NOR : MENE2009217N. Note de service du 10-4-2020. MENJ - DGESCO C1-3
Texte adressé aux recteurs et rectrices d'académie ; aux vice-recteurs ; au directeur du Siec ; aux inspecteurs et inspectrices d'académie-inspecteurs et inspectrices pédagogiques régionaux ; aux chefs d'établissement ; aux professeurs de lettres Références : arrêté du 17-1-2019, modifié (BOEN spécial n° 1 du 22-1-2019 et BOEN du 30-4-2020)
Le programme de français fixe quatre objets d'étude pour la classe de première : la poésie du XIXe siècle au XXIe siècle, la littérature d'idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle, le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle, le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle. Chacun des objets d'étude associe une œuvre (ou une section substantielle et cohérente d'une œuvre) et un parcours permettant de la situer dans son contexte historique et générique. Le programme national de douze œuvres, renouvelé par quart tous les ans, définit œuvres par objet d'étude, parmi lesquelles le professeur en choisit une et son parcours associé.
La liste des œuvres et des parcours inscrits au programme de première pour l'année scolaire 2020-2021 et pour les épreuves anticipées de la session 2022 du baccalauréat est la suivante :
Classe de première de la voie générale
Objet d'étude pour lequel les œuvres sont renouvelées
Le théâtre du XVIIe siècle au XXe siècle
Molière, Le Malade imaginaire / parcours : spectacle et comédie.
Marivaux, Les Fausses confidences / parcours : théâtre et stratagème.
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde / parcours : crise personnelle, crise familiale.
Objets d'étude pour lesquels les œuvres sont maintenues
La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle
Victor Hugo, Les Contemplations, livres I à IV / parcours : les mémoires d'une âme.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal / parcours : alchimie poétique : la boue et l'or.
La littérature d'idées du XVIe siècle au XVIIIesiècle
Montaigne, Essais, « Des Cannibales », I, 31 ; « Des Coches », III, 6 [translation en français moderne autorisée] / parcours : notre monde vient d'en trouver un autre.
Jean de La Fontaine, Fables (livres VII à XI) / parcours : imagination et pensée au XVIIe siècle.
Montesquieu, Lettres persanes / parcours : le regard éloigné.
Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle
Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves / parcours : individu, morale et société.
Stendhal, Le Rouge et Noir / parcours : le personnage de roman, esthétiques et valeurs.
Marguerite Yourcenar : Mémoires d'Hadrien / parcours : soi-même comme un autre.
Classe de première de la voie technologique
Objet d'étude pour lequel les œuvres sont renouvelées
Le théâtre du XVIIe siècle au XXIesiècle
Molière, Le Malade imaginaire / parcours : spectacle et comédie.
Marivaux, L'Île des esclaves / parcours : maîtres et valets.
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde / parcours : crise personnelle, crise familiale.
Objets d'étude pour lesquels les œuvres sont maintenues
La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle
Victor Hugo, Les Contemplations, livres I à IV / parcours : les mémoires d'une âme.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal / parcours : alchimie poétique : la boue et l'or.
Tableau établi par Bernard Martial (professeur de lettres modernes)
Titre
Thème
Vers à retenir
SPLEEN ET IDEAL
3
Elévation
Le poète s’élevant au-dessus des contingences comprend sans effort « le langage des fleurs et des choses muettes ».
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides
Va te purifier dans l’air supérieur,
4
Correspondances
La théorie des correspondances : dans la nature, « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
5
« J’aime le souvenir de ces époques nues »
Nostalgie d’un âge d’or de nudité et de bonheur, face à un monde répressif et corrompu.
J’aime le souvenir de ces époques nues
Dont Phoebus se plaisait à dorer les statues.
6
Les Phares
Hommage à Rubens, Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix.
C’est un phare allumé sur mille citadelles
Un appel de chasseurs dans les grands bois !
7
La Muse malade
Appel désespéré à la muse
Ma pauvre muse, hélas ! qu’as-tu donc ce matin ?
8
La Muse vénale
Que doit faire la muse pour affronter les rigueurs de l’hiver et du dénuement.
Ô muse de mon cœur, amante des palais,
Auras-tu quand Janvier lâchera ses borées,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets ?
9
Le Mauvais Moine
Par rapport aux moines saints qui glorifiaient la Mort avec simplicité, le Poète se trouve un bien mauvais moine, incapable de transcender son propre dénuement.
Mon âme est un tombeau que, mauvais cénobite,
Depuis l’éternité je parcours et j’habite ;
Rien n’embellit les murs de ce cloître odieux.
10
L’Ennemi
Lutte contre le Temps qui nous dévore : une jeunesse douloureuse, l’automne des idées, un avenir incertain.
Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversé çà et là, par de brillants soleils.
11
Le Guignon
(des destinées fatales)
Un poids si lourd à soulever, condamné à l’oubli.
L’art est long et le Temps est court.
12
La Vie antérieure
Une île paradisiaque au couchant, un narrateur éventé par des esclaves.
J’ai longtemps habité sous de vastes portiques […]
C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, des flots et des splendeurs,
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs.
13
Bohémiens en voyage
Portrait lyrique de la tribu prophétique pour laquelle est ouvert…
L’empire familier des ténèbres futures.
14
L’Homme et la mer
L’homme et la mer sont des frères même s’ils se combattent.
Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
15
Don Juan aux enfers
Don Juan ignore, aux enfers, toutes ses victimes éplorées.
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
16
Châtiment de l’orgueil
Histoire d’un médecin médiéval qui a voulu défier Dieu et qui est devenu fou.
Immédiatement sa raison s’en alla. […]
Tout le chaos roula dans cette intelligence.
17
La Beauté
Prosopopée de la Beauté qui inspire le Poète.
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel est muet ainsi que la matière.
18
L’Idéal
L’idéal du poète : pas ces beautés de vignettes, mais plutôt Lady Macbeth ou la Grande Nuit de Michel-Ange.
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.
19
La Géante
Portrait d’une femme-paysage où le poète pourrait vivre.
J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante,
Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.
20
Le Masque
Un corps divin de statue et un monstre bicéphale : derrière le masque, un visage qui pleure parce qu’il faut vivre.
Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux
21
Hymne à la Beauté
Qu’importe si la Beauté vient du ciel ou de l’enfer, puisqu’elle rend « l’univers moins hideux et les instants moins lourds ».
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô Beauté ? Ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin.
22
Parfum exotique
En fermant les yeux près de la femme aimée, le poète fait le rêve d’une île paradisiaque parfumée.
Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux
23
La Chevelure
Synecdoque de la chevelure comme évocation du corps de la femme et rempli du poète sur la mémoire.
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?
24
« Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne »
La belle froide et inaccessible et d’autant plus aimée.
Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,
Ô vase de tristesse, ô grande taciturne,
Et t’aime d’autant plus, belle que tu me fuis.
25
« Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle »
Femme impure et fatale, instrument du malheur et source de l’inspiration.
Quand la nature, grande en ses desseins cachés,
De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,
-de toi, vil animal, - pour flétrir un génie ?
Ô fangeuse grandeur ! sublime ignominie !
26
Sed non satiata
(mais non assouvie)
Le pouvoir d’enchantement érotique de Jeanne Duval. Le poète devient femme.
L’élixir de ta bouche où l’amour se pavane ;
Quand vers toi mes désirs partent en caravane.
27
« Avec ses vêtements ondoyants et nacrés »
Les courbes et « la froide majesté de la femme stérile. »
Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
Même quand elle marche, on croirait qu’elle danse.
Tableau établi par Bernard Martial (professeur de lettres modernes)
Titre
Thème
Vers à retenir
SPLEEN ET IDEAL
28
Le Serpent qui danse
La femme en mouvement est comparée à un serpent qui danse.
Que j’aime voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau!
29
Une charogne
Le poète invite sa compagne à contempler une charogne en décomposition et à méditer sur la fragilité de la beauté. Méditation sur la poésie elle-même t ses devoirs (prendre en compte la finitude).
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
30
De profundis clamavi
(J’ai crié du fond de l’abîme)
Le poète, tombé au fond du gouffre, implore la femme aimée, en vain.
J’implore ta pitié, Toi l’unique que j’aime,
Du fond du gouffre obscur où mon cœur es tombé.
31
Le Vampire
Le poète implore la mort pour échapper à la femme vampire. Masochisme.
Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon cœur es entrée,
Toi qui, comme un hideux troupeau
De démons, vins, folle et parée.
32
« Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive »
Opposition entre la relation vénale sordide et réelle et l’idéal irréel (cf. Sarah Louchette).
Je me pris à songer près de ce corps vendu
A la triste beauté dont mon désir se prive.
33
Remords posthume
Quand vous serez morte, il sera trop tard. Carpe diem !
(Car le tombeau comprendra le poète).
34
Le Chat
(« Viens, mon beau chat »)
Parallèle entre le chat et la femme.
Je vois ma femme en esprit ; son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard
35
Duellum
(guerre, combat)
Deux êtres qui se déchirent et que la haine retient.
Ce gouffre, c’est l’enfer, de nos amis peuplé !
Roulons-y sans remords, amazone inhumaine,
Afin d’éterniser l’ardeur de notre haine !
36
Le Balcon
Un souvenir de bonheur.
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
-Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !-[…]
Nous avons dit souvent d’impérissables choses
Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon.
37
Le Possédé
Possession amoureuse = possession satanique.
Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore ;
Il n’est pas une fibre en tout mon corps tremblant
Qui ne crie : Ô mon cher Belzébuth, je t’adore !
38
Un fantôme
Les ténèbres
Le Parfum
Le Cadre
Le Portrait
Petit drame en quatre actes, mettant en scène l’évolution des rapports avec Jeanne Duval.
Condamné à peindre sur les ténèbres je reconnais parfois ma belle visiteuse…
Le parfum qui ravive les souvenirs disparus.
Tout ce qui sert à encadrer sa beauté : « elle noyait sa nudité voluptueusement ».
La maladie efface la beauté mais le souvenir de l’amour reste intact.
« Dans les caveaux d’insondable tristesse
Où le Destin m’a déjà relégué ;[… ]
C’est Elle ! noire et pourtant lumineuse »
« Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent le passé restauré ! »
« Rien n’offusquait sa parfaite clarté,
Et tout semblait lui servir de bordure. »
« Noir assassin de la vie et de l’art,
Tu ne tueras jamais dans ma mémoire
Celle qui fut mon plaisir et ma gloire ! ».
39
« Je te donne ces vers »
La postérité du poète assurera l’éternité de la femme (exaspération de lui-même).
Statue aux yeux de jais, grand ange au front d’airain !
40
Semper eadem
(toujours la même)
Face à la tristesse de la mort, s’enivrer d’un beau mensonge.
Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge,
Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe.
41
Tout entière
Que préfère-t-il en elle ? Demande le démon . Tout.
(dédié à Mme Sabatier comme les poèmes 42 à 56).
Ô métamorphose mystique
De tous mes sens fondus en un !
Son haleine fait la musique,
Comme sa voix fait le parfum !
42
« Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire »
La pauvre âme solitaire rend grâce à la très belle, à la très chère.
Parfois il parle et dit : « Je suis belle et j’ordonne
Que pour l’Amour de moi vous n’aimiez que le Beau ;
Je suis l’Ange Gardien, la Muse et la Madone.
43
Le flambeau vivant
Les yeux de la femme aimée : un flambeau mystique.
Ils conduisent mes pas dans la route du Beau. […]
Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
Qu’ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil
Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique.
44
Réversibilité
Opposition entre le vécu du poète marqué par l’état de péché et de misère et l’élévation spirituelle de la femme-Ange.
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ?
45
Confession
La confession nocturne de la femme qui se promène à son bras.
Que c’est un dur métier que d’être belle femme.
46
L’Aube spirituelle
Le souvenir de la femme idéale au milieu de la débauche.
- Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil,
Âme resplendissante, à l’immortel soleil !
47
Harmonie du soir
Pantoum de l’idéalisation amoureuse : les correspondances, le souvenir.
Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir
Du passé lumineux recueille tout vestige !
48
Le Flacon
Les flacons poreux qui laissent passer les parfums, les souvenirs ; le poète devenu objet inutile, perdu dans la mémoire.
Je serai ton cercueil aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence.
Cher poison préparé par les anges !
