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7 janvier 2025 2 07 /01 /janvier /2025 18:41

Homme d’affaires sud-africain (né à Pretoria le 28 juin 1971), canadien et américain, patron et propriétaire de Tesla, de Space X, de Starlink et de X (ex-Twitter), Elon Musk, milliardaire le plus riche du monde (sa fortune est estimé à 440 milliards de dollars – soit l’équivalent du PIB du Danemark), nommé à la tête d’un futur « ministère de l’efficacité gouvernementale », officiellement une instance temporaire appelée département de lEfficacité gouvernementale (Department of Governmental Efficiency, DOGE), en binôme avec Vivek Ramaswamy, à la suite de la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine le 12 novembre, ne semble pas se contenter de cette fortune, de cette puissance et de ce pouvoir. Depuis quelques semaines, mu par un hybris hypertrophié, il attaque frontalement un certain nombre de dirigeants européens. A croire qu’il n’a pas grand-chose d’autre à faire.

***

Rappels :

* Début septembre 2023, Elon Musk menace de poursuivre en justice l’Anti-Defamation League (ADL, qui combat l’antisémitisme et le racisme), qu’il accuse de diffamation à l’encontre de son réseau social. Pour « blanchir [sa] plateforme concernant l’antisémitisme », l’homme d’affaires américain affirme, lundi 4 septembre 2023dans un post sur son réseau social, « n’avoir pas d’autre choix que de poursuivre en diffamation » l’ADL. Elon Musk fait alors de l’ADL l’un des « responsables de la plus grande partie de [la] perte de revenus » enregistrée par la plateforme. Pour lui, l’ADL « tente de tuer cette plate-forme en l’accusant faussement, et moi avec, d’être antisémites ».

* En septembre 2023, Elon Musk relaie des accusations selon lesquelles des ONG allemandes recueilleraient des migrants clandestins en mer Méditerranée pour les débarquer en Italie avec le soutien financier du gouvernement allemand, remet en cause cette initiative et exprime des préoccupations concernant la souveraineté italienne. En réponse à la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, qui avait défendu, jeudi 28 septembre, le rôle des ONG venant au secours des migrants tentant d’entrer en Europe via l’Italie,  en affirmant que « Sauver les personnes de la noyade en mer est une obligation légale et européenne », Elon Musk répond, en effet, vendredi 29 septembre : « Est-ce que le public allemand est conscient de cela ? », sur son réseau social X (ex-Twitter) en partageant un post d’un compte baptisé RadioGenoa dénonçant des sauvetages de migrants en Méditerranée par des ONG soutenues par Berlin et concluant « espérons que l’AfD (Alternative für Deutschland, parti allemand d’extrême droite) gagne les élections ». « Oui, c’est ce qu’on appelle sauver des vies », rétorque, sur X, le ministère allemand des Affaires étrangères à l’homme d’affaires. « Donc, vous en êtes fiers en fait. Intéressant. Franchement, je doute qu’une majorité de l’opinion allemande soutienne cela. Avez-vous fait un sondage ? C’est certainement une violation de la souveraineté de l’Italie que l’Allemagne transporte un large nombre d’immigrants illégaux sur le sol italien ? Cela fait penser à une invasion… », renchérit dans la nuit de vendredi à samedi 30 septembre, le patron de Tesla.

* Le 3 octobre 2023, Elon Musk prend la défense du polémiste d’extrême droite franco-suisse Alain Soral dans le cadre de sa condamnation en Suisse pour des propos homophobes visant une journaliste suisse de La Tribune de Genève et de 24 heures, Cathy Macherel que Soral avait qualifié de « grosse lesbienne », estimant que ceux-ci ne devraient pas être un délit pénal.

* En décembre 2023, il accepte l’invitation de Giorgia Meloni à participer à l’Atreju, rassemblement annuel du parti Frères d’Italie. À l’occasion du rassemblement du parti d’extrême droite, il reprend notamment la théorie raciste du grand remplacement.

* À partir de l’été 2024, Elon Musk s’en prend régulièrement au Parti travailliste qui vient d’être élu au Royaume-Uni et mène une campagne politique et de désinformation contre eux sur son média social X. Il prédit notamment une « guerre civile [qu’il juge] inévitable » dans le pays à la suite d’une manifestation d’extrême droite antimusulmans et anti-immigration, reprenant les arguments de l’extrême droite britannique, en dénonçant la police « à deux vitesses », supposément laxiste avec les défenseurs des droits des minorités et dure avec les manifestants d’extrême droite. Il accuse le Premier Ministre Keir Starmer de diriger « un État policier britannique ». Il dénonce l’enquête de police concernant une journaliste pour un message sur le média X considéré comme incitant à la haine et déclare, notamment : « Personne ne doit se rendre au Royaume-Uni, où [ils] libèrent des pédophiles pour emprisonner à la place des gens arrêtés pour avoir posté des messages sur les réseaux sociaux ». Musk accuse également le Royaume-Uni d’avoir « viré complètement stalinien » parce que les travaillistes ont introduit des droits de succession sur les exploitations agricoles les plus riches.

* Le 16 décembre 2024, Musk rencontre Nigel Farage et d’autres cadres du parti Reform UK, anciennement Brexit Party, qui promeut des politiques nationalistes et anti-immigration, à la propriété de Donald Trump en Floride, pour négocier un don, à hauteur de 100 millions de dollars, au parti avant les prochaines élections britanniques, dans le but d’aider Farage à devenir Premier ministre.

* Le même mois, Elon Musk exprime son soutien à l’AfD, peu avant les élections législatives anticipées cruciales du 23 février 2025. Il déclare ainsi, le vendredi 20 décembre, que « Seule l’AfD peut sauver l’Allemagne », et traite, quelques heures plus tard, le chancelier Olaf Scholz d’« idiot incapable » et d’« imbécile incompétent ». Ces propos déclenchent de vives réactions en Allemagne, et une réponse du chancelier : « Nous avons la liberté d’expression, qui s’applique également aux multimilliardaires, mais la liberté d’expression signifie également que vous pouvez dire des choses qui ne sont pas correctes et qui ne contiennent pas de bons conseils politiques ». Le message pro-AfD du propriétaire de la plateforme X suscite également un vif émoi en Europe. Ainsi, Thierry Breton, ex-commissaire européen au numérique, écrit-il le 20 décembre sur X : « À quelques semaines des prochaines élections en Allemagne, Elon Musk – 1er influenceur mondial sur X et membre potentiel de la future administration américaine – soutient ouvertement le parti d’extrême droite AfD. Ce n’est pas la définition même de l’ingérence étrangère ? »  Et il ajoute, en référence au règlement de l’Union européenne sur les services numériques (« Digital Services Act »), qui vise à mieux faire respecter les lois européennes par les plateformes numériques : « Il faut en finir avec le ‘deux poids deux mesures’ et appliquer le #DSA en Europe ». La réponse est cinglante : « Mec, ‘l’ingérence étrangère’ américaine est la seule raison pour laquelle tu ne parles pas allemand ou russe aujourd’hui », twitte Elon Musk, dimanche 22 décembre, dans une allusion au débarquement américain en France lors la Seconde Guerre mondiale.

* Samedi 28 décembre 2024, le quotidien Welt publie une tribune dans laquelle le patron de X estime encore que l’Allemagne est « au bord de l’effondrement économique et culturel » et que « l’AfD est la seule étincelle d’espoir pour [le] pays ».

* Lundi 30 décembre, le milliardaire américain affiche de nouveau un soutien appuyé à l’AfD en déclarant sur X, sous son pseudonyme Kekius Maximus, que l’AfD allait « remporter une victoire épique » aux élections. L’AfD est créditée de 20,5 % des intentions de vote, en hausse, dans un sondage INSA publié mardi par Bild, deuxième derrière l’opposition conservatrice, en tête avec 31 %.

* Elon Musk qualifie le même jour sur X le président allemand Frank-Walter Steinmeier de « tyran antidémocratique », commentant ainsi l’affirmation fallacieuse d’une influenceuse pro-AfD, selon laquelle Frank-Walter Steinmeier allait annuler les résultats des élections. Vendredi 27 décembre, le chef de l’État avait mis en garde contre « l’influence extérieure » qui constitue selon lui « un danger pour la démocratie », notamment quand elle s’exprime de façon « ouverte et non dissimulée, comme c’est le cas actuellement, de manière particulièrement intensive, sur la plateforme X ».

* Vendredi 3 janvier, le milliardaire annonce qu’il prévoit d’organiser et de diffuser en direct une interview avec Alice Weidel, présidente de l’AfD, le 9 janvier, à six semaines des élections, sur sa propre plateforme de réseaux sociaux, X. Cette interview, si elle n’est pas illégale au regard des règles de l’Union européenne (UE) en matière de modération des contenus, pourrait avoir une incidence sur l’enquête en cours concernant X, déclare, ce lundi 6 janvier, un porte-parole de la Commission, et surtout sur les élections.

* Le jeudi 2 janvier 2025, Elon Musk réclame sur son compte X, la libération de l’agitateur d’extrême droite britannique Tommy Robinson, récemment condamné par la justice : « Libérez Tommy Robinson ! » De son vrai nom Stephen Yaxley-Lennon, Tommy Robinson a été condamné fin octobre 2024 à dix-huit mois de prison ferme pour avoir violé une décision de justice de 2021 qui lui interdisait de répéter des propos diffamatoires envers un réfugié syrien. « Pourquoi Tommy Robinson est en détention à l’isolement pour avoir dit la vérité ? », affirme encore Elon Musk. Cette figure emblématique de l’extrême droite britannique, fondateur en 2009 de l’English Defence League (Ligue de défense anglaise), groupuscule issu de la mouvance hooligan, a déjà été condamnée à plusieurs reprises ces dernières années, notamment pour troubles à l’ordre public. Suivi par plus d’un million de personnes sur X, dont il avait été banni avant d’y être réintégré après son rachat par Elon Musk, Tommy Robinson a été accusé d’avoir attisé les violences antimigrants de cet été.

* Sur X, Elon Musk évoque également une vaste affaire d’exploitation sexuelle de plus de 1.500 jeunes filles dans le nord de l’Angleterre, entre 1997 et 2013. « Au Royaume-Uni, des crimes graves, comme le viol, nécessitent l’approbation du service du procureur (CPS) pour que la police puisse inculper les suspects. Qui était à la tête du CPS lorsque des gangs de violeurs ont pu exploiter de jeunes filles sans avoir à faire face à la justice ? Keir Starmer », écrit Elon Musk jeudi 2 janvier 2025. « Une nouvelle élection devrait être organisée au Royaume-Uni », ajoute-t-il. Le soutien de Donald Trump affirme sur X que le travailliste Keir Starmer, à l’époque où il était à la tête du parquet britannique, avait « autorisé des gangs de violeurs à abuser de jeunes filles sans faire face à la justice ». Il accuse, le 3 janvier, le Premier ministre d’être « complice du VIOL DE L’ANGLETERRE quand il était à la tête de la Crown Prosecution Service (Service des poursuites judiciaires de la Couronne). Starmer doit partir et doit être inculpé de complicité dans le pire crime de masse de l’histoire de la Grande Bretagne », le 4 janvier d’être « coupable de crimes terribles contre le peuple britannique », et il appelle, le 6 janvier, à « mettre en prison », voire, le 1er janvier, à « pendre pour trahison » les responsables qui auraient « couvert » les agissements « du gang de pédophiles musulmans ». Les messages cumulent au total plusieurs centaines de millions de vues.

* Lundi 6 janvier 2025, Keir Starmer, cible privilégiée d’Elon Musk, dénonce les propagateurs de fake news : « Ceux qui propagent mensonges et désinformation […] ne s’intéressent pas aux victimes. Ils s’intéressent à eux-mêmes. »  Interpellé sur ces attaques, Keir Starmer défend son bilan à la tête du parquet britannique et l’actuelle secrétaire d’Etat à la Protection des victimes, Jess Phillips, qu’Elon Musk a traitée d’« apologiste de viol génocidaire » la secrétaire d’État qui avait rappelé que  des enquêtes spécifiques avaient déjà eu lieu. Jess Phillips fait depuis l’objet de violentes attaques sur les réseaux sociaux. « Quand le poison de l’extrême droite mène à des menaces graves sur Jess Phillips, alors selon moi, une ligne a été franchie », dénonce Keir Starmer. Elon Musk, ce 6 janvier, réagit aux déclarations du Premier ministre en le qualifiant de « totalement méprisable » et en approuvant un internaute déclarant que Jess Philipps « méritait tout ce qu’elle subit ».`

* Par ailleurs, le premier ministre norvégien Jonas Gahr Støre exprime, au micro de la radio publique norvégienne NRK, ce 6 janvier, son inquiétude face aux prises de position du patron de X dans la vie politique de plusieurs pays européens, tels que le Royaume-Uni. « Je trouve préoccupant qu’un homme avec un accès considérable aux réseaux sociaux et d’importantes ressources économiques s’implique de manière si directe dans les affaires internes d’autres pays ».

* Ce même lundi 6 janvier, en adressant ses vœux aux ambassadeurs, le président français Emmanuel Macron, s’en prend, à son tour, sans le nommer, au milliardaire américain : « Voilà dix ans, si on nous avait dit que le propriétaire d’un des plus grands réseaux sociaux du monde soutiendrait une nouvelle internationale réactionnaire et interviendrait directement dans les élections, y compris en Allemagne ? Qui l’aurait imaginé ? »

* Dimanche 5 janvier, Elon Musk qui, il y a peu (16 décembre), recevait à Mar-a-Lago, Nigel Farage, figure emblématique du Brexit et chef du parti anti-immigration Reform UK, en pleine ascension au Royaume-Uni, proclame maintenant sur X que « Le parti Reform a besoin d’un nouveau chef. Farage n’a pas ce qu’il faut ». « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent », disait Edgar Faure.

***

            La question qui se pose est évidemment « Pourquoi Elon Musk fait-il cela ? » A moins d’être dans la tête du milliardaire ou de faire sa psychanalyse, la réponse ne peut être qu’une suite de conjectures plus ou moins hasardeuses.

L’entrepreneur a cumulé 75 millions de dollars de dons en faveur de la campagne présidentielle du candidat républicain Donald Trump, selon les données de la commission électorale américaine (FEC). Dans le détail, le patron de Tesla, SpaceX et X (ex-Twitter) a offert 15 millions de dollars en juillet, 30 millions en août et 30 millions en septembre à « America PAC », l’organisation politique qui fait campagne pour Donald Trump. Les deux hommes (d’affaires) partagent un certain nombre de conceptions politiques, sociales et économiques : idéologie ultra-conservatrice matinée de théories complotistes, ultra-libéralisme, anti-wokisme viscéral. Vice-président occulte, mécène, éminence grise de Donald Trump, Elon Musk exprime-t-il tout haut ce que le nouveau président pense tout bas (pas très bas d’ailleurs car il n’est pas du genre à se gêner) ? Le Président, qui compte défendre les intérêts des États-Unis en multipliant les barrières douanières contre les produits étrangers et qui n’envisage les relations internationales que sur le mode des rapports de force et de l’intérêt, entend notamment s’attaquer à l’Europe. En soutenant l’extrême-droite italienne, allemande, anglaise, hongroise, Elon Musk participe à cette division politique du vieux continent. Pour le politologue Erwan Lecoeur, ce n’est pas la première fois que les trumpistes tentent ces rapprochements : « En 2019, Steve Bannon avait déjà tenté de rapprocher les différents mouvements d’extrême droite européens ». Un échec, lié selon lui à une différence majeure de culture politique. « Aujourd’hui, Elon Musk reprend le même projet mais en passant à la vitesse supérieure ». Il incarne les mêmes thèmes que ces partis, défendant une « civilisation », des « valeurs » qui seraient mises en danger par le « wokisme » partout dans le monde. Et la force de frappe de X semble mille fois plus efficace qu’une armée de conseillers politiques. Deus ex machina du réseau social de 400 millions d’utilisateurs, Musk est autant le bourreau que la victime des algorithmes de son medium : sa rhétorique s’auto-alimente de ses propres convictions énoncées. Mais ces interventions erratiques et intempestives survivront-elles à la prise de fonction officielle de Donald Trump le 20 janvier 2025 ? La diplomatie du bulldozer a ses limites. Et il se pourrait que les initiatives de Musk finissent par faire de l’ombre au Président, dépositaire de la marque de provocation.

Difficile de dire d’ailleurs si chez Elon Musk la position politique prime sur l’intérêt économique. Tout libertarien qu’il est, ses entreprises ont besoin des fonds publics pour vivre et prospérer, tout un paradoxe. Space X qui envoie des fusées dans l’espace ne serait rien sans les investissements stratosphériques des États-Unis obtenus au moment du premier mandat de Donald Trump, il en est de même pour les voitures automatiques Tesla ou les satellites de Starlink. Musk a besoin de Trump pour pérenniser et renouveler ses contrats et Trump a besoin de Musk pour propager ses idées au plus grand nombre. Avant même l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, des frictions sont apparues dans le camp républicain. En cause : la question des visas H1-B. Pour Steve Bannon, ex-conseiller de Donald Trump, le visa H1-B est une « escroquerie des oligarques de la Silicon Valley pour prendre les emplois des citoyens américains ». Samedi 28 décembre, le président élu des États-Unis, qui avait mené une campagne fermement anti-immigration, s’est dit finalement favorable au maintien de ces visas destinés aux travailleurs spécialisés, dans une interview accordée au New York Post. Pourtant, c’est ce même Donald Trump qui, au début de son premier mandat, avait promis de mettre un terme au visa H-1B. Une décision qui intervient après qu’Elon Musk, fervent soutien de Donald Trump, a soutenu fermement l’importance de la main-d’œuvre étrangère qualifiée grâce à ce système. Jeudi 26 décembre, il a affirmé sur sa plateforme X qu’ « amener via l’immigration légale le top 0,1% des talents en ingénierie est essentiel. Considérer l’Amérique comme une équipe de sport professionnel qui gagne depuis longtemps et qui veut continuer à gagner est la bonne construction mentale. » Trump le nationaliste, protectionniste, populiste et climatosceptique et Musk, le businessman mondialiste, opportuniste (il a voté pour H. Clinton en 2016 et pour Biden en 2022) et pronataliste (Elon Musk a eu 12 enfants de 3 mères différentes) semblent avoir des intérêts divergents mais pour Franklin Foer, journaliste d’Atlantic, leur pacte annonce tout ce qui est en train de se produire et analyse ce qui sous-tend le rapprochement entre les milliardaires de la Big Tech et Donald Trump : « Ce qu’ils veulent, c’est mettre à profit leurs relations avec l’État pour, à terme, le supplanter. Ils veulent prendre la main sur les programmes et les systèmes qui étaient jusqu’à présent le pré carré de l’État. Leur alliance avec Trump est, en réalité, un coup de force. » Autrement dit, il ne s’agit pas simplement d’une alliance économique destinée à faciliter la vie de leurs entreprises. Il s’agit de modifier les règles (de les abroger même le plus souvent), qu’elles concernent l’intelligence artificielle, les cryptomonnaies ou encore l’exploration spatiale. Avec des risques sans doute jamais vu en matière de conflits d’intérêts. Corruption, concentration du pouvoir… Franklin Foer énumère la longue liste des dérives potentielles de cette ploutocratie naissante. Il suffit d’avoir en tête quelques chiffres qui traduisent déjà la dépendance de l’administration américaine aux entreprises de la Silicon Valley : en 2023, Elon Musk a noué « près de 100 contrats différents avec 17 agences fédérales » pour un montant de « 3 milliards de dollars ». Depuis dix ans, SpaceX et, dans une moindre mesure, Tesla ont fait affaire pour au moins 15,4 milliards de dollars avec l’administration fédérale.

Invité, samedi 9 mai 2021, de l’émission de comédie satirique américaine Saturday Night LiveElon Musk a révélé être atteint du syndrome d’Asperger. Cette forme d’autisme est d’un trouble du développement neurologique d’origine génétique, caractérisé par des difficultés significatives dans les interactions sociales. Il s’est vanté d’être la première personne atteinte de ce syndrome invitée dans l’émission SNL. « Ou du moins la première à l’admettre », a-t-il fait valoir. « Écoute, je sais bien que je dis ou je poste des choses étranges, mais c’est justement la façon dont travaille mon cerveau », a expliqué Elon Musk. « À toutes les personnes que j’ai pu offenser je dis : j’ai réinventé la voiture électrique et j’envoie des gens sur la planète Mars à bord d'une fusée. […] Vous pensez vraiment que je serais un gars détendu et normal ?»  L’homme aux deux visages : tel Janus, Elon Musk est à la fois un entrepreneur génial et un manager brutal. En 1999, l’influent magazine Salon en fait un portrait ambivalent : « L’ego d’Elon Musk lui a déjà causé des ennuis, et il pourrait bien lui en causer encore d’autres ». Le dirigeant et fondateur de Tesla a peut-être un ego formidable, mais il est conscient de ses excès et de son impulsivité, notamment depuis quil a acheté Twitter-X en octobre 2022. Dans une interview accordée à la BBC, le 12 avril 2023, Elon Musk a reconnu avoir commis de « nombreuses erreurs ». S’il n’a pas détaillé les « erreurs » qu’il a commises, il reconnaît être trop « impulsif » et s’être tiré « des balles dans le pied » avec des tweets polémiques, souvent publiés tard le soir. Son conseil : après 3 heures du matin, mieux vaut laisser un message en brouillon et attendre le réveil pour réévaluer sa pertinence. On ne sait pas à quelle heure il a adressé ses tweets à Olaf Scholz, Thierry Breton ou Keir Starmer.

