Dans les années 1660, Spinoza est de plus en plus fréquemment attaqué comme un athée, ou du moins comme quelqu'un qui trouble les religions instituées. En , il reçoit ces accusations de la part de calvinistes conservateurs de Voorburg. Dans ce contexte de tensions, il interrompt à l’automne 1665 l’écriture de l’Éthique pour rédiger le Traité théologico-politique.
En 1669, il est meurtri par la mort de son ami et disciple Adriaan Koerbagh, jugé pour avoir publié un texte contre la religion chrétienne. Adriaan est condamné pour blasphème en 1668 à dix ans de détention et de travaux forcés à Amsterdam, avec une amende de 4.000 florins, suivi de l’exil à la fin de sa peine. Après quelques mois emprisonnement, son ami Koerbagh meurt en octobre 1669, à l’âge de 37 ans, dans les geôles du Rasphuis. C’est probablement la mort de son ami Adriaan Koerbagh qui incite Spinoza à publier le TTP sans nom d’auteur, sous une fausse maison d’édition allemande. Il refuse en outre en 1671 que la traduction de Glazemaker du latin au néerlandais soit publiée.
Les intentions de Spinoza
Spinoza décide de rédiger ce traité pour trois raisons, qu’il expose dans la Lettre 30 à Henry Oldenburg :
Détruire des préjugés des théologiens qui empêchent les hommes de philosopher, ces préjugés qui justifient le philosophia ancilla theologiæ(« la philosophie servante de la théologie »). La raison doit donc, pour lui, s’affirmer indépendamment de quelque loi que ce soit.
Se défendre de l’accusation d’athéisme portée contre lui. Tenant d’une théologie rationnelle d’un genre spécifique, il met en œuvre - le deuxième après Maïmonide dont il discute le Guide des égarés - la raison seule dans l’exégèse biblique. Cependant, à la différence de Maïmonide, il ne voit pas l’essentiel de la religion dans la pure spéculation, sinon dans l’éthique qu'elle préconise. C’est là un point très important de sa lecture de la Bible.
Établir la liberté de philosopher dans la Cité. En 1672, soit deux ans après la parution du livre, l’assassinat des frères De Witt fera craindre le retour à Amsterdam de la censure pour motifs religieux. La liberté d’opinion si caractéristique de la Hollande doit donc être défendue.
Thèse de l’ouvrage
Le titre de l’ouvrage indique assez clairement qu’il y sera question de théologie (en fait, surtout des conditions d’une exégèse biblique rationnelle) et de politique. Le sous-titre indique que le livre veut montrer comment ces deux questions s’articulent pour Spinoza. Elles se rencontrent dans leur rapport à la raison : c’est à partir de la raison et pour elle que se pose la question des limites du pouvoir des théologiens et du pouvoir de l’État. Il s’agira, en posant ces limites, de dégager un espace de liberté pour les opinions des sujets, en démontrant :
Que la liberté de philosopher est, non seulement utile, mais nécessaire à la piété ;
Que la liberté de philosopher est, non seulement utile, mais nécessaire à la sécurité de l’État.
Plan de l’ouvrage
À chacune de ces deux ambitions correspond une partie du traité :
1. Les chapitres I à XV veulent établir l’utilité et la nécessité du libre exercice de la raison pour la piété.
Au sein de cette section, les chapitres I à V traitent de la révélation et de l’élection par Dieu à partir du seul texte de la Bible. Les chapitres VI à XIII traitent des rapports respectifs de la raison avec la foi, et aboutissent, au chapitre XIV, à la question décisive : « la liberté de juger est-elle impie ? », qui trouvera sa réponse au chapitre XV dans une définition de la piété par les œuvres et non par les opinions.
2. Les chapitres XVI à XX veulent établir l’utilité et la nécessité du libre exercice de la raison pour l’État quel qu’il soit.Cette seconde section, pour être (deux ou trois fois) plus brève que la précédente, n’en est que plus dense. Le propos est d'établir le « jus circa sacra » (le « droit auprès des affaires sacrées »). L’objet du chapitre XVI est de trouver la limite de l’emprise du pouvoir étatique sur les individus, et de déterminer ainsi, en négatif, les libertés civiles ou droits naturels des individus. Les chapitres XVII et XVIII se servent du critère limitatif trouvé pour diagnostiquer l’État hébreu de l’Ancien Testament, sa grandeur et sa chute. Le chapitre XIX établit que, si le culte intérieur (foi, opinions, croyances) appartient à l’individu, le culte extérieur doit être encadré juridiquement par l’État, sans quoi il diviserait l’État. Enfin, le chapitre XX démontre à partir de tout cela que « dans une libre République, il est permis à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense ».
Histoire éditoriale
En raison des risques pris par l'éditeur d’un tel ouvrage, le traité est publié sous une fausse adresse : « Hamburg, Henricum Künraht, 1672 ». On a souvent avancé le nom de Jan Riewertsz comme imprimeur-libraire du traité. En réalité, ce dernier se situait bien dans les cercles spinozistes mais il n’a pas pris directement part à la production du livre. Deux jeunes historiens, Trude Dijkstra and Rindert Jagersma, prouvent en 2013 que le livre a été imprimé par un imprimeur amstellodamois peu connu, Israël de Paul (1630-1680), apparemment lui aussi spécialisé dans la production de brochures et de livres des libres penseurs.
Apport à l’exégèse biblique
Baruch Spinoza, dans cet ouvrage, rejette l’idée que Moïse puisse être l’auteur du Pentateuque et pour appuyer sa démonstration, il explique, entre autres arguments, que les cinq livres sont étroitement liés au Livre de Josué, au Livre des Juges, au Livre de Ruth, à Samuel et aux livres des rois. Cette évidente parenté peut s’expliquer en supposant un auteur unique tardif, Esdras, qui aurait écrit une histoire complète des Hébreux des origines du monde jusqu’à la chute de Jérusalem. Cette opinion, bien qu’elle ne soit pas émise pour la première fois, influence de nombreux exégètes et ouvre la voie à une analyse critique de la Bible.
Réception
L’ouvrage est rapidement condamné par les autorités religieuses, tant catholiques que calvinistes et juives, qui demandent son interdiction. Il finit par être interdit par la Cour de Hollande le , en même temps que le Léviathan de Thomas Hobbes. Néanmoins, l’autorisation tacite du grand-pensionnaire Johan de Witt permet à l’ouvrage de se vendre sous le manteau dans toute l’Europe. Le livre est violemment attaqué par les théologiens.
En dépit de la publication sous un faux nom, personne n’est dupe de l’identité de l’auteur. Aussi, les pasteurs de la ville de Voorburg où loge Spinoza accusent son propriétaire d’héberger un hérétique, ce qui contraint le philosophe à déménager à La Haye. Les idées de Spinoza se répandent tout de même en Europe et, en 1673, l’université de Heidelberg lui propose une chaire de philosophie, dans la mesure où il ne troublera pas la religion officiellement établie, chaire que Spinoza refusera.
TEXTE AU PROGRAMME
Préface et chapitres XVI à XX
Présentation, notes, dossier, chronologie et bibliographie de Maxime ROVERE
Traduction de Charles APPUNH
Édition GF n°1672
(les références paginaires sont données dans cette édition.)
[Les titres donnés aux chapitres entre crochets ne figurent pas dans le livre]
Texte annoté et surligné, recueil de citations sur le thème « Individu et communauté »
établis par Bernard Martial, ancien professeur de lettres en CPGE
contenant plusieurs dissertations où l’on montre que la liberté de philosopher non seulement peut être accordée sans dommage pour la piété et pour la paix de la République, mais aussi qu’on ne peut la supprimer sans supprimer en même temps la paix de la République et la piété. « Par là nous connaissons que nous demeurons en Dieu et que Dieu demeure en nous qu’il nous a donné de son esprit. »
Jean, épître I, ch. IV, v. XIII.
HAMBOURG, CHEZ HEINRICH KÜNRAHT, 1670
PRÉFACE
[I. §§ 1-6 : Nul moyen de gouverner la multitude n’est plus efficace que la superstition.]
[1] Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté, ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de lasuperstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu’ils ne savent plus que résoudre, et condamnés, par leur désir sans mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque sans répit entre l’espérance et la crainte, ils ont très naturellement l’âme encline à la plus extrême crédulité ; est-elle dans le doute, la plus légère impulsion la fait pencher dans un sens ou dans l’autre, et sa mobilité s’accroît encore quand elle est suspendue entre la crainte et l’espoir, taudis qu’à ses moments d’assurance elle se remplit de jactance et s’enfle d’orgueil.
[2] Cela, j’estime que nul ne l’ignore, tout en croyant que la plupart s’ignorent eux-mêmes1. Personne en effet n’a vécu parmi les hommes sans (41) avoir observé qu’aux jours de prospérité presque tous, si grande que soit leur inexpérience, sont pleins de sagesse, à ce point qu’on leur fait injure en se permettant de leur donner un conseil ; que dans l’adversité, en revanche,ils ne savent plus où se tourner, demandent en suppliant conseil à tous et sont prêts à suivre tout avis qu’on leur donnera, quelque inepte, absurde ou inefficace qu’il puisse être.
1. Si Spinoza estime que tout le monde connaît les raisonnements précédents sur le lien entre peur et superstition, c’est qu’il les reprend en partie du philosophe épicurien Lucrèce, dont les vers sont couramment étudiés en cours de latin (voir De la nature, I, v. 103 et suiv., trad. J. Kany-Turpin, GF-Flammarion, 2021, p. 71 puis V, v.1161 et suiv., p. 454). Et si, selon Spinoza, cette connaissance ne produit pas beaucoup d’effets, c’est qu’elle est associée à une grande méconnaissance de soi, ce qui constitue un autre lieu commun de l’Antiquité. Le fronton du temple d’Apollon à Delphes portait l’inscription « Connais-toi toi-même ». Les philosophes en firent un mot d’ordre philosophique (voir par exemple Platon, Charmide, 165a et suiv., in Œuvres complètes, éd. P. Pellegrin, Flammarion, 2023, p. 172-173).
On remarque en outre que les plus légers motifs leur suffisent pour espérer un retour de fortune, ou retomber dans les pires craintes. Si en effet, pendant qu’ils sont dans l’état de crainte, il se produit un incident qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que c’est l’annonce d’une issue heureuse ou malheureuse et pour cette raison, bien que cent fois trompés, l’appellent un présage favorable ou funeste. Qu’il leur arrive maintenant de voir avec grande surprise quelque chose d’insolite, ils croient que c’est un prodige manifestant la colère des dieux ou de la suprêmedivinité ; dès lors (42) ne pas conjurer ce prodige par des sacrifices et des vœux devient une impiété à leurs yeux d’hommes sujets à la superstitionet contraires à la religion. De la sorte ils forgent d’innombrables fictions et, quand ils interprètent la nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux.
[3] En de telles conditions nous voyons que les plus adonnés à tout genre desuperstitionne peuvent manquer d’être ceux qui désirent sans mesure des biens incertains ; tous, alors surtout qu’ils courent des dangers et ne savent trouver aucun secours en eux-mêmes, implorent le secoursdivin par des vœux et des larmes de femmes, déclarent la raisonaveugle (incapable elle est en effet de leur enseigner aucune voie assurée pour parvenir aux vaines satisfactions qu’ils recherchent) et traitent la sagesse humaine de vanité; au contraire les délires de l’imagination, les songes et les puériles inepties leur semblent être des réponsesdivines ; bien mieux, Dieu a les sages en aversion ; ce n’est pas dans l’âme, c’est dans les entrailles des animaux que sont écrits ses décrets, ou encore ce sont les insensés, les déments, les oiseaux qui, par un instinct, un souffle divin, les font connaître.2(43) Voilà à quel point de déraison la crainte porte les hommes.
2. Dans l’Antiquité romaine, certaines pratiques de divination consistent à lire des signes dans les entrailles d’animaux offerts en sacrifice ou dans le passage des oiseaux dans certaines zones du ciel. Voir Cicéron, De la nature des dieux, II, 4 § 7 et suiv., in Les Stoïciens, trad. E. Bréhier, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 413-414.
[4] La cause d’où naît lasuperstition, qui la conserve et l’alimente, est donc la crainte; que si, outre les raisons qui précèdent, on demande des exemples, je citerai Alexandre : alors seulement qu’aux portes de Suse il conçut des craintes sur sa fortune, il donna dans lasuperstition et eut recours à des devins*3; après sa victoire sur Darius, il cessa de consulter devins et aruspices4, jusqu’au jour de grande anxiété où, abandonné des Bactriens, provoqué au combat par les Scythes, immobilisé lui-même par sa blessure, il retomba (ce sont les propres paroles de Quinte-Curce** « dans lasuperstitionqui sert de jouet à l’esprit humain, et chargea Aristandre, en qui reposait sa crédulité, de savoir par des sacrifices quelle tournure prendraient ses affaires.5 » (44)
*Voir Quinte-Curce, liv. V, § 4.
**Quinte-Curce, liv. VII, § 7.
3. Dans le récit de Quinte-Curce, le roi de Macédoine Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) se trouve en Perse quand son armée s’engage dans les gorges où leurs ennemis bombardent de roches, ce qui inspire au conquérant une honte et une peur telles qu’il consulte les devins (Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre, L, V, § 3).
4. Prêtres chargés de lire l’avenir dans les entrailles d’animaux sacrifiés et les phénomènes naturels.
5. Artistandre de Telmessos était le devin attitré du roi Alexandre (voir Plutarque, Alexandre, II, 2-3).
On pourrait donner ici de très nombreux exemples mettant le fait en pleine évidence : les hommes ne sont dominés par lasuperstitionqu’autant que dure la crainte, le vain culte auquel ils s’astreignent avec un respect religieux ne s’adresse qu’à des fantômes, aux égarements d’imagination d’une âme triste et craintive, les devins enfin n’ont jamais pris plus d’empire sur la foule et ne se sont jamais tant fait redouter des rois que dans les pires situations traversées par l’État ; mais cela étant, à ce que je crois, suffisamment connu de tous, je n’insisterai pas.
[5] De la cause que je viens d’assigner à lasuperstition, il suit clairement que tous les hommes y sont sujets denature (et ce n’est pas, quoi qu’en disent d’autres, parce que tous les mortels ont une certaine idée confuse de la divinité6).
6. L’idée que les humains sont incapables d’avoir une idée claire de Dieu est courante dans les traditions juive et chrétienne (voir par exemple dans le Nouveau Testament, 1 Timothée, 1 :17 et 6 : 16). Dans l’Éthique, Spinoza affirme au contraire : « L’esprit humain a la connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu » (Éth., II, 47, p. 309).
On voit en outre qu’elle doit être extrêmement diverse et inconstante, comme sont diverses et inconstantes les illusions qui flattent l’âme humaine et les folies où elle se laisse entraîner ; qu’enfin l’espoir, la haine, la colère et la fraude peuvent seuls en assurer le maintien, attendu (45) qu’elle ne tire pas son origine de la raison, mais de la passion seule et de la plus agissante de toutes.
Autant par suite les hommes se laissent facilement prendre par tout genre desuperstition, autant il est difficile de faire qu’ils persistent dans la même ; bien plus, le vulgaire demeurant toujours également misérable, il ne peut jamais trouver d’apaisement, et cela seul lui plaît qui est nouveau et ne l’a pas encore trompé ; c’est cette inconstance qui a été cause de beaucoup de troubles et de guerres atroces ; car, cela est évident par ce qui précède, et Quinte-Curce en a fait très justement la remarque : « nul moyen de gouverner la multitude n’est plus efficace que la superstition*. »Par où il arrive qu’on l’induit aisément, sous couleur de religion, tantôt à adorer les rois comme des dieux, tantôt à les exécrer et à les détester comme un fléau commun du genre humain.
*Liv. IV, chap. X.
[6] Pour éviter ce mal, on s’est appliqué avec le plus grand soin à entourer lareligion, vraie ou fausse, d’un culte et d’un appareil propre à lui donner dans l’opinion plus de poids qu’à tout autre mobile et à en faire pour toutes les âmes l’objet du plus scrupuleux et plus constant respect.Ces mesures n’ont eu nulle part plus d’effet que chez les Turcs7 où la discussion même passe pour (46) sacrilège et où tant de préjugés pèsent sur le jugement que la droite raison n’a plus de place dans l’âme et que le doute même est rendu impossible.
7. Pendant tout le XVIIe siècle, les Européens représentent souvent l’Empire ottoman comme un royaume tyrannique et obscurantiste, livré à des passions cruelles. La prise de Constantinople en 1453 et surtout les conquêtes de Soliman le Magnifique, qui avança jusqu’à Vienne en 1529, en ont fait le symbole des menaces extérieures aux yeux des Européens, lesquels conservent par ailleurs un imaginaire agressif issu des Croisades contre lequel lutte Érasme de Rotterdam (voir Géraud Pomarède, Pour en finir avec la Croisade. Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux XVIe et XVIIe siècles, PUF, 2009). Cette attitude envers l’Empire ottoman, plus qu’envers l’islam, durera jusqu’à ce que Montesquieu inverse le regard en imaginant des « Persans » décrivant la France (Les Lettres persanes, 1721). Au reste, l’avis personnel de Spinoza, admirateur d’Érasme, est plus nuancé : « En ce qui concerne les Turcs eux-mêmes […], s’ils adorent Dieu par le culte de la justice et de la charité envers le prochain, je crois qu’ils ont l’esprit du Christ et qu’ils sont sauvés » (lettre 76 à Albert Burgh, § [10], in Correspondance, GF-Flammarion, 2010, p. 262).
[II. §§ 7-8 : La thèse du livre : on ne peut supprimer la liberté sans détruire la paix de l’État et la piété.]
[7] Mais si le grand secret du régimemonarchiqueet son intérêt majeur est de tromper les hommes et de colorer du nom dereligionla crainte qui doit les maîtriser, afin qu’ils combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut, et croient non pas honteux, mais honorable au plus haut point de répandre leur sang et leur vie pour satisfaire la vanité d’un seul homme, on ne peut, en revanche, rien concevoir ni tenter de plus fâcheux dans une librerépublique, puisqu’il est entièrement contraire à la liberté commune que le libre jugement propre soit asservi aux préjugés ou subisse aucune contrainte.(47)
Quant aux séditions excitées sous couleur dereligion, elles naissent uniquement de ce que des lois sont établies concernant les objets de spéculation et de ce que les opinions sont tenues pour coupables et condamnées comme si elles étaient des crimes ; leurs défenseurs et partisans sont immolés non au salut de l’État, mais à la haine et à la cruauté de leurs adversaires. Si tel était le droit public que « seuls les actes pussent être poursuivis, les paroles n’étant jamais punies8 », de semblables séditions ne pourraient se parer d’une apparence de droit, et les controverses ne se tourneraient pas en séditions.
8. Cette citation est une remarque de l’historien romain Tacite (Annales, I, 72) citée par des théoriciens politiques proches de Spinoza tels que les frères De La Court (Consideratien Van Staat ofte Polityke Weeg-Schaal, Amsterdam, Zinbreker, 1661, p. 18).
[8] Puis donc que ce rare bonheur nous est échu de vivre dans une république, où une entière liberté de juger et d’honorerDieu selon sa complexion propre est donnée à chacun, et où tous tiennent la liberté pour le plus cher et le plus doux des biens9, (48) j’ai cru ne pas entreprendre une œuvre d’ingratitude ou sans utilité, en montrant que non seulement cette liberté peut être accordée sans danger pour la piété et la paix del’État, mais que même on ne pourrait la supprimer sans détruire la paix del’Étatet la piété. Telle est la thèse que mon principal objet a été de démontrer dans ce traité.
9. Cette phrase n’est ni simplement descriptive ni ouvertement ironique ; elle exprime plutôt un programme par lequel Spinoza entend soutenir les forces favorables à la république, réunies derrière Jan de Witt, opposant politique des orangistes, qui souhaitent porter Guillaume d’Orange à la monarchie. Dans les faits, depuis 1650, les Provinces-Unies traversent une période surnommée « la Vraie Liberté » (Ware Vrijheid), pendant laquelle le régime fédéral, privé de stadhouder (chef du pouvoir exécutif), laisse une grande autonomie à chaque province. Cette période se terminera deux ans après la publication du Traité théologico-politique, avec l’invasion militaire de la France en 1672 et l’assassinat des frères De Witt.
Pour y parvenir, il a été nécessaire d’abord d’indiquer les principaux préjugés concernant la religion, c’est-à-dire lesrestes de notre servitude antique; puis aussi les préjugés se rapportant audroitdes autorités souveraines de l’État.Beaucoup en effet, dans leur licence effrontée, s’efforcent de leur enlever cedroit en grande partie et de détourner d’elles sous couleur dereligionle cœur de la multitude encore sujet à la superstition des idolâtres, ce qui nous ferait retomber dans une servitude universelle. Je me propose de dire un peu plus loin en quelques mots dans quel ordre je montrerai cela, mais auparavant j’exposerai les causes qui m'ont poussé à écrire.
[III. § 9 : Les circonstances qui ont poussé l’auteur à écrire ce livre : Rien n’est demeuré de la Religion même, sauf le culte extérieur, du fait de l’avidité sans mesure pour les fonctions sacerdotales.]
[9] J’ai vu maintes fois avec étonnement des hommes fiers de professer lareligionchrétienne, c’est-à-dire l’amour, la joie, la paix, la continence et la bonne foi envers tous, se combattre avec une incroyable ardeur malveillante et se donner des marques de la haine la plus âpre, si bien qu’à ces(49)sentiments plus qu’aux précédents leur foi se faisait connaître. Voilà longtemps déjà, les choses en sont venues au point qu’il est presque impossible de savoir ce qu’est un homme : chrétien, turc, juif ou idolâtre, sinon à sa tenue extérieure et à son vêtement, ou à ce qu’il fréquente telle ou telle Église ou enfin à ce qu’il est attaché à telle ou telle opinion et jure sur la parole de tel ou tel maître. Pour le reste leur vie à tous est la même.
Cherchant donc la cause de ce mal, je n’ai pas hésité à reconnaître que l’origine en était que les charges d’administrateur d’une Église tenues pour des dignités, les fonctions de ministre du culte devenues des prébendes10, la religion a consisté pour le vulgaire à rendre aux pasteurs les plus grands honneurs. Dès que cet abus a commencé dans l’Église en effet, un appétit sans mesure d’exercer les fonctions sacerdotales a pénétré dans le cœur des plus méchants, l’amour de propager la foi enDieua fait place à une ambition et à une avidité sordides, le Temple même a dégénéré en un théâtre où l’on entendit non des docteurs, mais des orateurs d’Église dont aucun n’avait le désir d’instruire le peuple, mais celui de le ravir d’admiration, de reprendre publiquement les dissidents, de n’enseigner que des choses nouvelles, inaccoutumées, propres à frapper le vulgaire d’étonnement. De là en vérité ont dû (50) naître de grandes luttes, de l’envie et une haine que les années écoulées furent impuissantes à apaiser11.