49
Le Poison
Inspiré par Marie Daubrun : le vin, l’opium ne valent pas le poison de tes yeux et de ta salive.
Tableau établi par Bernard Martial (professeur de lettres modernes)
Titre
Thème
Vers à retenir
SPLEEN ET IDEAL
50
Ciel brouillé
Femme-paysage : brumeuse saison, paysage mouillé.
Ô femme dangereuse, ô séduisants climats !
51
Le Chat
(« Dans ma cervelle se promène »)
I. Le chat qui se promène dans ma cervelle et m’inspire de sa voix mystérieuse.
II. Le parfum de sa fourrure, un dieu, ses yeux qui me regardent.
C’est l’esprit familier du lieu ;
Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire ;
Peut-être est-il fée, est-il dieu
52
Le Beau Navire
Evocation du corps de la femme et de ses diverses beautés.
Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large,
Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large
53
L’Invitation au voyage
Le rêve d’une union amoureuse idéale et d’un voyage.
Là tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
54
L’Irréparable
L’âme du poète attend en vain l’Être aux ailes de gaze qui viendra le délivrer de Satan (allusion à la féérie et au jeu de Marie Daubrun sur un conte de Mme d’Aulnoy).
Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords[…]
Dis-leur, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,[…]
L’Irréparable ronge avec sa dent maudite
Notre âme - honteux monument.
55
Causerie
La douceur de la femme… mais c’est la femme qui a ravagé son cœur.
Ne cherchez plus mon cœur ; des monstres l’ont mangé[…]
Ô Beauté, dur fléau des âmes ! tu le veux !
56
Chant d’automne
I. L’automne de la nature identifié à l’approche de la mort.
II. Appel à l’amour de la femme avant la mort.
L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux ou d’un soleil couchant.
57
A une Madone
Ex-voto dans le goût espagnol dédié à Marie (Daubrun), la Madone : un manteau de jalousie, une robe de désir, souliers de son respect, ses « Pensers » comme des « Cierges » ; sept « Couteaux » des sept péchés capitaux plantés dans son cœur (rapport entre la poésie et le soubassement passionnel).
Enfin pour compléter ton rôle de Marie
Et pour mêler l’amour avec la barbarie,
Volupté noire ! des sept Péchés capitaux,
Bourreau plein de remords, je ferai sept Couteaux.
58
Chanson d’après-midi
A Jeanne la sorcière adorée, à la fois dévoratrice et consolatrice.
Je t’adore, ô ma frivole,
Ma terrible passion !
59
Sisina
(déesse de la chasse)
Hommage à Elsa Neri, amie de Mme Sabatier : éloge du courage et de la compassion féminins.
Et son cœur, ravagé par la flamme, a toujours,
Pour qui s’en montre digne, un réservoir de larmes.
60
Franciscae meae laudes
Poème en latin : Louanges en l’honneur de ma Françoise, « étoile salutaire dans les naufrages amers »
Divinum vinum, Franciscae !
Vin des dieux, ô Françoise !
61
A une dame créole
Poème dédié à Mme Autard de Bragard, rencontrée à l’île Bourbon, en 1841.
Au pays parfumé que le soleil caresse
J’ai connu sous un dais d’arbres verts et dorés[…]
Une dame créole aux charmes ignorés.
62
Moesta et errabunda
(triste et vagabonde)
Poème de l’utopie perdue que Baudelaire oppose au « noir océan de l’immonde cité » dans lequel il s’est noyé (un ailleurs synonyme d’amour parfait et d’un paradis d’enfance).
Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l’immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate.
63
Le Revenant
Renversement sadique et extériorisé des agressions fantasmatiques dont Baudelaire aurait été l’objet dans ses cauchemars. Mais l’agresseur est déjà mort.
Et je te donnerai, ma brune,
Des baisers froids comme la lune
Et des caresses de serpent.
64
Sonnet d’automne
Irritation universelle, haine de la passion et crainte des effets délétères qu’elle produit : âge automnal que le poète se sent traverser.
Crime, horreur et folie ! – Ô pâle marguerite !
Comme moi n’est-tu pas un soleil automnal,
Ô ma si blanche, ô ma froide Marguerite ?
65
Tristesses de la lune
Poème admiré par Flaubert et Sainte-Beuve, d’un romantisme attardé.
Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse.
66
Les Chats
Les chats, amis de la science et de la volupté.
Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres.
67
Les Hiboux
Les hiboux, modèle pascalien de sagesse : savoir résister à l’agitation.
L’homme ivre d’une ombre qui passe
Porte toujours le châtiment
D’avoir voulu changer de place.
68
La Pipe
Prosopopée de la pipe comme apaisement de l’auteur.
Et je roule un puissant dictame
Qui charme son cœur et guérit
De ses fatigues son esprit.
69
La Musique
L’allégorie de la tempête sur la musique de l’inspiration poétique
La musique parfois me prend comme une mer !
70
Sépulture
Une sépulture autour de laquelle s’agite tout le bestiaire baudelairien : araignée, vipère, loups, sorcières, vieillards lubriques et noirs filous.
Si par une nuit lourde et sombre
Un bon chrétien, par charité,
Derrière quelque vieux décombre
Enterre votre corps vanté.
71
Une gravure fantastique
Sur le dessin de Mortimer : un passage de l’Apocalypse, la Mort assise sur un cheval et suivie par le Sépulcre.
Ce spectre singulier n’a pour toute toilette[…]
Qu’un diadème affreux sentant le carnaval.
72
Le Mort joyeux
Avec une complaisance morbide et macabre, le poète aspire à la mort, synonyme de décomposition et de libération.
Et dites-moi s’il est encor quelque torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts ?
73
Le tonneau de la haine
Le tonneau des Danaïdes de la haine insatiable : sentiment d’infinie dissatisfaction éprouvée par le poète face à la réalité et qui alimente son refus.
Tableau établi par Bernard Martial (professeur de lettres modernes)
Titre
Thème
Vers à retenir
SPLEEN ET IDEAL
74
La Cloche fêlée
Opposition entre le son harmonieux de la cloche des souvenirs et la « cloche fêlée » de son âme meurtrie (image du vieux soldat de l’Empire.
Moi mon âme est fêlée et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits.
75
Spleen
(« Pluviôse irrité »)
Poème de la maladie, du froid et de la mort. Hiver et dépersonnalisation.
L’âme d’un vieux poète erre dans la gouttière
Avec la triste voix d’un fantôme frileux.
76
Spleen
(« J’ai plus de souvenirs »)
Métaphores du meuble aux souvenirs, du cimetière, du vieux boudoir et du sphinx (un ennui qui prend les proportions de l’immortalité).
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.[…]
-Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
77
Spleen
(« Je suis comme le roi »)
Le roi (à la fois jeune et vieux) d’un pays pluvieux qui s’ennuie et que rien ne distrait : la mélancolie. Cf. « une mort héroïque ».
S’ennuie avec ses chiens comme avec d’autres bêtes.
Rien ne peut l’égayer, ni gibier, ni faucon,
Ni son peuple mourant en face du balcon.
78
Spleen
(« Quand le ciel bas et lourd »)
Resserrement progressif sur le sentiment angoissé d’une défaite intérieure : intériorisation du spleen jusqu’à réduire le poète à n’être plus qu’un défilé de sensations et de sentiments dysphoriques.
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis.[…]
Et d’anciens corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; et, l’Espoir
Pleurant comme un vaincu, l’Angoisse despotique
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
79
Obsession
Obsession et cauchemars : forêts effrayantes, océan tumultueux, étoiles incompréhensibles. Mais les ténèbres sont la toile où apparaissent des êtres familiers…
Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,
Des êtres disparus aux regards familiers.
80
Le Goût du néant
L’esprit vaincu ne doit plus lutter : se résigner à la chute irrémédiable.
Et le Temps m’engloutit minute par minute,
Comme la neige immense un corps pris de roideur.
81
Alchimie de la douleur
Le poète constate que son imagination est gouvernée par un principe négatif, reversement du principe de transmutation positif qui a si longtemps servi de comparant au travail poétique.
Par toi je change l’or en fer
Et le paradis en enfer.
82
Horreur sympathique
Interpellé, le libertin revendique son orgueil d’être en enfer.
Insatiablement avide
De l’obscur et de l’incertain,
Je ne geindrai pas comme Ovide
Chassé du paradis latin.
83
L’Héautontimôrouménos
« Bourreau de soi-même ou celui qui se punit lui-même en grec ancien ». titre reprenant celui d’une comédie latine de Térence (v.190-159 av. J.-C.). Le tourmenteur de la femme retourne la souffrance contre lui-même. Sentiment de fatalité à l’endroit de ses propres pulsions sadiques.
Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Je suis de mon cœur le vampire.
84
L’Irrémédiable
Tableau d’une condition humaine emprisonnée dans une finitude douloureuse et irrémédiablement exilée de sa nature primitive : « la conscience dans le Mal ! »
-Emblèmes nets, tableau parfait
D’une fortune irrémédiable,
Qui donne à penser que le Diable
Fait toujours bien tout ce qu’il fait !
85
L’Horloge
Prosopopée de l’horloge qui invite à méditer sur la fuite du temps et la culpabilité.
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi.
TABLEAUX PARISIENS
86
Paysage
Hésitation entre intuition d’une voie nouvelle et fidélité à une tradition pastorale et idyllique à laquelle il n’a jamais adhéré jusque-là.
L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;
Car je serai plongé dans cette volupté.
87
Le Soleil
Même tension entre la poésie de la ville et celle de l’idylle bucolique.
Quand, ainsi qu’un poète, il descend dans les villes,
Il ennoblit le sort des choses les plus viles.
88
A une mendiante rousse
Le portrait d’une mendiante à la manière des poètes du XVIe siècle (pastiche de la poésie amoureuse).
Va donc, sans autre ornement,
Parfum, perles, diamant,
Que ta maigre nudité,
Ô ma beauté !
89
Le Cygne
Texte envoyé à Hugo : nostalgie du Paris qui n’est plus. Le cygne adresse des reproches à Dieu comme un exilé (Andromaque, Ovide, la négresse, Hugo).
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
90
Les sept vieillards
Vision d’un vieillard sept fois répété à laquelle le poète s’efforce d’échapper. Incarnation d’une hostilité, d’une agressivité que Baudelaire éprouverait à l’endroit de tel aspect du réel et qui lui reviendraient par le biais de l’hallucination.
Aurais-je sans mourir, contemplé le huitième,
Sosie inexorable, ironique et fatal,
Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même ?
-Mais je tournai le dos au cortège infernal.
91
Les Petites Vieilles
Evocation de toutes ces petites vieilles que plus personne ne remarque et qui cachent des vies complexes et variées : symbole des habitants de Paris et de l’humanité.
Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;
Mon cœur multiplié jouit de tous les vices !
Mon âme resplendit de toutes nos vertus !
92
Les Aveugles
Portrait cruel des aveugles qui tournent les yeux au ciel : nouvelle allégorie du poète.
Eprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,
Vois ! je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?
93
A une passante
La vision fugitive d’une femme en deuil (rêve, souvenir, réalité, fantasme ?) : un amour impossible, incarnation de l’Idéal ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimé, ô toi qui le savais !
94
Le squelette laboureur
Angoisse d’une condamnation à vivre au-delà de la mort ; la perfection d’une forme dont la beauté aurait une fonction thaumaturge.
Qu’envers nous le Néant est traître ;
Que tout, même la Mort, nous ment.
95
Le Crépuscule du soir
Paris au crépuscule : le théâtre du Mal, le monde du travail et celui de la douleur.
Recueille-toi mon âme en ce grave moment,
Et ferme ton oreille à ce rugissement.
96
Le Jeu
Le cauchemar du poète qui se voit céder à la tentation de s’identifier à des joueurs choisissant consciemment le Mal (inspiré par une gravure de Darcis).
Tableau établi par Bernard Martial (professeur de lettres modernes)
Titre
Thème
Vers à retenir
TABLEAUX PARISIENS
97
Danse macabre
Statue allégorique de la Mort, squelette déguisé en femme d’Ernest Christophe : l’irrépressible et inconsciente course vers le plaisir, c’est-à-dire vers le péché, qui caractérise l’humanité ; ironie d’une conscience qui trouve sa souveraineté dans la lucidité avec laquelle elle assume sa finitude.
