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ACTE I
ScÈne premiÈre
DORANTE, CLITON.
DORANTE.
À la fin j’ai quitté la robe pour l’épée :
L’attente où j’ai vécu n’a point été trompée ;
Mon père a consenti que je suive mon choix,
Et j’ai fait banqueroute à ce fatras de lois.
Mais puisque nous voici dedans les Tuileries,
Le pays du beau monde et des galanteries,
Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier ?
Ne vois-tu rien en moi qui sente l’écolier ?
Comme il est malaisé qu’aux royaumes du Code
On apprenne à se faire un visage à la mode,
J’ai lieu d’appréhender…
CLITON.
Ne craignez rien pour vous :
Vous ferez en une heure ici mille jaloux.
Ce visage et ce port n’ont point l’air de l’école,
Et jamais comme vous on ne peignit Bartole :
Je prévois du malheur pour beaucoup de maris.
Mais que vous semble encor maintenant de Paris ?
DORANTE.
J’en trouve l’air bien doux, et cette loi bien rude,
Qui m’en avait banni sous prétexte d’étude.
Toi qui sais les moyens de s’y bien divertir,
Ayant eu le bonheur de n’en jamais sortir,
Dis-moi comme en ce lieu l’on gouverne les dames.
CLITON.
C’est là le plus beau soin qui vienne aux belles âmes,
Disent les beaux esprits. Mais sans faire le fin,
Vous avez l’appétit ouvert de bon matin :
D’hier au soir seulement vous êtes dans la ville,
Et vous vous ennuyez déjà d’être inutile !
Votre humeur sans emploi ne peut passer un jour,
Et déjà vous cherchez à pratiquer l’amour !
Je suis auprès de vous en fort bonne posture
De passer pour un homme à donner tablature ;
J’ai la taille d’un maître en ce noble métier,
Et je suis, tout au moins, l’intendant du quartier.
DORANTE.
Ne t’effarouche point : je ne cherche, à vrai dire,
Que quelque connaissance où l’on se plaise à rire,
Qu’on puisse visiter par divertissement,
Où l’on puisse en douceur couler quelque moment.
Pour me connaître mal, tu prends mon sens à gauche.
CLITON.
J’entends, vous n’êtes pas un homme de débauche,
Et tenez celles-là trop indignes de vous
Que le son d’un écu rend traitables à tous
Aussi, que vous cherchiez de ces sages coquettes
Où peuvent tous venants débiter leurs fleurettes,
Mais qui ne font l’amour que de babil et d’yeux,
Vous êtes d’encolure à vouloir un peu mieux.
Loin de passer son temps, chacun le perd chez elles ;
Et le jeu, comme on dit, n’en vaut pas les chandelles.
Mais ce serait pour vous un bonheur sans égal
Que ces femmes de bien qui se gouvernent mal,
Et de qui la vertu, quand on leur fait service,
N’est pas incompatible avec un peu de vice.
Vous en verrez ici de toutes les façons.
Ne me demandez point cependant de leçons :
Ou je me connais mal à voir votre visage,
Ou vous n’en êtes pas à votre apprentissage ;
Vos lois ne réglaient pas si bien tous vos desseins
Que vous eussiez toujours un portefeuille aux mains.
DORANTE.
À ne rien déguiser, Cliton, je te confesse
Qu’à Poitiers j’ai vécu comme vit la jeunesse ;
J’étais en ces lieux-là de beaucoup de métiers ;
Mais Paris, après tout, est bien loin de Poitiers.
Le climat différent veut une autre méthode ;
Ce qu’on admire ailleurs est ici hors de mode :
La diverse façon de parler et d’agir
Donne aux nouveaux venus souvent de quoi rougir.
Chez les provinciaux on prend ce qu’on rencontre ;
Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre.
Mais il faut à Paris bien d’autres qualités :
On ne s’éblouit point de ces fausses clartés ;
Et tant d’honnêtes gens, que l’on y voit ensemble,
Font qu’on est mal reçu, si l’on ne leur ressemble.
CLITON.
Connaissez mieux Paris, puisque vous en parlez.
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés ;
L’effet n’y répond pas toujours à l’apparence :
On s’y laisse duper autant qu’en lieu de France ;
Et parmi tant d’esprits, plus polis et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu’ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte ;
Et dans toute la France il est fort peu d’endroits
Dont il n’ait le rebut aussi bien que le choix.
