Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
31 janvier 2025 5 31 /01 /janvier /2025 13:54

ACTE I


ScÈne premiÈre

DORANTE, CLITON.

DORANTE.

À la fin j’ai quitté la robe pour l’épée :

L’attente où j’ai vécu n’a point été trompée ;

Mon père a consenti que je suive mon choix,

Et j’ai fait banqueroute à ce fatras de lois.

Mais puisque nous voici dedans les Tuileries,

Le pays du beau monde et des galanteries,

Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier ?

Ne vois-tu rien en moi qui sente l’écolier ?

Comme il est malaisé qu’aux royaumes du Code

On apprenne à se faire un visage à la mode,

J’ai lieu d’appréhender…

CLITON.

                                           Ne craignez rien pour vous :

Vous ferez en une heure ici mille jaloux.

Ce visage et ce port n’ont point l’air de l’école,

Et jamais comme vous on ne peignit Bartole :

Je prévois du malheur pour beaucoup de maris.

Mais que vous semble encor maintenant de Paris ?

DORANTE.

J’en trouve l’air bien doux, et cette loi bien rude,

Qui m’en avait banni sous prétexte d’étude.

Toi qui sais les moyens de s’y bien divertir,

Ayant eu le bonheur de n’en jamais sortir,

Dis-moi comme en ce lieu l’on gouverne les dames.

CLITON.

C’est là le plus beau soin qui vienne aux belles âmes,

Disent les beaux esprits. Mais sans faire le fin,

Vous avez l’appétit ouvert de bon matin :

D’hier au soir seulement vous êtes dans la ville,

Et vous vous ennuyez déjà d’être inutile !

Votre humeur sans emploi ne peut passer un jour,

Et déjà vous cherchez à pratiquer l’amour !

Je suis auprès de vous en fort bonne posture

De passer pour un homme à donner tablature ;

J’ai la taille d’un maître en ce noble métier,

Et je suis, tout au moins, l’intendant du quartier.

DORANTE.

Ne t’effarouche point : je ne cherche, à vrai dire,

Que quelque connaissance où l’on se plaise à rire,

Qu’on puisse visiter par divertissement,

Où l’on puisse en douceur couler quelque moment.

Pour me connaître mal, tu prends mon sens à gauche.

CLITON.

J’entends, vous n’êtes pas un homme de débauche,

Et tenez celles-là trop indignes de vous

Que le son d’un écu rend traitables à tous

Aussi, que vous cherchiez de ces sages coquettes

Où peuvent tous venants débiter leurs fleurettes,

Mais qui ne font l’amour que de babil et d’yeux,

Vous êtes d’encolure à vouloir un peu mieux.

Loin de passer son temps, chacun le perd chez elles ;

Et le jeu, comme on dit, n’en vaut pas les chandelles.

Mais ce serait pour vous un bonheur sans égal

Que ces femmes de bien qui se gouvernent mal,

Et de qui la vertu, quand on leur fait service,

N’est pas incompatible avec un peu de vice.

Vous en verrez ici de toutes les façons.

Ne me demandez point cependant de leçons :

Ou je me connais mal à voir votre visage,

Ou vous n’en êtes pas à votre apprentissage ;

Vos lois ne réglaient pas si bien tous vos desseins

Que vous eussiez toujours un portefeuille aux mains.

DORANTE.

À ne rien déguiser, Cliton, je te confesse

Qu’à Poitiers j’ai vécu comme vit la jeunesse ;

J’étais en ces lieux-là de beaucoup de métiers ;

Mais Paris, après tout, est bien loin de Poitiers.

Le climat différent veut une autre méthode ;

Ce qu’on admire ailleurs est ici hors de mode :

La diverse façon de parler et d’agir

Donne aux nouveaux venus souvent de quoi rougir.

Chez les provinciaux on prend ce qu’on rencontre ;

Et là, faute de mieux, un sot passe à la montre.

Mais il faut à Paris bien d’autres qualités :

On ne s’éblouit point de ces fausses clartés ;

Et tant d’honnêtes gens, que l’on y voit ensemble,

Font qu’on est mal reçu, si l’on ne leur ressemble.

CLITON.

Connaissez mieux Paris, puisque vous en parlez.

Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés ;

L’effet n’y répond pas toujours à l’apparence :

On s’y laisse duper autant qu’en lieu de France ;

Et parmi tant d’esprits, plus polis et meilleurs,

Il y croît des badauds autant et plus qu’ailleurs.

Dans la confusion que ce grand monde apporte,

Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte ;

Et dans toute la France il est fort peu d’endroits

Dont il n’ait le rebut aussi bien que le choix.

Comme on s’y connaît mal, chacun s’y fait de mise,

Et vaut communément autant comme il se prise ;

De bien pires que vous s’y font assez valoir.

Mais, pour venir au point que vous voulez savoir,

Êtes-vous libéral ?

DORANTE.

                                Je ne suis point avare.

CLITON.

C’est un secret damour et bien grand et bien rare ;

Mais il faut de l’adresse à le bien débiter.

Autrement on s’y perd au lieu d’en profiter.

Tel donne à pleines mains qui n’oblige personne :

La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne.

L’un perd exprès au jeu son présent déguisé ;

L’autre oublie un bijou qu’on aurait refusé.

Un lourdaud libéral auprès d’une maîtresse

Semble donner l’aumône alors qu’il fait largesse ;

Et d’un tel contre-temps il fait tout ce qu’il fait,

Que quand il tâche à plaire, il offense en effet.

