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Dame Pluche : –Sachez, manants, que la belle Camille, la nièce de votre maître, arrive aujourd’hui au château. Elle a quitté le couvent sur l’ordre exprès de monseigneur, pour venir en son temps et lieu recueillir, comme faire se doit, le bon bien qu’elle a de sa mère. Son éducation, Dieu merci, est terminée, et ceux qui la verront auront la joie de respirer une glorieuse fleur de sagesse et de dévotion. Jamais il n’y a rien eu de si pur, de si ange, de si agneau et de si colombe que cette chère nonnain ; que le seigneur Dieu du ciel la conduise ! Ainsi soit-il ! Rangez-vous, canaille ; il me semble que j’ai les jambes enflées.
Le Chœur : – Défripez-vous, honnête Pluche, et quand vous prierez Dieu, demandez de la pluie ; nos blés sont secs comme vos tibias.
Dame Pluche : – Vous m’avez apporté de l’eau dans une écuelle qui sent la cuisine ; donnez-moi la main pour descendre ; vous êtes des butors et des malappris.
Elle sort.
Le Chœur : – Mettons nos habits du dimanche, et attendons que le Baron nous fasse appeler. Ou je me trompe fort, ou quelque joyeuse bombance est dans l’air d’aujourd’hui.
Ils sortent.
Scène II
Le salon du Baron.
Entrent Le Baron, Maître Bridaine et Maître Blazius.
Le Baron : – Maître Bridaine, vous êtes mon ami ; je vous présente maître Blazius, gouverneur de mon fils. Mon fils a eu hier matin, à midi huit minutes, vingt et un ans comptés ; il est docteur à quatre boules blanches. Maître Blazius, je vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse, c’est mon ami.
Maître Blazius, saluant. : – À quatre boules blanches, seigneur : littérature, philosophie, droit romain, droit canon.
Le Baron : – Allez à votre chambre, cher Blazius, mon fils ne va pas tarder à paraître ; faites un peu de toilette, et revenez au coup de la cloche.
Maître Blazius sort.
Maître Bridaine : – Vous dirai-je ma pensée, monseigneur ! le gouverneur de votre fils sent le vin à pleine bouche.
Le Baron : – Cela est impossible.
Maître Bridaine : – J’en suis sûr comme de ma vie ; il m’a parlé de fort près tout à l’heure ; il sent le vin à faire peur.
Le Baron : – Brisons là ; je vous répète que cela est impossible. (Entre Dame Pluche.) Vous voilà, bonne dame Pluche ? Ma nièce est sans doute avec vous ?
Dame Pluche : – Elle me suit, monseigneur ; je l’ai devancée de quelques pas.
Le Baron : – Maître Bridaine, vous êtes mon ami. Je vous présente la dame Pluche, gouvernante de ma nièce. Ma nièce est depuis hier, à sept heures de nuit, parvenue à l’âge de dix-huit ans ; elle sort du meilleur couvent de France. Dame Pluche, je vous présente maître Bridaine, curé de la paroisse ; c’est mon ami.
Dame Pluche, saluant. : – Du meilleur couvent de France, seigneur, et je puis ajouter : la meilleure chrétienne du couvent.
Le Baron : – Allez, dame Pluche, réparer le désordre où vous voilà : ma nièce va bientôt venir, j’espère ; soyez prête à l’heure du dîner.
Dame Pluche sort.
Maître Bridaine : – Cette vieille demoiselle paraît tout à fait pleine d’onction.
Le Baron : – Pleine d’onction et de componction, maître Bridaine ; sa vertu est inattaquable.
Maître Bridaine : – Mais le gouverneur sent le vin ; j’en ai la certitude.
Le Baron : – Maître Bridaine, il y a des moments où je doute de votre amitié. Prenez-vous à tâche de me contredire ? Pas un mot de plus là-dessus. J’ai formé le dessein de marier mon fils avec ma nièce : c’est un couple assorti : leur éducation me coûte six mille écus.
Maître Bridaine : – Il sera nécessaire d’obtenir des dispenses.
Le Baron : – Je les ai, Bridaine ; elles sont sur ma table, dans mon cabinet. Ô mon ami ! apprenez maintenant que je suis plein de joie. Vous savez que j’ai eu de tout temps la plus profonde horreur pour la solitude. Cependant la place que j’occupe et la gravité de mon habit me forcent à rester dans ce château pendant trois mois d’hiver et trois mois d’été. Il est impossible de faire le bonheur des hommes en général, et de ses vassaux en particulier, sans donner parfois à son valet de chambre l’ordre rigoureux de ne laisser entrer personne. Qu’il est austère et difficile le recueillement de l’homme d’État ! et quel plaisir ne trouverai-je pas à tempérer par la présence de mes deux enfants réunis, la sombre tristesse à laquelle je dois nécessairement être en proie depuis que le roi m’a nommé receveur !