« En tout climat, sous tout soleil, la Mort t’admire
En tes contorsions, risible Humanité,
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
Mêle son ironie à ton insanité ! »
98
L’Amour du mensonge
Description d’une beauté qui passe, peut-être vide mais qu’importe… La chère indolente, figure en miroir du poète lui-même.
Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence,
Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?
Qu’importe ta bêtise ou ton indifférence ?
Masque ou décor, salut ! J’adore ta beauté.
99
« Je n’ai pas oublié, voisine de la ville »
Lettre du 11 janvier 1858 à sa mère : souvenir ( œdipien) de la maison de Neuilly.
Je n’ai pas oublié, voisine de la ville,
Notre blanche maison, petite mais tranquille.
100
« La servante au grand cœur »
Idem : souvenir d’une servante (Mariette) qui veillait sur lui, morte aujourd’hui.
La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse ,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse.
101
Brumes et pluies
Un spleen adouci par l’amour, remède à la douleur.
-Si ce n’est, par un soir sans lune, deux à deux,
D’endormir la douleur sur un lit hasardeux.
102
Rêve parisien
Rêve onirique d’une vie merveilleuse et retour cruel à la réalité.
En rouvrant mes yeux pleins de flamme
J’ai vu l’horreur de mon taudis,
Et senti, rentrant dans mon âme,
La pointe des soucis maudits.
103
Le Crépuscule du matin
Le Paris de la débauche et des malades au matin.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.
LE VIN
104
L’âme du vin
Poème de jeunesse sur l’âme du vin, secours des déshérités et inspiration du poète.
En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur !
105
Le Vin des chiffonniers
Le vin des chiffonniers (le prolétariat) « pour noyer la rancœur et bercer l’indolence de tous ces vieux maudits qui meurent en silence ».
Dieu touché de remords, avait fait le sommeil ;
L’Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !
106
Le Vin de l’assassin
Il a tué sa femme qui criait trop en la jetant dans un puits. Maintenant, ivre, il peut bien attendre la mort (blasphème final).
Ecraser ma tête coupable
Ou me couper par le milieu,
Je m’en moque comme de Dieu.
107
Le Vin du solitaire
Au regard de la femme, à la richesse et à la musique, le « poète pieux » préfère les « baumes pénétrants » de la bouteille, source d’espoir, de jeunesse et de vie.
Tu lui verses l’espoir, la jeunesse et la vie,
-Et l’orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux !
108
Le Vin des amants
Les amants partent « à cheval sur le vin », vers le paradis des rêves du poète.
Nous fuirons sans repos ni trêves
Vers le Paradis de mes rêves !
FLEURS DU MAL
109
La Destruction
Le Démon qui le possède et prend parfois les allures d’une femme pour le conduire sur les plaines de l’Ennui pour le détruire.
Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,
Haletant et brisé de fatigue, au milieu
Des plaines de l’Ennui, profondes et désertes.
110
Une martyre
(Dessin d’un maître inconnu). Tableau macabre d’une femme décapitée (la tête sur la table de nuit ; le corps sur le lit) d’une prostituée jeune tuée par un amant insatiable.
Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,
Sur l’oreiller désaltéré
Un sang rouge et vivant, dont la toile s’abreuve.
111
Femmes damnées
(« Comme un bétail pensif »)
Compassion du poète pour ces femmes damnées qui s’adonnent aux amours saphiques en qui il reconnaît des sœurs d’esprit.
Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,
Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains.
112
Les Deux bonnes soeurs
Les deux « bonnes sœurs », la débauche et la mort, qui vont enterrer le poète (contre-religion).
Au poète sinistre, ennemi des familles,
Favori de l’enfer, courtisan mal renté.
113
La Fontaine de sang
Le sang du poète qui coule à flot comme sa douleur que ni le vin ni l’amour ne peut calmer.
J’ai cherché dans l’amour un sommeil oublieux,
Mais l’amour n’est pour moi qu’un matelas d’aiguilles
Fait pour donner à boire à ces cruelles filles !
114
Allégorie
La prostituée qui rit à la Mort et nargue la Débauche « vierge inféconde », « et pourtant nécessaire à la marche du monde ».
C’est une femme belle et de riche encolure,
Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.
115
La Béatrice
Le poète face aux moqueurs parmi lesquels il retrouve sa maîtresse.
La reine de mon cœur au regard nonpareil,
Qui riait avec eux de ma sombre détresse
116
Un Voyage à Cythère
L’île du culte de l’amour (réf. A Watteau et Nerval) : dans cette île symbole de l’amour, il n’a trouvé qu’un gibet où pendait son image.
Dans ton île, ô Vénus ! je n’ai trouvé debout
Qu’un gibet symbolique où pendait mon image.
117
L’Amour et le crâne
Vieux cul-de-lampe (vignette triangulaire à la fin du chapitre) : une gravure de Goltzius : image de l’enfant et du crâne : thème baroque du crâne hémophile.
L’Amour est assis sur le crâne
De l’Humanité.
REVOLTE
118
Le Reniement de Saint-Pierre
1. La dénonciation de l’insensibilité de Dieu à l’endroit de ses fidèles.
2. La dernière nuit puis le martyre de Jésus (identification au Christ).
3. Divorce entre l’action et le rêve.
Saint-Pierre a renié Jésus… il a bien fait !
119
Abel et Caïn
Chez Nerval : descendance caïniste de l’artiste. La race d’Abel (pâtre et laboureur) contre la race de Caïn (artisans et forgerons : Prométhée). Injustice de Dieu envers Caïn (Romantique), image du persécuté et du déshérité par opposition à un Abel bourgeois.
Race d’Abel, dors, bois et mange :
Dieu te sourit complaisamment,
Race de Caïn, dans la fange
Rampe et meurs misérablement.
120
Les Litanies de Satan
Eloge de l’Ange de la Révolte et invocation du « père adoptif de ceux qu’en sa noire colère du paradis terrestre a chassés dieu le père » (parenté mystérieuse entre Dieu et Satan).
Tableau établi par Bernard Martial (professeur de lettres modernes)
Titre
Thème
Vers à retenir
LA MORT
121
La Mort des amants
La mort mystique et idéalisée qui gouverne la transmutation des amants en pure lumière.
Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux.
122
La Mort des pauvres
De la mort consolatrice des pauvres à une porte ouverte vers l’inconnu.
C’est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir.
123
La Mort des artistes
Lutte douloureuse de l’artiste avec son idéal ; métaphore du sculpteur accordée à celle de la poésie par le biais de l’image des « fleurs ».
C’est que la Mort, planant comme un Soleil nouveau,
Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau !
124
La Fin de la journée
La fin de la journée (métaphore de la mort) apporte au poète le repos.
Mon esprit, comme mes vertèbres,
Invoque ardemment le repos.
125
Le Rêve d’un curieux
Une des angoisses les plus profondes de Baudelaire : l’idée que l’existence posthume soit simplement la perpétuation de l’attente du salut ou de la délivrance qui caractérise déjà la vie (métaphore du théâtre). Dédié à Nadar.
J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore
M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore.
126
Le Voyage
C’est dans la mort, comprise ou rêvée comme espace de l’Inconnu, que se projette une dernière fois le vœu de délivrance du péché que le poème liminaire avait imposé comme l’espace réel. Récapitulation de l’ensemble. Impossibilité de se contenter du réel décevant. C’est à la mort d’opérer ce dépassement. Le passage à l’Inconnu sera accordé à Rimbaud dans Le Bateau ivre.
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons ![…]
Ô mort vieux capitaine, il est temps levons l’ancre :
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! […]
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel ? qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
127
Projet inachevé d’un épilogue pour l’édition de 1861
Au mois de mai 1860, Baudelaire travaille à cet épilogue, comme il l’écrit à Poulet-Malassis : « Je travaille aux Fleurs du Mal. Dans très peu de jours, vous aurez votre paquet, et le dernier morceau ou épilogue, adressé à la ville de Paris, vous étonnera vous-même, si toutefois je le mène à bonne fin (en tercets ronflants) ». Le projet est resté inachevé.
Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte,
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.
LES FLEURS DU MAL 1868
1
Epigraphe pour un livre condamné
Du bon usage de son livre : les lecteurs qui sauront le plaindre et l’aimer ; les autres jetteront son livre.
Ame curieuse qui souffres
Et vas cherchant ton paradis,
Plains-moi !... Sinon je te maudis !
2
Madrigal triste
Plaisir étrange du poète à voir souffrir son aimée : faute de communion dans l’Idéal, communion dans la souffrance !
Je t’aime surtout quand la joie
S’enfuit de ton front terrassé.
3
La Prière d’un païen
La volupté réconfort et « torture des âmes ».
Volupté, sois toujours ma reine !
4
Le Rebelle
Un Ange veut forcer le rebelle à aimer Dieu mais celui-ci ne veut pas.
Mais le damné répond toujours : « Je ne veux pas ! »
5
L’Avertisseur
La Dent ou le Serpent en tout homme qui dit non à ce qu’il fait.
Tout homme digne de ce nom
A dans le cœur un Serpent jaune.
6
Recueillement
Intimité et douceur de la douleur interpellée ; concept en majuscules et adjectifs de personnification.
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
7
Le Couvercle
« Partout l’homme subit la terreur du mystère »
Le Ciel ! couvercle noir de la grande marmite
Où bout l’imperceptible et vaste Humanité.
8
La Lune offensée
Parodie des poncifs romantiques et modernité de la dégradation.
Ô Lune qu’adoraient discrètement nos pères,
Du haut des pays bleus où, radieux sérail,
Les astres vont te suivre en pimpant attirail.
9
La Gouffre
Peur du gouffre omniprésent et, en même temps, attraction secrète.
Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l’insensibilité.
10
Les Plaintes d’un Icare
Sur deux planches de Goltzius, l’une représentant Ixion (qui en croyant embrasser Junon n’enlace qu’un nuage) et l’autre Icare.
Et brûlé par l’amour du beau,
Je n’aurai pas l’honneur sublime
De donner mon nom à l’abîme
Qui me servira de tombeau.
11
L’Examen de minuit
Sentiment d’échec ou de lâcheté morale ressenti lors du bilan de la journée (compensé par la réussite du poème).
-Vite soufflons la lampe, afin
De nous cacher dans les ténèbres !
12
Bien loin d’ici
Dorothée, souvenir du voyage à l’Île de la Réunion, en 1841.
C’est la chambre de Dorothée.
-La brise et l’eau chantent au loin.
PIECES CONDAMNEES
1
Lesbos
Le plus ancien des poèmes « lesbiens » de Baudelaire.
Lesbos, où les baisers sont comme des cascades !
2
Femmes damnées
(Delphine et Hippolyte)
Les amours saphiques d’Hippolyte et de Delphine
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous !
3
Le Léthé
Léthé : fleuve de l’oubli. Transformation de la femme aimée en monstre et détournement « scandaleux » du vocabulaire religieux (à jeanne Duval).
Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,
Tigre adoré, monstre aux airs indolents.
4
A celle qui est trop gaie
La tendresse du poète se mêle d’une destructivité qui en est simplement l’envers. Ce qui a provoqué le scandale : « A travers ces lèvres nouvelles, plus éclatantes et plus belles, t’infuser mon venin, ma sœur ! »
Folle dont je suis affolé,
Je te hais autant que je t’aime !
5
Les Bijoux
Tableau amoureux.
