Le Baron : – Vénérable Pluche, je suis peiné.
Dame Pluche : – Est-il possible, monseigneur ?
Le Baron : – Oui, Pluche, cela est possible. J’avais compté depuis longtemps, — j’avais même écrit, noté, — sur mes tablettes de poche, — que ce jour devait être le plus agréable de mes jours, — oui bonne dame, le plus agréable. — Vous n’ignorez pas que mon dessein était de marier mon fils avec ma nièce ; cela était résolu, — convenu, — j’en avais parlé à Bridaine, — et je vois, je crois voir, que ces enfants se parlent froidement ; ils ne se sont pas dit un mot.
Dame Pluche : – Les voilà qui viennent, monseigneur. Sont-ils prévenus de vos projets ?
Le Baron : – Je leur en ai touché quelques mots en particulier. Je crois qu’il serait bon, puisque les voilà réunis, de nous asseoir sous cet ombrage propice, et de les laisser ensemble un instant.
Il se retire avec dame Pluche. − Entrent Camille et Perdican.
Perdican : – Sais-tu que cela n’a rien de beau, Camille, de m’avoir refusé un baiser ?
Camille : – Je suis comme cela ; c’est ma manière.
Perdican : – Veux-tu mon bras pour faire un tour dans le village ?
Camille : – Non, je suis lasse.
Perdican : – Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la prairie ? Te souviens-tu de nos parties sur le bateau ? Viens, nous descendrons jusqu’aux moulins ; je tiendrai les rames, et toi le gouvernail.
Camille : – Je n’en ai nulle envie.
Perdican : – Tu me fends l’âme. Quoi ! pas un souvenir, Camille ? pas un battement de cœur pour notre enfance, pour tout ce pauvre temps passé, si bon, si doux, si plein de niaiseries délicieuses ? Tu ne veux pas venir voir le sentier par où nous allions à la ferme ?
Camille : – Non, pas ce soir.
Perdican : – Pas ce soir ! et quand donc ? Toute notre vie est là.
Camille : – Je ne suis pas assez jeune pour m’amuser de mes poupées, ni assez vieille pour aimer le passé.
Perdican : – Comment dis-tu cela ?
Camille : – Je dis que les souvenirs d’enfance ne sont pas de mon goût.
Perdican : – Cela t’ennuie ?
Camille : – Oui, cela m’ennuie.
Perdican : – Pauvre enfant ! je te plains sincèrement.
Ils sortent chacun de leur côté.
Le Baron, rentrant avec dame Pluche. : – Vous le voyez, et vous l’entendez, excellente Pluche ; je m’attendais à la plus suave harmonie, et il me semble assister à un concert où le violon joue : Mon cœur soupire, pendant que la flûte joue Vive Henri IV. Songez à la discordance affreuse qu’une pareille combinaison produirait. Voilà pourtant ce qui se passe dans mon cœur.
Dame Pluche : – Je l’avoue ; il m’est impossible de blâmer Camille, et rien n’est de plus mauvais ton, à mon sens, que les parties de bateau.
Le Baron : – Parlez-vous sérieusement ?
Dame Pluche : – Seigneur, une jeune fille qui se respecte ne se hasarde pas sur les pièces d’eau.
Le Baron : – Mais observez donc, dame Pluche, que son cousin doit l’épouser, et que dès lors…
Dame Pluche : – Les convenances défendent de tenir un gouvernail, et il est malséant de quitter la terre ferme seule avec un jeune homme.
Le Baron : – Mais je répète… Je vous dis…
Dame Pluche : – C’est là mon opinion.
Le Baron : – Êtes-vous folle ? En vérité, vous me feriez dire… Il y a certaines expressions que je ne veux pas… qui me répugnent… Vous me donnez envie… En vérité, si je ne me retenais… Vous êtes une pécore, Pluche ! je ne sais que penser de vous.
Il sort.
Scène IV
Une place.
Le Chœur, Perdican.
Perdican : – Bonjour, mes amis, me reconnaissez-vous ?
Le Chœur : – Seigneur, vous ressemblez à un enfant que nous avons beaucoup aimé.
Perdican : – N’est-ce pas vous qui m’avez porté sur votre dos pour passer les ruisseaux de vos prairies, vous qui m’avez fait danser sur vos genoux, qui m’avez pris en croupe sur vos chevaux robustes, qui vous êtes serrés quelquefois autour de vos tables pour me faire une place au souper de la ferme ?
Le Chœur : – Nous nous en souvenons, seigneur. Vous étiez bien le plus mauvais garnement et le meilleur garçon de la terre.
Perdican : – Et pourquoi donc alors ne m’embrassez-vous pas, au lieu de me saluer comme un étranger ?
