer une nouvelle élite de patriotes, prêts à tout pour défendre l’indépendance de la Russie. »

Baranov avouait qu’à cette époque il prenait encore les discours du Tsar au pied de la lettre et qu’il ne pouvait pas savoir « à quel point le sentiment de revanche qui se cachait derrière eux était profond, ni que le rôle qu’ils masquaient se révèlerait (164) impossible à combler. » Ce soir-là, il avait compris que la guerre contre les oligarques n’était que le début. Il s’agissait de mobiliser tous les éléments de la force de la Russie pour retrouver leur place sur la scène mondiale. « Une démocratie souveraine, tel était l’objectif. Pour le réaliser, nous avions besoin d’hommes d’acier, capables d’assurer la fonction primordiale de tout État : être une arme de défense et d’attaque. Cette élite existait déjà. C’étaient les siloviki, les hommes des services de sécurité. Poutine était un des leurs. Le plus puissant, le plus avisé. Le plus dur. Mais toujours un des leurs. Il les connaissait, il avait confiance en eux et en personne d’autre. Il les a placés un à un dans des positions de commandement. Au sommet de l’État, certes mais aussi à la tête d’entreprises privées, qu’il a récupérées une à une des mains des affairistes des années 90. L’énergie, les matières premières, les transports, les communications. Les hommes de la force ont remplacé les oligarques dans tous les secteurs. C’est ainsi qu’en Russie l’État est redevenu la source de toute chose. »

Baranov voulait par avance répondre à l’accusation de corruption du système. Il avait pris l’exemple de Churchill qui avait des amis fortunés (165) ce qui ne l’avait pas empêché d’être un des plus grands hommes d’État du XXe siècle. Pourquoi fallait-il qu’un homme d’État vive comme un employé des postes ? « Notre chef d’œuvre a été la construction d’une nouvelle élite qui concentre le maximum de richesse et le maximum de richesses. »  Des hommes forts et complets capables d’utiliser toute la gamme des instruments qui servent à produire un impact sur la réalité : le pouvoir, l’argent, même la violence, quand cela est indispensable. « Le pouvoir ne corrompt pas nécessairement, il peut rendre un homme meilleur, pourvu qu’il soit capable de le gérer. » (166) Seuls les forts peuvent se permettre la loyauté. « Cela dit, il est évident que, par rapport à d’autres endroits, la lutte pour le pouvoir en Russie est encore un processus sauvage et fantaisiste : tout peut arriver à n’importe quel moment. Les règles sont féroces parce que la mise en jeu est elle-même féroce. » (167)

  1. Retrouvailles avec Berezovsky et Ksenia sur la Côte d’Azur, l’histoire de Sergueï.

Baranov avait atterri à Nice un matin d’automne où deux sbires l’attendaient pour le conduire au château de la Garoupe. Il avait exposé à Berezovsky le visite de sa visite : selon une rumeur Berezovsky était devenu l’un des principaux soutiens de l’opposition ukrainienne qui commençait sérieusement à inquiéter le Tsar. « L’idée de perdre le contrôle de ce qui était, depuis des siècles, une part intégrante du territoire russe, le rendait littéralement fou. » Poutine avait intimé à Baranov l’ordre d’aller raisonner « ce connard ». En vain car son discours tournait en rond.

« Le métier ces gens du contre-espionnage […] est d’être paranoïaque. Voir des complots partout, des traîtres, les inventer quand on en a besoin. Ils ont été formés comme ça, la paranoïa fait partie de leurs obligations professionnelles. Dans la tête du Tsar, rien n’arrive jamais spontanément. Les médias sont toujours manipulés. Les manifs, l’indignation des gens, rien n’est (169) jamais comme cela en a l’air. Il y a toujours quelqu’un derrière qui tire les ficelles, un marionnettiste qui poursuit son propre dessein. C’est ce qu’il a pensé au moment du sous-marin, quand les journalistes faisaient simplement leur métier et que les gens avaient toutes les raisons du monde d’être en colère. Et c’est ce qu’il pense maintenant en ce qui concerne l’Ukraine. Comme si ces pauvres Ukrainiens n’avaient pas leurs raisons pour se rebeller contre les bandits qui les gouvernent. »

Baranov n’avait pas manqué de rappeler que Boris leur avait fait parvenir trente millions de dollars et que les principaux soutiens de l’opposition ukrainienne étaient la CIA, le Département d’État américain, les grandes fondations américaines, l’Open Society de Georges Soros. Ce à quoi Berezovsky avait répondu que c’était « la démocratie » et que lui-même avait été chassé de Russie. (170). Le Tsar lui avait conservé son amitié, avait ajouté Baranov, et lui avait même laissé la possibilité de vendre les parts des sociétés qu’il possédait en Russie. Mais l’argument ne convoquait pas Boris. Il n’avait pas peur des tueurs à gages du Kremlin. « Ne sois pas grossier, Boris. Je ne suis pas venu jusqu’ici pour te menacer. Seulement pour faire appel à ton esprit patriotique. Je comprends ton ressentiment, mais je ne peux pas croire que tu t’aveugles au point de te retourner contre ta propre patrie. » (171)

« La Russie de Poutine n’est pas ma patrie, Vadia. Je ne la reconnais plus. Avec tous nos défauts, pour la première fois dans l’histoire russe, nous avions réussi à construire un pays libre, dans lequel les personnes pouvaient dire et faire ce qu’ils voulaient. Pour la première fois en onze siècles d’histoire, Vadia, tu te rends compte ? Et en quelques années vous avez tout foutu en l’air, tout. Vous avez retransformé la Russie en ce qu’elle a toujours été : une énorme prison. 

  • Les Russes ne sont pas trop à plaindre, Boris. Ils ont cent vingt chaînes de télévision.
  • Mais qui racontent toutes la même chose, Vadia, comme au temps de Brejnev. »

La conversation avait été interrompue par le majordome qui leur proposait de passer à table. Berezovsky avait présenté Baranov à ses commensaux comme « le vrai cerveau de [son] ami Vladimir Poutine, Tsar de toutes les Russies. » (172) Et c’est là qu’il avait revu Ksenia. Pendant tout le repas, elle avait mobilisé toute son attention, au point de négliger les propos des convives (173). « Entre un Russe et un Occidental, il y a la même différence de mentalité qu’entre un habitant de la Terre et un Martien », avait repris Boris avant de raconter l’histoire de Sergueï : cet aristocrate avait combattu les bolchéviques avant de partir en exil à Berlin puis à Paris, persuadé de rentrer bien vite à Saint-Pétersbourg (174). Et quand il s’était retrouvé progressivement dans le besoin, ses derniers sous, il avait (175) offert le champagne à ses amis au lieu de prendre une licence de taxi. Baranov avait des doutes sur l’authenticité et l’originalité de cette anecdote significative de la fierté russe.  C’est à ce moment-là que Ksenia était intervenu pour évoquer l’arrogance de ceux qui s’exhibaient dans Moscou au volant de leurs Mercedes, ce qui n’avait pas empêché la police d’intervenir. (176) Après une brève réponse de Baranov, le repas s’était continué sur des sujets moins épineux. (177).

  1. Les révolutions ukrainienne et géorgienne, Zaldostanov et les loups de la nuit, le Maïdan russe.

Quelques jours après l’excursion de Baranov sur la Côte d’Azur, la situation en Ukraine s’était dégradée. Soutenus par les Américains, les rebelles avaient refusé les résultats des élections [du 21 novembre 2004] qui avaient donné vainqueur Viktor Ianoukovytch et avaient occupé la place centrale de Kiev, avec le soutien des Occidentaux. De nouvelles élections [le 26 décembre] avaient conduit au pouvoir Viktor Iouchtchenko, le candidat pro-Américain « qui voulait faire entrer l’Ukraine à l’Otan. L’Ukraine – la patrie de Khrouchtchev et de Brejnev, le siège de notre flotte militaire – à l’Otan ! » expliquait Baranov. (178) Ils l’avaient appelée « la révolution orange ». « C’était l’assaut final à ce qui restait de la puissance russe. » L’année précédente, cela avait été la Géorgie. Là-bas, ils l’avaient baptisée la « révolution des roses ! » [Démission de Chevardnadzé le 23 novembre 2003]. Et dans ce cas aussi, on avait mis au pouvoir un espion de la CIA [Mikheil Saakachvili, 4 janvier 2004]. « Il n’y avait pas besoin d’une boule de cristal pour imaginer l’étape suivante : la Russie.  Une belle révolution colorée à Moscou, un nouveau président, avec un master de Yale en poche et le triomphe des États-Unis aurait été complet ». Les hommes de la force s’étaient aussitôt mis au travail mais Baranov n’était pas convaincu par cette méthode sur le long terme.

C’est à ce moment-là qu’il s’était souvenu d’un personnage qu’il avait rencontré en fréquentant Limonov : Alexandre Zaldostanov (179) un chirurgien esthétique diplômé du Troisième institut médical de Moscou, qui avait trouvé plus amusant de fracasser les mâchoires que de les reconstruire. A la fin des années 80, il avait fondé un des premiers clubs de motards de l’Union soviétique sur le modèle des Hells Angels. Au début, les Loups de la nuit étaient des voyous qui écumaient les villes en jouant à cache-cache avec la police. A la chute de l’URSS, ils avaient franchi un palier en vivant de racket et de trafics variés. Slaves, Tchétchènes, Daguestanais, Sibériens, ce qui les unissait était la passion pour les grosses cylindrées et le goût de l’aventure. Presque tous exhibaient d’énormes tatouages symbolisant la grandeur russe. C’est ce qui les avait rapprochés de Limonov mais ce dernier n’était qu’un intellectuel peu utilisable alors que Zaldostanov était un homme d’action. Le moment était peut-être arrivé de donner un débouché à la rage et à celle de ces « loups ».

Baranov avait alors donné rendez-vous à Zaldostanov au Kremlin. « Les rebelles les plus féroces sont parmi les sujets les plus sensibles à la pompe du pouvoir », ironisait le conseiller. Zaldostanov cherchait en effet à se donner une contenance. Au début, ils avaient évoqué les temps héroïques du Parti national-bolchévique sans citer le nom de Limonov qui était en prison. « Le président est informé de notre rencontre et t’envoie ses salutations » avait précisé Baranov, ce qui eut beaucoup d’effet sur le motard. Baranov lui avait fait des compliments sur les activités de son groupe : « Fraternité et force, voilà le sujet. Vous n’êtes pas une simple bande de motards. Vous êtes surtout de vrais patriotes russes. » Baranov arrivait au fait : « le coup d’État en Ukraine ». « La révolution orange n’est pas née sur la place Maïdan, elle est née à Langley, en Virginie », non pas en recourant comme avant à la force militaire mais en utilisant les technologies et les techniques marketings modernes (183). Il s’agissait de donner une cause et un ennemi à une jeunesse déboussolée. Mais ce n’étaient pas les bureaucrates qui pouvaient le faire. Alexandre, lui, n’avait pas fait de compromis. Les jeunes le (184) le suivraient car il savait leur parler, pour qu’ils ne tombent pas dans la trappe des Américains. « Tu peux les conduire vers les vraies valeurs. La Patrie. La Foi. » Zaldostanov avait des doutes mais Baranov l’avait assuré du soutien du Tsar. « Le Tsar est comme vous. Il appartient à la race des conquérants. Il est fait pour être votre chef, le chef de tous les vrais patriotes de ce pays. N’est-ce pas lui qui a remis debout la Russie ? Pourquoi crois-tu que les Américains veulent se libérer de lui ? Parce qu’ils ne supportent qu’une Russie à genoux, ils n'acceptent pas que quelqu’un puisse s’opposer à leur hégémonie.  Et puis, je te le dis, il est comme vous. Il a le culte de l’exercice physique. Il fait du judo, il va à la chasse, il adore la vitesse. » Baranov assurait à Zaldostanov que le Tsar se joindrait à leurs rassemblements. « Nous organiserons un Maïdan russe. Un rassemblement pour tous (185) les jeunes patriotes de notre pays, un lieu où ils pourront se retrouver et se regarder en face. Et commencer la lutte contre le véritable ennemi, la décadence de l’Occident, ses fausses valeurs qui créent des divisions et des frustrations ! » Zaldostanov s’y voyait déjà, excité par la rhétorique de Baranov : « Nous devons donner l’assaut à la médiocrité du quotidien, Alexandre ! Offrir à nos jeunes une véritable alternative face au matérialisme occidental. La Russie doit devenir un lieu où on peut défouler sa rage et rester un fidèle serviteur du Tsar. » Malgré son euphorie, le motard avait bien compris qu’il s’agissait d’empêcher la révolution. (186)

  1. Les forces de colère, les ennemis, Baranov, Anastasia Tchekhova et Garry Kasparov.

Le jour de la rencontre Zaldostanov avait quitté le Kremlin en état d’ivresse, sans savoir qu’après lui Baranov avait reçu le leader d’un groupe de jeunes communistes, l’intrigante porte-parole d’un mouvement de renaissance orthodoxe, le chef des ultras du Spartak, le représentant d’un des groupes les plus  populaires de la scène alternative et il les avait tous recrutés : les motards et les hooligans, les anarchistes et les skinheads, les communistes et les fanatiques religieux, l’extrême droite et l’extrême gauche et presque tous ceux qui étaient au milieu. « Tous ceux qui étaient susceptibles de donner une réponse excitante à la demande de la jeunesse russe. » Après ce qui s’était passé en Ukraine, selon Baranov, il ne fallait pas « laisser sans surveillance les forces de la colère. » Il fallait ajouter au monopole du pouvoir celui de la subversion, utiliser la réalité comme matériel pour instaurer une forme de jeu (187) supérieur. Baranov trouvait là l’accomplissement naturel de son parcours.

Chacun avait joué de bon gré son rôle, certains même avec talent. Il n’avait certes pas embauché les professeurs, les technocrates, les porte-drapeaux du politiquement correct et les progressistes qu’il avait préféré laisser à l’opposition et tous ceux qui augmentaient sa popularité à chaque fois qu’ils prenaient la parole : les économistes, les oligarques rescapés des années 90, les professionnels des droits humains, les passionarias féministes, les écologistes, les végans, les gays. Quand les Pussy Riot avaient profané la cathédrale du Christ Saint-Sauveur, hurlant des obscénités contre Poutine, elles avaient fait gagner cinq points dans les sondages.

Sans parler de Gary Kasparov, le champion d’échecs qui avait fondé son propre parti d’opposition. Baranov l’avait rencontré une seule fois lors d’une réception mondaine (188) chez Anastasia Tchekhova, la riche descendante du grand écrivain. Dans cette maison, chacun espérait trouver des informations anticipées (189) pour les convertir en privilèges : argent, pouvoir, prestige. Anastasia Tchekhova planifiait ces réunions en essayant de combiner trois ingrédients rares :  une certaine dose de génie, une pincée de glamour international et une pointe de transgression. Gary Kasparov avait l’avantage de concentrer ces trois aspects en une seule personne. Ce soir-là, Baranov l’avait vu tenir son auditoire en haleine ; quelqu’un avait dû lui signaler la présence du conseiller :

« Ah ! c’est vous, Baranov, […] le mage du Kremlin, le Raspoutine de Poutine. Vous savez ce que disent les gens de votre “ démocratie souveraine ” ? Qu’elle est à la démocratie ce que la chaise électrique est à la chaise. »

Baranov avait éclaté de rire et concédé que les Russes ne manquaient pas d’humour. Puis il avait demandé à Kasparov s’il savait la signification de la démocratie souveraine.

« Je ne suis pas un politologue, mais en tant que joueur d’échecs, je dirais que c’est plus ou moins le contraire d’une patrie. Aux échecs, les règles restent les mêmes mais le vainqueur change tout le temps. Dans votre démocratie souveraine, les règles changent, mais le vainqueur est toujours le même. »

Le champion avait de la répartie mais Baranov aussi : « Vous les libéraux, pensez que la culture politique russe est le produit archaïque de l’ignorance. Vous considérez nos habitudes, nos traditions comme un obstacle au progrès. Vous voulez singer les Occidentaux, mais l’essentiel vous échappe. […] Depuis que vous avez perdu le pouvoir, vous rêvez de le (191) reconquérir pour compléter votre œuvre. De notre côté, nous avons fait le tour de la question, nous avons appris la leçon de l’Occident et nous l’avons adaptée à la réalité russe. La démocratie souveraine correspond aux fondements de la culture politique russe. C’est pour cela que le peuple est de notre côté. » La conversation s’était terminée de façon extrêmement tendue.

  1. Au bar de l’hôtel Metropol, retrouvailles avec Ksenia.

Baranov avait toujours aimé les bars des hôtels. Il pouvait y faire semblant d’y observer (193) de l’extérieur, comme s’il était un touriste, la réalité brutale dans laquelle il était pourtant totalement immergé. Au Metropol, il avait retrouvé Ksenia qui avait accepté son rendez-vous. Ce premier soir, il avait cherché à savoir ce qu’elle avait fait pendant ces dernières années. « Rien. » (194) « Sa paresse, vierge de tout compromis, était une forme de sagesse.  Ksenia ne sentait pas le besoin d’ajouter quelque activité que ce fût à son existence, ce qui lui conférait une supériorité automatique sur les autres. […] A elle seule, Ksenia constituait une doctrine. » Il lui avait parlé comme il n’avait pas parlé depuis des années, comme il n’avait jamais parlé avec personne. Il lui avait raconté qu’en apercevant son reflet dans un miroir du Kremlin, il avait vu le visage de son père et depuis, il ne le quittait plus. (195) Il lui avait dit qu’il était fatigué.

Après ce premier rendez-vous, ils avaient pris l’habitude de se retrouver au Metropol. Elle retrouvait peu à peu son règne. Elle s’était progressivement nourrie de toute chose et revenait pure et calme. « Parler avec elle, c’était comme mettre fin à un exil qui avait duré trop longtemps. » (196) Progressivement, ils s’étaient avancés sur le terrain qu’ils avaient jusqu’alors soigneusement évité. Alors que Baranov parlait d’un jésuite espagnol et des âmes vigoureuses, Ksenia l’avait pris à parti : les femmes ne pouvaient pas se permettre d’être romantiques, elles avaient la responsabilité de la survie du monde. Ksenia était féroce. Elle lui reprochait de ne rien comprendre. « Vous pensez au fond que le mariage est une façon de vous garantir un public, quelqu’un qui soit toujours à vos côtés, à admirer vos exploits. » « Toi, non bien sûr, Vadia, tu es un poète. Un poète égaré parmi les loups. Pour toi, l’amour est sacré ». Elle avait cité Rilke et ils s’étaient souvenus de la rue Gasheka où ils se tenaient par la main. « Le mariage est le contraire de l’amour, tu sais. C’est comme les impôts. D’une certaine façon tu le fais pour les autres. » Baranov n’était pas sûr de tout comprendre mais personne ne pouvait empêcher Ksenia de s’exprimer. Elle continuait à s’exprimer sur le mariage qui n’avait rien à voir avec l’amour mais servait à (198) à fonder une famille. Et l’on trouvait l’amour dehors. L’idée de se marier par amour venait des romans du XIXe siècle et des films hollywoodiens.  Ils avaient parlé de leur rupture (199) et de son besoin de stabilité : « la vraie liberté est dans le conformisme », de son mariage avec Misha ; (200)

« Tu tenais tellement à moi ?

  • Je t’aimais, Ksenia.
  • Et maintenant ? En ce moment ?
  • Encore maintenant. »

Ksenia avait mûri sans perdre de son charme. Quelque chose qui avait commencé des années plus tôt était en train de s’accomplir. Il ne l’avait pas prévu. Ils étaient sortis de l’hôtel et avaient commencé à marcher dans la neige. (201)

  1. Koni, le labrador de Poutine et Angela Merkel, le respect regagné.

Baranov l’assurait : le coup du labrador ne venait pas de lui mais il admettait que c’était une idée géniale quoiqu’un peu brutale, comme la plupart des initiatives du Tsar. Angela Merkel avait préparé minutieusement ses notes. Ce jour-là, pourtant, rien n’aurait pu la préparer à ce qui l’attendait au moment où elle avait fait son entrée dans la salle de réunion. Koni, le gigantesque labrador noir du Tsar. (203)

Il faut savoir que la chancelière avait la phobie des chiens depuis qu’elle avait été attaquée par un rottweiler à l’âge de huit ans. La chancelière avait été pétrifiée sur sa chaise tandis que Koni tournait autour d’elle sous les yeux de Poutine goguenard : « Vous êtes sûre que le chien ne vous dérange pas, madame Merkel ? Je pourrais le mettre dehors, mais il est tellement gentil, vous savez. Je m’en sépare difficilement. »

Le labrador. Voilà le moment où Poutine avait décidé d’enlever les gants et de jouer la partie comme il l’avait apprise dans les cours de Leningrad, se faire respecter à coups de genou. Les premières années de son apparition sur la scène internationale, le Tsar était resté un peu en retrait avec l’attitude classique du Russe complexé. A cette époque, Moscou était plein d’étrangers maigres et efficaces qui prétendaient expliquer ce qu’il fallait faire. Mais rien ne s’était arrangé. « L’Otan dans les pays baltes, les bases américaines ne suffisaient plus. Ils ont voulu prendre directement le pouvoir. Nous renvoyer dans nos sous-sols et mettre à notre place des agents de la CIA et du FMI. (205) En Géorgie d’abord, et puis en Ukraine, au cœur même de notre empire perdu. » Le Tsar avait finalement compris ce qui se passait : le véritable objectif, c’était lui. « S’il laissait passer sans réagir la subversion orange, la contagion s’étendrait à la Russie renversant son pouvoir pour ériger à sa place un fantoche de l’Occident. » Les bonnes manières n’avaient servi à rien, elles n’avaient fait qu’ouvrir la voie de Moscou. C’est alors que le Tsar avait décidé de miser sur le labrador, comme Caligula l’avait fait avec son cheval. « Nous avons directement promu le chien ministre des Affaires étrangères. » Depuis, la situation s’était améliorée. Leurs partenaires avaient commencé à les regarder d’un autre œil et peu à peu, ils avaient regagné le respect. « Sous la conduite de Koni, le rang de la Russie est redevenu celui d’une grande puissance. » La chienne, qui descendait du chien préféré de Brejnev et dont le nom venait de Condoleezza Rice, l’ex-secrétaire d’État américaine, avait la politique dans le sang. Sa grande force était la surprise. « Sous sa direction, nous avons appris à accepter le chaos. »

Les vieux dirigeants en choisissant la stabilité, s’étaient fait « bouffer par les Américains ». « Nous, au contraire, nous avons compris que le chaos était notre ami. » (207) Le labrador avait ouvert la voie. (208)

  1. Le cercle des amis de Poutine à Saint-Pétersbourg, Evgueni Prigojine et la stratégie du fil de fer.

Baranov n’avait jamais été passionné par Saint-Pétersbourg, ville pétrifiée dans le temps et dépourvue de forces vitales. Le Tsar, au contraire, ne se sentait à son aise que là. Il devenait plus affable et détendu. Quand il travaillait pour lui, Baranov avait parfois retrouvé le Tsar dans sa ville, sans jamais faire partie du cercle de ses intimes. Poutine avait les siens, d’amis, avec lesquels il avait partagé les différents stades de la vie obscure qu’il avait traversée avant d’arriver aux lumières du Kremlin. Cela dit, une vraie complicité s’était développée entre Baranov et le Tsar qui cherchait ses conseils. Pour Baranov, être à ses côtés était un privilège pour l’expérience unique du pouvoir qu’il connaissait.

Le cercle des amis du Tsar était passé du stade de magouilleurs de province à celui de noblesse d’Empire, accumulant des (210) richesses dignes des émirs du Golfe. « Cultiver la bienveillance du Tsar était la seule condition qu’ils devaient remplir pour que la manne tombée du ciel continue à se reverser sur eux. » Il ne leur suffisait pas d’adopter la simple flatterie du courtisan. Le Tsar attendait d’eux une certaine dose de sincérité. Cela donnait parfois des scènes grotesques auxquelles Baranov avait eu l’occasion d’assister. (211)

C’est à l’une de ces occasions qu’il avait fait la connaissance d’Evgueni Prigojine dans le salon privé d’un restaurant. Poutine l’avait présenté comme le propriétaire du lieu. A la fin du repas, il s’était joint à eux et avait parlé de ses aventures au Baléares puis du rachat d’un gigantesque domaine agricole sur les rives de la mer Noire qu’il entendait convertir en plantation de roquette. (212) Et puis, Poutine l’avait interrompu pour dire à Baranov : « Comme tu peux le voir, Evgueni ne manque pas d’initiative. C’est aussi un passionné d’affaires internationales et je pense qu’il pourrait nous donner un coup de main sur certaines questions dont nous discutons ces jours-ci, n’est-ce pas Genia ? […] Ce serait utile que vous vous parliez, Vadia. » La suggestion ne souffrait pas de discussion.

Ce soir-là, Prigojine s’était contenté d’adresser à Baranov une invitation pour le lendemain, sans se départir de cet air de gangster-majordome qui l’avait caractérisé toute la soirée. Le lendemain matin, il avait vite compris qu’il était plus qu’un simple restaurateur. Prigojine l’avait conduit au port où ils étaient montés dans un hélicoptère (213) pour rejoindre son palais fastueux sur Kamenny Ostrov. Il racontait que c’était Poutine qui, lorsqu’il était adjoint au maire de Saint-Pétersbourg au début des années 90, avait concédé à lui et à un groupe de ses associés la licence pour l’ouverture du premier casino de la ville. De là avait commencé son ascension que le Tsar avait accompagnée de son infaillible bienveillance. (214) Confortablement assis dans un fauteuil Louis XVI, Prigojine avait parlé du goût des hommes pour l’irrationnel qui expliquait le succès des casinos et raconté les réactions de différentes personnes face à des alternatives (don d’un billet de 5.000 roubles ou la chance d’en avoir deux, réclamation d’un billet ou de deux…). « Le cerveau humain est plein de petites failles de ce genre. Les connaître et en profiter est le métier de ce celui qui gère un casino. Mais c’est comme ça que fonctionne aussi la politique, non ? » avait dit Prigojine. Tant que tout va bien, on fait des choix raisonnables (216) mais quand tout bascule, le chaos devient plus attractif que l’ordre. Selon le cuisinier, les Occidentaux voyaient leur pouvoir se réduire face à la montée en puissance de la Chine, de l’Inde et de la Russie et ils étaient prêts à recourir à des solutions « absurdes ». (217)

Les deux hommes s’étaient retrouvés quelques semaines plus tard au pied d’un immeuble à la périphérie de Saint-Pétersbourg et ils étaient montés dans une grande salle, moitié rédaction de journal, moitié salle des marchés. Prigojine avait présenté à Baranov Anton, un docteur en relations internationales polyglotte.  Baranov avait décidé de le tester en lui posant des questions sur la situation intérieure de certains pays européens. Anton était brillant et modeste. (218) ce qui ravissait Evgueni mais la réaction de Baranov l’avait surpris : « On n’a pas besoin d’Anton ici ! » Le temps du Komintern (219) et de l’Union soviétique était révolu. « Il n’y a plus de ligne, Evgueni, seulement du fil de fer. » « Comment fais-tu quand tu veux casser un fil de fer ? D’abord tu le tords dans un sens, puis dans l’autre. C’est ce que nous ferons, Evgueni. » Il suffira de suivre sur internet les sujets qui tiennent au cœur des gens et les fassent enrager. « Nous ne devons convertir personne, Evgueni, juste découvrir ce en quoi ils croient et les convaincre encore plus, tu comprends ? Donner des nouvelles, de vrais ou de faux arguments, cela n’a pas d’importance. Les faire enrager. Tous. Toujours plus. […] Nous n’avons pas de préférence, Evgueni. Notre seule ligne, c’est le fil de fer. Nous le tordons d’un côté et nous le tordons de l’autre. Jusqu’à ce qu’il se casse. » Prigojine semblait avoir compris mais il se demandait ce qui se passerait s’ils se faisaient attraper. (220) Baranov ne s’inquiétait pas : ils pousseront autant les groupes anti-américains que leurs adversaires. « Ils deviendront fous, ils n’y comprendront plus rien. Ils ne sauront plus ni qui ni quoi croire ! La seule chose qu’ils comprendront est que nous sommes rentrés dans leur cerveau et que nous jouons avec leurs circuits neuronaux comme si c’était une de tes machines à sous ! » Evgueni commençait à comprendre. Peu importera qu’ils soient découverts. (221). Tous ceux qui les accuseront de comploter contre l’Occident construiront le mythe de leur puissance. « Et ainsi notre puissance passera de la légende à la réalité. C’est ce qui est bien en politique, Evgueni, tu sais : tout ce qui fait croire à la force l’augmente véritablement. » (222)

  1. Retrouvailles avec Berezovsky à Londres : le cheikh d’Abou Dhabi, Mobutu, Johnny Torrio, la lettre de Boris et sa mort.

