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Le Baron : – Pourquoi hors d’haleine, Blazius ? Ceci est insolite.
Maître Blazius : – Et, à côté d’elle, rouge de colère, votre nièce Camille.
Le Baron : – Qui était rouge de colère, ma nièce, ou dame Pluche ?
Maître Blazius : – Votre nièce, seigneur.
Le Baron : – Ma nièce rouge de colère ! Cela est inouï ! Et comment savez-vous que c’était de colère ? Elle pouvait être rouge pour mille raisons ; elle avait sans doute poursuivi quelques papillons dans mon parterre.
Maître Blazius : – Je ne puis rien affirmer là-dessus ; cela se peut ; mais elle s’écriait avec force : Allez-y ! Trouvez-le ! Faites ce qu’on vous dit ! Vous êtes une sotte ! Je le veux ! Et elle frappait avec son éventail sur le coude de dame Pluche, qui faisait un soubresaut dans la luzerne à chaque exclamation.
Le Baron : – Dans la luzerne ? … Et que répondait la gouvernante aux extravagances de ma nièce ? car cette conduite mérite d’être qualifiée ainsi.
Maître Blazius : – La gouvernante répondait : Je ne veux pas y aller ! Je ne l’ai pas trouvé ! Il fait la cour aux filles du village, à des gardeuses de dindons. Je suis trop vieille pour commencer à porter des messages d’amour ; grâce à Dieu, j’ai vécu les mains pures jusqu’ici ; — et tout en parlant elle froissait dans ses mains un petit papier plié en quatre.
Le Baron : – Je n’y comprends rien ; mes idées s’embrouillent tout à fait. Quelle raison pouvait avoir dame Pluche pour froisser un papier plié en quatre en faisant des soubresauts dans une luzerne ? Je ne puis ajouter foi à de pareilles monstruosités.
Maître Blazius : – Ne comprenez-vous pas clairement, seigneur, ce que cela signifiait ?
Le Baron : – Non, en vérité, non, mon ami, je n’y comprends absolument rien. Tout cela me paraît une conduite désordonnée, il est vrai, mais sans motif comme sans excuse.
Maître Blazius : – Cela veut dire que votre nièce a une correspondance secrète.
Le Baron : – Que dites-vous ? Songez-vous de qui vous parlez ? Pesez vos paroles, monsieur l’abbé.
Maître Blazius : – Je les pèserais dans la balance céleste qui doit peser mon âme au jugement dernier, que je n’y trouverais pas un mot qui sente la fausse monnaie. Votre nièce a une correspondance secrète.
Le Baron : – Mais songez donc, mon ami, que cela est impossible.
Maître Blazius : – Pourquoi aurait-elle chargé sa gouvernante d’une lettre ? Pourquoi aurait-elle crié : Trouvez-le ! tandis que l’autre boudait et rechignait ?
Le Baron : – Et à qui était adressée cette lettre ?
Maître Blazius : – Voilà précisément le hic, monseigneur, hic jacet lepus. À qui était adressée cette lettre ? À un homme qui fait la cour à une gardeuse de dindons. Or, un homme qui recherche en public une gardeuse de dindons peut être soupçonné violemment d’être né pour les garder lui-même. Cependant il est impossible que votre nièce, avec l’éducation qu’elle a reçue, soit éprise d’un tel homme ; voilà ce que je dis, et ce qui fait que je n’y comprends rien non plus que vous, révérence parler.
Le Baron : – Ô ciel ! ma nièce m’a déclaré ce matin même qu’elle refusait son cousin Perdican. Aimerait-elle un gardeur de dindons ? Passons dans mon cabinet ; j’ai éprouvé depuis hier des secousses si violentes, que je ne puis rassembler mes idées.
Ils sortent.
Scène V
Une fontaine dans un bois.
Entre Perdican, lisant un billet.
Perdican : – « Trouvez-vous à midi à la petite fontaine. » Que veut dire cela ? tant de froideur, un refus si positif, si cruel, un orgueil si insensible, et un rendez-vous par-dessus tout ? Si c’est pour me parler d’affaires, pourquoi choisir un pareil endroit ? Est-ce une coquetterie ? Ce matin, en me promenant avec Rosette, j’ai entendu remuer dans les broussailles, il m’a semblé que c’était un pas de biche. Y a-t-il ici quelque intrigue ?
Entre Camille.
Camille : – Bonjour, cousin ; j’ai cru m’apercevoir, à tort ou à raison, que vous me quittiez tristement ce matin. Vous m’avez pris la main malgré moi, je viens vous demander de me donner la vôtre. Je vous ai refusé un baiser, le voilà. (Elle l’embrasse.) Maintenant, vous m’avez dit que vous seriez bien aise de causer de bonne amitié. Asseyez-vous là, et causons.
Elle s’assoit.
Perdican : – Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un autre en ce moment ?
Camille : – Vous avez trouvé singulier de recevoir un billet de moi, n’est-ce pas ? Je suis d’humeur changeante ; mais vous m’avez dit ce matin un mot très juste : « Puisque nous nous quittons, quittons-nous bons amis. » Vous ne savez pas la raison pour laquelle je pars, et je viens vous la dire : je vais prendre le voile.
