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14 janvier 2025 2 14 /01 /janvier /2025 18:34

Maître Blazius : Pourquoi une fatale curiosité m’a-t-elle poussé à écouter le dialogue de dame Pluche et de sa nièce ? Pourquoi ai-je rapporté au baron tout ce que j’ai vu ?

Maître Bridaine : Pourquoi un vain orgueil m’a-t-il éloigné de ce dîner honorable, où j’étais si bien accueilli ? Que m’importait d’être à droite ou à gauche ?

Maître Blazius : Hélas ! j’étais gris, il faut en convenir, lorsque j’ai fait cette folie.

Maître Bridaine : Hélas ! le vin m’avait monté à la tête quand j’ai commis cette imprudence.

Maître Blazius : Il me semble que voilà le curé.

Maître Bridaine : C’est le gouverneur en personne.

Maître Blazius : Oh ! oh ! monsieur le curé, que faites-vous là ?

Maître Bridaine : Moi ! je vais dîner. N’y venez-vous pas ?

Maître Blazius : Pas aujourd’hui. Hélas ! maître Bridaine, intercédez pour moi ; le baron m’a chassé. J’ai accusé faussement Mlle Camille d’avoir une correspondance secrète, et cependant Dieu m’est témoin que j’ai vu ou que j’ai cru voir dame Pluche dans la luzerne. Je suis perdu, monsieur le curé.

Maître Bridaine : Que m’apprenez-vous là ?

Maître Blazius : Hélas ! hélas ! la vérité. Je suis en disgrâce complète pour avoir volé une bouteille.

Maître Bridaine : Que parlez-vous, messire, de bouteilles volées à propos d’une luzerne et d’une correspondance ?

Maître Blazius : Je vous supplie de plaider ma cause. Je suis honnête, seigneur Bridaine. Ô digne seigneur Bridaine, je suis votre serviteur !

Maître Bridaine, à part. : Ô fortune ! est-ce un rêve ? Je serai donc assis sur toi, ô chaise bienheureuse !

Maître Blazius : Je vous serai reconnaissant d’écouter mon histoire, et de vouloir bien m’excuser, brave seigneur, cher curé.

Maître Bridaine : Cela m’est impossible, monsieur ; il est midi sonné, et je m’en vais dîner. Si le baron se plaint de vous, c’est votre affaire. Je n’intercède point pour un ivrogne. (À part.) Vite, volons à la grille ; et toi, mon ventre, arrondis-toi.

Il sort en courant.

Maître Blazius, seul. : Misérable Pluche ! c’est toi qui payeras pour tous ; oui, c’est toi qui es la cause de ma ruine, femme déhontée, vile entremetteuse, c’est à toi que je dois cette disgrâce. Ô sainte université de Paris ! on me traite d’ivrogne ! Je suis perdu si je ne saisis une lettre, et si je ne prouve au baron que sa nièce a une correspondance. Je l’ai vue ce matin écrire à son bureau. Patience ! voici du nouveau. (Passe dame Pluche portant une lettre.) Pluche, donnez-moi cette lettre.

Dame Pluche : Que signifie cela ? C’est une lettre de ma maîtresse que je vais mettre à la poste au village.

Maître Blazius : Donnez-la-moi, ou vous êtes morte.

Dame Pluche : Moi, morte ! morte !

Maître Blazius : Oui, morte, Pluche ; donnez-moi ce papier.

Ils se battent. — Entre Perdican.

Perdican : Qu’y a-t-il ? Que faites-vous, Blazius ? Pourquoi violenter cette femme ?

Dame Pluche : Rendez-moi la lettre. Il me l’a prise, seigneur ; justice !

Maître Blazius : C’est une entremetteuse, seigneur. Cette lettre est un billet doux.

Dame Pluche : C’est une lettre de Camille, seigneur, de votre fiancée.

Maître Blazius : C’est un billet doux à un gardeur de dindons.

Dame Pluche : Tu en as menti, abbé. Apprends cela de moi.

Perdican : Donnez-moi cette lettre ; je ne comprends rien à votre dispute ; mais, en qualité de fiancé de Camille, je m’arroge le droit de la lire. Il lit. « À la sœur Louise, au couvent de ***. » (À part.) Quelle maudite curiosité me saisit malgré moi ! Mon cœur bat avec force, et je ne sais ce que j’éprouve. — Retirez-vous, dame Pluche ; vous êtes une digne femme et maître Blazius est un sot. Allez dîner ; je me charge de mettre cette lettre à la poste.

Sortent maître Blazius et dame Pluche.