Baranov et Berezovsky avaient l’habitude de se voir quand le conseiller passait à Londres. Berezovsky était devenu plus sage et plus lucide. (223)

Il avait d’abord raconté l’anecdote du rendez-vous à la banque pour signer un contrat avec le frère du cheikh d’Abou Dhabi. D’un coup, l’employé de banque avait demandé sa carte d’identité au cheikh. Il n’avait pas ses papiers sur lui. Celui-ci s’est alors fait donner un billet de banque à son effigie. Tout le monde avait éclaté de rire et l’employé avait dû céder.

Berezovsky avait conservé sa capacité à amuser la galerie. Ses obsessions aussi. Il avait demandé à Baranov où en était la préparation des « Jeux poutiniens ». Baranov s’était vu confier l’organisation de la cérémonie d’ouverture. « J’espère que vous avez (224) également prévu la médaille du meilleur lèche-cul. Et celle du killer, le meilleur assassin du GRU » avait ironisé Berezovsky avant de reprendre : « Il ne s’arrêtera jamais, n’est-ce pas ? Les gens comme lui ne le peuvent pas. C’est la première règle. Persévérer. Ne pas corriger ce qui a fonctionné, mais surtout ne jamais admettre ses erreurs. » Il avait pris l’exemple de Mobutu qui avait cru opportun de changer le nom du Congo en Zaïre avant de découvrir qu’il ne s’agissait pas d’un terme indigène mais d’un mot portugais. Ce qui n’avait pas empêché Mobutu d’aller jusqu’au bout en mettant tout au nom de « Zaïre ». Ceci ne choquait pas Baranov : « la première règle du pouvoir est de persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer la plus petite fissure dans le mur de l’autorité. » Si Mobutu avait montré sa faiblesse, il aurait été éliminé par les siens. (225). Justement, Berezovsky songeait à prendre sa retraite avant d’être éliminé. Il avait raconté l’histoire de Johnny Torrio, président du conseil des mafieux de Chicago. Une première fois blessé grièvement par Al Capone qui voulait prendre sa place, (226) il avait préféré céder et il avait vécu encore tranquillement pendant quinze ans.

Puis il avait sorti une enveloppe de sa poche. C’était une lettre pour le Tsar. Il avait proposé à Baranov de la lire. Il faisait appel à sa charité, implorait son pardon et sa magnanimité, il voulait rentrer en Russie. Ni Baranov ni Berezovsky n’étaient convaincus de son efficacité. Ce soir-là ils s’étaient quittés sur une embrassade à la russe.

Deux jours après leur rencontre, Berezovsky avait été retrouvé mort dans la salle de bains de sa résidence d’Ascot, pendu à son écharpe en cachemire. (228)

  1. Réaction de Poutine à la lettre et à la mort de Berezovsky, passe d’armes avec Sechine, libération de Khodorkovski, Ksenia.

« Le problème n’est pas que l’homme soit mortel, mais qu’il soit mortel à l’improviste. » Baranov n’avait pas été ravi de cette citation de Boulgakov par Poutine.

« Tu crois vraiment que c’était nous ?

  • Je ne crois rien, président.
  • Et tu as bien raison Vadia. »

En temps normal, Baranov détestait la désolation officielle régnant à Novo-Ogariovo mais ce jour-là encore plus avec la nouvelle de la mort de Boris à la Une des journaux et la brûlure de la lettre dans sa poche. (229) Poutine avait continué : « De toute façon, la vérité est que Berezovsky était très commode pour nous. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour dire qu’une fois Poutine tombé il reviendrait, il nous aidait. […] Tu sais, Vadia, les conspirationnistes se croient très malins, mais ce sont de gros naïfs. Ils aimeraient que tout ait un sens caché et sous-évaluent systématiquement le pouvoir de la bêtise, de la distraction, du hasard. Cela dit, tant mieux : c’est le contraire de ce qu’ils voudraient, mais les conspirationnistes nous renforcent. Si au lieu de voir le pouvoir pour ce qu’il est, avec ses faiblesses humaines, on lui confère l’aura d’une entité omnisciente, capable d’ourdir je ne sais quelle trame, on lui fait le plus grand compliment possible, tu ne trouves pas ? On le fait croire encore plus grand qu’il est. »

Baranov n’était pas d’humeur à se montrer complaisant avec lui. « Ç’a été la même chose dans les autres cas : le colonel, l’avocat, cette célèbre journaliste. Tu le sais parfaitement, Vadia, ce n’était pas nous. Nous ne faisons rien : nous créons juste les conditions d’une possibilité. » Le Tsar n’avait pas forcément besoin de donner des ordres directs : le jeu suggéré suivait sa propre logique. C’est de cela qu’il avait parlé avec Berezovsky quelques jours auparavant. En face de Baranov, le Tsar avait lu la lettre de Boris et il l’avait posée, imperturbable. Boris avait raison : Poutine n’était pas un grand acteur mais seulement un grand espion, capable de bloquer toute émotion. Mais si Poutine n'était pas un grand acteur, lui non plus n’était pas un grand metteur en scène, tout au plus un complice. (231)

Ce jour-là, plutôt que de s’attarder sur le sort de Boris, le Tsar avait dévié la conversation sur les préparatifs des Jeux Olympiques de Sotchi. Pour convaincre le Comité olympique d’organiser les jeux d’hiver dans une ville subtropicale, sans la moindre infrastructure sportive ou de transport, Poutine avait mobilisé toute la puissance de la Russie. On avait même aménagé un aéroport Potemkine le jour de la visite des inspecteurs olympiques. Le Tsar considérait les Jeux comme l’apogée de son règne et l’occasion d’y prendre part en s’occupant de la cérémonie d’ouverture fascinait Baranov, retour au théâtre en quelque sorte. (232) Leur génération avait été humiliée. Le Tsar avait progressivement repris le fil de l’histoire pour lui donner une cohérence. « En cela résidait la grandeur de poutine, mais il avait ensuite cédé à la tentation de trouver, dans la continuité de la force, la trame qu’il cherchait. » (233) Mais tous ces hommes qui recouraient à la force ne pouvaient contribuer à la beauté du monde. Baranov, lui, croyait savoir où la chercher, dans les livres de son grand-père et dans les romans lus par son père dans les derniers mois de sa vie. Il avait décidé de faire appel à ses amis de l’époque. Certains n’avaient pas voulu se compromettre dans ce grand spectacle kitch. (234) Ils s’étaient mis au travail. Les fonds étaient illimités pour monter un spectacle grandiose. Un vaste open-space pour les créateurs avait été ouvert juste en dehors des murs du Kremlin, bouillonnant d’idées (235) et détonnant dans le quartier.

Tant que les rapports de Baranov avaient semblé inattaquables, ses ennemis n’avaient pas osé l’attaquer mais ils avaient vu une brèche et voulaient s’y engouffrer. Sous le prétexte de projet de faire chanter une chanson des Daft Punk par le chœur de l’Armée Rouge, Baranov avait été convoqué dans le bureau du Tsar. Igor Sechine l’accusait ouvertement de transformer la cérémonie en farce. Poutine l’avait défendu mollement et l’échange entre Igor et Vadim avait été très tendu. Le Tsar appréciait toujours quand ses subordonnées entraient en conflit. Baranov avait défendu son projet : faire connaître la Russie aux trois milliards de spectateurs qui verront ce spectacle. Pour cette fois, Poutine avait eu le bon sens de préférer écouter Baranov mais Sechine, assurément, s’arrangerait pour prendre sa revanche.

Pendant cette période, Baranov avait profité de la faveur dont il jouissait pour obtenir du tsar une ultime concession qui lui tenait à cœur : la libération de Mikhaïl. Ksenia était revenu à lui et Baranov était au sommet de ses forces. Il fallait qu’il puisse affronter un Mikhaïl libre. Au camp de Krasnokamensk, Il avait donné la preuve de sa (238) bravoure et de sa dignité. A présent, sa mère était malade, les médecins lui donnaient un an à vivre au mieux. Il s’agissait de faire preuve d’humanité. Le Tsar était maintenant assez puissant pour pouvoir se montrer magnanime. Quelques jours avant le début des Jeux Olympiques, le Tsar avait annoncé la libération de Khodorkovski. Ksenia avait été le chercher à sa sortie de prison et l’avait accompagné à Berlin. (239) Au bout de quelques jours, elle lui avait annoncé son intention de divorcer.

Ksenia qui l’avait trahi et blessé apportait maintenant à Vadim une tranquillité qu’il n’aurait pas pu trouver au contact d’une nature plus paisible. Ils s’étaient enfin reconnus et étaient prêts à vivre ensemble. « Il ne restait plus qu’à jouir de la cérémonie d’ouverture, le spectacle s’annonçait grandiose. » (240)

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14 février 2023 2 14 /02 /février /2023 10:03

LE MAGE DU KREMLIN de Giuliano da EMPOLI, NRF, Gallimard, 2022. (4e partie)

  1. Spectacle des Loups de la nuit, Polémique sur l’Ukraine à Louhansk, Zaldostanov et l’aigle impérial, discussion entre Alexandre et Vadim sur l’Ukraine.

Sur la scène, un spectacle violent montrait l’affrontement entre une phalange de patriotes russes et des « nazis et militaires ukrainiens » sur fond de drapeau américain. Puis Les Loups de la nuit entraient en scène en brandissant le drapeau russe, pendant que résonnait l’hymne national. A la fin, alors que les nazis gisaient sur le sol, un haut-parleur avait transmis les paroles du Tsar : « Nationalistes, néonazis, russophobes, antisémites ne se sont arrêtés devant rien pour prendre le pouvoir. Ils ont eu recours à la terreur, à l’assassinat et aux émeutes. Comment pouvaient-ils penser que nous allions ignorer les demandes d’aide désespérées qui arrivaient des citoyens de l’Ukraine ? Nous ne pouvions pas le faire, c’eût été une trahison ! Parce que la Russie et l’Ukraine, ne sont pas seulement voisines, comme nous l’avons dit à maintes reprises, nous sommes un seul peuple. L’ancienne Rus’ est notre source commune et nous ne pouvons pas vivre les uns sans les autres. Nous avons fait ensemble beaucoup de choses, mais il reste encore beaucoup à faire, de nouveaux défis à affronter. Mais je suis sûr que nous surmonterons tous les problèmes, nous le ferons parce que nous sommes unis ! Longue vie à la Russie ! » Le spectacle s’était achevé dans un délire pyrotechnique assourdissant (242) sous la banderole des Loups de la nuit : « Là où se trouvent Les Loups de la nuit, là est la Russie. »

Baranov lui-même avait été un peu sonné. Quelques mois auparavant, la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques avait été un triomphe. Cette nuit-là, il était rentré à l’hôtel avec la sensation d’avoir finalement donné un débouché à son parcours. A présent, il se trouvait devant un spectacle différent, comme sur le plateau d’un film apocalyptique : le quartier général des Loups de la nuit à Louhansk. (243) Zaldostanov, qui avait déménagé dans le Donbass, quelque temps plus tôt, en première ligne de la guerre patriotique de l’Ukraine orientale, demandait à Baranov si le spectacle lui avait plu. « Le Tsar ne pouvait pas, bien sûr, envoyer des troupes régulières envahir un pays souverain. Nous avions donc assemblé une étrange armée de mercenaires et de militaires en civil : officiellement tout ce gentil monde était composé de volontaires, vétérans de l’Afghanistan et de la Tchétchénie, qui avaient décidé d’employer leurs vacances à défendre les Ukrainiens russophones des nazis de Maïdan. » Alexandre assumait à leur tête le rôle de chef charismatique. Il était dans son élément.

Zaldostanov avait rejoint Baranov dans les coulisses du spectacle qu’il avait mis en scène pour célébrer « l’immense victoire russe en Ukraine orientale. » Baranov lui avait fait des compliments sur son interprétation du dieu Thor. Zaldostanov semblait bien renseigné : il savait que Vadim serait bientôt père d’une fille. Puis, il avait parlé du retour de l’ancienne bannière impériale avec l’aigle bicéphale. « Nous ne sommes plus une république, Vadia, nous sommes de nouveau un empire : nous conquérons de nouvelles terres, nous avons déjà un tsar à notre tête : Sa Majesté impériale Vladimir Poutine ! » Pour Alexandre, il était temps de passer à l’étape suivante. (245) Il citait deux possibilités : la première, organiser un référendum comme en Crimée pour que le Donbass redevienne une partie de la mère Russie, la seconde, proclamer l’indépendance de la république du Donbass et quelques autres. Baranov était inquiet : Alexandre se laissait emporter. Il avait essayé d’expliquer à Zaldostanov que le but n’était pas la conquête mais le chaos. « Cette guerre ne se combat pas dans la réalité Alexandre, expliquait Baranov, elle se combat dans la tête des gens. L’importance de vos actions sur le champ de bataille ne se mesure pas aux villes que vous prenez, elle se mesure aux cerveaux que vous conquérez. Pas ici. […] (247) Tout ceci, c’est grâce à vous. A toi et à tous les héros qui sont en train de mener la guerre du Donbass. A condition que vous compreniez que vous êtes les acteurs d’un drame beaucoup plus grand et qui va bien au-delà de ce qui se passe ici. »

Zaldostanov s’était soudain montré plus vindicatif avec Baranov : « Tu crois que je ne sais pas ce qui est en train de se passer ? Les gens parlent ici, de tes petits voyages à Kiev. Nous savons ce que tu essayes de faire. Tu nous utilises comme moyen de pression. Tu veux que le Donbass continue à faire partie de l’Ukraine, parce qu’à travers le Donbass tu peux faire chanter le gouvernement de Kiev. » L’idée que la brute se mêlât de ce qui ne le regardait pas commençait à devenir insupportable à Baranov. Mais Zaldostanov insistait : les siens ne se battaient pas pour (248) servir de caution aux petits jeux des politicards mais pour la Novorussia. Son ton devenait menaçant. Baranov rappelait à Alexandre que tout le financement de son action venait de Moscou et qu’il devait bien réfléchir à ce qu’il faisait. Un silence était tombé. (249)

En sortant, Zaldostanov avait cherché un morceau de plastique dans les gravats du terrain vague et l’avait tendu à Baranov pour l’offrir à sa famille : il s’agissait d’une poupée à qui il manquait un bras. Une petite fille avait dû jouer avec elle.

Rentré à Moscou, Baranov était resté longtemps silencieux. (250) La conversation avec le cosaque l’avait ébranlé. La vérité lui apparaissait : « L’empire du Tsar naissait de la guerre et il était logique qu’à la fin il retournât à la guerre. » Il l’avait su depuis le début et avait fait le choix de l’accompagner sur ce chemin, par curiosité. La guerre en Ukraine était comme tout le reste. Ce n’était pas lui qui l’avait voulue. Il avait même manifesté son opposition. Mais, dès que le (251) Tsar l’avait décidée, il avait tout fait pour qu’elle réussisse. Cela avait été ainsi depuis le début, des bombes de Moscou à l’arrestation de Berezovsky. « Aucun de ces événements n’avait été voulu par moi. Mais tous avaient pu combler sur mon infatigable labeur. » Et maintenant, il tenait dans ses mains le trophée qu’il méritait : une poupée, salie par la terre et les gravats et dont il ne connaissait pas le nom. (252)

  1. Persona non grata aux États-Unis et en Europe, dernier week-end européen à Stockholm, à l’eau.

Sechine était venu dans le bureau de Baranov. Il s’était d’abord enquis du voyage de Baranov dans le Donbass pour en venir au fait : son nom figurait sur la liste des gens qui n’avaient plus le droit d’entrer aux États-Unis. Sechine savourait sa revanche. (253) Il ne pourrait plus aller çà New York, en Californie, dans le Maine, dans le Colorado. Sechine avait ajouté : « Ton nom est aussi sur la liste des Européens. » Baranov avait accusé ce nouveau coup comme si un morceau de roche s’était détaché de sa poitrine. Il avait mobilisé son énergie pour ne pas donner à Sechine la moindre satisfaction. « Qu’en sera-t-il de toi, Igor, de ton château en Ombrie ? » (254)

Puis le tchékiste était reparti, sa mission accomplie. De son côté, Baranov s’était occupé de dicter à l’attaché de presse la déclaration à publier au moment de l’annonce des sanctions puis il avait appelé Ksenia pour lui donner rendez-vous à l’aéroport. Quelques heures plus tard, ils avaient atterri à Stockholm pour leur dernier week-end européen. (255) Baranov se souvenait de Berezovsky, de ses dernières années à Londres. Il n’avait pas pu se débarrasser de la Russie. (256) Baranov, lui, aurait pu. A Londres, ou ailleurs. Mais ce n’était pas comme cela que les choses s’étaient passées. Il était temps de renoncer à l’Europe. Il avait toujours su que ce moment arriverait.

Le lendemain matin, ils s’étaient réveillés dans la suite de leur hôtel préféré, une sorte de maison de campagne perchée sur une île du centre de Stockholm. (257) Puis, ils s’étaient promenés sur la plage de l’île de Djurgården. (258) Et à un moment, il avait vu Ksenia entièrement immergée dans l’eau glacée. Elle avait abandonné ses vêtements sur la neige. Baranov avait fait de même. Ksenia commençait à nager vers le large alors même qu’elle était enceinte. Il avait plongé à son tour. Elle l’avait attendu. (259) Une grande liberté émanait d’elle. « Et pour la première fois depuis très longtemps, alors que la glace nous pressait de tous côtés et que le courant menaçait de nous emporter, j’ai eu le sentiment de pouvoir à nouveau respirer. » (260)

  1. Éloignement du pouvoir, les habitudes du Tsar, démission, solitude de Poutine.

Pendant des années, au Kremlin, Staline et la nomenklatura avaient vécu dans une très grande proximité ce qui n’avait pas empêché Staline de se débarrasser d’eux quand il l’avait voulu. En dernier lieu, la survie du chef dépend de la mort de ceux qui sont autour de lui. (261) Baranov était parti le premier. « La confiance d’un prince n’est pas un privilège, c’est une condamnation. »

« Le Tsar n’a jamais été susceptible d’affection, tout au plus d’habitude. Et à partir d’un certain moment il a perdu l’habitude de me voir. » A Novo-Ogariovo, il avait fait raser la forêt à trois kilomètres à la ronde de sa datcha. Il se levait tard, faisait des exercices dans son gymnase, nageait un kilomètre. Puis il regagnait le Kremlin en début d’après-midi (262) où il commençait une journée de travail qui se terminait tard dans la nuit. Baranov n’était jamais allé à Novo-Ogarivo de gaieté de cœur. A son retour de Stockholm, il n’y avait plus mis les pieds. Il n’aimait d’ailleurs pas être tiré du lit en pleine nuit pour répondre à l’appel du Tsar. Un jour, au Kremlin, Poutine l’avait transpercé d’un regard comme s’il n’existait plus : « Tu te crois le plus malin de tous, Vadia. Mais tu sais la vérité ? C’est qu’à force de rester jeune trop longtemps, on finit par mal vieillir. » Il avait raison. Baranov avait conscience d’être resté un marginal.  Sa contribution à la cause du Tsar avait été décisive mais elle avait été aussi sa condamnation. (264)

Baranov se considérait comme un étranger à cette bande. Il se rappelait l’histoire des loups solitaires abandonnant la meute que racontait son grand-père. On avait dit beaucoup de choses sur lui, qu’il avait la grosse tête, qu’on l’avait pris en train de piquer dans la caisse et même qu’il avait voulu prendre la place du Tsar. « La vérité est que j’ai toujours conspiré en faveur du pouvoir, jamais contre. […] Le vrai conseiller appartient à une race différente de celle du puissant. En vérité c’est un paresseux » qui murmure à l’oreille du prince mais veut rentrer chez lui tranquillement (265) en laissant les bêtes féroces s’entre-dévorer. Quand il avait donné sa démission, le Tsar avait autre chose en tête. Il n’avait plus besoin de lui. Personne ne l’avait remplacé. « Le Tsar est complètement seul. […] Il n'y a pas de femme auprès de lui, ni d’enfants ». Dans ce monde, les meilleurs amis se transforment en courtisans ou en ennemis. « Notre Tsar […] vit dans la solitude et s’en nourrit. » (266) « La distance préserve l’autorité. » « Pouvoir à l’état pur. C’est cela qu’est devenu le Tsar. » (267)

  1. La Russie, machine à cauchemar de l’Occident, le pouvoir et les menaces, le pouvoir absolu, la surveillance généralisée.

« La Russie est la machine à cauchemar de l’Occident. » Elle a expérimenté tous les systèmes et elle est allée beaucoup plus loin que n’importe qui. Baranov expliquait encore qu’il n’avait plus beaucoup de sympathie pour le pouvoir mais que c’était la seule solution, parce que le pouvoir doit abolir l’événement.  Or la nature humaine est gourmande d’événements. « Désormais la course se fera entre l’événement et le pouvoir.  Et étant donné que le premier coïncidera avec la possibilité toujours ouverte de l’apocalypse, nous serons toujours obligés de choisir le second. », pas le pseudo-pouvoir pratiqué en Occident, « le pouvoir retournant à son origine primaire : le pur exercice de la force. »

Le cauchemar de Poutine, selon Baranov, était que la troupe refuse de tirer (269) sur le peuple et se solidarise avec lui. C’est face à ce risque que Deng Xiaoping avait fait venir de loin des soldats ne parlant pas le mandarin pour mater les émeutes de la place Tian’anmen. « Imaginons maintenant que le pouvoir n’ait plus besoin de la collaboration humaine. Que sa sécurité – et sa force – soit garantie par des instruments qui n’ont pas la possibilité de se révolter contre lui. Une armée de capteurs, de drones, de robots capables de frapper à n’importe quel moment, sans la moindre hésitation. Ce serait finalement, le pouvoir dans sa forme absolue.  Tant qu’il se fondait sur la collaboration d’hommes en chair et en os, tout pouvoir, aussi dur fût-il, devait compter sur leur consentement. Mais quand il sera fondé sur des machines qui maintiennent l’ordre et la discipline, il n’y aura plus aucun frein. Le problème des machines n’est pas qu’elles se rebelleront contre l’homme, c’est qu’elles suivront les ordres à la lettre. » Toutes les technologies modernes ont une origine militaire (270) et ont été conçues pour nous asservir, pas pour nous rendre libres, continuait Baranov. « La technologie militaire qui nous entoure a créé les conditions pour l’émergence d’une mobilisation totale. […] L’individu solitaire, le libre arbitre, la démocratie sont devenus obsolètes. […] Les Soviétiques l’avaient rêvé. Notre État a toujours été basé sur la mobilisation. […] Mais Facebook est allé plus loin. Les Californiens ont dépassé tous les rêves des vieux bureaucrates soviétiques. Il n’y a pas de limites à la surveillance (271) qu’ils ont réussi à instaurer. » Les Californiens ont réussi à convertir les flux psychologiques individuels en profits pour exercer le contrôle le plus implacable que l’homme ait jamais connu. Bientôt, face aux nouvelles menaces, l’humanité cherchera la sécurité, à n’importe quel prix. La mobilisation, d’abord commerciale, deviendra bientôt politique et militaire et face à la nécessité de combattre l’apocalypse, tout deviendra tolérable. « Ce jour-là, le monde sera prêt pour l’avènement du Bienfaiteur de Zamiatine : celui qui veillera à ce que plus rien n’arrive. La machine aura rendu possible le pouvoir dans sa forme absolue. Un seul homme pourra alors […] dominer l’humanité entière. » Notre dictateur, au fond, n’est qu’une version ancienne de l’ordinateur. La transition vers le pouvoir des machines se fera doucement. « L’histoire humaine se termine avec nous. » (273) La machine a pris la place de Dieu. Combien de temps faudra-t-il pour reconnaître que la technique s’est transformée en métaphysique ? (274) « La vraie course n’est pas entre le pouvoir et l’apocalypse, mais entre l’avènement du seigneur et l’apocalypse. » (275)

RETOUR AU RÉCIT CADRE.

(Le narrateur est un Français qui fait des recherches à Moscou)

  1. Anja, la fille de Baranov.

La pièce était désormais plongée dans l’obscurité, le feu n’étant plus alimenté. A un moment, on entendit un craquement venant du fond de salle : une petite fille de quatre ou cinq ans apparut (276) Elle n’arrivait pas à dormir. Baranov avait changé totalement : « Tout le bonheur que j’ai connu dans le monde est concentré ici, en un mètre dix de hauteur. » Assise sur le tapis, elle parlait à son chat. Baranov regardait dans sa direction. « Aucune autre pensée n’occupait désormais la tête de l’homme qui avait été le plus puissant stratège du Kremlin. »  (277) Sa vie était désormais entre les mains d’Anja.  « Sa fille était l’unique exception au besoin immodéré de solitude de Baranov. » (278). « Avant la venue de cette enfant, personne n’avait réellement pu compter sur moi. Ni ma famille, ni mes amis, ni le tsar, ni même Ksenia. » Il s’était remis à parler avec sa fille. (279) Je me levai en silence saluant l’homme qui avait partagé les nuits d’insomnie du tsar. Il m’adressa un regard reconnaissant. Dès l’instant où sa fille était entrée dans la pièce, notre conversation avait cessé de l’intéresser. (280)

2. Critique.

Depuis ses origines, le roman a oscillé entre l’évasion, la création, l’imagination (c’est-à-dire une part de mensonge) et l’explication, la description, la retranscription de la vérité et du monde, dans une combinaison de ces deux exigences contradictoires souvent ambiguë mais principalement distrayante. Dans Le mage du Kremlin, Giuliano Da Empoli nous entraîne dans une géographie et une histoire bien réelles puisque saturant l’actualité contemporaine, celles de la Russie (et de l’Ukraine) de Vladimir Poutine depuis son accession au pouvoir. Le président russe est le personnage central de ce livre sinon son narrateur privilégié. A côté de lui, apparaissent des noms bien connus : les chefs d’État Staline, Khrouchtchev, Brejnev, Eltsine, Gorbatchev, les politiciens Stepachine, Lujkov, Primakov Sechine, sans oublier Angela Merkel, Bill Clinton. Mais d’autres figures médiatiques jouent un rôle encore plus important dans le récit : les oligarques Boris Berezovsky et Mikhaïl Khodorkovski, le président des Loups de la nuit Alexandre Zaldostanov, le fondateur de la milice Wagner Evgueni Prigojine, le joueur d’échecs Garry Kasparov, l’écrivain et idéologue Edouard Limonov (dont Emmanuel Carrère a fait le héros de son roman éponyme). On y trouve aussi les noms des écrivains Zamiatine et Custine et du compositeur Chostakovitch. De nombreux faits évoqués sont encore frais à nos mémoires : l’accession au pouvoir de Poutine en 1999  et les attentats de Moscou attribués aux Tchétchènes (chapitre 11), la crise du Koursk (chapitre 13), la chute de Berezovsky (chapitre 14), le souvenir humiliant  de la rencontre rigolarde entre Clinton et Eltsine (chapitre 15), le Parti national-bolchévique d’Edouard Limonov (chapitre 16), l’arrestation de Khodorkovski (chapitre 17) et le démantèlement de son empire (chapitre 18), la révolutions orange en Ukraine, la révolution des roses en Géorgie et les Loups de la nuit de Zaldostanov (chapitre 20), les ambitions de Kasparov (chapitre 21), le labrador de Poutine et Angela Merkel (chapitre 23), la relation entre Poutine et Prigojine (chapitre 24), la mort de Berezovsky (chapitre 25), les Jeux de Sotchi (chapitre 26), Zaldostanov dans le Donbass (chapitre 27). De la fin de la présidence d’Eltsine à la veille de l’invasion de l’Ukraine, le roman évoque quasiment un quart de siècle de l’histoire contemporaine russe dont les arcanes restent relativement méconnus aux non-spécialistes.