Maître Bridaine : – Ce mariage se fera-t-il ici ou à Paris ?
Le Baron : – Voilà où je vous attendais, Bridaine ; j’étais sûr de cette question. Eh bien ! mon ami, que diriez-vous si ces mains que voilà, oui, Bridaine, vos propres mains — ne les regardez pas d’une manière aussi piteuse — étaient destinées à bénir solennellement l’heureuse confirmation de mes rêves les plus chers ? Hé ?
Maître Bridaine : – Je me tais ; la reconnaissance me ferme la bouche.
Le Baron : – Regardez par cette fenêtre ; ne voyez-vous pas que mes gens se portent en foule à la grille ? Mes deux enfants arrivent en même temps ; voilà la combinaison la plus heureuse. J’ai disposé les choses de manière à tout prévoir. Ma nièce sera introduite par cette porte à gauche, et mon fils par cette porte à droite. Qu’en dites-vous ? Je me fais une fête de voir comment ils s’aborderont, ce qu’ils se diront ; six mille écus ne sont pas une bagatelle, il ne faut pas s’y tromper. Ces enfants s’aimaient d’ailleurs fort tendrement dès le berceau. — Bridaine, il me vient une idée !
Maître Bridaine : – Laquelle ?
Le Baron : – Pendant le dîner, sans avoir l’air d’y toucher, — vous comprenez, mon ami, — tout en vidant quelques coupes joyeuses, — vous savez le latin, Bridaine ?
Maître Bridaine : – Ità ædepol pardieu, si je le sais !
Le Baron : – Je serais bien aise de vous voir entreprendre ce garçon, — discrètement, s’entend, — devant sa cousine ; cela ne peut produire qu’un bon effet ; — faites-le parler un peu latin, — non pas précisément pendant le dîner, cela deviendrait fastidieux, et quant à moi, je n’y comprends rien : — mais au dessert, entendez-vous ?
Maître Bridaine : – Si vous n’y comprenez rien, monseigneur, il est probable que votre nièce est dans le même cas.
Le Baron : – Raison de plus, ne voulez-vous pas qu’une femme admire ce qu’elle comprend ? D’où sortez-vous, Bridaine ? Voilà un raisonnement qui fait pitié.
Maître Bridaine : – Je connais peu les femmes ; mais il me semble qu’il est difficile qu’on admire ce qu’on ne comprend pas.
Le Baron : – Je les connais, Bridaine, je connais ces êtres charmants et indéfinissables. Soyez persuadé qu’elles aiment à avoir de la poudre dans les yeux, et que plus on leur en jette, plus elles les écarquillent, afin d’en gober davantage. (Perdican entre d’un côté, Camille de l’autre.) Bonjour, mes enfants ; bonjour, ma chère Camille, mon cher Perdican ! embrassez-moi, et embrassez-vous.
Perdican : – Bonjour, mon père, ma sœur bien-aimée ! Quel bonheur ! que je suis heureux !
Camille : – Mon père et mon cousin, je vous salue.
Perdican : – Comme te voilà grande, Camille ! et belle comme le jour.
Le Baron : – Quand as-tu quitté Paris, Perdican ?
Perdican : – Mercredi, je crois, ou mardi. Comme te voilà métamorphosée en femme ! Je suis donc un homme, moi ? Il me semble que c’est hier que je t’ai vue pas plus haute que cela.
Le Baron : – Vous devez être fatigués ; la route est longue, et il fait chaud.
Perdican : – Oh ! mon Dieu, non. Regardez donc, mon père, comme Camille est jolie !
Le Baron : – Allons, Camille, embrasse ton cousin.
Camille : – Excusez-moi.
Le Baron : – Un compliment vaut un baiser ; embrasse-la, Perdican.
Perdican : – Si ma cousine recule quand je lui tends la main, je vous dirai à mon tour : Excusez-moi ; l’amour peut voler un baiser, mais non pas l’amitié.
Camille : – L’amitié ni l’amour ne doivent recevoir que ce qu’ils peuvent rendre.
Le Baron, à maître Bridaine. : – Voilà un commencement de mauvais augure, hé ?