10. Revenus ecclésiastiques.
11. L’idée selon laquelle l’Église a trahi sa mission est au cœur de la Réforme initiée au XVIe siècle notamment par l’Allemand Martin Luther (1483-1546) et par le Français Jean Calvin (1509-1564). Calvin considère que si tous les hommes ont en leur âme une certaine idée de Dieu (d’après Cicéron, De la nature des dieux, I, XVI, 43), les pratiques culturelles des païens puis de l’Église catholique ont corrompu cette idée par ignorance ou par malice (voir par exemple Calvin, Institutions, I, III-IV). Un siècle plus tard, les penseurs radicaux estiment que le principe même d’institutions et de hiérarchies ecclésiastiques constitue une trahison de l’élan religieux (Jan Knol, Daniel de Breen et surtout Pieter Ballin, proche ami de Spinoza : voir plus loin, p. 219 et suiv.).
Il n’y a donc pas à s’étonner si rien n’est demeuré de lareligionmême, sauf le culte extérieur, plus semblable à une adulation qu’à une adoration deDieupar le vulgaire, et si la foi ne consiste plus qu’en crédulité et préjugés. Et quels préjugés ? Des préjugésqui réduisent des hommes raisonnables à l’état de bêtes brutes, puisqu’ils empêchent tout libre usage du jugement, toute distinction du vrai et du faux, et semblent inventés tout exprès pour éteindre toute la lumière de l’entendement. La piété, grand Dieu ! et la religion consistent en absurdes mystères, et c’est à leur complet mépris de la raison, à leur dédain, à leur aversion de l’entendement dont ils disent la nature corrompue, que, par la pire injustice, on reconnaît les détenteurs de la lumière divine.
Certes, s’ils possédaient seulement une étincelle de la lumière divine, ils ne seraient pas si(51) orgueilleux dans leur déraison, mais apprendraient à honorerDieu de plus sage façon et, comme aujourd’hui par la haine, l’emporteraient sur les autres par l’amour ; ils ne poursuivraient pas d’une si âpre hostilité ceux qui ne partagent pas leurs opinions, mais plutôt auraient pitié d’eux — si du moins c’est pour le salut d’autrui et non pour leur propre fortune qu’ils ont peur.
En outre, s’ils avaient quelque lumièredivine, cela se connaîtrait à leur doctrine. J’avoue que leur admiration des mystères de l’Écriture est sans bornes, mais je ne vois pas qu’ils aient jamais exposé aucune doctrine en dehors des spéculations aristotéliciennes et platoniciennes12 ; et, pour ne point paraître des païens, ils y ont accommodé l’Écriture. Il ne leur a pas suffi de déraisonner avec les Grecs, ils ont voulu faire déraisonner les prophètes avec eux. Ce qui prouve bien clairement qu’ils n’ont pas vu, fût-ce en rêve, ladivinitéde l’Écriture.Plus bas leur admiration les incline(52) devant ses mystères, plus ils montrent qu’en eux la soumission à l’Écriture l’emporte sur la foi, et cela se voit encore à ce que la plupart posent en principe (pour l’entendre clairement et en deviner le vrai sens) que l’Écriture est partout vraie et divine, alors que ce devrait être la conclusion d’un examen sévère ne laissant subsister en elle aucune obscurité ; ce que son étude directe nous démontrerait bien mieux, sans le secours d’aucune fiction humaine, ils le posent d’abord comme règle d’interprétation.
12. Aristote (v. 384- v.322 av. J.-C.) a été une référence majeure pour les philosophes médiévaux, qu’ils soient juifs comme Maïmonide (1135-1204) ou chrétiens comme Thomas d’Aquin (1224-1274). A partir de la Renaissance, il est en partie supplanté aux yeux de certains humanistes par Platon (v.428-v.348 av. J.-C.). le rejet de ces autorités antiques place Spinoza parmi les auteurs de la « modernité » qui, comme l’Italien Galileo Galilei, dit Galilée (1564-1642), ou le Français René Descartes (1596-1650), veulent promouvoir l’expérience, le calcul et le raisonnement comme supérieurs à toute autorité antique pour la recherche de la vérité.
[IV. §§ 10 à 14 : les étapes du livre.]
[10] Telles étaient donc les pensées qui occupaient mon esprit : non seulement je voyais la lumière naturelleméprisée, mais beaucoup la condamnant comme une source d’impiété ; des inventions humaines, devenues des enseignements divins ; la crédulité prise pour la foi; les controverses des philosophes soulevant dans l’Égliseet l’État les passions les plus vives, engendrant la discorde et des haines cruelles et par suite des séditions parmi les hommes ; sans parler de beaucoup d’autres maux trop longs à énumérer. J’ai résolu sérieusement en conséquence de reprendre à nouveau, sans prévention, et en toute liberté d’esprit, l’examen del’Écriture et de n’en rien affirmer, de ne rien admettre comme faisant partie de sa doctrine qui ne fût enseigné par elle avec une parfaite clarté. Avec cette précaution13 donc j’ai (53) formé une méthode pour l’interprétation des livres saints et, une fois en possession de cette méthode, j’ai commencé à chercher avant tout :
- ce que c’est qu’une prophétie,
- et en quelle conditionDieus’est révélé aux prophètes ?
- et pourquoi ils ont été reconnus par lui, c’est-à-dire, si c’est parce qu’ils ont eu sur Dieu et la nature de hautes pensées, ou à cause de leur seule piété.
13. Par cette formulation, Spinoza fait savoir qu’il se range parmi les partisans de la « nouvelle philosophie », parfois appelés « cartésiens » en référence à Descartes, par opposition à la philosophie scolastique qui s’inspire d’Aristote. En effet, la phrase reprend l’un des quatre préceptes de la « méthode » définie par Descartes : « Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle, c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement, et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute » (Discours de la méthode, II, G-Flammarion, 2000, p. 49).
Quand j’eus répondu à ces questions, je pus aisément établir que l’autorité des prophètes a du poids seulement en ce qui concerne l’usage de la vie et la vertu véritable; quant au reste, leurs opinions nous touchent peu. Ces points acquis, j’ai cherché pour quelle raison les Hébreux ont été appelés les élus deDieu ? Ayant vu que c’est simplement parce que Dieu a choisi pour eux une certaine contrée où ils pussent vivre en sécurité et commodément, j’ai compris que les lois révélées par Dieu à Moïse n’étaient autre chose que le droit propre à l’État des Hébreux et par suite que nul en dehors d’eux (54) n’était obligé de les admettre ; bien plus qu’eux-mêmes n’y étaient obligés que pendant la durée de leur État.
En outre, pour savoir si on peut conclure de l’Écriture que l’entendement humain a une nature corrompue, j’ai voulu rechercher si la religion14catholique, c’est-à-dire la loidivinerévélée à la totalité du genre humain par les prophètes et les Apôtres, est autre que celle qu’enseigne aussi la lumière naturelle ? Puis, si les miracles ont eu lieu contrairement à l’ordre de la nature et s’ils prouvent l’existence de la providence deDieu de façon plus claire et plus certaine que les choses connues de nous clairement et distinctement par leurs premières causes ?
14. Spinoza emploie ici en son sens grec de « religion universelle » (katholikos veut dire « universel » en grec). Loin de faire hommage à la religion nommée catholique, cela suggère clairement que la religion défendue par le pape a usurpé son nom.
Mais comme, dans ce qu’enseigne expressément l’Écriture, je n’ai rien trouvé qui ne s’accordât avec l’entendement et qui lui contredit, voyant en outre que les prophètes n’ont rien enseigné que des choses extrêmement simples pouvant être aisément perçues par tous, et ont seulement usé, pour les exposer, du style et, pour les appuyer, des raisons qui pouvaient le mieux amener la multitude à la dévotion envers Dieu, j’ai acquis l’entière conviction que l’Écriture laisse la raison absolument libre et n’a rien de commun avec la philosophie, mais (55) que l’une et l’autre se maintiennent par une force propre à chacune. Pour donner de ce principe une démonstration rigoureuse et préciser entièrement ce point, je montre suivant quelle méthode l’Écriture doit être interprétée et que toute la connaissance qu’elle peut donner des choses spirituelles, doit être tirée d’elle seule et non de ce que nous savons par la lumière naturelle.
Je fais connaître ensuite les préjugés nés de ce que le vulgaire (attaché à la superstition et qui préfère les restes des temps anciens à l’éternité même) adore les livres de l’Écriture plutôt que la parole même deDieu.
Puis je montre que la parole révélée deDieu, ce n’est pas un certain nombre de livres, mais une idée simple de la penséedivinetelle qu’elle s’est fait connaître aux prophètes par révélation : à savoir qu’il faut obéir àDieude toute son âme, en pratiquant la justice et la charité. Et je fais voir que cette doctrine est enseignée dans l’Écriture suivant la compréhension et les opinions de ceux à qui les prophètes et les Apôtres avaient accoutumé de prêcher la parole deDieu, précaution nécessaire pour qu’elle fût adoptée par les hommes sans aucune répugnance et de toute leur âme.
[11] Ayant ainsi fait connaître les fondements de la foi, je conclus enfin que la connaissance révélée n’a d'autre objet que l’obéissance, et est ainsi entièrement distincte de la connaissancenaturelle, tant par son objet que par ses principes et ses moyens, (56) que ces deux connaissances n’ont rien de commun, mais peuvent l’une et l’autre occuper leur domaine propre sans se combattre le moins du monde et sans qu’aucune des deux doive être la servante de l’autre.
[12] En outre, puisque les hommes ont des complexions différentes et que l’un se satisfait mieux de telles opinions, l’autre de telles autres, que ce qui est objet de religieux respect pour celui-ci, excite le rire de celui-là, je conclus encore qu’il faut laisser à chacun la liberté de son jugement et le pouvoir d’interpréter selon sa complexion les fondements de la foi, et juger de la foi de chacun selon ses œuvres seulement, se demandant si elles sont conformes ou non à la piété, car de la sorte, tous pourront obéir àDieud’un entier et libre consentement et seules la justice et la charité auront pour tous du prix.
[13] Après avoir fait connaître cette liberté donnée à tous par la loidivine, je passe à la deuxième partie du sujet : cette liberté peut et même doit être accordée sans danger pour la paix del’Étatet ledroitdusouverain, elle ne peut être enlevée sans grand danger pour la paix et grand dommage pour l’État.
Pour le démontrer, je pars du droit naturel de l’individu lequel s’étend aussi loin que son désir et sa puissance, nul suivant le droit de la nature n’étant tenu de vivre selon la complexion d’autrui, chacun étant le défenseur de sa liberté propre.
Je montre de plus qu’en réalité nul ne fait abandon de sondroit, sinon celui qui transfère à un (57) autre son pouvoir de se défendre et que, de toute nécessité, le détenteur dudroitnaturelabsolu se trouve être celui à qui tous ont transféré, avec leur pouvoir de se défendre, leurdroitde vivre suivant leur complexion propre ; et par là j’établis que les détenteurs dusouveraincommandement dans l’État ont, dans la mesure de leur pouvoir, droit à tout et sont seuls défenseurs dudroit et de la liberté, tandis que les autres doivent agir en tout selon leur seul décret. Comme personne cependant ne peut se priver lui-même du pouvoir de se défendre au point qu’il cesse d’être un homme, j’en conclus que nul ne peut être entièrement privé de sondroitnaturel, et que les sujets conservent, comme par undroitdenature, certaines franchises qui ne peuvent leur être ravies sans grand danger pourl’État et qui, ou bien leur sont accordées tacitement, ou bien sont stipulées, avec ceux qui commandent.
[14] Après ces considérations, je passe à la République des Hébreux dont je parle assez longuement, montrant en quelles conditions, par quels hommes et quels décretslareligiona commencé d’avoir force de loi, et indiquant en passant d’autres particularités qui m’ont paru mériter d’être connues.
Après cela, j’établis que ceux qui détiennent lesouveraincommandement ne sont pas seulement les gardiens et les interprètes dudroitcivil, mais aussi dudroit sacré, et que seuls ils ont ledroitde décider ce qui est juste, ce qui est injuste, ce qui est conforme ou contraire à la piété.(58) Ma conclusion est enfin que pour maintenir cedroitle mieux possible et assurer la sûreté del’État, il faut laisser chacun libre de penser ce qu’il voudra et de dire ce qu’il pense.
[V. §§ 15 et 16 : épilogue.]
[15] Tel est, lecteur philosophe, l’ouvrage que je te donne à examiner avec la conviction qu’en raison de l’importance et de l’utilité de son objet, qu’on le prenne dans sa totalité ou dans chacun de ses chapitres, il ne recevra pas de toi mauvais accueil ; j’aurais là-dessus plusieurs choses à ajouter, mais je ne veux pas que cette préface s’allonge et devienne un volume, je crois d’ailleurs que l’essentiel est connu surabondamment des philosophes.
Aux non-philosophes je n’ai cure de recommander ce traité, n’ayant pas de raison d’espérer qu’il puisse leur convenir en aucune façon. Je sais, en effet, combien sont enracinés dans leur âme les préjugés auxquels sous couleur de piété ils ont donné leur adhésion. Je sais aussi qu’il est également impossible d’extirper de l’âme du vulgaire la superstitionet la crainte.Je sais enfin qu’en lui l’insoumission tient lieu de constance et qu’il n’est pas gouverné par la raison, mais emporté par la passion à la louange et au blâme. Je n’invite donc pas à lire cet ouvrage le vulgaire et ceux qui sont agités des mêmes passions que lui15 ; bien plutôt préférerais-je de leur (59) part une entière négligence à une interprétation qui, étant erronée suivant leur coutume invariable, leur donnerait occasion de faire le mal, et, sans profit pour eux-mêmes, de nuire à ceux qui philosopheraient plus librement, n’était qu’ils croient que la raison doit être la servante de la théologie ; à ces derniers, en effet, j’ai la conviction que cet ouvrage sera très utile.
15. Spinoza se méfie tellement des lecteurs mal intentionnés ou trop irritables que, lorsqu’il apprend qu’une édition néerlandaise du Traité théologico-politique est prête à être publiée, il demandera à son ami Jarig Jellesz de l’empêcher : « je t’en prie avec insistance, renseigne-toi d’urgence sur cette affaire, et si c’est possible, empêche l’impression ! » (lettre 44 à Jarig Jellesz, § [1], in Correspondance, op. cit. , p.273).
[16] Comme d’ailleurs beaucoup n’auront ni le loisir ni le goût de tout lire, je suis obligé de prévenir ici comme à la fin du traité que je n’ai rien écrit que je ne sois prêt à soumettre à l’examen et au jugement des souverains de ma patrie ; s’ils (60) jugent, en effet, que j’ai dit quelque chose de contraire aux lois de la patrie ou au salut public, je veux que cela soit comme n’ayant pas été dit. Je sais que je suis homme et que j’ai pu me tromper ; j’ai mis tous mes soins toutefois à ne me pas tromper et en premier lieu à ne rien écrire qui ne s’accordât parfaitement avec les lois de la patrie, la piété et les bonnes mœurs. (61)
CHAPITRE XVI
Des fondements de l’État ; du droit tant naturel que civil de l’individu ; et du droit du souverain. (63)
[I. §§1-4 : Le Droit naturel de chacun.]
[1] Jusqu’à présent notre souci a été de séparer la philosophie de la théologie et de montrer la liberté de philosopher que la théologie reconnaît à tous. Il est temps maintenant de nous demander jusqu’où doit s’étendre, dans l’Étatle meilleur, cette liberté laissée à l’individu de penser et de dire ce qu’il pense. Pour examiner cette question avec méthode, il nous faut éclaircir la question des fondements del’État et en premier lieu traiter du droitnaturelde l’individu sans avoir égard pour commencer àl’Étatet à lareligion.
[2] Par droitet institution de lanature, je n’entends autre chose que les règles de lanature de chaque individu, règles suivant lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé à exister et à se comporter d’une certaine manière. Par exemple les poissons sont déterminés par la nature à nager, les grands poissons à manger les petits ; par suite les poissons jouissent de l’eau, et les grands mangent les petits, en vertu d’un droitnaturel souverain. (65)
Il est certain en effet que lanatureconsidérée absolument a un droitsouverain sur tout ce qui est en son pouvoir, c’est-à-dire que le droit de lanatures’étend aussi loin que s’étend sa puissance ; car la puissance de lanatureest la puissance même deDieuqui a sur toutes choses un droit souverain. Mais la puissance universelle delanatureentière n’étant rien en dehors de la puissance de tous les individus pris ensemble, il suit de là que chaque individu a un droitsouverain sur tout ce qui est en son pouvoir, autrement dit que ledroitde chacun s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient.
Et la loisuprême de lanature étant que chaque chose s’efforce de persévérer dans sonétat, autant qu’il est en elle, et cela sans tenir aucun compte d’aucune autre chose, mais seulement d’elle-même, il suit que chaque individu a un droitsouverain de persévérer dans son état, c’est-à-dire (comme je l’ai dit) d’exister et de se comporter comme il est naturellement déterminé à le faire.
Nous ne reconnaissons ici nulle différence entre les hommes et les autres individus delanature, non plus qu’entre les hommes doués de raison et les autres qui ignorent la vraieraison ; entre les imbéciles, les déments et les gens sains d’esprit. Tout ce que fait une chose agissant suivant les lois de la nature, en effet, elle le fait d’un droitsouverain, puisqu’elle agit comme elle y est déterminée par la nature et ne peut agir autrement. (66)
C’est pourquoi, parmi les hommes, aussi longtemps qu’on les considère comme vivant sous l’empire de lanatureseule, aussi bien celui qui n’a pas encore connaissance de laraison, ou qui n’a pas encorel’état de vertu, vit en vertu d’undroitsouverain, soumis aux seuleslois de l’appétit, que celui qui dirige sa vie suivant les loisde laraison. C’est-à-dire, de même que le sage a undroit souverain de faire tout ce que laraison commande, autrement dit, de vivre suivant les loisde laraison, de même l’ignorant, et celui qui n’a aucune force morale, a undroitsouverain de faire tout ce que persuade l’appétit, autrement dit de vivre suivant lesloisde l’appétit. C’est la doctrine même de Paul qui ne reconnaît pas de péché avant laloi, c’est-à-dire tant que les hommes sont considérés comme vivant sous l’empire de la nature16.
16. Dans la Bible, l’apôtre Paul écrit : « Je n’ai connu le péché que par la loi » (Épître aux Romains, 7 :7).
[3] Le droitnaturelde chaque homme se définit donc non par la saineraison, mais par le désir et la puissance. Tous en effet ne sont pas déterminés naturellement à se comporter suivant les règles et lois de la raison ; tous au contraire naissent ignorants de toutes choses et, avant qu’ils puissent connaître la vraie règle de vie et acquérir l’état de vertu, la plus grande partie de leur vie s’écoule, même s’ils ont été bien élevés ; et ils n’en sont pas moins tenus de vivre en attendant et de se conserver autant qu’il est en eux, c’est-à-dire par la seule (67)impulsion de l’appétit, puisque lanature ne leur a donné rien d’autre et leur a dénié la puissance actuelle de vivre suivant la droite raison; ils ne sont donc pas plus tenus de vivre suivant lesloisd’une âme saine que le chat suivant les lois de la nature du lion.17 Tout ce donc qu’un individu considéré comme soumis au seul empire de lanature, juge lui être utile, que ce soit sous la conduite de la droite raison ou par la violence de ses passions, il lui est loisible de l’appéter en vertu d’un droit de naturesouverain et de s’en saisir par quelle voie que ce soit, par la force, par la ruse, par les prières, enfin par le moyen qui lui paraîtra le plus facile ; conséquemment aussi de tenir pour ennemi celui qui veut l’empêcher de se satisfaire.
17. Cette comparaison animalière a pour fin de rappeler que l’humanité est traversée de différences qualitatives définies par les passions de chacun, lesquelles dépendent de choses extérieures aux hommes (voir Présentation, note 1, p. 30). Il faut donc faire la différence entre la nature humaine en tant qu’elle se définit par la raison (la même pour tous), et la nature de chacun en tant qu’elle se définit par ses passions (autrement dit, à la fois différente des autres et jamais identique à elle-même). Dans l’Éthique, Spinoza écrit : « [quand] nous vénérons un homme du fait que nous imaginons que ces vertus sont les siennes à titre singulier, et non qu’elles sont communes à notre nature ; et partant de là, nous ne les lui envierons pas plus qu’aux arbres, la hauteur, et aux lions, la force » (Éth., III, 55, scolie, p. 483).
[4] Il suit de là que ledroit et l’institution de lanature, sous lesquels tous naissent et vivent la plus grande partie de leur existence, ne prohibent rien(68) sinon ce que personne ne désire et ne peut ; ni les conflits, ni les haines, ni la colère, ni l’aversion, quel qu’en soit l’objet, qu’inspire l’appétit. Rien de surprenant à cela, car lanature ne se limite pas auxloisde laraisonhumaine dont l’unique objet est l’utilité véritable et la conservation des hommes ; elle en comprend une infinité d’autres qui se rapportent à l’ordre éternel de la nature entière dont l’homme est une petite partie ; et par la seule nécessité de cet ordre tous les êtres individuels sont déterminés à exister et à se comporter d’une certaine manière.
Toutes les fois donc qu’une chose nous paraît ridicule, absurde ou mauvaise dans la nature, cela vient de ce que nous connaissons les choses en partie seulement et ignorons pour une grande part l’ordre et la cohésion de lanatureentière et voulons que tout soit dirigé au profit de notre raison ; alors que ce que laraisonprononce être mauvais, n’est pas mauvais au regard de l’ordre et des loisde toute lanature, mais seulement au regard desloisde notrenatureseule.
[II. §§5-8 : Le pacte et le Droit du Souverain sur toutes choses.]
[5] Il n’en est pas moins vrai, personne n’en peut douter, qu’il est de beaucoup plus utile aux hommes de vivre suivant leslois et les injonctions certaines de laraison, lesquelles tendent uniquement, comme nous l’avons dit, à ce qui est réellement utile aux hommes.
En outre, il n’est personne qui ne désire vivre à l’abri de la crainte autant qu’il se peut, et cela est (69) tout à fait impossible aussi longtemps qu’il est loisible à chacun de faire tout ce qui lui plaît, et qu’il n’est pas reconnu à la raison plus de droits qu’à la haine et à la colère ; personne en effet, ne vit sans angoisse parmi les inimitiés, les haines, la colère et les ruses, il n’est personne qui ne tâche en conséquence d’y échapper autant qu’il est en lui.
Que l’on considère encore que, s’ils ne s’entraident pas, les hommes vivent très misérablement et que, s’ils ne cultivent pas la raison, ils restent asservis aux nécessités de la vie comme nous l’avons montré au chapitre V18, et l’on verra très clairement que pour vivre dans la sécurité et le mieux possible, les hommes ont dû nécessairement aspirer à s’unir en un corps et ont fait par là que le droit que chacun avait de nature sur toutes choses, appartînt à la collectivité et fût déterminé non plus par la force et l’appétit de l’individu mais par la puissance et la volonté de tous ensemble.
18. Dans le chapitre V, Spinoza écrit : « Si les hommes étaient ainsi disposés par la nature qu’ils n’eussent de désir que pour ce qu’enseigne la vraie raison, certes la société n’aurait besoin d’aucunes lois, il suffirait absolument d’éclairer les hommes par des enseignements moraux pour qu’ils fissent d’eux-mêmes et d’une âme libérale ce qui est vraiment utile » (Traité théologico-politique, trad. Et éd. Ch. Appunh, GF- Flammarion, 2022, chap. V, p. 108).