Mais derrière cet aspect documentaire et pseudo-historique, la part du roman n’est pas négligeable. D’abord à travers le personnage de Vadim Baranov.  Giuliano da Empoli reconnaît s’être beaucoup inspiré de Vladislav Sourkov, personnage atypique, amateur de rap, metteur en scène de théâtre d’avant-garde, écrivain et homme d’affaires. C’est en effectuant des recherches pour son précédent ouvrage, Les ingénieurs du chaos, un essai consacré aux conseillers des leaders populistes que Giuliani da Empoli s’est familiarisé avec la figure de Vladislav Sourkov, à qui il a souhaité consacrer un roman à part entière. « Il est tellement romanesque qu’il m’a libéré et poussé à devenir romancier », dit l’auteur qui confie ne l’avoir jamais rencontré en personne. Les biographies de Baranov et de Sourkov divergent cependant sur plusieurs points : le grand-père de Sourkov n’est pas un aristocrate mais un instituteur tchétchène, son père n’est pas mort, la télévision pour laquelle il a travaillé s’appelle Perviy Kanal et non ORT.  S’il a bien démissionné de son poste de conseiller en 2013, il a ensuite occupé les fonctions de conseiller de la fédération de Russie pour les questions relatives à l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud entre 2013 et 2020. Il n’a donc pas quitté la vie politique comme Baranov pour s’occuper de sa fille Anja. Mais c’est bien lui qui a théorisé les concepts du premier mandat présidentiel de Vladimir Poutine autour de la « verticale du pouvoir » et de « la démocratie souveraine ». Sourkov a bien été désigné persona non grata par les Etats-Unis et l’Europe en 2014. Faute de biographie détaillée, il est difficile d’établir avec précision la liste des ressemblances et des différences, en ce qui concerne notamment leur rôle au moment des J.O. de Sotchi et des événements d’Ukraine. Mais le simple fait de changer de nom dans un roman où l’essentiel des protagonistes sont désignés sous leur véritable identité est significatif de la distance intrinsèque que le romancier prend avec l’authenticité, sinon la vérité. La biographie de Sourkov cite également les noms de Natalya Dubovitskaya et de Yulia Vishnevskaya, il a trois enfants : Mariya, roman et Timur. Ksenia et Anja seraient donc des personnages totalement imaginaires. Bien que présentée comme « féroce », Ksenia, amie de Vadim avant de le quitter pour Mikhaïl et de revenir vers lui pour devenir la mère d’Anja est le personnage finalement le plus romanesque du roman, celui qui passe de la légèreté à la gravité, de l’instabilité à la pureté, contrairement à la plupart des autres qui se durcissent au contact du réel. Elle est la bouée de sauvetage qui permet à Vadim de quitter le navire et de ne pas subir le sort de nombreux proches du Tsar. Ce contrepoint romantique à la russe (c’est-à-dire violent et passionnel) à la chronique politique et historique peut être pris comme un procédé narratif visant à humaniser le conseiller et à lui offrir une belle sortie de scène.  La rivalité amoureuse entre Vadim et Mikhaïl pour Ksenia est là encore une pure invention pour donner à ce roman une dimension amoureuse. Ne parlons pas du dernier chapitre au cours duquel sa fille Anja lui apporte une quasi-rédemption mystique.

A la technique du roman appartient aussi la construction du récit. Les deux premiers chapitres et le dernier considérés comme « récit cadre » sont pris en charge par un narrateur français anonyme venu faire des recherches sur un écrivain. La façon dont il entre en contact avec Baranov par l’intermédiaire des réseaux sociaux peut sembler un peu étrange, voire artificielle, de même que le déploiement spontané et détaillé de ses confidences biographiques en face d’un quasi inconnu dans un pays où règne la défiance vis-à-vis des espions.  Au chapitre 31, après la fin des confidences, Baranov semble se désintéresser rapidement de son interlocuteur et du devenir de ces confidences. Le lecteur comprend que Baranov qui n’a pas voulu écrire ses mémoires à choisi ce français pour les rédiger à sa place.  Mais ce choix d’un exécuteur testamentaire paraît bien léger pour un esprit aussi averti. Vingt-huit chapitres sont ainsi pris en charge par Baranov lui-même. Le procédé n’est pas nouveau. Ici il prend une forme assez ironique de matriochkas russes : dans la poupée du narrateur se cache celle de Baranov et celle de Poutine. Nous en revenons au paradoxe initial : la plupart des personnages, des lieux, des événements sont avérés et beaucoup de propos vrais mais toute cette vérité est prise en charge par des personnages fictifs ou du moins réinventés. Le lecteur se pose donc inéluctablement la question de la part d’exactitude de ce récit. L’histoire en temps que science se rédige sous la férule des preuves et des notes de bas de page ou des indications bibliographiques, comme garants de la démonstration objective. Le roman en tant que « récit de fiction en prose » ouvre les portes de la liberté et du doute même si ce mensonge comme le dit Aragon dit souvent la vérité sous couvert de distanciation. Le mage du Kremlin évolue donc sur ce fil ténu entre ce qui est vrai et ce qui est inventé : le lecteur n’est pas toujours en mesure de juger.

Quoiqu’il en soit de cette fiabilité politique et historique, Le Mage du Kremlin a cette qualité unique du roman de sa fluidité et de son attractivité (là où les prudences des essais historiques sont souvent pesantes). Véritable ouvrage de vulgarisation, ces « Mémoires de Baranov » nous font pénétrer dans l’intimité et dans la pensée d’une éminence grise mi-Machiavel, mi-Talleyrand. Au plus profond de la forêt russe, la Mercedes noire du roman nous conduit dans l’envers du décor, dans les coulisses du pouvoir, les arrière-cuisines de la politique. Baranov cite La Bruyère, il aurait pu ajouter Saint-Simon, Chateaubriand ou Yourcenar, à l’énorme différence près que nous ne sommes plus dans l’abstraction de l’histoire mais dans l’actualité contemporaine la plus brûlante. Le hasard a voulu que Empoli termine son roman avant l’invasion de l’Ukraine dont il n’est pas question directement. Mais tout le récit apporte une explication sinon la solution. Car il faut ajouter que le roman a aussi cette liberté de la subjectivité que s’interdit a priori l’analyse historique. S’il révèle plus que jamais la dynamique poutinienne dans son caractère implacable et terrible, Baranov ne peut se défaire totalement d’une certaine fascination pour celui qu’il a côtoyé. Car pas plus que Berezovsky, Baranov n’a pas fait Poutine : c’est lui qui les a faits, puis défait. Le mage est censé être Baranov d’après le titre et Kasparov mais le terme ne désigne-t-il pas plutôt celui que Baranov appelle le Tsar, celui qui transforme le plomb de l’humiliation en or de la reconquête ?

Tout au long du livre, Baranov développe la thèse d’un homme fort redonnant sa dignité au peuple russe après la dislocation de l’empire soviétique, les faiblesses de Gorbatchev et d’Eltsine face aux Occidentaux et la rapacité des oligarques. S’appuyant sur les théories de la verticalité du pouvoir, de démocratie souveraine, de sentiment de revanche, de diffusion du chaos et de force, de stratégie du fil de fer, ce pouvoir s’impose progressivement dans la solitude d’un pouvoir soucieux de rivaliser avec la grandeur russe passée qui viendrait reconquérir son espace ancestrale pour contrer les menées expansionnistes des États-Unis, de l’Otan et de l’Europe présentés pourtant comme décadents. Il est vrai qu’après la chute du Mur et l’effondrement de l’Union soviétique, le monde avait cru à la fin de l’histoire et l’entrée définitive de la Russie dans la démocratie et le capitalisme internationaux. On avait cru voir en Poutine un dirigeant moderne et énergique. Les événements récent et ce roman éclairant nous montre que son tropisme le portait davantage vers Staline que vers Vaclav Havel. Ainsi en livrant une réflexion sur le pouvoir, l’essayiste et conseiller politique Giuliano da Empoli nous offre un ouvrage intéressant et intrigant mais qui n’est pas dénué du risque de faire de Vladimir Poutine une sorte de héros romanesque à l’heure où les victimes s’accumulent dans la guerre en Ukraine.

Le Mage du Kremlin est paru le 14 avril 2022 aux éditions Gallimard. Il a remporté le Grand prix du roman de l'Académie française et a figuré en finale du Prix Goncourt, lequel a été finalement attribué au quatorzième tour, à 5 voix contre 5, à Vivre vite de Brigitte Giraud. Il est parmi les meilleures ventes de roman depuis sa sortie. Un article intéressant pour compléter cette analyse : « Le Mage du Kremlin » : les ambiguïtés gênantes d’une « véritable histoire russe »

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29 avril 2022 5 29 /04 /avril /2022 10:12

Ambre et Félix Abgrall rentrent de l’opéra de Lille où ils ont assisté à une représentation du Don Giovanni de Mozart. Au sud de l’agglomération, ils quittent l’autoroute pour emprunter la route départementale qui traverse la forêt de Phalempin pour rejoindre La Neuville. Sur le côté, ils regardent le château d’eau qu’Ambre, une nuit, a rêvé d’habiter. Quand soudain, la voiture fait une brusque embardée pour éviter un obstacle sur la chaussée et percute un arbre… Qui sortira indemne de ce roman où l’auteur nous entraîne à toute allure sur les routes obscures de l’étrange ?

Attention ! la suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

 

  1. Résumé détaillé.
  1. L’histoire de Félix et de Frisbee

Deux chapitres plus loin, Félix se réveille du coma. Il a une simple fracture de la clavicule, quelques contusions et un traumatisme crânien léger. Et il apprend deux choses : la première, qu’Ambre n’a pas survécu. Il se retrouve veuf à vingt-huit ans. La seconde : qu’il y a un chien dans sa chambre, un petit Jack Russell, que l’administration de l’hôpital a étrangement laissé entrer le jour de son admission. Pendant sa convalescence, il reçoit quelques visites : ses parents, la directrice du Palais des Beaux-Arts où il travaille, Lydia, Denis et… Cyril, le frère d’Ambre qui l’insulte, car Félix n’a pas eu le courage d’assister à l’enterrement. Félix n’a aucun souvenir du moment où il est revenu et sa mémoire lui joue des tours. Ce chien lui rappelle Ghost, son premier chien quand il était enfant et qui le défendait contre les mauvais garçons. Il rentre chez lui, « cette vie amputée trouvait une précieuse béquille dans l’enthousiasme débordant du chien qui insufflait un peu d’animation et d’énergie dans ce marasme général » (33). Peu à peu, sa vie s’organise avec le chien auquel il finit par donner le nom de « Frisbee » ; il va, avec lui, se promener sur la plage de Bray-Dunes ou de Malo-les Bains tout en rassemblant les affaires d’Ambre dans deux malles qu’il descend à la cave. A peine reprend-il le travail qu’il est mis à pied pour avoir laissé un gamin gratter un tableau au musée. Félix a la tête ailleurs. Un jour, en rentrant de chez sa psy, il se fait agresser par Cyril mais Frisbee intervient et le met en fuite, le même Frisbee qui sur la plage avait tué une mouette unijambiste quelques jours auparavant. Un autre jour, le chien impressionne Denis et sa compagne Deborah en prouvant sa capacité de… calcul mais Denis conclut, prémonitoire : « son clébard me fait une trouille bleue » en sortant de chez Félix (85). Félix prend des somnifères pour trouver le sommeil. Lydia le trouve absent. Dans le quartier, les voisins se plaignent de la perte de leur chat : Isis, Oggy, Majestic, Praline, Orphée, Rondudon, Raminagrobis et Osiris. Un autre matin, Félix est réveillé par la police ; son appartement a été cambriolé pendant la nuit. A cause des somnifères il n’a rien entendu mais des traces de sang prouvent qu’un molosse a mis en fuite des assaillants. Félix commence à se poser des questions sur l’intelligence surnaturelle et la force exceptionnelle du Jack Russell et sur ces coïncidences étranges : « Il n’avait pas affaire à un chien » (113). Félix décide alors de l’abandonner en rase campagne, près de Valenciennes. Mais à l’aube, le chien est de retour chez lui. Décidé à en finir, Félix avale deux boîtes de somnifère et met le feu à son appartement mais le chien le sort de là : « Tu veux qu’elle revienne ? C’est ça ? Et si je pouvais te la ramener, tu arrêterais tout ça ? » (119). Le noir…

Il est réveillé par une odeur de café. En bas, il retrouve Ambre. Leur voiture est là, dehors, intacte. Quand elle est dans son bain, Félix demande à Frisbee si c’est lui qui a fait cela. Le lendemain, il dépose Ambre à l’agence immobilière où elle travaille et rejoint le Palais des Beaux-Arts où il retrouve Lydia. En rentrant à La Neuville le soir, il trouve un message de Cyril qui leur rappelle l’anniversaire des parents d’Ambre. Le samedi soir, la famille est réunie. Et Cyril propose d’accompagner Félix qui veut sortir le chien. Le samedi suivant, Ambre l’emmène visiter une maison gérée par son agence. Ils y passent la nuit. Il n’avait pas connu Ambre si aventureuse. Tout le monde adore Frisbee. Cela ne fait qu’augmenter les doutes de Félix ; il essaie de « coexister avec cette force inconnue et fantastique » (153). Le week-end suivant, Ambre revient à bout de souffle avec Frisbee. Ils se sont fait attaquer par un chien sur un terrain vague mais Frisbee a mis en fuite le malinois. Les années passent sans que Frisbee ne prenne une ride. Il les accompagne dans tous ses voyages. Les chats du quartier continuent de disparaître. Cyril a fini par se marier. Le Musée a accueilli une exposition consacrée à Goya et parmi les tableaux, Félix s’intéresse au mystérieux Chien (166) (voir ci-dessous). Ils voulaient des enfants mais ne réussissent pas à en avoir. Les amis se font rares. Félix va vers la cinquantaine. Il voudrait savoir. Le chien l’entraîne vers un entrepôt. Au retour, Frisbee abat… un sanglier.

Alors Frisbee règle ses comptes avec Félix : « Je suppose que c’est ma faute, du moins en partie. Je n’aurais pas dû céder à ton caprice, t’entretenir dans cette dépendance débilitante vis-à-vis du passé. Je n’aurais pas dû te la ramener. Apprendre à vivre sans elle t’aurait rendu plus fort. Peut-être bien que je devrais te la reprendre. » (185). Frisbee évoque alors ses anciens maîtres, un boucher au début du siècle, un duc en Angleterre il y a deux ou trois cents ans, des gitans en Espagne, un violoniste en Autriche dans les années 1870. Il en a tué certains, il en laissé vivre d’autres comme cette petite Madame Vendôme, sa dernière maîtresse. « Je suis l’entrepôt de tes rêves. Je suis celui qui peut te donner tout ce que tu souhaites, tout ce que tu regrettes » (186). Le chien lui promet encore de belles années s’il cesse de le questionner.

De nouveau, pendant des années, plus aucun incident n’a lieu. Mais un matin de juillet, aux alentours de midi, les choses commencent à changer. Il vient d’avoir soixante-deux ans. Frisbee qui est parti depuis la veille, n’est pas rentré. La vue de Félix se trouble, il n’entend plus ce que lui dit Ambre. Tout se vide et se fait translucide. Resurgit alors la maison des jours terribles, trente-quatre ans en arrière. Et quand Frisbee rentre vers dix-neuf heures, tout revient à la normale. Un lundi de septembre, alors que Frisbee a de nouveau disparu depuis la nuit de samedi, Félix se fait refouler du Musée. Personne ne semble le connaître. Lydia lui confirme qu’il ne travaille plus ici depuis plus de trente ans : « Toute sa vie depuis l’accident n’était qu’une fiction. » (197) Pour vérifier, il passe des coups de fil. Sa mère lui répond. Mais Denis est surpris d’avoir de ses nouvelles au bout de trente ans. Quant à ses beaux-parents, ils lui apprennent que Cyril s’est pendu un an après la mort de sa sœur. Il avait donc vécu « trente ans dans un palais à fantômes » (199). « Il s’était laissé berner parce qu’il voulait être berné, il ne désirait rien tant que d’y croire : cette fausse vie montée de toutes pièces, c’était la seule acceptable, la seule supportable. Il avait voulu le mensonge, il l’avait appelé de ses vœux et, à force de faire semblant d’y croire, il y avait cru. » (200). Tout heureux de l’avoir retrouvée, il avait tout accepté pour cette « continuation apocryphe de leur histoire brutalement interrompue », pour ce « simulacre d’existence » (201).

Une nuit, Félix décide enfin de suivre Frisbee lors de sa fugue. Il se retrouve dans un quartier résidentiel de Aubers, près de la maison d’un jeune couple : les nouveaux maîtres de Frisbee ! Dans le même temps, Félix part à la recherche de Madame Vendôme qu’il retrouve à Tourcoing. Il se présente à la vieille institutrice de quatre-vingt-seize ans en se faisant passer pour un agent de recensement mais, quand il lui parle de son chien, elle panique et veut le chasser. Il lui raconte son histoire. « Il aurait mieux valu que vous ne croisiez jamais sa route. J’ai tout fait pour le retenir, croyez-moi… mais lorsque l’heure vient, il part… et il emporte tout, tout ce que nous avons, tout ce que nous sommes… il fait ça depuis la nuit des temps, et en ce moment même, il cherche quelqu’un d’autre… » (213) Elle lui demande alors de lire la page 214 du Supplément au Dictionnaire infernal  de Collin de Plancy, par Mgr Ambroise de Sainte-Onge qui présente Prosopopon (voir Adbekunkus) comme un démon mineur ayant l’apparence d’un chien qui recherche la compagnie des mortels et se les attache en mêlant à leur monde des images factices, d’êtres aimés ou disparus. « Votre dame, je suis désolée pour elle… elle est partie, comme mon Jacques, elle ne reviendra plus… Mais on a tellement envie d’y croire, quand il nous les ramène… Alors on ferme les yeux, on se laisse aller… on se raconte des histoires… » (215). Elle parle de l’accident qui a coûté la vie à Jacques… quelque chose sur la route. Avant de partir, elle lui donne le vieux fusil de Jacques, des cartouches et le livre.

Félix est décidé d’en finir avec Frisbee. Il le suit sur la route de Phalempin et près du château d’eau, il aperçoit le chien au milieu de la voie. La voiture de ses nouveaux maîtres arrive. Mais Félix intervient et leur dit de s’enfuir. La Lutte avec Prosopopon s’engage alors à travers la forêt en flammes, dans le château d’eau… Mais tout ceci n’était-il qu’un cauchemar ? Frisbee avait peur de l’eau. Il l’entraîne au fond du réservoir. L’appartement prend feu.

A la fin de l’opéra, ils rentrent mais décident de ne pas emprunter la route maudite qui passe par la forêt. Plusieurs semaines plus tard, alors que Frisbee n’est pas revenu, Félix se rend à Tourcoing et sonne chez Madame Vendôme. C’est Jacques qui ouvre : « tout était encore possible. Oui, même s’il dormait toujours, si c’était encore un rêve, celui-ci serait le bon. » (247).

 

  1. Histoires parallèles

Le résumé monophonique et monocorde que l’on vient de donner oublie cependant d’autres voix. Ainsi les chapitres 2, 11, 20, 28, 36 et 45 se présentent-ils comme des extraits Supplément au Dictionnaire infernal  de Collin de Plancy, par Mgr Ambroise de Sainte-Onge qui figure chez l’institutrice Madame Vendômois. Il est question au chapitre 2 de l’absence comme qualité première et invariable des démons : « nés de l’absence, les démons cherchent à donner l’illusion de la Présence » (13), au chapitre 11, du danger physique que représentent les démons, au chapitre 20, de leur puissance de mensonge qui plonge les hommes dans la torpeur,  au chapitre 28, des âmes noires résistantes qui se fixe sur un corps physique animal ou humain, au chapitre 36 de l’absence de hiérarchie et de chronologie aux Enfers, au chapitre 45, de la difficulté de se débarrasser d’un démon mais « chaque démon a un point faible ». Vérification faite, le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy existe bel et bien. Son auteur, Jacques Albin Simon Collin de Plancy, né à Plancy (aujourdhui Plancy-lAbbaye) – le 30 janvier 1794 et mort à Paris le 13 janvier 1881 –, est un écrivain français, auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’occultisme, l’insolite et le fantastique. Qu’en est-il du Supplément dû à Mgr de Sainte-Onge ? Je n’en trouve pas de trace. Le Supplément dû à Mgr Ambroise de Sainte-Onge, par contre est une pure invention de Maxime Herbaut. Cet ancrage dans un ouvrage avéré donne un effet de réel qui rend l’ensemble plus convaincant. «  Et puis, j’ai toujours rêvé d'écrire un traité de démonologie... (mais qui traiterait de démons de mon invention !) » précise-t-il. Tout dans ce roman n’est-il pas d’ailleurs entremêlement inextricable de la réalité et de la fiction, de la description et de l’illusion, dans un jeu de miroirs trompeurs. Ce palimpseste propose en tout cas une herméneutique du roman, en donne partiellement les clefs. Frisbee serait donc ce démon inférieur qui s’empare de l’âme de Félix. Si le Loup d’Agubbio, d’après Félix, est devenu le Père Noël après avoir dévoré une Bible, le chien est devenu un démon en mangeant le Dictionnaire infernal, sorte d’Anti-Bible des Enfers.

Une troisième fil de trame s’insère au fil de chaîne, beaucoup moins ésotérique que le précédent, une sorte de cartoon, de dessin animé à la Tom et Jerry, Pif et Hercule, aux chapitres 1, 13, 26, 33 et 47. Dans l’épisode 1, au chapitre 4, un chien et un chat entament une course poursuite après le départ de la maîtresse de maison détruisant tout sur leur passage. On retrouve les deux ennemis au second épisode, chapitre 13, en train de se quereller dans un château de sable, sur une plage. Le troisième épisode, au chapitre 26 les retrouve dans la forêt. Au quatrième épisode, nos deux ennemis semblent faire la paix sur une île déserte avant qu’un bateau apparaisse à l’horizon. Mais la bataille éternelle recommence sur le paquebot au cinquième épisode, chapitre 47. Le texte matrice rappelle que Félix est le nom d’un chat. Le combat de Félix et de Frisbee serait donc le versant tragique des courses burlesques des chiens et des chats de dessins animés qui eux-mêmes seraient l’opposé des références culturelles antiques et médiévales du roman, autres miroirs. « Les dessins animés sont en effet le pendant comique, le miroir déformant de la lutte spirituelle (et parfois physique) entre Félix « le chat » et Frisbee le chien, précise Maxime Herbaut. C’est aussi une façon de souligner qu’ils restent tous deux des créatures de fiction, des êtres artificiels. Frisbee/Prosopopon est une allégorie de la fiction, des histoires auxquelles on se raccroche parfois pour s’échapper d'une réalité qui nous écrase, et des dangers qu’il y a à se laisser emporter sur ces chemins périlleux. Félix préfère la fiction, qui est comme un animal domestique commode, à la présence rassurante, un substitut apaisant à une réalité devenue noire et mortifère, mais à trop croire en cette fiction, à oublier qu’elle est fiction, il la laisse devenir sa maîtresse, et il finit par perdre le fil de sa propre vie. Quand la fiction lève le camp, il ne lui reste que le vide, une vie en gruyère où les trous (en forme de chien, en forme d’Ambre) sont plus nombreux que les pleins. »

Quatrième intertexte du roman : Don Giovanni aux enfers : chapitres 6, 18, 27, 37 et 46. Au chapitre 6, Don Giovanni reprend connaissance ; sur le sol, il ramasse la livrée de son valet Leporello. Au chapitre 18, un laquais lui propose de jouer aux cartes : les cartes représentent des personnages de l’opéra. Le laquais gagne la manche. Au chapitre 27, Don Giovanni surprend Leporello en train de vider sa cave ; il l’assomme. En reprenant ses esprits Leporello dit qu’il a vu son maître tomber dans un gouffre noir. Don Giovanni autorise son valet de prendre les bouteilles et lui demande de l’accompagner au bout du monde. Don Giovanni marche dans les rues de Séville sous l’anonymat de ses hardes au chapitre 37. Après une visite à la tombe du Commandeur il rejoint Leporello. Ils embarquent. Don Giovanni et Leporello se réveillent, au chapitre 46, au milieu de l’Atlantique. Don Giovanni reproche au nocher de n’avoir pas fait escale à Cadix. Mais déjà le bateau file vers l’abîme qui engloutit Don Giovanni et le marin. Leporello en réchappe. Mise en abyme et mise à l’abîme ! Félix et Ambre viennent d’assister à une représentation du Don Giovanni de Mozart à l’Opéra de Lille juste avant la mort tragique de la jeune femme. Don Giovanni échappe apparemment à la mort pour un second voyage mais le sort funeste le rattrape. Là encore, écoutons ce qu’en dit l’auteur : « La continuation apocryphe de Don Giovanni est en effet une mise en abyme/abîme de l’histoire, où le héros orphique traverse les Enfers, et aborde le pacte faustien avec le démon à sa façon, différente de celle de Félix, mais les deux ont partie liée. Félix effectue sa propre descente aux Enfers personnelle et essaie de sauver son Eurydice, Giovanni cherche à sauver son seul ami, qui lui est resté plus fidèle, malgré ses brimades, que toutes les femmes. On peut se demander, d’ailleurs, si Don Giovanni n’est pas aussi une image de Frisbee, cherchant à échapper aux Enfers et à la domination de démons plus puissants. Don Giovanni est quelque part entre les deux. »

 

  1. Critique

Unité de lieu, de temps et d’action, vraisemblance, dit l’art poétique classique. Si Herbaut rime avec Boileau, le moins qu’on puisse dire c’est que cet entrelacs des textes, ces allers-retours permanents entre le présent, le passé et le futur au prix d’analepses, de prolepses et d’ellipses, ces bouffées oniriques et épiques entre des bilans cliniques ou mélancoliques, nous situent d’emblée dans un univers bien particulier, envoûtant et déroutant, singulier et pluriel, mystique et parfois même humoristique.

La quête du Graal de Félix (Abgrall !) pendant trente-quatre ans, la quête de l’élixir de jouvence (pour Frisbee) et d’immortalité qui ramène à la vie la belle Ambre (du grec « ambrosios » qui signifie « immortel » qui fait écho à « Ambroise » de Sainte-Onge) confère à cette épopée guerrière et courtoise une forte dimension médiévale où il est question de monstres, de chevaliers, de dame, de grimoires et de forêts hantées. Le premier chien de Félix s’appelait d’ailleurs « Ghost » le fantôme. « Il y a en effet dans tous mes romans un arrière-fond médiéval/arthurien, mes héros sont toujours des chevaliers du Graal (Agravelle/Agravain en était déjà un exemple) perdus dans des forêts fantastiques. » précise l’auteur. Le château d’eau lui-même n’est-il pas une version modernisée des tours du Moyen-Âge où se joue l’ultime combat du bien (félix = heureux) et du mal, où le héros affronte le dragon ? J’ai cherché sur Google Maps s’il existait un tel édifice à La Neuville ou dans la forêt de Phalempin. En vain, son érection à cet endroit correspond donc bien à une intention romanesque. Tel Orphée, Félix cherche donc à ramener son Eurydice des Enfers qui est sous la surveillance du chien à trois têtes Cerbère. Mais il s’est retourné. Ce couple contemporain n’a d’ailleurs rien à envier à Tristan et Yseult, Roméo et Juliette, Lancelot et Guenièvre et le couple Vendôme en est peut-être une autre image.