La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Résumé établi par Bernard Martial (professeur de lettres en CPGE et en 1ère)
Le roman et le récit du Moyen-Âge au XXIe siècle
Soi-même comme un autre
1ère partie du texte
RÉCIT-CADRE
René, Chactas et le père Souël
« En arrivant chez les Natchez, René avait été obligé de prendre une épouse (Céluta), pour se conformer aux mœurs des Indiens, mais il ne vivait point avec elle. Un penchant mélancolique l’entraînait au fond des bois ; il y passait seul des journées entières, et semblait sauvage parmi les sauvages. Hors Chactas, son père adoptif, et le père Souël (Jésuite né en 1695, arrivé en Louisiane en 1726 et massacré en 1729), missionnaire au fort Rosalie, il avait renoncé au commerce des hommes. Ces deux vieillards avaient pris beaucoup d’empire sur son cœur : le premier, par une indulgence aimable ; l’autre, au contraire, par une extrême sévérité. Depuis la chasse du castor, où le Sachem aveugle raconta ses aventures à René, celui-ci n’avait jamais voulu parler des siennes. Cependant Chactas et le missionnaire désiraient vivement connaître par quel malheur un Européen bien né avait été conduit à l’étrange résolution de s’ensevelir dans les déserts de la Louisiane. René avait toujours donné pour motif de ses refus le peu d’intérêt de son histoire, qui se bornait, disait-il, à celles de ses pensées et de ses sentiments. " Quant à l’événement qui m’a déterminé à passer en Amérique, ajoutait-il je le dois ensevelir dans un éternel oubli. "
Fort Rosalie
La réception d’une lettre décide René à conter les secrets de son âme
« Quelques années s’écoulèrent de la sorte, sans que les deux vieillards lui pussent arracher son secret. Une lettre qu’il reçut d’Europe, par le bureau des Missions étrangères (société fondée en 1651 pour évangéliser les terres non chrétiennes), redoubla tellement sa tristesse, qu’il fuyait jusqu'à ses vieux amis. Ils n’en furent que plus ardents à le presser de leur ouvrir son cœur ; ils y mirent tant de discrétion, de douceur et d’autorité, qu’il fut enfin obligé de les satisfaire. Il prit donc jour avec eux pour leur raconter, non les aventures de sa vie, puisqu’il n’en avait point éprouvé, mais les sentiments secrets de son âme.
Le 21 mai, René commence son récit
Le 21 de ce mois que les sauvages appellent la lune des fleurs (mai), René se rendit à la cabane de Chactas. Il donna le bras au Sachem, et le conduisit sous un sassafras, au bord du Meschacebé (Mississipi). Le père Souël ne tarda pas à arriver au rendez-vous. L’aurore se levait : à quelque distance dans la plaine, on apercevait le village des Natchez : la colonie française et le fort Rosalie se montraient sur la droite, au bord du fleuve, vers l’orient, au fond de la perspective, le soleil commençait à paraître entre les sommets brisés des Appalaches ; à l’occident, le Meschacebé formait la bordure du tableau avec une inconcevable grandeur. René et le père Souël admirèrent cette belle scène en plaignant le Sachem, qui ne pouvait plus en jouir du fait de sa cécité ; ensuite le père Souël et Chactas s’assirent sur le gazon, au pied de l’arbre et René commença à parler :
« " Je ne puis, en commençant mon récit, me défendre d’un mouvement de honte. La paix de vos cœurs, respectables vieillards, et le calme de la nature autour de moi me font rougir du trouble et de l’agitation de mon âme. Combien vous aurezpitié de moi ! que mes éternelles inquiétudes vous paraîtront misérables ! Vous qui avez épuisé tous les chagrins de la vie, que penserez-vous d’un jeune homme sans force et sans vertu, qui trouve en lui-même son tourment et ne peut guère se plaindre que des maux qu’il se fait à lui-même ? Hélas ! ne le condamnez pas : il a été trop puni !" »
Mes parents
Ma mère (cf. Apolline de Bédée) est morte en me mettant au monde. Mon père (cf. René-Auguste) préférait son fils aîné (cf. Jean-Baptiste) Je fus élevé très jeune loin du toit paternel. « " Mon humeur était impétueuse, mon caractère inégal. Tour à tour bruyant et joyeux, silencieux et triste, je rassemblais autour de moi mes jeunes compagnons, puis, les abandonnant tout à coup, j’allais m'asseoir à l’écart pour contempler la nue fugitive ou entendre la pluie tomber sur le feuillage. Chaque automne je revenais au château paternel, situé au milieu des forêts, près d’un lac, dans une province reculée. (le château de Combourg) »
Amélie
« " Timide et contraint devant mon père, je ne trouvais l’aise et le contentement qu’auprès de ma sœur Amélie (cf. Lucile de Chateaubriand). Une douce conformité d’humeur et de goûts m’unissait étroitement à cette sœur ; elle était un peu plus âgée que moi. » Nous aimions à gravir les coteaux ensemble, à voguer sur le lac, à parcourir les bois à la chute des feuilles, à marcher en silence en écoutant les bruits de l’automne, à poursuivre l’hirondelle, l’arc-en-ciel, à murmurer des vers : « Jeune, je cultivais les Muses ; il n’y a rien de plus poétique, dans la fraîcheur de ses passions, qu’un cœur de seize années. Le matin de la vie est comme le matin du jour, plein de pureté, d’images et d’harmonies. »
Souvenirs de ma première enfance
Les dimanches et les jours de fête, j’ai souvent entendu les sons de la cloche lointaine qui appelait au temple l'homme des champs. « Chaque frémissement de l’airain portait à mon âme naïve l’innocence des mœurs champêtres, le calme de la solitude, le charme de la religion et la délectable mélancolie des souvenirs de ma première enfance ! Oh ! quel cœur si mal fait n’a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal, de ces cloches qui frémirent de joie sur son berceau, qui annoncèrent son avènement à la vie, qui marquèrent le premier battement de son cœur, qui publièrent dans tous les lieux d’alentour la sainte allégresse de son père, les douleurs et les joies encore plus ineffables de sa mère ! Tout se trouve dans les rêveries enchantées où nous plonge le bruit de la cloche natale : religion, famille, patrie, et le berceau et la tombe, et le passé et l’avenir. Il est vrai qu’Amélie et moi nous jouissions plus que personne de ces idées graves et tendres, car nous avions tous les deux un peu de tristesse au fond du cœur : nous tenions cela de Dieu ou de notre mère. »
La mort du père
Mon père malade, mourut en quelques jours. Il expira dans mes bras. « J’appris à connaître la mort sur les lèvres de celui qui m’avait donné la vie. Cette impression fut grande ; elle dure encore. C’est la première fois que l’immortalité de l’âme s’est présentée clairement à mes yeux. Je ne pus croire que ce corps inanimé était en moi l’’auteur de la pensée ; je sentis qu’elle devait venir d’une autre source, et, dans une sainte douleur, qui approchait de la joie, j’espérai me joindre un jour à l’esprit de mon père. Un autre phénomène me confirma dans cette haute idée. Les traits paternels avaient pris au cercueil quelque chose de sublime. Pourquoi cet étonnant mystère ne serait-il pas l’indice de notre immortalité ? Pourquoi la mort, qui sait tout, n'aurait-elle pas gravé sur le front de sa victime les secrets d’un autre univers ? Pourquoi n’y aurait-il pas dans la tombe quelque grande vision de l’éternité ? »
Funérailles du père et départ du domaine familial
Amélie, accablée de douleur, était retirée au fond d’une tour, d’où elle entendit retentir, sous les voûtes du château gothique, le chant des prêtres du convoi et les sons de la cloche funèbre. J’accompagnai mon père à son dernier asile ; la terre se referma sur sa dépouille ; le soir même l’indifférent passait sur sa tombe ; hors pour sa fille et pour son fils, c’était déjà comme s’il n'avait jamais été. Il fallut quitter le toit paternel, devenu l’héritage de mon frère. Je me retirai avec Amélie chez de vieux parents. « "Arrêté à l'entrée des voies trompeuses de la vie, je les considérais l’une après l’autre sans m’y oser engager. Amélie m'entretenait souvent du bonheur de la vie religieuse ; elle me disait que j’étais le seul lien qui la retint dans le monde, et ses yeux s’attachaient sur moi avec tristesse. Le cœur ému par ces conversations pieuses, je portais souvent mes pas vers un monastère voisin de mon nouveau séjour ; un moment même j’eus la tentation d’y cacher ma vie. Heureux ceux qui ont fini leur voyage sans avoir quitté le port, et qui n’ont point, comme moi, traîné d’inutiles jours sur la terre ! » Les Européens incessamment agités ont bâti ces hospices ouverts aux malheureux et aux faibles dans le fond des vallons ou sur des promontoires où l’âme peut s’élever. Je vois encore cette antique abbaye où je pensais dérober ma vie au caprice du sort.
Voyage à Rome, en Grèce, à Londres, en Ecosse, en Italie
« " Soit inconstance naturelle, soit préjugé contre la vie monastique, je changeai mes desseins, je me résolus à voyager. Je dis adieu à ma sœur ; elle me serra dans ses bras avec un mouvement qui ressemblait à de la joie, comme si elle eût été heureuse de me quitter ; je ne pus me défendre d’une réflexion amère sur l’inconséquence des amitiés humaines. » Je partis visiter les ruines de Rome et de la Grèce méditant ici sur la force de la nature et la faiblesse de l’homme, là sur les grandes pensées s’élevant avec une colonne ou sur le Génie des Souvenirs. Mais « " Mais je me lassai de fouiller dans les cercueils, où je ne remuais trop souvent qu’une poussière criminelle. Je voulus voir si les races vivantes m'offriraient plus de vertus ou moins de malheurs que les races évanouies. » A Londres, j’aperçus derrière le palais de White-Hall, la statue de Jacques II, indiquant le lieu où fut décapité Charles 1er. Les ouvriers couchés avec indifférence au pied de la statue ou taillant des pierres en sifflant ignoraient tout de ce qui s’était passé à cet endroit. « Rien ne m’a plus donné la juste mesure des événements de la vie et du peu que nous sommes. Que sont devenus ces personnages qui firent tant de bruit ? Le temps a fait un pas, et la face de la terre a été renouvelée. » Dans mes voyages, je recherchais surtout « les artistes et ces hommes divins qui chantent les dieux sur la lyre et la félicité des peuples qui honorent les lois, la religion et les tombeaux. » Sur les monts de la Calédonie (Ecosse), dans la vallée de Cona, un barde me conta les exploits d’un héros. « La religion chrétienne, fille aussi des hautes montagnes, a placé des croix sur les monuments des héros de Morven et touché la harpe de David au bord du même torrent où Ossian fit gémir la sienne. Aussi pacifique que les divinités de Selma étaient guerrières, elle garde des troupeaux où Fingal livrait des combats, et elle a répandu des anges de paix dans les nuages qu’habitaient des fantômes homicides. » L'ancienne et riante Italie m’offrit la foule de ses chefs-d'œuvre. J’étais écrasé par cette accumulation de beauté et de grandeur. « "Cependant qu’avais-je appris jusque alors avec tant de fatigue ? Rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes. Le passé et le présent sont deux statues incomplètes : l’une a été retirée toute mutilée du débris des âges, l’autre n'a pas encore reçu sa perfection de l’avenir. » Un jour, à l’aube, je fis l’ascension de l’Etna d’où je pus contempler à la fois l’étendue de la Sicile et l’intérieur du cratère : « ce tableau vous offre l’image de son caractère et de son existence : c’est ainsi que toute ma vie j’ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible et un abîme ouvert à mes côtés." »
*
RETOUR AU RÉCIT-CADRE
Pause dans le récit
En prononçant ces derniers mots, René se tut et tomba subitement dans la rêverie. Le père Souël le regardait avec étonnement, et le vieux Sachem aveugle, qui n’entendait plus parler le jeune homme, ne savait que penser de ce silence. René qui regardait un groupe d’Indiens passant gaiement dans la plaine s’écria alors : « " Heureux sauvages ! oh ! que ne puis-je jouir de la paix qui vous accompagne toujours ! Tandis qu’avec si peu de fruit je parcourais tant de contrées, vous, assis tranquillement sous vos chênes, vous laissiez couler les jours sans les compter. Votre raison n’était que vos besoins, et vous arriviez mieux que moi au résultat de la sagesse, comme l’enfant, entre les jeux et le sommeil. Si cette mélancolie qui s'engendre de l'excès du bonheur atteignait quelquefois votre âme, bientôt vous sortiez de cette tristesse passagère et votre regard levé vers le ciel cherchait avec attendrissement ce je ne sais quoi inconnu qui prend pitié du pauvre sauvage. " » René se tut de nouveau et pencha la tête sur sa poitrine. Chactas, plein d’émotion, lui prit le bras et René pria son père de lui pardonner son abandon. Chactas lui répondit : « " Mon jeune ami, les mouvements d’un cœur comme le tien ne sauraient être égaux ; modère seulement ce caractère qui t’a déjà fait tant de mal.Si tu souffres plus qu’un autre des choses de la vie, il ne faut pas t’en étonner : une grande âme doit contenir plus de douleurs qu’une petite. » et lui demanda de continuer son récit en demandant à René de parler de la France. Chactas a visité autrefois la cabane (Versailles) du grand Chef (Louis XIV) qui n’est plus
*
REPRISE DU RÉCIT ENCHÂSSÉ
Retour en France sous la Régence
Rasséréné, René reprit son récit : « "Hélas, mon père ! je ne pourrai t’entretenir de ce grand siècle dont je n’ai vu que la fin dans mon enfance, et qui n’était plus lorsque je rentrai dans ma patrie (Le retour en France de René se situe au début de la Régence de Philippe d’Orléans, qui a suivi la mort de Louis XIV). Jamais un changement (les Lumières) plus étonnant et plus soudain ne s'est opéré chez un peuple. De la hauteur du génie, du respect pour la religion, de la gravité des mœurs, tout était subitement descendu à la souplesse de l’esprit, à l’impiété, à la corruption. C’était donc bien vainement que j’avais espéré retrouver dans mon pays de quoi calmer cette inquiétude, cette ardeur de désir qui me suit partout. L’étude du monde ne m’avait rien appris, et pourtant je n’avais plus la douceur de l’ignorance. »
Solitude parisienne loin d’Amélie
Ma sœur avait quitté Paris quelques jours avant mon arrivée. Je lui écrivis que je comptais l’aller rejoindre ; elle se hâta de me répondre pour me détourner de ce projet. « Quelles tristes réflexions ne fis-je point alors sur l’amitié, que la présence attiédit, que l’absence efface, qui ne résiste point au malheur, et encore moins à la prospérité ! » « " Je me trouvai bientôt plus isolé dans ma patrie que je ne l’avais été sur une terre étrangère. » Je voulus me jeter dans ce monde, voire y lier une liaison amoureuse mais je n’étais occupé qu’à rapetisser ma vie. « Traité partout d’esprit romanesque, honteux du rôle que je jouais, dégoûté de plus en plus des choses et des hommes, je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré. » Au milieu de ce « vaste désert d’hommes », il m’arrivait souvent d’entrer dans une église et d’y méditer pendant des heures. Ceux qui venaient prier ressortaient plus sereins. Je me jetai alors aux pieds de Dieu pour lui demander de soulager mon cœur. Le soir, je reprenais mon chemin, m’arrêtant sur les ponts pour voir le coucher de soleil puis me retirant avec la nuit dans le labyrinthe des rues solitaires. « En regardant les lumières qui brillaient dans la demeure des hommes, je me transportais par la pensée au milieu des scènes de douleur et de joie qu’elles éclairaient, et je songeais que sous tant de toits habités je n’avais pas un ami. » L’heure sonnait à la tour de la cathédrale gothique et se répandait d’église en église : « Hélas ! chaque heure dans la société ouvre un tombeau et fait couler des larmes. » Cette vie urbaine, qui m'avait d’abord enchanté, ne tarda pas à me devenir insupportable et je me résolus d’achever dans un exil champêtre une carrière à peine commencée et dans laquelle j’avais déjà dévoré des siècles.