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17 décembre 2024 2 17 /12 /décembre /2024 09:25

        En Iran, Parastoo Ahmadi, chanteuse de 27 ans a choisi de filmer son concert où elle est en train de chanter sans hijab, dans une robe noire avec en pendentif la carte de l’Iran, épaules dénudées, cheveux au vent : en se produisant ainsi, la chanteuse iranienne Parastoo Ahmadi défie le régime iranien. Elle sait qu'elle risque la peine de mort pour ne pas avoir porté le voile à toutes les femmes depuis la révolution islamique de 1979. Son concert d’une demi-heure sans public, diffusé en direct sur sa chaîne YouTube, a un parfum révolutionnaire. Le samedi 14 décembre, Parastoo Ahmadi a été arrêtée, ainsi que son guitariste Soheil Faghih-Nassiri et son pianiste Ehsan Beiraghdar. Libérés depuis, ils restent poursuivis par la justice iranienne qui a annoncé que des poursuites judiciaires étaient engagées contre Parastoo Ahmadi pour avoir joué de la musique sans autorisation et pour ne pas avoir respecté les « normes légales et religieuses ». Selon l’agence de presse Mizan, des poursuites judiciaires sont aussi engagées contre d’autres personnes liées à l’événement. Sur les réseaux sociaux, les soutiens affluent. Le hashtag #ParastooAhmadi devient viral. Masih Alinejad, dissidente en exil, salue son courage. Son concert est perçu dans tout le pays comme un nouvel acte de résistance. Elle devient à son tour une héroïne du mouvement de soulèvement « Femme, Vie, Liberté ». 

Ce nouvel événement rappelle l’arrestation d’une étudiante iranienne en sous-vêtements, devant l’université islamique Azad de Téhéran, le 2 novembre 2024. Selon plusieurs sites militants en faveur des droits humains, la jeune femme, âgée de 30 ans, s’était dévêtue « en signe de protestation contre l’application abusive du port obligatoire du voile » par les bassidjis (les miliciens islamiques volontaires et l’un des rouages de la répression en Iran). L’étudiante a été « transférée dans un centre de soins spécialisés », a annoncé l’ambassade iranienne à Paris dans un communiqué mercredi 6 novembre. « L’étudiante en question souffre d’une fragilité psychologique et a été transférée en ambulance des services d’urgence sociale à un centre de soins spécialisés », selon le communiqué. Plus tôt, le ministre iranien des Sciences, de la Recherche et des Technologies, Hossein Simaei, avait qualifié d’ « immoral » le comportement de la jeune femme, sans donner d’indication sur son sort. Et ne parlons pas des femmes afghanes…

Comment réagit la classe politique et médiatique française ? Rappelons simplement la déclaration de Sandrine Rousseau le 4 novembre 2024 sur LCP : « Ça me désespère que le corps des femmes et la manière dont elles habillent leur corps soient encore un sujet. [] On parle de cela sans ces femmes. C’est une invisibilisation à un degré qui défie l’entendement. Il y a plein de motivations pour porter un voile, et il y en a qui portent des voiles qui sont juste un embellissement en fait ».

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8 février 2024 4 08 /02 /février /2024 14:41

« Woke, cancel culture, privilège blanc, culture du viol, patriarcat, racisme systémique, racisé, intersectionnalité, écriture inclusive », ces différents termes ont fait leur apparition dans le débat politique depuis une vingtaine d’années. Mais on ne sait pas toujours les concepts qu’ils désignent et on ne comprend pas toujours les polémiques qu’ils suscitent. Voici quelques éléments pour y voir un peu plus clair.

            • Woke

« Être woke » vient de l’anglais « being woke » (« être éveillé »), une formule qui apparaît au sein de la communauté afro-américaine aux États-Unis, explique Pierre Valentin auteur de L’idéologie woke (Fondapol) consacré au phénomène.

Il faut remonter aux années 1950 pour observer la première utilisation du terme « woke » aux Etats-Unis par des activistes noirs défendant l’égalité. Comme l’explique l’écrivain William Melvin Kelley dans un article du New York Times datant de 1962, être « woke » est alors une invitation à être conscient de sa propre place, en tant qu’américain noir dans la sociétéPour Mireille-Tsheusi Robert, présidente de l’association féministe antiraciste belge Bamko-CRAN, le terme woke daterait même de plusieurs siècles : « Cela remonte à plus de deux siècles sous Abraham Lincoln, c’était un mouvement créé par les antiesclavagistes qui se revendiquaient déjà éveillés. Cela fait partie de l’histoire du militantisme, c’est à prendre au sérieux ». Mais le terme « woke » a surtout pris de l’ampleur aux Etats-Unis dans les années 2010 et s’est répandu lors du mouvement Black Lives Matter (apparu en 2013) pour dénoncer les actes de ségrégation raciale et de discrimination à l’égard des Noirs américains, puis avec les émeutes de Ferguson, qui ont suivi le meurtre de Michael Brown, un jeune homme noir, par Darren Wilson, un policier blanc. Comme l’explique le média américain en ligne Vox, le hashtag #StayWoke (#ResteEveillé en français) se popularise rapidement sur les réseaux sociaux, invitant les militants à poursuivre leur combat. De la lutte contre les violences faites aux personnes noires, le terme « woke » passe dans le langage courant rapidement et entre dans le dictionnaire Merriam-Webster (l’équivalent du Larousse américain) en 2017. En France, les premières occurrences du terme « woke » dans les médias datent de 2018, notamment avec le journal Le Monde, qui publie un article intitulé « Ne soyez plus cool, soyez "woke" ». Dès 2015, des hashtags #woke apparaissent également sur Twitter, souvent utilisés de manière ironique. Les occurrences de ce mot dans les médias et sur les réseaux sociaux explosent au cours de l’année 2021, comme le montre une analyse du Twitter francophone réalisée par franceinfo. 

Etre « woke », comme l’explique le dictionnaire Merriam-Webster, signifie « être activement attentif à d’importants faits ou problèmes, notamment les questions raciales et l’égalité sociale ». En fin de compte, « être woke » est le contraire d’« être endormi» ; c’est être conscient des injustices sociales, politiques, et lutter contre le racisme et l’oppression vécue par certaines minorités. Ce terme est associé à une politique de gauche dite « progressiste » pour certains et désigne non seulement les militants antiracistes, féministes ou encore LGBTQI +, mais aussi, et de manière générale, les réflexions liées aux problématiques socioculturelles. Par exemple, le New York Times avait considéré woke la cérémonie des Golden Globes 2018, lorsque l’affaire Weinstein et le mouvement #Metoo avaient éclaté. Il y avait là la volonté d’en finir avec le harcèlement sexuel que subissaient les femmes du milieu. Cette « idéologie woke » est représentée à l’université notamment via les études de genres, décoloniales et post-raciales. Le passage du mot « woke » dans le langage courant est d’ailleurs concomitant de la montée en puissance de nouvelles formes de militantisme, comme Black Lives Matter aux Etats-Unis et la montée en visibilité de divers concepts comme le privilège blanc, l’appropriation culturelle ou l’intersectionnalité

L’ex-président Barack Obama a mis en garde contre les dérives moralisatrices de la « woke culture » sur les réseaux sociaux le 29 octobre 2019 lors du sommet annuel de sa fondation. « Il y a des gens qui pensent que, pour changer les choses, il suffit de constamment juger et critiquer les autres […] Si je fais un tweet ou un hashtag sur ce que tu as fait de mal, ou sur le fait que tu as utilisé le mauvais mot ou le mauvais verbe, alors après je peux me détendre et être fier de moi, parce que je suis super 'woke', parce que je t’ai montré du doigt. Mais ce n’est pas vraiment de l’activisme. Ce n’est pas comme ça qu’on fait changer les choses. Si tout ce que vous faites, c’est jeter la première pierre, alors vous ne faites probablement pas grand-chose », a-t-il critiqué. « J’ai l’impression que, parfois, chez certains jeunes – et c’est accéléré par les réseaux sociaux –, la façon d’apporter un changement est d’être le plus prompt à critiquer les autres et que ça suffit. » Une peur donc, partagée par certains, de voir le politiquement correct faire loi chez les jeunes. « L’idée était d’être éveillé aux inégalités structurelles de nos sociétés et se rendre compte de nos privilèges, le terme a été repris par la droite radicale aux Etats-Unis pour se moquer de ces gens qui militent dans des mouvements pour l’émancipation », explique Renaud Maes qui rappelle tout de même que les Etats-Unis et l’Europe n’ont pas les mêmes bases culturelles. « Il est difficile de faire un parallèle avec l’Europe, car les mouvements d’émancipations antiracistes ou LGBTQI + se structurent de manière différente. En Europe, il y a une fluidité des identités, on n’a pas la même manière de se définir. On peut appartenir à plusieurs communautés, on n’est pas dans des segmentations aussi stéréotypées qu’aux Etats-Unis. » Dans une note réalisée pour le think-tank français Fondapol, Pierre Valentin, affirme que « le mouvement 'woke' revendique (...) une approche postmoderne du savoir caractérisée par 'un scepticisme radical quant à la possibilité dobtenir une connaissance ou une vérité objective' »L’auteur assimile « le wokisme » à « une nouvelle culture morale, dans laquelle le statut de victime devient une ressource sociale, requiert certaines conditions ». L’enquête du Figaro rapporte aussi les propos de Thomas Chatterton Williams, auteur de l’essai Autoportrait en noir et blanc : « La prétendue culture woke est cool. C’est à la mode, et, soyons honnêtes, le libéralisme est difficile. Tolérer des idées inconfortables est plus dur que de rejoindre la horde pour s’enfermer dans une bulle d’opinions et de pensées tout à fait agréables ».

Quand « woke » est prononcé, « il est principalement utilisé par le camp adverse, la droite conservatrice, pour décrédibiliser des militants de gauche », affirme Albin Wagener, enseignant-chercheur associé à Rennes 2 et à l’INALCO. Ainsi l’éditorialiste Eugénie Bastié estime-t-elle que la supposée idéologie « woke » est « plus difficile à contrer que le communisme ». De son côté, le magazine conservateur Valeurs actuelles qualifie « la folie 'woke' » d’« idéologie destructrice ». Ici, le polémiste d’extrême droite Éric Zemmour s’alarme sur CNews du danger « du wokisme » dans les entreprises françaises. Là, une tribune publiée par Le Figaro appelle à défendre « "le modèle républicain" face "au wokisme" ». Le ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer a même lancé, mercredi 13 octobre, un observatoire républicain chargé de lutter contre cette supposée idéologie et la « cancel culture ».

Mais pour Renaud Maes : « On ne peut pas dire que le mouvement woke soit une menace à large échelle, ce sont des mouvements anecdotiques … Il existe des excès dans le mouvement woke, ce sont des mécanismes de sectarisme connus des mouvements militants depuis longtemps, ce n’est pas nouveau et cela ne change pas d’échelle, la différence c’est que c’est beaucoup plus visible à cause des réseaux sociaux. » Pour lui, il faut se méfier des discours qui voient en ce mouvement une menace identitaire : « Quand on voit les chiffres de militants le nombre d’évènements annulés, c’est minoritaire, ce n’est pas forcément un fait social, ça n’engage pas toute la société ». Pour l’anthropologue Jacinthe Mazocchetti, il ne faut pas se concentrer uniquement sur ce mouvement, car a contrario, il y a la montée des extrémismes de droite : « Il y a une non-écoute et une forme de radicalisation d’un côté et de l’autre qui se joue sur les réseaux sociaux. Il y a des groupes minoritaires qui vont contester pour faire entendre un message et faire en sorte qu’une personne soit décrédibilisée mais eux-mêmes sont victimes de harcèlement et sont décrédibilisés constamment notamment via l’extrême droite. »

La France n’est d’ailleurs pas le seul pays concerné par ces débats, que l’on retrouve aussi au Royaume-Uni ou en Allemagne. Selon Albin Wagener, l’emploi de ce mot crée des « paniques morales » sur « des sujets qui n’ont aucun lien avec les autres » et fait partie « d’une stratégie (...) directement importée des Etats-Unis ».

Cancel culture

Le concept de « woke » est souvent associé à celui de « Cancel Culture » (littéralement « culture de l’annulation »), « call-out culture », « purity culture » ou culture identitaire ou intersectionnelle. Face à une personne (ou une entreprise) jugée raciste, homophobe ou sexiste, les adeptes du mouvement woke n’hésitent pas à appeler au boycott de l’individu ou de l’institution accusés. L’objectif est de faire disparaître ces derniers de l’espace public, de les rendre inaudible et/ou invisibles.

Le concept de « culture de l’annulation » est apparu par exemple à la fin des années 2010 pour qualifier la dénonciation publique d’une personne en raison de ses actions ou de ses paroles réelles ou supposées, jugées comme socialement ou moralement offensantes ou inacceptables, en particulier sur les réseaux sociaux. La manifestation numérique de la culture de la dénonciation (« call-out ») est représentée par un mouvement comme « #MeToo » qui permet aux femmes de partager et de dénoncer leurs expériences de violences et de harcèlement sexuels. Comme substitut à la pratique de la dénonciation en public (calling out), une personne ou une entité peut être avertie en privé (« called in »). L’accusateur parle de vive-voix à l’accusé ou lui envoie un message concernant sa conduite ou son comportement.

L’expression cancel culture est aussi souvent utilisée pour désigner des pratiques de « déboulonnage », vandalisme et/ou destruction de statues de personnalités historiques liées à l’esclavagisme ou à la colonisation, en particulier aux États-Unis (le général confédéré Robert Lee, le président américain Thomas Jefferson) et au Royaume-Uni (l’esclavagiste Edward Colston), ainsi qu’en Amérique centrale (Christophe Colomb). Ces pratiques se sont développées en particulier en réaction au meurtre de George Floyd, un Afro-Américain tué par la police lors de son arrestation le 25 mai 2020 à Minneapolis (Minnesota, États-Unis). Plus récemment en France, le maire de Rouen a évoqué l’idée de remplacer la statue de Napoléon par celle de la militante féministe Gisèle Halimi.

Au Royaume-Uni, J. K. Rowling est une cible emblématique de la cancel culture. En , elle avait affiché son soutien à Maya Forstater, une chercheuse britannique licenciée après avoir affirmé que personne ne pouvait « changer son sexe biologique ». Selon J. K. Rowling, la scientifique avait été injustement licenciée pour avoir simplement déclaré que « le sexe [était] réel ». À la suite de ce soutien, la romancière est à son tour accusée de « transphobie » par certains fans et médias. Par la suite, J. K. Rowling fait partie des 150 personnalités, dont Salman RushdieMargaret AtwoodGloria SteinemMalcolm Gladwell et Noam Chomsky, qui signent en 2020 une lettre dénonçant la cancel culture.  En 2020 également, Le Monde estime que la journaliste britannique Suzanne Moore a été victime de la « cancel culture ». Après la publication sous sa signature d’un article d’opinion dans laquelle elle défendait une universitaire jugée « transphobe », Suzanne Moore avait été visée par une lettre signée par 338 collaborateurs du Guardian. Soupçonnant les milieux intellectuels de gauche de museler la parole au nom de « politiques d’inclusion », la journaliste prend la décision de quitter le journal. En 2021, le gouvernement britannique annonce des mesures pour « garantir la liberté d’expression » dans les universités et tempérer les effets de la cancel culture qui priverait de parole certains universitaires. Le projet de loi vise à éviter que des universitaires ne perdent leur emploi pour avoir exprimé des positions controversées, mais aussi à empêcher que les pressions étudiantes ne conduisent à l’annulation de la venue de certains orateurs invités à des conférences. Ces propositions ont été saluées par un groupe de chercheurs dans le quotidien conservateur The Times. Elles donnent cependant lieu à des accusations d’ingérence dans le fonctionnement des établissements.

La culture de la dénonciation peut être perçue comme une forme d’auto-justice, condamnant de facto des individus sans procédure juridique et sans motif ni fondement autre que l’appréciation générale d’un groupe. Plusieurs auteurs estiment qu’elle s’apparente à du cyberharcèlement, d’autres à du lynchage, risquant d’annihiler tout débat. L’éditorialiste américain Lance Morrow la compare au maccarthysme. La journaliste et essayiste Laetitia Strauch-Bonart estime que cette « vague effrayante de censure a atteint l’Amérique et sévit également en France ». Le , dans une tribune parue dans le Harper's (traduite le lendemain dans Le Monde), 153 artistes, intellectuels et personnalités, dont Noam ChomskySalman Rushdie ou encore J.K. Rowling, préviennent que la prise de conscience nécessaire des inégalités raciales et/ou de genre intensifie « un nouvel ensemble d’attitudes morales et d’engagements politiques qui tendent à affaiblir nos normes de débat ouvert et de tolérance des différences en faveur de la conformité idéologique », dénoncent la culture de l’annulation et les obstacles à la libre circulation des idées et condamnent l’« intolérance à l’égard des opinions divergentes ». La question de la comparaison avec une forme de censure est posée.

Jacinthe Mazocchetti, anthropologue à l’Université Catholique de Louvain, explique que du, côté des mouvements décoloniaux et féministes, le but n’est pas d’annuler mais d’être conscients de ce qu’on est en train de faire et remettre les gens dans leur époque. « En fonction des dimensions structurelles inscrites dans la société, de nombreux artistes étaient le reflet de leur époque, le nier c’est nier la reproduction des systèmes de racisme et de sexisme. » C’est un point de vue que rejoint Mireille-Tsheusi Robert : « On n’est pas toujours pour la cancel culture, on ne pense pas qu’il faut nécessairement censurer une œuvre raciste. Dans certains cas cela nécessite une analyse, il y a d’autres moyens de travailler à un processus décolonial ». Un des reproches qui est fait est la volonté de vouloir effacer l’histoire (notamment lors du déboulonnement des statues) et de tuer la liberté d’expression, mais, selon elle, ce n’est pas le but : « Ce sont des mouvements complexes qui ont plusieurs courants, on n’est pas obligé d’effacer l’histoire et de censurer ou bloquer toute liberté d’expression, mais il y a un devoir d’analyse pour essayer de comprendre la trajectoire du racisme. Comment la culture sert de support pour la transmission du racisme ? Ce n’est pas parce que l’on analyse ces questions que l’on censure mais certaines personnes n’ont pas envie qu’on fasse cette analyse ».

           Privilège blanc

Ou « white privilege », un concept selon lequel les personnes blanches bénéficieraient d’avantages que les personnes non-blanches n’ont pas. Le dictionnaire américain historique Merriam-Webster précise : « L’ensemble des avantages économiques et sociaux que les personnes blanches ont en vertu de leur race dans une culture caractérisée par les inégalités raciales. » A noter que selon les adeptes du wokisme, les personnes blanches sont privilégiées en ce qu’elles n’ont pas conscience du privilège blanc. Là encore, ces dernières sont « endormies ».

Le privilège blanc (ou privilège de la peau blanche) est une expression utilisée pour la première fois en 1988 par l’Américaine Peggy McIntosh, afin d’exprimer la thèse selon laquelle les personnes blanches bénéficieraient sans s’en rendre compte dans les pays occidentaux de privilèges sociaux, sociétaux, politiques ou économiques, qui ne seraient pas accordés aux personnes non blanches dans le même contexte, ce qui constituerait un « ensemble invisible d’avantages non mérités ».Développé principalement aux États-Unis et utilisé dans certaines universités pour les sciences sociales et les humanités, cette notion controversée de privilège blanc a ensuite été reprise dans des contextes différents, notamment dans le monde anglo-saxon et les anciennes colonies européennes. Des concepts académiques ou militants comme la critical race theory et la blanchité s’appuient sur cette notion pour analyser l’impact du racisme sur les individus (ou les groupes) socialement construits comme blancs. Ces effets se ressentiraient dans un contexte professionnel, éducatif et personnel. Le concept de privilège blanc implique aussi le fait, pour le groupe privilégié, de se considérer comme étant la norme. « Le privilège blanc a été défini par David Wellman comme un système davantages basé sur la race. Il a été comparé par Peggy McIntosh à un ensemble davantages et de ressources invisibles et intangibles, qu'on lui a donné parce quelle est Blanche à notre époque et aux États-Unis. Paula Rothenberg définit le privilège blanc comme lopposé de la discrimination. »

En France, le concept de privilège blanc est « marginal » et son emploi suscite des polémiques, et beaucoup de controverses. Alice Krieg-Planque, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, estime pour sa part que le terme a le mérite de susciter le débat, mais que l’héritage ségrégationniste des États-Unis diffère trop de l’héritage colonial en France pour assurer la bonne « acclimatation de ce mot au cadre français. » Elle lui préfère la notion, elle aussi importée des USA, d’intersectionnalité. Selon Ary Gordien, anthropologue au CNRS, l’existence d’un privilège blanc en France est une hypothèse de recherche que beaucoup d’éléments semblent prouver a priori. Il faudrait donc selon lui faire comme W. E. B. Du Bois l’a fait aux États-Unis, et mener en France une recherche systématique pour montrer où, comment et en quoi il y a un privilège blanc. Il considère toutefois qu’une des limites de la notion est son caractère trop globalisant et généralisateur, qui ne tient pas compte des contextes ou des classes sociales. L’autre limite qu’il perçoit est la dichotomisation des sociétés entre Blancs et Noirs, « des catégories que l’on va sédimenter, solidifier, alors que ce que l’on veut précisément, c’est de leur faire perdre de leur force politique dans un combat antiraciste ». Pour Manuel Boucher, professeur de sociologie à l'université de Perpignan, « Accepter cette idée que tous les blancs sont des privilégiés, c’est absurde et dangereux ». Dans un entretien à L’Express, Emmanuel Macron a reconnu l’existence du privilège blanc en tant que « fait ». À cela, Pascal Bruckner avait répondu que cette notion est une « ineptie dangereuse » en ce qu’« elle camoufle les rapports économiques et sociaux ». Il avait ajouté : « Que Macron soit un privilégié, fils de bonne famille, élève des meilleures écoles, banquier et politicien d’élite, est exact. Qu’il soit blanc n’ajoute rien à ces atouts dans un pays démographiquement ‘‘caucasien’’ à 90 %. »

Culture du viol

Ce concept désigne, selon l’ONU Femmes, « l’environnement social qui permet de normaliser et de justifier la violence sexuelle, alimentée par les inégalités persistantes entre les sexes et les attitudes à leur égard ». Ce concept est particulièrement présent dans le vocabulaire des féministes militantes dont certaines affirment que la société irait jusqu’à faire la promotion du viol.