Mais ce roman avant tout est un conte fantastique, c’est-à-dire un récit de fiction où la dimension réaliste se mêle avec une interprétation surnaturelle, faussant toute certitude heuristique. «  J’essaie de faire avant tout de la littérature sous couvert de fantastique, et de renouer avec le XIXe siècle où le fantastique était considéré comme littérature, et non comme simple divertissement bon marché (Maupassant, Poe, Gautier, Hugo à ses heures...), dit Maxime Herbaut. Je reste convaincu que c’est un excellent prisme à travers lequel explorer des expériences très réelles (ici le deuil, la dépression, la nostalgie mortifère) et les rendre plus intéressantes ou perceptibles pour un certain lectorat. »

Ainsi cette imbrication baroque des récits et cette dérive vers les chimères et les cauchemars épuisent-ils rapidement tout ancrage rationnel voire psychanalytique. Nous ne sommes même pas chez La Fontaine qui prête à ses animaux des sentiments ou des discours humains. Frisbee, qui est le véritable héros du livre n’est pas un homme déguisé en chien. C’est un démon métamorphosé en toutou. Tout ou rien. Frisbee vole mais non comme la galette de plastique qui plane dans l’air mais comme un cambrioleur qui s’empare des âmes. Le discours de Prosopopon est une prosopopée qui donne la parole à une entité abstraite, à une idée secrète, à un dessein diabolique. C’est lui aussi peut-être qui se cache aussi dans le tableau mystérieux de Goya.

Le lecteur, évidemment, est perdu dans ce labyrinthe comme Félix. Dès qu’il croit entrevoir l’horizon d’une issue, il est entraîné à nouveau dans de nouveaux dédales. A la fin, il quitte la dernière page fourbu et groggy, sans aucune certitude, si ce n’est celle de revoir la lumière de la dernière page blanche ? Et moi, pauvre lecteur cartésien et repu de réalisme balzacien, de naturalisme zolien et de logique agathachristienne, je suis entraîné sur ce toboggan vertigineux sans aucune branche à laquelle raccrocher ma raison. Mais ce vertige a quelque chose de grisant surtout quand la maîtrise stylistique de Maxime (digne de la Rochefoucauld) nous entraîne dans cette symphonie littéraire. Ah là lis ce roman aux abois, aux aboiements. Tu seras peut-être la proie mais la lecture est une belle chasse à courre.

 

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18 avril 2020 6 18 /04 /avril /2020 13:21

De la drôle de guerre à la débâcle de juin 1940, Pierre Lemaitre continue de sonder les fossés de l’Histoire en nous entraînant sur les routes de Louise Belmont et M. Jules, de Gabriel et Raoul Landrade, de Fernand et d’Alice, de Dr. Michard and Mr. Mignard, à la poursuite des fantômes du passé et des dangers du présent. Si la caractéristique d’un bon roman, c’est d’être pressé de savoir la suite et d’être immédiatement frustré dès qu’il se termine, alors Miroir de nos peines est un excellent roman. Malheureusement, nous ne pourrons pas compter sur une suite puisque pierre Lemaitre a décidé de clore-là sa trilogie des Enfants du désastre.

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique

1. Résumé détaillé.

6 avril 1940

Chapitre 1 : Le suicide du Dr. Thirion.

On se souvient de la phrase mystérieuse de Pierre Lemaître à la p.562 d’Au revoir là-haut en 2013  : « Louise n’eut pas un destin remarquable, du moins jusqu’à ce qu’on la retrouve au début des années 40. » Sept ans après le Prix Goncourt, nous retrouvons donc Louise Belmont en avril 1940. Après avoir fait l’Ecole Normale d’Institutrices, elle a été nommée à l’école de la rue Damrémont mais continue à venir aider, tous les samedis, M. Jules, le patron du bistrot La Petite Bohème, qu’elle connaît depuis son enfance. Quatre semaines plus tôt, un client lui a fait une étrange demande : « Vous voir nue.[…] Juste une fois. Seulement vous regarder, rien d’autre » (16). Ce client, d’environ soixante-dix ans, d’après elle, est un médecin ; il vient tous les samedis au bistrot, s’assoit à la même table avec son journal et repart à quatorze heures. Et puis, quelques jours plus tard, il avait rajouté : « Je vous donnerai de l’argent, bien sûr, vous me direz combien vous voulez. Et encore une fois, c’est uniquement pour vous regarder, rien d’autre, n’ayez aucune crainte. » (23-24). D’abord interloquée puis curieuse, Louise avait fini par lancer une somme au hasard, comme un défi ou une insulte : « 10.000 F » et, à la surprise de Louise, il avait accepté. Le rendez-vous a lieu à l’Hôtel d’Aragon dans le XIVe arrondissement, le vendredi à 18h ; elle devra demander M. Thirion. Avant de partir, elle glisse un couteau à viande dans son sac et se présente à la chambre 311 au troisième étage. Mais au moment où elle se retrouve nue face à lui, le médecin sort un pistolet de sa poche et se tire une balle dans sa tête. (30). « On trouva Louise nue, accroupie, prostrée, saisie de tremblements spasmodiques, alors que sur le lit le vieil homme, couché sur le côté, semblait s’être adonné à un court sommeil, les pieds à quelques centimètres du sol. À ceci près que la surprise de voir Louise se tourner vers lui l’avait sans doute troublé, il avait baissé son arme à l’instant de tirer. Il avait la moitié du visage arrachée et une tache de sang s’agrandissait sur le couvre-lit. » (31) Pendant qu’on appelle la police, Louise se précipite, nue, comme une folle, sur le boulevard Montparnasse. Elle finit par s’évanouir.

Chapitre 2 : Le Mayenberg

Dans le Mayenberg, les soldats, anticipent une attaque aux gaz mais sont tout à fait confiants en cette ligne Maginot réputée imprenable. Cela laisse le temps au caporal-chef Raoul Landrade, technicien en électricité, de faire ses petites magouilles avec ses acolytes Ambresac et Chabrier. Leur camarade de chambrée, le sergent-chef Gabriel, professeur de mathématiques dans le civil, affecté aux transmissions, refuse, lui, d’entrer dans leurs trafics ; ce qui lui vaut l’hostilité des trois comparses. Le 27 avril, alors qu’une épaisse fumée envahit le sous-sol, Landrade enferme Gabriel dans une salle où il manque d’être asphyxié.

Chapitre 3 : Le juge Le Poittevin interroge Louise

            Louise est interrogée sur son lit d’hôpital par le juge Le Poittevin, accompagné d’un policier, qui la prend pour une prostituée occasionnelle. Le Docteur Joseph Thirion, demeurant 67 boulevard Auberjon à Neuilly-sur-Seine, n’a survécu qu’une journée à ses blessures. Au bout de trois jours, un officier apporte à Louise la décision de justice : le suicide est confirmé et le motif de prostitution a été abandonné. Louise quitte l’hôpital et rentre chez elle, au 9 de l’impasse Pers. Ses parents s’y sont installés lors de leur mariage en 1908. Adrien Belmont, son père, comptait sur une abondante progéniture ; il n’a eu qu’une seule fille, après quoi il a été tué en 1916 sur le versant est du ravin des Vignes. Jeanne Belmont, sa mère, avait eu son brevet élémentaire ; on avait imaginé qu’elle deviendrait infirmière ou secrétaire mais, à dix-sept ans, elle avait brusquement arrêté l’école pour devenir domestique. Son mari n’avait pas voulu qu’elle travaillât. A sa mort, elle avait repris ses ménages et, après la guerre, elle avait plongé dans la dépression. Elle passait désormais son temps derrière sa fenêtre jusqu’à sa mort en juin 39, à l’âge de cinquante-deux ans. Louise reprend sa vie jusqu’au jour où elle reçoit une nouvelle convocation chez le juge Le Poittevin, le jeudi 9 mai.

Chapitre 4 : Sous-officier de détail

            En rampant, Gabriel parvient à s’extraire de la pièce et passe voir le médecin-major qui lui annonce qu’il est asthmatique et qu’il pourrait, pour cela être réformé mais il ne veut pas. Le médecin lui conseille aussi de faire un rapport sur l’incident ; il refuse également. Quelques jours plus tard, Gabriel est reçu par le commandant du Mayenberg qui le nomme sous-officier de détail en remplacement du sous-lieutenant Darasse qui sera absent trois mois. Il pourra ainsi quitter la vie souterraine du Mayenberg pour compléter les commandes de l’Intendance à Thionville avec trois hommes… Landrade, Chabrier et Ambresac. Les trois complices essaient de le faire chanter pour une histoire de vol de chevalière en or.

Chapitre 5 : Maître Désiré Migault.

            Maître Désiré Migault quitte l’Hôtel du Commerce, à 7h30, pour se rendre au Palais de Justice de Rouen. Il doit assurer la défense de Valentine Boissier, « la petite pâtissière de Poisat », accusée du meurtre de son ancien amant et de la maîtresse de celui-ci, en remplacement du précédent conseil passé sous un camion quelques jours plus tôt. La veille, le procureur Franquetot a résumé les faits et appelé à la sévérité. Maître Migault commence à interroger les témoins qu’il retourne l’un après l’autre. « Désiré Migault n’avait pas toujours été Maître Rigault. L’année précédant ce procès, il avait été pendant trois mois « M. Mignon », instituteur de la classe unique de Rivaret-en-Puisaye, où il avait appliqué des méthodes pédagogiques innovantes » (73), avant de disparaître la veille de la venue de l’Inspecteur d’Académie. Quelques mois, il était devenu Désiré Mignard, pilote à l’aéroclub d’Evreux ; il avait disparu en emportant la caisse de l’aéroclub juste avant le décollage d’une pseudo-expédition pour Calcutta. Il était resté plus de deux mois à l’hôpital Saint-Louis d’Yvernon-sur-Saône en se faisant passer pour le Dr. Désiré Mignard, chirurgien avant de s’enfuir avec la caisse de l’Intendance. On ne savait pas grand-chose de lui à part qu’il était né à Saint-Nom la Bretèche. Maître Désiré Migault entame son plaidoyer pour Valentine Boissier : il invoque la légitime défense et propose à sa cliente de se déshabiller pour montrer ses blessures. Elle a enterré ses victimes… pour leur assurer une sépulture que la religion leur aurait refusé. On accorde les circonstances atténuantes à l’accusée qui sort libre du tribunal compte tenu des remises de peine et de sa durée de détention. On ne revit plus le défenseur.

Chapitre 6 : Le Juge Le Poittevin s’acharne.

            Louise se rend à la convocation du juge Le Poittevin qui a fait venir la veuve du Dr.Thirion. Il veut qu’elle porte plainte comme Louise pour extorsion de fonds. Elle risque trois ans de prison et 100.000 F d’amende. Mais Mme Thirion refuse, y compris quand le juge invoque le couteau de cuisine apporté par Louise. En sortant du tribunal, Louise aperçoit l’épouse du médecin discuter avec sa fille Henriette. Elle rentre chez elle pour prévenir l’école qu’elle reprendra son travail puis elle se rend au cimetière.

Chapitre 7 : Les trafics de Raoul Landrade.

            Landrade s’est lancé dans de nouveaux trafics au grand dam de Gabriel qui ne peut les empêcher. « - Ça va pas pouvoir durer comme ça, Landrade… lâcha, Gabriel. Il était blanc de rage. – Ah oui ? Tu vas faire quoi ? Expliquer à l’état-major ce que tu tolères depuis une semaine ? Tu leur diras en même temps combien tu touches, ça va leur plaire. » (93) Après les primeurs, les brasseries, la blanchisserie militaire, Landrade et ses complices se lancent dans le trafic des tickets de bordel. Un jour, Gabriel menace Landrade en lui montrant le carnet sur lequel il a tout noté. Landrade le frappe mais leur bagarre est interrompue par une sirène : « C’est la guerre… Les Boches… Ils ont envahi la Belgique ! » (99)

Chapitre 8 : Louise revient à l’école.

Louise revient à l’école où de nombreux enseignants ont été mobilisés. Les journaux se montrent encore optimistes sur la résistance de l’armée française. Mme Guénot en profite pour montrer à Louise des articles sur le suicide d’un médecin dans un hôtel du XIVe impliquant une institutrice « dont il avait payé les charmes ». Le lendemain, Louise revient maquillée, les cheveux coupés, en fumant pour provoquer ses collègues. Elle se demande ce qu’elle fait là.

Chapitre 9 : Désiré devient censeur.

A l’Hôtel Continental, le Directeur des services du Ministère de l’Information reçoit Désiré, qui est chaleureusement recommandé par Georges Cœdès de l’École française d’Extrême-Orient, comme spécialiste du vietnamien et du khmer et il l’embauche, sur la foi de ses connaissances en turc, pour dépouiller la presse d’Istanbul et d’Ankara. Conduit à son bureau, Désiré trouve ses informations sur la Turquie dans les journaux français et rédige une note sur la neutralité turque qui rassure le directeur. Au Ministère de l’information, « la censure s’applique à tout : radio, cinéma, publicité, théâtre, photographie, édition, chansons, thèses de doctorat, rapports d’AG de sociétés anonymes. » (111). On affecte Désiré a service de la censure téléphonique où il fait du zèle. « Grâce à Désiré, la censure s’élevait au rang des Beaux-Arts et Anastasie était en passe de devenir la huitième muse. » (115)

Chapitre 10 : Gabriel et Raoul à Sedan.

Gabriel se retrouve avec Landrade dans un wagon qui les mène à Sedan. De là, ils doivent repartir à pied pour prêter main forte à la 55e division d’infanterie chargée de surveiller l’accès à la Meuse, à trente kilomètres de là. L’unité de Gabriel est dirigée par le capitaine Gibergue, pharmacien à Châteauroux dans le civil. A un moment, Gabriel manque de tomber ; c’est Landrade qui le soulage en prenant son sac à dos. Quand ils arrivent au lieu de rendez-vous, le lieutenant-colonel montre sa déception de recevoir un si maigre renfort et ordonne une mission de reconnaissance au pont de la Tréguière pour voir ce que les Boches font de l’autre côté de la Meuse.

Chapitre 11 : Désiré héraut de l(a dés)information.

            A l’Hôtel Continental, Désiré fait sa place. Depuis deux jours, il a en charge de lire à voix haute les communiqués officiels à l’intention de la presse. Il est placé sous l’autorité directe du sous-directeur de l’information à la presse dont le mot d’ordre est : « informer… pour rassurer ». «  La France tout entière doit y croire, comprenez-vous ! Y croire ! Toute la France ! […] En temps de guerre, une information juste est moins importante qu’une information réconfortante. Le vrai n’est pas notre sujet. Nous avons une mission plus haute, plus ambitieuse. Nous, nous avons en charge le moral des Français. » (131) Dès le 10 mai, alors que les Allemands lancent leur grande entreprise sur la Belgique, Désiré impose sa marque dans le contrôle de l’information : « le véritable ministère de la Guerre, c’était le ministère de l’Information, et Désiré était son héraut. » Désiré n’est jamais à court d’explications pour répondre aux journalistes. Un jour, Désiré feint de parler khmer à M. Thong, qui vient de Phnom Penh. Cet homme qui occupe les fonctions de secrétaire de la Main d’œuvre indigène n'ose pas le contredire. Lors des points presse, Désiré s’applique à rassurer ses interlocuteurs :

« - Si notre armée et les Alliés sont aussi efficaces qu’on le dit, pourquoi les Boches continuent-ils d’avancer ?

-Ils n’avancent pas, répliqua Désiré, ils font mouvement vers l’avant, c’est très différent. » (136)

Désiré propose de passer de la « dramatisation maîtrisée » à la « retenue stratégique » : « On ne voit partout que résolution, courage, confiance, certitude. Nos soldats œuvrent à la sauvegarde de la patrie dans un enthousiasme unanime. L’état-major français poursuit avec calme et détermination le plan élaboré de longue date. Notre armée dispose à la fois d’un matériel puissant, d’une expertise remarquable et d’une organisation sans faille. » (137)

Chapitre 12 : Le pont de Tréguière saute.

Au pont de Tréguière, les choses s’accélèrent. Les blindés allemands arrivent et alors que le capitaine Duroc suggère de fuir, le capitaine Gibergue menace de son revolver ceux qui veulent partir : « La hiérarchie militaire offrit alors une assez bonne image de ce qu’était l’armée française dans son ensemble. » (141) Le capitaine Gibergue veut qu’on fasse sauter le pont. Landrade est le premier à vouloir faire des mèches, ce qui surprend Gabriel qui s’attendait à le voir déguerpir. Après de nombreux contre-temps, le pont finit par exploser avec le char qui s’y était engagé. Les deux hommes s’enfuient.

Chapitre 13 : La langueur de Louise.

Déprimée, Louise se fait arrêter. Un jour, en sortant sur le pas de sa porte, elle découvre M. Jules qui souhaite son retour au restaurant : « On attend que tu reviennes, tu sais… Tout le monde t’aime, ici » (151). Puis elle décide de sortir. En passant devant la Bourse du travail où l’on s’occupe des enfants perdus, elle a la curiosité de rentrer. On manque de langes. En rentrant chez elle, elle pense à prendre des draps dans la chambre de sa mère et y trouve une liseuse avec des photos, des lettres et une carte portant l’adresse de l’Hôtel d’Aragon, rue Campagne-Première. Elle retourne à la Bourse du Travail et y dépose des draps puis se rend en taxi à l’Hôtel d’Aragon. Une vieille femme la salue par son nom et l’invite à la suivre pour discuter avec elle.

Chapitre 14 : Débâcle et vol de voiture.

Quand Landrade et Gabriel rejoignent le lieu où était stationnée la 55e division, ils ne trouvent plus personne. Ils se remettent en marche vers l’est. Ils croisent des groupes disparates. C’est alors que Raoul décide de voler une voiture d’un couple portugais. Gabriel qui veut l’en empêcher reçoit un coup de poing.

Chapitre 15 : La Chronique de M. Dupont.

« Face à la violence inouïe de l’attaque allemande sur le front de la Meuse, nous sommes fiers de vous confirmer que la valeureuse armée française oppose une résistance héroïque. Et victorieuse ! Partout, les contre-attaques françaises et alliées sèment le désordre et le doute dans les rangs teutons » (169) Désiré déploie sa rhétorique pour convaincre les sceptiques. « Il est naturel de s’interroger. Mais à condition que ces questions n’entraînent pas chez les Français l’incrédulité, voir le soupçon, qui, à l’heure de la bataille décisive, sont des sentiments antinationaux et antipatriotiques. » (170). Un jour, Désiré suggère au sous-directeur de relayer ce message à la radio. Son supérieur d’abord dubitatif, finit par accepter. Ainsi naît La Chronique de M. Dupont sur les ondes de Radio-Paris qui relaie la propagande. Mais les succès de Désiré provoquent des jalousies et M. de Varambon, leader de la fronde, essaie de le piéger en lui demandant s’il a connu un certain Portefin en Turquie. Mais le piège ne fonctionne pas. Désiré songe à un repli stratégique.

Chapitre 16 : Les révélations de M. Jules.

Adrienne Trombert, l’hôtelière est mécontente de revoir Louise.  Elle se lâche : « La mère ne lui suffisait pas, il lui fallait aussi la fille ? » (178) puis, calmée, demande à Louise des nouvelles de sa mère. Elle a connu Jeanne dès 1905 (quatre ans avant la naissance de Louise). Son mari, René Trombert, était un ami d’enfance du Dr. Thirion. Ils venaient une ou deux fois par semaine à l’hôtel. Leur relation, interrompue en 1906, a repris en 1912 et a duré encore deux ans, jusqu’à la guerre. Louise relit maintenant les cartes postales de guerre de sa mère avec un sens nouveau. Mais cela n’explique toujours pas le suicide du médecin. Elle retourne au Petit Bohème et s’installe à la place du Dr. Thirion d’où il pouvait voir la façade de la maison de Jeanne. M. Jules se décide à lui parler : « Quand le docteur est venu s’installer là […], on était quoi… 21 ? 22 ? T’avais treize ans ! Tu me vois te dire : « Ma petite Louise, le monsieur que tu vois là, qui vient tous les samedis, eh bien, c’est l’ancien amant de ta mère ! » Franchement… » Après c’était trop tard… « Ta mère et le docteur, c’était une vieille histoire. Ça remonte à quand on avait, quoi, seize, dix-sept… » (185). M. Jules avait toujours habité le quartier ; Jeanne et lui avaient fréquenté la même école. « Oh là là, ce qu’elle était belle, ta mère… Comme toi, tiens ! » (186) Le Dr. Thirion avait son cabinet en bas de la rue Caulaincourt. C’est là qu’ils se sont connus. Elle est entrée au service de la famille du docteur. Il avait vingt-cinq ans de plus qu’elle. Louise presse M. Jules de questions. Il a commencé à venir au restaurant parce qu’il espérait la voir, mais elle ne sortait plus. A son tour, le patron du Petit Bohème interroge Louise sur ce qui s’est passé à l’hôtel : « C’est pas toi qu’il voulait revoir, c’est ta mère. » Louise comprend les sentiments éprouvés par M. Jules :

« - Et vous, monsieur Jules, vous avez couché avec elle ?

-Non, mais c’est vraiment parce qu’elle n’a pas voulu… » (189)

Et M. Jules finit par lui dire : « Louise… Ta mère… elle a eu un bébé avec le docteur. » (190)

Chapitre 17 : Le manoir abandonné.

Gabriel demande à Landrade de s’arrêter. « Ça va être chacun pour soi maintenant. Si tu ne comprends pas ça, tu n’iras pas bien loin, autant t’asseoir sur une borne et attendre les Boches. » lui répond celui-ci (191). Gabriel veut retourner au Mayenberg ou se mettre à la disposition de l’état-major, à Paris. Bientôt, Raoul Landrade se dirige vers une demeure aristocratique abandonnée par ses propriétaires. Il conseille à Gabriel de changer de vêtements avant de saccager la maison.

Chapitre 18 : Rencontre de Louise avec Mme Thirion.

« Mort-né » (201) avait dit M. Jules. Jeanne avait été envoyée chez sa tante Céleste au printemps 1907… Louise se présente, ce jour-là, à la grille de la maison du Dr. Thirion à Neuilly-sur-Seine mais la veuve refuse de la recevoir. Mais au moment de prendre son bus, elle voit Mme Thirion sortir de chez elle. « Que mon mari se suicide, ça ne vous a pas suffi ?  […] Que voulez-vous enfin ? » (204) Elle invite Louise à la suivre dans un salon de thé. Les deux femmes s’expliquent. Et elles viennent à parler du bébé : « L’enfant a été abandonné à la naissance. Mon mari y a veillé. J’ai exigé qu’il vende son cabinet, nous nous sommes installés ici, je n’ai jamais eu de nouvelles de Jeanne et je n’ai pas cherché à en avoir. »  L’enfant, un garçon, a été abandonné à la naissance. (208) Mme Thirion prend congé de Louise.

Chapitre 19 : les aberrations de la propagande.

Alors que Pétain entre au gouvernement et que Weygand est nommé à la tête de l’état-major, M. de Varambon guette toujours un faux pas de Désiré et instille le doute dans l’esprit du sous-directeur. Les nouvelles, pourtant ne sont guère réjouissantes. « Il fallait tout le talent d’un Désiré Migault pour donner un semblant de lustre à ce qui s’annonçait comme une déculottée historique. C’est à quoi ses Chroniques de M. Dupont sur Radio-Paris s’employaient quotidiennement. » (212) Les rumeurs les plus fantaisistes se répandent sur la déroute du Reich et de ses dirigeants.

Chapitre 20 : Raoul et Gabriel arrêtés à Anancourt.

Après avoir dormi profondément, Landrade et Gabriel quittent le château et reprennent la route. La voiture tombe en panne d’essence, ils volent alors un tandem. Près d’un cirque abandonné, Raoul a attiré à lui un singe qui finit par le mordre. Les files de réfugiés s’allongent. Les deux hommes arrivent au village d’Anancourt où trois soldats les arrêtent.

Chapitre 21 : Raoul Landrade

Pour poursuivre ses recherches, Louise se rend à la mairie (qui est fermée) puis à l’Hospice des Enfants assistés au 100 rue de l’Enfer (231). Elle finit par convaincre l’employé de lui laisser voir le registre des abandons en juillet 1907 et elle lit le nom de Landrade, Raoul. Matricule 177063, en date du 8 juillet (235). Il a maintenant trente-trois ans. Et elle fait une autre découverte : le 17 novembre 1907, l’enfant a été remis à la famille Thirion, demeurant au 67 boulevard Auberjon (238) : « Le docteur Thirion, après avoir, au nom de Jeanne, abandonné l’enfant, l’avait recueilli. Et sans doute élevé. » Elle comprend l’effroyable injustice dont a été victime sa mère. Quand Louise retrouve M. Jules, elle fond en larmes.

Chapitre 22 : La défection de Désiré.

Désiré a de plus en plus de mal à justifier le contexte militaire de plus en plus catastrophique même s’il invente une parade en faisant porter la responsabilité sur la trahison de la Belgique. Pendant ce temps, Varambon exhibe avec fierté la liste des diplômés de l’Ecole des Langues Orientales de 1937 où ne figure aucun Désiré Migault. Désiré trouve une parade en prétendant être inscrit sous le nom de Burnier-Migault. Le Continental s’est vidé. Le 3 juin 1940, la Luftwaffe bombarde les usines Renault et Citroën. Des milliers de Parisiens prennent la route du Sud. Désiré décide de partir. «  On ne le revit plus. Le sous-directeur fut terrassé par cette désertion. Pour lui, la guerre venait de s’achever sur une défaite humiliante. » (247)

Chapitre 23 :  Landrade élevé par Mme Thirion.

Louise rend visite à Henriette Thirion, la fille du docteur, avenue de Messine. Henriette se souvient de Jeanne : elle avait treize-quatorze ans et Jeanne dix-huit, sauf qu’elle était déjà la maîtresse du docteur. En dehors de la famille, personne n’en savait rien. L’accueil d’un petit orphelin dans la famille leur avait valu l’admiration de tous. Mais le médecin était trop occupé et c’est Mme Thirion qui s’occupa de l’enfant : « ce n’était pas par devoir moral mais parce qu’elle le haïssait. Et que personne ne serait mieux placé pour faire son malheur. Le recueillir lui permettait de punir tout le monde » (252) Raoul était un gentil garçon mais les brimades ont eu raison de lui : « Raoul fut d’abord difficile, puis franchement impossible. Menteur, tricheur, voleur, il a fugué de tous les pensionnats, il s’est battu avec tous ses professeurs. » (255) Personne n’a jamais dit la vérité à Raoul. Il s’est engagé dans l’armée ; mobilisé, il est soldat. Henriette n’a qu’une photo de bébé à montrer à Louise. Dans sa dernière lettre, Raoul disait qu’il était dans la prison militaire du Cherche-Midi. Henriette donne les lettres de son père à Louise… qui retourne pleurer dans les bras de M. Jules.

6 avril 1940

Chapitre 24 : Fernand et Alice se séparent.

Fernand, qui aura quarante-trois ans le 10 juin, garde-mobile depuis vingt-deux ans, veut faire partir sa femme Alice dont la santé s’est dégradée ces derniers mois, chez sa sœur Francine qui tient une petite épicerie à Villeneuve-sur-Loire. Trois semaines plus tôt, Fernand a assuré le service d’ordre, avec sa brigade, à une messe à Notre-Dame réunissant tous les pontes de l’Etat et le 5 juin, il a assisté à une bien curieuse opération de destruction de sacs estampillés Banque de France à l’usine d’incinération d’Issy-les-Moulineaux. Fernand a décidé de rester à Paris alors qu’Alice part avec les Kieffer, des voisins ; M. Kieffer est inspecteur à la Poste.

Chapitre 25 : Evacuation de la prison du Cherche-Midi.

Raoul s’est plus facilement intégré à la prison que Gabriel ; il a même réussi à faire passer une lettre à sa sœur. Les administrations ont reçu des instructions pour transférer leurs valeurs en lieux sûrs ; le gouvernement songe à s’éloigner de Paris ; le cas des prisonniers se pose alors que la presse continue sa propagande victorieuse : « Nos troupes tiennent tête magnifiquement à la ruée allemande » (275). Mais tout le monde s’inquiète de l’arrivée des Allemands. Et puis un jour, on réunit tous les hommes dans la cour avec leurs affaires.

Chapitre 26 :Autodafé et vol de billets.