Exil champêtre
Avec la même ardeur que j’étais parti faire le tour du monde, je partis précipitamment pour m’ensevelir dans une chaumière. « "On m’accuse d'avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir longtemps de la même chimère, d’être la proie d’une imagination qui se hâte d’arriver au fond de mes plaisirs, comme si elle était accablée de leur durée ; on m’accuse de passer toujours le but que je puis atteindre : hélas ! je cherche seulement un bien inconnu dont l’instinct me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? Cependant je sens que j’aime la monotonie des sentiments de la vie, et si j’avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l’habitude.La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire, sur la terre, n’ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. » Je vivais intensément, je remplissais mon âme en courant les vallées, les montagnes, en écoutant les fleuves. « Cet état de calme et de trouble, d'indigence et de richesse, n'était pas sans quelques charmes ». Un jour, je fis l’expérience de vives sensations en laissant une branche de saule effeuillée résister au courant d’un ruisseau. « "Comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j’éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert : on en jouit, mais on ne peut les peindre. » En entrant dans le mois des tempêtes, je me pris à rêver être un de ces guerriers au milieu des vents ou un pâtre se réchauffant à un feu de broussailles : « J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs. » Un autre jour, je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. « Qu’il fallait peu de chose à ma rêverie ! » une feuille séchée chassée par le vent, une cabane, la mousse au pied d’un chêne, une roche écartée, un jonc flétri dans un étang désert, un clocher solitaire, des oiseaux de passage m’invitant au voyage quand une voix du ciel semblait me dire que la saison de ma migration n’était pas venue. « "Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme possédé par le démon de mon cœur. La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais la puissance de créer des mondes. »
Solitude et tentation du suicide
J’aurais voulu faire partager ces transports à une femme selon mes désirs. « " Hélas ! j’étais seul, seul sur la terre ! Une langueur secrète s'emparait de mon corps. Ce dégoût de la vie que j’avais ressenti dès mon enfance revenait avec une force nouvelle. Bientôt mon cœur ne fournit plus d’aliment à ma pensée, et je ne m’apercevais de mon existence que par un profond sentiment d'ennui. Je luttai quelque temps contre mon mal, mais avec indifférence et sans avoir la ferme résolution de le vaincre. Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette étrange blessure de mon cœur, qui n’était nulle part et qui était partout, je résolus de quitter la vie. Prêtre du Très-Haut, qui m'entendez, pardonnez à un malheureux que le ciel avait presque privé de la raison. J’étais plein de religion, et je raisonnais en impie ; mon cœur aimait Dieu, et mon esprit le méconnaissait ; ma conduite, mes discours, mes sentiments, mes pensées, n’étaient que contradiction, ténèbres, mensonges. Mais l’homme sait-il bien toujours ce qu’il veut, est-il toujours sûr de ce qu’il pense ? Tout m’échappait à la fois, l’amitié, le monde, la retraite. J’avais essayé de tout, et tout m’avait été fatal. Repoussé par la société, abandonné d’Amélie quand la solitude vint à me manquer, que me restait-il ? C’était la dernière planche sur laquelle j’avais espéré me sauver, et je la sentais encore s’enfoncer dans l’abîme ! »J’étais décidé à en finir mais je voulais savourer les derniers moments de mon existence et sentir mon âme s’échapper. « "Cependant je crus nécessaire de prendre des arrangements concernant ma fortune, et je fus obligé d’écrire à Amélie. Il m'échappa quelques plaintes sur son oubli, et je laissai sans doute percer l’attendrissement qui surmontait peu à peu mon cœur. Je m’imaginais pourtant avoir bien dissimulé mon secret ; mais ma sœur, accoutumée à lire dans les replis de mon âme, le devina sans peine. Elle fut alarmée du ton de contrainte qui régnait dans ma lettre et de mes questions sur des affaires dont je ne m’étais jamais occupé. Au lieu de me répondre, elle me vint tout à coup surprendre. »
Visite d’Amélie
Elle m’arrache la promesse de ne pas attenter à mes jours
« " Pour bien sentir quelle dut être dans la suite l'amertume de ma douleur et quels furent mes premiers transports en revoyant Amélie, il faut vous figurer que c’était la seule personne au monde que j’eusse aimée, que tous mes sentiments se venaient confondre en elle avec la douceur des souvenirs de mon enfance. Je reçus donc Amélie dans une sorte d’extase de cœur. Il y avait si longtemps que je n’avais trouvé quelqu’un qui m’entendit et devant qui je pusse ouvrir mon âme ! Amélie se jetant dans mes bras me dit : "Ingrat, tu veux mourir, et ta sœur existe ! Tu soupçonnes son cœur ! Ne t’explique point, ne t’excuse point, je sais tout ; j’ai tout compris, comme si j’avais été avec toi. Est-ce moi que l’on trompe, moi qui ai vu naître tes premiers sentiments ? Voilà ton malheureux caractère, tes dégoûts, tes injustices. Jure, tandis que je te presse sur mon cœur, jure que c’est la dernière fois que tu te livreras à tes folies ; fais le serment de ne jamais attenter à tes jours. En prononçant ces mots Amélie me regardait avec compassion et tendresse, et couvrait mon front de ses baisers ; c’était presque une mère, c’était quelque chose de plus tendre. Hélas ! mon cœur se rouvrit à toutes les joies ; comme un enfant je ne demandais qu’à être consolé ; je cédai à l’empire d’Amélie : elle exigea un serment solennel ; je le fis sans hésiter, ne soupçonnant même pas que désormais je pusse être malheureux. »
L’enchantement d’être ensemble
« " Nous fûmes plus d’un mois à nous accoutumer à l’enchantement d’être ensemble. Quand le matin, au lieu de me trouver seul, j’entendais la voix de ma sœur, j’éprouvais un tressaillement de joie et de bonheur. Amélie avait reçu de la nature quelque chose de divin ; son âme avait les mêmes grâces innocentes que son corps ; la douceur de ses sentiments était infinie ; il n’y avait rien que de suave et d’un peu rêveur dans son esprit ; on eût dit que son cœur, sa pensée et sa voix soupiraient comme de concert ; elle tenait de la femme la timidité et l’amour, et de l’ange la pureté et la mélodie. Le moment était venu où j’allais expier toutes mes inconséquences. Dans mon délire, j’avais été jusqu’à désirer d'éprouver un malheur, pour avoir du moins un objet réel de souffrance : épouvantable souhait que Dieu, dans sa colère, a trop exaucé ! Que vais-je vous révéler, ô mes amis ! voyez les pleurs qui coulent de mes yeux. Puis-je même... Il y a quelques jours, rien n’aurait pu m’arracher ce secret... A présent, tout est fini ! Toutefois, ô vieillards ! que cette histoire soit à jamais ensevelie dans le silence : souvenez-vous qu'elle n’a été racontée que sous l’arbre du désert. »
Résumé établi par Bernard Martial (professeur de lettres en CPGE et en 1ère)
Le roman et le récit du Moyen-Âge au XXIe siècle
Soi-même comme un autre
2e partie du texte
Amélie dépérit
« L'hiver finissait lorsque je m’aperçus qu'Amélie perdait le repos et la santé, qu’elle commençait à me rendre. Elle maigrissait ; ses yeux se creusaient, sa démarche était languissante et sa voix troublée. Un jour je la surpris tout en larmes au pied d’un crucifix. Le monde, la solitude, mon absence, ma présence, la nuit, le jour, tout l’alarmait. D’involontaires soupirs venaient expirer sur ses lèvres ; tantôt elle soutenait sans se fatiguer une longue course ; tantôt elle se traînait à peine : elle prenait et laissait son ouvrage, ouvrait un livre sans pouvoir lire, commençait une phrase qu’elle n’achevait pas, fondait tout à coup en pleurs, et se retirait pour prier. En vain je cherchais à découvrir son secret. Quand je l’interrogeais en la pressant dans mes bras, elle me répondait avec un sourire qu’elle était comme moi, qu’elle ne savait pas ce qu’elle avait. Trois mois se passèrent de la sorte, et son état devenait pire chaque jour. Une correspondance mystérieuse me semblait être la cause de ses larmes, car elle paraissait, ou plus tranquille, ou plus émue, selon les lettres qu’elle recevait. »
Amélie est partie en laissant une lettre.
« Enfin, un matin, l’heure à laquelle nous déjeunions ensemble étant passée, je monte à son appartement ; je frappe : on ne me répond point ; j’entrouvre la porte : il n’y avait personne dans la chambre. J’aperçois sur la cheminée un paquet à mon adresse. Je le saisis en tremblant, je l’ouvre, et je lis cette lettre, que je conserve pour m’ôter à l'avenir tout mouvement de joie. »
La lettre d’Amélie
" A René.