Ils l’eussent cependant tenté en vain s’ils ne voulaient suivre d’autres conseils que ceux de l’appétit (en vertu de ses lois en effet chacun est entraîné (70) dans un sens différent) ; il leur a donc fallu, par un établissement très ferme, convenir de tout diriger suivant l’injonction de laraisonseule (à laquelle nul n’ose contredire ouvertement pour ne paraître pas dément), de réfréner l’appétit, en tant qu’il pousse à causer du dommage à autrui, de ne faire à personne ce qu’ils ne voudraient pas qui leur fût fait, et enfin de maintenir le droit d’autrui comme le sien propre19.
19. Spinoza mobilise ici simultanément des préceptes moraux, philosophiques et juridiques. Dans la Bible, la loi du talion – « Ne fais aux autres que ce qu’ils t’ont fait » - a pour complémentaire la « règle d’or » : « Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » (Tobie, 4 :15). Cette règle est ici associée à une énumération qu’on trouve chez le philosophe Justinien : « Les préceptes du droit sont ceux-ci : vivre honnêtement, ne pas léser autrui, attribuer à chacun ce qui est le sien » (Institutes de Justinien, trad. Ph. Cocatre-Zilgien et J.-P. Coriat, Dalloz, 2003, p. 75).
[6] Suivant quelle condition faut-il que ce pacte soit conclu pour être solide, et garanti, c’est ce que nous allons voir. C’est, observons-le, uneloiuniverselle de la natureque nul ne renonce à ce qu’il juge être bon, sinon par espoir d’un bien plus grand ou par crainte d’un dommage plus grand, ni n’accepte un mal, sinon pour éviter un mal pire ou par espoir d’un plus grand bien.C’est-à-dire chacun, de deux biens, choisira celui qu’il juge être le plus grand, et de deux maux celui qui paraîtra le moindre. Je dis expressément celui qui au choix lui paraîtra le plus grand ou le moindre ; je ne dis pas que la réalité soit nécessairement conforme à (71) son jugement. Et cette loi est si fermement écrite dans la nature humaine qu’on doit la ranger au nombre des vérités éternelles que nul ne peut ignorer.
Elle a pour conséquence nécessaire que personne ne promettra sinon par ruse* d’abandonner quelque chose du droit qu’il a sur tout, et que personne absolument ne tiendra la promesse qu’il a pu faire, sinon par crainte d’un mal plus grand ou espoir d’un plus grand bien. Pour le faire mieux entendre, supposons qu’un voleur me contraigne à lui promettre de lui faire abandon de mes biens où il voudra. Puisque mon droit naturel est limité, comme je l’ai montré, par ma seule puissance, il est certain que, si je puis par ruse me libérer du voleur en lui promettant ce qu’il voudra, il m’est, par le droitnaturel loisible de le faire, autrement dit de conclure par ruse le pacte qu’il voudra20. (72)
* Annotation 32 de Spinoza: Dans l’état de société où le droit commun décide du bien et du mal, on distingue avec raison une bonne ruse d’une mauvaise. Mais dans l’état de nature, où chacun est son propre juge et a le droit souverain de se prescrire à lui-même des lois et de les interpréter, et même de les abroger s’il le juge préférable, on ne peut pas concevoir que quelqu’un agisse par mauvaise ruse.
20. La question de la « foi entre ennemis » (pour reprendre l’expression du juriste Hugo Grotius, 1583-1645) est un problème délicat, où Spinoza s’oppose à Hobbes (Du citoyen, II, art.16) et se rallie à Machiavel (Discours, III, 42). Grotius observe « qu’il peut arriver de deux manières qu’on soit exempt de perfidie, et cependant sans avoir accompli ce qui a été promis, à savoir par défaut de la condition, et par la compensation », c’est-à-dire soit quand « l’événement montre qu’il n’existe aucune obligation, puisqu’elle n’avait été contractée que sous condition », soit quand « l’un des contractants n’a pas accompli le premier ce qu’il était tenu d’accomplir de son côté » (Le Droit de la guerre et de la paix, trad. P. Pradier-Fodéré, PUF, 1999, p.780).
Ou bien supposons que sans intention de fraude, j’ai promis à quelqu’un de m’abstenir pendant vingt jours de pain et de tout aliment et qu’ensuite je voie que j’ai fait une promesse insensée et que je ne puis la tenir sans le plus grand dommage ; puisque, en vertu du droitnaturel, de deux maux je suis tenu de choisir le moindre, je peux d’un droitsouverainmanquer de foi à ce pacte et faire que ce qui a été dit, soit comme s’il n’avait pas été dit. Et cela m’est loisible, dis-je, suivant le droit naturel, soit que, par une raison vraie et certaine, je voie que j’ai mal fait de promettre, soit que par une opinion je croie le voir : dans les deux cas en effet, que je le voie vraiment ou faussement, je craindrai le plus grand mal et m’efforcerai par tout moyen de l’éviter, comme il est institué par la nature.
[7] De là nous concluons que nul pacte ne peut avoir de force sinon pour la raisonqu’il est utile, et que, levée l’utilité, le pacte est levé du même coup et demeure sans force ; un homme est insensé en conséquence de demander à un autre d’engager sa foi pour l’éternité, s’il ne s’efforce en même temps de faire que la rupture du pacte entraîne,(73)pour celui qui l’a rompu, plus de dommage que de profit : c’est là un point d’importance capitale dans l’institution de l’État.
Si maintenant tous les hommes se laissaient facilement conduire sous la seule conduite de laraisonet connaissaient la très grande utilité et la nécessité del’État, il n’y en aurait aucun qui ne détestât la fourberie; tous observeraient rigoureusement les pactes avec la plus entière fidélité, par désir de ce bien supérieur qu’est la conservation del’État, et garderaient par-dessus tout la foi promise, ce rempart le plus fort de l’État.Mais il s’en faut de beaucoup que tous se laissent aisément conduire sous la seule conduite de la raison ; chacun se laisse entraîner par son plaisir et le plus souvent l’avarice, la gloire, l’envie, la haine, etc., occupent l’âme de telle sorte que la raison n’y a plus aucune place.
C’est pourquoi, alors même que les hommes donnent des marques certaines de la pureté de leurs intentions quand ils s’engagent, par des promesses et par des pactes, à garder la foi jurée, personne cependant ne peut, à moins qu’à la promesse ne s’ajoute quelque autre chose, se reposer avec assurance sur la bonne foi d’autrui, puisque chacun peut agir par ruse suivant le droit de nature et n’est pas tenu d’observer le pacte sinon par espoir d’un bien plus grand ou crainte d’un plus grand mal.
Mais puisque, nous l’avons déjà montré, le droit naturela pour limites la puissance de l’individu, autant un individu, par force ou de plein gré, cède (74) à un autre de la puissance qui lui appartient, autant il abandonne nécessairement à cet autre de son droit ; et celui-là a un droitsouverain, qui a un pouvoir souverain, lui permettant de contraindre tous les autres par la force et de les tenir par la crainte du dernier supplice, universellement redouté. Il ne gardera ce droit d’ailleurs qu’aussi longtemps qu’il conservera la puissance d’exécuter tout ce qu’il voudra ; sans cette condition son commandement sera précaire et nulle personne ayant une force supérieure ne sera, si elle ne le veut pas, tenue de lui obéir.
[8] Voici maintenant la condition suivant laquelle une société peut se former sans que ledroitnaturely contredise le moins du monde, et tout pacte être observé avec la plus grande fidélité; il faut que l’individu transfère à la société toute la puissance qui lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses undroitsouverain denature, c’est-à-dire une souveraineté de commandement à laquelle chacun sera tenu d’obéir, soit librement, soit par crainte du dernier supplice. Le droit d’une société de cette sorte est appelé démocratie et la démocratie se définit : ainsi l’union des hommes en un tout qui a un droitsouverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir.
De là cette conséquence que le souverain n’est tenu par aucuneloi et que tous lui doivent obéissance pour tout ; car tous ont dû, par un pacte tacite ou exprès, lui transférer toute la puissance(75)qu’ils avaient de se maintenir, c’est-à-dire tout leurdroit naturel. Si, en effet, ils avaient voulu conserver pour eux-mêmes quelque chose de ce droit, ils devaient en même temps se mettre en mesure de le défendre avec sûreté ; comme ils ne l’ont pas fait, et ne pouvaient le faire, sans qu’il y eût division et par suite destruction du commandement, par là même ils se sont soumis à la volonté, quelle qu’elle fût, du pouvoir souverain.
Nous y étant ainsi soumis, tant parce que la nécessité (comme nous l’avons montré) nous y contraignait que par la persuasion de la raison elle-même, à moins que nous ne voulions être des ennemis du pouvoir établi et agir contre la raison qui nous persuade de maintenir cet établissement de toutes nos forces, nous sommes tenus d’exécuter absolument tout ce qu’enjoint le souverain, alors même que ses commandements seraient les plus absurdes du monde ; laraison nous ordonne de le faire, parce que c’est choisir de deux maux le moindre.
[III. §§9-11 : Personne ne peut être absolument privé de son droit naturel.]
[9] Ajoutons que l’individu pouvait affronter aisément le danger de se soumettre absolument au commandement et à la décision d’un autre ; nous l’avons montré en effet, ce droit de commander tout ce qu’ils veulent n’appartient aux souverains qu’autant qu’ils ont réellement un pouvoir souverain ; ce pouvoir perdu, ils perdent en même temps le droit de tout commander et ce droit revient à celui ou à ceux qui peuvent l’acquérir et le conserver. (76)
Pour cette raison, il est extrêmement rare que les souverains commandent des choses très absurdes; il leur importe au plus haut point en effet, par prévoyance et pour garder le pouvoir, de veiller au bien commun et de tout diriger selon l’injonction de laraison : personne, comme le dit Sénèque, n’a longtemps conservé un pouvoir de violence21.
21. Sénèque, Troyennes, v. 258-259. Sénèque était au XVIIe siècle l’un des auteurs antiques les plus respectés, autant parce que ses pièces de théâtre étaient utilisées pour enseigner le latin que pour la qualité de ses traités moraux, et surtout de son chef d’œuvre littéraire et philosophique, les Lettres à Lucilius, exposant la philosophie stoïcienne.
Outre que, dans unÉtatdémocratique, l’absurde est moins à craindre, car il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une absurdité; cela est peu à craindre en second lieu àraisondu fondement et de la fin de la démocratie qui n’est autre, comme nous l’avons montré, que de soustraire les hommes à la domination absurde de l’appétit et à les maintenir, autant qu’il est possible, dans les limites de laraison, pour qu’ils vivent dans la concorde et dans la paix ; ôté ce fondement, tout l’édifice croule. Au seul souverain donc il appartient d’y pourvoir ; aux sujets, comme nous l’avons dit, d’exécuter ses commandements et de ne reconnaître comme droit que ce que le souverain déclare être le droit.
[10] Peut-être pensera-t-on que, par ce principe, nous faisons des sujets des esclaves ; on pense en (77) effet que l’esclave est celui qui agit par commandement et l’homme libre celui qui agit selon son bon plaisir. Cela cependant n’est pas absolument vrai, car en réalité être captif de son plaisir et incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire esclavage, et la liberté n’est qu’à celui qui de son entier consentement vit sous la seule conduite de laraison.
Quant à l’action par commandement, c’est-à-dire à l’obéissance, elle ôte bien en quelque manière la liberté, elle ne fait cependant pas sur-le-champ un esclave, c’est laraisondéterminante de l’action qui le fait. Si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l’agent est un esclave, inutile à lui-même; au contraire, dans un Étatet sous un commandement pour lesquels laloisuprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui qui obéit en tout au souverain, ne doit pas être dit un esclave inutile à lui-même, mais un sujet. Ainsi cetÉtatest le plus libre, dont lesloissont fondées en droiteraison, car dans cetÉtatchacun, dès qu’il le veut, peut être libre*, c’est-à-dire(78)vivre de son entier consentement sous la conduite de la raison. De même encore les enfants, bien que tenus d’obéir aux commandements de leurs parents, ne sont cependant pas des esclaves ; car les commandements des parents ont très grandement égard à l’utilité des enfants.
* Animation 33 de Spinoza: Dans quelle cité qu’il vive, l’homme peut être libre : car il est certain qu’un homme est libre dans la mesure où il est conduit par la raison. Mais (observez bien que Hobbes soutient une thèse différente) la raison est entièrement conseillère de paix ; et la paix ne peut être maintenue qu’autant que les lois communes de la cité ne sont pas violées. Donc plus un homme est conduit par la raison, c’est-à-dire plus il est libre, plus constamment il observera les lois de la cité et exécutera les commandements du souverain dont il est le sujet.
Nous reconnaissons donc une grande différence entre un esclave, un fils et un sujet, qui se définissent ainsi : est esclave qui est tenu d’obéir à des commandements n’ayant égard qu’à l’utilité du maître commandant ; fils, qui fait ce qui lui est utile par le commandement de ses parents ; sujet enfin, qui fait par le commandement du souverain ce qui est utile au bien commun et par conséquent aussi à lui-même.
[11] Par ce qui précède je pense avoir assez montré les fondements de l’Étatdémocratique, duquel j’ai parlé de préférence à tous les autres, parce qu’il semblait le plus naturel et celui qui est le moins éloigné de la liberté que la nature reconnaît à chacun.22
22. Le caractère « naturel » de la démocratie est une thèse développée par les auteurs modernes à partir du XVIe siècle. Elle s’oppose à la genèse « naturelle » de la royauté chez Aristote. Parmi les pionniers de ce renversement, le jésuite espagnol Francisco Suárez (1548-1617) considère que la communauté naturelle des hommes détient une souveraineté qui prime sur tout pouvoir politique (Defensio fidei, Éditions Vivès, 1859, tome XXIV, livre III, chap.2, n°8, p. 208-209 ou Des lois et du Dieu législateur [1612], Dalloz, 2003). Chez Spinoza, cette naturalisation de la démocratie s’appuie sur l’idée que la nature humaine n’est pas fixe et déterminée, mais variable et mobile, et qu’elle consiste moins en une essence objective unique qu’en une variété de désirs : « Le désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle se conçoit déterminée, par une affection quelconque donnée en elle, à faire quelque chose » (Éth., III, 1, Définition des affects, I, p. 505). Spinoza emprunte cette idée notamment aux frères De La Court : « la démocratie ou gouvernement populaire est donc la forme primitive et la plus légitime de gouvernement » (Consideratien Van Staat ofte Polityke Weeg-Schaal, op.cit., I,7, p. 41).
Dans cet Étaten effet nul ne transfère son droit naturelà un autre de telle sorte qu’il(79) n’ait plus ensuite à être consulté, il le transfère à la majorité de la société dont lui-même fait partie ; et dans ces conditions tous demeurent égaux, comme ils l’étaient auparavant dansl’état de nature.
En second lieu j’ai voulu parler expressément de ce seul gouvernement parce qu’il est celui qui se prête le mieux à mon objet : montrer l’utilité de la liberté dansl’État. Je ne dirai donc rien ici des fondements des autres gouvernements, et nous n’avons pas besoin en ce moment pour connaître leur droit de savoir quelle origine ils ont eue et ont souvent ; ce droit est suffisamment établi par ce qui précède.
Que le pouvoir suprême appartienne à un seul, soit partagé entre quelques-uns ou commun à tous23, il est certain qu’à celui qui le détient, ledroitsouverain de commander tout ce qu’il veut, appartient aussi ; que de plus quiconque par coaction ou de plein gré a transféré à un autre son pouvoir de se maintenir, a entièrement renoncé (80) à son droit naturel et décidé conséquemment d’obéir absolument pour tout à cet autre ; il est tenu à cette obéissance aussi longtemps que leroi, les nobles, ou le peuple conservent lesouverainpouvoir qui a été le fondement de ce transfert dedroit. Point n’est besoin de rien ajouter à cela.
23. Ces trois formes de gouvernement sont celles qu’étudie Aristote dans les Politiques : monarchie, oligarchie et démocratie.
[IV. §§12-18 : Divers concepts juridiques.]
[12] Après avoir ainsi montré les fondements et ledroit del’État, il sera facile de déterminer ce qu’est ledroitcivil privé, et ce qu’est une violation dudroit, en quoi la justice et l’injustice consistent dans l’état de société constituée ; puis ce que c’est qu’un allié, qu’un ennemi et enfin que le crime de lèse-majesté.
[A – Droit Civil privé.]
[13] Par droitcivil privé nous ne pouvons entendre autre chose que la liberté qu’a l’individu de se conserver dans son état, telle qu’elle est déterminée par les édits du pouvoir souverain et maintenue par sa seule autorité. Après en effet que l’individu a transféré à un autre sondroitde vivre selon son bon plaisir propre, c’est-à-dire sa liberté et sa puissance de se maintenir, droit qui n’avait d’autres limites que son pouvoir, il est tenu de vivre suivant la règle de cet autre et de ne se maintenir que par sa protection.
[B – Violation du Droit.]
[14] Il y a violation dudroitquand un citoyen ou un sujet est contraint par un autre à souffrir quelque dommage contrairement audroit civil, c’est-à-dire à l’édit du souverain. La violation dudroiten effet ne se peut concevoir que dansl’étatde société réglée ; mais le souverain auquel par droit tout est permis, ne peut violer ledroitdes sujets ; donc seulement entre particuliers, tenus par (81) le droit à ne pas se léser l’un l’autre, il peut y avoir place pour une violation dudroit.
[C – Justice, Injustice.]
[15] La justice est une disposition constante de l’âme à attribuer à chacun ce qui d’après le droitcivil lui revient ; l’injusticeen revanche consiste, sous une apparence dedroit, à enlever à quelqu’un ce qui lui appartient suivant l’interprétation véritable deslois. On appelle aussi la justice et l’injustice, équité et iniquité, parce que les magistrats institués pour mettre fin aux litiges sont tenus de n’avoir aucun égard aux personnes, mais de les tenir toutes pour égales et de maintenir également le droit de chacun ; de ne pas porter envie au riche ni mépris au pauvre.
[D – Les Alliés.]
[16] Des alliéssont des hommes de deux cités qui, pour ne pas être exposés au péril d’une guerre ou pour quelque autre raison d’utilité s’engagent par contrat à ne pas se faire de mal les uns aux autres, mais au contraire à s’assister en cas de besoin, chacune des deux cités continuant de former unÉtat propre. Ce contrat aura force aussi longtemps que son fondement, c’est-à-dire la considération du danger ou de l’utilité subsistera, car nul ne contracte et n’est tenu d’observer un pacte que par espoir de quelque bien ou crainte de quelque mal ; si ce fondement n’est plus, le pacte aussi a cessé d’être, l’expérience même le montre assez. Alors que, en effet, des États indépendants s’engagent par contrat à ne pas se causer de dommage l’un à l’autre, ils s’efforcent néanmoins, autant qu’ils peuvent, d’empêcher que l’un d’eux(82)n’acquière une puissance plus grande, et n’ont pas foi aux paroles échangées, s’ils n’aperçoivent assez clairement la raison d’être et l’utilité pour l’un et l’autre du contrat. Autrement dit, ils craignent la fourberie, non sans raison ; qui donc se reposera sur les paroles et les promesses d’un autre, alors que cet autre conserve sa souveraineté et le droitde faire ce qui lui plaira et que saloisuprême est la salut et l’utilité del’Étatoù il commande, qui, sinon un insensé ignorant ledroitdes souverains24 ?
24. L’idée qu’il soit nécessaire et même légitime en politique de s’écarter du bien en un sens moral, au nom de l’intérêt de sa patrie, est l’une des thèses les plus provocantes de Machiavel. Voir notamment Le Prince, op. cit., chap.18, « Comment les princes doivent tenir leur parole ».
Et si, en outre, nous avons égard à la piété et à la religion, nous verrons que personne ne peut sans crime tenir ses promesses au détriment del’Étatoù il commande ; toute, promesse qu’il a faite en effet et qui se trouve par chance dommageable à l’État, il ne peut la tenir qu’en manquant à la foi due à ses sujets, laquelle cependant l’oblige par-dessus tout et qu'on a coutume de promettre solennellement de garder.
[E – L’Ennemi.]
[17] Poursuivant, je dirai que l’ennemi est celui qui vit hors de la cité et ne reconnaît, ni en qualité d’allié, ni en qualité de sujet, le gouvernement qu’elle a institué. Ce n’est pas la haine en effet qui confère la qualité d’ennemi de l’État, c’est ledroit qu’a la cité contre lui, et à l’égard de celui qui ne reconnaît l’État constitué par elle par aucune sorte (83) de contrat, la cité a le même droit qu’à l’égard de celui qui lui a causé un dommage : elle pourra donc à bon droit, par tout moyen à sa portée, le contraindre à se soumettre ou à s’allier à elle.
[F – Lèse-majesté.]
[18] Enfin le crime de lèse-majesté n’est possible qu’à des sujets ou à des citoyens qui, par un pacte tacite ou exprès, ont transféré la totalité de leurdroità la cité; et l’on dit qu’un sujet a commis ce crime, quand il a tenté de ravir pour uneraisonquelconque, ou de transférer à un autre, ledroit du souverain. Je dis quand il a tenté ; car si la condamnation devait suivre la commission du crime, la cité la plupart du temps s’efforcerait trop tard de condamner, le droit étant déjà ravi ou transféré, à un autre. Je dis ensuite absolument celui qui pour une raison quelconque a tenté de ravir le droit du souverain ; qu’un dommage doive s’ensuivre en effet pour l’État ou au contraire qu’il doive en recevoir le plus clair accroissement, cela ne fait à mes yeux aucune différence. Quelle que soit la raison de sa tentative, il y a eu lèse-majesté et il est condamné à bondroit.Tout le monde reconnaît bien en temps de guerre que cette condamnation est prononcée à très bon droit : qu’un soldat en effet ne reste pas à son poste, qu’à l’insu du chef il marche à l’ennemi, son plan d’attaque a beau avoir été bon, encore est-il sien, il a beau avoir mis l’ennemi en fuite, il n’en en est pas moins justement condamné à mort pour avoir violé son serment et le droit du chef. Tous ne (84) voient pas aussi clairement, en revanche, que tous les citoyens absolument sont toujours tenus par ce droit ; le principe est cependant tout à fait le même. Puisque, en effet, l’Étatdoit se conserver et se diriger par le seul conseil dusouverain et que, par un pacte liant absolument sujets ou citoyens, cedroit appartient au seul souverain, si un individu, de sa propre décision et à l’insu du conseil souverain, a entrepris l’exécution d’une affaire publique, quand bien même un accroissement certain en résulterait pour la cité, il a cependant violé ledroitdu souverain, a lésé la majesté et mérité une condamnation.
[V. §§19-22 : Accord du Droit civil et du Droit divin.]
[19] Il nous reste, pour lever tout scrupule, à répondre à la question qu’on pourrait faire sur ce que nous avons affirmé plus haut : que l’individu privéderaison vit dansl’étatdenaturesuivant lesloisde l’appétit en vertu dudroit souverain de lanature. Cela ne contredit-il pas ouvertement au droitdivin révélé25 ? Puisque, en effet, tous absolument (que (85) nous ayons ou n’ayons pas l’usage de la raison) nous sommes également tenus, par le commandement de Dieu, d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, nous ne pouvons donc pas sans violation dudroitcauser du dommage à autrui et vivre d’après les seuleslois de l’appétit.