Perdican, seul : Que ce soit un crime d’ouvrir une lettre, je le sais trop bien pour le faire. Que peut dire Camille à cette sœur ? Suis-je donc amoureux ? Quel empire a donc pris sur moi cette singulière fille, pour que les trois mots écrits sur cette adresse me fassent trembler la main ? Cela est singulier ; Blazius, en se débattant avec la dame Pluche, a fait sauter le cachet. Est-ce un crime de rompre le pli ? Bon, je n’y changerai rien. (Il ouvre la lettre et lit.) « Je pars aujourd’hui, ma chère, et tout est arrivé comme je l’avais prévu. C’est une terrible chose ; mais ce pauvre jeune homme a le poignard dans le cœur ; il ne se consolera pas de m’avoir perdue. Cependant j’ai fait tout au monde pour le dégoûter de moi. Dieu me pardonnera de l’avoir réduit au désespoir par mon refus. Hélas ! ma chère, que pouvais-je y faire ? Priez pour moi ; nous nous reverrons demain et pour toujours. Toute à vous du meilleur de mon âme. — Camille. » Est-il possible ? Camille écrit cela ? C’est de moi qu’elle parle ainsi ! Moi au désespoir de son refus ! Eh ! bon Dieu ! si cela était vrai, on le verrait bien ; quelle honte peut-il y avoir à aimer ? Elle a fait tout au monde pour me dégoûter, dit-elle, et j’ai le poignard dans le cœur ? Quel intérêt peut-elle avoir à inventer un roman pareil ? Cette pensée que j’avais cette nuit est-elle donc vraie ? Ô femmes ! cette pauvre Camille a peut-être une grande piété ! c’est de bon cœur qu’elle se donne à Dieu, mais elle a résolu et décrété qu’elle me laisserait au désespoir. Cela était convenu entre les bonnes amies avant de partir du couvent. On a décidé que Camille allait revoir son cousin, qu’on le lui voudrait faire épouser, qu’elle refuserait, et que le cousin serait désolé. Cela est si intéressant, une jeune fille qui fait à Dieu le sacrifice du bonheur d’un cousin ! Non, non, Camille, je ne t’aime pas, je ne suis pas au désespoir, je n’ai pas le poignard dans le cœur, et je te le prouverai. Oui, tu sauras que j’en aime une autre avant de partir d’ici. Holà ! brave homme ! (Entre un paysan.) Allez au château ; dites à la cuisine qu’on envoie un valet porter à Mlle. Camille le billet que voici. 

Il écrit.

Le Paysan : Oui, monseigneur.

Il sort.

Perdican : Maintenant à l’autre. Ah ! je suis au désespoir ! Holà ! Rosette, Rosette !

Il frappe à une porte.

Rosette, ouvrant. : C’est vous, monseigneur ! Entrez, ma mère y est.

Perdican : Mets ton plus beau bonnet, Rosette, et viens avec moi.

Rosette : Où donc ?

Perdican : Je te le dirai ; demande la permission à ta mère, mais dépêche-toi.

Rosette : Oui, monseigneur.

Elle entre dans la maison.

Perdican : J’ai demandé un nouveau rendez-vous à Camille, et je suis sûr qu’elle y viendra ; mais, par le ciel, elle n’y trouvera pas ce qu’elle compte y trouver. Je veux faire la cour à Rosette devant Camille elle-même.

Scène III

Le petit bois.

Entrent Camille et Le Paysan.

Le Paysan : Mademoiselle, je vais au château porter une lettre pour vous ; faut-il que je vous la donne, ou que je la remette à la cuisine, comme me l’a dit le seigneur Perdican ?

Camille : Donne-la-moi.

Le Paysan : Si vous aimez mieux que je la porte au château, ce n’est pas la peine de m’attarder.

Camille : Je te dis de me la donner.

Le Paysan : Ce qui vous plaira. 

Il donne la lettre.

Camille : Tiens, voilà pour ta peine.

Le Paysan : Grand merci ; je m’en vais, n’est-ce pas ?

Camille : Si tu veux.

Le Paysan : Je m’en vais, je m’en vais.

Il sort.

Camille, lisant. : Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la petite fontaine où je l’ai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine, et je suis toute portée. Dois-je accorder ce second rendez-vous ? Ah ! (Elle se cache derrière un arbre.) Voilà Perdican qui approche avec Rosette, ma sœur de lait. Je suppose qu’il va la quitter ; je suis bien aise de ne pas avoir l’air d’arriver la première.

Entrent Perdican et Rosette, qui s’assoient.

Camille, cachée, à part. : Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour y venir causer avec une autre ? Je suis curieuse de savoir ce qu’il lui dit.

Perdican, à haute voix, de manière que Camille l’entende. : Je t’aime, Rosette ! toi seule au monde tu n’as rien oublié de nos beaux jours passés ; toi seule tu te souviens de la vie qui n’est plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donne-moi ton cœur, chère enfant ; voilà le gage de notre amour.

Il lui pose sa chaîne sur le cou.

Rosette : Vous me donnez votre chaîne d’or ?

Perdican : Regarde à présent cette bague. Lève-toi et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés l’un sur l’autre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ? Regarde tout cela s’effacer. (Il jette sa bague dans l’eau.) Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; l’eau qui s’était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n’y aura plus une ride sur ton joli visage : regarde ! c’était une bague que m’avait donnée Camille.

Camille, à part. : Il a jeté ma bague dans l’eau.

Perdican : Sais-tu ce que c’est que l’amour, Rosette ? Écoute ! le vent se tait ; la pluie du matin roule en perles sur les feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t’aime ! Tu veux bien de moi, n’est-ce pas ? On n’a pas flétri ta jeunesse ; on n’a pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d’un sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune et belle dans les bras d’un jeune homme. Ô Rosette, Rosette ! sais-tu ce que c’est que l’amour ?

Rosette : Hélas ! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.

Perdican : Oui, comme tu pourras ; et tu m’aimeras mieux, tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces pâles statues fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à la place du cœur, et qui sortent des cloîtres pour venir répandre dans la vie l’atmosphère humide de leurs cellules ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la prière que ta mère t’apprend, comme elle l’a apprise de sa mère ; tu ne comprends même pas le sens des paroles que tu répètes, quand tu t’agenouilles au pied de ton lit ; mais tu comprends bien que tu pries, et c’est tout ce qu’il faut à Dieu.

Rosette : Comme vous me parlez, monseigneur !

Perdican : Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi pour l’un d’entre eux ; lève-toi, tu seras ma femme et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant.

Il sort avec Rosette.

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