Le Chœur : – Que Dieu te bénisse, enfant de nos entrailles ! chacun de nous voudrait te prendre dans ses bras ; mais nous sommes vieux, monseigneur, et vous êtes un homme.
Perdican : – Oui, il y a dix ans que je ne vous ai vus, et en un jour tout change sous le soleil. Je me suis élevé de quelques pieds vers le ciel, et vous vous êtes courbés de quelques pouces vers le tombeau. Vos têtes ont blanchi, vos pas sont devenus plus lents ; vous ne pouvez plus soulever de terre votre enfant d’autrefois. C’est donc à moi d’être votre père, à vous qui avez été les miens.
Le Chœur : – Votre retour est un jour plus heureux que votre naissance. Il est plus doux de retrouver ce qu’on aime que d’embrasser un nouveau-né.
Perdican : – Voilà donc ma chère vallée ! mes noyers, mes sentiers verts, ma petite fontaine ! voilà mes jours passés encore tout pleins de vie, voilà le monde mystérieux des rêves de mon enfance ! Ô patrie ! patrie, mot incompréhensible ! l’homme n’est-il donc né que pour un coin de terre, pour y bâtir son nid et pour y vivre un jour ?
Le Chœur : – On nous a dit que vous êtes un savant, monseigneur.
Perdican : – Oui, on me l’a dit aussi. Les sciences sont une belle chose, mes enfants ; ces arbres et ces prairies enseignent à haute voix la plus belle de toutes, l’oubli de ce qu’on sait.
Le Chœur : – Il s’est fait plus d’un changement pendant votre absence. Il y a des filles mariées et des garçons partis pour l’armée.
Perdican : – Vous me conterez tout cela. Je m’attends bien à du nouveau ; mais en vérité je n’en veux pas encore. Comme ce lavoir est petit ! autrefois il me paraissait immense ; j’avais emporté dans ma tête un océan et des forêts ; et je retrouve une goutte d’eau et des brins d’herbe. Quelle est donc cette jeune fille qui chante à sa croisée derrière ces arbres ?
Le Chœur : – C’est Rosette, la sœur de lait de votre cousine Camille.
Perdican, s’avançant. : – Descends vite, Rosette, et viens ici.
Rosette, entrant. : – Oui, monseigneur.
Perdican : – Tu me voyais de ta fenêtre, et tu ne venais pas, méchante fille ? Donne-moi vite cette main-là, et ces joues-là, que je t’embrasse.
Rosette : – Oui, monseigneur.
Perdican : – Es-tu mariée, petite ? on m’a dit que tu l’étais.
Rosette : – Oh ! non.
Perdican : – Pourquoi ! Il n’y a pas dans le village de plus jolie fille que toi. Nous te marierons, mon enfant.
Le Chœur : – Monseigneur, elle veut mourir fille.
Perdican : – Est-ce vrai, Rosette ?
Rosette : – Oh ! non.
Perdican : – Ta sœur Camille est arrivée. L’as-tu vue ?
Rosette : – Elle n’est pas encore venue par ici.
Perdican : – Va-t’en vite mettre ta robe neuve, et viens souper au château.
Scène V
Une salle.
Entrent Le Baron et Maître Blazius.
Maître Blazius : – Seigneur, j’ai un mot à vous dire ; le curé de la paroisse est un ivrogne.
Le Baron : – Fi donc ! cela ne se peut pas.
Maître Blazius : – J’en suis certain ; il a bu à dîner trois bouteilles de vin.
Le Baron : – Cela est exorbitant.
Maître Blazius : – Et en sortant de table il a marché sur les plates-bandes.
Le Baron : – Sur les plates-bandes ? — Je suis confondu. — Voilà qui est étrange ! — Boire trois bouteilles de vin à dîner ! marcher sur les plates-bandes ! C’est incompréhensible. Et pourquoi ne marchait-il pas dans l’allée ?
Maître Blazius : – Parce qu’il allait de travers.
Le Baron, à part : – Je commence à croire que Bridaine avait raison ce matin. Ce Blazius sent le vin d’une manière horrible.
Maître Blazius : – De plus, il a mangé beaucoup ; sa parole était embarrassée.
Le Baron : – Vraiment, je l’ai remarqué aussi.
Maître Blazius : – Il a lâché quelques mots latins ; c’étaient autant de solécismes. Seigneur, c’est un homme dépravé.
Le Baron, à part. : – Pouah ! ce Blazius a une odeur qui est intolérable. — Apprenez, gouverneur, que j’ai bien autre chose en tête et que je ne me mêle jamais de ce qu’on boit ni de ce qu’on mange. Je ne suis point un majordome.
Maître Blazius : – À Dieu ne plaise que je vous déplaise, monsieur le baron. Votre vin est bon.
Le Baron : – Il y a de bon vin dans mes caves.