Fernand ignore tout de la mission pour laquelle il est convoqué à la prison du Cherche-Midi. Alice est partie depuis quatre jours. Quand il réussit à appeler Villeneuve, il apprend qu’elle est bien arrivée et repartie. Le dimanche, il doit revenir à Issy-les-Moulineaux. Ce sont des billets de banque que l’on brûle ! Dans chaque sac, il y a au moins trois ou quatre milliards de francs ! « Les types qui triaient ordinairement des boîtes de conserve, des pompes à vélo et des caisses d’orange coltinèrent de quoi racheter l’usine entière et payer le personnel pendant cinq générations. » (281) A la fin de la tâche, on s’aperçoit qu’il manque un sac, sur près de deux cents. On retrouve le sac mais vide. On fait déshabiller tout le monde et on découvre une poignée de billets dans le slip d’un homme. Il est arrêté. Et, pendant que les agents de la Banque de France viennent remercier les éboueurs, Fernand s’éclipse jusqu’à un local technique « où il trouva la petite remorque qu’il y avait déposée la veille et dans laquelle avait été déversé précipitamment le contenu du sac manquant, un gros tas de billets de cent francs. » (284) Fernand partage le paquet en deux sacs, laisse le plus gros qu’un ouvrier viendra chercher la nuit et met l’autre sur sa remorque et il part vers Paris. Arrivé chez lui, il trouve sa convocation pour la prison du Cherche-Midi à 14h. Il remplit un havresac de billets et cache le reste dans la cave au fond d’une valise. Puis il ressort.

Chapitre 27 : Louise et Fernand à la prison du Cherche-Midi.

            Louise arrive devant la prison du Cherche-Midi. Les visites sont suspendues. Une femme demande à Fernand ce qui se passe. Il n’en sait rien. Une dizaine d’autobus aux fenêtres obscurcies de la TCRP, Régie des Transports Parisiens, arrivent, suivis de militaires qui entrent dans la cour.

Chapitre 28 : Départs des prisonniers, de Louise et de M. Jules.

            Trois cents détenus, une soixantaine de gardes mobiles et deux pelotons de tirailleurs marocains… Fernand a rassemblé son unité : Durozier manque à l’appel, il aurait préféré que ce soit cet abruti de caporal-chef Bornier qui est toujours un peu trop nerveux. Ils sont chargés de surveiller une cinquantaine d’hommes. Le capitaine Howsler fait procéder à l’appel et prévient que toute tentative d’évasion sera punie de mort. Les prisonniers sont poussés dans les autobus. On parle d’Orléans. Louise, qui n’a rien vu, rentre chez M. Jules, et lui annonce son départ. Celui-ci la traite de folle mais propose finalement de l’emmener dans sa Peugeot 905 qui n’a pas roulé depuis dix ans.

Chapitre 29 : De la prison parisienne au camp des Gravières.

Le convoi s’éloigne de Paris et arrive à Orléans vers 20h. Mais la prison centrale ne peut pas accueillir les prisonniers.  Ils doivent repartir vers le camp des Gravières, à quinze kilomètres où ils parviennent une demi-heure plus tard.

Chapitre 30 : M. Jules et Louise sur la route.

M. Jules manque de pratique de conduite et de connaissances géographiques. La recherche de Raoul va s’avérer difficile.

 

Chapitre 31 : La vie dans le camp des Gravières.

Les prisonniers qui n’ont toujours rien mangé s’installent dans le camp. Raoul parle déjà d’évasion, ce qui effraie Gabriel. Fernand qui monte la garde, s’inquiète pour son sac. Le lendemain, le capitaine Howsler rassemble à nouveau les hommes qui ont toujours le ventre vide. A 14h, un camion de l’intendance apporte des rations insuffisantes. Bornier menace ceux qui se plaignent.

Chapitre 32 : Des lettres et des kilomètres.

Faute de pouvoir s’allonger dans sa voiture, M. Jules finit par dormir sur le bas-côté de la route. Louise commence à lire les lettres que lui a données Henriette Thirion. Une lettre d’avril 1905, elle avait dix-sept ans, une autre de juin, une de juillet. M. Jules ronge son frein à cette évocation Le flot des réfugiés ne cesse de grossir. A 30 km d’Orléans, la colonne se fige. M. Jules s’écarte de la route et se dirige vers une ferme où le paysan leur demande 25 F pour sa grange.

Chapitre 33 : Intendance.

Deux heures plus tard, un autre camion arrive. Les prisonniers s’excitent, Bornier s’énerve. Fernand désigne Frécourt, deux gardes-mobiles et quatre soldats pour aller chercher du ravitaillement. Les Allemands approchent. Raoul essaie de repérer par où il pourrait s’évader. Après le retour du groupe envoyé en mission, Fernand décide de s’occuper des choses lui-même. Avec le seul camion disponible il se dirige vers la première ferme au lieu-dit de la Croix-Saint-Jacques.

Chapitre 34 : Louise et M. Jules au camp des Gravières.

M. Jules se montre impatient avec le paysan qui leur demande des sommes élevées. Ils reprennent la route et Louise sa lecture des lettres (18 décembre 1905). A dix heures, ils arrivent à Orléans et, dans un bistrot, M. Jules apprend que les prisonniers sont au camp des Gravières. Ils rejoignent donc le camp où ils doivent attendre : lettre de mai 1906, Jeanne vient de se faire embaucher comme domestique chez le Dr. Thirion. M. Jules verse une larme en prétendant avoir de la poussière dans les yeux. Soudain, un camion fonce sur eux. Un soldat leur dit de circuler. Louise demande à M. Jules de suivre le camion. Elle reconnaît Fernand qu’elle a vu à la prison du Cherche-Midi.

Chapitre 35 : la rencontre de Louise et de Fernand

            Chez le paysan, Fernand exige une centaine d’œufs, vingt-cinq poules, cent kilos de patates, des salades, tomates, fruits et paye comptant en sortant de son sac une liasse de billets de 100 F. Puis il fait de même dans deux coopératives, trois boulangeries et quatre fermes. A Messicourt, Fernand téléphone à sa sœur qui l’informe qu’Alice passe tout son temps à la chapelle Bérault, à quelques kilomètres de Bérault, dans un centre d’hébergement de réfugiés quand, soudain, une femme se présente devant lui : « C’est pour un prisonnier qui s’appelle Raoul Landrade ». Louise lui tend une enveloppe. Fernand prend la lettre sans rien promettre.

Le capitaine Howsler s’affole de tout ce que rapporte Fernand mais les réjouissances sont interrompues par une alerte. Après l’appel, Raoul trouve un papier dans sa poche arrière : c’est une lettre de Louise qui lui annonce qu’elle est sa demi-sœur ; elle lui donne son adresse, impasse Pers dans le XVIIIe. Fernand s’inquiète pour Alice. Des bombardiers larguent des bombes sur la gare.

13 juin 1940

Chapitre 36 : Le Père Désiré et Sœur Alice.

Au camp de la chapelle Bérault qui compte déjà cinquante-sept réfugiés, le Père Désiré a surnommé la femme de Fernand, Sœur Alice. On considère le prêtre comme un saint, « lui qui n’avait jamais cru en Dieu raffolait de ce rôle salvateur. Une période de paix eût fait de lui un gourou très convenable. Un temps de guerre lui avait offert une soutane dans laquelle il avait vu sinon un signe, du moins une invitation.  Elle avait appartenu à un prêtre fauché par une balle sur une petite route du côté d’Arneville. » (379). Il était arrivé par hasard à la chapelle Bérault. « Pour un usurpateur, quel plus beau rôle que celui de curé. » (381) Alice était arrivée une semaine après.

 

 

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18 avril 2020 6 18 /04 /avril /2020 13:18

Chapitre 37 : Bombardements allemands. Gabriel est blessé.

Les bombes larguées sur la gare font trembler le camp des Gravières. Les prisonniers sont paniqués et Bornier tire blessant deux hommes, Auguste Dorgeville, le cagoulard et Gabriel. Raoul le tire à l’écart pour le soigner : la balle a traversé la cuisse. Les bombardements cessent. On se demande où est passée l’artillerie française.

Chapitre 38 : L’aveu de M. Jules.

Que vont-ils faire maintenant que louise a transmis sa lettre ? Elle reprend sa lecture des lettres de Jeanne. En juin 1906, elle est employée chez le D. Thirion. Et M. Jules craque : « Je n’ai jamais aimé personne d’autre que ta mère, tu comprends ? […] Je l’ai vue partir dans cette histoire… Qu’est-ce que je pouvais faire ? Elle n’écoutait personne. […] J’étais un gros, tu comprends. C’est très spécial, les gros. On adore se confier à eux, mais c’est jamais d’eux qu’on tombe amoureux. […] Alors, je me suis marié avec… Bon Dieu, je ne me souviens même pas de son prénom. Germaine ! C’est ça Germaine… elle est partie avec un voisin et elle a eu rudement raison. Avec moi, elle aurait été malheureuse parce que dans ma vie, il n’y a jamais eu d’autre femme que ta mère. […] Je n’ai jamais aimé qu’elle… » (391) Louise demande à M. Jules si elle peut lire la suite des lettres. En décembre 1906, Jeanne est enceinte. Le 10 juillet 1907 : « J’ai aperçu son petit visage… je vous aime et je vous quitte. » Mais Jeanne, mariée depuis 1908, avait renoué avec le Docteur en 1912. Le mari de Jeanne avait été tué le 11 juillet 1916. Dans sa dernière lettre d’octobre 1919, Louise réaffirme son amour au médecin.

La voiture se retrouve bloquée dans les encombrements sur la route de Saint-Rémy-sur-Loire. Une femme avec trois enfants leur demande de l’eau quand un avion mitraille la route. La femme est tuée. M. Jules dit à Louise de partir avec les enfants.

Chapitre 39 : La tournée du Père Désiré.

            Le Père Désiré qui n’est jamais allé à l’église et ne connaît pas le latin, improvise des messes que même Alice trouve déroutantes. Il se justifie en invoquant la liturgie ignatienne. Il y a tellement de monde qu’il n’a pas le temps pour son activité préférée, la confession.  Deux ou trois fois par semaines, le Père Désiré se rend à la préfecture de Montargis dans un camion militaire surplombé d’une croix et conduit par Philippe, un Belge. Cette fois, le Père Désiré obtient du sous-préfet Loiseau que Sœur Cécile, une religieuse de la Compagnie des Filles de Charité les accompagne. Au retour, ils passent à la ferme du Val-des-Loges où Cyprien Poiré vit avec sa mère Léontine. Il profite de leurs querelles.

Chapitre 40 : Départ du camp des Gravières, à pied.

Le camp est en ébullition. Raoul qui continue à s’occuper de la blessure de Gabriel, a déchiré la lettre de Louise ; il garde un très mauvais souvenir de cette folle de Germaine Thirion. Gabriel lui pose des questions ; il trouve que Raoul a changé depuis le pont de la Tréguières. Le capitaine et l’adjudant-chef se disputent sur l’ordre d’avancer jusqu’à Saint-Rémy-sur-Loire pour être acheminés ensuite au camp de Bonnerin dans le Cher. Les gardes-mobiles seront relevés à Saint-Rémy ; les autres à Bonnerin. Fernand est soulagé. Mais il n’y a pas de véhicules pour aller à Saint-Rémy ; ils devront faire les trente-quatre kilomètres à pied avec mille prisonniers, en groupes de cent vingt détenus. Fernand s’en inquiète, d’autant qu’il a deux blessés. Mais il est contraint d’obéir ; il transmet ses ordres à son unité. A dix heures, la première unité se met en marche.

Chapitre 41 : Fuite de Louise avec les enfants.

Louise court dans les champs, en poussant la charrette, avec les trois enfants, sous la mitraille des avions allemands. Arrivée aux arbres, elle s’arrête. Les enfants n’ont pas cessé de crier. Elle leur donne à manger et reprend sa marche puis rejoint la route où s’entassent les réfugiés. Elle ne sait où aller. Près d’une famille, une femme l’aide à s’occuper des enfants.

Chapitre 42 : La colonne en branle et la fuite de Gabriel et Raoul.

La colonne où se trouvent Fernand, Bornier, Gabriel, Raoul et Dorgeville se met en marche. La file s’étire au milieu des réfugiés. Des évasions se produisent. Gabriel ne va pas bien ; Raoul lui bricole une béquille. En queue de colonne, on entend des coups de feu ; le capitaine ne veut pas de traînards. Quand le capitaine ordonne à Bornier de viser Gabriel, Bornier se met à pleurer. Le capitaine tire sur le jeune communiste et se tourne vers Gabriel. Mais une escadrille pique vers le sol. Alors Raoul fauche le capitaine d’un coup de béquille et les deux hommes se mettent à courir. Fernand feint de tirer sur Raoul.

Chapitre 43 : Louise arrive à Saint-Rémy-sur-Loire avec les enfants.

Le père de famille qui se méfiait de Louise, accepte de traire sa vache pour nourrir les enfants. Louise repart. Le bébé est pris de diarrhée en arrivant à Saint-Rémy-sur-Loire. La ville est prise d’assaut par les réfugiés. Au café, on lui conseille d’aller à la Croix-Rouge. Quand une femme lui demande le nom de la petite fille, elle dit « Madeleine » sans savoir pourquoi.

Chapitre 44 : La caserne de Montcienne.

Avec les caisses de volaille et le veau des Poiré, le Père Désiré revient à la chapelle Bérault. Cécile fait la connaissance d’Alice et remarque qu’elle a des problèmes cardiaques. Elle lui conseille de se reposer. Moins d’une heure plus tard, le camion entre dans la caserne de Montcienne. Le Père Désiré va s’entretenir avec le colonel Beauserfeuil qui est dubitatif sur les références bibliques du prêtre. Désiré repart suivi par un camion sanitaire avec des médicaments et un médecin-major.

Chapitre 45 : Fuite de Gabriel et de Raoul.

Raoul porte Gabriel sur son dos dans le bois. Ils reviennent sur leurs pas. Ils se cachent et Gabriel s’endort. Quand il se réveille, Raoul n’est plus là. Bientôt, il revient avec un lapin et Michel, un chien, qui mange le lapin. Raoul a trouvé une caisse en bois avec quatre roues en fer : Gabriel s’y installera. Elle sera tirée par le chien.

Chapitre 46 : Louise rencontre le Père Désiré.

Dans le café, Louise nourrit les enfants et fait un brin de toilette. Puis, elle repart. Elle sort de la ville et emprunte la grand-route allant vers Villeneuve. Les diarrhées du bébé reprennent ; il se met à pleuvoir. Louise n’en peut plus. Soudain, elle aperçoit une croix posée sur un camion. Un homme en soutane vient s’occuper d’elle.

Chapitre 47 : Le terrain d’aviation.

La marche pénitentiaire s’achève sur un terrain d’aviation au nord de Saint-Rémy. Il manque quatre cent trente-six prisonniers, soit plus du tiers, treize hommes sont morts, six fuyards ont été abattus, sept traînards ont été tués. Le capitaine demande un rapport à Fernand sur l’incident du kilomètre 23. Fernand a tiré mais son tir a été perturbé par… le souci de venir en aide à son supérieur (en fait il a délibérément tiré en l’air pour ne pas atteindre les fuyards). Ce terrain d’aviation n’est pas équipé pour accueillir des prisonniers. Dans le groupe de Fernand, il y a 23% de manquants.

Chapitre 48 : Louise avec Alice.

Le Père Désiré fait descendre Louise et les enfants. Alice leur met une couverture sur les épaules. Sœur Cécile s’inquiète pour le bébé.  Louise parle avec Alice.

Chapitre 49 : Raoul et Gabriel se rapprochent.

Gabriel et Raoul passent la nuit dans une grange. Gabriel lui demande pourquoi il a déchiré la lettre. Mme Thirion l’enfermait dans une cave sans lumière. Au matin, la plaie de Gabriel est purulente. Ils se rapprochent de la Loire. Raoul disparait deux heures et revient avec une barque de pêcheur que le chien tire vers l’autre rive. Les deux hommes entrent dans le lieu-dit de La Serpentière. On leur conseille d’aller voir un médecin à Saint-Rémy. « Vous devriez aller voir le père Désiré ». (487)

Chapitre 50 : Fernand libéré de sa mission, se dirige vers la chapelle Bérault.

Des habitants donnent des nouvelles au camp d’aviation : les troupes allemandes sont dans Paris. Finalement, un dimanche, une vingtaine de camions de la 29e division d’infanterie arrive pour prendre en charge les prisonniers. Fernand a fini sa mission. Il s’en va, direction la Loire. Vers dix-sept heures, il aborde Saint-Rémy-sur-Loire. Il approche de la chapelle Bérault.

Chapitre 51 :  Gabriel, Louise et Madeleine.

En arrivant à la chapelle, Raoul s’effondre ; sa tête cogne une pierre. Alice et Sœur Cécile viennent s’occuper des deux hommes. Alice se trouve mal. Louise assiste de loin à tout cela et Gabriel lui demande le nom de son bébé : « Madeleine », venait-elle de se souvenir. Ce prénom était celui de la sœur d’Édouard Péricourt, le jeune soldat à la gueule cassée que mme Belmont avait eu comme locataire à la fin de la Grande Guerre. Albert Maillard, qui tenait Édouard à bout de bras, avait dit que c’était une très gentille personne, bien qu’il soit un jour allé dîner chez les Péricourt et qu’il en soit revenu très déprimé. Louise elle-même l’avait aperçue une fois, cette Madeleine, et elle ne savait pas ce qu’elle était devenue, mais Édouard avait toujours parlé d’elle comme du seul membre de sa famille qui l’eût réellement aimé. » (496)  Gabriel lui demande où ils se trouvent. Louise lui parle du Père Désiré.

Chapitre 52 : Louise Belmont rencontre Raoul Landrade.

« Vous êtes donc tous là du Mayenberg ? » dit le médecin-major Burnier qui reconnaît Gabriel. « Le major était celui avec qui sur la ligne Maginot il jouait aux échecs, celui qui lui avait trouvé cette place de sous-officier de détail » (499). Il soigne Gabriel. Le médecin a été « prêté » pour deux jours par le colonel Beauserfeuil. Le soir, après la partie d’échecs avec le médecin, Gabriel parle avec le Père Désiré. Raoul va mieux. Le lendemain, Raoul est pressé de partir. Gabriel retrouve Louise ; ils échangent leurs noms et le déclic se produit. « Louise Belmont… Je vais chercher quelqu’un… Vous devriez m’attendre ici… S’il vous plaît… » (506) Quelques instants après, Gabriel revient avec Raoul. Les frère et sœur parlent toute la journée. Le soir même, Fernand se présente à la chapelle.

Chapitre 53 : La confession de Fernand.

            Fernand retrouve Alice et raconte l’histoire des éboueurs et l’argent, les fugitifs. Elle l’encourage à se confesser. Fernand trouve que ce Père Désiré n’a vraiment pas l’air d’un curé mais il demande la confession et raconte tout. « Si vous êtes certain qu’il servira à faire le bien, rendez-le. Sinon, gardez- le et faites le bien vous-même » lui dit le prêtre. Fernand se sent soulagé.

Chapitre 54 : La messe pour le sous-préfet. Disparition de Désiré.

Raoul est soulagé de comprendre ce qui lui est arrivé et en colère contre son père et sur la cruauté qu’il a imposé à Louise. Le camp est agité à cause de la messe prévue pour le sous-préfet. La veille, Pétain a demandé la cessation des combats. Les Allemands ont traversé la Loire. Le sous-préfet arrive à 6h et la cérémonie commence. Le déroulé de la messe surprend mais, tout à coup, trois officiers allemands se présentent sur le seuil ; d’autres portes de véhicules claquent dans le cimetière. Désiré continue son sermon sur Pharaon asservissant les Hébreux. Aucun des Allemands ne comprend le français. On vérifie les papiers. Mais au moment où l’officier veut saluer le Père Désiré, on ne le trouve pas. Les Allemands repartent. « On ne revit plus jamais le Père Désiré » (522). Fernand s’aperçoit que son sac a disparu. Cécile est en colère. « - M. Loiseau l’avait senti ! Il me l’avait dit ! C’était un imposteur, rien d’autre, un imposteur ! » (522).

Épilogue :

M. Jules n’est pas mort. Descendu jusqu’à la Charité-sur-Loire, il rentre à Paris, le 27 juillet, et rouvre le Petit Bohème le lendemain. Louise épouse Gabriel le 15 mars 1941 à Paris. Il reprend un poste de professeur de mathématiques dans une école privée dont il prend la direction dix ans plus tard. Madeleine, très douée en mathématiques, devient la plus jeune française agrégée avant de partir pour un laboratoire américain. Louise ne retourne pas à l’école de la rue Damrémont pour se consacrer à Madeleine. Lors du huitième anniversaire de Madeleine, M. Jules est victime d’une crise cardiaque. Louise reprend le restaurant. M. Jules meurt en 1959. En 1980, à soixante-dix ans, Louise renonce à faire la cuisine, un an après la mort de Gabriel. Elle vend le restaurant. Les parents des deux jumeaux pris en charge par Louise pendant la débâcle, ont retrouvé leurs enfants mais personne ne réclame Madeleine. Quant à Raoul, il opte pour une carrière militaire après s’être fâché avec Henriette. Il est tué en novembre 1961 dans les événements opposant l’OAS au MPC. Alice et Fernand retournent à Paris où ils retrouvent la valise mais ils n’y touchent pas. Fernand participe à la libération de Paris, il est tué le 22 août 1944, à l’angle de la rue Saint-Placide. Alice part alors à Sully-sur-Loire où elle s’occupe de la sœur de Fernand. Elle consacre sa fortune à des œuvres et meurt à quatre-vingt-sept ans. Quant à Désiré, même si n’est rien n’est sûr, il semble qu’on le retrouve sous l’anagramme de Giedrus Adem dans l’évasion de Philippe Gerbier du champ de tir de Lyon. On trouve sa trace dans plusieurs épisodes de la Résistance. « Il en est de désiré Migaud (ou Migault, ou Mignon, etc.) comme des grands personnages : on lui prête beaucoup. » (531)

2. Critique.

Dans ce dernier volet de la trilogie inaugurée avec Au revoir là-haut, Pierre Lemaitre nous invite à un double voyage centripète parfaitement maîtrisé où se retrouvent les principaux protagonistes. D’abord un voyage spatial : Louise Belmont et M. Jules quittent le Petit Bohème et l’impasse Pers à Paris à bord de la Peugeot 905 du restaurateur ; Raoul Landrade et Gabriel, après avoir été dans le fort du Mayenberg, à Sedan, au pont de la Tréguière, à la prison du Cherche-Midi, au camp des Gravières, arrivent à la chapelle Bérault où finit par arriver Louise avec les enfants qu’elle a pris en charge ; Fernand, le garde-mobile, après un détour par Issy-les-Moulineaux, retrouve lui aussi sa femme Alice à la chapelle où règne le mystérieux Désiré qu’on a croisé précédemment à Rouen, à Evreux, à Yvernon-sur-Saône ou au Ministère de l’Information à l’Hôtel Continental, à Paris. Cette confluence géographique des personnages, dans un lieu symbolique où l’on accueille les réfugiés, se double d’un voyage temporel à travers les investigations de Louise Belmont. De 1940, elle retisse progressivement l’histoire de sa mère, maîtresse du Dr. Thirion de 1905 à 1906 et de 1912 à 1914, la naissance de Raoul en 1907, de Louise en 1909, le mariage de Jeanne avec Adrien Belmont en 1908, la mort d’Adrien le 11 juillet 1916, la mort de Jeanne en 1939 et les vingt années au cours desquelles le Dr. Thirion venait tous les samedis s’assoir à une table du Petit Bohème. Cette longue analepse se double d’ailleurs d’une prolepse dans l’épilogue qui nous conduit jusque dans les années 80. De manière habile d’ailleurs, l’auteur tisse ces fils de chaîne et de trame avec les lettres confiées à Louise par Henriette et que lit la jeune fille tout au long de son voyage à la recherche de ce frère qu’elle vient de se découvrir. A la grande souffrance du bon M. Jules qui l’accompagne, amoureux éconduit de la belle Jeanne.

Jeanne, on l’a compris, est le personnage-absent le plus présent du roman. Amoureuse du Dr. Thirion à l’âge de dix-sept ans, elle renonce à ses études et devient domestique de la famille Thirion pour être proche de celui qu’elle aime. Elle reprend cette relation clandestine, alors qu’elle est mariée, de 1912 à 1914 avant que le médecin s’engage pour faire la guerre. Par amour, elle accepte d’abandonner un enfant. Louise, qui n’a connu qu’une mère dépressive, passant son temps derrière sa fenêtre, découvre que sa mère a eu une vie beaucoup plus passionnée que sa propre vie : aimée du Dr. Thirion, d’Adrien Belmont et de M. Jules, elle était très belle, comme le dit le patron du Petit Bohème. La vie affective de Louise est beaucoup moins ardente. Sa relation de cinq ans avec Armand s’est éteinte quand elle a compris que celui-ci ne pourrait pas lui donner d’enfant. Son mariage avec Gabriel, à la fin du roman, apparaît plus comme une union raisonnable que comme une passion subite. Pourtant, cette fille qui n’a pas eu de mère ou presque, (en comprenant que sa mère avait une autre vie, elle a l’impression de devenir orpheline) retrouve un sens à sa vie en devenant la mère d’une fille qui n’est pas la sienne, cette petite Madeleine, l’enfant trouvée sur la route de la débâcle qu’aucun parent n’est venue réclamer, cette Madeleine brillante qui deviendra une brillante agrégée de mathématiques (rivalisant sur ce terrain avec les hommes comme Madeleine Péricourt l’avait fait dans Couleurs de l’incendie. Le roman nous offre d’autres portraits de femmes. Alice, la femme de Fernand, a des problèmes cardiaques mais elle a un grand cœur qui la conduit à se dévouer auprès des réfugiés de la chapelle Bérault. Elle rêve de Perse et des Contes des Mille et une nuits. C’est une sainte, à l’image de Sœur Cécile, au point de devenir « une sorte de monseigneur Bienvenu dans la région de Sully » (529). Mme Thirion, épouse du médecin a évidemment un rôle beaucoup moins sympathique : femme bafouée par l’adultère de son mari, elle devient mère cruelle en se vengeant sur Raoul de son époux, de Jeanne et de l’enfant adultérin, une sorte de Folcoche, vipère au poing.

Les personnages masculins sont, eux aussi, passionnants. Le Dr. Thirion qui emporte dans la mort son mystère, est marquant par cette passion obsédante pour Jeanne qui le conduit à ces rendez-vous hebdomadaires à la table du bistrot, à quelques mètres de la fenêtre derrière laquelle Jeanne s’est figée. Mais cet amoureux obsédé par le corps de sa maîtresse au point d’en rechercher une ultime image dans celui de Louise, est pourtant un être faible qui, par lâcheté, a accepté de laisser le fruit de ses amours clandestines aux mains de sa Lady Mac Beth d’épouse. « Chez ces gens-là », comme dirait Brel, à cette époque-là, il faut préserver les apparences, quitte à laver son linge sale en famille. Louise a très peu connu son père biologique, Adrien, mort quand elle avait sept ans. M. Jules est devenu en quelque sorte, son père de substitution. Il veille sur elle depuis son enfance et il est prêt à l’accompagner sur les routes de France, en pleine guerre, alors que sa propre vie est une longue cicatrice. Amoureux fou de Jeanne, il a vu celle-ci partir avec le médecin alors que sa propre femme l’a quitté avec le fils du bougnat de la rue Marcadet. Conscient de son physique peu avantageux, il est pourtant l’incarnation de la bonté sous ses airs bougons. Louise est un peu sa fille et Le Petit Bohème est, en quelque sorte, le havre de sécurité de l’héroïne (beau paradoxe de la bohème à la sédentarité). Quelle souffrance pour M. Jules de voir le Dr. Thirion fréquenter son établissement pendant vingt ans et entraîner Louise dans cette transaction scabreuse. Assez proche de M. Jules, le personnage de Fernand est, lui aussi, un homme de cœur sous son uniforme de garde-mobile, un cœur d’artichaut sous ses airs d’adjudant-chef. Chargé de faire régner l’ordre, il n’hésite pas à désobéir pour transmettre le message de Louise à Raoul et tire en l’air pour éviter de blesser les fuyards. Pendant tout son voyage, Fernand n’a qu’une obsession, retrouver son Alice (au pays des Merveilles). Après avoir réintégré la police en 40, il se tient à l’écart des compromissions de certains dans la collaboration et meurt en héros de la Résistance à l’ennemi. Mais, me direz-vous, le bon Fernand est un voleur ! Ah oui, les billets de la Banque de France destinés à l’incinérateur d’Issy-les-Moulineaux ! Légalement évidemment, c’est indéfendable. Sur un plan romanesque, rappelons que ces billets devaient être détruits  (ils n’ont donc été volés à personne), que Fernand s’en sert généreusement pour nourrir les prisonniers abandonnés par les autorités françaises avant qu’Alice ne consacre cette « fortune » à des œuvres. Et s’il fallait une preuve supplémentaire que Fernand n’a pas profité de cet argent pour s’enrichir personnellement, on rappellera, d’abord, le second vol de l’argent par Désiré et le fait que le couple ne se sert pas de la valise dans la cave à leur retour.