L’expression « culture du viol » est apparue aux États-Unis lors de la seconde vague du mouvement féministe, plus précisément au sein du féminisme radical, et a été ensuite attribuée à la culture américaine contemporaine dans son intégralité. Dans les années 1970, des féministes avaient commencé à engager des efforts de prise de conscience visant à éduquer le public sur la fréquence du viol. L’idée d’une « culture du viol » posa comme principe que le viol était un fait habituel dans une telle culture et qu’il était une des manifestations extrêmes du sexisme et de la misogynie normalisée dans la société. Dans ce contexte, le viol est redéfini comme un crime lié à la violence plutôt que considéré comme relevant du sexuel. Au lieu de se focaliser sur la recherche du plaisir sexuel, le viol se cristalliserait en effet sur la domination masculine, l’intimidation et le sentiment de contrôle sur les normes liées aux genres. Dès 1971, Susan Griffin affirme dans Rape : The All-American crime que : « Le viol n’est pas un acte isolé qui peut être éradiqué du patriarcat sans en terminer avec le patriarcat lui-même ». En 1974, Noreen Connell et Cassandra Wilson des New York Radical Feminists emploient l’expression « culture du viol » dans leur livre Rape : The First Sourcebook for Women. Le groupe y déclare : « notre but ultime est d’éliminer le viol et ce but ne peut être atteint sans une transformation révolutionnaire de notre société ». C’est Éric Fassin, introducteur en France de Trouble dans le genre de Judith Butler, qui le premier évoque la « culture du viol » dans un article scientifique de 1997 portant sur la polémique des date rape (« agressions masculines dans le contexte du rendez-vous amoureux ») aux États-Unis. À la fin des années 2000, l’expression de « culture du viol » émerge peu à peu dans la presse écrite, en particulier en ligne, évoquant tout d’abord un phénomène propre aux campus universitaires américains. Peu à peu, les médias associent cette notion à la culture américaine mondialisée, puis au contexte et à la culture française. En 2003, dans Fausse routeÉlisabeth Badinter mentionne la rape culture en affichant le plus grand scepticisme. En 2017, Marlène Schiappa, la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, fait paraître Où sont les violeurs ? Essai sur la culture du viol dans lequel elle écrit : « Ceci n’est pas un essai sur le viol, mais sur la culture du viol. Il ne s’agira pas ici de résilience, de guérir ou de se remettre, de stratégies d’évitement du viol ou de récits de viols. Il s’agit de traiter ce qui constitue une culture du viol : la façon dont le Story telling, le récit et l’analyse des agressions sexuelles et des viols contribuent à les banaliser, à les justifier, à les excuser, à les moquer, voire à les érotiser et même à les encourager. »

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8 février 2024 4 08 /02 /février /2024 14:30

         Le Rape, Abuse & Incest National Network (RAINN), l’une des plus importantes organisations nord-américaines contre la violence sexuelle, considère, cependant, qu’on accorde trop d’importance au concept de culture du viol comme moyen de prévention et cause du viol, notant que « Ces dernières années, il a été constaté une tendance malheureuse à jeter la faute sur la « culture du viol » pour des violences sexuelles largement répandues sur les campus. Bien que ce concept soit utile pour signaler les barrières systématiques auxquelles on se heurte lorsque l'on tente d'aborder ce problème, il est important de ne pas perdre de vue un fait basique : Le viol n'est pas causé par des facteurs culturels, mais par un petit pourcentage des membres de la communauté consciemment décidés à commettre un crime violent. » Dans son livre de 1994, Vamps and trampsCamille Paglia affirme de son côté que : « Le discours sur le viol a déraillé dès le début à cause de sa formulation absurde, selon laquelle le viol serait « un acte de violence, mais pas un acte sexuel », mantra qui a aveuglé les médias américains. » Dans un article de 2014 publié dans Time Magazine et intitulé « Il est temps d’arrêter l’hystérie de la culture du viol », Caroline Kitchens, chercheuse à l’American Enterprise Institute, suggère que « bien que le viol soit certainement un problème sérieux, il n’y a pas de preuve qu’il puisse être envisagé comme norme culturelle… Sur les campus universitaires, l’obsession d’éradiquer la culture du viol a mené à la censure et à l’hystérie ». Selon Joyce E. Williams de l’université des femmes du Texas, « la critique fondamentale de la culture du viol et de la théorie féministe dont ce concept émane consiste en l’unique et rigide insinuation que toutes les femmes sont abusées par tous les hommes ». D’autres auteurs, tels que Bell Hooks, ont critiqué le paradigme de la « culture du viol » pour sa visée trop étroite ; en 1984, elle écrit que celui-ci ignore la place du viol au sein d’une « culture de la violence » englobante. En 1993, elle a participé à l’écriture d’un livre sur la culture du viol à travers un chapitre qui s’intéresse de près à la culture du viol dans le contexte patriarcal de la culture noire. Si la philosophe Élisabeth Badinter rend hommage au féminisme actuel, qui a donné au viol sa véritable signification, et qui s’est fortement mobilisé en faveur des victimes, et considérant de plus que le viol est effectivement largement sous-évalué dans tous les pays, en 2003 dans son livre Fausse route. Réflexions sur 30 années de féminisme, elle se dit stupéfiée par les estimations des féministes les plus radicales. D’une manière générale, Élisabeth Badinter déplore la logique de l’amalgame qui prévaut selon elle dans l’idéologie de la « culture du viol » : pour les féministes radicales défendant la notion, toute agression sexuelle est un viol, toute pression psychologique est une agression, toute séduction est une pression psychologique, toute séduction est donc un viol. Peggy Sastre écrit  enfin : « cette notion de "culture du viol" est extrêmement problématique, pour reprendre un vocable à la mode, et elle n'est absolument pas "démontrée". Nous vivrions dans une société qui tolérerait, excuserait, voire approuverait le viol ? Est-ce que la hausse exponentielle des condamnations pour violences sexuelles que l’on observe notamment en France ces cinquante dernières années en fait partie ? La charge réputationnelle qui pèse sur les auteurs de délits et de crimes sexuels une fois qu’ils ont purgé leur peine ? Le fait qu’il s’agisse à la fois d’individus présentant parmi les plus faibles taux de récidive et qui sont confrontés aux plus grandes difficultés de réinsertion ? Ou encore qu’il n’y a pas mieux pour détruire la vie de quelqu’un que de l’accuser à tort d’avoir commis ce genre de violences ? Il m'est souvent arrivé d’avancer ces arguments en milieu militant pour qu’on me réponde un charabia infalsifiable. Qu’on me dise que la stigmatisation des violeurs est la preuve que le viol exerce une fascination et donc qu’il est banalisé, et donc que la "culture du viol" existe. »

          Patriarcat

Présent dans le dictionnaire en ligne du Larousse, le « patriarcat » est aussi un mot qui revient régulièrement dans la bouche des féministes radicales. Il désigne une « forme d’organisation sociale dans laquelle l’homme exerce le pouvoir dans le domaine politique, économique, religieux, ou détient le rôle dominant au sein de la famille, par rapport à la femme ». À partir des années 1970, le concept de patriarcat, revisité dans ses fondements théoriques, est notamment utilisé par la deuxième vague féministe pour désigner un système social d’oppression des femmes par les hommes, « système où le masculin incarne à la fois le supérieur et l’universel ». Shulamith Firestone est une féministe radicale et libertaire qui définit le patriarcat comme un système d’oppression à l’encontre des femmes. Elle pense le patriarcat comme étant la cause des inégalités sociales entre les hommes et les femmes. Firestone écrit que les idéologies patriarcales soutiennent l’oppression des femmes et donne comme exemple la joie de donner naissance, ce qu’elle qualifie de mythe patriarcal. Pour Shulamith Firestone, les femmes doivent avoir le contrôle sur la reproduction dans le but d’être libérées de l’oppression. Selon Gerda Lerner, historienne féministe, le pouvoir masculin sur la sexualité des femmes et ses fonctions reproductives sont les causes fondamentales et le résultat du patriarcat. Alison Jaggar, philosophe féministe américaine, analyse aussi le patriarcat comme la cause primaire de l’oppression sur les femmes. Le système patriarcal est entendu comme une aliénation pour la femme de son propre corps. Pour des théoriciennes des systèmes interactifs, Iris Marion Young et Heidi Hartmann, le patriarcat et le capitalisme interagissent ensemble pour l’oppression sur les femmes. Beaucoup d’autres féministes radicales et socialistes utilisent les termes de capitalisme patriarcal ou patriarcat capitaliste pour décrire cette relation interactive qui produit et reproduit l'oppression féminine. Audre Lorde, une écrivaine et théoricienne féministe afro-américaine pense que le racisme et le patriarcat sont des systèmes d’oppression conditionnés à cause de la société.

            • Racisme systémique

Le racisme systémique (ou racisme institutionnel) est une notion décrivant une forme de racisme qui est ancrée dans l’organisation et les relations sociales au sein d'une société ou d’une organisation. Ce racisme génère et entretient des discriminations qui touchent aux différentes sphères de la société telles que la justice pénale, l’emploi, le logement, la santé, le pouvoir politique et l’éducation. Selon Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton« le racisme institutionnel est un racisme voilé qui plonge ses racines dans le colonialisme et l’esclavagisme tout en étant indissociable de l’historicité de classe de la société américaine ». Frederick Douglass, en 1881, pensait déjà le racisme comme étant systémique. Selon lui, les Américains noirs ont cessé d’être les esclaves d’individus pour devenir ceux de la société. Le sociologue W. E. B. Du Bois travaillait sur l’imprégnation des institutions américaines par le racisme.

A l’opposé, pour Pierre-André Taguieff, le « racisme systémique » est le « dernier avatar de la notion de ‘‘racisme institutionnel’’» : c’est une notion « destinée à mettre l’accent sur le caractère systématique ou structurel du racisme anti-Noirs dans la société nord-américaine. » Le philosophe argue que « le présupposé de ce modèle critique du racisme est que seul le racisme blanc existe et qu’il se confond avec le ‘‘pouvoir blanc’’ et la ‘‘société blanche’’ que seule une ‘‘révolution noire’’ peut transformer. » Selon lui, c’est le simplisme de cette notion qui attire les radicaux de gauche : « En répétant litaniquement que la France est une société intrinsèquement raciste, on justifie les appels à la destruction du ‘‘vieux monde’’, qu’on juge irréformable. »

• Racisé

Une personne « racisée » est une personne « touchée par le racisme, la discrimination », indique Le Robert . À cela, il faut préciser que selon les « woke », une personne blanche ne peut pas être désignée comme étant une « personne racisée ». Formulée en 1972 sous la plume de la sociologue Colette Guillaumin, la notion de « racisé » est, à l’origine, utilisée en sciences sociales pour étudier le racisme comme construction sociale. Une personne « racisée » désigne un individu susceptible d’être assigné à un groupe minoritaire, et d’être victime de discriminations : dans ce contexte, la « race » n’est pas considérée comme biologique, mais elle est une construction sociale qui sert à exclure certaines catégories qui subissent le racisme. En juin 2020, la vague d’émotion suscitée par la mort de George Floyd aux Etats-Unis et le mouvement de protestation contre les violences policières qui a suivi, comme le grand rassemblement organisé à Paris en hommage à Adama Traoré, a remis ce terme en lumière. Au point que le préfet de police de Paris, Didier Lallement, a affirmé qu’il n’y avait « pas de race dans la police, pas plus que de racisés ou d’oppresseurs racistes ».

Là encore, les avis s’opposent. « Il y a de plus en plus de racisés et leurs alliés qui décident de renverser la victimologie, qui décident de ne plus rester dans un rôle passif et qui se protègent et se défendent. Les violeurs ou ceux qui commettent l’acte raciste ne veulent pas que la victime se rebelle. » Pour Mireille-Tsheusi Robert, présidente de l’association féministe antiraciste belge Bamko-CRAN, les personnes qui critiquent les woke ne sont pas que des racistes ou misogynes : « La plupart sont des privilégiés au sens sociologique. Ils considèrent qu’ils ont quelque chose à perdre en montrant que leur culture peut être un frein aux droits des minorisés. Ils résistent et discréditent les mouvements qui mettent en lumière les discriminations. C’est une stratégie des privilégiés pour cacher l’irrespect des droits humains quand ils commettent des actes racistes. » « Les antiracistes deviennent audibles médiatiquement et donc il y a des changements de paradigmes. Certains ont peur de perdre leurs privilèges et leur prestige culturel. Depuis que les minorités parlent et se défendent, il y a des stratégies qui viennent de l’extrême droite qui critique les woke », ajoute Mireille-Tsheusi Robert. « On s’indigne davantage de l’analyse antiraciste que du racisme lui-même, or, c’est bien le racisme qui pose problème, c’est là-dessus qu’il faut centrer notre énergie. » Les détracteurs de ce concept estiment que le terme « racisé » contrevient au principe d’universalisme français, supposé libérer les individus des carcans identitaires. Pour eux, il revient à essentialiser un individu, c’est-à-dire à l’enfermer dans une identité qui ne serait définie que par son origine, et à le placer dans une position victimaire en triant des catégories de Français sur la base de leur origine. « La race partout ! Je pense que c’est la naissance d’un nouveau racisme », a fustigé la philosophe Elisabeth Badinter. L’autre critique récurrente dénonce l’emploi du mot « race », alors même que les députés avaient tenté de l’exclure de la Constitution en 2018.

      Le terme d’intersectionnalité a été pensé à la fin des années 1980 par la juriste afro-américaine Kimberlé Crenshaw. Le concept d’intersectionnalité illustre à l’origine le point de croisement (intersection) entre différentes discriminations subies par les femmes afro-américaines, à la fois victimes de discriminations raciales et sexistes. Dans les sciences sociales, ce concept permet d’analyser les liens entre les différentes discriminations, qu’elles soient de classe, de race ou de genre. Cette lecture croisée a, à son tour, gagné le terrain militant, désignant plus globalement la convergence des luttes contre toutes les formes de discriminations : le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie, etc.

Un colloque organisé en mai 2017 à Bonneuil-sur-Marne (Val-de-Marne) sur le thème « Penser l’intersectionnalité dans les recherches en éducation » a été la cible de vives critiques émanant aussi bien de l’extrême droite que d’associations de gauche dites « laïcardes », partisanes d’une stricte application de la laïcité. Plus récemment, en février, l’ouvrage du sociologue Stéphane Beaud et de l’historien Gérard Noiriel Race et sciences sociales (Agone « Epreuves sociales ») a relancé le débat sur cette notion d’intersectionnalité et provoqué de vives réactions dans le milieu intellectuel. Comme le résumait la juriste française Stéphanie Hennette-Vauchez, lors d’un colloque consacré à l’intersectionnalité à Brest, « si elles se présentent comme victimes de discriminations fondées sur le sexe, les juridictions les déboutent en soulignant que d'autres femmes (blanches) ne rencontrent pas les difficultés dont elles se plaignent. Si elles se présentent comme victimes de discriminations fondées sur la race, les juridictions les déboutent en soulignant que d’autres Noirs (des hommes) ne rencontrent pas les mêmes difficultés qu’elles. »

Pour les défenseurs de ce concept, l’intersectionnalité vise à mettre en lumière des oppressions jusqu’alors peu visibles, afin de mieux les déconstruire et les combattre. Elle permet de mieux cerner la complexité du monde et de comprendre, par exemple, qu’une femme blanche ne subit pas les mêmes discriminations qu’une femme noire. C’est d’ailleurs une accusation récurrente des « féministes intersectionnelles », qui reprochent aux « féministes universelles » de ne pas prendre en compte les questions raciales dans leur combat pour l’égalité. A leurs yeux, la lutte femmes-hommes ne suffit plus, la justice sociale se pense aussi à travers le prisme de genre, de classe ou de race.

Ce terme est rejeté par contre, par ceux qui estiment que les thèses intersectionnelles venues d’Amérique encouragent au repli identitaire et au communautarisme. A sans cesse avoir une vision du monde rapportée aux notions de race ou de genre, ce concept enferme les individus dans des cases identitaires, en oubliant parfois même d’utiliser d’autres critères pour étudier les inégalités. De la bouche même de sa créatrice, le terme a été distordu. « Ce n’est pas un mécanisme pour transformer les hommes blancs en nouveaux parias », s’est émue Kimberlé Crenshaw.

Sous couvert de convergence des luttes, l’intersectionnalité chercherait aussi à introduire une hiérarchisation dans les modèles de lutte. La notion perdrait tout son sens en privilégiant les luttes racistes à celles qui combattent les inégalités socio-économiques ou femmes-hommes, estiment aussi certains détracteurs.

 Écriture inclusive

« Cher.e.s étudiant.e.s », « directeur/trice », « celles et ceux »... Voici quelques exemples de ce qu’est l’écriture inclusive, de plus en plus présente à l’université, que ce soit dans les mails administratifs ou tracts syndicaux. Ses partisans considèrent en effet que la langue française est sexiste. « Ces innovations sont inspirées par la préoccupation d’un traitement plus égalitaire, dans la langue, des femmes et des hommes, traitement égalitaire qui serait mal assuré par les noms masculins », explique Anne Dister qui enseigne la linguistique française à l’université Saint-Louis-Bruxelles dans son guide « Inclure sans exclure ».

            Chronologie

Hatier publie en  le premier manuel scolaire rédigé en écriture inclusive intitulé Questionner le monde et destiné au CE2. Le manuel suscite une forte opposition. À la rentrée suivante, une série de critiques donne naissance à une polémique nationale. Le Le Figaro publie un article intitulé « Un manuel scolaire écrit à la sauce féministe ». Le , Raphaël Enthoven accuse l’écriture inclusive d’être un « lifting du langage qui croit abolir les injustices du passé en supprimant leur trace » et la compare à la novlangue du livre 1984 de George Orwell. Le même jour, le linguiste Alain Bentolila affirme que « voir un complot machiste dans la langue française manifeste une totale ignorance ». Le , l’universitaire et académicien Marc Fumaroli affirme qu’« il faut défendre la langue française contre les Trissotin du féminisme », et qu’elle « relève de la grammaire, et non de la sociologie politique ». Pour la journaliste scientifique Peggy Sastre, il s’agit d’un « terrorisme intellectuel », dans le sens où les défenseurs de l’écriture inclusive optent, selon elle, « pour une argumentation morale : le camp du bien contre celui du mal, les progressistes contre les réactionnaires, les féministes contre les phallocrates, la bonne marche de l’histoire contre la mauvaise, etc. ». Le  2017Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, s’oppose à l’usage de l’écriture inclusive en jugeant qu’elle est source de « polémiques inutiles » qui abîment une cause respectable, l’égalité hommes-femmes. Il déclare que l’expression « le masculin l’emporte sur le féminin » n’est « sûrement pas une bonne formule », mais qu’il est défavorable à la remise en question du fond de la règle. Il propose de « dire simplement qu’en cas de pluriel, on accorde au masculin, ce qui dans la langue française s’apparente souvent au genre neutre ». Enfin il déclare s’inquiéter de ce qu’il perçoit comme des « attaques répétées sur la langue française » et que « la langue française n’est pas à instrumentaliser pour des combats aussi légitimes soient-ils ». Le , l’Académie française publie une déclaration sur « l’écriture dite « inclusive » ». Elle y réaffirme dans une « solennelle mise en garde » un avis fortement négatif sur les formes complexes proposées par le « langage inclusif » et qualifie l’usage de l’écriture inclusive de « péril mortel ». Selon le linguiste Geoffrey Roger, l’utilisation d’un discours alarmiste de mise en garde est constitutif d’une pratique élitiste : « De tels discours idéologiques, s’agissant du français comme d’autres langues dominantes, s’interprètent comme constitutifs de la reproduction des élites : il s’agit en définitive de défendre le monopole sur la norme standard exercé par des classes dirigeantes majoritairement masculines, pour mieux légitimer leur accès exclusif au pouvoir. » Le , contre l’avis de leur ministre de l’Éducation nationale et pour suivre les recommandations du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, 314 fonctionnaires de l’Éducation nationale s’engagent à ne plus enseigner la règle de la prééminence du masculin sur le féminin en classe et signent un manifeste publié par Slate, puis lancent une pétition en ligne pour trois raisons : que c’est une « règle nouvelle du xviie siècle », qu’il faut préférer l’accord de proximité et qu’il ne faudrait pas que les enfants pensent que le masculin l’emporte toujours sur le féminin. Le , à la suite de la polémique suscitée par la réception de communications officielles émanant de l’administration publique rédigées en écriture inclusive et à la plainte notamment de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, le Premier ministre Édouard Philippe émet une circulaire intitulée Circulaire du 21 novembre 2017 relative aux règles de féminisation et de rédaction des textes publiés au Journal officiel de la République française. Cette dernière recommande l’utilisation du masculin générique, la féminisation des titres et fonctions lorsque la personne qui l’exerce est de genre féminin, et invite à ne pas utiliser les règles de l’écriture inclusive en matière faisant usage de tiret ou de point médian « graphie faisant ressortir l’existence d'une forme féminine ». Il estime que « le masculin est une forme neutre qu’il convient d’utiliser pour les termes susceptibles de s'appliquer aussi bien aux femmes qu’aux hommes. ». Néanmoins en ce qui concerne la féminisation des titres et fonctions, il suggère de féminiser la fonction à l’aide du guide Femme, j’écris ton nom… écrit par l’unité mixte de recherche Analyse et traitement informatique de la langue française du Centre national de la recherche scientifique et de l’université de Lorraine. Il propose également que les formes inclusives soient à privilégier comme « le candidat ou la candidate ». Cette circulaire adoptant le principe de la féminisation des titres est cependant considérée par les médias comme un refus officiel des règles d’écriture inclusive alors qu’elle en adopte le principe de féminisation des titres.  Les spécialistes en orthophonie et les associations d’handicapés expriment de leurs côtés de nombreuses réserves sur l’écriture inclusive estimant qu’elle « ajoute de la confusion » à l’apprentissage pour des enfants qui sont déjà en difficulté. Le , dans une circulaire publiée au Bulletin officiel le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer proscrit une partie de l’écriture inclusive à l’école, en particulier son utilisation du point médian. Selon Élianne Viennot, cette circulaire vise à « mettre les personnels de l’Éducation nationale au garde-à-vous – quitte à énoncer des sottises [et à] effrayer (objectif qui sert évidemment le premier) – quitte à passer à côté de l’information et de la réflexion qui s’imposent. L’écriture inclusive est « proscrite », mais pas définie ». Cette circulaire est rejetée par des féministes et personnes progressistes plus rapidement et massivement que celle de 2017. Ainsi six syndicats du corps enseignants s’y opposent et appellent à une pratique non sexiste de la langue. En novembre 2021, l’intégration dans l’édition en ligne du Robert 2021 du pronom iel, un néopronom inclusif « rare » « pour évoquer une personne quel que soit son genre » (le pluriel iels et la forme alternative ielle, au pluriel ielles, sont aussi mentionnés), suscite en France une polémique portée par des groupes conservateurs sur la « culture woke ». Le député LREM François Jolivet twitte contre l’entrée de iel dans le dictionnaire et saisit l’Académie française, qui est incompétente en linguistique et lexicographie. Le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer, lui aussi connu pour sa longue opposition à l’écriture inclusive, apporte son soutien au député. D’autres membres du gouvernement, dont la ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes Élisabeth Moreno, soutiennent l’entrée du pronom. Le Robert justifie sa position dans un communiqué. En octobre 2023, encouragé par le président Emmanuel Macron appelant « à ne pas céder à l’air du temps », le Sénat adopte en  par 221 voix contre 82 une proposition de loi visant à interdire l’écriture inclusive « dans tous les cas où le législateur [...] exige un document en français », soit notamment dans les modes d’emploi, les contrats de travail et les règlements d’entreprise.