25. Dans le chapitre IV, Spinoza a proposé de définir la « loi divine » comme la « règle de vie » qui nous prescrit les moyens d’accéder au bien suprême et à la béatitude. Il la résume en un seul principe : « aimer Dieu comme un bien souverain ; […] non par crainte d’un supplice ou d’un châtiment » (Traité théologico-politique, op.cit., chap. IV, p.88). Or, si tout individu jouit du droit naturel de ne pas respecter la loi divine en se montrant irrationnel et livré aux passions, il semble y avoir une contradiction entre le droit naturel (de faire n’importe quoi) et le droit divin (d’user de raison pour se rendre heureux). L’enjeu est donc ici de résoudre un écart entre ce que nous sommes naturellement et ce que nous sommes au meilleur de nous-mêmes, sans suggérer que l’homme de bien soit seulement un idéal inaccessible, ni que l’homme soit naturellement pécheur.
Mais il est facile de répondre à cette objection pour peu que l’on considère l’étatdenature, car il est, parnatureet dans le temps, antérieur à lareligion.Personne ne sait de la nature*, qu’il est tenu (86)à l’obéissance enversDieu ; on ne le saisit même par aucun raisonnement ; seule la révélation confirmée par des signes le fait connaître à chacun. En conséquence, avant la révélation, nul ne peut être tenu par ledroitdivinqu’il ignore nécessairement.Il ne faut donc pas confondre le moins du monde avecl’état dereligionl’étatdenaturequi doit être conçu comme étranger à lareligionet à laloi, et en conséquence au péché et à la violation dudroit; c’est ce que nous avons fait et confirmé par l’autorité de Paul.
* Annotation 34 de Spinoza: quand Pauldit que les hommes sont sans refuge, il parle à la manière humaine. Car, au chapitre IX de la même Épître, il enseigne expressément que Dieu fait miséricorde à qui il veut et endurcit qui il veut, et que la seule cause pour laquelle les hommes sont inexcusables, c’est qu’ils sont au pouvoir de Dieu comme l’argile au pouvoir du potier qui, d’une même masse, façonne des vases, l’un à l’honneur, l’autre à déshonneur ; cette cause n’est pas qu’ils ont reçu un avertissement préalable. Quant à la loi divine naturelle dont nous avons dit que le précepte suprême est d’aimer Dieu, je l’ai appelée une loi dans le sens où les philosophes nomment les règles communes de la nature suivant lesquelles tout arrive. L’amour de Dieu en effet n’est pas l’obéissance, mais est une vertu appartenant nécessairement à l’homme qui connaît Dieu directement. Or l’obéissance a rapport à la volonté de celui qui commande, non à la nécessité et à la vérité de la chose. Puis donc que nous ignorons la nature de la volonté de Dieu et savons par contre avec certitude que tout ce qui arrive arrive par la seule puissance de Dieu, nousne pouvons en aucune façon savoir, sinon par révélation, si Dieu veut que les hommes lui rendent un culte et l’entourent d’honneurs comme un prince. Ajoutez que, nous l’avons montré, les lois de Dieu nous semblent des règles imposées et des institutions aussi longtemps que nous en ignorons les causes ; quand cette cause nous est connue, elles cessent aussitôt d’être des règles imposées et nous les embrassons comme des vérités éternelles, non plus comme des commandements, c’est-à-dire que l’obéissance aussitôt fait place à l’amour, lequel naît de la connaissance vraie aussi nécessairement que la lumière naît du soleil. Sous la conduite de la raison nous pouvons donc bien aimer Dieu, mais non lui obéir puisque nous ne pouvons par la raison ni accepter comme divines, aussi longtemps que nous en ignorons la cause, les règles posées par Dieu, ni concevoir Dieu comme un prince établissant des lois.
Ce n’est pas seulement d’ailleurs à raisonde l’ignorance que nous concevonsl’étatdenaturecomme antérieur audroitdivinrévélé et étranger à cedroit, c’est aussi àraisonde la liberté dans laquelle naissent tous les êtres.Si les hommes étaient tenus denaturepar le droit divin, ou si ledroit divinétaitdroit parnature, il eut été superflu queDieuconclût un traité avec les hommes et les obligeât parue pacte et un serment.Il faut donc (87) accorder absolument que le droitdivinpart du temps où les hommes ont promis par un pacte exprès d’obéir àDieuen toute chose; par ce pacte ils ont comme renoncé à leur liberténaturelleet transféré leurdroità Dieu, comme nous avons vu qu’il arrive dans l’état de société. Mais je traiterai de point plus longuement par la suite.
[20] On peut cependant nous opposer encore, en manière d’instance, que lessouverainssont tenus par cedroitdivinautant que les sujets ; et cependant nous avons dit qu’ils conservaient le droit naturel et que tout leur était permis en droit. C’est pourquoi, afin d’écarter en entier cette difficulté qui naît moins de la considération de l’état de nature que de celle du droitnaturel, je dis que chacun dans l’état de nature est tenu par le droit révélé de la même manière qu’il est tenu de vivre suivant l’injonction de la droite raison ; et cela parce que cela lui est plus utile et, pour son salut, nécessaire ; que s’il ne le veut pas, il est libre à ses risques et périls. Il est libre aussi de vivre suivant son décret propre et non suivant le décret d’un autre et il n’est pas tenu de reconnaître un mortel comme juge ni comme défenseur de droit de la religion.
C’est ce droit que j’affirme qu’a conservé le souverain ; il peut bien prendre l’avis des hommes, mais il n’est tenu de reconnaître personne comme juge, non plus qu’un mortel quelconque, fors lui-même, comme défenseur d’un droit quelconque, si(88)ce n’est un prophète expressément envoyé par Dieuet qui l’aura montré par des signes indubitables. Et même alors il est contraint de reconnaître comme juge non un homme,maisDieului-même. Et si lesouverain ne voulait pas obéir à Dieudans sondroitrévélé, il est libre à ses risques et dommages, je veux dire nul droit civil ounaturelne s’y opposerait.Ledroitcivil, en effet, est entièrement suspendu à son décret ; quant audroit naturel, il est suspendu auxloisde lanature, qui sont en rapport non avec la religion dont l’unique objet est l’utilité de l’homme, mais avec l’ordre universel de la nature, c’est-à-dire avec un décret éternel de Dieu qui nous est inconnu. C’est là ce que d’autres semblent avoir conçu plus obscurément, je veux dire ceux qui admettent que l’homme peut bien pécher contre la volonté révélée de Dieu, mais non contre son décret éternel par lequel il a tout prédéterminé26. (89)
26. Selon la philosophie de Spinoza expose dans l’Éthique, tout n’est pas prédéterminé à l’avance, car aucune action de Dieu ne peut précéder les événements (il ne délibère pas avant d’agir) ; la nature est plutôt un jeu de causes infini qui se détermine nécessairement à mesure que les causes produisent leurs effets (voir Éth., I, 24 à 29, p. 122 et suiv.). Cela posé, cette question s’inscrit dans un débat théologique autour de la question du « salut », dans des termes forgés par le théologien Jean Calvin (150ç-1564), qui écrit : « Nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu par lequel il a déterminé ce qu’il voulait faire de chaque homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à la vie éternelle, les autres à l’éternelle damnation. Ainsi, selon la fin pour laquelle est créé l’homme, nous disons qu’il est prédestiné à la mort ou à la vie » (Institution de la religion chrétienne, III, XXI, 5). Un siècle plus tard, les théologiens des Pays-Bas se querellent violemment pour savoir si Dieu a choisi d’avance qui serait élu et qui serait damné, ou si chaque individu peut modifier son sort par son action. Spinoza cherche ici à régler la querelle en proposant de distinguer entre la « volonté révélée » et le « décret éternel » de Dieu, autrement dit entre la tendance rationnelle des hommes qui penche nécessairement vers le bien, et les forces naturelles qui les en éloignent tout aussi nécessairement.
[21] L’on pourrait demander cependant : mais quoi ? si le souverain commande quelque chose contrelareligionet l’obéissance que par un pacte exprès nous avons promise àDieu? faudra-t-il obéir au commandement divinou à l’humain ? Devant traiter ce point plus complètement par la suite, je me contente de dire ici brièvement qu’ilfaut obéir àDieu avant tout, quand nous avons une révélation certaine et indubitable. Toutefois, comme c’est à l’égard de la religionque les hommes errent d’ordinaire le plus et que la diversité des complexions engendre parmi eux comme un concours de fictions vaines, ainsi que l’atteste une expérience plus que suffisante, il est certain que si personne, dans les choses qu’il croit appartenir à lareligion, n’était tenu endroitd’obéir au souverain, ledroitde la cité dépendrait du jugement divers et du sentiment passionné de chacun. Car personne ne serait tenu par le statut établi pour peu qu’il le jugeât contraire à sa foi et à sa superstition, et ainsi chacun, sous ce prétexte, prendrait licence de tout (90) faire. Et puisque dans ces conditions ledroit de la cité est entièrement violé, au souverain qui seul, tant par le droitdivinque par lenaturel, a charge de conserver et de garder lesdroits del’État, appartient undroitsouverain de statuer sur la religioncomme il le juge bon ; et tous sont tenus d’obéir aux décrets et commandements du souverain à ce sujet, en vertu de la foi qu’ils lui ont promise et que Dieuordonne de garder entièrement.
[22] Que si ceux qui ont le commandement suprême sont des idolâtres, ou bien il ne faut pas contracter avec eux, mais souffrir délibérément les pires extrémités plutôt que de leur transférer son droit, ou bien, si l’on contracte et qu’on leur ait transféré sondroit, puisque par là même on a renoncé à se maintenir soi-même et à maintenir sa religion, on est tenu de leur obéir et de garder la foi promise ou de s’y laisser contraindre27.
27. Ce passage laisse percevoir un problème théorique que rencontraient les contemporains de Spinoza, mais qu’ils savaient contourner facilement dans la pratique. En effet, chaque membre d’une religion était censé considérer les fidèles comme dépourvus de « foi », donc peu fiables ; mais comme cela n’empêchait personne de passer des contrats avec des étrangers, Spinoza observe logiquement que le droit du contrat suffit à fonder la fiabilité des contractants, sans tenir compte de leurs religions.
Il n’y a d’exception que pour celui à qui Dieu, par une révélation certaine, a promis un secours singulier contre le tyran ou a voulu nominativement excepter. Ainsi voyons-nous que de tant de (91) Juifs qui étaient à Babylone, trois jeunes gens seulement, qui ne doutaient pas du secours de Dieu, n’ont pas voulu obéir à Nabuchodonosor28, les autres, sans doute à l’exception encore de Daniel que le Roilui-même avait adoré29 obéirent par une coaction légitime, pensant peut-être dans leur âme qu’ils avaient été soumis au Roi par un décret de Dieu et que le Roi avait acquis et conservait le pouvoir suprême en vertu d’une direction de Dieu. Au contraire Eléazar, alors que la patrie subsistait encore en quelque manière, voulut donner aux siens l’exemple de la constance30, pour qu’à sa suite ils souffrissent tout plutôt que d’accepter le transfert de leur droit et de leur pouvoir aux Grecs, et que les pires épreuves ne les contraignissent pas de jurer fidélité aux Gentils31. (92)
28. Cette allusion rappelle que trois intendants de Babylone (nommés Schadrac, Méschac et Abe-Negro), expressément recommandés par le prophète Daniel, refusèrent d’obéir au culte mis en place par Nabuchodonosor : « ô roi, ils ne servent pas tes dieux, et ils n’adorent point la statue d’or que tu as élevée » (Daniel 3 :12).
29. En effet, seul Daniel avait su interpréter le rêve du roi, ce qui lui valut d’être tenu par lui en haute estime (Daniel 6 :15).
30. Comme on voulait forcer les Juifs à suivre les coutumes des Grecs, un vieux savant nommé Éléazar refusa qu’on introduise du porc dans sa bouche, et « préféra une mort glorieuse à une existence honteuse et marcha volontairement au supplice de la roue » (2 Maccabées, 6 :19).
31. L’expression « Gentils » vient du latin gentiles qui traduit l’hébreu goyim (les « nations ») ; « c’est ainsi que les juifs appelaient tous ceux qui n’étaient pas de leur religion » (Furetière, Dictionnaire universel, 1690). Le terme s’emploie en général pour désigner les païens de l’Antiquités par opposition aux juifs ou aux chrétiens.
L’expérience quotidienne confirme ces principes. Les souverains chrétiens en effet n’hésitent pas pour la sécurité de leur pouvoir à conclure des traités avec les Turcs et les idolâtres et à ordonner à ceux de leurs sujets qui vont habiter parmi eux de ne pas prendre plus de liberté, tant dans les choses humaines que dans les divines, qu’ils n’en ont stipulé par contrat exprès ou que le souverain de ces pays ne leur en a concédé. C’est ce que l’on voit par le traité des Hollandais avec les Japonais dont nous avons parlé plus haut32. (93)
32. Dans le chapitre V, Spinoza a fait référence à la discrétion adoptée par les Hollandais dans leur comptoir de Deshlma, île proche de Nagasaki, où ils ne pratiquaient pas ouvertement le culte chrétien du fait que le christianisme était interdit au Japon depuis 1614. En 1644, une ordonnance du gouverneur Jan van Elzcrach rappelant cette obligation avait provoqué les protestations des calvinistes : quels compromis fallait-il accepter au nom des intérêts commerciaux ? Ce débat divisait également les communautés juives, où les marchands cachaient souvent leur religion et changeaient de régime alimentaire selon les lois du pays. Miguel de Spinoza, le père du philosophe, signait parfois ses contrats sous le pseudonyme « Gabriel Alvares ».
CHAPITRE XVII
Où l’on montre que nul ne peut transférer en totalité ce qui lui appartient au souverain et que ce transfert n’est pas nécessaire. De l’État des Hébreux : quel il fut du vivant de Moïse, quel après sa mort, et de son excellence ; enfin des causes pour quoi l’État régi par Dieu a péri et, durant son existence, n’a presque jamais été libre de séditions.(95)
[I. §§1-6 : Le droit et le pouvoir souverain de l’État, les conditions de sa conservation.]
[A. §§1-3 : Droit et pouvoir souverain de l’État.]
[1] Les considérations du chapitre précédent sur ledroit universel dusouverain et sur le transfert au souverain dudroitnaturelde l’individu, s’accordent à la vérité assez bien avec la pratique, et il est possible de régler la pratique de façon qu’elle s’en rapproche de plus en plus ; toutefois il est impossible qu’à beaucoup d’égards elles ne restent toujours purement théoriques.
Nul en effet ne pourra jamais, quel abandon qu’il ait fait à un autre de sa puissance et conséquemment de sondroit, cesser d’être homme ; et il n’y aura jamais de souverain qui puisse tout exécuter comme il voudra. En vain il commanderait à un sujet d’avoir en haine son bienfaiteur ; d’aimer qui lui a fait du mal ; de ne ressentir aucune offense des injures ; de ne pas désirer être affranchi de la crainte ; et un grand nombre de choses semblables qui suivent nécessairement des lois de la nature humaine.
Et cela j’estime que l’expérience même le fait connaître très clairement ; jamais en effet(97) les hommes n’ont renoncé à leur droitet n’ont transféré leur puissance à un autre au point que ceux-là même qui avaient acquis ce droitet cette puissance, ne les craignissent plus, et quel’Étatne fût pas plus menacé par les citoyens bien que privés de leurdroitque par les ennemis du dehors*.Et certes si des hommes pouvaient être privés de leurdroit naturelà ce point qu’ils n’eussent plus par la suite aucune puissance, sinon par la volonté de ceux qui détiennent ledroitsouverain, alors en vérité la pire violence contre les sujets serait loisible à celui qui règne ; et je ne crois pas que cela ait jamais pu venir à l’esprit de personne. Il faut donc accorder que l’individu se réserve une grande part de son droit, laquelle ainsi n'est plus suspendue au décret d’un autre, mais au sien propre33. (98)
* Annotation 35 de Spinoza : Deux soldats prirent sur eux de transférer l’Empire des Romains, et ils le transférèrent (Tacite, Histoires, liv.1).
33. Ces lignes éloignent Spinoza de la théorie d’un « contrat » qui pourrait faire de « l’état civil » une condition permanente et sans reste. Son argument est clair : parce que les humains n’ont pas eux-mêmes le contrôle sur leurs passions, ils ne peuvent pas décider de transmettre toute leur puissance à l’État, puisqu’une partie des forces qui traversent leur individu leur échappe. C’est ce qui lui fait écrire à son ami Jarig Jellesz : « Voici, comme tu le demandes, quelle est la différence entre Hobbes et moi en politique. Pour ma part, je maintiens toujours le droit naturel dans son intégrité et je soutiens que dans toute cité, le souverain suprême ne possède pas plus de droit sur un sujet qu’à la mesure du pouvoir par lequel il l’emporte sur lui. Ce qui est aussi bien le cas dans l’état de nature » (lettre 50 à Jarig Jellesz, § [1], in Correspondance, op. cit., p. 290).
[2] Pour bien connaître cependant jusqu’où s’étend le droitet le pouvoir du souverain del’État, il faut noter que son pouvoir n’est pas limité à l’usage de la contrainte appuyée sur la crainte, mais comprend tous les moyens de faire que les hommes obéissent à ses commandements : ce n’est pas la raison pour laquelle il obéit, c’est l’obéissance qui fait le sujet.
Quelle que soit la raison en effet pour laquelle un homme se détermine à exécuter les commandements du souverain, que ce soit la crainte du châtiment, ou l’espoir d’obtenir quelque chose, ou l’amour de la patrie ou quelque autre sentiment qui le pousse, encore se détermine-t-il par son propre conseil et il n’en agit pas moins par le commandement du souverain. Il ne faut donc pas conclure sur-le-champ de ce qu’un homme fait quelque chose par son propre conseil, qu’il agit en vertu de son droit et non du droit de celui qui exerce le pouvoir dans l’État : qu’il soit en effet obligé par l’amour ou contraint par la crainte d’un mal, toujours il agit par son propre conseil et par son propre décret ; ou bien il n’y aurait nul pouvoir d’État, nul droit sur les sujets, ou bien ce pouvoir s’étend nécessairement à tous les moyens de faire que les hommes se déterminent à lui céder. Tout ce donc que fait un sujet, qui est conforme aux commandements du souverain, qu’il le fasse sous (99) l’empire de l’amour ou par la coaction de la crainte, ou poussé (ce qui est le plus fréquent) à la fois par l’espoir et par la crainte, ou encore par révérence, c’est-à-dire par une passion mêlée de crainte et d’admiration, ou pour une raison quelconque, il le fait en vertu dudroitde celui qui exerce le pouvoir dansl’Étatet non de son propredroit.
Cela résulte encore très clairement de ce que l’obéissance ne concerne pas tant l’action extérieure que l’action interne de l’âme. Celui-là donc est le plus sous le pouvoir d’un autre, qui se détermine à obéir à ses commandements d’une âme entièrement consentante ; et il s’ensuit que celui-là a le pouvoir le plus grand, qui règne sur les âmes de ses sujets.Que si ceux qui sont le plus craints, avaient le pouvoir de commandement le plus grand, en vérité ce seraient les sujets des tyrans qui auraient ce pouvoir, car les tyrans ont d’eux la plus grande crainte.
En second lieu s’il est vrai qu’on ne commande pas aux âmes comme aux langues, encore les âmes sont-elles dans une certaine mesure sous le pouvoir du souverain qui a bien des moyens de faire qu’une très grande partie des hommes croie, aime, ait en haine ce qu’il veut. Si donc ces sentiments ne sont point l’effet direct de son commandement, souvent, comme l’atteste abondamment l’expérience, ils n’en découlent pas moins de l’autorité de sa puissance et de sa direction, c’est-à-dire de son droit ; c’est pourquoi, sans que l’entendement y contredise le moins du monde, nous pouvons(100)concevoir des hommes qui n’aient de croyance, d’amour, de haine, de mépris, de sentiment quelconque pouvant les entraîner, qu’en vertu dudroitdusouverain.
[3] Si ample que nous concevions de la sorte le droit et le pouvoir de celui qui exerce la souveraineté dans l’État, encore ce pouvoir ne sera-t-il jamais assez grand pour que ceux qui en sont détenteurs aient puissance absolument sur tout ce qu’ils voudront ; je crois l’avoir déjà montré assez clairement.
Pour ce qui est des conditions dans lesquelles un pouvoir peut être constitué de façon à se conserver néanmoins toujours en sécurité, j’ai déjà dit que je n’avais pas l’intention de les exposer ici.
Toutefois pour parvenir où je veux, je noierai les enseignements donnés jadis à Moïse, par révélation divine, à cette fin ; puis nous examinerons l’histoire des Hébreux et ses vicissitudes, par où nous verrons enfin quelles satisfactions doivent être surtout accordées par le souverain à ses sujets pour la plus grande sécurité et l’accroissement de l’État.
[B. §4 : Conditions de la conservation de l’État.]
[4] Que la conservation del’État dépende avant tout de la fidélité des sujets, de leur vertu et de leur constance dans l’exécution des commandements, laraisonet l’expérience le font voir très clairement ; il n’est pas également facile de voir suivant quelle méthode les sujets doivent être gouvernés pour qu’ils restent constamment fidèles et vertueux. Aussi bien les gouvernants que ceux qui sont gouvernés, sont tous des hommes, en effet, c’est-à-dire (101) des êtres enclins à abandonner le travail pour chercher le plaisir. Qui même a éprouvé la complexion si diverse de la multitude, est près de désespérer d’elle : non la raison, en effet, mais les seules affections de l’âme la gouvernent ; incapable d’aucune retenue, elle se laisse très facilement corrompre par le luxe et l’avidité. Chacun pense être seul à tout savoir et veut tout régler selon sa complexion; une chose lui paraît équitable ou inique, légitime ou illégitime suivant qu’il juge qu’elle tournera à son profit ou à son détriment ; par gloire il méprise ses semblables et ne souffre pas d’être dirigé par eux ; par envie de l’honneur qu’il n’a pas ou d’une fortune meilleure que la sienne, il désire le mal d’autrui et y prend plaisir.34
34. Cette liste ne doit pas être comprise comme un réquisitoire contre les défauts des hommes, mais comme un rappel de propriétés indissociables de la nature humaine, du fait qu’elle est exposée aux passions.
Point n’est besoin de poursuivre cette énumération ; nul n’ignore à quels crimes le dégoût de leur condition présente et le désir du changement, la colère sans retenue, le mépris de la pauvreté poussent les hommes et combien ces passions occupent et agitent leurs âmes.Prévenir tous ces maux, constituer dans la cité un pouvoir tel qu’il n’y ait plus place pour la fraude ; bien mieux, établir partout des institutions faisant que tous, quelle que soit leur complexion, mettent le droitcommun au-dessus de leurs avantages privés, c’est là l’œuvre laborieuse à accomplir.(102)
La nécessité a bien obligé les hommes à y pourvoir dans une large mesure ; toutefois on n’est jamais arrivé au point que la sécurité del’Étatfût moins menacée par les citoyens que par les ennemis du dehors, et que ceux qui exercent le pouvoir, eussent moins à craindre les premiers que les seconds.