Raoul Landrade et Gabriel forment au début du roman un duo totalement dissemblable comme on en retrouve souvent en littérature ou au cinéma (le gentil et le méchant, le prof et le voyou). Le sergent-chef Gabriel, professeur de mathématiques dans le civil, est un homme de devoir et de principes, il croit à la loi, à la discipline et à la morale ; le caporal-chef Raoul Landrade, lui, se complaît dans les magouilles, les trafics, il agit sous l’uniforme ou en civil avec une certaine brutalité et une forme de vulgarité comme on le voit dans le saccage du manoir. Pourtant, le sort de ces deux hommes, qui ont de sérieux contentieux depuis le Mayenberg, va être lié à travers l’épisode du pont de Tréguière, leur errance à travers la France, leur incarcération à la prison du Cherche-Midi et leur voyage carcéral. Raoul va changer progressivement pour s’avérer le protecteur de Gabriel jusqu’au zénith des retrouvailles avec Louise. On comprend alors pourquoi cet enfant illégitime, abandonné puis adopté par son père, martyrisé par la femme de son père, a pu glisser sur la pente de la violence et du défi à l’autorité. Il n’y échappe d’ailleurs pas totalement jusqu’à la fin de sa vie dans son opposition à De Gaulle (« qui figurait très convenablement un père à qui s’opposer » 528). Désiré Migault, lui, n’a pas besoin de partenaire pour jouer son rôle dans cette histoire, dans l’Histoire. Il est un théâtre à lui tout seul, une galerie de réincarnations successives : Maître Désiré Migault, brillant avocat à Rouen, M. Mignon, pédagogue innovant à Rivaret-en-Puisaye, Désiré Mignard, pilote à l’aéroclub d’Evreux, Dr. Désiré Michard, chirurgien à l’hôpital Saint-Louis à Yvernon-sur-Saône, Père Désiré à la chapelle Bérault, il est, tour à tour, Jean Valjean et Vautrin, alias Jacques Collin, le Dr. Knock et Tartuffe, le Revizor de Gogol et Ovide Faujas de La Conquête de Plassans de Zola, l’abbé Cénabre de L’imposture  ou Evangéline d’Un Crime de Bernanos, Scapin et Arlequin. Ses deux meilleurs rôles, il les joue au Ministère de l’Information, de la Censure et de la Propagande en se faisant sophiste de la désinformation, pionnier des fake-news au service d’un pouvoir en déliquescence puis sous la soutane pour maintenir une autre forme d’illusion spirituelle en pleine déshérence du pays. Une sorte de Rimbaud sur le Bateau ivre d’un monde en plein naufrage, escroc magnifique, champion de l’improvisation tout à fait conscient de l’obsolescence de ces scénarii uniques et temporaires. Désiré qui dit ce que certains désirent entendre devient une sorte de personnage mi-divin, mi-démoniaque qui accède au rang de mythe sur lequel on brode toutes les légendes. Du pain-bénit pour le romancier.

On sait que Pierre Lemaitre, l’auteur de romans-policiers, a une certaine sympathie pour les escrocs plus ou moins flamboyants : Édouard Péricourt, Albert Maillard, Henri d’Aulnay-Pradelle dans Au revoir là-haut,  André Delcourt, Gustave Joubert et Charles Péricourt dans Couleurs de l’incendie. Dans les temps troublés des avant-guerres ou des après-guerres où la morale s’effondre comme les économies et les armées, des opportunités se font jour qui font les grandes âmes et les salauds, les escrocs et les héros. Ce sont des temps romanesques tout à fait fertiles pour rebattre les cartes du destin et plonger des personnages dans le grand désordre du monde sur la page blanche du roman de l’Histoire. D’autant que la vérité historique a souvent plus de fantaisie que l’imagination la plus débridée des écrivains. A la fin du roman, Pierre Lemaitre nous rappelle que s’il a pris quelques libertés avec l’événement, « une impressionnante colonne de prisonniers s’est bien mise en marche, en juin 1940 […] pour se rendre à Avord, dans le Cher. Le 15 juin, six détenus ont été tués pour « rébellion ou refus de suivre ». Le lendemain, sept autres. Sur les 1865 prisonniers présents au départ de Paris, 845 étaient manquants au camp de Gurs, le 21 juin, soit 45,31 pour cent de l’effectif initial. » (534). Il précise avoir trouvé la péripétie des billets brûlés de la Banque de France dans Le Peuple du désastre d’Henri Amouroux (1976) et avoir emprunté « quelques idées à la plaidoirie en 1942 par Me Maurice Garçon dans sa défense des « piqueuses d’Orsay » (534). « Certaines informations rapportées par Désiré dans ses émissions à la radio sont assez abracadabrantes . Un grand nombre d’entre elles sont absolument réelles et ce ne sont pas les moins extravagantes… » (534).

Sur fond de débâcle, Pierre Lemaitre nous entraîne donc dans un roman haletant en campant une galerie de personnages attachants, dotés d’une belle épaisseur psychologique, le tout sur un versant de l’histoire peu exploré mais que nous (re)découvrons avec stupeur et amusement, intérêt et perplexité. Et déjà, nous regrettons la fin de cette brillante et brûlante trilogie.

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22 mars 2020 7 22 /03 /mars /2020 18:33

Premier roman d’une très jeune romancière, Noire précieuse est d’abord l’histoire d’une mère d’origine ivoirienne, Oumou et sa fille, Céleste, entre ses dix et ses dix-huit ans. Alors que la mère a suivi en France un homme qui l’a bientôt abandonnée et dirige des magasins de produits cosmétiques pour Africaines, la jeune fille disgracieuse mais intelligente rejoint le Quartier latin et découvre un autre monde. Ebony and Ivory, comme le chantaient Paul Mac Cartney et Steve Wonder en 1982. Le cours du récit nous entraîne des bords de la Seine à la lagune Ébrié comme le reconnaît naïvement la tante Marie-Laure (p.84).

 

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

 

1. Résumé détaillé.

Première partie.

Opprobre (Céleste a dix ans) : « - Toi là, dêh ! Taper poteau (échouer dans la vie) c’est pas pour toi, hein ! Tu deviendras grand quelqu’un, c’est moi qui te dis ! Ma Noire précieuse… », dit Oumou, la « femme-feu » à sa fille Céleste en lui donnant son baiser vespéral. Mais ce soir, le baiser est vicié et les mots sont souillés car quelques jours plus tôt la jeune fille de dix ans a découvert ce qu’était le tchatcholi que sa mère vend dans ses boutiques du XVIIIe et du XIXe arrondissement, notamment le magasin Femme ébène, rue du Château-d’Eau, un lait à baise d’hydroquinone censé blanchir les peaux noires sur le principe de la dépigmentation. Sur internet, Céleste a pu en mesurer les effets ravageurs sur la peau. Constatant qu’elle est plus noire que sa mère, elle lui demande naïvement : « Maman pourquoi je peux pas me tchatcho (dépigmenter) aussi ? » (19). Oumou insiste de minimiser la question pour faire passer son refus. Les jours suivants, la jeune fille essaie d’interroger les commerçants du quartier. Un jeune vendeur lâche : « Chacun fait comme il veut pour manger le soir, mais vendre ses ancêtres pour ressembler aux Blancs là-ô… Tchatcholi a cramé sa peau qui est devenue comme des flammes ! » (22) Il parle des tâches sur la peau qui se gâte et de l’odeur de celles qui recourent à cette pratique. Pourquoi vend-l des crèmes alors ? « - y a des hommes qui aiment les teints clairs. Donc pour plaire aux hommes, les femmes veulent le teint clair. » (23) Si elles ne le font pas, elles ne vont pas trouver de mari. En longeant le boulevard de Strasbourg, Céleste pense à sa mère qui vit sans homme. Son père est parti. Ce soir, quand sa mère l’embrasse, Céleste trouve l’odeur de sa mère étrange.

 

Chemin de croix (Céleste a quinze ans) :  Les affaires d’Oumou prospèrent et Céleste obtient d’excellents résultats scolaires en particulier dans les matières littéraires ; elle s’intéresse en particulier aux personnages féminins. Oumou observe l’évolution de sa fille : « Ma fille est un peu gâtée (disgracieuse), mais elle pousse droit et au moins elle connaît papier (elle est intelligente), merci Seigneur » (30) Pendant les vacances d’été, Céleste sert au sein de la paroisse. Un jour, sa mère lui demande de rendre service à un homme d’une trentaine d’années qui se fait nommer le Professeur Boussoula et se présente comme « grand génie et sérieux guérisseur héréditaire » (32) ; il veut que Céleste l’aide à rédiger une annonce. Céleste avoue qu’elle comprend le nouchi, l’argot ivoirien, mais se refuse à le parler. La jeune fille acceptée dans le meilleur lycée parisien reste en marge des autres jeunes du quartier mais, quelques jours avant la rentrée, sa mère la force à venir au mariage de la fille d’un commerçant du quartier. Meredith, Djibril et Bodo, les autres adolescents se moquent d’elle parce qu’elle est sérieuse et cultivée : « Ça paye de faire la bounty, dêh krlrmrk ! » (38). Mais elle ne répond pas et ils finissent par se lasser et elle finit par avoir avec eux une conversation. Oumou, à part, pense que sa fille est « brillante et discrète » mais qu’on ne vante pas sa taille, son allure et son sourire ; elle veut s’occuper d’elle en lui faisant poser des mèches au Rose belle, le salon d’Albertine, une amie de sa mère. Céleste observe Indy, une cliente aux cheveux bleu, aux ongles émeraude, à la bouche rouge et au parfum orange. Les filles du salon discutent esthétique et critères de séduction. Céleste sort L’Assommoir de Zola.

Ascension : C’est le jour de la visite du lycée Henri IV. La première élève à lui parler s’appelle Clémentine. Elles assistent au discours de présentation de M. Proémino, le proviseur du lycée. A la sortie, Clémentine la rattrape et lui propose d’aller déjeuner chez elle avec Safia, Edouard et Mathilde. Clémentine habite un appartement haussmannien de 150 m2 que Céleste scrute avec étonnement. Les jeunes gens parlent en anglais avec Mélanie la bonne philippine et discutent de leurs vacances ! « Deux mois à Paris sans être payé ?! c’est archi mort ! Jamais je ferais ça, ajouta Edouard ». (60) Mais le groupe doit se séparer car Clémentine doit aller à la boxe : « tu fais partie de la team maintenant ». En rentrant chez elle, Céleste voit son quartier différemment, trouve son appartement étroit et de mauvais goût.  Puis elle rejoint sa mère à la boutique et entame son premier sujet de réflexion donné par le lycée. En achetant des kebabs pour elle et sa mère, elle repense à une réflexion de Clémentine et elle se sent subitement « pleine de gluten » (64).

Alliances : Le lendemain, en remplissant sa fiche de renseignement, elle répond « inconnue » en face de « Profession du père ». L’histoire officielle racontait qu’Oumou avait rencontré Omar, un Franco-Ivoirien qui passait ses vacances d’été à Abidjan au « maquis » (bar et restaurant populaire) Kassa Moulé où elle travaillait. Il avait trompé Oumou enceinte et l’avait quittée puis il était mort d’un infarctus quand Céleste avait un an… Oumou, elle, pensait au jour où elle avait rencontré Bosso à l’Université de Cocody. Il avait vingt-deux ans et venait de valider sa deuxième année d’informatique ; elle en avait dix-neuf. Elle ne regardait que lui ; lui n’attendait rien d’elle. « T’es trop foncée pour lui » lui avait dit son amie Djeneba que Bosso ne laissait pas indifférente (66). Après le départ de Bosso, Oumou avait commencé à se dépigmenter et pour dissimuler son odeur âcre, elle avait concocté un parfum à base d’écorces d’avodiré et de fleurs de jasmin. Au Kassa Moulé, rue Princesse à Yopougnon, au nord d’Abidjan, Oumou avait parlé avec Omar : il avait prétendu vouloir monter son entreprise de sécurité en Bingue (France) et n’avoir pas trouvé de femme dans ce pays où elles n’avaient pas de « bagages corporels solides » (70). Oumou lui avait donné son numéro de téléphone mais n’avait pas répondu à ses appels. La veille de son départ pour la France, Omar était passé la voir puis elle avait continué à communiquer avec lui sur MSN, au cybercafé tenu par Yao et Sidi, deux petits escrocs. Omar prétendait être responsable d’une entreprise de sécurité ; en réalité, il était vigile au Lidl de Strasbourg Saint-Denis. La famille s’était opposée au mariage d’Oumou avec un musulman. Mais elle était décidée. Ils s’étaient mariés en été à Abidjan en été et elle avait rejoint Omar dans son studio de la rue Saint-Denis. Elle n’avait pas tardé à s’insérer dans la communauté ivoirienne de Paris et avait conçu ses premiers projets commerciaux, mais elle avait aussi cessé de se dépigmenter. Et Omar avait été déçu par cette perte d’odeur.

Oumou avait une sœur nommée Marie-Laure, plus claire qu’elle et qui voulait ouvrir une entreprise de livraison de Manioc à Blocos. Elle avait rendu visite à Oumou et avait logé chez eux en s’étonnant de leur vie parisienne.

Cène :  La veille de son retour en Côte d’Ivoire, Marie-Laure était passé faire des emplettes chez Tati et avait assisté à la messe de 18h30 à Saint-Vincent de Paul. Puis elle avait dîné seule avec Omar car Oumou devait encore travailler à la boutique. Elle avait exprimé sa désapprobation de constater que beaucoup d’immigrés venaient ici pour faire la mendicité : « Faut arrêter de dire aux gens de venir ici ! » (89) puis elle s’était plaint que les Africains perdent leurs traditions. Et puis, en finissant d’appeler sa famille au pays, Omar avait été subitement attiré par Marie-Laure alanguie sur le canapé-lit. Oumou était arrivée précisément à ce moment et avait fait une scène à son mari. Les deux femmes avaient fini la nuit chez Albertine avant le départ de Marie-Laure le lendemain matin.

 

Deuxième partie.

Rédemption : Bosso n’avait pas pu aller au bout de son voyage. Il était revenu au bout de huit mois, sans rien. En quête d’un emploi, il s’était présenté dans l’entreprise de Marie-Laure et lui avait raconté son aventure : son départ avec un ami pour Adjamé, deux jours de bus pour Niamey, l’abandon d’un passeur, la nécessité de payer un autre passeur pour aller à Agadez, au nord du Niger, la panne du fourgon, l’attente d’un autre chauffeur pendant quatre heures, les violences exercés par les Libyens, la mort de son ami, les coups encore, le vol, la demande d’argent à sa famille, le départ à 150 dans un bateau en plastique qui crève, le retour piteux à Tripoli, la quête d’argent et le retour au pays. Ses parents lui avaient fait des reproches : « Ta mère et moi on avait mis nos espoirs sur toi, on s’est endettés et tu oses revenir comme si y a rien ? Tu nous as dépouillés pour du vent ! Espèce de rieneux (vaurien). […] C’était mieux tu meures là-bas ! C’est la honte sur nous maintenant. On va dire que mon fils est un plaisantin ?! y a des femmes qui réussissent à passer et toi là, avec ton corps là, tu as eu peur et tu es revenu ?! Ce qui est sûr, tant que t’as pas une situation, tu reviendras pas ici. »

 

Icônes (Céleste a dix-huit ans) : Céleste et Clémentine ont toujours été dans la même classe depuis la seconde. Elles préparent maintenant les épreuves du baccalauréat. Clémentine est curieuse de connaître le quartier de Céleste : « Ça a l’air trop cool de vivre ici. » (109) Céleste l’entraîne donc rue du Château d’Eau où des rabatteurs tournent autour des deux jeunes filles. Pour Clémentine, « tout était différent et attirant. » (111)  et chez Céleste elle ajoute : « c’est cool chez toi, c’est simple. » (112). Puis, elle demande à Céleste si elle viendra au week-end en Bretagne chez Grégoire dont Céleste est amoureuse. Elle est sûre que sa mère refusera. En attendant, elle veut passer chez William pour que Clémentine danse de « coupé-décalé ». La jeune adolescente du quartier latin expose ses bons sentiments : la Saison des cultures africaines, l’année de l’Afrique, « Mes parents disent que c’est une bonne chose pour lutter contre le racisme. […] Moi je trouve ça bien. On vous a quand même colonisés. » (116) Céleste dit qu’elle voudrait aller en Côte d’Ivoire mais sa mère refuse à cause des « mangeurs d’âme ». Surprise par cet argument, Clémentine ne peut s’empêcher de rire. Elles commandent alors à manger mais l’amie de Céleste demande : « Céleste, tu penses que je suis une bobo ? » en évoquant l’exemple de M. Guillot, leur professeur de première (118). A 22h, le DJ du C décalé lance la soirée. Le lendemain, Oumou refuse évidemment que Céleste découche.

Conceptions : Céleste a décidé de désobéir à sa mère et d’accepter l’invitation. Le samedi matin, après le départ de sa mère pour la boutique, Céleste s’en va après avoir laissé un mot. Elle a pris du mascara et une fiole de parfum de sa mère. Christian et Sylvie, les parents de Grégoire, saluent les amis de leur fils, Clémentine, Inès, Astrid, Julien, Gabriel, Noé et Céleste : « ils n’étaient pas racistes, d’abord parce qu’ils acceptaient tous les amis de leurs enfants, « qu’ils soient noirs ou jaunes » ; ensuite parce qu’ils appréciaient beaucoup de se rendre dans leur maison à agadir, et enfin parce qu’ils choisissaient souvent un restaurant indien pour les dîners familiaux. » (126). Les deux professeurs s’enquièrent des nouvelles des uns et des autres et des projets des lycéens. Ils arrivent à la maison et vont dîner à la crêperie puis dans la soirée, les jeunes décident de mettre de la musique et de faire des jeux avec des gages. Grégoire qui doit choisir d’embrasser une fille se tourne vers Astrid ce qui mortifie Céleste.

Le dimanche soir, Oumou attend de pied ferme sa fille qui arrive à 22h30 et commence à la harceler de questions : a-t-elle fumé, bu, fait des choses avec Grégoire ? est-ce qu’il est chrétien ? La conversation s’envenime entre la mère et la fille. Oumou reproche à sa fille de trahir ses racines : « On met des enfants au (142) monde et puis ils veulent devenir d’autres gens ! ta vraie couleur tu viens de montrer là ! Non mais vraiment…

-Bancale et vendue !? T’es sérieuse là ?! C’est moi qui veux devenir d’autres gens ?! On va en parler de ma « vraie couleur » ! C’est moi qui me dépigmente la peau ?! C’est moi qui me suis gâtée la peau pour devenir claire ?! Regarde ta peau rouillée là§ ! Ça fait des années que je dis rien et que je te défends ! Regarde-toi : t’as tellement frotté ta peau qu’elle a des couleurs inconnues ! Tout le monde se moque de toi derrière ton dos ! […] tout le monde sait que tu voudrais être blanche ! Et c’est moi qui vends mes ancêtres ?!! C’est ça ta « gamme » ?! Ressembler à ce que t’es pas ?! Changer de perruque toutes les semaines ?! même tes cils sont faux ! et c’est moi la bancale ?! C’est moi la vendue ?! » (143)

Oumou, effondrée, essaie de se justifier. « C’est pour nous que je me suis sacrifiée », « - Je n’ai rien demandé. Rien ! Ne me fais pas porter… » répond Céleste. Au bout de leur colère et leur épuisement, les deux femmes finissent par tomber dans les bras l’une de l’autre. Céleste finit par avouer que Grégoire ne veut pas d’elle. « Le seigneur te réserve mieux. Une grande fille comme toi, sérieuse, intelligente… […] Tu es ma Noire précieuse. » (145) Quand Céleste s’endort, Oumou devine les restes de parfum « qui n’avait pas suffi à ensorceler. »

 

Exode : Céleste a brillé au baccalauréat et a été admise à Sciences Po à la grande fierté d’Oumou. Pendant l’été, Céleste travaille chez William pour améliorer la visibilité de son restaurant sur internet. Un jour, William lui présente un homme qui se présente comme travaillant pour l’Organisation international de la francophonie et lui fait un portrait détaillé de la Côte d’Ivoire et d’Abidjan. Puis il interroge Céleste sur ses références. Il cherche un chargé de communication et un chargé de mission pour l’accompagner dans ses déplacements et voudrait bien que ce soit elle. Il lui laisse sa carte. Céleste en parle à Clémentine et à sa mère dont la première réaction est le refus avant d’accepter. Le roman s’achève sur le départ de Céleste. Assise dans l’avion, elle a la surprise de voir Oumou la rejoindre.

 

2. Critique.

 

Une première évidence : Asya Djoulaït, que j’ai le privilège de connaître, n’est ni Ivoirienne ni originaire d’Afrique noire, de manière plus générale. A ma connaissance, elle ne parle pas le « nouchi » et ne vit pas rue du Château d’Eau. Il faut un talent certain et un travail conséquent pour assimiler un milieu dont on n’est pas issu (la méthode naturaliste de Zola qui est d’ailleurs cité dans le roman). Le récit est aussi ponctué de citations bibliques, témoins d’une solide culture et l’on se dit que cette jeune auteure a décidément déjà la maîtrise de la littérature et le même goût que Céleste et ses camarades qui fréquentent H4 et ses classes d’élite (où l’on donne une dissertation dès le jour de la rentrée !). Il paraît que le premier roman d’un écrivain est souvent autobiographique et que c’est une étape obligée pour qu’il se débarrasse d’abord de ses propres obsessions. Si cette règle est avérée, on peut estimer qu’Asya Djoulaït est déjà passée au second roman puisqu’elle fait preuve déjà dans cette œuvre d’un vrai métier et d’une belle rigueur dans le fond et dans la forme.

Le fond est celui d’un choc de cultures entre l’Afrique et l’Europe, entre la Côte d’Ivoire et la Bingue (la France), Abidjan et Paris, le Xe arrondissement et le Ve, la rive droite et les quartiers populaires de l’immigration et la rive gauche et les quartiers intellectuels. Oumou a suivi Omar à Paris alors qu’elle a commencé à se dépigmenter la peau parce que son premier amour, Bosso, la trouvait « trop noire » ; Omar l’a délaissée dès lors qu’elle n’avait plus son parfum pour se tourner vers Marie-Laure, qui elle, après avoir constaté la misère des immigrés africains, n’a eu qu’une envie : rester à Abidjan. Et c’est Marie-Laure qui a écouté Bosso, après son retour pitoyable d’une tentative d’émigration avortée vers l’Europe, ce même Bosso que ses parents ont chassé puisqu’il avait échoué à aller en France. Cette attraction-rétractation, fascination-répulsion pour la France et la peau claire s’incarnent de manière exemplaire dans les deux personnages centraux d’Oumou et de Céleste. La mère se dépigmente (et en fait commerce) par amour (et par opportunisme mercantile) mais reproche à sa fille d’aimer un blanc et de trahir sa culture alors qu’elle ne veut pas qu’elle aille en Côte d’Ivoire de peur qu’elle se fasse ensorceler. Quant à Céleste, qui est un modèle d’intégration et de promotion sociale grâce à l’école (elle est admise à Henri IV et à Sciences Po), elle tend naturellement à se décentrer de son quartier africain vers la Montagne Saint-Geneviève, symbole de la culture française et de la réussite sociale. Les jeunes bourgeois parisiens qu’elle fréquente pendant ses études, se défendent de tout racisme au nom d’une idéologie bien-pensante non dénuée de clichés et d’une certaine maladresse (on pense que Céleste, l’Ivoirienne, écoute du zouk).  La jeune Clémentine essaie de faire le chemin inverse de Céleste en « s’enjaillant » dans ce quartier africain « trop cool », frisson d’exotisme mâtiné de culpabilité occidentale quand elle dit à Céleste : « Céleste tu penses que je suis une bobo ? » (118) Mais Céleste est grosse et disgracieuse. Et son amour pour Grégoire aboutira à ne cruelle désillusion malgré le parfum de sa mère. (Saluons ici la subtilité de l’auteure qui ne dit pas que Grégoire ne s’intéresse pas à elle à cause de sa couleur de peau…) Et à la fin du roman, la jeune étudiante brillante s’envole pour Abidjan et on ne sait si elle en reviendra.

Une des belles réussites de ce roman tient aussi à la langue qui réussit la parfaite synthèse d’un français châtié, celui de l’intégration sociale et de la réussite intellectuelle matérialisée par ces deux fleurons que sont Henri IV et Sciences Po et d’une langue populaire où le français se mêle à l’ivoirien et au nouchi, voire à l’anglais : « - Dêh ! Tu parles trop hein ! Light skin, dark skin, c’est botcho (fessier) qui compte krkrkr ! Ça je peux te vendre. Tu veux pommade bobaraba botcho (crème pour grossir fesses) ? » (24) « -Toi tu dis ça parce que t’es métisse. Avec ta peau claire là tu peux faire la meuf nappy, mais nous on doit… - C’est quoi ça encore, « nappy », coupa Albertine. – Crari (Genre), c’est les Afro-Américaines qui veulent porter leurs cheveux crépus : « natural » et « happy » : ça fait nappy. – Foutaises sont en promotion là ou bien ?! Les filles, faites très attention même. Vous voyez à la télé des Noires coco taillés (sans cheveux) ?! » (46) Cette capacité de passer d’une langue à l’autre révèle le talent littéraire d’Asya Djoulaït et contribue beaucoup à donner du relief à ce roman. Ce n’est pas voyage en Terre inconnue ou une conférence ethnologique du Collège de France sur la communauté ivoirienne dans le nord-parisien mais une véritable incarnation tant il est vrai que le phénomène romanesque d’identification fonctionne à plein grâce à cette palette linguistique. Céleste d’ailleurs brille elle aussi par sa maîtrise de la langue tant chez les intellos bobos parigots snobino-gauchos que dans son quartier africain pour aider le Professeur Boussoula ou le restaurateur William. Après un an comme chargé de communication auprès de M. Jean, d’ailleurs retournera-t-elle à Sciences Po ou deviendra-t-elle écrivain pour écrire Noire précieuse.

Céleste « préférait par-dessus tout comprendre les motivations des personnages féminins qui devaient toujours, pour que Céleste les trouve intéressants, avoir quelque chose de sa mère. […] Les personnages masculins l’intéressait aussi, mais elle avait plus de mal à les apprécier, dans le sens où la comparaison avec une figure paternelle ou masculine était impossible. » (29) Il est vrai que ce roman privilégie largement les portraits de femmes : Oumou, Céleste, Marie-Laure, Clémentine mais aussi Albertine, Meredith, Cumba, Joyce et Rose, Indy la pin-up colorée, Djeneba, Inès et Astrid, la mère d’Astrid, journaliste en Irak, Sylvie la professeure antiraciste, la mère de Clémentine qui ne veut pas que sa fille mange des cochonneries. A côté de ces femmes fortes qui prennent en charge leur destin, les hommes font piètre figure : le beau Bosso, diplômé en informatique, échoue à émigrer, le viril Omar est un vigile falot mené par ses instincts et un lâche qui a abandonné sa famille, le Professeur Boussoula un illuminé, Djibril et Bodo de petites frappes de quartier, Yao et Sidi des cybercriminels à la petite semaine, M. Guillot, une caricature de professeur bobo. On ne sait pas grand-chose de Julien, Gabriel et Noé et Grégoire ne brille pas non plus dans ce roman. Même William et Jean sont des personnages secondaires. Marie-Laure, Oumou et Céleste s’en sortent sans homme.