Références :

La culture « woke » : ce mouvement militant qui inonde les réseaux sociaux.

Intersectionnalité [nom] : concept visant à révéler la publicité des discriminations de classe, de sexe et de race.

L’article à lire pour comprendre ce que signifie le mot « woke » qui s’installe dans le débat public.

La « cancel culture » fabrique-t-elle une génération d’ignorants ?

La « cancel culture » s’attaque cette fois à Blanche-Neige.

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26 janvier 2024 5 26 /01 /janvier /2024 12:31

Quand les intellectuels se fourvoient

          Selon les historiens Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, un intellectuel est « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie ». Sur le modèle de Socrate et de Platon, de Montaigne s’opposant aux procès en sorcelleries, au massacre des Caraïbes, au pillage des Indes orientales, de Montesquieu condamnant l’esclavage, de Voltaire combattant pour Calas, de Hugo dénonçant la tyrannie de Napoléon III et la maltraitance des enfants et la condition des « misérables » et de Zola défendant Dreyfus, l’intellectuel met sa culture, sa réflexion, son œuvre, sa notoriété au service de la défense des valeurs, de la vérité, de la justice, de la paix. Palliant les insuffisances ou les compromissions des pouvoirs politiques et spirituels, l’intellectuel s’impose, en particulier à partir du XIXe siècle (mais le mouvement est déjà amorcé avec les philosophes des Lumières au XVIIIe siècle), comme la nouvelle figure d’autorité morale qui enseigne le bien et montre la voie à son audience. Mais cette responsabilité a son revers. Quand l’intellectuel se fourvoie, les conséquences peuvent être terribles tant son influence est grande. L’affaire Dreyfus est, à ce titre, symbolique du paradoxe de l’intellectuel : si Émile Zola, Octave Mirbeau, Anatole France, Léon Blum, Jean Jaurès, Clémenceau, Charles Péguy, Jules Renard, Marcel Proust volent au secours du capitaine Dreyfus, d’autres intellectuels, Charles Maurras, Maurice Barrès, François Coppée, Léon Daudet, Edouard Drumont, Paul Déroulède, Ferdinand Brunetière, Paul Bourget, Paul Valéry... soutiennent avec autant de virulence le camp inverse.

« Le métier des intellectuels est de chercher la vérité au milieu de l’erreur », écrit Romain Rolland, Au-dessus de la mêlée. L’histoire a été faite de ces éclaireurs, de ces prophètes et de ces hérauts de la vérité, de la justice et de l’humanisme. Celle des erreurs, des égarements, des aveuglements de ces intellectuels est beaucoup moins développée, car moins glorieuse. Dans I.F. [Intellectuel Français] suite et fin, Gallimard, Régis Debray expliquait en 2000 qu’après avoir commencé dans le panache au début du siècle, l’épopée intellectuelle française a sombré dans l’erreur, le délire, et s'achève aujourd’hui dans le ridicule. Avant lui, on se souvient de Julien Benda fustigeant La Trahison des clercs (1927), de Raymond Aron dans l’Opium des intellectuels (1955), de Jean-François Lyotard préparant un Tombeau pour l’intellectuel (1984), de l’article « Adieu aux intellectuels ? » de l’historien Pierre Nora, en tête du numéro qui fêtait les vingt ans de la revue Le Débat, en 2000, ou encore de Roger Scruton avec L’erreur et l’orgueil. « Personne n’est exempt de dire des fadaises. Le malheur est de les dire curieusement », observait déjà Montaigne. Et George Orwell écrit : « Les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires », ou encore « Il est des idées d’une telle absurdité que seuls les intellectuels peuvent y croire », George Orwell. Enfin Jean-François Revel, dans un entretien avec Pierre Assouline, novembre 1988, enfonce le clou : « Les intellectuels. Plus ils sont intelligents, plus ils élaborent subtilement leur erreur ».

Dans Balzac et la Petite Tailleuse Chinoise, roman paru en 2000, Dai Sijie met en scène deux amis de dix-sept et dix-huit ans qui se connaissent depuis l’enfance et qui sont envoyés en rééducation dans la montagne du Phénix du Ciel, dans la province du Sichuan, en 1971, car ils sont considérés comme des « intellectuels ». Le roman se déroule en République populaire de Chine à l’époque de la révolution culturelle lancée par Mao Zedong. Cette révolution cible essentiellement les intellectuels (comme les parents des deux héros). Les intellectuels sont d’ailleurs souvent les premières victimes de ces totalitarismes.

Sans méconnaître tout ce qu’un certain nombre d’intellectuels ont apporté au combat pour la liberté et le progrès, nous allons effeuiller ici le catalogue de quelques-unes de ces errances, erreurs ou errements des intellectuels depuis la fin du XIXe siècle, sans prétention à l’exhaustivité.

*

 (Photo ci-contre): Gerhard Heller, Pierre Drieu La Rochelle, Georg Rabuse, Robert Brasillach, Abel Bonnard, André Fraigneau et Karl Heinz Bremer, voyage en Allemagne d’octobre 1941. « J’ai contracté, me semble-t-il, une liaison avec le génie allemand, je ne l’oublierai jamais. Qu’on le veuille ou non, nous avons cohabité ensemble ; les Français de quelque réflexion, durant ces quelques années, auront plus ou moins couché avec l’Allemagne, non sans querelles, et le souvenir leur en restera doux. » dit alors Robert Brasillach.

1. Les fascistes, nazis et collaborationnistes : dans la logique de l’antidreyfusisme nationaliste et antisémite, un certain nombre d’intellectuels ont rallié avec enthousiasme le fascisme italien, le nazisme allemand et leur émanation française avec Pétain.

          Pour un Georges Bernanos, ancien de l’Action française, exilé au Brésil depuis 1942 qui écrit : « Dans la catastrophe où nous avons risqué de périr, la faillite des intellectuels égale en odieux et en ridicule la faillite des militaires. Les intellectuels avaient la garde de votre liberté, c’est-à-dire des valeurs spirituelles sur lesquelles elle se fonde (…) les intellectuels devront répondre de la déroute intellectuelle, comme les militaires de la déroute militaire. Puisse alors la justice du peuple, à l’exemple de la Convention nationale frappant les généraux vaincus, ne pas distinguer entre les traîtres, les lâches et les incapables ! », combien d’autres intellectuels se compromettent avec le nazisme et le fascisme.  En 1940, le journaliste et homme politique français Charles Maurras, directeur de L’Action française, salue l’arrivée au pouvoir de Pétain comme une « divine surprise ».  Quant à Jean Giraudoux, autre grand nom du théâtre de l’entre-deux guerres, il écrit, dès 1939, dans Pleins Pouvoirs : « Nous sommes pleinement d’accord avec Hitler pour proclamer qu’une politique n’atteint sa forme supérieure que si elle est raciale ». Henry de Montherlant, pour qui les nazis forment « l’élite héroïque de la nouvelle civilisation européenne », Marcel Jouhandeau, antisémite forcené ou Marcel Aymé, habitué des revues de la collaboration, font partie des écrivains en accord avec le nouvel « esprit du temps ». Paul Morand, « pétainiste pressé », écrivain diplomate et antisémite et homophobe, fréquente les Allemands qui comptent. Il sera nommé membre du cabinet de Pierre Laval en 1942. Jean Giono, pacifiste et antimoderniste, publie dans la presse collaborationniste, et plus encore dans son Journal de l’Occupation, des réflexions compromettantes. Après avoir affirmé que les nazis et les Alliés « sont semblables », il décrit les résistants comme des « assassins » et des « voyous ». Il affiche une indifférence brutale à l’égard du sort des Juifs : « Il (une connaissance juive) me demande ce que je pense du problème juif. Il voudrait que je prenne position. Je lui dis que je m’en fous des Juifs comme de ma première culotte : qu’il y a mieux à faire sur terre que de s’occuper des Juifs » (3 janvier 1944). La position de Robert Brasillach est encore plus radicale. Dès novembre 1936, il donne une série de conférences sur le thème « L’Europe sera-t-elle fasciste ? ». Les Français, affirme-t-il, doivent prendre l’Allemagne pour modèle et retrouver « leur poésie, leurs mythes, leurs images françaises, ainsi que leur confiance en eux-mêmes et dans un idéal national ». En 1937, Brasillach devient rédacteur en chef de Je suis partout et se rend à Nuremberg au congrès du parti nazi, dont il fera un compte-rendu émerveillé. A la veille de la guerre, il publie son roman Les sept couleurs, dans lequel il écrit : « Le jeune fasciste, appuyé sur sa race et sur sa nation, fier de son corps vigoureux, de son esprit lucide, méprisant les biens épais de ce monde (…), le jeune fasciste qui chante, qui marche, qui travaille, qui rêve, il est tout d’abord un être joyeux ». « Je suis raciste et hitlérien, vous ne l’ignorez pas », écrit Céline à Robert Brasillach en juin 1939. Et d’ajouter : « Je hais le Juif, les Juifs, la juiverie, absolument, fondamentalement, instinctivement, de toutes les façons. Une haine parfaite. » Cette lettre, Brasillach refusera de la publier dans Je suis partout, comme d’autre part la suite. Céline, par son pro-hitlérisme inconditionnel et son extrémisme antijuif, avait réussi à choquer la direction de l’hebdomadaire fasciste, c’est dire. Pierre Drieu la Rochelle, lui, rêve d’une Europe hitlérienne : « Tout dépend de la virulence révolutionnaire que garde l’hitlérisme. Si Hitler ne faiblit pas ni ses hommes, s’ils veulent vraiment extirper d’Europe juifs et maçons, socialistes et communistes, libéraux et capitalistes, chrétiens de tous acabit, alors il balaiera tôt ou tard les Hacha et les Pétain et il admettra dans chaque pays conquis des éléments à l’initiation nationale-socialiste ». Mais Vichy reste loin de son idéal fasciste : « Vichy est très pauvre et très triste. Cette vieille France de droite, tout usée et rongée par la longue soumission aux préjugés de gauche, et qui essaie de remplacer la France de gauche. Mais la remplaçante a à peu près les mêmes tares que la précédente. Les Maurrassiens arrivent trop tard à leurs fins, ils ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Et derrière eux les catholiques, les républicains ou libéraux de droite ne sont que l’ombre portée de leurs adversaires. Peu de fascisme en France, parce que peu de vie » (Journal, 1er octobre 1940). En 1942, Pétain et les hommes de Vichy lui paraissent définitivement incapables d’engager la France sur la voie d’un véritable fascisme, et suscitent sarcasmes et mépris : « Dieu que j’ai méprisé tous ces gens de la collaboration, ces ignobles pacifistes, ces Déat, ce normalien, et Doriot, ce métisse de flamand et d’italien qui tire toute sa force de je ne sais quelle conjonction européenne mais qui porte en lui tout le stupre de l’ouvrier parisien (…) Ce vieux con de maréchal, ce salaud de Laval réagissent comme ils sont aux événements. J’ai toujours méprisé ce général passif, ce défenseur de Verdun purement négatif. Cette vieille bourrique du juste milieu » (Ibid., 8 novembre 1942).

            En Italie, Gabriele D’Annunzio est fasciné par Benito Mussolini (voir photo ci-contre), comme l’explique Alberto Savinio dans Destin de l’Europe : « D’Annunzio est l’“inventeur” du fascisme. […] Entre Mussolini et D’Annunzio, il n’y a pas de différence d’espèce. Les effets secondaires du dannunzianisme ne faussent pas et encore moins ne trahissent les causes inspirées par D’Annunzio. Mussolini ne trahit pas D’Annunzio : au contraire, il le continue, il le perfectionne. »

 

2. Les communistes staliniens et les compagnons de route : face à la menace d’Hitler, Mussolini et autres Franco, d’autres intellectuels font le choix de l’autre extrême : le communisme soviétique.

Les staliniens

Louis Aragon, grand écrivain français et membre indéfectible du PCF de 1927 jusqu’à sa mort en 1982, écrit dans Les Lettres françaises, en mars 1953 : « La France doit à Staline tout ce que, depuis qu’il est à la tête du parti bolchevik, il a fait pour rendre invincible le peuple soviétique, et dans son armée rouge, et dans sa confiance en Staline, l’homme qui disait que gouverner c’est prévoir, et qui a toujours prévu juste… La France doit à Staline son existence de nation pour toutes les raisons que Staline a données aux hommes soviétiques d’aimer la paix, de haïr le fascisme, et particulièrement pour la constitution stalinienne, qui est une de ces raisons, pour lesquelles un grand peuple peut également vivre et mourir. […] Merci à Staline pour ces hommes qui se sont forgés à son exemple, selon sa pensée, la théorie et la pratique stalinienne ! Merci à Staline qui a rendu possible la formation de ces hommes, garants de l’indépendance française, de la volonté de paix de notre peuple, de l'avenir d'une classe ouvrière, la première dans le monde montée à l'assaut du ciel et que l'on ne détournera pas de sa destinée en lui faisant voir trente-six étoiles étrangères, quand elle a de tels hommes à sa tête ! ».

Issu du rang des surréalistes, Paul Éluard adhère lui aussi, dès 1925, au Parti communiste français, avec Louis Aragon, Breton, Benjamin Péret et Pierre Unik. Ils s’en justifient dans le tract collectif Au grand jour. Exclu du Parti communiste fin 1933, il demande pourtant sa réinscription clandestine au PCF en 1942. En 1950, il écrit son Ode à Staline :

 « Staline dans le cœur des hommes

Sous sa forme mortelle avec des cheveux gris

Brûlant d’un feu sanguin dans la vigne des hommes

Staline récompense les meilleurs des hommes

Et rend à leurs travaux la vertu du plaisir

Car travailler pour vivre est agir sur la vie

Car la vie et les hommes ont élu Staline

Pour figurer sur terre leurs espoirs sans bornes.

       Et Staline pour nous est présent pour demain

Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur

La confiance est le fruit de son cerveau d’amour

La grappe raisonnable tant elle est parfaite

      Staline dans le cœur des hommes est un homme

Sous sa forme mortelle avec des cheveux gris

Brûlant d’un feu sanguin dans la vigne des hommes

Staline récompense les meilleurs des hommes

Et rend à leurs travaux la vertu du plaisir

Car travailler pour vivre est agir pour la vie

Car la vie et les hommes ont élu Staline

Pour figurer sur terre leur espoir sans bornes. »

En 1949, lorsque David Rousset, ancien trotskiste et ancien déporté, lance un appel dans le Figaro littéraire pour la création d’une commission d’enquête sur le système concentrationnaire de l’URRS, c’est Pierre Daix, ancien responsable des étudiants communistes dans Paris occupé, déporté à Mauthausen pour faits de résistance en mars 1944, membre du cabinet du ministre communiste Charles Tillon à la Libération, rédacteur en chef des Lettres françaises, qui lance la contre-offensive dans l’Humanité, accusant Rousset, en ce temps de guerre froide, de « préparer les esprits à un conflit contre l’Union soviétique ». Dans son article, titré « Pierre Daix, matricule 59 807 à Mauthausen, répond à David Rousset », le journaliste nie toute analogie entre les camps nazis et les camps soviétiques, vantant ces derniers comme une « magnifique entreprise » : « Les camps de rééducation en Union soviétique sont le parachèvement de la suppression complète de l’exploitation de l’homme par l’homme. »  Il faudra un très long chemin pour que Daix, ébranlé par l’intervention soviétique contre le Printemps de Prague, en 1968, puis en 1974 par l’expulsion d’URSS de Soljenitsyne, écrivain auquel il avait consacré l’année précédente un essai laudateur, renonce à reprendre sa carte du PC. Son autocritique, il la fera en 1976 dans J’ai cru au matin : « Moi, l’ancien de Mauthausen, j’ai bien aidé les bourreaux du goulag ».         

Les compagnons de route des communistes

En 1950, la revue Les Temps modernes, lancée trois ans plus tôt par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, condamne l’antisoviétisme de David Rousset : « L’URSS se trouve grosso modo située, dans l’équilibre des forces, du côté de celles qui luttent contre les formes d’exploitation de nous connues ». Au retour de son premier voyage en URSS en 1954, Jean-Paul Sartre confie ses impressions à Libération« Le citoyen soviétique possède à mon avis une entière liberté de critique. […] Vers 1960, avant 1965 […], le niveau de vie moyen en URSS sera de 30 à 40 % supérieur au nôtre. »  En 1961, à l’occasion d’un hommage funèbre à Merleau-Ponty, il raconte comment la répression d’une manifestation communiste à Paris, lors de la guerre de Corée, l’a retourné : « Les derniers liens furent brisés, ma vision fut transformée : un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais. » Engagé en faveur de la décolonisation et dans la lutte contre la guerre d’Algérie, Sartre placera ensuite dans les peuples du tiers monde l’espoir de rupture qu’il mettait naguère dans le prolétariat français. Directeur ou soutien affiché de plusieurs journaux gauchistes dans les années 1970 (La Cause du peuple, J’accuse, le nouveau Libération), il n’aura pas cessé de croire en la révolution.

Ils sont nombreux les grands intellectuels, les grands écrivains, à rallier cette force impérieuse : Henri Barbusse 1, l’auteur du Feu, le grand roman de la guerre ; Romain Rolland 2, le pacifiste ; André Malraux 3, le fébrile scribe de l’aventure ; André Gide 4, le contempteur subtil des tares bourgeoises ; Georges Duhamel, le grand écrivain populaire et russophile. En France, le PCF domine la scène intellectuelle. De François Furet 5 à Edgar Morin 6, d’Annie Kriegel 7 à Emmanuel Le Roy-Ladurie 8, de Sartre à Althusser 9, une nouvelle génération d’universitaires et d’écrivains se font les « intelligents utiles » de la tyrannie soviétique. Ils mettront plus ou moins de temps à prendre leurs distances avec le communisme. Les journaux conservateurs, les exilés « russes blancs » décrivent pourtant les duretés de l’ordre nouveau, les crimes de Lénine puis ceux de Staline. A Tours, en 1920, lors du congrès de scission du vieux parti socialiste, Léon Blum, intellectuel raffiné et militant inépuisable, résume dans un discours les refus socialistes devant la brutalité des bolcheviks. « La dictature du prolétariat, lance-t-il, se changera en dictature du Parti sur le prolétariat, et bientôt en dictature d’un homme sur le Parti ! » En 1935, Boris Souvarine, ancien chef bolchevique, livre une biographie de Staline lucide et édifiante. Dans l’Espagne de 1936, George Orwell dénonce les exactions des communistes à Barcelone. Gide, plus intelligent que les autres, livre dans Retour d’URSS un diagnostic réaliste de la situation dans la « patrie du socialisme ». Rien n’y fait. « L’opium des intellectuels » (Raymond Aron), autrement dit la fascination pour la révolution violente, est plus fort que toutes les démonstrations. Malgré George Orwell, fabuliste génial de 1984, malgré Albert Camus, libertaire et socialiste, insulté pour son moralisme, malgré Arthur Koestler et le prophétique le Zéro et l’Infini, malgré « Socialisme ou barbarie » des lucides Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, malgré d’innombrables témoignages, ceux de Viktor Kravchenko, ancien haut fonctionnaire soviétique passé à l’Ouest, de David Rousset, d’Arthur London, de Charles Tillon, l’aveuglement se perpétue longtemps sur la réalité du Goulag et les échecs économiques dramatiques du « socialisme réel », qui donnaient raison, avec cinquante ans de retard, à l’avertissement historique de Blum. Il faudra Soljenitsyne et l’Archipel du Goulag, puis André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy pour précipiter un peu plus la fin de cette illusion totalitaire.

3. Les régimes marxistes. La Seconde Guerre mondiale consacre la défaite de l’Axe et impose l’image d’une URSS triomphante. Cette image, alliée au mouvement de décolonisation va multiplier les expériences politiques derrière lesquelles vont se presser les intellectuels.