[C. §§5-6 : Exemple de la République romaine.]
[5] Témoin la république des Romains, toujours victorieuse de ses ennemis et tant de fois vaincue et réduite à la condition la plus misérable par ses citoyens, en particulier dans la guerre civile de Vespasien contre Vitellius ; voir sur ce point Tacite au commencement du livre IV des Histoires où il dépeint l’aspect très misérable de la ville35. Alexandre (comme dit Quinte-Curce à la fin du livre VIII) estimait avec plus de franchise le renom en ses ennemis qu'en ses concitoyens, parce qu’il croyait que sa grandeur pouvait être détruite par les siens. Et, dans la crainte de son destin, il adresse à ses amis cette prière : « Donnez-moi seulement toute sûreté contre la fourberie à l’intérieur et les embûches domestiques, j’affronterai sans frayeur le (103)péril dans la guerre et les combats. Philippe fut plus en sécurité à la tête de ses troupes qu’au théâtre, il échappa souvent aux coups de l’ennemi, il ne put se dérober à ceux des siens. Comptez parmi les autres rois qui ont eu une fin sanglante, ceux qui ont été tués par les leurs, vous les trouverez plus nombreux que ceux qui sont morts à l’ennemi*. »
*Voir Quinte-Curce, liv. IX, § 6.
35. Ce passage se réfère à la guerre civile qui a déchiré l’Empire romain après le renversement de Néron en 69 ap. J.-C. En une seule année, Galba, Othon et Vitellius se succédèrent sur le trône, chacun assassiné par son successeur, avant que le général Vespasien, appuyé notamment par son fils Titus, n’engage contre les troupes de Vitellius une guerre civile dont les batailles eurent lieu au cœur de Rome. Au plus fort des combats qui terminèrent cette « année des quatre empereurs », les massacres et les pillages furent si violents que le temple de Jupiter capitolin fut incendié (voir Tacite, Histoires, III, 71-73).
[6] Pour cette cause, c’est-à-dire pour leur sécurité, les rois qui autrefois avaient usurpé le pouvoir, ont tenté de persuader qu’ils tiraient leur origine des dieux immortels.Ils pensaient que si leurs sujets et tous les hommes ne les regardaient pas comme leurs semblables, mais les croyaient des dieux, ils souffriraient plus volontiers d’être gouvernés par eux et se soumettraient facilement. Ainsi Auguste persuada aux Romains qu’il tirait son origine d’Énée, qu’on croyait fils de Vénus et rangeait au nombre des dieux : « il voulut des temples, une image sacrée, des flamines et des prêtres pour instituer son propre culte* ».Alexandre se fit saluer comme fils de Jupiter ; et il ne paraît pas l'avoir voulu par orgueil, mais par un dessein prudent, comme l'indique sa réponse à l’invective d’Hermolaüs36. « En vérité, dit-il, il est(104)presque ridicule à Hermolaüs de me demander de renier Jupiter, par l’oracle duquel je suis reconnu. Les réponses des dieux sont-elles aussi en mon pouvoir ? Il m’a offert le nom de fils ; j’ai accepté (remarquez bien ceci) dans l’intérêt de nos affaires. Plût au ciel que dans l’Inde aussi l'on me crut un Dieu. C’est le renom qui décide des guerres et souvent une croyance fausse a tenu lieu de vérité**. » Par ce peu de paroles il continue habilement à convaincre les ignorants de sa divinité simulée et en même temps laisse apercevoir la cause de la simulation. C’est aussi ce que fit Cléon dans le discours par lequel il tentait de convaincre les Macédoniens d’obéir complaisamment au roi ; après avoir, en glorifiant Alexandre dans son récit et en célébrant ses mérites, donné à la simulation une apparence de vérité, il en fait ressortir l’utilité : « Ce n’est pas par piété seulement, c’est aussi par prudence que les Perses ont rendu aux rois le même culte qu’aux dieux ; la majesté du souverain est la sauvegarde du royaume » ; et il conclut enfin : « Moi-même, quand le roi pénétrera dans la salle du festin, je me prosternerai à terre. Il est du devoir des autres, de ceux surtout qui ont quelque sagesse, d’en faire autant***. » Mais les Macédoniens étaient trop éclairés ; et des hommes, s’ils ne sont pas tout à fait des barbares, ne souffrent pas d’être aussi ouvertement trompés et de tomber de la condition de sujets (105) à celle d’esclaves inutiles à eux-mêmes. D’autres ont pu persuader plus aisément que la majesté est sacrée, qu’elle tient la place deDieusur la terre, qu’elle a été constituée par Dieuet non par le suffrage et le consentement des hommes, et qu’elle est conservée et maintenue par une providence singulière et un secours divin.Desmonarques ont pourvu par d’autres moyens de cette sorte à la sécurité de leur pouvoir ; je n’en parlerai pas ici et, pour parvenir à mon but, je noterai et examinerai seulement, comme je l’ai dit, les moyens enseignés jadis à Moïse par révélation divine.
* Tacite, Annales, liv. I.
**Quinte-Curce, liv. VIII, § 8.
***Voir ibid., liv. VIII, § 4.
36. Hermolaüs avait projeté d’assassiner Alexandre le Grand. Il fut découvert et exécuté avec le reste des conjurés, mais auparavant le roi voulut entendre pour quelles raisons ils s’opposaient à lui, et parmi d’autres réclamations, Hermolaüs lui reprocha de se faire appeler fils de Jupiter.
[II. §§7-10 : L’État des Hébreux : son institution après la sortie d’Égypte.]
[7] Nous avons dit plus haut, au chapitre V, qu’après leur sortie d’Égypte les Hébreux n’étaient plus tenus par le droit d’aucune autre nation et qu’il leur était loisible d'instituer de nouvelles règles et d’occuper les terres qu’ils voudraient. Libérés, en effet, de l’oppression insupportable des Égyptiens, ils n’étaient plus liés à aucun mortel par aucun pacte et avaient retrouvé leur droitnaturel sur tout ce qui était en leur pouvoir ; chacun pouvait à nouveau examiner s’il voulait conserver ce droit ou le transférer à un autre. Revenus ainsi à l’étatnaturel, sur le conseil de Moïse en qui ils avaient la plus grande confiance, ils décidèrent de ne transférer leurdroit à aucun mortel, mais seulement àDieu; sans temporiser, tous, d’une clameur commune, promirentàDieud’obéir absolument à tous ses commandements, de ne reconnaître d’autredroitque celui qu’il établirait lui-même par une révélation prophétique. Cette promesse, c’est-à-dire ce transfert dedroit à Dieu, se fit de (106) la même manière que nous avons conçu ci-dessus qu’il se fait dans une société commune, quand les hommes décident de se dessaisir de leurdroitnaturel.Par un pacte exprès, en effet* et par un serment, librement, sans céder ni à la coaction de la force ni à l’effroi des menaces, ils renoncèrent à leurdroitnaturelet le transférèrent àDieu.
*VoirExode, chap. XXIV, v. 7.
En second lieu pour que le pacte fût garanti, solide et sans soupçon de tromperie,Dieune conclut rien avec eux qu’après qu’ils eurent éprouvé sa puissance admirable par laquelle seule ils avaient été conservés et pouvaient l’être par la suite**. Par cela même, en effet, qu’ils crurent ne pouvoir être conservés que par la puissance de Dieu, ils transférèrentàDieutoute la puissancenaturellede se conserver, qu’ils pouvaient croire auparavant avoir d’eux-mêmes et conséquemment aussi tout leur droit.
Moïse conduisant les Hébreux en terre promise, (attribué à Vincent Malo XVIIe siècle),
Musée des beaux-arts de Châlons-en-Champagne 51
[8] Le pouvoir de commandement chez lesHébreuxappartint donc à Dieuseul ; seul aussil’Étatainsi constitué portait à bon droitpar la vertu du pacte le nom de Royaume de Dieu, etDieuétait dit à bon droit leRoi des Hébreux. En conséquence les ennemis de cetÉtatétaient les ennemis de Dieu, les citoyens voulant usurper le pouvoir, coupables du crime de lèse-majestédivine, enfin les règles dedroiten vigueur, loiset commandements deDieu. (107)
Dans cetÉtatdonc ledroitcivil et lareligionqui, nous l’avons montré, ne consiste que dans l’obéissance à Dieu, étaient une seule et même chose.Autrement dit les dogmes de lareligionn’étaient pas des enseignements, mais des règles dedroitet des commandements, la piété passait pour justice, l’impiété pour un crime et une injustice.Qui manquait à lareligion, cessait d’être citoyen, et, par cela seul, était tenu pour un ennemi ; qui mourait pour la religion était réputé mourir pour la patrie ; entre ledroit civil et lareligionon ne faisait absolument aucune distinction. Pour cette cause cetÉtata pu être appelé une théocratie : parce que les citoyens n'étaient tenus par aucun droit, sinon celui que Dieuavait révélé.
Il faut le dire cependant, tout cela avait plutôt la valeur d’une opinion que d’une réalité, car en fait lesHébreuxconservèrent absolument comme nous allons le montrerle droit de se gouverner; cela ressort des moyens employés et des règles suivies dans l’administration de l’État, règles que je me propose d’expliquer ici.
[9] Puisque lesHébreuxne transférèrent leurdroità personne d’autre, que tous également, comme dans unedémocratie, s’en dessaisirent et crièrent d’une seule voix tout ce queDieuaura dit (sans qu’aucun médiateur fût prévu), nous le ferons, tous en vertu de ce pacte restèrent entièrement égaux ; le droit de consulter Dieu, celui de recevoir et d’interpréter ses lois, appartint également (108) à tous, et d’une manière générale tous furent également chargés de l’administration de l’État. Pour cette cause donc, à l’origine, tous allèrent versDieupour entendre ses commandements ; mais, à l’occasion de ce premier hommage, ils eurent un tel effroi et entendirent la parole de Dieuavec un étonnement tel qu’ils crurent leur heure suprême venue. Pleins de crainte donc ils s’adressent de nouveau à Moïse : « Voilà, nous avons entendu Dieu parlant dans le feu et il n’y a pas de raison pour que nous voulions mourir ; ce grand feu, certes, nous dévorera, si une fois encore nous devons entendre la voix de Dieu, nous mourrons certainement. Toi donc va et écoute toutes les paroles de notre Dieu et tu nous les rapporteras (toi, non pas Dieu). A toute parole que Dieu te dira nous obéirons et nous l’exécuterons. »
Par ce langage ils ont clairement aboli le premier pacte et transféré sans réserve àMoïseleur droit de consulterDieuet d’interpréter ses édits. Ils ont promis, en effet, non plus comme avant d’obéir à toutes les paroles queDieuleur dirait à eux-mêmes, mais à toutes celles qu’il dirait àMoïse*.Moïsedonc demeura seul le porteur desloisdivineset leur interprète, conséquemment aussi le Juge suprême que nul ne pouvait juger et qui seul tint chez lesHébreuxla place deDieu, c’est-à-dire eut la majesté suprême, puisque seul il avait le droit de consulterDieu, de(109)donner au peuple les réponses deDieu, et de le contraindre à exécuter ses commandements. Je dis qu’il l’avait seul, car si quelque autre, du vivant de Moïse, voulait prêcher quelque chose au nom de Dieu, il avait beau être un vrai prophète, il était cependant coupable et usurpateur du droit suprême**.
*Voir Deutér., chap. V, après le Décalogue, et chap. XVIII, vs. 15, 16.
** Voir Nombres, chap. XI, v. 28. Annotation 36 de Spinoza : Dans ce passage deux hommes sont accusés d’avoir prophétisé dans le camp et Josué propose de les arrêter ; il ne l’eût pas fait s’il avait été loisible à chacun, sans le commandement de Moïse, de donner au peuple les réponses à Dieu. Mais il plut à Moïse d’absoudre les coupables et il reprocha à Josué de lui avoir conseillé de maintenir son droit de souverain dans un temps où il éprouvait un tel dégoût du pouvoir qu’il eût mieux aimé mourir que régner seul, comme in le voit par le verset 14 de ce même chapitre. Et il répondit à Josué : « T’enflammes-tu pour ma cause ? Plût à Dieu que tout le peuple fût prophète » ; c’est-à-dire plût à Dieu que le droit de consulter Dieu fût de telle sorte que le pouvoir appartînt au peuple même. Josué donc ne se trompa point sur le droit de Moïse, mais eut le tort de n’avoir point égard à l’opportunité ; c’est pourquoi il fut réprimandé par Moïse comme Abisée par David, quand Abisée donna à ce roi l’avis de condamner à mort Shimhi qui était certainement coupable de lèse-majesté (voir Samuel, II, chap. XIX, v.22-23).
[10] Et il faut noter ici que, bien qu’ayant éluMoïse, le peuple n’a cependant pas eu le droit d’élire le successeur de Moïse.Dès que lesHébreux, en effet, eurent transféré àMoïsele droit de consulterDieuet eurent promis sans réserve de le prendre pour oracle divin, ils perdirent tout droit et devaient admettre celui queMoïse élirait pour lui succéder, comme élu parDieu. Et s’il avait élu (110) un successeur qui eût pris pour lui toute l’administration de l’État, c’est-à-dire le droit d’être seul à consulter Dieu dans sa tente et, en conséquence, l’autorité d’instituer des lois et de les abroger, de décider de la guerre et de la paix, d’envoyer des ambassadeurs, de constituer des juges, d’élire un successeur, et, en général, de remplir toutes les fonctions du souverain, le pouvoir eût été purement monarchique, à cette seule différence près qu’un Étatmonarchique est communément gouverné suivant un décret de Dieu caché au monarque lui-même, tandis que celui des Hébreux l’eût été ou eût dû l’être, en une certaine manière, par un décret de Dieu révélé au seul monarque.
Cette différence ne diminue pas, mais augmente la domination dumonarque et son droitsur tous.Pour ce qui est du peuple de l’un et de l’autreÉtat, il est dans la même soumission, et également ignorant du décretdivin ; car dans l’un et dans l’autre il est suspendu à la parole du monarque et connaît de lui seul ce qui est légitime ou illégitime, et ce n’est pas parce que le peuple croit que le monarque ne lui commande rien que par le décret de Dieu, qu’il lui est moins soumis; au contraire, il l’est, en réalité, davantage. Mais Moïsen’élut pas un successeur de cette sorte, il laissa à ses successeurs un État à administrer de telle façon qu’on ne pût l’appeler ni populaire, ni aristocratique, ni monarchique, mais théocratique. Le droit d’interpréter les lois, en effet, et de communiquer les réponses de Dieu fut (111) au pouvoir de l’un, le droit et le pouvoir d’administrer l’État suivant les lois déjà expliquées et les réponses déjà communiquées, au pouvoir d’un autre*.
*Sur ce point, voir Nombres (chap. XXVII, v. 21). Annotation 37 de Spinoza : Les traducteurs, à ce qu’il me paraît, traduisent mal les versets 19 et 23 de ce chapitre. Car les versets 19 et 23 ne signifient pas qu’il donna des préceptes à Josué ou l’en munit, mais qu’il le fit ou le constitua chef suprême, ce qui est fréquent dans l’Écriture ; ainsi dans l’Exode (chap. XVIII, v. 23), Samuel (I, chap. XIII, v. 15), Josué (chap. I, v. 9) et Samuel (I, chap. XXV, v. 30), etc. Plus les traducteurs s’efforcent de rendre mot à mot le verset 19 et le 23 de ce chapitre, moins ils le rendent intelligible ; et je suis assuré que très peu de personnes en entendent le véritable sens ; car la plupart se figurent que Dieu commande à Moïse, au verset 19, d’instruire Josué en présence de l’Assemblée ; et au verset 23, qu’il lui imposa les mains, et l’instruisit ; ne prenant pas garde que cette façon de parler est fort en usage chez les Hébreux pour déclarer que l’élection du prince est légitime, et qu’il est confirmé dans sa charge. C’est ainsi que parle Jéthro en conseillant à Moïse de choisir des coadjuteurs qui l’aidassent à juger le peuple [la suite est en français dans le texte] : « Si tu fais ceci (dit-il), alors Dieu te commandera » ; comme s’il disait que son autorité sera ferme, et qu’il pourra subsister touchant quoi, voyez l’Exode (chap. XVIII, v. 23) et le livre de Samuel (chap. XIII, v. 15) et le chapitre XXV, verser 30, et surtout le chapitre I de Josué au verset 9, où Dieu lui dit : « Ne t’ai-je pas commandé ? prends courage et montre-toi homme de cœur » ; comme si Dieu lui disait : « N’est-ce pas moi qui t’ai constitué prince ? ne t’épouvante donc de rien, car je serai partout avec toi. »
Pour faire mieux entendre cela, je vais exposer méthodiquement l’administration de toutl’État37.
37. Ici commence l’analyse de Spinoza de l’État hébreu, qui lui fournit une étude de cas pour comprendre comment les autorités religieuses et politiques ont pu se rejoindre, et avec quelles conséquences.
[III. §§11-15 : L’État des Hébreux : son administration.]
[11] En premier lieu, il fut ordonné au peuple de construire une demeure qui fût comme la cour de Dieu, c’est-à-dire de la Majesté suprême de cet État. Et cette demeure ne dut pas être construite aux frais d’un seul, mais aux frais de tout le peuple afin que la demeure oùDieudevait être consulté, fût propriété commune.
Pour servir dans ce palais de Dieuet l’administrer furent élus les Lévites ; pour occuper le rang suprême parmi eux et être comme le second après le RoiDieu, fut élu Aaron, le frère de Moïse, à qui ses fils succédaient légitimement. Aaron donc, comme étant le plus proche de Dieu, était l’interprète souverain des lois divines, celui qui donnait au peuple les réponses de l’oracle divin et qui, enfin, adressait à Dieu des supplications pour le peuple. Que si, avec cela, il avait eu le droit de commander ce que Dieu voulait, il ne lui manquait rien pour être un monarque absolu. Mais il n’avait pas ce droit et, d’une manière générale, toute la tribu de Lévi fut tenue tellement à l’écart du commandement commun, qu’elle n’eut même pas, comme les autres tribus, la possession d’une part de biens d’où elle put tirer au moins sa subsistance ; Moïse institua qu’elle serait nourrie par le reste du peuple, dans des conditions telles, (113) toutefois, qu’elle fût toujours tenue en grand honneur par la foule, en tant que seule vouée à Dieu.
[12] En second lieu, quand une milice eut été formée par les autres douze tribus, ordre leur fut donné d’envahir le domaine des Chananéens, de le diviser en douze lots et de les répartir par le sort. Pour ce service furent élus douze chefs, un de chaque tribu, auxquels, en même temps qu’à Josué et au grand pontife Eléazar, fut donné le droit de partager les terres en douze lots égaux et de les répartir par le sort. Pour commander en chef la milice, Josué fut désigné et seul il eut, dans ce nouvel ordre de choses, le droit de consulter Dieu, non comme Moïse, seul dans sa tente ou dans le tabernacle38, mais par l’intermédiaire du grand pontife à qui seul étaient données les réponses de Dieu, après quoi il appartenait à Josué de promulguer les commandements communiqués par le pontife et d’y astreindre le peuple ; de trouver et d’employer tous moyens d’exécution ; de choisir dans la milice autant d’hommes et ceux qu’il voudrait ; d’envoyer des ambassadeurs en son nom ; tout le droit de la guerre était suspendu à son seul décret. Nul d’ailleurs ne lui succédait légitimement ni n’était choisi qu’immédiatement par Dieu, et cela quand l’intérêt du peuple entier l’exigeait ; (114) pour le reste, les chefs des Tribus avaient toute l’administration des affaires de guerre comme de paix, ainsi que je le montrerai bientôt.
38. Le tabernacle est l’autel portatif que les Hébreux fuyant l’Égypte durent construire pour y servir le culte et y consulter l’oracle (voir Exode, 25-27).
[13] Enfin, Moïse ordonna que tous, depuis la vingtième année jusqu’à la soixantième, fussent astreints au service militaire et que du peuple seul une armée fût formée, laquelle armée jurait fidélité non à son commandant en chef ni au grand pontife, mais à la religion, c’est-à-dire à Dieu. Cette armée était pour cette raison appelée armée de Dieu, ses bataillons, bataillons de Dieu, et Dieu, en retour, était chez les Hébreux le Dieu des armées ; pour cette cause dans les grandes batailles de l’issue desquelles dépendait la victoire ou la défaite de tout le peuple, l’arche d’alliance était portée au milieu de l’armée, de façon que le peuple, combattant comme s’il voyait son Roi présent, donnât tout ce qu’il avait de force.
[14] De ces commandements donnés par Moïse à ses successeurs nous voyons sans peine ressortir qu’il élut des administrateurs non des dominateurs del’État. A personne, en effet, il ne donna le droit deconsulterDieuoù il voudrait et seul ; en conséquence il ne donna à personne l’autorité, que lui-même avait eue, d’établir des lois et de les abroger, de décider de la guerre et de la paix, d’élire les administrateurs tant du temple que de la cité ; car telles sont les fonctions de celui qui occupe le pouvoir souverain. Le grand pontife avait bien le droit d’interpréter les lois et de donner les réponses de (115) Dieu, mais non, comme Moïse, quand il voulait, seulement à la demande du commandant des troupes ou du conseil suprême ou d’autres personnes qualifiées. Par contre le chef suprême de l’armée et les conseils pouvaient consulter Dieu quand ils voulaient, mais ne recevaient de réponse que par le grand pontife. C’est pourquoi les paroles de Dieu n’étaient pas, dans la bouche du pontife, des décrets comme dans celle de Moïse, mais des réponses seulement ; une fois reçues par Josué et les conseils, et alors seulement, elles avaient force de commandement et de décret.
En second lieu cesouverainpontife, qui recevait deDieules réponses deDieu, n’avait pas de milice et ne possédait pas en droit le commandement ; en revanche ceux qui par droit possédaient les terres, ne pouvaient par droit établir de lois. De plus, le grand pontife, aussi bien Aaron que son fils Eléazar, fut bien désigné par Moïse mais, Moïse mort, personne n’eut plus le droit d’élire un pontife, le fils succédait légitimement au père. Le chef suprême de l’armée fut aussi désigné par Moïse et investi de la qualité de commandant non, en vertu du droit du souverainpontife, mais par le droit de Moïse qui lui fut transféré ; et c’est pourquoi, Josué mort, le pontife n’élut personne à sa place, les chefs des tribus non plus ne consultèrent pas Dieu sur la désignation d’un nouveau chef, mais chacun garda à l’égard de la milice de sa tribu, et tous ensemble à l’égard de la milice entière, le droit de Josué. (116)
Et, semble-t-il, point ne fut besoin d’un chef suprême, sauf quand, unissant toutes leurs forces, ils devaient combattre un ennemi commun. Cela arriva d’ailleurs au temps de Josué où nul n’avait encore de demeure fixe et où tout appartenait en droit à tous. Plus tard quand toutes les tribus eurent partagé entre elles les terres acquises par droit de conquête et celles qu’ils avaient encore à acquérir, et que tout n’appartint plus à tous, par cela même, la raison d’être d’un chef commun disparut, puisque, à dater de ce partage, les hommes des tribus distinctes durent être réputés alliés plutôt que concitoyens. A l’égard de Dieu et de la religion sans doute on devait les tenir pour concitoyens ; mais à l’égard du droit que l’une des tribus avait sur l’autre, elles étaient alliées presque de la même façon (le temple commun à part) que leurs Hautes Puissances, les États confédérés de Hollande.