Perdican : – Est-ce possible ? Est-ce toi, Camille, que je vois dans cette fontaine, assise sur les marguerites comme aux jours d’autrefois ?
Camille : – Oui, Perdican, c’est moi. Je viens revivre un quart d’heure de la vie passée. Je vous ai paru brusque et hautaine ; cela est tout simple, j’ai renoncé au monde. Cependant, avant de le quitter, je serais bien aise d’avoir votre avis. Trouvez-vous que j’aie raison de me faire religieuse ?
Perdican : – Ne m’interrogez pas là-dessus, car je ne me ferai jamais moine.
Camille : – Depuis près de dix ans que nous avons vécu éloignés l’un de l’autre, vous avez commencé l’expérience de la vie. Je sais quel homme vous êtes, et vous devez avoir beaucoup appris en peu de temps avec un cœur et un esprit comme les vôtres. Dites-moi, avez-vous eu des maîtresses ?
Perdican : – Pourquoi cela ?
Camille : – Répondez-moi, je vous en prie, sans modestie et sans fatuité.
Perdican : – J’en ai eu.
Camille : – Les avez-vous aimées ?
Perdican : – De tout mon cœur.
Camille : – Où sont-elles maintenant ? Le savez-vous ?
Perdican : – Voilà, en vérité, des questions singulières. Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne suis ni leur mari ni leur frère ; elles sont allées où bon leur a semblé.
Camille : – Il doit nécessairement y en avoir une que vous ayez préférée aux autres. Combien de temps avez-vous aimé celle que vous avez aimée le mieux ?
Perdican : – Tu es une drôle de fille ! Veux-tu te faire mon confesseur ?
Camille : – C’est une grâce que je vous demande, de me répondre sincèrement. Vous n’êtes point un libertin, et je crois que votre cœur a de la probité. Vous avez dû inspirer l’amour, car vous le méritez, et vous ne vous seriez pas livré à un caprice. Répondez-moi, je vous en prie.
Perdican : – Ma foi, je ne m’en souviens pas.
Camille : – Connaissez-vous un homme qui n’ait aimé qu’une femme ?
Perdican : – Il y en a certainement.
Camille : – Est-ce un de vos amis ? Dites-moi son nom.
Perdican : – Je n’ai pas de nom à vous dire, mais je crois qu’il y a des hommes capables de n’aimer qu’une fois.
Camille : – Combien de fois un honnête homme peut-il aimer ?
Perdican : – Veux-tu me faire réciter une litanie, ou récites-tu toi-même un catéchisme ?
Camille : – Je voudrais m’instruire, et savoir si j’ai tort ou raison de me faire religieuse. Si je vous épousais, ne devriez-vous pas répondre avec franchise à toutes mes questions, et me montrer votre cœur à nu ? Je vous estime beaucoup, et je vous crois, par votre éducation et par votre nature, supérieur à beaucoup d’autres hommes. Je suis fâchée que vous ne vous souveniez plus de ce que je vous demande ; peut-être en vous connaissant mieux je m’enhardirais.
Perdican : – Où veux-tu en venir ? parle ; je répondrai.
Camille : – Répondez donc à ma première question. Ai-je raison de rester au couvent ?
Perdican : – Non.
Camille : – Je ferais donc mieux de vous épouser ?
Perdican : – Oui.
Camille : – Si le curé de votre paroisse soufflait sur un verre d’eau, et vous disait que c’est un verre de vin, le boiriez-vous comme tel ?
Perdican : – Non.
Camille : – Si le curé de votre paroisse soufflait sur vous, et me disait que vous m’aimerez toute votre vie, aurais-je raison de le croire ?
Perdican : – Oui et non.
Camille : – Que me conseilleriez-vous de faire le jour où je verrais que vous ne m’aimez plus ?
Perdican : – De prendre un amant.
Camille : – Que ferai-je ensuite le jour où mon amant ne m’aimera plus ?
Perdican : – Tu en prendras un autre.
Camille : – Combien de temps cela durera-t-il ?
Perdican : – Jusqu’à ce que tes cheveux soient gris, et alors les miens seront blancs.
Camille : – Savez-vous ce que c’est que les cloîtres, Perdican ? Vous êtes-vous jamais assis un jour entier sur le banc d’un monastère de femmes ?
Perdican : – Oui, je m’y suis assis.
Camille : – J’ai pour amie une sœur qui n’a que trente ans, et qui a eu cinq cent mille livres de revenu à l’âge de quinze ans. C’est la plus belle et la plus noble créature qui ait marché sur terre. Elle était pairesse du parlement, et avait pour mari un des hommes les plus distingués de France. Aucune des nobles facultés humaines n’était restée sans culture en elle, et, comme un arbrisseau d’une sève choisie, tous ses bourgeons avaient donné des ramures. Jamais l’amour et le bonheur ne poseront leur couronne fleurie sur un front plus beau. Son mari l’a trompée ; elle a aimé un autre homme, et elle se meurt de désespoir.