" Le ciel m’est témoin, mon frère, que je donnerais mille fois ma vie pour vous épargner un moment de peine ; mais, infortunée que je suis, je ne puis rien pour votre bonheur. Vous me pardonnerez donc de m'être dérobée de chez vous comme une coupable ; je n’aurais jamais pu résister à vos prières, et cependant il fallait partir... Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Vous savez, René, que j’ai toujours eu du penchant pour la vie religieuse ; il est temps que je mette à profit les avertissements du ciel. Pourquoi ai-je attendu si tard ! Dieu m’en punit. J'étais restée pour vous dans le monde... Pardonnez, je suis toute troublée par le chagrin que j’ai de vous quitter. C’est à présent, mon cher frère, que je sens bien la nécessité de ces asiles contre lesquels je vous ai vu souvent vous élever. Il est des malheurs qui nous séparent pour toujours des hommes : que deviendraient alors de pauvres infortunées !... Je suis persuadée que vous-même, mon frère, vous trouveriez le repos dans ces retraites de la religion : la terre n’offre rien qui soit digne de vous. Je ne vous rappellerai point votre serment : je connais la fidélité de votre parole. Vous l’avez juré, vous vivrez pour moi. Y a-t-il rien de plus misérable que de songer sans cesse à quitter la vie ? Pour un homme de votre caractère, il est si aisé de mourir ! Croyez-en votre sœur, il est plus difficile de vivre. Mais, mon frère, sortez au plus vite de la solitude, qui ne vous est pas bonne ; cherchez quelque occupation. Je sais que vous riez amèrement de cette nécessité où l’on est en France de prendre un état. Ne méprisez pas tant l’expérience et la sagesse de nos pères. Il vaut mieux, mon cher René, ressembler un peu plus au commun des hommes et avoir un peu moins de malheur. " Peut-être trouveriez-vous dans le mariage un soulagement à vos ennuis. Une femme, des enfants occuperaient vos jours. Et quelle est la femme qui ne chercherait pas à vous rendre heureux ! L'ardeur de votre âme, la beauté de votre génie, votre air noble et passionné, ce regard fier et tendre, tout vous assurerait de son amour et de sa fidélité. Ah ! avec quels délices ne te presserait-elle pas dans ses bras et sur son cœur ! Comme tous ses regards, toutes ses pensées, seraient attachés sur toi pour prévenir tes moindres peines ! Elle serait tout amour, tout innocence devant toi : tu croirais retrouver une sœur.
Je pars pour le couvent de...Ce monastère, bâti au bord de la mer, convient à la situation de mon âme. La nuit, du fond de ma cellule, j’entendrai le murmure des flots qui baignent les murs du couvent ; je songerai à ces promenades que je faisais avec vous au milieu des bois, alors que nous croyions retrouver le bruit des mers dans la cime agitée des pins. Aimable compagnon de mon enfance, est-ce que je ne vous verrai plus ? A peine plus âgée que vous, je vous balançais dans votre berceau ; souvent nous avons dormi ensemble. Ah ! si un même tombeau nous réunissait un jour ! Mais non, je dois dormir seule sous les marbres glacés de ce sanctuaire où reposent pour jamais ces filles qui n’ont point aimé. Je ne sais si vous pourrez lire ces lignes à demi effacées par mes larmes. Après tout, mon ami, un peu plus tôt, un peu plus tard, n’aurait-il pas fallu nous quitter ? Qu’ai-je besoin de vous entretenir de l’incertitude et du peu de valeur de la vie ? Vous vous rappelez le jeune M... qui fit naufrage à l’Ile-de-France. Quand vous reçûtes sa dernière lettre, quelques mois après sa mort, sa dépouille terrestre n’existait même plus, et l’instant où vous commenciez son deuil en Europe était celui où on le finissait aux Indes. Qu’est-ce donc que l’homme, dont la mémoire périt si vite ? Une partie de ses amis ne peut apprendre sa mort que l’autre n'en soit déjà consolée ! Quoi, cher et trop cher René, mon souvenir s’effacera-t-il si promptement de ton cœur ? O mon frère ! si je m’arrache à vous dans le temps, c’est pour n'être pas séparée de vous dans l’éternité. "
" Amélie. "
P. S. " Je joins ici l’acte de la donation de mes biens ; j’espère que vous ne refuserez pas cette marque de mon amitié. "
Réactions à la lettre d’Amélie
En découvrant la lettre, j’eus l’impression que la foudre était tombée à mes pieds. Quel secret me cachait-elle ? Qui la forçait si subitement à embrasser la vie religieuse ? Pourquoi était-elle venue me détourner de mon dessein pour m’abandonner aussitôt ? Je lui en voulais de m’abandonner : « "Ingrate Amélie, disais-je, si tu avais été à ma place, si comme moi tu avais été perdue dans le vide de tes jours, ah ! tu n’aurais pas été abandonnée de ton frère ! Cependant, quand je relisais la lettre, j'y trouvais je ne sais quoi de si triste et de si tendre, que tout mon cœur se fondait. » Je pensai tout à coup qu’elle avait peut-être conçu une passion pour un homme qu’elle n'osait avouer. « Ce soupçon sembla m’expliquer sa mélancolie, sa correspondance mystérieuse et le ton passionné qui respirait dans sa lettre. Je lui écrivis aussitôt pour la supplier de m’ouvrir son cœur. Elle ne tarda pas à me répondre, mais sans me découvrir son secret : elle me mandait seulement qu’elle avait obtenu les dispenses du noviciat et qu’elle allait prononcer ses vœux. Je fus révolté de l’obstination d’Amélie, du mystère de ses paroles et de son peu de confiance en mon amitié. Après avoir hésité un moment sur le parti que j’avais à prendre, je résolus d’aller à B... pour faire un dernier effort auprès de ma sœur. »
Détour par la terre de mon enfance
« La terre où j’avais été élevé se trouvait sur la route. Quand j’aperçus les bois où j’avais passé les seuls moments heureux de ma vie, je ne pus retenir mes larmes, et il me fut impossible de résister à la tentation de leur dire un dernier adieu. » Mon frère avait vendu l’héritage paternel et le nouveau propriétaire ne l’habitait pas. J’arrivai au château par la longue avenue de sapins ; je traversai à pied les cours désertes. Il semblait à l’abandon à en juger par la végétation qui l’envahissait. Un gardien inconnu m’ouvrit brusquement les portes et alors que j’hésitais à franchir le seuil, il s’écria : « " Eh bien ! allez-vous faire comme cette étrangère qui vint ici il y a quelques jours ? Quand ce fut pour entrer, elle s’évanouit, et je fus obligé de la reporter à sa voiture. Il me fut aisé de reconnaître l’étrangère qui, comme moi, était venue chercher dans ces lieux des pleurs et des souvenirs ! » J’entrai sous le toit de mes ancêtres et parcourus les pièces : la chambre où ma mère avait perdu la vie en me mettant au monde, celle où se retirait mon père, celle où j’avais dormi dans mon berceau, celle enfin où l’amitié avait reçu mes premiers vœux dans le sein d’une sœur. Partout les salles étaient détendues, et l’araignée filait sa toile dans les couches abandonnées. Je sortis précipitamment de ces lieux, je m’en éloignai à grands pas, sans oser tourner la tête. « Qu’ils sont doux, mais qu’ils sont rapides, les moments que les frères et les sœurs passent dans leurs jeunes années, réunis sous l’aile de leurs vieux parents ! La famille de l’homme n’est que d’un jour : le souffle de Dieu la disperse comme une fumée. A peine le fils connaît-il le père, le père le fils, le frère la sœur, la sœur le frère ! Le chêne voit germer ses glands autour de lui : il n’en est pas ainsi des enfants des hommes ! »
Au couvent de B…
« " En arrivant à B... je me fis conduire au couvent ; je demandai à parler à ma sœur. On me dit qu’elle ne recevait personne. Je lui écrivis : elle me répondit que, sur le point de se consacrer à Dieu, il ne lui était pas permis de donner une pensée au monde ; que si je l’aimais, j'éviterais de l’accabler de ma douleur. Elle ajoutait : " Cependant, si votre projet est de paraître à l'autel le jour de ma profession, daignez m’y servir de père : ce rôle est le seul digne de votre courage, le seul qui convienne à notre amitié et à mon repos. " » Cette froide fermeté qu’on opposait à l’ardeur de mon amitié me jeta dans de violents transports, partagé entre l’idée de partir, de rester ou même de me poignarder dans l’église et de mêler mes derniers soupirs aux vœux qui m’arrachaient ma sœur. La supérieure du couvent me fit prévenir qu’on avait préparé un banc dans le sanctuaire, et elle m’invitait à me rendre à la cérémonie, qui devait avoir lieu dès le lendemain.
La cérémonie des vœux monastiques
Au lever de l'aube, j’entendis le premier son des cloches ; vers dix heures, je me rendis au monastère. « "Rien ne peut plus être tragique quand on a assisté à un pareil spectacle ; rien ne peut plus être douloureux quand on y a survécu. » L’église était pleine. On me conduisit au banc du sanctuaire. Déjà le prêtre attendait à l’autel ; tout à coup la grille mystérieuse s’ouvre, et Amélie s’avance, parée de toutes les pompes du monde. « Elle était si belle, il y avait sur son visage quelque chose de si divin, qu’elle excita un mouvement de surprise et d’admiration. Vaincu par la glorieuse douleur de la sainte, abattu par les grandeurs de la religion, tous mes projets de violence s’évanouirent ; ma force m’abandonna ; je me sentis lié par une main toute-puissante, et, au lieu de blasphèmes et de menaces, je ne trouvai dans mon cœur que de profondes adorations et les gémissements de l’humilité. » Amélie se place sous un dais. La cérémonie commence à la lueur des flambeaux, au milieu des fleurs et des parfums, qui devaient rendre l'holocauste agréable. « A l’offertoire, le prêtre se dépouilla de ses ornements, ne conserva qu’une tunique de lin, monta en chaire, et, dans un discours simple et pathétique, peignit le bonheur de la vierge qui se consacre au Seigneur. Quand il prononça ces mots : " Elle a paru comme l’encens qui se consume dans le feu", un grand calme et des odeurs célestes semblèrent se répandre dans l'auditoire. […] " Le prêtre achève son discours, reprend ses vêtements, continue le sacrifice. Amélie, soutenue de deux jeunes religieuses, se met à genoux sur la dernière marche de l'autel. On vient alors me chercher pour remplir les fonctions paternelles. Au bruit de mes pas chancelants dans le sanctuaire, Amélie est prête à défaillir. On me place à côté du prêtre pour lui présenter les ciseaux. En ce moment je sens renaître mes transports ; ma fureur va éclater quand Amélie, rappelant son courage, me lance un regard où il y a tant de reproche et de douleur, que j’en suis atterré. La religion triomphe. Ma sœur profite de mon trouble ; elle avance hardiment la tête. Sa superbe chevelure tombe de toutes parts sous le fer sacré ; une longue robe d’étamine remplace pour elle les ornements du siècle sans la rendre moins touchante ; les ennuis de son front se cachent sous un bandeau de lin, et le voile mystérieux, double symbole de la virginité et de la religion, accompagne sa tête dépouillée. Jamais elle n’avait paru si belle. L’œil de la pénitente était attaché sur la poussière du monde, et son âme était dans le ciel. Cependant Amélie n’avait point encore prononcé ses vœux, et pour mourir au monde il fallait qu’elle passât à travers le tombeau. Ma sœur se couche sur le marbre ; on étend sur elle un drap mortuaire ; quatre flambeaux en marquent les quatre coins. Le prêtre, l’étole au cou, le livre à la main, commence l’Office des morts ; de jeunes vierges le continuent. O joies de la religion, que vous êtes grandes, mais que vous êtes terribles ! On m’avait contraint de me placer à genoux près de ce lugubre appareil. »
L’aveu
« Tout à coup un murmure confus sort de dessous le voile sépulcral ; je m’incline, et ces paroles épouvantables (que je fus seul à entendre) viennent frapper mon oreille : " Dieu de miséricorde, fais que je ne me relève jamais de cette couche funèbre, et comble de tes biens un frère qui n’a point partagé ma criminelle passion !" A ces mots échappés du cercueil, l’affreuse vérité m’éclaire ; ma raison s’égare ; je me laisse tomber sur le linceul de la mort, je presse ma sœur dans mes bras ; je m’écrie : " Chaste épouse de Jésus-Christ, reçois mes derniers embrassements à travers les glaces du trépas et les profondeurs de l’éternité, qui te séparent déjà de ton frère ! " Ce mouvement, ce cri, ces larmes, troublent la cérémonie : le prêtre s’interrompt, les religieuses ferment la grille, la foule s’agite et se presse vers l’autel ; on m’emporte sans connaissance. »