Comme on s’y connaît mal, chacun s’y fait de mise,
Et vaut communément autant comme il se prise ;
De bien pires que vous s’y font assez valoir.
Mais, pour venir au point que vous voulez savoir,
Êtes-vous libéral ?
DORANTE.
Je ne suis point avare.
CLITON.
C’est un secret d’amour et bien grand et bien rare ;
Mais il faut de l’adresse à le bien débiter.
Autrement on s’y perd au lieu d’en profiter.
Tel donne à pleines mains qui n’oblige personne :
La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne.
L’un perd exprès au jeu son présent déguisé ;
L’autre oublie un bijou qu’on aurait refusé.
Un lourdaud libéral auprès d’une maîtresse
Semble donner l’aumône alors qu’il fait largesse ;
Et d’un tel contre-temps il fait tout ce qu’il fait,
Que quand il tâche à plaire, il offense en effet.
DORANTE.
Laissons là ces lourdauds contre qui tu déclames,
Et me dis seulement si tu connais ces dames.
CLITON.
Non : cette marchandise est de trop bon aloi ;
Ce n’est point là gibier à des gens comme moi ;
Il est aisé pourtant d’en savoir des nouvelles,
Et bientôt leur cocher m’en dira des plus belles.
DORANTE.
Penses-tu qu’il t’en dise ?
CLITON.
Assez pour en mourir :
Puisque c’est un cocher, il aime à discourir.
ScÈne 2
DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE.
CLARICE, faisant un faux pas, et comme se laissant choir.
Ay !
DORANTE, lui donnant la main.
Ce malheur me rend un favorable office,
Puisqu’il me donne lieu de ce petit service ;
Et c’est pour moi, Madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main.
CLARICE.
L’occasion ici fort peu vous favorise,
Et ce faible bonheur ne vaut pas qu’on le prise.
DORANTE.
Il est vrai, je le dois tout entier au hasard :
Mes soins ni vos désirs n’y prennent point de part ;
Et sa douceur mêlée avec cette amertume
Ne me rend pas le sort plus doux que de coutume,
Puisqu’enfin ce bonheur, que j’ai si fort prisé,
À mon peu de mérite eût été refusé.
CLARICE.
S’il a perdu sitôt ce qui pouvait vous plaire,
Je veux être à mon tour d’un sentiment contraire,
Et crois qu’on doit trouver plus de félicité
À posséder un bien sans l’avoir mérité.
J’estime plus un don qu’une reconnaissance :
Qui nous donne fait plus que qui nous récompense ;
Et le plus grand bonheur au mérite rendu
Ne fait que nous payer de ce qui nous est dû.
La faveur qu’on mérite est toujours achetée ;
L’heur en croît d’autant plus, moins elle est méritée ;
Et le bien où sans peine elle fait parvenir
Par le mérite à peine aurait pu s’obtenir.
DORANTE.
Aussi ne croyez pas que jamais je prétende
Obtenir par mérite une faveur si grande.
J’en sais mieux le haut prix ; et mon cœur amoureux,
Moins il s’en connaît digne, et plus s’en tient heureux.
On me l’a pu toujours dénier sans injure ;
Et si la recevant ce cœur même en murmure,
Il se plaint du malheur de ses félicités,
Que le hasard lui donne, et non vos volontés.
Un amant a fort peu de quoi se satisfaire
Des faveurs qu’on lui fait sans dessein de les faire :
Comme l’intention seule en forme le prix,
Assez souvent sans elle on les joint au mépris.
Jugez par là quel bien peut recevoir ma flamme
D’une main qu’on me donne en me refusant l’âme.
Je la tiens, je la touche, et je la touche en vain,
Si je ne puis toucher le cœur avec la main.
CLARICE.
Cette flamme, Monsieur, est pour moi fort nouvelle,
Puisque j’en viens de voir la première étincelle.
Si votre cœur ainsi s’embrase en un moment,
Le mien ne sut jamais brûler si promptement ;
Mais peut-être, à présent que j’en suis avertie,
Le temps donnera place à plus de sympathie.
Confessez cependant qu’à tort vous murmurez
Du mépris de vos feux, que j’avais ignorés.