Les castristes

En pleine guerre froide, l’acteur Gérard Philipe est l’un des premiers à serrer la main de Castro, en 1959, quelques mois après son installation au terme de deux ans de guérilla contre le régime de Fulgencio Batista. Bien d’autres suivront : le cofondateur de Médecins sans frontières Bernard Kouchner, le journaliste Claude Julien, les écrivains Michel LeirisMarguerite Duras, Jorge Semprun ou l’éditeur François Maspero. Pour eux, Fidel Castro, incarne « l’espérance ». « Fidel Castro est arrivé au moment où le stalinisme commençait à baisser dans les idéaux. Il a incarné l’espérance, comme quelque chose de salvateur », explique à l’Agence France-Presse, Jean Daniel, cofondateur de L’Obs, qui, alors journaliste à L’Express, rencontre le Cubain en 1963. « Fidel Castro, c’était ces jeunes gens, ces étudiants qui avaient réussi à vaincre une dictature, et aussi l’impérialisme américain. Il y avait une sympathie immédiate, presque irrésistible », se souvient l’ancien ministre (PS) Jack Lang. « Ses premières mesures, en faveur de l’éducation, de la santé, de la culture, parlaient à ceux qui rêvaient en France ou ailleurs d'une nouvelle société », ajoute-t-il. « À ce moment, Fidel pouvait incarner une sorte d'utopie. Et certains ont adhéré jusqu’à l’aveuglement. » « Il y avait quelque chose de romantique chez Castro, quelque chose d’éclatant », dit Jean Daniel. Le mythe Castro, « c’est aussi la couleur, la musique, le romantisme cubains ». « C’était un régime totalitaire qui fascinait par la personnalité autoritaire du patron et par le côté libertaire de l’île. [...] Castro rajoutait au totalitarisme communiste une touche épicée », souligne le philosophe Pascal Bruckner, qui dénonce « un épouvantable dictateur qui a maintenu son île dans la misère et la faim jusqu’à sa mort ». À l’époque, « Fidel Castro va incarner le bonheur, le bonheur à l’intérieur de la révolution », note Jean Daniel. « C’était la révolution dans la révolution, dira mon ami Régis Debray. »

Les responsables de l’Union des étudiants communistes, Régis Debray, Roland Castro, Bernard Kouchner, ne manquent pas ce pèlerinage à Cuba. Brillant normalien, Debray, notamment, multiplie les séjours qui le conduisent à devenir l’ami de Fidel Castro et de Che Guevara. En 1965, il s’installe à Cuba, y rédige Révolution dans la révolution, une théorie de la guérilla, puis rallie la Bolivie où il organise des maquis. Capturé en 1967, il est condamné à trente ans de prison, quelques semaines avant que Che Guevara ne soit exécuté par les forces de l’ordre. Trois ans durant, le slogan « Libérez Régis Debray » fleurira sur les murs de la Sorbonne. En 1970, le gouvernement français négociera discrètement avec la Bolivie l’amnistie et la libération du jeune philosophe qui, avant de regagner Paris, rendra visite au nouveau président chilien, Salvador Allende. Une quinzaine d’années seront nécessaires à Régis Debray, conseiller de François Mitterrand dans les années 1980, pour se déprendre du romantisme révolutionnaire. « J’ai eu mes années cubaines, que je ne renie pas. Jusqu’en 1989, je recevais la traditionnelle boîte de (cigares) Cohiba de la part de Fidel Castro. Ça s’est arrêté. Suite à des divergences politiques », finira-t-il par avouer en 2013.

En 1960, la visite de Sartre et Simone de Beauvoir finit de glorifier l’œuvre castriste aux yeux de l’intelligentsia parisienne et de la gauche anti-américaine. La cinéaste Agnès Varda réalise en 1963 un film de propagande, musical et poétique, témoignant de l’engouement de Saint-Germain-des-Prés pour la révolution du « Lider Máximo ». « Fidel Castro représentait la forme d’anti-américanisme la plus audacieuse, étant donné la taille du pays », explique Jean Daniel. « Il y a eu un besoin de croire en lui, même chez les plus réservés. » L’exilé cubain Jacobo Machover, dans son essai Cuba l’accompagnement coupable, les compagnons de la barbarie (2010), dénonce les intellectuels qui ont « refusé de critiquer l’horreur derrière les images des dirigeants révolutionnaires métamorphosés en héros romantiques ». « Fidel Castro a mystifié les intellectuels français », accuse-t-il. Pourtant, dès 1961, Castro a tracé clairement les limites de la liberté d’expression : « Dans la révolution tout, contre la révolution, rien. » Mais parmi ses soutiens, l’heure est encore à la glorification. En 1971, le poète Heberto Padilla est arrêté. Sartre rompt avec l’île dans une lettre également signée par une soixantaine d’intellectuels, protestant contre l’arrestation de l'écrivain cubain, soumis à une humiliante autocritique. Fidel Castro leur réplique en les qualifiant « d’agents de la CIA », et en leur interdisant « indéfiniment » d’entrer à Cuba.


1. Henri Barbusse adhère au Parti communiste, en 1923, et se lie d’amitié avec Lénine et Gorki, au cours de voyages qu’il effectue en URSS. En avril 1926, appelé par Marcel Cachin et Paul Vaillant-Couturier, qui ambitionnent de faire de L’Humanité un grand quotidien d'informations, il inaugure ses fonctions de directeur littéraire du journal communiste en dressant en « une » du journal la conception qu’il se fait de la littérature : rapprocher les intellectuels du peuple, susciter un art jeune tendu vers la libération des masses, effectuer une « critique rouge » de la littérature bourgeoise.  Il fait plusieurs voyages en URSS et écrit une biographie élogieuse de Staline (1935). C’est lors d’un de ces voyages qu’il meurt d’une pneumonie à Moscou, le .

2.   Romain Rolland qui est mariée à Maria Koudacheva, une russe dont la famille est restée en URSS, rencontre Gorki et Staline en 1935. Sa déception progressive envers le régime soviétique n’ira pas plus loin que sa démission de la présidence des Amis de l’URSS en 1939, après le pacte germano-soviétique.

3. André Malraux se rend lui aussi en URSS en 1934 et en 1936. En 1944, il opère un virage à 180° et rompt avec le communisme pour s’engager auprès de De Gaulle dont il deviendra le ministre de la Culture.

4. En 1931, André Gide s’intéresse au communisme, s’enthousiasmant pour l’expérience russe dans laquelle il voit un espoir, un laboratoire de l’homme nouveau, qu’il appelle — sur le plan moral, psychologique et spirituel — de ses vœux. En 1936, les autorités soviétiques l’invitent en URSS. Il accepte de partir. Ses illusions s'effritent : il déplore ce qui lui semble témoigner du culte de Staline et du contrôle de l’information. Il accepte progressivement l’amère déception que partagent ses compagnons. Puis il décide de publier son témoignage, Retour de l'U.R.S.S. Le PCF, Aragon en tête, et les autorités soviétiques tentent d’abord d’empêcher la publication puis d’étouffer l’affaire par le silence. En réaction aux procès de Moscou, Gide revient à la charge avec Retouches à mon retour de l’URSS, où il ne se contente plus de faire part d’observations, mais dresse un réquisitoire contre le stalinisme. « Que le peuple des travailleurs comprenne qu’il est dupé par les communistes, comme ceux-ci le sont aujourd’hui par Moscou ». C’est alors un nouveau déchaînement contre lui. On le traite de fasciste, on le pousse vers la droite, dont il refuse de rejoindre les rangs. L’heure du désengagement a sonné.

 5. François Furet est, très tôt, un militant politique, membre du Parti communiste (PCF). Sous son impulsion très énergique, voire sectaire, Quatrefages devient, à partir de 1950 et le début de la guerre de Corée, le centre de la cellule des étudiants communistes engagés pour la décolonisation et recrute tout ce que le Quartier latin produit de plus brillant, depuis les normaliens tels Emmanuel Le Roy Ladurie, Alain Besançon, Annie Kriegel, etc. En 1959, il quitte le PCF, puis participe à la fondation du Parti socialiste unifié (PSU) en 1960.

6.  Membre du Parti communiste français depuis 1941, Edgar Morin s’en éloigne à partir de 1949 et en est exclu en 1951, pour avoir écrit un article dans le journal France Observateur. « Ce fut comme un chagrin d'enfant, énorme et très court », dira-t-il.

7.  En 1945, Annie Kriegel adhère à 19 ans au Parti communiste français (PCF) en octobre 1945 et prend part aux activités du mouvement de la jeunesse communiste au sein de l’Union de la jeunesse féminine de France (UJFF), section féminine de l’UJRF (Union de la jeunesse républicaine de France). Elle s’occupe de la revue Clarté, diffusée auprès des étudiants communistes parisiens. Elle fait partie du comité de rédaction de l’organe éditorial s’adressant aux intellectuels, La Nouvelle critique, sous-titrée Revue du marxisme militant. Dans ce secteur d’activité, elle déploie un militantisme stalinien certain, qu’elle ne cache pas dans l’ouvrage autobiographique qu’elle publie quarante ans plus tard, Ce que j’ai cru comprendre. Elle prend ensuite ses distances, avant de quitter le parti en 1957, à la suite des révélations sur le stalinisme (déstalinisation). En novembre 1957, elle est exclue du comité de rédaction de La Nouvelle critique lors d’une séance où Laurent Casanova, responsable des « intellectuels » au sein de la direction du PCF, tient le rôle de l’excommunicateur. Après s’être ralliée au général de Gaulle en mai 1958, elle est devenue dans les années 1970 chroniqueuse au Figaro. Elle consacre son travail à l’histoire du communisme, dont elle devient l’une des critiques les plus acerbes. Dans les années 1970, ses travaux sur la naissance du PCF font partie des premières recherches sur ce sujet délicat : ce segment de l’histoire devient un champ de recherche à part entière. En 1982, elle fonde avec Stéphane Courtois la revue Communisme. Son travail sur le communisme a été salué par ses pairs, dont l’historien Robert O. Paxton, qui déclare lors de la publication de la version anglaise de son ouvrage sur le Parti communiste : « C’est le travail le plus convaincant qui ait été écrit sur le parti communiste français et peut-être sur n’importe quel parti communiste occidental. »

8. Emmanuel Le Roy Ladurie adhère au Parti communiste français en 1949, au sein duquel il milite « avec ardeur ». Il rompt en 1956 comme sa consœur Annie Kriegel et ses collègues François Furet et Alain Besançon après l’invasion de la Hongrie par l’Union soviétique. Il rejoint par la suite le Parti socialiste unifié. Emmanuel Le Roy Ladurie se tient à distance des événements de Mai 68, qui provoquent chez lui un « dégoût profond ». Il se tourne vers la droite libérale et anticommuniste à partir des années 1970. En 2012, il soutient Nicolas Sarkozy lors de l'élection présidentielle.

9. Louis Althusser adhère au PCF en 1948. Le rapport d'Althusser avec le PCF est ambigu : bien qu’il en reste un membre sa vie durant, il se heurte souvent au comité central ainsi qu’au philosophe et membre du bureau politique du parti, Roger Garaudy. Il critique aussi durement le stalinisme, à travers des interventions politiques et dans sa philosophie. Ainsi, il décrira en 1986 ce dernier comme la forme « trouvée » (« non préméditée ») par l’impérialisme en vue de l’exploitation des populations à l’intérieur du monde socialiste.

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26 janvier 2024 5 26 /01 /janvier /2024 12:26

Aragon, Gide, Malraux et Bloch fêtent les 70 ans de Rolland à la Mutualité, à Paris, le 31 janvier 1936. (Photo D. Seymour. Magnum.)

Les maoïstes

Dès 1971, l’écrivain Simon Leys, dans Les Habits neufs du président Mao, publié par René Viénet (par ailleurs auteur du film culte Chinois, encore un effort pour devenir révolutionnaires), révèle à l’Occident les massacres de la Révolution culturelle. Il n’empêche que la même année, Maria-Antonietta Macchiocchi, philosophe italienne qui fait autorité à Paris autant qu’à Rome, publie un ouvrage à la gloire de Mao. Dans De la Chine, on lit « la révolution culturelle inaugurera mille ans de bonheur ». Elle trouve Mao « génial ». En 1974, Roland Barthes, grand maître des lettres françaises, se rend en Chine, accompagné de deux grands écrivains, Philippe Sollers et Julia Kristeva. Et ils en reviennent enthousiastes, évidemment. Sollers, déclare avoir vu à Pékin la « vraie révolution antibourgeoise ». Sollers tance ses compagnons de voyage « lorsqu’ils font la fine bouche sur les réussites du maoïsme ».  Dans sa narration de voyage intitulée Des Chinoises, Kristeva écrit : « Mao a libéré les femmes » et « résolu la question éternelle des sexes ». Elle n’a « constaté aucune violence ». En 1976, Tel Quel pleure la mort de Mao. Il faudra les règlements de comptes consécutifs à la mort du dirigeant chinois et l’emprisonnement de sa veuve, Jiang Qing, pour que Sollers ouvre les yeux. « Mao a prolongé pour nous, écrit-il en 1977, la vie de ce qu’il faut bien appeler, aujourd’hui, l’illusion marxiste ». Pour les nouveaux philosophes médiatiques de l’époque, Christian Jambet et Guy Lardreau : Mao, déclarent-ils en 1972, est la « résurrection du Christ », et Le petit livre rouge, « la réédition des Évangiles ». Sollers, Kristeva, Barthes, Sartre n’ont pu croire un instant, croire réellement que Mao « libérait l’humanité des valeurs bourgeoises » (Sollers, encore). Dans La Cause du peuple, « Mao, contrairement à Staline, n’a commis aucune faute », écrit Sartre. La famine de 1962 ? « Une trahison de Moscou », dit Sartre. Trente ans après la mort de Mao, le psychanalyste Gérard Miller, déclare encore sur TV5 : « Si la France d’aujourd’hui, déclare Miller, est un peu plus vivable que dans les années 1960, elle le doit pour une part non négligeable à nous, les maoïstes français. »

           Les pro-khmers rouges et pro-Viêt-Cong

Concernant les khmers rouges, l’aveuglement des intellectuels est tout aussi vertigineux. Noam Chomsky ose l’oxymore de « génocide éclairé ». En Europe, Serge Thion qui a sympathisé avec la lutte des Khmers rouges et s’est rendu clandestinement au Cambodge durant la guerre civile, visitant la zone tenue par les hommes de Pol Pot, conteste le qualificatif de « génocide » concernant les actions du régime des Khmers rouges. Il soutiendra d’ailleurs le négationniste Robert Faurisson avant de se rapprocher de Dieudonné M’bala M’bala.  Alain Badiou, lui aussi, vient au secours du régime de Pol Pot, le 17 janvier 1979 sous le titre vibrant de « Kampuchéa vaincra ! ». Il dira, bien des années après, regretter ce texte : « Je le regrette. Et je suis heureux de le dire ici publiquement : je regrette d’avoir écrit ce texte. […]  Je l’ai écrit parce que j’avais été enthousiasmé par la victoire des Khmers rouges en 1975. Je n’ai pas été le seul. Relisez les premières pages du Mondà cette époque-là. J’ai ensuite voulu garder en moi cet enthousiasme, y compris contre le réseau des informations peu à peu disponibles. […]  Pourquoi sommes-nous si enthousiastes ? Parce que c’est la victoire d’un tout petit peuple, organisé en guérilla rurale sous la direction des Khmers rouges, contre l'énorme armée américaine et ses complices locaux. […] En leçon de tout cela, je pense que nous devons méditer, au terme du XXe siècle, sur les ravages faits dans les rangs de la pensée progressiste et communiste […] par l’enthousiasme victorieux, prématuré et sans limites. Parce que les millions et millions de gens, ouvriers aussi bien qu’intellectuels, qui sont restés enthousiastes de la révolution bolchevique pendant des décennies, y compris sous Staline, tous ceux, innombrables, pour qui la vie prenait tout son sens à la lumière de la victoire de la Révolution de 1917, nous posent une question bien plus vaste que ma personnelle errance cambodgienne. [….] Ce que le dernier siècle nous a appris, c’est qu’il faut se méfier de la fascination pour les victoires. »

Le journaliste Jean Lacouture, a été, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, attaché de presse à l’état-major du général Leclerc en Indochine. Ce pays l’a marqué. Tout naturellement, au regard de ses opinions, il défendait l’indépendance du Vietnam. L’hostilité à « l’impérialisme américain », marqueur idéologique de la gauche de l’époque, le conduit à prendre parti pour tous les gouvernements hostiles aux Etats-Unis, que ce soit au Vietnam, au Cambodge ou au Laos, et ce sans considération de la place que les communistes y occupaient. En avril 1975, lorsque les Khmers rouges s’emparent de Phnom Penh et vident la ville de ses habitants, il y voit une « audacieuse transfusion de peuple » et salue la venue imminente d’un « meilleur Cambodge ». Quinze jours plus tard, il se réjouit de la prise de Saigon par les troupes du Nord-Vietnam, ne se posant guère de questions sur le régime qui allait s’imposer aux Vietnamiens du sud. En 1977, il prend connaissance du livre du père François PonchaudCambodge année zéro, missionnaire qui allait révéler le génocide perpétré par Pol Pot et ses hommes. Le journaliste fait alors amende honorable. Interrogé par Valeurs actuelles (13-19 novembre 1978), Lacouture avoue « avoir pratiqué une information sélective en dissimulant le caractère stalinien du régime nord-vietnamien ». Et de préciser : « Je pensais que le conflit contre l’impérialisme américain était profondément juste, et qu’il serait toujours temps, après la guerre, de s’interroger sur la nature véritable du régime. Au Cambodge, j’ai péché par ignorance et par naïveté. Je n’avais aucun moyen de contrôler mes informations. J’avais un peu connu certains dirigeants actuels des Khmers rouges, mais rien ne permettait de jeter une ombre sur leur avenir et leur programme. Ils se réclamaient du marxisme, sans que j’aie pu déceler en eux les racines du totalitarisme. J’avoue que j’ai manqué de pénétration politique. »

      Avoir tort avec Sartre

Dans la Blessure, paru en 1992, Jean Daniel avoue à regret : « Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ! », non pas pour réhabiliter Aron mais pour déplorer l’erreur sartrienne. En 1955, Raymond Aron publie l’Opium des intellectuels où il explique cette fascination pour le marxisme : « Cherchant à expliquer l’attitude des intellectuels, impitoyables aux défaillances des démocraties, indulgents aux plus grands crimes, pourvu qu’ils soient commis au nom des bonnes doctrines, je rencontrai d’abord les mots sacrés : gauche, révolution, prolétariat. La critique de ces mythes m’amena à réfléchir sur le culte de l’Histoire, puis à m’interroger sur une catégorie sociale à laquelle les sociologues n’ont pas encore accordé l’attention qu’elle mérite : l’intelligentsia. »

4. Les nouvelles tyrannies. Avec la chute du bloc de l’Est, Francis Fukuyama prophétise la fin de l’Histoire. Pour Fukuyama comme pour Hegel, l’Histoire s’achèvera le jour où un consensus universel sur la démocratie mettra un point final aux conflits idéologiques. Les intellectuels trouvent pourtant d’autres terrains d’engagement.

Les pro-iraniens

Le soulèvement iranien a suscité l’intérêt des intellectuels, avant et pendant son accomplissement, de l’espoir mis dans une révolution jusqu’à l’événement même de la révolution. Avant février 1979, c’est l’espoir qui a ainsi dominé les intellectuels de gauche. Sartre, en premier lieu. Il a vu dans Khomeiny et le renversement du shah la possibilité de voir émerger un régime indépendant, anticolonialiste et anti-impérialiste. Et c’est dans ce contexte qu’il a fait partie de ces intellectuels venus le voir, à Neauphle-le-Château, cette commune des Yvelines dans laquelle le révolutionnaire s’était réfugié, contraint à quitter l’Irak après 14 ans d’exil.  Et c’est ainsi, aussi, dans ce contexte, qu’il préside le Comité pour la défense des prisonniers politiques iraniens.  De son côté Michel Foucault écrit, le 26 novembre 1978, dans le grand quotidien italien Corriere della Sera (article repris en français dans le deuxième tome de ses Dits et écrits) au sujet de ce même ayatollah Khomeiny qui s’apprête à devenir alors effectivement, après avoir renversé le shah d’Iran (Mohammad Reza Pahlavi), l'autoproclamé et terrible « guide spirituel » de cette « révolution islamique » : « C’est l’insurrection d’hommes aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable qui pèse sur chacun de nous, mais, plus particulièrement sur eux, ces laboureurs du pétrole, ces paysans aux frontières des empires : le poids de l'ordre du monde entier. C’est peut-être la première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolte et la plus folle. » Michel Foucault, pourtant mémorable auteur de livres aussi importants, dans l'histoire des idées et des sciences humaines en général, que Les mots et les choses (1966) ou L’archéologie du savoir (1969), qualifie Khomeiny, dans cette même tribune, de « saint homme exilé à Paris ». Au lendemain de la révolution, Michel Foucault écrit : « Téhéran. Le 11 février 1979, la révolution a eu lieu en Iran. Cette phrase, j’ai l’impression de la lire dans les journaux de demain et dans les futurs livres d’histoire. (…) L’histoire vient de poser au bas de la page le sceau rouge qui authentifie la révolution. » Ou encore, dans « L’esprit d’un monde sans esprit », p. 748-749 : « En se soulevant, les Iraniens disaient – et c’est peut-être l’âme du soulèvement : il nous faut changer, bien sûr, de régime et nous débarrasser de cet homme, il nous faut changer ce personnel corrompu, il nous faut changer tout dans le pays, l’organisation politique, le système économique, la politique étrangère. Mais surtout, il nous faut changer nous-mêmes. Il faut que notre manière d’être, notre rapport aux autres, aux choses, à l’éternité, à Dieu, etc., soient complètement changés, et il n’y aura de révolution réelle qu’à la condition de ce changement radical dans notre expérience. Je crois que c’est là où l’islam a joué un rôle. Fascination qu’exerce telle ou telle de ses obligations, tel ou tel de ses codes ? Peut-être, mais surtout, par rapport à la forme de vie qui était la leur, la religion était pour eux comme la promesse et la garantie de trouver de quoi changer radicalement leur subjectivité. […] dans cette façon qu’ils ont eue de vivre comme force révolutionnaire la religion islamique, il y avait autre chose que la volonté d’obéir plus fidèlement à la loi, il y avait la volonté de renouveler leur existence tout entière en renouant avec une expérience spirituelle qu’ils pensent trouver au cœur même de l’islam chiite ».