Réaction à l’événement
En revenant à moi, j’appris le sacrifice était consommé et que ma sœur avait été saisie d'une fièvre ardente. Elle me faisait prier de ne plus chercher à la voir. « O misère de ma vie ! une sœur craindre de parler à un frère, et un frère craindre de faire entendre sa voix à une sœur ! Je sortis du monastère comme de ce lieu d'expiation où des flammes nous préparent pour la vie céleste, où l'on a tout perdu comme aux enfers, hors l'espérance. On peut trouver des forces dans son âme contre un malheur personnel, mais devenir la cause involontaire du malheur d'un autre, cela est tout à fait insupportable. Eclairé sur les maux de ma sœur, je me figurais ce qu'elle avait dû souffrir. Alors s'expliquèrent pour moi plusieurs choses que je n'avais pu comprendre : ce mélange de joie et de tristesse qu'Amélie avait fait paraître au moment de mon départ pour mes voyages, le soin qu'elle prit de m'éviter à mon retour, et cependant cette faiblesse qui l'empêcha si longtemps d'entrer dans un monastère : sans doute la fille malheureuse s'était flattée de guérir ! Ses projets de retraite, la dispense du noviciat, la disposition de ses biens en ma faveur, avaient apparemment produit cette correspondance secrète qui servit à me tromper. O mes amis ! je sus donc ce que c'était que de verser des larmes pour un mal qui n'était point imaginaire ! Mes passions, si longtemps indéterminées, se précipitèrent sur cette première proie avec fureur. Je trouvai même une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon chagrin, et je m'aperçus, avec un secret mouvement de joie, que la douleur n'est pas une affection qu'on épuise comme le plaisir. J'avais voulu quitter la terre avant l'ordre du Tout-Puissant ; c'était un grand crime : Dieu m'avait envoyé Amélie à la fois pour me sauver et pour me punir. Ainsi, toute pensée coupable, toute action criminelle entraîne après elle des désordres et des malheurs. Amélie me priait de vivre, et je lui devais bien de ne pas aggraver ses maux. D'ailleurs (chose étrange !) je n'avais plus envie de mourir depuis que j'étais réellement malheureux. Mon chagrin était devenu une occupation qui remplissait tous mes moments : tant mon cœur est naturellement pétri d'ennui et de misère ! »
Décision de partir pour l’Amérique
« " Je pris donc subitement une autre résolution ; je me déterminai à quitter l’Europe et à passer en Amérique. » On équipait alors, au port de B… une flotte pour la Louisiane ; je m’arrangeai avec un des capitaines de vaisseau, je fis savoir mon projet à Amélie, et je m’occupai de mon départ. Ma sœur avait touché aux portes de la mort mais Dieu ne voulut pas la rappeler si vite à lui. « "Descendue une seconde fois dans la pénible carrière de la vie, l’héroïne, courbée sous la croix, s’avança courageusement à l’encontre des douleurs, ne voyant plus que le triomphe dans le combat, et dans l’excès des souffrances l’excès de la gloire." » La vente du peu de bien qui me restait, et que je cédai à mon frère, les longs préparatifs d'un convoi, les vents contraires, me retinrent longtemps dans le port. J’allais chaque matin m’informer des nouvelles d’Amélie, et je revenais toujours avec de nouveaux motifs d’admiration et de larmes. En errant autour du monastère, bâti au bord de la mer, j’apercevais souvent, à une petite fenêtre grillée qui donnait sur une plage déserte, une religieuse assise dans une attitude pensive ; elle rêvait à l’aspect de l’Océan où apparaissait quelque vaisseau cinglant aux extrémités de la terre. Plusieurs fois, à la clarté de la lune, j’ai revu la même religieuse aux barreaux de la même fenêtre : elle contemplait la mer, éclairée par l’astre de la nuit, et semblait prêter l’oreille au bruit des vagues qui se brisaient tristement sur des grèves solitaires. J’entends encore la cloche qui, la nuit, appelait les religieuses à la prière ; je courais alors au monastère et là, seul au pied des murs, j’écoutais dans une sainte extase les derniers sons des cantiques, qui se mêlaient sous les voûtes du temple au faible bruissement des flots.
Apaisement
« "Je ne sais comment toutes ces choses, qui auraient dû nourrir mes peines, en émoussaient au contraire l’aiguillon. Mes larmes avaient moins d’amertume, lorsque je les répandais sur les rochers et parmi les vents. Mon chagrin même par sa nature extraordinaire, portait avec lui quelque remède : on jouit de ce qui n’est pas commun, même quand cette chose est un malheur. J’en conçus presque l’espérance que ma sœur deviendrait à son tour moins misérable."»
Lettre d’Amélie :
Une lettre que je reçus d’elle avant mon départ sembla me confirmer dans ces idées. Amélie se plaignait tendrement de ma douleur et m’assurait que le temps diminuait la sienne : " Je ne désespère pas de mon bonheur, […]. L’excès même du sacrifice, à présent que le sacrifice est consommé, sert à me rendre quelque paix. La simplicité de mes compagnes, la pureté de leurs vœux, la régularité de leur vie, tout répand du baume sur mes jours. Quand j’entends gronder les orages et que l’oiseau de mer vient battre des ailes à ma fenêtre, moi, pauvre colombe du ciel, je songe au bonheur que j’ai eu de trouver un abri contre la tempête. C’est ici la sainte montagne, le sommet élevé d’où l’on entend les derniers bruits de la terre et les premiers concerts du ciel ; c’est ici que la religion trompe doucement une âme sensible : aux plus violentes amours elle substitue une sorte de chasteté brûlante où l’amante et la vierge sont unies ; elle épure les soupirs, elle change en une flamme incorruptible une flamme périssable, elle mêle divinement son calme et son innocence à ce reste de trouble et de volupté d'un cœur qui cherche à se reposer et d’une vie qui se retire. " »
Dernière nuit avant le départ
« "L’ordre était donné pour le départ de la flotte ; déjà plusieurs vaisseaux avaient appareillé au baisser du soleil ; je m’étais arrangé pour passer la dernière nuit à terre, afin d’écrire ma lettre d’adieux à Amélie. Vers minuit, tandis que je m’occupe de ce soin et que je mouille mon papier de mes larmes, le bruit des vents vient frapper mon oreille. J’écoute, et au milieu de la tempête je distingue les coups de canon d’alarme mêlés au glas de la cloche monastique. Je vole sur le rivage où tout était désert et où l’on n’entendait que le rugissement des flots. Je m’assieds sur un rocher. D’un côté s’étendent les vagues étincelantes, de l’autre les murs sombres du monastère se perdent confusément dans les cieux. Une petite lumière paraissait à la fenêtre grillée. Était-ce toi, ô mon Amélie ! qui, prosternée au pied du crucifix, priais le Dieu des orages d’épargner ton malheureux frère ? la tempête sur les flots, le calme dans ta retraite ; des hommes brisés sur des écueils, au pied de l’asile que rien ne peut troubler ; l’infini de l’autre côté du mur d’une cellule ; les fanaux agités des vaisseaux, le phare immobile du couvent ; l’incertitude des destinées du navigateur, la vestale connaissant dans un seul jour tous les jours futurs de sa vie ; d’une autre part, une âme telle que la tienne, ô Amélie, orageuse comme l’Océan ; un naufrage plus affreux que celui du marinier : tout ce tableau est encore profondément gravé dans ma mémoire. Soleil de ce ciel nouveau, maintenant témoin de mes larmes, échos du rivage américain qui répétez les accents de René, ce fut le lendemain de cette nuit terrible qu’appuyé sur le gaillard de mon vaisseau je vis s’éloigner pour jamais ma terre natale ! Je contemplai longtemps sur la côte les derniers balancements des arbres de la patrie et les faites du monastère qui s’abaissaient à l'horizon. " »
***
RETOUR AU RECIT CADRE
La lettre de la supérieure du couvent qui annonce la mort d’Amélie.
« Comme René achevait de raconter son histoire, il tira un papier de son sein, et le donna au père Souël, puis, se jetant dans les bras de Chactas et étouffant ses sanglots, il laissa le temps au missionnaire de parcourir la lettre qu'il venait de lui remettre. Elle était de la supérieure de... Elle contenait le récit des derniers moments de la sœur Amélie de la Miséricorde, morte victime de son zèle et de sa charité en soignant ses compagnes attaquées d’une maladie contagieuse. Toute la communauté était inconsolable et l’on y regardait Amélie comme une sainte. La supérieure ajoutait que, depuis trente ans qu’elle était à la tête de la maison, elle n'avait jamais vu de religieuse d’une humeur aussi douce et aussi égale, ni qui fût plus contente d'avoir quitté les tribulations du monde. »
Première réaction de compassion de Chactas
« Chactas pressait René dans ses bras ; le vieillard pleurait. " Mon enfant, dit-il à son fils, je voudrais que le père Aubry fût ici ; il tirait du fond de son cœur je ne sais quelle paix qui, en les calmant, ne semblait cependant point étrangère aux tempêtes : c'était la lune dans une nuit orageuse. Les nuages errants ne peuvent l'emporter dans leur course ; pure et inaltérable, elle s'avance tranquille au-dessus d'eux. Hélas ! pour moi, tout me trouble et m'entraîne ! " »
Jugement sévère du père Souël
« Jusque alors le père Souël, sans proférer une parole, avait écouté d’un air austère l’histoire de René. Il portait en secret un cœur compatissant, mais il montrait au dehors un caractère inflexible ; la sensibilité du Sachem le fit sortir du silence : " Rien, dit-il au frère d’Amélie, rien ne mérite dans cette histoire la pitié qu’on vous montre ici. Je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît, et qui s’est soustrait aux charges de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries. On n’est point, monsieur, un homme supérieur parce qu’on aperçoit le monde sous un jour odieux. On ne hait les hommes et la vie que faute de voir assez loin. Etendez un peu plus votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous ces maux dont vous vous plaignez sont de purs néants. Mais quelle honte de ne pouvoir songer au seul malheur réel de votre vie sans être forcé de rougir ! Toute la pureté, toute la vertu, toute la religion, toutes les couronnes d'une sainte rendent à peine tolérable la seule idée de vos chagrins. Votre sœur a expié sa faute ; mais, s’il faut ici dire ma pensée, je crains que, par une épouvantable justice, un aveu sorti du sein de la tombe n’ait troublé votre âme à son tour. Que faites-vous seul au fond des forêts où vous consumez vos jours, négligeant tous vos devoirs ? Des saints, me direz-vous, se sont ensevelis dans les déserts. Ils y étaient avec leurs larmes, et employaient à éteindre leurs passions le temps que vous perdez peut-être à allumer les vôtres. Jeune présomptueux, qui avez cru que l'homme se peut suffire à lui-même, la solitude est mauvaise à celui qui n’y vit pas avec Dieu ; elle redouble les puissances de l’âme en même temps qu’elle leur ôte tout sujet pour s’exercer. Quiconque a reçu des forces doit les consacrer au service de ses semblables : s’il les laisse inutiles, il en est d’abord puni par une secrète misère, et tôt ou tard le ciel lui envoie un châtiment effroyable. " »
Conseil plus indulgent de Chactas
« Troublé par ces paroles, René releva du sein de Chactas sa tête humiliée. Le Sachem aveugle se prit à sourire, et ce sourire de la bouche, qui ne se mariait plus à celui des yeux, avait quelque chose de mystérieux et de céleste. " Mon fils, dit le vieil amant d'Atala, il nous parle sévèrement ; il corrige et le vieillard et le jeune homme, et il a raison. Oui, il faut que tu renonces à cette vie extraordinaire qui n’est pleine que de soucis : il n’y a de bonheur que dans les voies communes. »L’allégorie du Meschacebé qui au fur et à mesure où il s’élargit regrette son cours initial.
Epilogue
Chactas cessa de parler. Alors que la voix d’un flamant annonçait l’orage, les trois amis reprirent la route de leurs cabanes : René marchait en silence entre le missionnaire, qui priait Dieu, et le Sachem aveugle, qui cherchait sa route. On dit que, pressé par les deux vieillards, il retourna chez son épouse, mais sans y trouver le bonheur. Il périt peu de temps après avec Chactas et le père Souël dans le massacre des Français et des Natchez à la Louisiane. On montre encore un rocher où il allait s’asseoir au soleil couchant.