Par certains aspects, Noire précieuse m’a fait penser au Club des Incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia. Le personnage principal, Michel Marini, élève du lycée Henri IV de la sixième à la terminale dans les années 60, passionné de littérature, fréquente Le Balto, place Denfert-Rochereau et fait la connaissance des membres du Club des Incorrigibles optimistes, émigrés de différents pays d’Europe qui vont lui raconter son histoire. Les deux romans ont quelque chose du bildungsroman, du « roman initiatique » où un jeune héros apprend à se connaître en s’extrayant de son milieu. En 2020, les immigrés africains ont remplacé les réfugiés politiques et les bobos « flexitariens » les petits bourgeois gaullistes et les militants politiques. Mais la jeunesse, quelle que soit les modes et les travers de langage, est toujours animée par les mêmes questions fondamentales : qui suis-je ? où est mon chemin ? qui va m’aimer ? où sont mes racines. Merci donc à l’auteure pour cette œuvre qui nous est « précieuse » quelle que soit sa couleur.

 

PS. Extrait d’un échange avec l’auteure le 22 mars 2020 : « Cette connaissance me vient de journées entières passées dans ces quartiers. Je n’ai rien inventé : Zola nous avait indiqué la marche à suivre. Tu poses la question de ce que l’on met de nous dans notre première œuvre. Je suis parvenue à travestir ce que j’ai vécu. Céleste, c’est un peu moi, cachée « derrière la peau ». Le rapport à langue, la spiritualité héritée etc. »

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20 avril 2019 6 20 /04 /avril /2019 08:55

Au livre X de Notre-Dame de Paris, l’archidiacre de Notre-Dame Claude Frollo demande au poète Pierre Gringoire de sauver la bohémienne Esmeralda en retour de la vie qu’elle lui a sauvé jadis lorsqu'il a failli être pendu. Gringoire a une idée approuvée par Frollo : faire appel aux truands avec lesquels vivait Esmeralda pour qu’ils viennent la délivrer. En pleine nuit, les truands venus en très grand nombre assiègent la cathédrale. Mais les portes sont fermées et Quasimodo retient l’invasion jusqu’à l’arrivée des soldats envoyés par le Roi Louis XI que l’on a prévenu rapidement, en faisant un feu… C’est pour sauver le monument, fort dégradé, que l’écrivain indigné entrepris, en 1831, l’écriture de Notre-Dame de Paris. La publication du livre attira l’attention générale sur l’état « inadmissible » du monument. Le mouvement d’opinion aboutit à la décision d’établir un concours auquel participèrent de nombreux architectes, parmi lesquels Lassus et Viollet-le-Duc, dont le projet de réhabilitation du monument fut retenu en 1844. En juillet 1845, une loi fut votée pour la restauration de la cathédrale. Le but de Victor Hugo était enfin atteint.

En ce moment d’angoisse, il remarqua, un peu plus bas que la balustrade d’où il écrasait les argotiers[1], deux longues gouttières de pierre qui se dégorgeaient immédiatement au-dessus de la grande porte. L’orifice interne de ces gouttières aboutissait au pavé de la plate-forme. Une idée lui vint. Il courut chercher un fagot dans son bouge[2] de sonneur, posa sur ce fagot force bottes de lattes[3] et force rouleaux de plomb, munitions dont il n’avait pas encore usé, et, ayant bien disposé ce bûcher devant le trou des deux gouttières, il y mit le feu avec sa lanterne.

Pendant ce temps-là, les pierres ne tombant plus, les truands avaient cessé de regarder en l’air. Les bandits, haletant comme une meute qui force le sanglier dans sa bauge[4], se pressaient en tumulte autour de la grande porte, toute déformée par le bélier[5], mais debout encore. Ils attendaient avec un frémissement le grand coup, le coup qui allait l’éventrer. C’était à qui se tiendrait le plus près pour pouvoir s’élancer des premiers, quand elle s’ouvrirait, dans cette opulente cathédrale, vaste réservoir où étaient venues s'amonceler les richesses de trois siècles. Ils se rappelaient les uns aux autres, avec des rugissements de joie et d’appétit, les belles croix d’argent, les belles chapes de brocart[6], les belles tombes de vermeil, les grandes magnificences du chœur, les fêtes éblouissantes, les Noëls étincelantes de flambeaux, les Pâques éclatantes de soleil, toutes ces solennités splendides où châsses[7], chandeliers, ciboires[8], tabernacles[9], reliquaires[10], bosselaient les autels d’une croûte d’or et de diamants. Certes, en ce beau moment, cagoux et malingreux, archisuppôts et rifodés[11], songeaient beaucoup moins à la délivrance de l’égyptienne qu’au pillage de Notre-Dame. Nous croirions même volontiers que pour bon nombre d’entre eux la Esmeralda n’était qu’un prétexte, si des voleurs avaient besoin de prétextes.

Tout à coup, au moment où ils se groupaient pour un dernier effort autour du bélier, chacun retenant son haleine et roidissant ses muscles afin de donner toute sa force au coup décisif, un hurlement, plus épouvantable encore que celui qui avait éclaté et expiré sous le madrier, s’éleva au milieu d’eux. Ceux qui ne criaient pas, ceux qui vivaient encore, regardèrent. - Deux jets de plomb fondu tombaient du haut de l’édifice au plus épais de la cohue. Cette mer d’hommes venait de s’affaisser sous le métal bouillant qui avait fait, aux deux points où il tombait, deux trous noirs et fumants dans la foule, comme ferait de l’eau chaude dans la neige. On y voyait remuer des mourants à demi calcinés et mugissant de douleur. Autour de ces deux jets principaux, il y avait des gouttes de cette pluie horrible qui s’éparpillaient sur les assaillants et entraient dans les crânes comme des vrilles de flamme. C’était un feu pesant qui criblait ces misérables de mille grêlons.

La clameur fut déchirante. Ils s’enfuirent pêle-mêle, jetant le madrier sur des cadavres, les plus hardis comme les plus timides, et le Parvis fut vide une seconde fois.

Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée.  Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure. À mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir. Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres[12] qui avaient l’air de rire, des gargouilles[13] qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques[14] qui éternuaient dans la fumée. Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle.

Sans doute ce phare étrange allait éveiller au loin le bûcheron des collines de Bicêtre, épouvanté de voir chanceler sur ses bruyères l’ombre gigantesque des tours de Notre-Dame.

Il se fit un silence de terreur parmi les truands, pendant lequel on n’entendit que les cris d’alarme des chanoines enfermés dans leur cloître et plus inquiets que des chevaux dans une écurie qui brûle, le bruit furtif des fenêtres vite ouvertes et plus vite fermées, le remue-ménage intérieur des maisons et de l’Hôtel-Dieu, le vent dans la flamme, le dernier râle des mourants, et le pétillement continu de la pluie de plomb sur le pavé.

[1] Argotier : celui qui parle l’argot, langage des truands, de la Cour des miracles.

[2] Bouge : endroit sordide, mal fréquenté.

[3] Latte : planchette de bois.

[4] Bauge : abri où dort le sanglier.

[5] Bélier : engin de siège pour défoncer les murs ou les portes.

[6] Brocart (riche tissu de soie rehaussé de dessins brochés en fils d’or et d’argent), vermeil (le vermeil est un métal précieux constitué d’argent recouvert d’or).

[7] Châsse : coffre où l’on conserve les reliques d’un saint.

[8] Ciboire : vase sacré.

[9] Tabernacle : meuble religieux fermant à clé pour conserver le ciboire.

[10] Reliquaire : coffret précieux renfermant des reliques.

[11] Cagoux (chefs des voleurs) et malingreux (mendiants feignants d’être en mauvaise santé), archisuppôts (titres que se donnaient les chefs des truands) et rifodés (mendiants implorant la charité).

[12] Guivre : Animal fantastique ayant un corps de serpent, des ailes de chauve-souris et des pattes de pourceau

[13] Gargouille : Issue, gouttière en saillie par laquelle s'éjectent les eaux de pluie, souvent sculptée en forme d'animal, de démon, de monstre.

[14] Tarasque : animal fabuleux tenant du dragon, du crocodile et du serpent.

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6 mars 2019 3 06 /03 /mars /2019 16:29

 

D’une guerre à l’autre, Couleurs de l’incendie nous raconte l’histoire de Madeleine Péricourt, sœur d’Edouard Péricourt, fille de Marcel Péricourt et femme d’Henri d’Aulnay-Pradelle, trois des personnages principaux d’Au revoir là-haut le premier volet de la trilogie de Pierre Lemaître, paru en 2013. Alors que la jeune femme se retrouve à la tête de la maison Péricourt après la mort de son père qui survient au début de ce second roman, la jeune femme  va tomber de Charybde en Scylla avant de prendre sa revanche.

 

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

 

1. Résumé

 

1927-1929

En février 1927, sept ans après le suicide d’Edouard Péricourt, on s’apprête à enterrer Marcel Péricourt. Le Président de la République (Gaston Doumergue) est venu rendre un dernier hommage à son « ami Péricourt » quand soudain, Paul, le fils de Madeleine et d’Henri d’Aulnay-Pradelle, monte sur le rebord de la fenêtre du deuxième étage, saute dans le vide et s’écrase sur le cercueil de son grand-père. Le Professeur Fournier conduit l’enfant de sept ans à l’hôpital de La Pitié, accompagné de Madeleine et du précepteur de l’enfant, André Delcourt, très contrarié de ne pouvoir faire le compte-rendu de l’enterrement. Le convoi funéraire est alors dirigé par Charles Péricourt, cadet de treize ans du défunt, député depuis 1906 (grâce à l’argent de Marcel) et enlisé dans une affaire louche de corruption dans des chantiers publics. En tête de cortège, il parle de ses soucis avec Adrien Flocard, second conseiller au Ministère des Travaux Publics. Après dix heures de coma, Paul est ramené dans sa chambre et le verdict du Dr Fournier tombe : Paul s’est brisé la colonne vertébrale, la moelle épinière est lésée ; paraplégique, il ne marchera plus jamais. André Delcourt a, malgré tout, écrit dans la nuit un article sur la cérémonie à laquelle il n’a pas assisté et il se précipite pour l’offrir à Jules Guilloteaux, le directeur du Soir de Paris.

Quelques jours plus tard, Charles et Hortense Péricourt se retrouvent chez maître Lecerf pour lecture du testament. Madeleine, qui est retenue à l’hôpital, est représentée par Gustave Joubert, fondé de pouvoir de la Banque d’Escompte et de Crédit industriel, dite banque Péricourt. Il fut un temps question d’un mariage avec Madeleine après son divorce d’avec Henri d’Aulnay-Pradelle et malgré qu’elle fût la maîtresse de Delcourt. Mais cela ne s’était pas fait et Joubert en avait conçu une grande contrariété. Chez le notaire, Paul est représenté par Léonce Picard, la dame de compagnie de Madeleine. Madeleine hérite de six millions de francs et de la maison, Paul de trois millions en obligations de l’Etat dont la gestion est confiée à sa mère jusqu’à sa majorité ; Charles, quant à lui, reçoit deux cent mille francs et ses deux filles, Rose et Jacinthe, cinquante mille francs chacune. Gustave Joubert, qui a consacré sa vie à la Banque Péricourt, se sent humilié avec  un legs de seulement cent mille francs. Furieux, Charles conteste qu’on puisse donner une somme aussi importante à un enfant agonisant. Avant de partir, le notaire remet à Joubert la clé du coffre de la bibliothèque de Marcel pour qu’il la remette à Madeleine. Mais celle-ci n’a pas la tête à cela.

Deux mois (avril 1927) après l’enterrement de Marcel Péricourt, Paul, considérablement amaigri, est ramené à la maison. Le fauteuil roulant qu’on lui a acheté est cassé dès le premier jour et Madeleine, préoccupée par son fils, ne s’occupe plus de rien dans la maison. D’autant que l’enfant fait des cauchemars. Madeleine veut comprendre pourquoi son fils a reproduit le geste de son frère. Elle soupçonne tout le monde et se rapproche du curé de Saint-François de Sales, dévorée par un sentiment de culpabilité. Sa participation au conseil d’administration de la banque est un désastre. Un jour qu’elle se laisse aller à une forme d’attendrissement distrait avec Joubert, celui-ci se méprend et cherche à l’embrasser. Elle le gifle. Il est prêt à donner sa démission mais reçoit un mot d’excuses de Madeleine et tout rentre, apparemment, dans l’ordre. De son côté, Charles croit s’être sorti de son histoire immobilière quand un reporter s’intéresse au chantier de la rue des Colonies. Il doit le soudoyer et promettre des publicités à Guilloteaux pour son journal.

Juillet 1927. Madeleine a voulu que Paul reprenne quelques activités cérébrales mais le jour où André lui fait un cours de morale, l’enfant se met à crier. Charles entreprend une démarche qui lui coûte auprès de sa nièce : « Puisque, c’était notoire, les femmes n’entendent rien ni à la politique ni aux affaires, il met l’accent sur l’aspect affectif » (308). Il se dit victime d’une manipulation et lui demande trois cent mille francs. Madeleine se montre, cette fois, moins conciliante. Il accuse sa nièce de négligence envers son fils. Charles se tourne alors vers Joubert qui lui accorde deux cent mille francs. L’inactivité d’André Delcourt devenant pesante, Madeleine obtient de Guilloteaux qu’il lui confie une rubrique dans son journal.

Le 3 février 1928, Madeleine tombe en portant son fils aux bains. Ils doivent se résoudre à engager une infirmière et finissent par embaucher, à contrecœur  Wlladyslawa Ambroziewicz, dite Vladi, une Polonaise qui ne parle pas un mot de français mais qui prend en charge Paul avec énergie. Elle lit des comptines à l’enfant (on apprendra p. 277 qu’elle ne sait pas lire). On achète un gramophone et des disques et Paul découvre les œuvres de la cantatrice Solange Gallinato. Au Soir de Paris, la rédaction a pris en grippe André Delcourt qui fait des articles sans être payé (c’est Madeleine qui continue à le rémunérer) mais sa chronique est appréciée par les lecteurs. Lors du dîner annuel de la promotion Eiffel de Centrale, Gustave Joubert retrouve des camarades de promotion. Sacchetti, qui travaille au Commerce Extérieur, lui conseille de s’intéresser au pétrole irakien plutôt qu’à celui de Roumanie.

Avril 1928, Paul est de plus en plus passionné par l’opéra et par la voix de Solange Gallinato. Il finit par lui écrire une lettre et reçoit bientôt une photo dédicacée. Un jour de juillet, André Delcourt se fait agresser par un délégué syndical et Guilloteaux consent, finalement, à lui proposer une rubrique quotidienne en première page qu’il signera du pseudonyme de « Kairos ». Joubert continue à s’occuper des affaires courantes de la banque et Madeleine semble indifférente, mais, un jour, elle lui demande des comptes sur une opération au nom de Ferret-Delage qui a abouti à trois cent mille francs de perte. Elle se rend compte qu’elle lui a trop fait confiance. Ce même jour, Joubert, avec l’aide de M. Brochet, son comptable, accuse Léonce Picard d’avoir détourné 16.445,76 francs à sa patronne. Madeleine cherche à la défendre en voulant doubler son salaire. La jeune femme se jette à ses genoux.

En septembre, Paul se rend à l’Opéra pour assister à un récital de Solange Gallinato. La diva de quarante-six ans n’a pas chanté à Paris depuis huit ans.  Joubert a réussi à lui obtenir des places grâce à ses relations. A la fin du spectacle, Solange vient voir Paul. Un jour, Madeleine croise par hasard Lucien Dupré qui avait servi comme sergent-chef sous les ordres du lieutenant Pradelle avant de travailler pour lui et d’être cité comme témoin à son procès. Il est maintenant contremaître dans une entreprise de serrurerie, rue de Chateaudun.

Noël 1928, alors que Léonce parle de la hausse du pétrole roumain, Madeleine décide de lui faire un chèque pour apurer sa dette et de ne pas en parler à Joubert. Léonce l’embrasse lascivement.

En janvier, André Delcourt a quitté la maison Péricourt et Charles entretient Madeleine de la crise économique aux Etats-Unis et conseille à sa nièce de choisir un investissement moins fragile que la banque en se défiant de Joubert. Ce dernier s’énerve quand elle lui fait part de ses doutes et évoque le projet de céder ses parts pour un portefeuille pétrolier. Quand le Soir de Paris consacre un article au pétrole roumain, Madeleine devient convaincue que Joubert a perdu la main. Gustave et Charles se voient pourtant en secret au Club : « plus je nie la crise, plus elle y croit. Sa suspicion à mon égard lui fera sauter le pas. Nous allons y arriver » dit Joubert (168). Leur stratégie a fonctionné : « elle s’apprêtait à  commettre un acte dramatique pour elle, mais qui allait les enrichir au-delà de toute espérance » (169). Joubert conseille à Charles d’investir sur le pétrole irakien. Apparemment, l’actualité semble donner raison à Madeleine : le pétrole roumain est en hausse, l’irakien chute. Madeleine se décide. « En fin de journée le 10 mars 1929, si la part d’héritage de Paul restait placée en obligations d’Etat, Madeleine, quant à elle, avait investi l’essentiel de sa fortune dans un portefeuille d’actions pétrolières en Roumanie et de sociétés connexes et ne pesait plus que 0,97% du capital de la banque de son père ». (173).

Les avoirs de Madeleine trouvent vite preneurs et elle accepte que Paul se rende à Milan à l’invitation de Solange. Elle est même prête à l’accompagner mais le 9 juillet, jour du départ, le journal Le Matin titre : « Grave menace sur le pétrole roumain » et annonce la faillite du consortium sous réserve d’intervention de l’Etat roumain. Madeleine essaie de joindre Joubert et Péricourt. En vain. Elle ne peut plus partir avec Paul. Léonce partira à sa place mais celle-ci semble avoir disparu. C’est donc Vladi qui partira à Milan. Dès le lendemain, Madeleine se rend chez Charles puis au journal : Guilloteaux confirme que son journal a vanté l’affaire roumaine. Pendant ce temps, Solange Gallinato (de son vrai nom Bernadette Traviers, née à Dole dans le Jura, fille d’un cantonnier alcoolique battant sa femme) accueille Paul et Vladi à Milan. A l’heure où Paul entre à la Scala, la presse française confirme que l’Etat roumain n’apportera pas son soutien au consortium pétrolier et qu’on a découvert un gisement d’une ampleur exceptionnelle en Irak. Madeleine cherche à être rassurée sur l’étendue des pertes mais Gustave, avec un certain sadisme, ne lui laisse aucun espoir. Elle a tout perdu et il s’est servi d’elle : « Vous avez perdu votre fortune en même temps que je constituais la mienne, c’est tout à fait différent » (199) rétorque Gustave. Au moment de partir, Madeleine aperçoit Léonce à une fenêtre du premier étage.

L’Hôtel Péricourt est vendu le 30 octobre 1929 et racheté par… Gustave Joubert. Madeleine achète deux appartements, le plus grand, rue Duhesme, destiné à la location, et le second, au 96 rue La Fontaine, au 2e étage  où elle aménage le 1er décembre avec Paul et Vladi. Quelques jours plus tard, on publie les bans du mariage de Mlle Léonce Picard et de M. Gustave Joubert.

En fin d’année, Madeleine adresse ses vœux à André mais se déclare trop occupé pour venir les voir. Le jour où il vient, Paul pousse un hurlement qui fait fuir André. Madeleine reste avec l’enfant jusqu’à trois heures du matin et obtient un aveu terrifiant : le précepteur a fait subir à Paul des sévices physiques (bras attaché dans le dos pour l’obliger à écrire de la main droite, coups de règles sur les doigts, fessées) et des abus sexuels au moment même où Madeleine avait pleinement confiance en lui et montait le rejoindre dans sa chambre. Madeleine boit donc le calice jusqu’à la lie : trahie par Charles, Gustave, Léonce et André. Paul allait se réfugier auprès de son grand-père. Le jour de sa mort même, André furieux d’être distrait de sa mission de journaliste, avait giflé l’enfant. En voyant son bourreau sur le perron, Paul avait sauté. Cet aveu soulage Paul mais remplit Madeleine de culpabilité et de rage. Elle veut aller porter plainte au commissariat mais l’enfant la supplie de ne pas le faire. Il ne redira plus jamais rien à personne. Le 9 janvier 1929, Madeleine essaie de rassurer André en lui demandant de repasser chez eux.

 

1933

Le 7 janvier 1933, les Centraliens organisent leur dîner annuel à La Tour d’Argent. Gustave Joubert triomphe. Il s’est enrichi à la fin de 29 avec le pétrole irakien et a démissionné de la Banque Péricourt qui a périclité en deux semaines pour se consacrer à ses affaires, le rachat des Etablissements Souchon, entreprise de mécanique générale et la direction de la Renaissance française, un « laboratoire d’idées » pour régénérer la France. Pendant ce temps-là Léonce retrouve Robert Ferrand, son amant dans un hôtel de la rue… Joubert, un marlou mi- mécanicien mi- cambrioleur incapable de prévoir le lendemain que Léonce a connu à Casablanca.

Madeleine a repris contact avec Dupré. Elle lui avoue qu’elle veut nuire « à un ancien banquier, à un député de l’Alliance démocratique, à un journaliste du Soir de Paris et à une ancienne employée » (233). Dupré comprend très vite de qui il s’agit. Il ne déplaît pas à ce libertaire dans l’âme de ruiner un banquier, d’écraser un député et de dessouder un journaliste. Rue La Fontaine les disques d’opéra qu’écoute Paul dérange les voisins. Vladi a l’idée de faire isoler la pièce. L’enfant qui a désormais acquis une connaissance impressionnante sur l’opéra, entretient une correspondance régulière avec Solange Gallinato qui lui parle de ses nouveaux décors. Ils se retrouvent lors d’un récital de la diva en septembre 32 salle Gaveau.

André Delcourt est devenu quelqu’un, il s’épanouit dans le rôle de l’intellectuel monacal et incorruptible. Ce soir-là, il retrouve, dans les salons de Marie-Aynard de Marsantes, l’académicien Adrien Montet-Bouxal avec qui il est allé à Rome en 1930 et qui voit dans le fascisme italien un renouveau des valeurs de la Rome antique et le meilleur rempart contre la menace germanique ; il croise également Guilloteaux qui reste sourd à ses demandes en se lamentant sur les comptes du journal (comme d’habitude).

            Joubert qui avait des doutes sur la fidélité de sa femme, l’a fait suivre depuis le début. L’enquête a conclu qu’elle avait un amant sans le sou, René Delgas. Aux Ateliers d’Etudes Aéronautiques au Pré Saint-Gervais, Gustave accueille les journalistes. Il prétend construire le moteur du premier avion à réaction qui révolutionnera l’aéronautique. La promotion continue, trois jours plus tard, à La Closerie des Lilas où Joubert arrive aux bras de sa femme. Il salue M. Lefebvre, propriétaire de Lefebvre-Strudal qui assure  soixante pour cent du chiffre d’affaires de la Mécanique Joubert. Delcourt, qui déteste Joubert, n’a pas pu résister à la curiosité. Joubert vante son projet qui pourra à lui seul gagner la prochaine guerre. Madeleine lit les déclarations de Joubert et découvre les photos des mondanités dans Le Soir de Paris du lendemain et décide d’agir. Ses rendez-vous réguliers avec Dupré lui permettent de faire le point.

Madeleine se rend alors à l’Hôtel Péricourt, boulevard de Courcelles, et retrouve Léonce et, après avoir échangé quelques mots sur la santé de Paul, elle pose un document sur la table basse : « Mairie de Casablanca. Acte de mariage de Mlle Léonce Picard et de M. Robert Ferrand ». Madeleine lui fait valoir à son ancienne employée ce qu’elle risque et elle lui explicite les termes d’un marché : elle veut tout savoir sur Joubert, sinon elle ira au commissariat ; elles se verront chaque semaine chez Ladurée. Pour éviter qu’elle disparaisse, elle lui prend son passeport.

Charles Péricourt, de son côté, commence à se préoccuper de marier ses deux jumelles qui ont maintenant dix-neuf ans. Malgré des dents refaites à neuf, elles sont toujours aussi laides et elles n’ont toujours aucun prétendant. En février, Hortense a réussi à convaincre Mme Crémant-Guérin d’organiser une rencontre entre son fils Alphonse et les deux filles Péricourt. Le jeune homme n’est pas séduit et Charles essaie de le retenir en parlant de politique.

Alors que dans la presse, André soutient l’initiative de Joubert du bout des doigts, contraint et forcé, Madeleine s’inquiète toujours pour son fils qui va sur ses treize ans. Un jour qu’il est à la bibliothèque, elle fouille sa chambre et découvre des réclames pour des produits féminins et des photos de femme en petite tenue. Elle s’inquiète. Solange Gallinato, qui se targue de l’amitié de Richard Strauss a invité Paul à Berlin. Elle n’avait pu s’y rendre pour le cinquantième anniversaire de la mort de Wagner mais donnera finalement un concert le 9 septembre. Puis, Madeleine rencontre Robert Ferrand et l’interroge sur son ancien métier de mécanicien chez Dumont à Vincennes, il y a vingt ans. Dupré n’est pas très optimiste sur les capacités de Robert à donner le change. En effet, Robert ne peut être employé comme ouvrier mais Joubert lui propose un poste de balayeur à l’Atelier. La piste d’André semble plus difficile à creuser pour Dupré : incorruptible et indifférent aux femmes. « Ce n’est peut-être pas de ce côté qu’il faut chercher » dit Madeleine (287). Dupré qui est entré chez lui par effraction, a fait pourtant une autre découverte : « Il se fouette ». Madeleine s’abandonne dans les bras de Dupré.

Paul qui comprend que sa mère n’a pas les moyens pour le voyage à Berlin, s’intéresse de plus en plus à l’actualité allemande à cause du projet de Solange. Il lit, dans les journaux, les nouvelles de l’incendie du Reichstag, de l’interdiction des comédies musicales et des bals costumés, de la dissolution des associations musicales et ce titre : « La Gallinato chantera pour Hitler ». Il voudrait l’en dissuader.

Début avril, André Delcourt se rend chez Montet-Bouxal qui lui parle du projet d’un quotidien favorable aux « thèses qui avaient refait de l’Italie une grande nation latine » : « le fascisme est une doctrine moderne, nous sommes bien d’accord ». Des locaux sont déjà prévus avenue de Messine. André propose un titre : Le Licteur. Bientôt, il sera enfin à la tête d’un journal.

Dupré et Robert se rendent à Châtillon dans la nuit. Robert pénètre dans les ateliers de Lefebvre-Strudal et met le feu. Dupré continue parallèlement à surveiller André. Il a remarqué que le journaliste avait l’habitude de s’installer sur un banc du Square Saint-Merry, à 16h, à la sortie du Cours élémentaire Saint-Merry, ou rue Scribe, en face de l’Ecole de danse. Dupré interroge Madeleine : « Votre rancune à son égard tiendrait-elle à … ces penchants ? ». Madeleine se met à pleurer : « C’est Paul, voyez-vous… […] Ce type est un salaud » (298).

Pendant ce temps-là, Berthomieu, un député bien informé laisse entendre à Charles Péricourt qu’il pourrait être bientôt nommé à la tête d’une commission luttant contre l’évasion fiscale. Charles qui aura besoin d’un assistant, veut recontacter Alphonse qui lui sera ainsi redevable. Faute de nouvelles, il passe une nouvelle nuit mais il apprend son élection le lendemain.