L’islamisme

« Du Pakistan au Nigéria et également dans certaines parties de l’Europe, l’islam est aujourd’hui une religion capable d’inciter un grand nombre d’hommes et de femmes, mais surtout des hommes à tuer en son nom. » Les intellectuels de gauche ont beaucoup de mal à l’admettre. D’une part, parce qu’ils ne veulent pas croire au retour du religieux, dans nos sociétés post-séculières, alors que celui-ci est général. D’autre part, parce qu’ils redoutent l’islamophobie. « Ils sont si irrationnellement effrayés de la peur irrationnelle de l’islam qu’ils ne sont plus capables de prendre en considération les excellentes raisons qu’on a de craindre les fanatiques islamistes ». Michael Walzer prend la plume pour dénoncer, dans la revue Dissent, dont il fut jusqu’à récemment co-rédacteur en chef, l’aveuglement de ses amis face aux dangers que recèle les revivals religieux, et celui de l’islam, en particulier. S’ils admettent qu’on ait pu légitimement redouter le fanatisme chrétien au XIe siècle, celui qui inspirait l’esprit de croisade, pourquoi refusent-ils de voir qu’au XXIe siècle, le même esprit de croisade anime une partie du monde musulman ?

De nombreux intellectuels contemporains ont fait des populations émigrées des banlieues à majorité musulmanes les nouveaux « damnés de la terre », le « lumpenprolétariat » qu’il faudrait sauver à la fois du racisme, de l’exploitation capitaliste, faute de pouvoir retenir les paysans et ouvriers, symboles jadis du drapeau soviétique partis sous d’autres bannières. Et en inventant le tabou universel de « l’islamophobie », ils se croient obligés de passer sous silence les dérives communautaristes et le terrorisme islamistes ici ou là-bas. « Vouloir comprendre le sens de la pratique du hijab, ici et maintenant, c’est ne pas le séparer de la situation dominée des immigrés en France, ni par ailleurs des bouleversements, des mutations, de l’anomie même, des sociétés occidentales actuelles. C’est reconnaître dans celle qui choisit de le porter la revendication visible d’une identité, la fierté des humiliés » écrit Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature dans une tribune de Libération en 2019. Les masses ont toujours été des chairs à canon stratégiques ou à stylos rhétoriques. « Que la gauche autoritaire, hier bolchevique, aujourd’hui woke, décoloniale, antisioniste, ait partie liée avec l’islam politique, c’est historique et plutôt cohérent. Instrumentalisation mutuelle pour manœuvrer une même base sociologique et convergence idéologique antidémocratique, pro-palestinisme partagé et fascination similaire pour la violence « révolutionnaire » », écrit Renée Fregosi, dans Le Figaro du 18 août 2022. A l’extrême-droite, symétriquement, on essentialise tout autant ces populations sans leur demander leur avis.

Le cas de Noam Chomsky

Le cas de Noam Chomsky, linguiste américain de renom, est symbolique de cette persistance des intellectuels dans l’aveuglement, au nom de la dénonciation de l’impérialisme occidental, en général, et américain, en particulier. Ainsi, il avance que le gouvernement U.S s’est impliqué dans la guerre du Viêt Nam et plus généralement le conflit indochinois du fait des aspirations socialistes du Nord Viêt Nam, le Pathet Lao et les Khmers rouges contrariant les intérêts économiques américains. De même, il critique la politique américaine en Amérique centrale et en Amérique du Sud ainsi que le soutien militaire à Israël, l’Arabie saoudite et la Turquie. On a eu un aperçu de cette démarche lors du génocide cambodgien, quand il s’est employé à relativiser les crimes des Khmers rouges en opérant un détour sur les massacres des Timorais par les Indonésiens alliés de Washington. Comme il relativise ceux de Milosevic en insistant sur les exactions des Turcs ­ alliés de Washington aussi ­ contre les Kurdes. En 1979 encore, Chomsky signe une pétition lancée par le militant négationniste Mark Weber en faveur de Robert Faurisson, ce dernier niant l’existence des chambres à gaz pendant la Seconde Guerre mondiale. Suite aux vives réactions suscitées par cette pétition, Chomsky publie un court texte dans lequel il expliquait que défendre le droit pour une personne d’exprimer ses opinions ne revenait nullement à les partager. Précisons que Chomsky ne soutient pas le négationnisme. En 2010, Chomsky confirme pourtant, le 5 septembre, son soutien à la « pétition pour l’abrogation de la loi Gayssot et la libération de Vincent Reynouard », condamné pour négationnisme. Là aussi, Chomsky explique que s’il ne connaît pas les opinions de Vincent Reynouard, il combat fermement la loi Gayssot. Cette vision aux frontières de la liberté d’expression peut surprendre, mais il s’agit d’une position américaine de défense absolue du droit de quiconque à exprimer n’importe quelle opinion. Vincent Reynouard est un négationniste de l’existence des chambres à gaz nazies et qui prétend, en 1997, innocenter les Waffen-SS du massacre d'Oradour-sur-Glane. Intégriste catholique, il se réclame de l’idéologie nazie. Le , dans le théâtre Teresa Carreño de Caracas, il déclare à Hugo Chávez : « Parler de paix et critiquer ceux qui s’y opposent est relativement facile, il est plus difficile de créer un monde nouveau, un monde différent. C’est émouvant de voir comment au Venezuela on construit ce nouveau monde possible, et de rencontrer un des hommes qui a inspiré cette situation. La mafia internationale ne vous pardonnera jamais tant que vous ne paierez pas leur rançon. Si vous la payiez, vous seriez traité par eux comme un "remarquable homme d’État". Mais vous êtes devenu le virus dangereux à exterminer ».

            Épilogue provisoire :

Le 11 janvier 2024, Emmanuel Todd s’exprime sur BFMTV : « La meilleure chose qui pourrait arriver à l’Europe, c’est la disparition des Etats-Unis ». Éternel Cassandre, le démographe et sociologue Emmanuel Todd pense que la disparition du protestantisme entraîne la « désintégration » d’un Occident où l’État-nation, qui en revanche se consolide en Russie, n’existe plus, tandis que l’Ukraine, en « décomposition », est manipulée par la « russophobie » occidentale. Et ce faisant, il fait le jeu de Poutine. L’antiaméricanisme, l’anticapitalisme et l’anti-occidentalisme semblent finalement des lignes de force de cet intellectualisme masochiste qui préfère penser contre la société qui l’a engendré, qui se répand en repentance et en complexes, tout en assénant des vérités péremptoires avec la componction de celui qui « sait ».

*

            A trop vouloir approcher le Soleil et monter plus haut dans le ciel des idées, l’intellectuel finit souvent comme Icare par se brûler les ailes et tomber dans la mer. L’hybris intellectuel consiste régulièrement à négliger le réel au profit de l’idéal, la raison au profit de la passion, la discussion au profit de la révolution, la patience à la violence, l’éthique de l’humanité à l’esthétique du chaos, le pragmatisme socio-économique au matérialisme dialectique 10 . Élevé au rang de nouveau messie, de prophète visionnaire, de gourou charismatique, l’intellectuel en finit souvent par délaisser l’étude pour l’action, la réflexion pour la subversion. Emporté par le romantisme des aubes historiques, il fonce, tel Alexandre ou Napoléon, dans les plaines du futur en balayant le passé, la culture et les mœurs pour bâtir ses chimères et fonder sa nouvelle ère à la date de sa « révélation ». Ainsi, celui qui est censé fédérer, inspirer, rassembler se lance-t-il dans son aventure orgueilleuse et misanthrope. Lui seul sait mieux que tout le monde ce qui est bien et bon pour les autres. Ceux qui s’opposent à la puissance de sa pensée ne sont que d’infâmes réactionnaires, d’odieux bourgeois ou de dangereux aventuriers, bons à rééduquer. Finalement, ces intellectuels-là n’aiment pas la démocratie 11, la liberté, la justice, la paix, la morale 12, l’humanité ; ils préfèrent l’idéocratie, l’ordre, la domination, la conflictualité, la discipline et leur caste ou leur classe. Nazisme, fascisme, communisme, maoïsme, castrisme, islamisme, islamo-gauchisme, wokisme et autres idéologies en « -isme » ont malheureusement le pouvoir d’anesthésier la pensée de ceux qui devraient au contraire en redoubler. Ils ont d’ailleurs fini par se neutraliser réciproquement dans un même discrédit de la pensée politique même si leurs objectifs sont parfois radicalement opposés : patriotisme contre universalisme, élitisme contre égalitarisme.

Mais en fait, l’intellectuel existe-t-il encore à l’heure des réseaux sociaux ? Umberto Eco a expliqué cela très bien : « Jadis le raisonneur qui s’enivrait au bistrot et qui ennuyait la clientèle avec ses propos d’ivrogne finissait par finir sur le trottoir, mis dehors par le patron. Il rentrait chez lui cuver son mauvais vin et s’endormait. Désormais, arrivé chez lui, il allume son ordinateur et balance ses inepties sur ses réseaux sociaux préférés ». De très nombreux canaux et supports permettent à n’importe quel individu de se faire entendre. Cela peut être un incontestable imbécile augmenté d’un « crétin digital » certifié (pour reprendre l’expression de Michel Desmurget, directeur de recherche à l’INSERM) : sa voix comptera autant que celle d’un intellectuel qui aura su poser les bonnes questions et apporter les bonnes réponses, en tous les cas les plus rationnelles et les moins caricaturales. Cette dissolution de l’intellectuel dans l’acide médiatique est tout aussi inquiétante que ces propensions à l’aveuglement. Car nous avons besoin de vrais intellectuels capables de penser, d’évaluer, d’analyser, de diagnostiquer et de suggérer. La critique des erreurs des intellectuels ne saurait être, évidemment un anti-intellectualisme populiste et démagogique.


10. Voir Julien Benda, La Trahison des clercs, Les Cahiers rouges, Grasset, p. 81.

11. « Nous avons la haine de la démocratie et travaillerons à la détruire par tous les moyens » dit Maurras, cité par Benda, op.cit. p. 111.

12. « La France abrutie par la morale », tel était le titre d’un article de Thierry Maulnier publié au lendemain de Munich, cité par Benda, op.cit. p. 57.

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30 décembre 2023 6 30 /12 /décembre /2023 10:14

     Dans Le Club des Incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia, en 2009, un dialogue a lieu entre le héros, Michel Marini et son grand-père Enzo : « Un dimanche où nous traînions au Louvre, je lui fis part de mon trouble. Je venais de découvrir que Jules Verne était un anticommunard hystérique et un antisémite forcené. Il haussa les épaules et me montra les toiles qui nous environnaient. Que savais-je des peintres dont on admirait le travail ? Si je connaissais vraiment Botticelli, le Greco, Ingres ou Degas1, je fermerais les yeux pour ne plus voir leurs toiles. Devrais-je me boucher les oreilles pour ne plus entendre la musique de la plupart des compositeurs ou de ces chanteurs de rock2 que j’aimais tant ? Je serais condamné à vivre dans un monde irréprochable où je mourrais d’ennui. Pour lui, et je ne pouvais le soupçonner de complaisance, la question ne faisait pas débat, les œuvres étaient toujours ce qu’il y avait de plus important. Je devais prendre les hommes pour ce qu’ils faisaient, pas pour ce qu’ils étaient. Comme je n’avais pas l’air convaincu, il me dit avec un petit sourire :

- Lire et aimer le roman d’un salaud n’est pas lui donner une quelconque absolution, partager des convictions ou devenir son complice, c’est reconnaitre son talent, pas sa moralité ou son idéal. Je n’ai pas envie de serrer la main d’Hergé mais j’aime Tintin. »

   Doit-on, en effet s’interdire de lire Le Tour du Monde en quatre-vingts jours ou les Bijoux de la Castafiore en considération des idées de Verne ou d’Hergé ? Ce débat entre l’œuvre et l’auteur s’est toujours posé et revient sur le devant de l’actualité avec le souhait émis par certains d’interdire la projection des films Cyrano de Bergerac, Danton, Le Dernier métro, Tous les matins du monde, Camille Claudel, Germinal, Le Colonel Chabert, La femme d’à côté, etc. et de tous les films de Gérard Depardieu au regard des accusations qui pèsent sur lui, comme d’autres souhaitent interdire les films de Roman Polanski, de Luc Besson ou de Woody Allen.

             Il faudrait dans cette logique retirer des bibliothèques et des librairies :

  • Voyage au bout de la nuit ou Mort à Crédit : Louis-Ferdinand Destouches, alias Céline est sinistrement connu pour son antisémitisme et sa collaboration active avec l’occupant nazi. Proche des milieux collaborationnistes et du service de sécurité nazi, il rejoint en 1944 le gouvernement en exil du Régime de Vichy à Sigmaringen. Le , dans le cadre de l’épuration, il est condamné définitivement par contumace par la chambre civique de la Cour de justice de Paris pour collaboration, à une année d'emprisonnement, 50.000 francs d’amende, la confiscation de la moitié de ses biens et à l’indignité nationale. Le , Jean-Louis Tixier-Vignancour, son avocat depuis 1948, obtient son amnistie de Céline au titre de « grand invalide de guerre » (depuis 1914) en présentant son dossier sous le nom de Louis-Ferdinand Destouches sans qu’aucun magistrat n’ait fait le rapprochement.
  • Charlie et la chocolaterie : Obsédé sexuel, raciste, menteur et parfois brutal, l’immense écrivain pour enfants Roald Dahl avait tout d’un salaud, à en croire plusieurs témoignages, et notamment celui de la femme qui a partagé sa vie pendant trente ans, l’actrice américaine Patricia Neal, décédée en 2010, avait notamment fait état de la double vie de Roald Dahl avec Felicity d’Abreu, une décoratrice de cinéma, que le romancier avait fini par épouser après leur divorce. Opposé à Salman Rushdie au moment de la publication des Versets sataniques, il tient également des propos antisémites dans les années 80 et 90.
  • David Copperfield et Oliver Twist : Charles Dickens était un sale type, égoïste et insensible, qui a abandonné sa première épouse et gâché sa vie. A l’âge de 45 ans, le romancier a chassé Catherine Hogarth, la mère de ses dix enfants, pour vivre avec une actrice de près de trente ans sa cadette. Il justifia sa décision dans la presse en accusant sa femme de souffrir de « troubles mentaux »
  • Mrs Dalloway, La Promenade au phare et Les Vagues : Virginia Woolf pouvait être odieuse, snob et même antisémite. Elle avait comparé sa rivale Katherine Mansfield à un chat de gouttière qui se prendrait pour un chat de salon. Elle déplorait le judaïsme de sa belle-mère et disait que son mari Leonard venait d’une famille de « neuf Juifs, qui tous, à l’exception de Leonard, auraient pu périr noyés sans que le monde ne s’en porte plus mal. » 
  • A la courbe du fleuve et Une Maison pour M. Biswas : À en croire tous ceux qui l’ont approché, le Prix Nobel de littérature 2001 V.S. Naipaul était un infâme salaud. Il trompait régulièrement sa femme avec des prostituées. Et quand elle est tombée malade d’un cancer, il lui a reproché de ne pas mourir assez vite – il voulait passer à autre chose et épouser sa maîtresse. Tous ces épisodes ont été relatés dans une biographie autorisée signée Patrick French, non traduite en français. Naipaul était aussi d’un snobisme répugnant « Je ne connais pas La Guerre des étoiles, le cinéma ne m’intéresse pas », a-t-il lancé à George Lucas lors d’une soirée.
  • Monsieur Ripley ou L’Inconnu du Nord-Express : La publication posthume des journaux intimes ainsi que des biographies les plus récentes de Patricia Highsmith la dépeignent comme étant furieusement antisémite, ce qui ne l’empêcha pas d'avoir comme amantes des partenaires d’origine juive.
  • Le Festin nu : Le 6 septembre 1951, en voyage à Mexico, l’auteur de la beat generation, William Burroughs ivre, tua sa femme d’une balle en pleine tête, alors qu’il essayait de reproduire la performance de Guillaume Tell, qui fendit d’une flèche la pomme posée sur la tête de son fils. Burroughs fut inculpé pour homicide involontaire. Il fut arrêté et passa un court séjour en prison avant d’être relâché.
  • Lire Marx ou L’avenir dure longtemps : Le 16 novembre 1980, après trente ans de relation et alors qu’elle a décidé de le quitter, le philosophe Louis Althusser étrangle son épouse, la sociologue Hélène Rytmann, dans leur appartement de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Le 23 janvier 1981, le juge d’instruction clôt par une ordonnance de non-lieu l'information ouverte pour meurtre contre Louis Althusser du fait que les trois experts psychiatres désignés par le juge avaient conclu que le meurtrier se trouvait en état de démence au moment des faits, et en vertu de l'article 64 du code pénal, en vigueur à cette date, suivant lequel « il n’y a ni crime ni délit lorsque l’accusé était en état de démence au moment des faits ».
  • Ballade des pendus, Ballade des dames du temps jadis ou Le Testament : À 24 ans, François de Montcorbier, dit Villon tue un prêtre dans une rixe et fuit Paris. Amnistié, il s’exile de nouveau, un an plus tard, après le cambriolage du collège de Navarre. Emprisonné à Meung-sur-Loire, libéré à l’avènement de Louis XI, il revient à Paris après quelque six ans d’absence. De nouveau arrêté lors d’une rixe, il est condamné à la pendaison. Après appel, le Parlement casse le jugement mais le bannit pour dix ans ; il a 31 ans.
  • Notre-Dame-des- Fleurs ou Journal du voleur : Né de père inconnu en 1910, Jean Genet, abandonné à sept mois par sa mère, Camille Gabrielle Genet, est envoyé dans une famille nourricière du Morvan. A dix ans, il commet son premier vol. En , l’Assistance publique le sépare d’office de sa famille d’adoption et l’envoie à l’École d’Alembert, un centre d’apprentissage de Seine-et-Marne, pour suivre une formation d’ouvrier typographe dans l’imprimerie. Se sentant une vocation d’artiste, il fugue le . Arrêté pour vagabondage, il enchaîne fugue sur fugue. En , il est placé chez le compositeur aveugle René de Buxeuil. Lorsqu’il est finalement arrêté en  dans un train entre Paris et Meaux sans billet, il est incarcéré quarante-cinq jours. Le , il est confié par les tribunaux jusqu’à sa majorité à La Paternelle, colonie pénitentiaire agricole de Mettray. Il quitte les lieux à dix-huit ans en  et s’engage pour deux ans dans la Légion étrangère. Durant les six années de sa carrière militaire, il est envoyé en Syrie et au Maroc. En , il déserte l’armée et se réfugie à Brno en Tchécoslovaquie pour échapper aux poursuites. À partir de , revenu à Paris, vivant de petits larcins, Genet passe presque quatre ans dans des prisons pour adultes, pour l’essentiel à la Santé et à la maison d’arrêt.
  • Le malheur indifférent ou La femme gauchère : Le dramaturge autrichien Peter Handke, Prix Nobel de littérature 2019, est connu pour son soutien à l’ancien dictateur serbe, politicien ultranationaliste, Slobodan Milošević, visé par des accusations de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide auprès du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de La Haye. L’auteur autrichien de Mon année dans la baie de Personne (Gallimard, 1997) s’est rendu en 2006 aux funérailles de Milošević décédé lors de la cinquième année de son procès sans qu’aucun jugement n’ait été rendu.  Lors de son procès, le dirigeant serbe avait cité Peter Handke comme témoin pour sa défense. Même si Handke refusa de répondre à cette demande, il écrit un essai s’intitulant Les Tables de Daimiel portant comme sous-titre Un rapport testimonial détourné pour le procès contre Slobodan Milošević.

Il faudrait aussi supprimer des cinémathèques et des télévisions :

  • Les Enfants du Paradis, Les Visiteurs du soir ou Hôtel du Nord. Léonie Bathiat, connue sous le nom d’Arletty a été accusée de « collaboration horizontale ». Arletty est enceinte d’un officier allemand, Hans Jürgen Soehring, l’un des hommes de confiance de Hermann Göring à Paris, le 25 mars 1941, présentés par Josée de Chambrun, fille de Pierre Laval et épouse de l’avocat René de Chambrun. Soehring est, à l’époque assesseur au conseil de guerre de la Luftwaffe à Paris. Arletty avorte pendant le tournage des Enfants du paradis. Le , elle est arrêtée et internée quelques jours à Drancy, puis quelques semaines à Fresnes, avant d’être astreinte à la résidence surveillée pendant 18 mois. Prise à partie par l’un des FFI lors de son arrestation, elle répond : « Si mon cœur est français, mon cul, lui, est international ! », phrase qui lui avait été suggérée par Henri Jeanson, mais qui est peut-être apocryphe. Elle répond à une détenue qui lui demande des nouvelles de sa santé : « Pas très résistante ». Elle parle de sa propre situation en ces termes : « Après avoir été la femme la plus invitée de Paris, je suis la femme la plus évitée. » Symbolisant la « collaboration horizontale », elle aurait répondu à ses juges : « Si vous ne vouliez pas que l'on couche avec les Allemands, fallait pas les laisser entrer ».
  • Dans Paris ville des plaisirs voulue par les Allemands, la Continental financée par Berlin produit une centaine de films avec Fernandel, Raimu, Danielle Darrieux, Michel Simon… « La Libération, j’en ai été le premier prévenu. » Sacha Guitry n’a jamais été avare d’un bon mot, même à ses pires moments. Le 23 août 1944, à 10 heures, il est arrêté chez lui. Il a fait la grasse matinée, il porte un pyjama. Guitry a bien vécu sous l’Occupation. Il produit six pièces et cinq films. On retrouve dans les journaux collaborateurs des annonces de ses conférences parisiennes sur l’âme de la nation française. En pleine insurrection, à deux jours de la Libération, le voilà traîné dans les rues jusqu’à la mairie du VIIe arrondissement dans son fameux pyjama. Il passera soixante jours en prison, mais échappera à toute condamnation. Le commissaire du gouvernement rend une décision de non-lieu. Acteur français remarqué pour ses seconds rôles dans les films français des années trente et quarante, dont La BanderaLe Quai des brumes, Goupi Mains Rouges ou Golgotha, Robert le Vigan  est condamné, à la Libération, à la dégradation nationale et à dix ans de travaux forcés pour son implication dans la collaboration . Bénéficiant d’une libération conditionnelle après trois ans de travail dans un camp, il passe en Espagne puis s’exile en Argentine où il meurt dans le dénuement.