Résumé et citations établis par Bernard MARTIAL, professeur en CPGE et en Première
COMÉDIE EN CINQ ACTES ET EN PROSE
REPRÉSENTÉE, POUR LA PREMIÈRE FOIS, PAR LES COMÉDIENS FRANÇAIS ORDINAIRES DU ROI LE MARDI 27 AVRIL 1784
… En faveur du badinage,
Faites grâce à la raison.
(Vaud de la pièce.)
PERSONNAGES
LE COMTE ALMAVIVA, grand corrégidor d’Andalousie.
LA COMTESSE, sa femme.
FIGARO, valet de chambre du comte et concierge du château.
SUZANNE, première camériste de la comtesse, et fiancée de Figaro.
MARCELINE, femme de charge.
ANTONIO, jardinier du château, oncle de Suzanne et père de Fanchette.
FANCHETTE, fille d’Antonio.
CHÉRUBIN, premier page du comte.
BARTHOLO, médecin de Séville.
BASILE, maître de clavecin de la comtesse.
DON GUSMAN BRID’OISON, lieutenant du siège.
DOUBLE-MAIN, greffier, secrétaire de don Gusman.
Un huissier audiencier.
GRIPPE-SOLEIL, jeune pastoureau.
Une jeune bergère.
PÉDRILLE, piqueur du comte.
Personnages muets.
Troupe de valets.
Troupe de paysannes.
Troupe de paysans.
La scène est au château d’Aguas-Frescas, à trois lieues de Séville.
ACTE PREMIER
Le théâtre représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade est au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d’orange, appelé chapeau de la mariée.
Scène I
FIGARO, SUZANNE.
Alors que Figaro mesure la chambre, que le comte leur cède, pour y installer leur lit, Suzanne essaie son chapeau de mariée, avec un petit bouquet de fleurs d’orange. Mais elle ne veut pas de cette chambre et ne souhaite pas expliquer pourquoi. Figaro, au contraire, trouve que cette chambre, située entre les appartements de Monsieur et de Madame, est très commode. Suzanne dit alors clairement que le comte a des visées sur elle : « Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme : c’est sur la tienne, entends-tu ? qu’il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. » Elle tient cette information de Basile, son maître à chanter. Figaro s’insurge contre Basile. Suzanne insiste pour lui ouvrir les yeux : la dot qu’on lui donne n’est pas pour les beaux yeux de Figaro. Il entend bien s’en servir à ce droit du seigneur : « Apprends qu’il la destine à obtenir de moi, secrètement, certain quart d’heure, seul à seule, qu’un ancien droit du seigneur… » Figaro n’a épousé Suzanne dans les domaines du comte que parce qu’il a aboli ce droit lors de son propre mariage. Suzanne confirme les intentions libertines du comte. Figaro, perplexe, se frotte la tête puis rapidement, exprime le désir de faire tomber le comte dans un piège. « De l’intrigue et de l’argent : te voilà dans ta sphère. » dit Suzanne. Une sonnette intérieure retentit : c’est la comtesse éveillée qui appelle sa camériste. Badinage amoureux entre les futurs époux. On sonne une seconde fois. Suzanne sort.
Scène II
FIGARO, seul.
Figaro fait le point sur son amour pour Suzanne, sur le calcul du comte qui l’a nommé concierge du château, l’emmène à son ambassade et l’établit comme courrier de ses dépêches pour mieux profiter de Suzanne et sur sa vengeance contre Basile. Il doit agir rapidement : avancer l’heure du mariage, écarter Marceline, donner le change au comte et étriller Basile.
Scène III
MARCELINE, BARTHOLO, FIGARO.
Depuis que Figaro a empêché le médecin Bartholo d’épouser Rosine (cf. Le Barbier de Séville), les rapports entre les deux hommes sont très tendus. Figaro se moque de lui et de Marceline : « Adieu, Marceline : avez-vous toujours envie de plaider contre moi ? » Elle sera défendue par le médecin. Figaro sort.
Scène IV
MARCELINE, BARTHOLO.
Bartholo, qui regarde Figaro, s’en aller se plaint de son insolence. Mais à son tour, Marceline ironise sur les déboires passés de Bartholo (son mariage avorté avec Rosine à cause du comte Almaviva). Il demande à Marceline pourquoi on l’a fait venir au château. Elle lui explique que la comtesse se languit car son mari la néglige. Bartholo n’est pas mécontent de cette vengeance indirecte. Le comte est « jaloux et libertin », dit Marceline… « Libertin par ennui, jaloux par vanité : cela va sans dire. » ajoute le médecin. Marceline parle ensuite de Basile dont Bartholo a à se plaindre et qui fait la cour à Marceline. Il lui conseille de l’épouser pour s’en débarrasser. Elle rappelle enfin à Bartholo leur union passée et les engagements du médecin à l’épouser après la naissance de leur petit Emmanuel : « Qu’est devenu celui de notre petit Emmanuel, ce fruit d’un amour oublié, qui devait nous conduire à des noces ? » Bartholo se fâche : est-ce pour cela qu’elle l’a fait venir de Séville ? Elle lui dit d’oublier cette question car elle veut qu’il l’aide à épouser « le beau, le gai, l’aimable Figaro […] Jamais fâché, toujours en belle humeur ; donnant le présent à la joie, et s’inquiétant de l’avenir tout aussi peu que du passé ; sémillant, généreux […] Comme un seigneur ; charmant enfin : mais c’est le plus grand monstre ! » Quant à Suzanne, dit Marceline, il faudra l’effrayer pour qu’elle rompe ses engagements le jour de son mariage. Le comte, à qui Suzanne continuera de se refuser, appuiera la demande de Marceline. Bartholo est content de se venger de Figaro qui lui a volé cent écus. Chacun se réjouit de ses projets.
Scène V
MARCELINE, BARTHOLO, SUZANNE.
Suzanneentre, un bonnet de femme avec un large ruban dans la main, une robe de femme sur le bras.Faisant assaut de révérences et d’ironie, Suzanne et Marceline se disputent sous le regard de Bartholo. Puis Marceline fait allusion au comte («n’est-il pas juste qu’un libéral seigneur partage un peu la joie qu’il procure à ses gens ? ») et Suzanne insiste sur la jalousie de Marceline (« la jalousie de madame est aussi connue que ses droits sur Figaro sont légers. »), elle la traite de « duègne ». Bartholo est obligé de la retenir.
Scène VI
SUZANNE, seule.
Suzanne exprime sa colère envers Marceline qui veut tout dominer au château sous prétexte qu’elle a été la gouvernante de Rosine au château. Troublée, elle jette la robe qu’elle tient sur une chaise.
Scène VII
SUZANNE, CHÉRUBIN.
Chérubin, le premier page du comte, arrive. Il était impatient de trouver Suzanne pour lui annoncer son renvoi. Le comte l’a surpris chez Fanchette, la cousine de Suzanne et il l’a renvoyé sur le champ. Tout en flattant Suzanne, Chérubin révèle qu’il est surtout triste de ne plus voir la comtesse dont il est épris ; il envie Suzanne qui la côtoie tous les jours. Soudain, le jeune page aperçoit le ruban qui retient la nuit les cheveux de la comtesse et il s’en empare. Suzanne essaie de récupérer l’objet en le poursuivant autour du fauteuil. Chérubin tire alors une romance de sa poche. Le jeune garçon se sent un besoin irrépressible d’aimer une femme : « je ne sais plus ce que je suis, mais depuis quelque temps je sens ma poitrine agitée ; mon cœur palpite au seul aspect d’une femme ; les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu’un Je vous aime est devenu pour moi si pressant, que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues. » Il irait même jusqu’à Marceline… Il reproche à Suzanne d’être moins douce que Fanchette. Le manège du ruban reprend. Suzanne menace de le dénoncer au comte pour précipiter son renvoi. Chérubin voit le comte entrer ; il se jette derrière le fauteuil avec effroi.Il se croit perdu.
Scène VIII
SUZANNE, Le COMTE, CHÉRUBIN caché.
Suzanne aperçoit le Comte. (Elle s’approche du fauteuil pour masquer Chérubin.)Le comte commence à faire la cour à Suzanne et s’assoit dans le fauteuil derrière lequel se cache Chérubin à la grande inquiétude de Suzanne. Le roi a nommé le comte ambassadeur à Londres et il veut amener Figaro avec lui pour avoir Suzanne à ses côtés. Elle lui rappelle sa promesse d’abolir le droit du seigneur : « lorsque monseigneur enleva la sienne de chez le docteur, et qu’il l’épousa par amour ; lorsqu’il abolit pour elle un certain affreux droit du seigneur… » Le comte veut qu’elle le rejoigne à la brune au jardin. Ils entendent alors Basile qui répond à quelqu’un que le comte n’est pas là. Le comte veut se cacher à son tour derrière le fauteuil. (Suzanne lui barre le chemin ; il la pousse doucement, elle recule, et se met ainsi entre lui et le petit page ; mais pendant que le comte s’abaisse et prend sa place, Chérubin tourne, et se jette effrayé sur le fauteuil, à genoux, et s’y blottit. Suzanne prend la robe qu’elle apportait, en couvre le page, et se met devant le fauteuil.)
Scène IX
Le COMTE et CHÉRUBIN cachés, SUZANNE, BAZILE.
Basile prévient Suzanne que Figaro cherche le comte. Il parle avec sarcasme des visées du comte sur Suzanne (« Désirer du bien à une femme, est-ce vouloir du mal à son mari ? ») et de Chérubin sur la comtesse. Suzanne essaie de prendre la défense de l’enfant tombé dans la disgrâce de son maître. Le comte sort alors de sa cachette et s’en prend à Basile. Suzanne est troublée. Le comte veut qu’elle s’assoie dans le fauteuil, ce qu’elle refuse évidemment. Basile, lui, essaye de se rattraper. Le comte souhaite renvoyer le page chez ses parents avec cinquante pistoles et un cheval. Puis, en voulant démontrer comment il a découvert Chérubin (caché sous une espèce de rideau derrière la porte) chez Fanchette, le comte découvre Chérubin sous la robe. Suzanne essaie de défendre Chérubin alors que le comte feint de défendre… l’honneur de Figaro. Suzanne explique que le page était venu la voir pour lui demander de plaider sa cause auprès de la comtesse. Troublé, il s’est caché derrière le fauteuil. Le comte comprend ce qui s’est passé et conclut : « Tu n’épouseras pas Figaro. » Le comte force le page à se lever.
Scène X
CHÉRUBIN, SUZANNE, FIGARO, LA COMTESSE, LE COMTE, FANCHETTE, BASILE.
(Beaucoup de valets, paysannes, paysans vêtus de blanc.) Figaro, tenant une toque de femme, garnie de plumes blanches et de rubans blancs, parle à la comtesse. Figaro veut que, devant tout le monde, le comte célèbre le premier mariage après le renoncement solennel du maître au droit de cuissage. La comtesse appuie cette demande. Le comte, lui, veut gagner du temps et appeler Marceline. La conversation vient ensuite sur le sort de Chérubin. Suzanne informe Figaro de son renvoi par le comte. La comtesse plaide la cause du jeune page. Le comte cède (en apparence) : « C’est assez, c’est assez ; tout le monde exige son pardon, je l’accorde, et j’irai plus loin : je lui donne une compagnie dans ma légion. » En effet, Chérubin devra partir sur le champ rejoindre la légion en Catalogne. La comtesse, émue, ne peut que lui souhaiter de réussir sa mission ; le comte remarque cette émotion. Il est vrai qu’elle se préoccupe de la sécurité de son filleul, allié de ses parents. Figaro prodigue ses encouragements à Chérubin : il va devenir un homme. Mais le comte se préoccupe toujours de savoir où est Marceline. Elle est allée au bourg avec Bartholo, dit Fanchette ; elle paraissait courroucée en parlant de Figaro. Fanchette veut savoir également si le comte leur a pardonné. Le comte veut maintenant voir Basile. (Ils sortent tous.)
Scène XI
CHÉRUBIN, FIGARO, BASILE.
(Pendant qu’on sort, Figaro les arrête tous deux et les ramène.) Figaro veut qu’ils « répètent leurs rôles ». Chérubin fera semblant de partir à cheval et reviendra à pied par l’arrière. Fanchette devra éviter de se faire remarquer. Basile veut conclure par un proverbe dont Figaro se moque. Figaro s’en va.