Après l’incendie criminel chez Lefebvre-Strudal, d’autres sabotages se produisent à l’atelier de Joubert. Trois dés à coudre de poussière ont été versés dans une citerne. La Renaissance française préoccupée, a diligenté une mission d’inspection dirigée par Lobgeois, un rival jaloux de la réussite de Joubert qui réclame une rallonge budgétaire. Une nouvelle implosion désintègre des turbines et fait perdre onze jours supplémentaires.

André, de son côté, rencontre des journalistes pour son journal : « le fascisme était dans l’air et les intellectuels, les écrivains qu’il contactait étaient tous enthousiasmés, convaincus qu’il constituait le meilleur rempart à un nazisme qui se montrait de plus en plus fort et conquérant » (310). En attendant, Delcourt se sert du Soir pour diffuser ses idées. Il publie notamment un article intitulé « Le crime » contre l’avortement qu’il présente comme une faute politique et morale et comme un crime contre l’amour : « l’amour qui prévaut sur tout, sur le sort, sur le destin, sur le malheur… L’amour qui est le bien sacré de tous les êtres de Dieu. » (311)

Madeleine se rend chez son locataire de la rue Duhesme, maître Guéneau : il n’a pas payé son loyer depuis deux mois. Comme il a placé son argent dans la Banque Péricourt qui a fait faillite, il se croit autorisé à se venger sur la fille Péricourt. Mais un jour qu’il fait son marché, le notaire tombe sur Robert qui le frappe violemment au fémur. S’il ne paye pas, il lui cassera les deux genoux. Madeleine qui s’inquiète de l’initiation sexuelle de Paul, en parle à Dupré. Paul avoue à sa mère le secret de ses cahiers : les produits de beauté se vendent grâce à la publicité. C’est cela qu’il veut faire. Puis Madeleine présente Paul à Dupré qui l’amène voir Mauricette une petite de la rue Froidevaux, croyant résoudre sa frustration sexuelle. Mais la situation devient cocasse quand le fils de Madeleine révèle ses véritables désirs : … créer un laboratoire pharmaceutique.

En contrepartie de l’embauche comme assistant de Charles, Alphonse accepte de voir ses filles.

La Renaissance française a coupé les vivres à Joubert, le gouvernement a suspendu son aide mais Joubert veut rassurer les hommes qui lui sont restés fidèles. Ils ont dix semaines pour présenter le prototype.

Madeleine se rend maintenant dans un hôtel particulier de la rue de La Tour à Passy en se faisant passer pour Mme Joubert. Elle se présente à M. Renaud, le représentant de l’Union bancaire de Winterthour, une banque suisse qui garantit la discrétion à ses clients. Elle veut placer huit cent mille francs pour son mari.

Les nouvelles d’Allemagne (boycott des commerçants juifs en avril, l’autodafé, les comédiens, musiciens et chanteurs juifs démissionnés, les œuvres de Mendelssohn, Meyerbeer, Offenbach et Mahler bannies) inquiète Paul. Il écrit à Solange et décide de couper les ponts avec elle.

A l’Atelier, alors que le réacteur se met en marche, Robert vole un colis « Compagnons Frères » qu’il restitue dix jours plus tard. Outre le délai, on a été obligé de passer une autre commande. Le jour arrive de la démonstration publique du nouveau réacteur. Au début, tout se passe bien puis le réacteur implose et Joubert se retrouve par terre. Robert a mis du mercure dans le bain d’aluminium. Le scandale éclate à la Une des journaux le lendemain. Joubert n’ose plus sortir de chez lui. Sacchetti lui demande de démissionner de la présidence de la Renaissance française.

Dans un nouvel article André Delcourt se demande « La France a-t-elle besoin d’un dictateur ? »

Dupré présente à Paul un pharmacien, Alfred Brodsky dont l’officine juive a été détruite à Breslau. Il est décidé à aider Paul dans son entreprise. Madeleine envisage de chercher du travail. Fin avril, le produit de Brodsky est stabilisé. On peut passer à la phase de test mais seuls Vladi et Paul jouent vraiment le jeu. C’est à ce moment-là qu’intervient également l’affaire Fernand Valet du nom du crémier de la rue Mignet qui, un jour, décide de ne plus servir Vladi. Madeleine déboulonne dans la boutique et fait un scandale devant toutes les clientes : « ne serait-ce pas plutôt parce que mademoiselle a refusé de coucher avec vous ? » (367)

Charles Péricourt s’intéresse à son nouveau dossier sur les impôts. Le débat de 1933 semble bien contemporain : « l’impôt est en soi une mesure injuste et inquisitoriale, mais à partir du moment où il existe, il y a une grave injustice à ce que certains payent et d’autres pas » (356). Pourquoi n’a-t-on rien fait contre la fraude qui s’élève à six ou sept milliards… « Tout le monde pense que si on contrôle les riches, ils vont aller mettre leur argent ailleurs » (358). Le budget de 1933 étant déficitaire et la dette importante, « il faudrait bien trouver l’argent là où il était. La poche des contribuables restait l’endroit le plus directement accessible » (358-359). Alphonse accepte de consacrer une après-midi par semaine à voir les filles Péricourt mais comme elles n’arrivent pas à se décider, elles échangent régulièrement leurs rôles sans que le jeune homme s’en aperçoive.

Après son échec retentissant, Joubert reconsidère ses projets : il va fermer son entreprise, rendre les locaux de Clichy, vendre l’hôtel particulier. Il retourne à l’Atelier où il trouve Robert en train de balayer. Joubert prend tout ce qui reste dans le coffre. Après son départ, Robert, avec des commis, charge dans des camions tout ce qui pouvait se vendre. Les employés qui viennent chercher le matériel de leurs entreprises respectives le lendemain ne trouvent qu’un seau et une serpillère.

Le travail de la commission fiscale de Charles avance bien mais tout va se dérégler. Le vendredi 16 août 1933, un huissier vient, avec deux gendarmes relancer un agriculteur du lieudit La Coudrine dans la Somme, Sauveur Piron qui refuse de payer ses impôts. Cet événement va être le déclencheur d’une révolte contre l’impôt : «  l’heure de la révolte contre l’impôt avait sonné » (379), « le grand coupable, c’était l’impôt. Le grand ennemi, c’était l’Etat », « Le gouvernement observait avec inquiétude les couleurs de cet incendie qui gagnait sans cesse du terrain » (380). Des voitures et des magasins sont incendiés. On organise la grève générale de l’impôt.

Pendant ce temps-là, Robert et Léonce ont simulé un cambriolage dans l’hôtel particulier des Joubert. Ils s’emparent de plans et de dossiers dans le coffre, de bijoux et d’argent jusque dans le porte-monnaie de ménage ; Robert casse un carreau… de l’intérieur. Le commissaire Fichet, averti par Thérèse, la cuisinière,  arrive sur les lieux avant Joubert. Le policier ne croit guère à une effraction. Madeleine s’intéresse surtout à deux dossiers : « Hypothèses abandonnées » et « Recherches en cours ». A Léonce qui réclame désormais son passeport, Madeleine lui conseille d’attendre. Bientôt, elle sera libre.  Puis, tout à coup, elle exhibe trois billets de train pour Berlin au nom de Léonce Joubert.

Le surlendemain, Vladi hisse Paul dans son compartiment à la gare de l’Est. La jeune infirmière polonaise sympathise avec François Kessler, le contrôleur ; tous deux parlent allemand. Madeleine est aussi dans le train, à l’écart et passe la douane sous le nom de Léonce Joubert. A Berlin, pendant que Paul retrouve Solange, Madeleine se rend au Reichluftfahrtministerium où elle est reçue par le major Günter Dietrich : son mari, dit-elle, souhaite que ses essais se poursuivent dans l’intérêt de la communauté scientifique, la démarche est désintéressée hormis quelques frais secondaires s’élevant à cinq cent mille francs suisses. En attendant la réponse, Madeleine envoie un message à André l’informant de la présence de Léonce Joubert à Berlin. Après avoir vérifié que celle-ci était effectivement absente de chez elle, le journaliste informe Guilloteaux. Le récital de Solange devant le chancelier Hitler ne se passe pas comme prévu. Grâce à l’aide de Vladi, on réussit à transformer le décor et surtout Solange se met à interpréter un chant de Lorenz Freudiger. La salle se vide. Paul reprend le train pour Paris avec Vladi et pendant tout le voyage pense à Solange (« son talent, elle le doit entièrement à la peine, au chagrin… elle est une enfant de la douleur » (421). La cantatrice a été expulsée de Berlin. A 2h du matin, alors que son train arrive à Amsterdam, elle meurt seule, dans son compartiment. Le lundi, Madeleine retrouve Dietrich. Rapidement, une voiture la ramène à la gare. Sur la banquette, il y a une enveloppe épaisse avec un ordre de virement sur un compte qu’elle avait indiqué.

Gustave Joubert n’a gardé que Thérèse, la cuisinière à son service. Le 11 septembre, le commissaire divisionnaire Marquet vient l’interroger sur la disparition de sa femme. Un article de Delcourt annonce qu’elle a été vue à l’hôtel Kaiserhof et au Ministère de l’Air allemand. Joubert ne comprend pas ce qui se passe mais la police est parfaitement au courant des deux visites au Ministère allemand le 9 et le 11. La presse parle de trahison. On attend Mme Joubert au train de Berlin. Le mari et la femme seront confrontés.

La pseudo-Léonce Joubert tend le passeport de … Madeleine Péricourt à la frontière et descend du train. Une voiture l’attend, conduite par Dupré qui est choqué qu’elle ait pu aider les nazis. Elle le rassure en disant qu’elle a donné le dossier des « Hypothèses abandonnées ». A son retour à Paris, Paul apprend le décès de Solange Gallinato et s’insurge de la fausse information répandue par le IIIe Reich selon laquelle la diva aurait été ovationnée par Hitler.

La police n’a évidemment pas trouvé Mme Joubert à la descente du train. Gustave est arrêté. Au premier feu rouge, il croit reconnaître Madeleine. Gustave est inculpé de haute trahison, la Manzel-Fraunhofer-Gesellschaft, une entreprise suisse secrète appartenant à l’Etat allemand venait de virer deux cent cinquante mille francs suisses sur le compte de la Française d’Aéronautique, des pages de ses dossiers ont  été vues sur les bureaux du Ministère de l’Air allemand.

Un soir deux événements se produisent coup sur coup près de la rue de La Tour. D’abord le chauffeur de M. Renaud renverse un piéton puis M. Renaud lui-même se fait dévaliser après avoir voulu aider une jeune femme. Robert, Léonce et Dupré étaient dans le coup. M. Renaud ne veut pas porter plainte même si on lui a volé son carnet.

Les manifestations contre l’impôt tournent à la révolte : « C’est une marée humaine qui se heurte aux forces de police au niveau des Champs Elysées et de la place de la Concorde » (444). Camelots du roi et partisans de l’Action française font le coup de poing avec les militaires. On dénombre quarante blessés. Delcourt met de l’huile sur le feu dans ses colonnes.

Le grand jour est arrivé pour Paul. Il présente enfin son Baume Calypso du docteur Moreau.

Madeleine va voir Guilloteaux au journal. Elle lui dit que son nom est apparu sur un compte ouvert à l’Union bancaire de Winterthur. Elle réclame le prix de son silence puis se rend chez René Delgas en lui demandant un double du carnet suisse et en lui montrant une lettre de Delcourt. Au même moment, André est avec un magistrat du Ministère de la Justice. Il lui parle d’une lettre de dénonciation mettant en cause des clients français échappant à l’impôt. Deux jours plus tard, la lettre se trouve dans les mains de la section financière.

Charles connaît de nouveaux ennuis. Le ministre n’est pas content de la tournure des événements et sa femme doit être hospitalisée d’urgence à la Salpêtrière. Le lendemain, quand il se rend à l’hôpital, il apprend qu’elle est morte dans la nuit.

Alors que l’établissement de M. Renaud est déjà placé sous surveillance, une femme ravissante se présente pour se renseigner sur un placement. Avant de s’en aller, elle passe aux toilettes. Le 23 septembre, deux agents débarquent chez M. Renaud alors qu’un « client » est en possession de cent quarante mille francs en petites coupures. La perquisition semble ne rien donner à la grande satisfaction de M. Renaud jusqu’à ce qu’on trouve un carnet caché derrière la chasse d’eau. Le banquier comprend qu’il s’est fait piéger deux fois par la même fille et crie que ce carnet est un faux.

Paul s’est installé dans les anciens locaux de l’Atelier d’aéronautique au Pré Saint-Gervais. Au retour, Dupré l’a conduit chez Mauricette.

En accord avec ses collègues de la Justice et des Affaires étrangères, le juge d’instruction donne ordre au commissaire de la Sûreté générale de procéder à un vaste coup de filet le 25 septembre. Un certain nombre de personnalités de la politique, de l’industrie, de la presse et même de l’Eglise sont interpellées. A neuf heures, le corbillard d’Hortense entre au cimetière des Batignolles et très vite la rumeur d’une perquisition arrive aux oreilles de Charles. Le juge d’instruction vient en personne lui parler : «  M. Péricourt, vous êtes soupçonné de fraude fiscale par l’intermédiaire de l’Union bancaire de Winterthour, votre nom figure dans un carnet saisi au siège de cette banque, je vais vous demander de me suivre » (478). Charles est abasourdi et clame son dénuement et crie au complot mais le juge ajoute : « dans votre voiture nous venons de trouver deux cent mille francs suisses en grosses coupures » (479). En se retournant, Charles voit Madeleine ; on crut qu’il était frappé d’apoplexie.

Le lendemain, Léonce qui a accompli sa mission auprès du banquier suisse, commence à s’impatienter. Mais Madeleine lui rend sa liberté et lui donne même la somme de cinquante mille francs suisses. « Madeleine n’était qu’une boule de rancune, animée par une vengeance froide. Inhumaine » (483).

André qui a démissionné du Soir de Paris a dû se résoudre à donner le scoop sur la fraude fiscale à l’Evénement. L’article intitulé « Un bel exemple » dénonce Charles Péricourt. Guilloteaux va demander des comptes à Madeleine : il l’a payée pour qu’elle se taise : « Je vous ai menti. Je n’ai jamais eu l’intention de tenir parole. Vous n’êtes pas un homme si scrupuleux que vous puissiez m’en faire le reproche » lui répond Madeleine (485).

A la Une d’un autre journal, L’Intransigeant, on parle de l’assassinat au Raincy de Mathilde Archambault, une femme enceinte de trente-deux ans et de l’enquête confiée au juge Basile. Madeleine décide d’utiliser cette affaire pour en finir avec Delcourt, malgré les scrupules de Dupré. « Elle céda à la rancune. Comme toujours » (490). Elle l’invite à dîner chez Lipp où André croise des connaissances, le Directeur de l’Evénement et Armand Chateauvieux, industriel sympathisant du Licteur. Au cours de la conversation, Madeleine fait une allusion au fouet qui soigne le nervosisme dans certaines peuplades et dit à André : « je sais tout ce que vous avez été pour mon fils. Tout ce que vous avez fait pour lui. Et je voulais vous assurer… que de tels bienfaits ne se perdront jamais » (501) Pendant ce temps-là, Dupré pénètre chez Delcourt et emporte un stylo, une bouteille d’encre, un verre et le fouet à buffles. Puis, il se rend au Raincy et pénètre dans le pavillon où il dispose les objets pris chez Delcourt : une feuille de papier en boule dans la poche d’une robe de chambre, le verre sous le lit, une lettre dans le montant du lit. Le juge Basile arrive peu de temps après son départ et trouve deux empreintes différentes dont l’une corroborée par des éléments à charge. Les informations sont distillées à la presse. Sur la lettre retrouvée dans le montant du lit, une formule empruntée à un article de Delcourt : « l’amour qui prévaut sur tout, sur le sort, sur le destin, sur le malheur… L’amour qui est le bien sacré de tous les êtres de Dieu. » (cf. p. 311). André découvre ces informations dans la presse. Au moment où un télégramme de Montet-Bouxal se plaint de cette mauvaise publicité, le commissaire Fichet se présente chez André. Il demande au journaliste s’il connaît la victime et avant de partir (à la manière de Columbo), il lui demande un exemplaire de son écriture et ses empreintes. Quelques jours plus tard, après avoir constaté la disparition de son fouet (dont il s’était servi au retour du Square Bertrand), André est arrêté. Il crie au complot mais il est finalement inculpé d’assassinat sur Mathilde Archambault sans préjuger d’autres charges (519). En sortant du Palais de Justice, encadré par deux policiers, il croise furtivement Madeleine. Dupré la conduit à l’atelier du Pré Saint-Gervais où elle salue son fils avant de repartir.

 

Epilogue

Au bout de dix-huit mois d’instruction le procès de Delcourt se conclut par la condamnation à quinze ans de réclusion criminelle. Le projet de quotidien fasciste n’a évidemment pas survécu à cette arrestation. Mais le 23 janvier 1936, on arrête un homme dont les empreintes correspondent à celles retrouvées chez Mathilde. Gilles Palisset reconnaît le meurtre. André Delcourt est libéré mais le 20 février 36 on le retrouve mort, ligoté à son lit et l’entrejambe brûlé à la chaux vive.

L’instruction du procès de Joubert est assez longue. Il est finalement condamné à sept ans de prison pour « intelligence » avec l’ennemi. Libéré en 41, il meurt et en 42 d’un cancer foudroyant.

Quant à Charles Péricourt il se sort d’un scandale que la société a préféré étouffer. Mais il ne se s’en remet pas et finit par rejoindre ses deux (vieilles) filles qui se sont installées à Pondichéry. Il meurt en 52.

Paul fait fortune grâce à sa société. Résistant dès 41, torturé par la Gestapo en 43, il reçoit après guerre la Médaille de la Résistance, la Croix de la Libération et la Légion d’honneur. Puis il fonde l’agence de publicité Péricourt, épouse Gloria Fenwick, l’héritière d’une agence américaine concurrente, va s’installer à New-York, fait des enfants, des profits, des slogans.

Léonce est repartie à Casablanca, sans Robert. Se faisant appeler Madeleine Janvier, elle épouse un riche industriel normand qui lui fera cinq enfants.

Vladi a épousé son contrôleur des chemins de fer François Kessler. Ils se sont installés à Alençon. Leur fils Adrien Kessler obtient le Prix Nobel de médecine. Vladi n’a jamais appris le français.

Dupré continue à appeler Madeleine par son prénom et elle lui donne du « M. Dupré ».

 

2. Critique

 

Après le succès littéraire d’Au revoir là-haut couronné par le Prix Goncourt 2013 et son adaptation cinématographique par Albert Dupontel en 2017, on attendait impatiemment la suite des aventures de la famille Péricourt. Edouard est mort (deux fois), Henri d’Aulnay-Pradelle est en prison, Albert Maillard s’est enfui  à Beyrouth avec Pauline. D’autres personnages sont rentrés dans l’ombre : Louise Belmont ou Joseph Merlin. Le père, Marcel Péricourt qui avait involontairement écrasé son fils à la fin du premier opus, meurt au début du second. Mais une nouvelle saga familiale commence. Dans l’Hôtel Péricourt, Madeleine est entourée de son fils Paul, du fondé de pouvoir de la banque, Gustave Joubert, qu’elle a failli épouser, du précepteur de son fils, André Delcourt qui est aussi son amant, de Léonce la dame de compagnie et de Charles Péricourt, son oncle. Elle va être le centre d’une tragédie en plusieurs actes : le jour de l’enterrement, Paul se défenestre, elle découvre bientôt que cet acte est dû au comportement de Delcourt avec son fils, puis elle est victime d’un véritable complot ourdi par Gustave, Charles et Léonce pour la dépouiller de ses biens. Au début de 1930, Madeleine a tout perdu ; orpheline de mère et de père avec un frère mort, un mari en prison et un fils handicapé, elle aurait pu couler définitivement. Mais la fragile Madeleine va se transformer en Médée vengeresse (anti-Médée plutôt car il n’y a que son fils qu’elle ne veut pas détruire), en Comtesse de Monte-Cristo pour faire payer tous ceux qui leur ont fait du mal. Elle s’entoure d’un véritable gang en embauchant Lucien Dupré, ex-homme de main de son mari, Robert Ferrand, une petite frappe, conjoint de Léonce femme fatale à tous les sens du terme, René Delgas, un faussaire. C’est un épisode de Mafiosa qui se joue, sur fond de crise financière et de montée des périls. Si la vengeance est un plat qui se mange froid, les méthodes de Madeleine s’avèrent glaciales. Car si Delcourt, Joubert et Péricourt sont bel et bien coupables, ils ne tombent pas pour les actes qu’ils ont commis : Joubert n’a pas trahi la France en vendant ses brevets aux nazis, Péricourt n’a pas placé son argent en suisse et Delcourt n’a pas assassiné Mathilde Archambault.

Un exemple article du site pastichesdumas établit les ressemblances et les divergences entre le roman de Dumas (que Lemaître reconnaît comme son maître à la p. 523) et Couleurs de l’incendie. On pourrait aussi rapprocher cette fresque des romans de Balzac (Les illusions perdues qui dénoncent la collusion entre la presse et la politique) et de Zola (L’argent). Mais on se rappelle surtout que l’auteur vient du roman policier. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il sait ficeler des intrigues, mêler les pistes et les fils pour mieux les dénouer progressivement à l’image de ces plans machiavéliques montées par Madeleine et Dupré pour faire tomber leurs victimes. L’arrière-plan historique est aussi présent chez Dumas, avec un certain goût pour les périodes troublées. Mais l’originalité de Lemaître est d’abandonner les autoroutes très fréquentées de la littérature sur la Première et la Seconde Guerre Mondiales largement illustrées par les autobiographies. L’exploration des dessous nauséabonds de l’immédiat après Première Guerre avait été une des grandes forces d’Au revoir là-haut. Le tableau que nous fait Lemaître des années folles et de l’année 1933 est moins commun en littérature que la décennie suivante et nous fait regarder un versant moins connu de la crise économique et de l’imminence des périls. Autant dire que tout le monde ne pâtit pas de la crise et que d’autres se réjouissent de l’émergence de certaines forces. Du petit peuple aux intellectuels, la xénophobie et le fascisme s’imposent subrepticement.

On aura noté à la lecture du roman  et de la « reconnaissance de dette » de l’auteur p. 533, que Lemaître s’inspire d’un certain nombre événements des années 30 pour donner une dimension réaliste à son roman : Le Redressement français d’Ernest Mercier, les fraudes fiscales de la Banque commerciale de Bâle, les agissements du Soir de Paris à « L’abominable vénalité de la presse française » (série d’articles de Boris Souvarine publiés dans L’Humanité), Maurice Bunau-Varilla, patron du Matin,… mais l’auteur reconnaît qu’il prend quelques libertés avec la chronologie. Mais au-delà de cette conformité historique, nous sommes surpris aussi de la tentation de voir apparaître les fantômes de Jérôme Cahuzac dans la commission Péricourt, voir même des Gilets jaunes dans la révolte des paysans contre l’impôt, qui mettent le feu aux voitures et envahissent les Champs Elysées. Nous sommes frappés de l’actualité de ces spéculations sur le pétrole et de ces commissions d’enquête qui ne servent souvent qu’à enterrer les dossiers, de cette séduction exercée sur les intellectuels par les aventures politiques les plus hasardeuses et par l’opportunisme des médias, capables d’écrire sur des événements qu’ils n’ont pas vu pourvu que cela flatte leur électorat. Le roman, finalement, n’est guère morale si l’on met de chaque côté de la balance les méfaits des hommes et les méthodes de Madeleine mais l’Histoire est-elle morale ?

Un des ressorts dramatiques du roman est l’impréparation de Madeleine à assurer la succession de son père à la banque.  Son oncle l’a dit : « Puisque, c’était notoire, les femmes n’entendent rien ni à la politique ni aux affaires, il met l’accent sur l’aspect affectif » (308) et Charles Joubert l’a bien compris en la bernant mais à l’image du siècle qui verra les femmes remplacer les hommes, morts sur les champs de batailles, dans les champs, dans les usines et lutter pour leurs droits, ce roman, plus que le premier est celui de la vengeance des femmes. Certes il y a bien Hortense qui vit dans l’admiration béate de son héros de Charles, les deux jumelles, Rose et Jacinthe, qui ne trouvent guère leur place dans la société. Mais il y a aussi Vladi, cette matrone exubérante qui en impose par son dynamisme et son charisme, il y a Solange Gallinato qui fait entendre sa voix pour triompher d’une enfance malheureuse dans une forme de résilience symphonique, il y a même Léonce qui sait mettre sa beauté au service de combats. Et il y a surtout Madeleine, qui au lieu de pleurer comme son prénom l’invite, décide de se battre, de combattre, en ne reculant devant aucun moyen pour venger son honneur perdu. Si la Guerre avait laissé entrouverte la porte aux femmes, les hommes de 1920 s’empressent de la refermer sur leurs doigts. Le scandale Madeleine est celui d’une femme qui se retrouve à la tête d’une banque à une époque où les femmes ne peuvent même pas signer un chèque. On veut lui faire payer cette situation anachronique. Mais ce bataillon de femmes ne veut plus se laisser faire, que ce soit par le banquier ou par le crémier. On rêve d’ailleurs d’une adaptation cinématographique du livre par le sulfureux réalisateur sud-coréen Park Chan-Wook, auteur de sa trilogie sur la vengeance et notamment de Lady Vengeance qui met en scène le personnage de Lee Geum-Ja qui, par certains côtés, ressemble à Madeleine.

Un autre parallèle intéressant (déjà esquissé par la proximité de destin entre Solange et Paul, les deux oiseaux blessés, condamné à être assis) est celui que l’on peut établir entre Edouard et son neveu Paul. Le premier a été stigmatisé pour son homosexualité et son handicap l’a obligé à vivre reclus et à développer un don artistique. Paul commence son existence en étant victime d’abus sexuels au point que sa mère s’inquiète pour sa sexualité ; paraplégique, il passe son temps dans des bibliothèques à étudier des livres et à écouter des disques d’opéra. Paul est bègue, Edouard ne peut plus parler. L’intérêt final de Paul pour la publicité n’aurait pas déplu à l’oncle qui a monté avec Maillard le catalogue promotionnel du Souvenir patriotique. Le geste même de Paul se jetant sur le cercueil de son grand-père semble reprendre de façon mimétique le suicide d’Edouard au Lutétia. Dans la famille Péricourt, on semble entretenir un rapport bien compliqué avec les enterrements, des magouilles d’Aulnay-Pradelle à l’enterrement agité d’Hortense Péricourt en passant par le transfert des cendres d’Edouard dans le caveau familial et par les obsèques tumultueuses de Marcel. Paul, l’handicapé qu’on donnait pour mort à l’âge de sept ans, a finalement réussi ce que les autres n’ont pas réussi, avec l’aide de sa mère, cette Madeleine, longtemps tenue comme quantité négligeable.

En conclusion, le poème d’Aragon, « Les lilas et les roses », Le Crève-cœur, 1941 qui a donné l’idée du titre (voir dernier vers).

 

O mois des floraisons mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Ni ceux que le printemps dans les plis a gardés

Je n’oublierai jamais l’illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d’amour les dons de la Belgique
L’air qui tremble et la route à ce bourdon d'abeilles
Le triomphe imprudent qui prime la querelle
Le sang que préfigure en carmin le baiser
Et ceux qui vont mourir debout dans les tourelles
Entourés de lilas par un peuple grisé

Je n’oublierai jamais les jardins de la France
Semblables aux missels des siècles disparus
Ni le trouble des soirs l'énigme du silence
Les roses tout le long du chemin parcouru
Le démenti des fleurs au vent de la panique
Aux soldats qui passaient sur l’aile de la peur
Aux vélos délirants aux canons ironiques
Au pitoyable accoutrement des faux campeurs

Mais je ne sais pourquoi ce tourbillon d'images
Me ramène toujours au même point d’arrêt
A Sainte-Marthe Un général De noirs ramages
Une villa normande au bord de la forêt
Tout se tait.  L’ennemi dans l’ombre se repose
On nous a dit ce soir que Paris s’est rendu
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Et ni les deux amours que nous avons perdus

Bouquets du premier jour lilas lilas des Flandres
Douceur de l’ombre dont la mort farde les joues
Et vous bouquets de la retraite roses tendres
Couleur de l’incendie au loin roses d’Anjou

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