    Lors d’un voyage à Berlin en 1941, des acteurs, des écrivains et des peintres – Derain, Vlaminck, Van Dongen – se compromettent avec l’Occupant.

Il faudra donc décrocher des musées :

  • Les tableaux de Derain, Vlaminck, Van Dongen : En échange de la promesse de libération de prisonniers français et de récupérer sa maison de Chambourcy, André Derain accepte une invitation d’artistes français pour une visite officielle en Allemagne en 1941, avec notamment Paul Landowski et son ami Maurice de VlaminckKees van Dongen, André Dunoyer de Segonzac  ou encore les sculpteurs Louis-Aimé Lejeune et Paul Belmondo, vice-président de la section des arts plastiques du groupe Collaboration, avec lequel il est au comité de l’exposition « Arno Breker », inaugurée le  à l’Orangerie de Paris. C’est Jean Cocteau qui ouvre par un discours cette exposition. Ce voyage organisé par la propagande allemande eut un grand retentissement et sera reproché à ses participants. Selon Breker, Derain et Maillol auraient reçu des commandes de Berlin auxquels les artistes n’avaient pas donné suite. L’architecte Albert Speer précise dans ses mémoires, Au cœur du Troisième Reich qu’il a aidé Derain, Vlaminck et Despiau à plusieurs reprises, en leur passant différentes commandes. Pour Jean Hélion, Derain donnait dans « la sénilité, la platitude et le léchage de botte des nazis ». Derain apparaît ainsi sur une liste noire de collaborateurs français qui devaient être assassinés ou jugés après la Libération, avec Céline, Jacques Chardonne, Jean Luchaire, Pétain, Pierre Laval, etc. liste publiée par Life Magazine aux États-Unis, le . À la Libération, Derain fut mis en cause en raison de sa participation au voyage de 1941. Le , un collectif de « juges improvisés » se réunit sous la présidence de Picasso. Derain est exonéré des accusations portées contre lui. En revanche, un an plus tard, en juin 1946, le Comité national d’épuration des artistes peintres, dessinateurs, sculpteurs et graveurs institué par les pouvoirs publics frappa Derain, Vlaminck, Van Dongen d’une interdiction professionnelle d’exposer et de vendre pendant un an à compter, rétroactivement, du 1er septembre 1944. Derain n’acceptera jamais cette décision et se retirera dans sa maison de Chambourcy.
  • La tentation de Saint-Antoine ou La Persistance de la Mémoire : Salvador Dalí était misogyne et admirateur du Général Franco. Comme le rapporte l’historien Ian Gibson3, le peintre disait de Franco qu’il était « l’homme politique clairvoyant qui a imposé la vérité, la lumière et l’ordre dans le pays, dans un moment de grande confusion et d’anarchie dans le monde ». En 1975, il déclarait encore à l’AFP que Franco « est le plus grand héros vivant de l’Espagne », que « c’est un homme merveilleux ». Sa muse Amanda Lear a témoigné de son machisme.
  • Les Tricheurs ou Judith décapitant Holopherne : Souvent mêlé à des rixes, Michelangelo Merisi da Caravaggio dit le Caravage finit au moins onze fois au tribunal et plusieurs fois en prison. Le 19 novembre 1600, un homme porte plainte contre l’artiste de 29 ans pour coups et blessures au bâton et à l’épée ! En 1601, il blesse un garde du château Saint-Ange. Le 28 août 1603, un peintre rival, Giovanni Baglione le poursuit pour diffamation, le Caravage ayant écrit et diffusé à son sujet des poèmes grossiers, truffés d’insultes carabinées ! Ce qui lui vaut un emprisonnement. Plus incongru, le 24 avril 1604, un garçon d’auberge lui reproche de lui avoir lancé un plat d’artichauts brûlants à la figure ! Quelques mois plus tard, le peintre est incarcéré pour insulte à la milice urbaine, puis arrêté le 28 mai 1605 pour port d’arme illégal. En juillet 1605, le voilà accusé par un notaire de l’avoir blessé à la tête d’un coup d’épée à cause de la belle Lena Antognetti, une courtisane qui a posé pour Caravage à plusieurs reprises, et que son interlocuteur a qualifiée avec mépris de prostituée L’affaire est grave : le multirécidiviste se réfugie à Gênes pendant deux mois, jusqu’au retrait de la plainte. Condamné à mort par contumace par le pape, l’artiste est en cavale. Dès son retour à Rome, sa logeuse l’accuse d’avoir démoli ses volets à coup de pierres. Excédée, elle venait de le mettre à la porte pour six mois de loyers impayés, et pour avoir troué son plafond à des fins d’éclairage artistique ! Mais les frasques du Caravage ne s’arrêtent pas là. L’historien de l’art américain Felix Witting rapporte qu’il aurait, « par jalousie », « menacé gravement le peintre Guido Reni », et même, « envoyé un tueur à gages sicilien pour blesser au visage le peintre Niccolò Pomarancio », qui avait réussi à obtenir la commande d’une grande fresque ! Le 28 mai 1606, les choses se corsent. Alors que toute la ville fête le couronnement du pape Paul V, le Caravage, accompagné d’amis, se querelle en pleine rue avec un jeune noble à la réputation sulfureuse, Ranuccio Tomassoni… et le tue. Le conflit ayant dégénéré en duel à quatre contre quatre, le peintre lui aurait mortellement transpercé la cuisse. Selon certains, le différend aurait eu pour objet une prostituée du nom de Fillide. Pour Baglione, il s’agit d’une partie de jeu de paume – une dette de match de 10 écus, précise en 1672 un autre biographe, Giovanni Bellori.

Il faudrait encore ne plus considérer

  • Les réalisations architecturales de Le Corbusier : Les biographies de l’architecte, urbaniste et décorateur Le Corbusier ont mis à jour un antisémitisme de jeunesse, des liens avec des membres du groupe fasciste français Le Faisceau, son voyage dans l’Italie de Mussolini en 1934, les propos laudatifs qu’il a pu tenir sur Hitler dans les années 1930, son choix de s’installer à Vichy entre janvier 1941 et juillet 1942. Soutenu par Eugène Claudius-Petit et André Malraux, il échappe à l’épuration et engrangera des commandes architecturales…

    La liste n’est pas exhaustive de toutes les œuvres littéraires, picturales, architecturales, musicales, cinématographiques que l’on pourrait avoir la tentation d’interdire ou de supprimer au nom de l’impossibilité de dissocier l’auteur de son œuvre. Au risque de priver l’humanité d’un vaste patrimoine culturel et de faire des amalgames dommageables. Mais les autodafés et les comités de salut public ne nous rappellent rien de bon. Les films, les pièces de théâtre, les réalisations architecturales n’engagent d’ailleurs pas que le travail d’un réalisateur, d’un acteur ou d’un architecte mais la collaboration de toute une équipe qui ne peut subir les conséquences d’une condamnation individuelle. Ensuite, il faut faire la part des choses dans le jugement porté sur les œuvres. Le Voyage au bout de la nuit n’est pas Bagatelles pour un massacre, Le Tambour n’est pas « Ce qui doit être dit », poème du Prix Nobel 1999 Gunter Grass à la gloire de l’Iran des mollahs. Dans le roman ou le théâtre, l’auteur invente des personnages auxquels il peut faire dire (parfois pour les dénoncer) des paroles totalement contraires à ce qu’il est ou ce qu’il pense. Les essais et les autobiographies sont plus problématiques quand ils engagent un devoir de vérité et d’argumentation. On sera là plus à même de demander des comptes à l’auteur. Ainsi quand Jean-Jacques Rousseau, l’auteur d’Émile ou de l’éducation et abandonne ses cinq enfants, ou Paul Éluard quand il écrit en 1950 son « Ode à Staline ». Le « Journal » de Gabriel Matzneff l’engage comme une déposition judiciaire dans son comportement social.

Les écrivains, les peintres, les artistes ne bénéficient d’aucun statut d’immunité et d’impunité pour leurs actes individuels sous prétexte qu’ils seraient reconnus pour leur talent, voire récompensés. L’art n’est pas une extra-territorialité.  Mais à l’inverse, on ne peut en faire des boucs émissaires sous prétexte de leur expression artistique ou d’un quelconque devoir d’exemplarité. « Ne tuez pas le messager » dit Sophocle dans Œdipe roi (- 420 av. JC). Un artiste n’est ni un législateur qui dit la loi, ni un théologien qui dit le bien et le mal ou un éducateur qui dit la morale. Un artiste est un créateur de beauté et un éclaireur de vérité et celle-ci est parfois dans les côtés les plus obscurs de l’âme humaine comme le disait Baudelaire dans Les Fleurs du Mal. Pour Oscar Wilde, d’ailleurs : « Il n’existe pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. Voilà tout. » Ainsi, « Lire et aimer le roman d’un salaud n’est pas lui donner une quelconque absolution, partager des convictions ou devenir son complice, c’est reconnaitre son talent, pas sa moralité ou son idéal » comme le dit le grand-père de Michel Marini dans le Club des Incorrigibles optimistes. Et Louis Calaferte ajoute dans Septentrion, à propos de l’écrivain : « tant pis si vous vous trompez du tout au tout sur cet homme qui n’est peut-être en fin de compte qu’un joyeux luron mythomane ou un saligaud de la pire espèce toujours prêt à baiser en douce la femme de son voisin. Qu’il ait pu écrire les deux cents pages que vous avez sous les yeux doit vous suffire. Qu’il soit l’auteur d’une seule petite phrase du genre : « A quoi vous tracasser pour si peu, allez donc faire un somme en attendant », le désigne déjà en nous comme un miracle vivant. » Concernant le peintre Paul Gauguin, accusé de pédophilie et de racisme par certains, un professionnel de l’art tente une approche plus mesurée : « Je peux totalement abhorrer ou détester la personne, mais l’œuvre reste l’œuvre », explique au Times Vicente Todolí, qui fut directeur du Tate Modern et mit en scène une grande exposition sur le peintre en 2010. « Une fois qu’un artiste crée quelque chose, cela n’appartient plus à l’artiste, mais au monde. » « L’histoire de l’art grouille de salopards qui sont aussi de grands artistes, et la morale n’a pas à s’immiscer dans la création », a tranché le critique Pierre Jourde en défense de Polanski. 

Il paraît donc important sinon indispensable de connaître les failles et les gouffres de certains créateurs, ne serait-ce que pour éviter de tomber dans l’adulation naïve qui est l’autre face de la haine primaire. Les artistes ne sont admirables que parce qu’ils sont humains ; mais l’humanité va parfois avec son « misérable petit tas de secrets » comme disait Malraux en refusant d’écrire ses Mémoires. Et les vices des artistes sont parfois proportionnels à leur génie. Depuis la tragédie grecque, on connaît la vertu cathartique de l’exposition des passions humaines : les montrer dans leur expansion permet au spectateur de s’en purger. Il faut aussi se méfier, dans ce débat, des jugements anachroniques, de cette illusion rétrospective qui consiste à juger le passé en fonction du présent. La cancel culture contemporaine voudrait ainsi expurger toute la culture au nom de valeurs qu’elle érige comme absolue au risque de se voir contredite rapidement (les principes définitifs étant eux aussi guettés par l’obsolescence). La gauche libertaire qui applaudissait à la transgression des Valseuses de Bertrand Blier en 1974 n’est-elle pas l’ancêtre de cette gauche woke et féministe qui voue aujourd’hui aux gémonies son acteur principal ? Comme Junie dans Britannicus de Racine, Acte II, scène 4, l’artiste aux abois au moment de l’hallali peut s’écrier :

« J’ose dire pourtant que je n’ai mérité

Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. »

Mais puisque nous voici revenus à notre point de départ : il faut rendre à Apollon5 ce qui est à Apollon et à Thémis6 ce qui est à Thémis, rendre à l’art ce qui appartient à l’art, et à la justice ce qui appartient à la justice. La sociologue Nathalie Heinich, spécialiste de l’art contemporain résume ainsi bien les choses : « L’œuvre enfreint-elle une loi ? Il est juste d’en empêcher ou d’en sanctionner la diffusion. Enfreint-elle la morale ? Alors la sanction ne devrait relever que du libre choix du lecteur, qui choisira de consommer ou pas ce qui heurte ses convictions. Est-ce l’auteur qui a enfreint une loi ? Alors c’est à la justice de sanctionner, et si elle l’a déjà fait, rien n’autorise quiconque à entraver la diffusion de l’œuvre : tout au plus peut-on s’abstenir de la cautionner ». Seules la qualité et la postérité feront le tri de ce qui relève de l’art et du bavardage ou de l’éclat. La justice a aussi sa temporalité, ce n’est pas celle des emballements médiatiques, des lynchages grégaires, des conjurations informatiques, des concerts d’injures, des pétitions et contre-pétitions.  Mais la justice a son autorité pour protéger les victimes, condamner les coupables et disculper les innocents. « Et tout le reste est littérature » comme disait Paul Verlaine qui fut condamné à deux ans de prison pour avoir tiré sur Arthur Rimbaud.


1. « Botticelli est une girouette, il doit sa carrière aux Médicis qu’il trahit pour se rallier à Savonarole et il applaudit aux exécutions et aux autodafés auxquels il participe avant de retourner sa veste après l’arrestation de Savonarole et de retourner vers les Médicis. Le Gréco n’est pas seulement un grand peintre mais un courtisan frénétique, qui dit ce que son maître veut entendre et se dit prêt à effacer les fresques de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange auxquelles on reproche leur nudité. Il passe sa vie à flatter le roi d’Espagne qui ne l'aime pas, et à dire du mal de tous les autres peintres. Ingres lui ressemble. Il change d’opinion à chaque changement de gouvernement, sans vergogne, tournant le dos à ceux qui étaient ses amis. » J.- M. Guenassia (correspondance privée). Comme Auguste Renoir, José-Marie de Hérédia, Auguste Rodin, Paul Cézanne, Henri de Toulouse-Lautrec ou Paul Valéry, Edgard Degas était anti-dreyfusard.

2. John Lennon, l’auteur d’Imagine, frappait sa première femme Cynthia et faillit battre un homme à mort parce qu’il avait suggéré qu’il pouvait être homosexuel. Elvis Presley commença à fréquenter sa future femme Priscilla Ann Wagner alors qu’elle avait 14 ans et lui 24. Michaël Jackson a été accusé d’abus sexuels sur mineurs. R. Kelly, l’interprète de I Believe I can fly a été arrêté en 2019 et inculpé pour des crimes perpétrés entre 1994 et 2018, dont trafic et exploitation sexuelle de mineurs, extorsion, corruption et travail forcé. Reconnu coupable d’agressions sexuelles sur mineurs, il est condamné, en juin 2022, à trente ans de réclusion criminelle. D’autres procès sont en cours.

3. Ian Gibson,  The Shameful Life of Salvador Dali, Faber & Faber, 1997.

4. En 1923, accompagné de sa femme Clara et d’un ami, André Malraux, encore inconnu, monte une expédition au Cambodge pour voler des statues d’Angkor et les revendre. L’aventure tourne au fiasco : prison pour le futur ministre de la Culture du Général de Gaulle.

5. Dieu des arts et de la beauté.

6.  Déesse de la justice.

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5 novembre 2023 7 05 /11 /novembre /2023 12:50

J’avais dix-huit ans en 1975 et pour participer au Concours National de la Résistance et de la déportation[1] à la demande de ma professeure d’histoire, j’ai rédigé un texte sur l’horreur des camps. Je me souviens avoir commencé ma rédaction en citant les premiers vers de Nuit et Brouillard de Jean Ferrat.

« Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers

Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés

Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants »

Je ne savais pas, à cette époque, que Jean Ferrat, connu alors pour sa proximité avec le parti communiste, s’appelait en réalité Jean Tenenbaum et que son père, Mnacha Tenenbaum, avait été déporté à Auschwitz. J’avais lu, pour préparer ce concours, les nombreux livres de Christian Bernadac[2] sur les camps de la mort et quelques autres textes dont je n’ai plus le souvenir. J’ai compris, par la suite, que Nuit et brouillard était aussi le titre du film choc du film d’Alain Resnais en 1956 (tout aussi décisif pour dessiller les consciences assoupies que Le Chagrin et la Pitié de Marcel Opüls en 1969). Dans les années de l’immédiat après-guerre, on ne voulait pas entendre les rescapés des camps, au nom de la réconciliation, de l’oubli et de la mauvaise conscience. Ma génération fut donc celle de la révélation tardive mais lucide et terrible de l’horrible vérité. On croyait alors que cette révélation serait définitive…

 Au cours des quarante années suivantes, j’ai ensuite lu Si c’est un homme de Primo Levi (1947), L’écriture ou la vie de Jorge Semprun (1994), Le sang de l’espoir de Samuel Pisar (1979), Un secret de Philippe Grimbert (2004), Le Journal d’Anne Frank (1947), La mort est mon métier de Robert Merle (1953), Un sac de billes de Joseph Joffo (1973), Le choix de Sophie de William Styron (1979), W ou le Souvenir d’enfance de Georges Perec, Le Pianiste de Władysław Szpilman, Le Liseur de Bernhard Schlink,  Les bienveillantes de Jonathan Littell (2006), Maus d’Art Spiegelman (1980-1991),… J’ai découvert à la télévision, en 1979, la série Holocauste avant de m’émouvoir, au cinéma, devant La liste de Schindler de Steven Spielberg (1993), La rafle de Rose Bosch (2010), La vie est belle de Roberto Benigni (1997), Au revoir les enfants de Louis Malle (1987) ou encore les adaptations cinématographiques du Pianiste par Roman Polanski (2002), d’Un secret par Claude Miller (2007), ou du Liseur par Stephen Daldry (2008)… En 1985, il y a eu, surtout, le choc de Shoah, le film de dix heures de Claude Lanzmann. Il n’était plus question, alors, des euphémismes de la fiction ou de l’intellectualisation des mémoires, forcément écrites par les survivants, mais de témoignages directs de victimes et de bourreaux. On ne pouvait plus ne pas savoir, malgré la rareté des images, les nazis de la Solution Finale ayant pris le soin d’effacer au maximum les traces de leur crime devant le tribunal de l’Histoire.

Tout au long de ces années, j’ai aussi appris à connaître et à comprendre les détails de l’Affaire Dreyfus, de l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 et du marranisme, des pogroms contre les Juifs en Russie entre 1881 et 1921, ainsi qu’en Allemagne, en Autriche, en Roumanie, dans les Balkans, des persécutions de Juifs à la fin du Moyen-Âge[3] que l’on accusait d’empoisonner les puits, de propager la peste ou d’être des profanateurs d’hosties, de l’antisémitisme stalinien, du complot des blouses blanches, de l’exil au Birobidjan et des refuzniks d’URSS… Au détour d’un canal de la romantique Venise, je me souviens aussi d’avoir découvert le ghetto ouvert dès 1516 qui annonçait celui de Varsovie en 1940.  J’ai appris et j’ai transmis tout cela à des générations d’élèves. Le film Histoire de l’antisémitisme[4] de Jonathan Hayoun, Laurent Jaoui et Judith Cohen Solal, diffusé sur Arte en avril 2022, en quatre parties, complète très utilement ce tableau des persécutions : en 38 à Alexandrie, les Égyptiens jaloux  se soulèvent contre les Juifs qui acclament leur roi Hérode Agrippa, en 413, l’évêque d’Hippone, futur Saint-Augustin suggère de « protéger » les Juifs en les confinant dans les ghettos, en 716 à Cordoue, capitale d’Al-Andalous, les Juifs sont contraints à cohabiter avec les musulmans, sous le statut de dhimmis, en 1095, les croisés, partis libérer les lieux saints, combattent les musulmans et multiplient au passage les pogroms contre les Juifs en traversant l’Europe,  en 1269, Saint-Louis, roi de France, instaure la rouelle, ancêtre de l’étoile jaune des nazis, en 1290, les premières expulsions de Juifs surviennent en Angleterre, au XIXe siècle, un courant socialiste populiste, en quête de boucs émissaires, réactive le cliché moyenâgeux du juif riche et influent, matière première du pamphlet russe complotiste Le Protocole des Sages de Sion puis de Mein Kampf, le livre de chevet de l’Allemagne hitlérienne… On connaît la suite.