Maître Bridaine, au Baron. : – Trop de pudeur est sans doute un défaut ; mais le mariage lève bien des scrupules.
Le Baron, à maître Bridaine. : – Je suis choqué, — blessé. — Cette réponse m’a déplu. — Excusez-moi ! Avez-vous vu qu’elle a fait mine de se signer ? — Venez ici, que je vous parle. — Cela m’est pénible au dernier point. Ce moment, qui devait m’être si doux, est complètement gâté. — Je suis vexé, piqué. — Diable ! voilà qui est fort mauvais.
Maître Bridaine : – Dites-leur quelques mots ; les voilà qui se tournent le dos.
Le Baron : – Eh bien ! mes enfants, à quoi pensez-vous donc ? Que fais-tu là, Camille, devant cette tapisserie ?
Camille, regardant un tableau. : – Voilà un beau portrait, mon oncle ! N’est-ce pas une grand-tante à nous ?
Le Baron : – Oui, mon enfant, c’est ta bisaïeule, — ou du moins la sœur de ton bisaïeul, — car la chère dame n’a jamais concouru, — pour sa part, je crois, autrement qu’en prières, — à l’accroissement de la famille. C’était, ma foi, une sainte femme.
Camille : – Oh ! oui, une sainte ! c’est ma grand-tante Isabelle. Comme ce costume religieux lui va bien !
Le Baron : – Et toi, Perdican, que fais-tu là devant ce pot de fleurs ?
Perdican : – Voilà une fleur charmante, mon père. C’est un héliotrope.
Le Baron : – Te moques-tu ? elle est grosse comme une mouche.
Perdican : – Cette petite fleur grosse comme une mouche a bien son prix.
Maître Bridaine : – Sans doute ! le docteur a raison. Demandez-lui à quel sexe, à quelle classe elle appartient, de quels éléments elle se forme, d’où lui viennent sa sève et sa couleur ; il vous ravira en extase en vous détaillant les phénomènes de ce brin d’herbe, depuis la racine jusqu’à la fleur.
Perdican : – Je n’en sais pas si long, mon révérend. Je trouve qu’elle sent bon, voilà tout.
Scène III
Devant le château.
Entre Le Chœur.
Le Chœur : – Plusieurs choses me divertissent et excitent ma curiosité. Venez, mes amis, et asseyons-nous sous ce noyer. Deux formidables dîneurs sont en ce moment en présence au château, maître Bridaine et maître Blazius. N’avez-vous pas fait une remarque ? c’est que lorsque deux hommes à peu près pareils, également gros, également sots, ayant les mêmes vices et les mêmes passions, viennent par hasard à se rencontrer, il faut nécessairement qu’ils s’adorent ou qu’ils s’exècrent. Par la raison que les contraires s’attirent, qu’un homme grand et desséché aimera un homme petit et rond, que les blonds recherchent les bruns, et réciproquement, je prévois une lutte secrète entre le gouverneur et le curé. Tous deux sont armés d’une égale impudence : tous deux ont pour ventre un tonneau ; non-seulement ils sont gloutons, mais ils sont gourmets ; tous deux se disputeront, à dîner, non-seulement la quantité, mais la qualité. Si le poisson est petit, comment faire ? et dans tous les cas une langue de carpe ne peut se partager, et une carpe ne peut avoir deux langues. Item, tous deux sont bavards ; mais à la rigueur ils peuvent parler ensemble sans s’écouter ni l’un ni l’autre. Déjà maître Bridaine a voulu adresser au jeune Perdican plusieurs questions pédantes, et le gouverneur a froncé le sourcil. Il lui est désagréable qu’un autre que lui semble mettre son élève à l’épreuve. Item, ils sont aussi ignorants l’un que l’autre. Item, ils sont prêtres tous deux ; l’un se targuera de sa cure, l’autre se rengorgera dans sa charge de gouverneur. Maître Blazius confesse le fils, et maître Bridaine le père. Déjà je les vois accoudés sur la table, les joues enflammées, les yeux à fleur de tête, secouer pleins de haine leurs triples mentons. Ils se regardent de la tête aux pieds, ils préludent par de légères escarmouches ; bientôt la guerre se déclare ; les cuistreries de toute espèce se croisent et s’échangent, et, pour comble de malheur, entre les deux ivrognes s’agite dame Pluche, qui les repousse l’un et l’autre de ses coudes affilés.
Maintenant que voilà le dîner fini, on ouvre la grille du château. C’est la compagnie qui sort ; retirons-nous à l’écart.
Ils sortent. — Entrent le Baron et dame Pluche.