La division d’une chose commune en parts consiste uniquement en effet en ce que chacun soit seul maître de sa part et en ce que les autres renoncent au droit qu’ils avaient sur elle. Pour cette cause, Moïse désigna des chefs de tribus, afin qu’après le partage chacun eût le commandement et la charge de sa part ; c’est-à-dire le soin de consulter Dieu sur les affaires de sa tribu par l’intermédiaire du grand pontife, de commander sa milice, de fonder et de fortifier des villes, d’y instituer des juges, de faire la guerre à l’ennemi de son (117)État particulier, et généralement d’administrer les affaires de guerre et de paix. Il n’était tenu de reconnaître aucun juge que Dieu * ou un prophète(118) expressément envoyé par Dieu ; en cas qu’il fit défection à Dieu, les autres tribus ne devaient pas le juger comme un sujet, mais lui faire la guerre comme à un ennemi, ayant manqué à la foi du traité.
*Annotation 38 de Spinoza: Les rabbins attribuent par fiction àMoïsel’institution de ce qu’on appelle vulgairement le Grand Sanhédrin ; et non pas seulement les rabbins, mais la plupart des chrétiens qui disent des inepties tout comme les rabbins. Il est bien vrai queMoïseélut soixante-dix coadjuteurs pour s’occuper avec lui des affaires del’État, parce qu’il ne pouvait supporter à lui seul la charge de tout un peuple ; mais il ne fit jamais de loi sur l’institution d’un collège de soixante-dix membres ; au contraire, il ordonna que chaque tribu, dans les villes que Dieu lui avait assignées, établît des juges pour régler les litiges, suivant les lois que lui-même avait faites ; s’il arrivait que les juges eux-mêmes eussent des doutes sur le droit, ils devaient aller consulter le souverain pontife(c’est-à-dire le suprême interprète des lois) ou le juge auquel à ce moment ils étaient subordonnés (car c’était à lui que revenait le droit de consulter le souverain pontife), pour régler le litige suivant l’explication du pontife. S’il arrivait que le juge subordonné prétendît n’être pas tenu de rendre sa sentence suivant l’opinion du souverain pontife, qu’il l’eût d’ailleurs reçu de lui ou qu’elle lui eût été transmise par son souverain, il était condamné à mort, et la condamnation était prononcée par le juge suprême alors en fonction, duquel il tenait son propre établissement (voir Deutér., chap. XVII, v.9). Ce juge suprême put être tel que Josué, commandant en chef de tout le peuple israélite, ou tel que le chef d’une tribu, auquel appartint, après la division, le droit de consulter le souverain pontife sur les affaires de sa tribu, sur la guerre et la paix, les villes à prendre, les juges à établir, etc. ; il put être aussi le roi auquel toutes les tribus ou quelques-unes avaient transféré leurs droits. Pour établir cela, je pourrais alléguer plusieurs témoignages pris dans les Histoires, mais j’en produirai un seulement qui est le principal. Quand le prophète de Siloélut roi Jéroboam, par cela même il lui donna le droit de consulter le pontife, d’établir les juges ; et d’une manière générale, tous les droits que Roboamconserva pour deux tribus, Jéroboam les obtint pour les dix autres. C’est pourquoi, du même droit qu’avait Josaphat à Jérusalem (voir Paralip., chap. XIX, v. 8 et suiv.), Jéroboam pouvait, dans son palais, constituer un conseil suprême de l’État. Il est certain en effet que Jéroboam, roi par mandat de Dieu, et conséquemment ses sujets, n’étaient pas tenus, suivant la loi deMoïse, de comparaître devant Jéroboamet de le reconnaître comme juge ; encore bien moins devant le tribunal, constitué à JérusalemparRoboamet qui lui était subordonné. Dès que l’empire des Hébreux eut été divisé, il y eut tout autant de conseils suprêmes que d’Étatsdistincts. Quand on n’a pas égard à la diversité des états par lesquels ont passé les Hébreuxet qu’on les confond tous en un seul, on se trouve engagé dans des difficultés inextricables.
Nous en trouvons des exemples dans l’Écriture. Après la mort de Josué, les fils d’Israël, et non un commandant en chef, consultèrent Dieu ; quand il fut connu que la tribu de Juda devait la première de toutes entreprendre la guerre contre son ennemi, elle fit un traité avec la seule tribu de Siméon pour joindre leurs forces contre l’ennemi ; dans ce traité ne furent pas comprises les autres tribus*; chacune fit la guerre séparément (comme il est raconté dans le même chapitre) contre son ennemi, et accepta la soumission et la foi de qui elle voulut, bien qu’il fût dans les commandements de ne traiter à aucune condition et d’exterminer (119) sans merci tous les ennemis ; ceux qui sont coupables de ce péché sont repris à la vérité, mais personne ne les appelle en justice. Et il n’y avait point là de raison pour qu’une guerre éclatât entre les tribus et qu’elles intervinssent dans les affaires les unes des autres. Au contraire, la tribu de Benjamin ayant offensé les autres et rompu le lien qui l’unissait à elles de façon qu’aucune des tribus confédérées ne pût plus trouver en elle une sûre alliée, il lui fut fait la guerre et, trois combats livrés, les autres tribus, enfin victorieuses, mirent à mort, en vertu du droit de guerre, tous ceux de Benjamin coupables et innocents, ce qu'ensuite et trop tard elles regrettèrent et déplorèrent.
*Voir Juges, chap. I, v. 1- 3.
[15] Par ces exemples se trouve entièrement confirmé ce que nous avons dit du droit de chaque tribu. Peut-être demandera-t-on qui désignait le successeur du chef de chacune ? Sur ce point je ne puis rien tirer de certain del’Écriture. Je conjecture toutefois, puisque chaque tribu était divisée en familles dont les chefs étaient choisis parmi les Anciens de la famille, que le plus âgé de ces Anciens prenait de droit la place du chef de la tribu. Parmi les Anciens en effet Moïse choisit soixante-dix coadjuteurs qui formaient avec lui le Conseil suprême ; ceux qui eurent l’administration du pouvoir après la mort de Josué, sont appelés Vieillards dans l’Écriture ; rien enfin n’est plus fréquent chez les Hébreux que l’appellation de Vieillards donnée aux juges, comme je pense que (120) tout le monde sait39. Il importe d’ailleurs assez peu à notre propos de savoir avec certitude comment les chefs des tribus étaient désignés ; il suffit d’avoir montré, qu’après la mort de Moïse, personne n’a exercé toutes les fonctions du commandement suprême. Puisque, en effet, tout ne dépendait pas du décret d’un seul homme, ni d’un seul conseil, ni du peuple, et que l’administration de la chose publique appartenait pour une part à une seule tribu, pour le reste aux autres, avec un droit égal des deux côtés, il est très évident qu’à dater de la mort de Moïse, l’État n’est plus demeuré monarchique, non plus qu’aristocratique ni populaire, mais a été théocratique :
1° parce que la demeure royale de l’État était le temple et que, par rapport à lui seulement, comme nous l’avons montré, les hommes de toutes les tribus étaient concitoyens ;
2° parce que tous les citoyens devaient jurer fidélité à Dieu, leur juge suprême.
3° Enfin parce qu’en cas de besoin nul n’était élu que par Dieu au commandement suprême. Moïse le prédit expressément au peuple au nom de Dieu* (121) et, en fait, l’élection de Gédéon, de Samson et de Samuel l’atteste, ce qui ne permet pas de douter que les autres chefs fidèles n’aient été désignés de la même manière, bien que cela ne soit pas dit dans leur histoire.
*Deutér., chap. XVIII, v. 15.
39. Le terme d’Anciens s’applique plus généralement aux dirigeants des communautés juives. A Amsterdam notamment, l’acte du 3 avril 1639 par lequel les hauts dirigeants des institutions juives ibériques assurent la fusion de leurs trois communautés en une seule Nação portuguesa est désigné comme l’União de los Velhos, l’Union des Anciens. Voir le clan Spinoza, op. cit., p. 75-78.
[IV. §§16-25 : L’État des Hébreux : les avantages de sa constitution.]
[16] Ces principes posés, il est temps de voir comment le pouvoir institué dans ces conditions pouvait exercer sur les âmes une action modératrice et retenir tant les gouvernants que les gouvernés de façon que ces derniers ne devinssent pas des rebelles, non plus que les premiers des tyrans.
[A. §§17-22 : Les Chefs ne peuvent y outrepasser les justes limites.]
[17] Ceux qui gouvernentl’Étatou s’en sont rendus maîtres, quel crime qu’ils commettent, s’efforcent toujours de le colorer d’une apparence de droit et de persuader au peuple qu’ils ont agi honnêtement ; ils y arrivent facilement quand toute l’interprétation du droitdépend d’eux. Car il est clair que de ce droit même ils tirent une très grande liberté de faire tout ce qu’ils veulent et tout ce à quoi l’appétit les engage ; et qu’au contraire une grande part de cette liberté leur est ravie au cas que le droitd’interpréter les loisappartienne à d’autres et qu’en même temps leur interprétation véritable soit manifeste et incontestable pour tous.
Il devient très évident par là que chez les Hébreux, l’une des grandes causes des crimes que commettent les princes est supprimée, d’abord par l’attribution du droit d’interpréter les lois aux seuls Lévites*, qui (122) n’avaient aucune part ni au commandement ni, comme les autres, à la propriété, et dont toute la fortune et la considération dépendaient de la seule interprétation vraie des lois ; en second lieu par le commandement fait au peuple entier de se réunir tous les sept ans dans un lieu déterminé pour y être instruit dans les lois par le pontife, et aux individus de lire et de relire constamment tout seuls avec la plus grande attention le Livre de la Loi**. Les chefs donc devaient prendre le plus grand soin dans leur propre intérêt de tout administrer suivant les lois prescrites et assez clairement connues de tous, s’ils voulaient être honorés le plus possible par le peuple qui, à cette condition, les vénérait comme des ministres du royaume de Dieu et des vicaires de Dieu ; à défaut de cette condition ils ne pouvaient échapper à la pire haine des sujets, celle qu’on nomme théologique.
*Voir Deutér., chap. XXI, v. 5.
**Voir Deutér., chap. XXXI, v. 9, etc., et chap. VI, v. 7.
[18] Dans le même sens, c’est-à-dire pour contenir la concupiscence effrénée des chefs, agissait encore avec une grande force une autre institution : la participation de tous les citoyens au service militaire (de vingt à soixante ans sans nulle exception) et l’impossibilité pour les chefs d’enrôler à l’étranger aucun soldat mercenaire. Cette institution, dis-je, eut une grosse influence, car il est certain que les princes, pour opprimer le peuple, ont besoin d’une force armée stipendiée par eux et qu’en outre (123) ils ne craignent rien tant que la liberté d’une armée de citoyens, auteurs par leur courage, leur labeur et le sang qu’ils versent en abondance, de la liberté et de la gloire de l’État.
C’est pourquoi Alexandre, quand il eut à combattre Darius pour la deuxième fois, après avoir entendu le conseil de Parménion, éclata en reproches non contre Parménion lui-même, mais contre Polyperchon qui soutenait la même opinion40. Il n’osa pas en effet, dit Quinte-Curce*, reprendre de nouveau Parménion à qui, peu de temps avant, il avait adressé de trop vifs reproches ; et il ne put venir à bout de la liberté, crainte par lui, des Macédoniens, qu’après avoir porté le nombre des soldats pris parmi les captifs bien au-delà de celui des Macédoniens ; alors en effet il put donner carrière à ses passions, après avoir réduit à rien la liberté des meilleurs citoyens.
*Liv. IV, § 13.
40. Parménion (v. 400-v. 330av. J.-C.) et Polyperchon (394-v. 303 av. J.-C.) comptaient parmi les généraux les plus importants de l’armée d’Alexandre. Ils avaient proposé au roi d’attaquer l’ennemi par surprise ; choqué, Alexandre leur répondit : « J’aime mieux avoir à me plaindre de ma fortune qu’à rougir de ma victoire » (Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre, IV, 13).
Si cette liberté propre à une armée composée de citoyens impose de la retenue aux chefs d’un État d’institution humaine, qui ont accoutumé de prendre pour eux tout l’honneur des victoires, (124) combien plus ne dut-elle pas contenir les chefs des Hébreux dont les troupes combattaient pour la gloire non du chef, mais de Dieu, et n’engageaient pas le combat que Dieu consulté n’eût répondu.
[19] Ajoutons deuxièmement que les chefs des Hébreux n’étaient tous attachés les uns aux autres que par le seul lien de la religion ; si l’un y avait fait défection et avait entrepris de violer le droitdivin de l’individu, il pouvait être traité en ennemi par les autres et être l’objet d’une juste répression.
[20] Il faut tenir compte troisièmement de la crainte d’un nouveau prophète ; qu’un homme de vie irréprochable montrât par des signes reconnus qu’il était un prophète, il avait par là même un droitsouverain de commander, comme Moïse, au nom d’un Dieu à lui seul révélé et non comme les chefs, au nom d’un Dieu seulement consulté par l’intermédiaire du pontife. Et sans nul doute de tels prophètes pouvaient sans peine entraîner le peuple opprimé et lui persuader ce qu’ils voulaient à l’aide de signes légers ; au contraire, si le chef administrait la chose publique avec rectitude, il pouvait s’y prendre à temps et faire comparaître le prophète devant son tribunal pour l’examiner, voir si sa vie était sans reproche, s’il avait donné de sa délégation des signes certains et indubitables, et enfin si ce qu’il prétendait dire au nom de Dieu, s’accordait avec la doctrine reçue et les lois communes de la patrie. Si les signes n’avaient pas la valeur requise, ou si la doctrine était nouvelle, une condamnation (125) à mort pouvait être justement prononcée par le chef ; sinon c’est par la seule autorité du chef et sur son témoignage que le prophète était reconnu.
[21] En quatrième lieu le prince ne l’emportait pas sur les autres par le prestige de la noblesse ni par le droit du sang ; la considération seule de son âge et de sa vertu lui conférait le gouvernement de l’État.
[22] Enfin il faut observer encore que les chefs et toute la milice ne pouvaient pas préférer l’état de guerre à la paix. La milice, en effet, comme nous l’avons dit, se composait des seuls citoyens et les mêmes hommes donc administraient les affaires tant de guerre que de paix. Celui qui au camp était militaire était sur la place publique citoyen, l’officier juge dans son district, le commandant en chef premier magistrat de la cité. Nul donc ne pouvait désirer la guerre pour la guerre, mais pour la paix et la défense de la liberté, et peut-être le chef, pour ne pas être obligé de s’adresser au pontife et d’abaisser sa dignité devant lui, s’abstenait-il, autant qu’il le pouvait, de changer l’ordre établi. Telles sont les raisons qui empêchaient les chefs d’outrepasser les justes limites.
[B. §§23-25 : De quelle manière le peuple y était contenu.]
[23] Nous avons à voir maintenant en quelle manière le peuple était contenu ; les fondements de l’institution sociale le montrent d’ailleurs très clairement. Qu’on les considère en effet même sans grande attention, on verra aisément qu’ils ont dû faire naître, dans les âmes des citoyens, un amour (126)rendant presque impossible que l’idée leur vint de trahir la patrie ou de faire défection; au contraire, tous devaient lui être attachés au point qu’ils souffrissent la mort plutôt que la domination de l’étranger.
Après, en effet, qu’ils eurent transféré leur droitàDieu, ils crurent que leur royaume était le royaume deDieu, que seuls ils avaient qualité de fils de Dieu, les autres nations étant ennemies deDieuet leur inspirant pour cette raison la haine la plus violente (car cette haine leur semblait une marque de piété*41); rien de plus horrible pour eux que de jurer fidélité à un étranger et de lui promettre obéissance ; nul opprobre plus grand, nulle action plus exécrable à leurs yeux, que de trahir leur patrie, c’est-à-dire le royaume même duDieuqu’ils adoraient. Le seul fait d’aller habiter quelque part sur la terre étrangère était tenu pour flétrissant parce que, dans la patrie seulement, le culte obligatoire de Dieu leur était possible, si bien qu’à part la terre sainte de la patrie, le reste du monde leur semblait impur et profane. C’est ainsi que David, contraint de s’exiler, se plaint devant Saül : (127)« S’ils sont des hommes, ceux qui t’excitent contre moi, maudits soient-ils, parce qu’ils me retranchent et m’excluent de l’héritage de Dieu et disent : Va et rends un culte à des dieux étrangers.42 » Pour cette même cause nul citoyen, ce qui est particulièrement à noter, n’était condamné à l’exil : le pécheur est digne du supplice, non de l’opprobre. L’amour desHébreuxpour la patrie n’était donc pas un simple amour, c’était une piété, et cette piété comme cette haine des autres nations, le culte quotidien les échauffait et alimentait de telle sorte qu’elles durent devenir la nature même des Hébreux.
* Voir Psaume CXXXIX, v. 21, 22.
41. Le texte de ce psaume, effectivement dans la Bible, est le suivant : « Éternel, n’aurais-je pas de la haine pour ceux qui te haïssent, du dégoût pour ceux qui s’élèvent contre toi ? Je les hais d’une parfaite haine, ils sont pour moi des ennemis » (Psaume 139 : 21).
42. Samuel, 26 : 19. Cette phrase signifie que, pour David, s’éloigner de la terre d’Israël, c’est aussi se mettre dans l’obligation d’honorer d’autres dieux, en se mettant au service d’un roi étranger.
Leur culte quotidien en effet n’était pas seulement entièrement différent des autres, ce qui les séparait du reste des hommes, il leur était absolument contraire. A l’égard de l’étranger, tous les jours couvert d’opprobre, dut naître dans leurs âmes une haine l’emportant en fixité sur tout autre sentiment, une haine crue pieuse puisque née de la dévotion, de la piété ; ce qu’il y a de plus fort, de plus irréductible. La cause ordinaire qui fait qu’une haine s’avive de plus en plus, ne manquait d’ailleurs pas d’agir, je veux parler du sentiment tout pareil qui répondait au leur ; les autres nations ne purent manquer de les haïr aussi de la haine la plus violente. (128)
[24] Avec quelle efficacité maintenant toutes ces circonstances jointes : la liberté dont les hommes jouissaient dans l’État à l’égard des hommes ; la dévotion à la patrie ; un droit sans limite contre l’étranger ; la haine atroce de tout Gentil43 devenue non seulement licite, mais devoir pieux ; la singularité des mœurs et des rites ; avec quelle efficacité, dis-je, tout cela contribua à donner auxHébreuxdes âmes fermes pour tout endurer au service de la patrie avec une constance et un courage uniques, la raison le fait connaître avec la plus grande clarté et l’expérience même l’atteste. Jamais, tant que la ville fut debout, ils ne purent se plier longtemps à une domination étrangère, et aussi Jérusalem était-elle communément appelée la cité rebelle*. L’État qui suivit la restauration du temple (et qui fut à peine l'ombre du premier, les pontifes ayant usurpé le droit des chefs44) put difficilement être détruit par les Romains. Tacite lui-même l’atteste dans le livre II des Histoires : « Vespasien avait achevé la guerre des Juifs, sauf qu’il n’avait pas encore forcé(129)Jérusalem, entreprise rendue plus dure et plus ardue par la complexion de cette race et son fanatisme irréductible que par les forces restées aux assiégés pour faire face aux nécessités de la situation. »
* Voir Esdras, chap. IV, v. 12, 15.
43. Sur le sens de ce terme, voir note 4, p.92.
44. On désigne couramment comme le premier Temple de Jérusalem le Temple de Salomon, détruit et pillé en 586 av. J.-C. par l’armée de Babylone. Le Second Temple, dit Temple d’Hérode, est restauré et agrandi à partir de 20 av. J.-C. Il y a donc six siècles de différence entre l’État florissant des Hébreux à l’époque de Salomon et le royaume de Judée à l’époque d’Hérode, vassal de l’Empire romain.
[25] Mais, outre cette force, dont la valeur dépend de l’opinion seule, il y eut dans cetÉtatune autre force unique et la plus grande de toutes, qui devait retenir les citoyens et les prémunir contre toute idée de défection et tout désir de déserter leur patrie, ce fut la considération de l’utilité qui donne aux actions humaines leur vigueur et leur animation.
Je dis que dans cet Étatcette considération avait une force unique ; nulle part en effet les citoyens n’avaient sur leurs biens un droit de propriété plus assuré que les sujets de cet État. La part de terre et de champs possédée par chacun d’eux était égale à celle du chef et ils en étaient maîtres pour l’éternité, car si l’un d’eux, contraint par la pauvreté, avait vendu son fonds ou son champ, la propriété devait lui en être restituée au moment du jubilé, et d’autres institutions de cette sorte empêchaient que personne ne pût être dépouillé de sa part fixe de biens. Nulle part en outre la pauvreté ne pouvait être plus aisément supportée que dans un pays ou la charité envers le prochain, c’est-à-dire le concitoyen, était au plus haut point une pratique pieuse et le moyen de se rendre propice le RoiDieu. Lescitoyens hébreuxdonc ne pouvaient se trouver bien(130)que dans leur patrie ; au dehors il n’y avait pour eux que déshonneur et grand dommage.
Ce qui, en outre, avec le plus d’efficacité, non seulement les attachait au sol de la patrie, mais aussi les engageait à éviter les guerres civiles et à écarter les causes de discorde, c’était que nul n’avait pour maître son semblable, maisDieuseul, et que l’amour du concitoyen, la charité envers lui, passaient pour la forme la plus élevée de la piété ; la haine qui leur était commune envers les autres nations et celle qu’elles leur rendaient, entretenaient cet amour.
De plus l’obéissance était le fruit de la discipline très forte à laquelle les formait leur éducation : tous leurs actes étaient réglés par des prescriptions de laloi ; on ne pouvait pas labourer comme on voulait, mais à des époques déterminées et dans certaines années et seulement avec un bétail d’une certaine sorte ; de même aussi les semailles et les moissons n’avaient lieu qu’à un certain moment et dans une forme arrêtée, et, d’une manière générale, toute leur vie était une constante pratique de l’obéissance (voir à ce sujet le chapitre V relatif à l’utilité des cérémonies) ; en raison de l’accoutumance elle n’était plus une servitude, mais devait se confondre à leurs yeux avec la liberté, si bien que la chose défendue n’avait d’attrait pour personne, seule en avait la chose commandée.
A cela paraît n’avoir pas peu contribué encore le retour périodique dans l’année de jours obligatoires(131)de repos et de liesse ; ils ne s’abandonnaient pas à cette occasion, mais obéissaient à Dieu avec abandon, Trois fois par an ils étaient les convives de Dieu*; le septième jour de la semaine ils devaient cesser tout travail et se livrer au repos ; en outre à d’autres moments encore, des réjouissances honnêtes et des repas de fête étaient non autorisés, mais prescrits. Je ne pense pas qu’on puisse rien trouver de plus efficace pour fléchir les âmes des hommes ; rien ne s’empare de l’âme avec plus de force que la joie qui naît de la dévotion, c’est-à-dire à la fois de l’amour et de l’admiration45. Il n’était pas à craindre que la lassitude qu’engendre la répétition fréquente, eût prise sur eux, car le culte réservé aux jours de fête était rare et varié. (132)
*Voir Deutér., chap. XVI.