Au terme de cette longue éducation reçue et transmise qui s’appelle la Mémoire et l’Histoire, la conclusion ne pouvait être que simple, inéluctable et sans appel : « PLUS JAMAIS ÇA ». Le « Ça » désignant plus que le « pôle pulsionnel de la personnalité » au sens freudien, la puissance pulsionnelle collective de désignation d’un bouc émissaire, désignée sous le nom d’antisémitisme et déguisée longtemps sous l’infâmie du bannissement du « peuple déicide ». Mais voilà que, près de quatre-vingts ans après la Shoah, resurgissent, en Europe et dans le monde, sur les murs et les écrans, les graffitis, les tags, les slogans et les discours de haine contre le peuple juif et que se répandent les agressions verbales et physiques. Et tout cela, au lendemain du pire massacre d’enfants et de vieillards, d’hommes et de femmes juifs depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, après le premier pogrom sur cette terre d’Israël, conçu justement comme havre ultime pour tous les Juifs exterminés et chassés de partout ! 1.400 victimes et une date du calendrier, 242 otages (et 39 victimes françaises, plus 9 otages potentiels) ont été rapidement effacés de l’Histoire pour refaire d’emblée de l’État israélien la réincarnation absolue du IIIe Reich[5]. Transformer la victime en bourreau, même sous le couvert d’un humour meuricien[6], n’est pas seulement une pirouette casuistique ou une manipulation sophiste, c’est un escamotage vertigineux du réel pour lui substituer une illusion dangereuse, un renversement de la logique du savoir et de la raison. C’est que cette haine irrationnelle et viscérale envers un État de moins de 10 millions d’habitants (dont 7 millions de Juifs) et d’un peuple de 15 millions, censés menacer une planète de près de 8 milliards d’habitants, renaît sans cesse de ses cendres, tel le phénix dont parlait déjà Ovide dans Les Métamorphoses : « Il n’y a qu’un oiseau qui retrouve la vie dans sa mort, et qui se recrée lui-même : les Assyriens le nomment phénix ; il ne vit ni d’herbes ni de fruits, mais des larmes de l’encens et des sucs de l’amome. Après avoir rempli le cours de cinq longs siècles sur la cime tremblante d’un palmier, il construit un nid avec son bec et ses ongles ; il y forme un lit de nard, de cannelle, de myrrhe dorée et de cinnamome, se couche sur ce bûcher, et finit sa vie au milieu des parfums ; alors, de ses cendres renaît, dit-on, un jeune phénix, destiné à vivre le même nombre de siècles. Dès que l’âge lui a donné la force de soutenir un fardeau, il enlève le nid qui fut à la fois son berceau et la tombe de son père ; et, d’une aile rapide, arrive dans la ville du soleil ; il le dépose à la porte sacrée du temple. » Un phénix noir qui n’est pas symbole d’espoir et de résurrection mais de pessimisme et de persistance du mal. Anne Chemin l’écrit dans un article du Monde[7] du 6 avril 2022 : « Chaque racisme a son histoire, mais celle de l’antisémitisme est très singulière : ce système de croyances millénaires qui a débouché sur des persécutions, des pogroms et un génocide est à la fois obsessionnel, intemporel et universel. […] L’antisémitisme est une passion difficile, sinon impossible, à éteindre. »


[1] 1974-1975 : La Déportation, les camps de concentration, la libération des camps.

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Bernadac

[3] https://www.nationalgeographic.fr/histoire/les-juifs-au-moyen-age-lescalade-de-la-persecution: « L’attitude à l’égard des juifs change à partir de 1096, après qu’Urbain II a exhorté les chrétiens à partir en croisade lors du concile de Clermont, en 1095. On assiste alors aux premiers pogroms à Rouen, à Metz et surtout en Allemagne (Cologne, Mayence, Worms, Trèves). Des chrétiens tuent des juifs, les forcent à se baptiser et accaparent leurs biens. Des penseurs chrétiens écrivent des traités qui visent à dénoncer leurs erreurs. Dans les années 1140, Pierre le Vénérable rédige ainsi, à côté d’un Contre les pétrobrusiens (un groupe hérétique) et d’un Contre les Sarrazins, un traité contre les juifs. Le concile de Latran IV, en 1215, représente un second tournant dans la mise en place d’une politique antijuive : le canon 67 interdit l’usure et limite le prêt à intérêt, domaine dans lesquels les juifs opéraient ; le canon 68 leur impose des vêtements distinctifs ; le canon 69 les exclut des charges publiques ; le canon 70 exige que les juifs convertis renoncent définitivement à leurs anciens rites. À la fin du Moyen Âge, les persécutions à leur encontre s’accentuent : en 1321, les juifs, comme les lépreux, sont accusés d’empoisonner les puits ; lors de la peste noire de 1348-1350, on pense qu’ils ont volontairement propagé l’épidémie. En Angleterre, on assiste, en 1190, au massacre des communautés juives d’York et de Lynn. En Espagne, en 1391, de nombreuses tueries interviennent après la prédication d’un clerc sévillan, Ferrán Martínez. Les régions méridionales apparaissent, dans la pratique, plus tolérantes à l’égard des juifs, ou du moins il semble que leur situation s’y dégrade plus tardivement, au 14e ou au 15e siècle. Ainsi, l’enseignement juif demeure longtemps réputé dans les villes du sud de la France (Béziers, Montpellier, Lunel, Narbonne, Arles, Marseille). À partir de la fin du 12e siècle, dans les chartes, le seigneur utilise de plus en plus l’expression « nos juifs », comme il utilise celle de « nos serfs », appropriation permettant de distinguer ces catégories de celle des « habitants ». Dans un monde où s’affirme la spatialisation des rapports sociaux, on insiste, au contraire, sur le statut personnel et sur la dépendance des juifs. Ceux-ci ne peuvent plus posséder une partie de la terre chrétienne, puis se voient exclus du travail manuel, évincés des corporations d’artisans et de commerçants, et tenus à l’écart des fonctions publiques. Ils se tournent donc vers le prêt à intérêt et l’usure, souvent pour alimenter une clientèle peu fortunée, ou vers les domaines intel­lectuels ou scientifiques comme la médecine. »

[4] https://www.arte.tv/fr/videos/RC-017590/histoire-de-l-antisemitisme/

[5] « L’antisionisme est une introuvable aubaine, car il nous donne la permission et même le droit et même le devoir d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les Juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. Il ne serait plus nécessaire de les plaindre ; ils auraient mérité leur sort. » Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et dans la dignité, éditions du Seuil, 1986, p. 18-19.

[6] Que n’eût dit la radio publique si Dieudonné s’était exprimé ainsi ?

[7] https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/06/l-antisemitisme-est-obsessionnel-intemporel-et-universel_6108457_3232.html

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22 octobre 2023 7 22 /10 /octobre /2023 15:21

         Les sociétés, les cultures, les civilisations communes se font, se fondent, sur un socle commun d’éducation, d’information et de communication qui étaient prodigués, il y a encore peu de temps, par l’école, les médias radios et télévisés et les journaux. C’est sur ce socle homogène à défaut d’être toujours exhaustif et objectif que se formait l’esprit critique et que s’édifiait la connaissance contextuelle. Les personnalités, les opinions se forgeaient en marge ou plutôt en satellite de cette référence collective et les débats pouvaient s’amorcer sur des référentiels objectifs et une langue semblable. Les journaux et l’école au XIXe siècle, la radio et la télévision au XXe siècle, ont ainsi contribué à l’éducation du plus grand nombre et à la prise de conscience d’une culture française commune, vectrice d’une dynamique de progrès et d’épanouissement. Au début du XXIe siècle, de nouveaux outils sont venus s’ajouter aux médias antérieurs : les ordinateurs et les téléphones portables, avec internet puis les réseaux sociaux.

Ces formidables instruments technologiques porteurs d’espoir de démocratisation et de généralisation du savoir se sont pourtant avérés, par bien des aspects, générateurs de fracturation, de déconstruction et de négation de cet édifice intellectuel patiemment construit. La plupart des jeunes collégiens et lycéens d’aujourd’hui, cœur de cible de cette éducation, sont obnubilés par leur smartphone qui les nourrit en continu plus sûrement qu’une perfusion. Internet est devenu la nouvelle bibliothèque, les réseaux sociaux les nouveaux bistrots, les messageries les nouveaux sycophantes. Mais nul programme scolaire réfléchi, nul ARCOM ou CSA régulateur, nul sage modérateur ne sont venus contrôler cette araignée tissant sa toile dans les têtes. Le rêve d’un universalisme porteur de paix et d’égalité s’est transformé en cauchemar de libéralisme effréné, entre spéculation mercantile et déversement de mots et d’images sans filtre ni vérification. Nombre de nos jeunes, nourris à ce poison continu, tel Mithridate, en ont abandonné toute autre forme d’information et d’instruction, toute prudence et toute vigilance. Les journaux ne sont plus lus, les radios généralistes ne sont plus écoutées, la télévision n’est plus regardée et l’école fait désormais l’objet d’une suspicion largement répandue : archaïque, obsolète, normative, rébarbative, ennuyeuse, contraignante, étouffante. Fascinés par ces lampes magiques comme l’Aladin des Mille et Une nuits, beaucoup de nos adolescents et élèves se referment désormais sur leur communauté, c’est-à-dire sur eux-mêmes, en croyant communiquer avec leurs amis et marchent hypnotisés comme le Mowgli de Disney sous le charme du serpent Kaa, dans une sorte de démarche hypnopédique qui n’est pas sans rappeler celle du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley. Une fois verrouillés à ces écrans, la dernière étape du piège se referme. La grande toile fait tourner ses algorithmes et fournit à ses partisans le même suc vicié.

L’algorithme abreuve le bétail à l’étable du même foin sans lui offrir la diversité des pâturages et la liberté des transhumances. Le public captif d’une information en boucle ressassée et biaisée finit par en ignorer tous les autres univers et à prendre pour une vérité absolue ce qui n’est que le flux unique de cette propagande autogénérée. W[1] était chez Georges Perec l’allégorie d’une dystopie concentrationnaire fondée sur l’idéal olympique. Qu’écrirait-il aujourd’hui sur WWW ? Nos jeunes élèves et adolescents enfermés dans ces camps informatiques, finissent par en oublier le monde dans sa diversité et sa complexité… ou à se révolter contre lui, manifestant au mieux de l’indifférence, au pire de la défiance, voire de la violence. Toute vérité exogène à leur secte tiktokienne, à leur caste instragrameuse ou à leur clan snapchatien est immédiatement expurgée, refoulée ou détruite. Ainsi naissent les multiples théories du complot, les fake news, les rumeurs, les harcèlements, les mots d’ordre de sédition. Et que peut faire, en face, le professeur qui brandit en classe son Voltaire ou son Descartes, excipant la raison comme seul bouclier et la recherche comme seul salut ?  J’exagère, me dira-t-on, tous les jeunes ne sont pas des moutons tondus par les bergers des GAFAM et les gourous de YouTube ! Certes, tous nos adolescents et étudiants ne sont pas des victimes inconscientes de ce phénomène insidieux de conditionnement. Nonobstant, un autre constat de taille se cache derrière cet optimisme provisoire : les jeunes ne sont pas les seuls concernés par ce processus pernicieux. Les adultes d’aujourd’hui sont les jeunes d’hier et ce processus d’atomisation de la société s’est enclenché, depuis au moins une dizaine d’années, au point de retomber sur tous les médias antérieurs. Les multiples chaînes de télévision et de radios emboîtent le pas de cette segmentation et servent à leur audience le discours qu’elle attend sans guère de précaution d’éthique et de responsabilité. Et les journaux font de même : l’opinion a remplacé l’information, la consommation a supplanté la réflexion, la manipulation a pris le pas sur la circonspection.  Ainsi tout le monde (à quelques exceptions notables heureusement) finit par réagir en fonction de son biotope intellectuel et non au terme d’une dialectique nourrie de preuves. « Écrire c’est penser contre soi » disait Alain Bosquet. Cette activité fébrile qui consiste à tapoter fébrilement les touches du téléphone ne permet guère non seulement de penser par son impulsivité mais de penser par soi-même ou contre soi-même. C’est un slogan racorni et simpliste qu’on retweete faute de réflexion.

Bien sûr, bien sûr, le propos est excessif dans sa rhétorique et comme toute vérité, il mériterait de la nuance et du débat. Mais comment expliquer qu’avec cette profusion des outils de communication et cette sophistication des instruments technologiques, la société soit aussi fracturée en groupes qui s’opposent et ne cherchent plus à se comprendre, qui ne cherchent plus à savoir parce qu’ils sont persuadés de détenir l’unique vérité ?

[1] W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec.

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27 avril 2019 6 27 /04 /avril /2019 19:26

Selon un bilan encore provisoire (au 26 avril), une série d’attentats a fait 257 morts[i] (dont 45 enfants et adolescents) et près de 521 blessés dans l’île de Sri Lanka, le dimanche 21 avril, jour de Pâques. 39 étrangers (10 Indiens, 6 Britanniques, 4 Américains, 3 Néerlandais, 3 des 4 enfants du milliardaire danois Anders Holch Povlsen, 2 Australiens, 2 Turcs, 2 Saoudiens, 2 Espagnols ainsi que des ressortissants suisse, portugais, chinois, japonais, et bangladeshi) figurent parmi les victimes. Vers 8h30-9h six explosions ont eu lieu simultanément dans trois hôtels de luxe du front de mer, à Colombo (le Cinnamon Grand Hotel, le Shangri-La et le Kingsbury et dans trois églises (l’église Saint-Antoine dans le quartier de Kochchikade, Kotahena à Colombo, l’église Saint-Sébastien dans le quartier de Katuwapitiya à Negombo et l’église évangélique « Zion » à Batticaloa, sur la côte orientale de l’île). Quelques heures plus tard, deux autres déflagrations se sont produites dans l’hôtel Tropical-Inn de Dehwala-Mount Lavinia, dans la banlieue sud de Colombo et à Dematagoda dans le quartier d’Orugodawatta, au nord de la ville où un kamikaze s’est fait exploser lors d’une opération de police (trois policiers tués). Au Cinnamon, un kamikaze, un Sri Lankais qui s’était enregistré à l’hôtel la veille sous le nom de Mohamed Azzam Mohamed, a enclenché sa bombe dans la file de clients, venus profiter d’un buffet de Pâques au restaurant Taprobane de l’établissement. Au Shangri-La, le restaurant Table One, situé au troisième étage de l’hôtel, a lui aussi été ravagé. La police a, par ailleurs, annoncé, lundi 22 avril, qu’une « bombe artisanale » avait été trouvée tard dimanche sur une route menant vers le principal terminal de l’aéroport Bandaranaike de Colombo et qu’elle avait été désamorcée avec succès. Les autorités ont aussi découvert 87 détonateurs dans la gare de bus de de Bastian Mawatha à Colombo, avant qu’une nouvelle explosion ne se produise durant une opération de déminage dans une camionnette arrêtée à proximité de l’église Saint-Antoine frappée la veille. Aucun blessé n’est à déplorer.  

Au bout de quarante-huit heures, le groupe djihadiste Etat islamique (EI) a revendiqué les attentats (mardi 23 avril), via l’organe de propagande de l’organisation Amaq en détaillant les attaques et les noms des « combattants » qui les auraient commises (des djihadistes présentés sous les noms de guerre d’Abou Oubeida, Abou Baraa et Abou Moukhtar auraient perpétré les attaques contre les trois hôtels de luxe ; trois autres combattants, Abou Hamza, Abou Khalil et Abou Mohamad auraient mené, selon la même source, les attaques contre les trois églises à Colombo, Negombo et Batticaloa ; un septième djihadiste, Abou Abdallah, aurait, selon l’EI, tué trois policiers dans une attaque dans la banlieue de Colombo). Soixante-quinze personnes ont, depuis le 21 avril, été arrêtées mais des suspects étaient encore en fuite, d’après le premier ministre Ranil Wickremesinghe. Deux frères sri-lankais musulmans, figurant parmi les kamikazes, ont joué un rôle-clé dans ce déchaînement de violence, au cours duquel un autre attentat-suicide a échoué dans un quatrième hôtel de luxe à Colombo, ont révélé mardi des sources proches de l’enquête. Les autorités sri-lankaises soupçonnent, dans le même temps, un groupe local islamiste National Thowheeth Jama’ath (NTJ) d’avoir commis les attentats au Sri Lanka, en lien avec un groupe islamiste radical indien, connu comme le Jamaat-ul-Mujahideen India (JMI). Le NTJ s’était fait connaître en 2018 en lien avec des actes de vandalisme commis contre des statues bouddhistes. En 2016, son secrétaire, Abdul Razik, avait été arrêté pour incitation au racisme. Les deux frères mis en cause feraient partie de cette cellule. Le chef de la police nationale, Pujuth Jayasundara, avait d’ailleurs alerté ses services dix jours avant les attentats en indiquant que le NTJ projetait « des attentats suicides contre des églises importantes et la Haute commission indienne ». Les tensions existant au sommet de l’Etat entre le président de la République et son premier ministre pourraient à l’origine d’un dysfonctionnement des services de renseignement et de prévention de l’Etat. Mais, les enquêteurs cherchent désormais à déterminer si le groupe islamiste a pu bénéficier d'un soutien logistique étranger. Le porte-parole du gouvernement sri-lankais, Rajitha Senaratne, a indiqué avoir « du mal à voir comment une petite organisation dans ce pays peut faire tout cela ». « Nous enquêtons sur une éventuelle aide étrangère et leurs autres liens, comment ils forment des kamikazes, comment ils ont produit ces bombes », a-t-il dit.

Environ 1,2 million de catholiques vivent au Sri Lanka, dont la population totale est de 21 millions d’habitants. Le pays compte environ 70% de bouddhistes, 12% d’hindouistes, 10% de musulmans et 7% de chrétiens. Les catholiques sont perçus comme une force unificatrice car on en trouve chez les Tamouls comme chez la majorité cinghalaise. Certains chrétiens sont cependant mal vus parce qu’ils soutiennent des enquêtes extérieures sur les crimes de l’armée sri-lankaise contre les Tamouls pendant la guerre civile qui s’est achevée en 2009. Selon les Nations unies, le conflit de 1972 à 2009 a fait de 80.000 à 100.000 morts.

Sri Lanka, un pays fragilisé par une crise politique

Le New York Times s’est procuré le courrier du 11 avril prévenant les services de sécurité d’« potentiel plan d’attaques suicides » : l’information ne laisse aucune place à l’ambiguïté : « Les services secrets étrangers nous ont informés que Mohammed Cassim Mohamed Zaharan alias Zaharan Hashmi[ii], le leader du National Thowheeth Jama’ath et ses fidèles préparent des attaques suicides dans ce pays. Elles pourraient viser des églises catholiques et l’ambassade de l’Inde. » Suivent le nom du village où se cache Zaharan Hashmi, l’adresse de son frère, Rilwan, « principal recruteur » et même son emploi du temps. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette lettre n’a déclenché aucune réaction. Selon le journal indien The Hindu, les enquêteurs indiens avaient découvert le complot lors d’un interrogatoire d’un sympathisant de l’Etat islamique dans le Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde, il y a six mois. Deux autres alertes ont été lancées dans les jours suivants, y compris quelques heures avant la première attaque à l’église Saint-Sébastien de Negombo, qui a tué 102 personnes. « Il y a clairement eu une défaillance de la communication de renseignement au Sri Lanka », a reconnu mercredi le vice-ministre de la Défense, Ruwan Wijewardene. Le président sri-lankais, Maithripala Sirisena, a demandé au chef de la police nationale et au secrétaire à la Défense de démissionner. Lors d’une conférence de presse tenue le soir même des attentats, le Premier ministre Ranil Wickremesinghe a confirmé que des informations sur de potentielles attaques contre des églises, avaient été transmises par les services de sécurité mais que ni lui, ni les ministres de son gouvernement n’avaient été « tenus informés ». Pour la correspondante d’Al-Jazira au Sri Lanka, Minelle Fernandez, « les déclarations du Premier Ministre sont une attaque visant le président Maithripala Sirisena, responsable des forces de sécurité ». Les relations entre les deux dirigeants sont en effet au plus bas depuis le limogeage de Ranil Wickremesinghe par le chef de l’Etat en octobre, une décision finalement annulée par la Cour suprême mais qui a laissé des traces.

Voir mon article publié fin octobre 2018 :

L’Etat du Sri Lanka n’est pas ex-Ceylan

Evolution de la situation entre novembre et décembre 2018 :

Récapitulatif chronologique des événements : le 1er novembre, le président Sirisena annonce la levée de la suspension du parlement et le convoque pour le 5 novembre, puis reporte la date au 7 puis au 14 novembre. Le 9 novembre, le président dissout le parlement et convoque des législatives anticipées pour le 5 janvier 2019. Le 11 novembre, le président du Parlement conteste cette décision, estimant que le président ne possède pas le pouvoir de dissolution. Le 13 novembre, la Cour suprême annule donc la dissolution. Le 14 novembre, le gouvernement de son rival est renversé par une motion de censure. Les 15 et 16 novembre, ont lieu des séances houleuses au parlement. Wickremesinghe demande alors à être réinvesti. Le 18 novembre a lieu une réunion de sortie de crise. Le 25 novembre, Sirisena annonce qu’il ne nommera plus jamais Wickremesinghe comme Premier ministre, l’accusant de corruption. Le 3 décembre, la Cour suprême suspend les pouvoirs du second Premier ministre, Mahinda Rajapakse. Cette décision très attendue des magistrats est rendue avant le 12 décembre, car ils estiment que des « dommages irréparables ou irrémédiables » (sic) pouvaient survenir sur l’île. Le 13 décembre, la Cour suprême confirme l’annulation des élections anticipées, estimant que le président ne possède pas le droit de dissoudre la chambre. Le 14 décembre, la démission prochaine de Rajapakse est annoncée par son fils, étant effective pour le lendemain 15 décembre. Wickremesinghe est réinvesti le 16 décembre. Le Premier Ministre est sorti gagnant de ce bras de fer mais fragilisé, la preuve.

[i] Le premier bilan officiel faisait état de 359 morts mais le ministère de la santé a fait savoir que certains corps de victimes mutilées avaient été comptés deux fois compte tenu de leur état. Il avait été ensuite ramené à 253.

[ii] Le 26 avril, les autorités sri-lankaises confirment sa mort dans l’attaque du Shangri-La.

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