45. Cette phrase reflète la manière dont Spinoza conçoit les sentiments, ou plutôt les « affects », comme des fluctuations qui forment entre elles des combinaisons plus ou moins compliquées. Ce modèle lui permet d’analyser les affects les plus composés en les interprétant à partir d’affects plus simples. Par exemple, selon les définitions données dans l’Éthique, la « joie » vient de ce qu’un individu imagine sa puissance d’agir augmenter ; lorsque cette joie est associée à un objet extérieur considéré comme sa cause, elle devient de l’« amour » ; lorsque cette chose extérieure lui semble singulière, elle l’ « étonne » (en latin, admiratio) ; et lorsque l’amour et l’étonnement s’associent, on obtient la devotio (ou « adoration »). Ainsi, « l’adoration naît de l’étonnement pour une chose que nous aimons » (Éth., III, 52, scolie, p.471).
A tout cela s’ajoutait la très profonde révérence du temple qu’ils gardèrent religieusement à cause du caractère singulier de son culte et des rites à observer avant que l’accès en fût permis ; à ce point qu’aujourd’hui encore ils ne lisent pas sans une grande horreur le récit de l’attentat de Manassé qui eut l’audace de placer une idole dans le temple même46. La révérence du peuple n’était pas moindre à l’égard des lois qui étaient gardées avec le soin le plus religieux dans le sanctuaire le plus inaccessibles. C’est pourquoi les rumeurs populaires et les préjugés étaient moins à craindre qu’ailleurs ; nul n’osait porter un jugement sur les choses divines ; à tout ce qui était ordonné par l’autorité de la réponse divine reçue dans le temple, ou de la loi fondée par Dieu, ils devaient obéir sans consulter la raison.
46. 2 Rois 21 : 3-9.
Je pense avoir ainsi donné des principes essentiels de cet État, un résumé assez clair dans sa brièveté.
[V. §§26-31 : L’État des Hébreux : les causes de sa destruction.]
[26] Il nous reste à rechercher les causes qui ont pu amener lesHébreuxà faire tant de fois défection à laloi; à être si souvent asservis et à souffrir enfin la ruine complète de leurÉtat.Peut-être dira-t-on que cela tient à l’insoumission de cette nation. Réponse puérile ; pourquoi cette nation a-t-elle été plus insoumise que les autres ? Est-ce par nature ? (133) La nature ne crée pas des nations, mais des individus, lesquels ne se distinguent en nations que par la diversité de la langue, des lois et des mœurs reçues ; seules, parmi ces traits distinctifs, les lois et les mœurs peuvent faire que chaque nation ait une complexion singulière, une condition propre, des préjugés à elle.
Si donc on devait accorder que les Hébreuxfurent insoumis plus que le reste des mortels, cela devrait être imputé à quelque vice des lois ou des mœurs reçues. Et sans doute il est vrai que si Dieu eût voulu que leur État fût plus constant, il eût établi d’autres droits et d’autres lois et institué un autre gouvernement ; que pouvons-nous dire sinon qu’ils ont irrité leur Dieu non seulement, comme dit Jérémie*, depuis la fondation de la ville, mais depuis celle des lois ? C’est ce qu’atteste Ézéchiel**: « Je leur ai donné aussi des statuts qui n’étaient pas bons et des règles par lesquelles ils ne vivraient point ; en ce que je les ai rendus impurs en leurs dons, par la condition mise au rachat de toute ouverture de la vulve » (c’est le premier-né) ; « afin que par ma volonté ils fussent dévastés, pour qu’ils connussent que je suis Jéhovah. »
* Jérémie, chap. XXXII, v. 31.
**Ézéchiel, chap. XX, v. 25.
Pour bien entendre ces paroles et la cause de la ruine del’État, il faut noter que le premier dessein fut de remettre le ministère sacré aux premiers-nés, (134)non auxLévites*; mais quand tous, sauf les Lévites, eurent adoré le veau, les premiers-nés furent répudiés et jugés impurs, et lesLévitesélus à leur place**; plus je considère ce changement, plus je me sens obligé à répéter la parole de Tacite47 : ce ne fut pas à la sécurité des Hébreux que Dieu veilla dans ce temps-là, mais de sa vengeance qu’il prit soin. Et je ne puis assez m’étonner de ce qu’il ait conçu dans son âme céleste une colère assez grande pour établir des loisdestinées non pas, comme c’est la règle, à procurer l’honneur, le salut, la sécurité de tout le peuple ; mais à satisfaire son désir de vengeance et à punir le peuple ; si bien que ces loisne semblaient plus être des lois, c’est-à-dire le salut du peuple, mais bien plutôt des peines et des supplices.
* Voir Nombres, chap. VIII, v. 17.
**Deutér., chap. X, v. 8.
47. Spinoza applique ici aux Hébreux ce que Tacite dit les Romains, dans Histoires, I, 3.
Les dons en effet qu’on était tenu de faire aux Lévites et aux prêtres, l’obligation de racheter les premiers-nés et de donner par tête aux Lévites une certaine somme d’argent, et enfin le privilège accordé aux seuls Lévites d’avoir accès aux choses saintes, autant de marques incessamment répétées accusant l’impureté des Hébreux et leur répudiation. De plus les Lévites ne manquaient jamais de leur faire sentir leur opprobre. Il n’est pas douteux, (135) en effet, que, parmi tant de milliers de Lévites, ne se soient trouvés un grand nombre de fâcheux théologiens ; d’où le désir qui vint au peuple d’observer la vie des Lévites, des hommes après tout, et, comme il arrive, de les accuser tous pour la faute d’un seul. De là de constantes rumeurs, puis la lassitude ressentie par les Hébreux, surtout les années de disette, de nourrir des hommes oiseux et détestés auxquels ne les rattachait même pas le lien du sang.
Rien de surprenant donc à ce que dans le repos, quand les miracles manifestes venaient à manquer, qu’il n’y avait pas d’hommes d’une autorité tout à fait rare, l’âme populaire aigrie et attachée aux intérêts matériels perdit d’abord de son ardeur religieuse, puis qu’elle finît par abandonner un culte, divin à la vérité, mais outrageant pour elle et suspect, qu’elle voulût du nouveau ; rien de surprenant à ce que les chefs toujours à la recherche, pour avoir seuls tous les droits souverains, d’un moyen de s’attacher le peuple et de le détourner du pontife, aient fait à cette âme populaire toutes les concessions et établi des cultes nouveaux.
[27] Que sil’Étatavait été constitué suivant la première intention de son fondateur, toutes les tribus eussent eu le même droit et des honneurs égaux, et la sécurité aurait régné partout ; qui voudrait violer en effet ledroitsacré de ses consanguins ? Que vouloir de mieux que de nourrir ses consanguins, ses frères, ses parents, par piété religieuse ? que (136) d’être instruits par eux de l’interprétation des lois ? que d’attendre d’eux enfin les réponses divines ? Par ce procédé toutes les tribus fussent restées beaucoup plus étroitement unies entre elles ; je veux dire, si elles avaient eu un droit pareil d’administrer les choses sacrées ; et même si l’élection des Lévites avait eu une autre cause que la colère et la vengeance, il n’y aurait rien eu à craindre. Mais, nous l’avons dit, ils avaient irrité leur Dieu ; et pour répéter les paroles d’Ézéchiel, il les rendit impurs en leurs dons ; par la condition mise au rachat de toute ouverture de la vulve, afin d’amener leur ruine.
[28] Cela d’ailleurs est confirmé par les récits. Sitôt qu’au désert le peuple commença de jouir du repos, beaucoup d’hommes, et qui ne faisaient point partie de la foule, furent indisposés par l’élection des Lévites et saisirent cette occasion de croire que Moïse avait établi toutes ces institutions non par le commandement de Dieu, mais selon son bon plaisir ; il avait en effet choisi sa propre tribu et donné pour l’éternité le pontificat à son frère ; dans leur excitation ils l’assaillirent en tumulte, criant que tous étaient également saints et que sa propre élévation au-dessus de tous était contraire au droit. Moïse ne put les calmer par aucune raison, mais, par un miracle qui devait servir de signe pour rétablir la foi, tous périrent ; de là une nouvelle sédition de tout le peuple croyant qu’ils avaient péri par l’artifice de Moïse et non par le jugement de (137)Dieu. Après un grand carnage cependant ou une peste, la fatigue amena l’apaisement, mais la vie était à charge aux Hébreux et ils lui préféraient la mort ; la sédition avait pris fin sans que la concorde régnât. Cela est attesté ainsi par l’Écriture*. Dieu, après avoir prédit à Moïse qu’après sa mort le peuple ferait défection au culte divin, ajoute : car je connais l’appétit du peuple et ce qu’il combine aujourd’hui, alors que je ne l’ai pas encore conduit à la terre que j’ai promise. Et un peu après Moïse dit au peuple même : « Car je connais ta rébellion et ton insoumission. Si, alors que j'ai vécu avec vous, vous avez été rebelles contre Dieu, vous le serez encore bien plus après ma mort. » Et effectivement la chose arriva, comme on sait.
*Deut., chap. XXXI, v. 21.
[29] De là de grands changements, une licence universelle, le luxe, la paresse d’âme qui amenèrent la décadence del’État, jusqu’au moment où, plusieurs fois soumis, ils rompirent le pacte avecDieudont ledroit fut déchu; ils voulurent avoir des rois mortels, ce qui entraînait que la demeure du pouvoir ne fût plus le temple, mais une cour, et que les hommes de toutes les tribus fussent dorénavant concitoyens non plus en tant que soumis au droit deDieuet au Pontificat, mais en tant qu’ayant le même roi.
Ce changement fut une cause considérable de séditions nouvelles qui finirent par amener la ruine complète de l’État.Quoi de plus insupportable(138)en effet pour les rois que de régner à titre précaire et d’avoir à souffrir un Étatdans l’État48? Les premiers qui, simples particuliers, furent élus, se contentèrent du degré de dignité où ils s’étaient haussés, mais quand les fils régnèrent par droit de succession, ils s’appliquèrent par des changements graduels à parvenir enfin à posséder seuls la totalité dudroitconstituant le pouvoir d’État.
48. L’expression latine imperium in imperio révèle une préoccupation commune à plusieurs théoriciens modernes du droit et de la politique, qui considèrent que les institutions religieuses, en faisant valoir une juridiction issue des textes sacrés, tendent à substituer leur autorité à celle de l’État. L’Anglais Thomas Hobbes parle de civitas in civitate (Ducitoyen, III, c 13), et les frères De La Court à plusieurs reprises de regeering in regeering, gouvernement dans le gouvernement (Polityke Weeg-Schaal, 1661, p. 263 et Polityke Discoursen, IV, 6, 662, p. 312). Dans une lettre en latin au Grand Pensionnaire Jan de Witt (1625-1672), J. De La Court emploie l’expression imperium in imperio pour désigner le clergé calviniste.
Ils en étaient privés pour une très grande part aussi longtemps qu’à leurdroits’opposaient des loisindépendantes d’eux, gardées par lepontifedans le sanctuaire et interprétées au peuple par lui : de la sorte en effet ils étaient, comme les sujets, tenus par les loiset ne pouvaient en droit les abroger, ni en instituer de nouvelles d’une égale autorité. En second lieu ils en étaient privés aussi parce que ledroitdesLévitesinterdisait aux rois, tout comme aux sujets, en leur qualité de profanes, l’administration des choses sacrées. Et enfin parce que (139)leur pouvoir n’était nullement assuré contre la seule volonté d’un seul homme, reconnu prophète, qui pouvait le tenir en échec ; on en a vu des exemples. Avec quelle liberté en effet Samuel n’avait-il pas commandé en tout à Saül ? avec quelle facilité n’avait-il pas, pour une seule faute, transféré à David le droit de régner ? Ainsi ils avaient à compter avec un État dans l’État et régnaient à titre précaire.
Pour triompher de ces résistances, ils permirent d’élever auxDieuxd’autres temples, de façon qu’on n’eût plus à consulter les Lévites ; ensuite ils cherchèrent plus d’une fois des hommes capables de prophétiser au nom deDieupour avoir des prophètes à opposer aux vrais. Quoi qu’ils aient tenté cependant, ils ne purent jamais arriver au terme de leurs vœux.Les prophètes en effet, prêts à tout, attendaient le moment favorable, c’est-à-dire l’arrivée au pouvoir d’un nouveauroi, dont l’autorité est toujours précaire tant que le souvenir du prédécesseur reste vif ; sans peine alors, ils pouvaient, en invoquant l’autorité deDieu, pousser quelque personnage irrité contre leroiet connu pour son courage, à revendiquer ledroit deDieuet à s’emparer à ce titre du pouvoir ou d’une partie du pouvoir.Mais les prophètes eux aussi ne pouvaient par cette voie arriver à rien ; même s’ils mettaient fin à une tyrannie, par l’effet de causes permanentes ils ne faisaient qu’acheter de beaucoup de sang hébreu un tyran nouveau.Nulle fin donc aux discordes et aux guerres civiles et des causes, toujours les mêmes, de (140)violation dudroitdivinqui ne purent disparaître qu’avecl’Étatlui-même.
[30] Nous voyons par là commentlareligiona été introduite dansl’État desHébreuxet quels principes auraient pu faire qu’il fût éternel, si la juste colère du législateur avait permis qu’il demeurât tel qu’il avait d’abord été institué. Mais, comme il ne put en être ainsi, il dut périr.
Je n’ai d’ailleurs parlé ici que du premier empire ; car le second fut à peine l’ombre du premier, puisque les Hébreux étaient tenus par le droit des Perses, dont ils étaient sujets, et qu’après la conquête de l’indépendance, les pontifes usurpèrent le droit du chef et s’emparèrent du pouvoir absolu. De là pour les prêtres un grand appétit de régner et d’occuper en même temps le pontificat ; il n’y avait donc pas lieu de s’étendre sur ce second empire.
Quant à savoir si le premier, en tant que nous l’avons conçu comme durable, est imitable ou si c’est une action pieuse de l’imiter autant que possible, c’est ce que nous verrons dans les chapitres suivants. Je voudrais seulement, comme couronnement, placer ici une observation sur un point déjà touché ; de l’exposé ci-dessus il ressort que le droitdivinnaît d’un pacte à défaut duquel il n’y a d’autredroitque lenaturel; c’est pourquoi les Hébreuxn’avaient, par le commandement de lareligion, point d’obligations pieusesà l’égard des nations qui n’avaient pas pris part au pacte, mais seulement à l’égard de leurs concitoyens. (141)
CHAPITRE XVIII
De l’État des Hébreux et de leur histoire sont conclus quelques dogmes politiques. (143)
[I. §1 : L’État des Hébreux ne doit pas être un modèle, mais on peut en tirer des leçons.]
[1] En dépit de l’éternité qui eût pu être en partageàl’ÉtatdesHébreux, tel que nous l’avons conçu dans le précédent chapitre, personne ne peut plus le prendre pour modèle et cela ne serait pas un dessein raisonnable49. Si des hommes en effet voulaient transférer leurdroitàDieu, il leur faudrait comme auxHébreuxconclure avecDieuun pacte exprès ; ce n’est donc pas seulement la volonté de transférer son droitqui serait requise, mais aussi la volonté de Dieu à qui il devrait être transféré.OrDieua révélé par lesApôtresque son pacte n’était plus écrit avec de l’encre, ni sur des tables de pierre, mais dans le cœur et avec l’esprit deDieu50. (145)
49. Spinoza s’oppose ici aux religieux, juifs ou chrétiens, qui veulent trouver dans la Bible des modèles politiques à imiter. Selon eux, puisque l’État des anciens Hébreux était organisé par Dieu, et puisqu’un État organisé par Dieu est nécessairement parfait, alors il devrait être imité. Spinoza ne nie aucune des deux prémisses, mais il rejette la conclusion en soulignant l’importance des variations dans l’Histoire : un État parfait est celui qui correspond à une situation historique précise.
50. Cette citation de la Bible (Paul, 2 Cor. 3 :3) est fréquemment utilisée par les chrétiens anticléricaux pour défendre une religion sans Église.
En second lieu une forme d’Étatcomme celle-là ne pourrait convenir, tout au plus, qu’à des hommes qui voudraient vivre seuls sans commerce avec le dehors, se renfermer dans leurs limites et s’isoler du reste du monde: non du tout à des hommes auxquels il est nécessaire d’avoir commerce avec d’autres, c’est pourquoi une telle forme d’État ne peut servir qu’à un très petit nombre. Il n’en est pas moins vrai que, si elle ne peut être imitée en tout, encore comprend-elle beaucoup de dispositions très dignes de remarque et qu’on aurait peut-être grande raison d’imiter.
[II. §§2-5 : Les dispositions remarquables à imiter de l’État des Hébreux.]
[2] Mon intention toutefois n’étant pas, comme j’en ai déjà averti le lecteur, de traiter de l’État explicitement, je laisserai de côté la plupart de ces dispositions et noterai seulement ce qui se rapporte à mon but. D’abord qu’il n’est pas contraire au règne deDieud’élire une majesté souveraine qui ait dansl’Étatun pouvoir souverain. Après en effet que les Hébreux eurent transféré leur droit à Dieu, ils reconnurent à Moïse un droitsouverain de commander et, seul, il eut ainsi l’autorité d’instituer et d’abroger les lois, d’élire des ministres du culte, de juger, enseigner et châtier et de commander absolument à tous et en toutes choses. En second lieu que, tout en étant les interprètes des lois, les ministres du culte n’étaient qualifiés cependant ni pour juger les citoyens, ni pour (146) excommunier qui que ce fût51 ; ce droit n’appartenait qu’aux juges et aux chefs élus dans le peuple*.
*Voir Josué, chap. VI, v.26 ; Juges, chap. XXI, v. 18, et Samuel, I, chap. XIV, v.24.
51. Ce passage n’est pas un commentaire sur le bannissement de Spinoza lui-même par la communauté juive d’Amsterdam, car la procédure qui l’a visé en 1656, nommée hérem, était un bannissement à valeur seulement locale. En revanche, les débats sur l’excommunication sont alors d’actualité dans l’Église réformée, car Calvin la considère comme une punition indispensable pour maintenir l’ordre parmi les fidèles, alternative à l’épée (Institutes, IV, XI, 5). Le théologien suisse Thomas Erastus (1524-1583) estime au contraire que seul l’État peut établir une juridiction et a le droit de la faire appliquer. Comme le Néerlandais Hugo Grotius, Spinoza adopte la même position, nommée par ses détracteurs « l’érastinanisme ».
[3] Si en outre nous voulons considérer l’histoire des Hébreux et ses vicissitudes, nous trouverons d’autres points dignes de remarque.
[4] 1° Il n’y eut point du tout de sectesreligieuses sinon quand, dans le deuxième empire, les pontifes eurent l’autorité de rendre des décrets et de traiter les affaires de l’État, et que, pour que cette autorité fût éternelle, ils usurpèrent ledroitdu prince et finirent par vouloir qu’on leur donnât le nom de rois. La raison est facile à voir ; dans le premier empire, il ne pouvait y avoir de décrets rendus au nom dupontife, puisqu’ils n’avaient pas le droitde décréter, mais seulement, à la demande des chefs ou des conseils, de donner les réponses de Dieu ; ils ne purent avoir en conséquence aucune (147) passion de décréter des nouveautés, mais seulement d’administrer et de maintenir les usages reçus, ils n’avaient en effet d’autre moyen d’assurer, en dépit des chefs, la conservation de leur liberté, que de préserver les lois de la corruption.
Au contraire quand ils furent entrés en possession du pouvoir de traiter les affaires del’Étatet eurent joint au pontificat le droit du prince, chacun eut l’ambition d’illustrer son nom, à l’égard de lareligionet à d’autres encore, en réglant tout par son autorité pontificale, en rendant tous les jours sur les cérémonies, la foi et tous les points, de nouveaux décrets auxquels ils ne voulaient pas qu’on attribuât un caractère moins sacré et une autorité moindre qu’aux lois de Moïse; il arriva par là que lareligiondégénéra en unesuperstition funeste et que le sens vrai et l’interprétation des lois se corrompirent.
A quoi s’ajouta que, dans les premiers temps après la restauration du temple, pendant qu’ils cherchaient à se frayer une voie pour parvenir au principat, ils se montraient à l’égard de la foule et pour l’attirer à eux, disposés à tout accepter, donnant leur approbation à ses manières d’agir même impies et accommodant l’Écriture aux plus mauvaises mœurs.Malachie l’atteste dans les termes les plus forts ; après avoir invectivé contre les prêtres de son temps, qu’il appelle des contempteurs du nom de Dieu, il continue ainsi à les châtier : « Les lèvres du pontife gardent la science et la loi ne sort(148)que de sa bouche, car il est l’envoyé de Dieu. Mais vous vous êtes écartés de la voie, vous avez fait que la loi fût pour beaucoup un scandale, vous avez rompu le pacte de Lévi, dit le Dieu des armées. » Et ses accusations se poursuivent : ils interprètent lesloisselon leur bon plaisir, n’ont nul égard àDieu, mais seulement aux personnes.
Il est certain que lespontifesn’ont pu user d’une prudence telle que leur conduite échappât à l’attention des plus éclairés ; ces derniers, avec une audace croissante, soutinrent en conséquence qu’ils n’étaient tenus que par les lois écrites ; quant aux décrets que lespharisienstrompés (ils étaient, comme le dit Josèphe, dans ses Antiquités, pour la plupart du bas peuple) appelaient les traditions des ancêtres, il n’y avait pas à les observer.
Quoi qu’il en ait été, nous ne pouvons en aucune façon douter que l’adulation des pontifes, la corruption de la religion et des lois, accrues en nombre dans une mesure incroyable, n’aient donné très largement et très fréquemment occasion à des débats et à des querelles sans fin ; où les hommes en effet commencent à disputer avec l’ardeur du fanatisme, appuyés de part et d’autre par des magistrats, il est impossible de jamais arriver à un apaisement et la division en sectes est inévitable.
2° Il vaut la peine d’observer que les prophètes, c’est-à-dire de simples particuliers, par la liberté qu’ils prirent, d’avertir, d’invectiver et de couvrir d’opprobre, irritèrent les hommes plus qu’ils ne les(149)corrigèrent52; tandis qu’avertis ou châtiés par les rois, ces mêmes hommes étaient faciles à fléchir. Il y a plus, les rois, même pieux, jugèrent souvent intolérables les prophètes à cause de l’autorité qu’ils avaient de décider quelle action était pieuse, quelle impie, et de châtier les rois eux-mêmes, quand ils se permettaient de conduire quelque affaire, publique ou privée, à l’encontre de ce qu’eux, prophètes, avaient décidé.Le roiAsa, qui régna pieusement, d’après le témoignage de l’Écriture, envoya à la meule le prophète Hanani* pour avoir eu l’audace de le reprendre et de lui faire des reproches au sujet du traité conclu avec le roid’Arménie ; et l’on trouve en outre d’autres exemples montrant qu'une telle liberté est plus dommageable que (150) profitable à la religion ; pour ne rien dire des grandes guerres civiles qui naquirent des droits excessifs revendiqués par les prophètes.
* Voir Paralip., II, chap. XVI.
52. Le caractère souvent contre-productif des reproches et des sermons pleins de colère, quand ils ne sont pas associés à des encouragements, est souvent désigné par Spinoza (comme par P. Balling). Au XVIIe siècle, les prédicateurs de toutes les religions utilisaient massivement les menaces de châtiments éternels, et certains calvinistes développaient une pastorale nommée donderpreken (littéralement, le « prêche foudroyant ») destinée à terrifier la population pour remettre les pêcheurs dans le droit chemin. « Les superstitieux, plus exercés à fustiger les vices qu’à enseigner les vertus et qui, au lieu de conduire les hommes par la raison, s’étudient à les réfréner par la crainte, de telle sorte qu’ils fuient le mal plus qu’ils n’aiment les vertus, ne tendent à rien d’autre qu’à rendre les autres aussi malheureux qu’eux. Ainsi, il n’est pas étonnant que la plupart d’entre eux soient pénibles et odieux aux hommes. » (Éth., IV, 63, p. 715).
3° Digne encore de remarque est ce fait que, pendant la durée du pouvoir populaire, il y eut une seule guerre civile ; encore se termina-t-elle sans laisser de ressentiments, et les vainqueurs, par pitié des vaincus, prirent toutes les mesures nécessaires pour les rétablir dans leur dignité et leur puissance. En revanche quand le peuple, peu fait aux rois, eut substitué à la première forme de gouvernement, la monarchie, les guerres civiles ne cessèrent pour ainsi dire plus, et l’on se livra des combats dont l’acharnement est sans égal dans la renommée. Dans un seul combat (c’est à peine croyable) cinq cent mille hommes d’Israël furent massacrés par ceux de Juda ; en revanche, dans un autre, ceux d’Israël font un grand carnage de ceux de Juda (l’Écriture n’en donne pas le nombre), s’emparent du roi, démolissent presque entièrement les murailles de Jérusalem, et (pour qu’on sache que leur colère ne connaît pas de mesure) dépouillent entièrement le Temple, puis, lourdement chargés du butin pris sur leurs frères et rassasiés de sang, ils se font remettre des otages, abandonnent le roi dans son royaume presque dévasté, et déposent les armes, se reposant non sur la foi, mais sur la faiblesse de ceux de Juda. Peu d’années après en effet, quand Juda a rétabli ses forces, un nouveau combat (151) s’engage dans lequel ceux d’Israël, de nouveaux vainqueurs égorgent cent vingt mille hommes de Juda, emmènent en captivité leurs femmes et leurs enfants au nombre de deux cent mille, emportant de nouveau un grand butin. Après ces combats et d’autres qui sont racontés tout au long dans les histoires ils finirent, épuisés, par être la proie des ennemis.
[5] En second lieu, si nous voulons compter le temps pendant lequel on jouit d’une paix complète, nous trouverons une grande différence ; avant les rois ils passèrent plusieurs fois quarante années et une fois quatre-vingts (ce qui surprend l’opinion) dans une entière concorde, sans guerre extérieure ni intérieure ; après que les rois se furent emparés du pouvoir, comme on ne combattait plus ainsi qu’auparavant pour la paix et la liberté, mais pour la gloire, nous voyons, qu’à l’exception du seul Salomon (dont la vertu, qui était la sagesse, se montrait dans la paix plus que dans la guerre),tous firent la guerre, et un funeste appétit de régner rendit sanglant pour la plupart le chemin conduisant à la royauté.
Enfin leslois, durant le règne du peuple, demeurèrent à l’abri de la corruption et furent observées avec plus de constance. Avant les rois en effet, fort peu de prophètes donnèrent aux peuples des avertissements ; après qu’un roi eut été élu, il y en eut un très grand nombre: Obadias en sauva cent du carnage et les cacha pour qu’ils ne fussent pas tués (152) avec les autres. Et nous ne voyons pas que le peuple ait été trompé par de faux prophètes, sinon après que le pouvoir eut été abandonné aux rois, auxquels la plupart des faux prophètes voulurent complaire53. Ajoutez que le peuple dont l’âme est, suivant l’événement, humble ou superbe, se corrigeait facilement dans les calamités et, se tournant versDieu, rétablissait leslois, de sorte qu’il se mettait hors de tout péril ; au contraire les rois dont les âmes sont toujours orgueilleuses et ne peuvent fléchir sans honte, s’attachèrent à leurs vices avec obstination jusqu’à la complète destruction de la Ville.
53. La conception de la monarchie comme du règne du mensonge est commune à Spinoza et à ses amis radicaux, comme Adriaan Koerbagh. Ces remarques sont à rapprocher des réflexions subtiles que propose Machiavel sur les princes et les peuples.
[III. §§6-10 : Les dangers qui menacent l’État.]
[6] Nous voyons par la très clairement :
1° combien il est pernicieux, tant pour lareligionque pour l’État, d’accorder aux ministres du culte ledroitde décréter quoi que ce soit ou de traiter les affaires del’État; qu’au contraire la stabilité est beaucoup plus grande quand ils sont astreints à répondre seulement aux demandes qui leur sont faites et entre-temps à régler leur enseignement et le culte extérieur sur la tradition la mieux établie et la plus universellement acceptée.
2° Combien il est dangereux de rattacher aux règles dudroitdivinles questions d’ordre purement spéculatif et de fonder lesloissur des (153)opinions, sujet au moins possible de constantes disputes entre les hommes ; l’exercice du pouvoir ne va pas sans la pire violence dans un Étatoù l’on tient pour crimes les opinions qui sont du droit de l’individu auquel personne ne peut renoncer ; et même, dans un Étatde cette sorte c’est la furieuse passion populaire qui commande habituellement.Pilate, par complaisance pour la colère des pharisiens, fit crucifier le Christ qu’il savait innocent. Pour dépouiller les plus riches de leurs dignités, les pharisiens commencèrent d’inquiéter les gens au sujet de la religion et d’accuser les saducéens d’impiété ; à l’exemple des pharisiens, les pires hypocrites, animés de la même rage, ont partout persécuté des hommes d’une probité insigne et d’une vertu éclatante, odieux par là même à la foule, en dénonçant leurs opinions comme abominables et en enflammant contre eux de colère la multitude féroce54. (154)
54. Ces phrases enchaînent rapidement deux arguments qui peuvent évoquer des exemples précis. Les spoliations d’argent et de biens sous couvert d’argent et de biens sous couvert de religion décrivent l’Inquisition mise en place en Espagne puis au Portugal, d’où le père du philosophe lui-même a dû s’enfuir au début du XVIIe siècle pour rejoindre son oncle à Nantes, puis à Amsterdam (voir Le Clan Spinoza, op. cit., p. 15 et suiv.). En revanche, la calomnie d’un être exceptionnel jalousé par les autres peut renvoyer aussi bien à l’emprisonnement d’Hugo Grotius pendant la querelle des Remontrants et des Contre-Remontrants en 1610-1619 (voir note 1, p. 204), qu’à la querelle d’Utrecht (1641-1645) qui aboutit à faire interdire la philosophie de Descartes dans les universités.
Cette licence effrontée, parce qu’elle se couvre d’une apparence de religion, n’est pas facile à réprimer, surtout dans un pays où les détenteurs du pouvoir souverain ont introduit une secte dont la doctrine échappe à leur autorité, car alors ils ne sont plus tenus pour des interprètes du droitdivinmais pour des membres d’une secte, c’est-à-dire des hommes qui reconnaissent comme interprètes du droitdivinles docteurs de la secte ; l’autorité des magistrats a par suite peu de force auprès de la foule en ce qui concerne les actes qu’inspire le fanatismereligieux, l’autorité des docteurs en a beaucoup, et l’on croit que même les rois doivent se soumettre à leur interprétation.
Pour éviter ces maux, on ne peut trouver de moyen plus sûr que de faire consister la piété et le culte de la religion dans les œuvres seules, c’est-à-dire dans le seul exercice de la justice et de la charité55, et, pour le reste de l’abandonner au libre(155)jugement de chacun; mais nous reviendrons plus longuement sur ce point.
55. Ici, Spinoza prend position dans un débat très ancien, car le christianisme est travaillé par une tension entre les apôtres sur les manières d’obtenir le « salut », par la « foi » ou par les « œuvres », c’est-à-dire les bonnes actions. Paul écrit : « Ce n’est pas par les œuvres de la loi que l’homme est justifié, mais par la foi en Jésus-Christ » (Galates 2 :16). Par contraste, Jacques écrit : « Mais quelqu’un dira : Toi, tu as la foi ; et moi, j’ai les œuvres. Montre-moi ta foi sans les œuvres, et moi, je te montrerai la foi par mes œuvres » (Jacques 2 :18). Dans le sillage de Calvin (voir note 1, p.89), les calvinistes, majoritaires aux Pays-Bas, soutiennent l’idée que l’on obtient le salut par la foi seule, qui est une grâce que Dieu n’accorde qu’à ses élus. A leurs yeux, la proposition de Spinoza reviendrait donc à détruire la notion même de foi (car aucune croyance n’est exigée des fidèles), de religion (puisqu’il n’y a pas de communauté des fidèles distincte de celle des citoyens) et d’Église (puisqu’il n’y a pas d’autorité, sinon civile, sur les fidèles).
3° Nous voyons combien il est nécessaire, tant pour l’État que pour lareligion, de reconnaître au souverain le droitde décider de ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas.Si en effet ce droit de décider des actions n’a pu être accordé même aux prophètes deDieu, sans grand dommage pourl’Étatet la religion, encore bien moins faut-il l’accorder à des hommes qui ne savent pas plus prédire l’avenir qu’ils ne peuvent faire de miracles. Je traiterai ce point explicitement dans le chapitre suivant.
4° Nous voyons enfin combien il est funeste pour un peuple qui n’est pas accoutumé à vivre sous des rois et qui a déjà desloisinstituées, d’élire un monarque. Ni le peuple en effet ne pourra supporter un pouvoir aussi grand, ni l’autorité royale ne pourra souffrir des lois et des droits du peuple institués par un autre d’une autorité moindre que la sienne ; encore bien moins le roi pourra-t-il se faire à l’idée de défendre ceslois; d’autant que, dans leur institution, aucun compte n’a pu être tenu de lui, mais seulement du peuple ou du conseil, qui pensait détenir le pouvoir : ainsi le roi,(156)en maintenant lesdroitsantiques du peuple, paraîtrait plutôt son esclave que son maître. Un monarque d’institution récente tentera donc de toutes ses forces d’établir des lois nouvelles, de réformer à son profit lesdroits existant dansl’État, et de réduire le peuple à une condition telle qu’il ne puisse reprendre aux rois leur dignité aussi facilement que la leur donner.
[7] Je ne puis cependant passer ici sous silence qu’iln’est pas moins périlleux d’ôter la vie à un monarque, alors même qu’il est établi de toutes manières qu’il est un tyran. Car le peuple, accoutumé à l’autorité royale et retenu par elle seule, en méprisera une moindre et se jouera d’elle ; par suite, si l’on ôte la vie à un monarque, il sera nécessaire que le peuple, comme autrefois les prophètes, en élise à sa place un autre qui nécessairement et malgré lui sera untyran.De quel œil en effet pourra-t-il voir des citoyens aux mains ensanglantées par le meurtre d’un roi, et se glorifiant d’un parricide comme d’une belle action qu’ils ne peuvent pas ne pas considérer comme un exemple pour lui ?Certes, s’il veut être un roi, s’il ne veut pas reconnaître le peuple comme son juge et son maître et s’il ne s’accommode pas d’un pouvoir précaire, il doit venger la mort du roi qui l’a précédé et opposer à cet exemple, dans son intérêt, un autre exemple de nature à décourager le peuple du renouvellement de son forfait. Or il ne pourra aisément venger la mort du tyran en envoyant à la(157)mort des citoyens, s’il ne fait pas sienne en même temps la cause du tyran auquel il succède, n’approuve ses actes et en conséquence ne marche entièrement sur ses traces.
Ainsi est-il arrivé que le peuple a bien pu changer de tyran, mais non jamais supprimer le tyran, ni changer un gouvernement monarchique en un autre d’une forme différente.[8] De cette impossibilité le peuple anglais a donné un exemple fatal56 ; il a cherché des causes par lesquelles il pût, sous une apparence de droit, ôter la vie à un monarque ; après cette opération, il n’a pu moins faire que de changer la forme du gouvernement ; mais, après beaucoup de sang répandu, il en est venu à saluer d’un autre nom un nouveau monarque (comme si toute la question était celle du nom donné au souverain) ; et ce nouveau monarque n’avait d’autre moyen de durer que de détruire radicalement la race royale, de faire mourir les amis du roi(158) ou ceux qui étaient suspects de l’être, de mettre fin par la guerre aux rumeurs que les loisirs de la paix eussent permis d’entendre, afin que la foule tout entière, occupée par de nouvelles pensées, fût divertie du meurtre du roi. Trop tard le peuple s’aperçut qu’il n’avait rien fait pour le salut de la patrie, sinon violer le droit du roi légitime et changer l’ordre existant en un pire. Il se décida donc, aussitôt que la liberté lui en fut donnée, à revenir sur ses pas et n’eut de cesse que tout n’eût été rétabli dans l’état ancien.
56. Tout ce paragraphe propose une lecture (à vrai dire assez sommaire) de la révolution anglaise : à la fin de la guerre civile, les membres du Parlement firent un procès au roi Charles Ier, qu’ils condamnèrent à mort en 1649. Après une période de latence, le général Oliver Cromwell prit le titre de Lord Protecteur en 1653 ; refusant le titre de « roi », il réorganisa l’État sous une forme républicaine. Peu après la mort de Cromwell en 1658, Charles II rétablit la monarchie et restaura la dynastie des Stuart en 1660. Par ailleurs, il vaut la peine de rappeler qu’entre 652 et 1674, l’Angleterre mène trois guerres navales contre les Provinces-Unies pour la domination des mers, de sorte qu’un Néerlandais comme Spinoza pouvait difficilement regarder avec bienveillance les dirigeants de l’Angleterre.
[9]Peut-être s’appuiera-t-on sur l’exemple du peuple romain pour objecter qu’un peuple peut facilement se débarrasser d’un tyran ; je crois au contraire que cet exemple confirme entièrement notre manière de voir57. Lepeuple romain, en effet, put bien se débarrasser beaucoup plus aisément d’un tyran et changer la forme du gouvernement, parce que le droit d’élire le roi et son successeur appartenait au peuple même, et qu’il ne s’était pas accoutumé encore (formé comme il était de factieux et de fauteurs de scandales) à obéir aux rois, (159)car sursix qu’il avait eus auparavant il en avait tué trois ; et cependant il ne fit rien qu’élire à la place d’un seul, plusieurs tyrans qui le maintinrent par la guerre à l’extérieur et à l’intérieur dans un état misérable de déchirement, jusqu’à ce qu’enfin le pouvoir revint à un monarque dont le nom seul fut changé, comme enAngleterre.
57. Ce passage présente une lecture assez sombre de l’histoire de Rome qui, après la chute de Tarquin le Superbe en 509 av. J.-C., établit une république qui se termina avec Jules César. Selon Machiavel, les Romains restèrent capables de se débarrasser des tyrans aussi longtemps qu’ils furent préservés de la corruption ; mais ramollis par l’empire, ils furent incapables de reprendre leur liberté après les morts de César, Caligula et de Néron (Discours, I, 17).
[10]Pour ce qui touche les ÉtatsdeHollande, ils n’eurent jamais de rois, que je sache, mais des comtes auxquels à aucun moment ne fut transféré le droitde souveraineté. Ainsi que les très puissants États de Hollande eux-mêmes le font connaître dans un mémoire publié au temps du comte de Leicester58, ils se sont toujours réservé l’autorité de rappeler les comtes à leur devoir et ont conservé le pouvoir nécessaire pour maintenir leur autorité et la liberté des citoyens, pour se venger du comte en cas qu’il se laissât entraîner à la tyrannie et pour le tenir de telle sorte qu’il lui fût impossible de rien faire sans la permission et l’approbation des États. (160)Il suit de là que le droitde majesté suprême a toujours appartenu auxÉtats et que le dernier comte tenta de l’usurper. Il s’en faut donc de beaucoup qu’ils lui aient fait défection, alors qu’au contraire ils ont restauré leur pouvoir ancien déjà presque perdu. Par ces exemples se trouve entièrement confirmé ce que nous avons dit : que chaque État doit conserver sa forme de gouvernement, qu’il ne peut changer sans être menacé de ruine totale59. Telles sont les observations que j’ai cru qu’il valait la peine de faire. (161)
58. Pendant la guerre d’indépendance des Pays-Bas contre l’Espagne de 1568 à 1648, dite guerre des Quatre-Vingts Ans, Robert Dudley, comte de Leicester (1533-1588), exerça quelque temps les fonctions de gouverneur général des Provinces-Unies. Pour défendre la souveraineté des États contre cette influence anglaise et contre la tutelle du roi d’Espagne, François Vrancx publia une Courte démonstration des droits des Chevaliers, des Nobles et des Villes de Hollande et de Vriesland occidentale, en néerlandais, en 1587. Franciscus Van den Enden, ami et maître de latin de Spinoza, en fit une nouvelle édition en 1650.
59. Cette phrase classe Spinoza parmi les réformateurs, qui ne croient pas à la possibilité de changer un système politique de manière durable par une révolution. Pour transformer les choses en profondeur, il faut tenir compte de l’existant (administration, mœurs, etc.) et s’appuyer dessus : c’est l’une des leçons qu’il tire de la spécificité des moments historiques et des particularismes des peuples.
CHAPITRE XIX
Où l’on montre que le droit de régler les choses sacrées appartient entièrement au souverain et que, si nous voulons obéir à Dieu, le culte religieux extérieur doit se régler sur la paix de l’État.(163)
[I. §1 : Introduction : nier que le droit sacré appartienne au souverain, c’est diviser l’État.]
[1] Quand j’ai dit plus haut que les détenteurs du pouvoir avaient seuls le droitde tout régler, et que toutdroitest suspendu à leur décret, je n’ai pas voulu entendre seulement ledroitcivil, mais aussi ledroitsacré duquel ils doivent être également interprètes et défenseurs. Je veux ici le faire expressément observer et traiter ce point explicitement dans ce chapitre, parce qu’il y a beaucoup d’auteurs qui nient que ce droitde régler les choses sacrées appartienne au souverain et ne veulent pas le reconnaître comme interprète dudroitsacré ; d’où ils prennent licence de l’accuser, de le traduire devant un tribunal ecclésiastique et même de l’excommunier (comme autrefois Ambroise excommunia l’empereur Théodose60). Nous verrons dans (165) la suite de ce chapitre que par cette méthode ils divisent l’État et cherchent un moyen de parvenir eux-mêmes au pouvoir.
60. Selon la légende, Ambroise, évêque de Milan, refusa la communion à l’empereur Théodose en 390, jusqu’à ce que celui-ci accepte de faire pénitence pour avoir massacré cinq mille rebelles à Thessalonique (Jacques de Voragine, La Légende dorée, chap. LVII, § 4, trad. T. de Wyzewa, Perrin et Cie, 1910, p. 216). Calvin approuve l’obéissance de l’empereur (Institutes IV, XII, 7) ; à l’inverse, Hobbes considère l’attitude du pape comme un « crime capital » (Léviathan, chap. 42).
[II. §2-9 : La Religion n’acquiert force de droit que par le décret des gouvernants.]
[2] Pour le moment je veux montrer que lareligionn’acquiert force de droitque par le décret de ceux qui ont le droit de régirl’État; que le règne singulier deDieusur les hommes ne s’établit que par ceux qui détiennent le pouvoir politique, et qu’en outre l’exercice du cultereligieuxet les formes extérieures de la piété doivent se régler sur la paix et l’utilité de l’État, d'où suit qu’ils doivent être réglés par le souverain seul et que le souverain doit en être l’interprète.
[3] Je parle expressément des formes extérieures de la piété et du culte extérieur, non de la piété elle-même et du culte intérieur deDieu, c’est-à-dire des moyens par lesquels l’âme se dispose intérieurement à honorer Dieu avec un abandon total ; ce culte intérieur de Dieuen effet et la piété elle-même relèventdu droitde l’individu (comme nous l’avons montré à la fin du chapitre VII61) qui ne peut pas être transféré à un autre. J’ajoute que je (166) crois avoir suffisamment marqué au chapitre XIV62 ce que j’entends ici par règne de Dieu ; car nous y avons montré qu’accomplir la loideDieu, c’est pratiquer la justice et la charité suivant le commandement deDieu, d’où suit que le règne deDieuest établi où la justice et la charité ont force de droitet de commandement.Et queDieuenseigne et commande le vrai culte de la justice et de la charité par la lumière naturelle ou par la révélation, cela ne fait à mes yeux aucune différence ; peu importe comment ce culte est révélé, pourvu qu’il ait le caractère de droit souverain et soit laloisuprême des hommes.
61. Voir Traité théologico-politique, op. cit., chap. VII, p. 157-158 : « Puisqu’elle [la religion] consiste non dans des actions extérieures, mais dans la simplicité et la candeur de l’âme, elle n’est soumise à aucun canon, à aucune autorité publique. […] [P]our la même raison donc une souveraine autorité pour expliquer la Religion et pour en juger appartient à chacun, je veux dire parce qu’elle est de droit privé. »
62. Voir ibid, chap. XIV, p. 241 : « Nul ne peut donc nier que celui-là est vraiment obéissant et bienheureux selon la loi qui aime son prochain comme lui-même parce que Dieu l’a commandé. »
Si donc je montre maintenant que la justice et la charité ne peuvent acquérir force dedroitet de commandement qu’en vertu du droit de régirl’État, on en conclura facilement (puisque le droit de régir l’État n’appartient qu’au souverain) que lareligionn’acquiert force de droit que par le décret de ceux qui ont le droitde commander, et qu’ainsi le règne singulier de Dieusur les hommes ne s’établit que par les détenteurs du pouvoir politique.
[4] Mais il est manifeste par les chapitres précédents que le culte de la justice et de la charité n’acquiert force deloi que dudroitde celui qui(167)commande ; nous avons montré en effet, au chapitre XVI, que, dans l’étatnaturel, laraisonn’a pas plus dedroitque l’appétit, et que ceux qui vivent suivant les lois de l’appétit, tout comme ceux qui vivent suivant lesloisde la raison, ont droit à tout ce qui est en leur puissance. Pour cette cause, nous n’avons pu concevoir le péché dansl’étatde nature, niDieucomme un juge punissant les hommes pour leurs péchés ; nous avons cru que dans cet état tout se passe conformément aux lois communes de la nature entière, que (dirai-je avec Salomon63) la chance y est la même pour le juste et pour l’impie, pour le pur et pour l’impur, etc., et qu’il n’y a pas lieu de parler de justice et de charité.Pour que les enseignements de la raison vraie, c’est-à-dire(comme nous l’avons montré au chapitre IV au sujet de la loidivine64) les enseignements deDieueussent absolument force de loi, il a été nécessaire que l’individu renonçât à sondroit naturel, et que tous les individus transférassent le leur à tous, ou à quelques-uns ou à un seul ; alors seulement nous(168)a été connu ce que sont la justice, l’injustice, l’équité, l’iniquité.