DORANTE.

Laissons là ces lourdauds contre qui tu déclames,

Et me dis seulement si tu connais ces dames.

CLITON.

Non : cette marchandise est de trop bon aloi ;

Ce n’est point là gibier à des gens comme moi ;

Il est aisé pourtant d’en savoir des nouvelles,

Et bientôt leur cocher m’en dira des plus belles.

DORANTE.

Penses-tu qu’il t’en dise ?

CLITON.

                                            Assez pour en mourir :

Puisque c’est un cocher, il aime à discourir.

ScÈne 2

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE.

CLARICE, faisant un faux pas, et comme se laissant choir.

Ay !

DORANTE, lui donnant la main.

         Ce malheur me rend un favorable office,

Puisqu’il me donne lieu de ce petit service ;

Et c’est pour moi, Madame, un bonheur souverain

Que cette occasion de vous donner la main.

CLARICE.

L’occasion ici fort peu vous favorise,

Et ce faible bonheur ne vaut pas qu’on le prise.

DORANTE.

Il est vrai, je le dois tout entier au hasard :

Mes soins ni vos désirs n’y prennent point de part ;

Et sa douceur mêlée avec cette amertume

Ne me rend pas le sort plus doux que de coutume,

Puisqu’enfin ce bonheur, que j’ai si fort prisé,

À mon peu de mérite eût été refusé.

CLARICE.

S’il a perdu sitôt ce qui pouvait vous plaire,

Je veux être à mon tour d’un sentiment contraire,

Et crois qu’on doit trouver plus de félicité

À posséder un bien sans l’avoir mérité.

J’estime plus un don qu’une reconnaissance :

Qui nous donne fait plus que qui nous récompense ;

Et le plus grand bonheur au mérite rendu

Ne fait que nous payer de ce qui nous est dû.

La faveur qu’on mérite est toujours achetée ;

L’heur en croît d’autant plus, moins elle est méritée ;

Et le bien où sans peine elle fait parvenir

Par le mérite à peine aurait pu s’obtenir.

DORANTE.

Aussi ne croyez pas que jamais je prétende

Obtenir par mérite une faveur si grande.

J’en sais mieux le haut prix ; et mon cœur amoureux,

Moins il s’en connaît digne, et plus s’en tient heureux.

On me l’a pu toujours dénier sans injure ;

Et si la recevant ce cœur même en murmure,

Il se plaint du malheur de ses félicités,

Que le hasard lui donne, et non vos volontés.

Un amant a fort peu de quoi se satisfaire

Des faveurs qu’on lui fait sans dessein de les faire :

Comme l’intention seule en forme le prix,

Assez souvent sans elle on les joint au mépris.

Jugez par là quel bien peut recevoir ma flamme

D’une main qu’on me donne en me refusant l’âme.

Je la tiens, je la touche, et je la touche en vain,

Si je ne puis toucher le cœur avec la main.

CLARICE.

Cette flamme, Monsieur, est pour moi fort nouvelle,

Puisque j’en viens de voir la première étincelle.

Si votre cœur ainsi s’embrase en un moment,

Le mien ne sut jamais brûler si promptement ;

Mais peut-être, à présent que j’en suis avertie,

Le temps donnera place à plus de sympathie.

Confessez cependant qu’à tort vous murmurez

Du mépris de vos feux, que j’avais ignorés.

Partager cet article
Repost0
31 janvier 2025 5 31 /01 /janvier /2025 13:44

ScÈne 3

DORANTE, CLARICE, LUCRÈCE, ISABELLE, CLITON.

DORANTE.

C’est l’effet du malheur qui partout m’accompagne.

Depuis que j’ai quitté les guerres d’Allemagne,

C’est-à-dire du moins depuis un an entier,

Je suis et jour et nuit dedans votre quartier ;

Je vous cherche en tous lieux, au bal, aux promenades ;

Vous n’avez que de moi reçu des sérénades ;

Et je n’ai pu trouver que cette occasion

À vous entretenir de mon affection.

CLARICE.

Quoi ! vous avez donc vu l’Allemagne et la guerre ?

DORANTE.

Je m’y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre.

CLITON.

Que lui va-t-il conter ?

DORANTE.

Et durant ces quatre ans

Il ne s’est fait combats, ni sièges importants,

Nos armes n’ont jamais remporté de victoire,

Où cette main n’ait eu bonne part à la gloire :

Et même la gazette a souvent divulgués…

CLITON, le tirant par la basque.

Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez ?

DORANTE.

Tais-toi.

CLITON.

               Vous rêvez, dis-je, ou…

DORANTE.

                                                       Tais-toi, misérable.

CLITON.

Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable ;

Vous en revîntes hier.

DORANTE, à Cliton.

                                     Te tairas-tu, maraud ?

 

Mon nom dans nos succès s’était mis assez haut

Pour faire quelque bruit sans beaucoup d’injustice ;

Et je suivrais encore un si noble exercice,

N’était que l’autre hiver, faisant ici ma cour,

Je vous vis, et je fus retenu par l’amour.

Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes ;

Je me fis prisonnier de tant d’aimables charmes ;

Je leur livrai mon âme ; et ce cœur généreux

Dès ce premier moment oublia tout pour eux.

Vaincre dans les combats, commander dans l’armée,

De mille exploits fameux enfler ma renommée,

Et tous ces nobles soins qui m’avaient su ravir,

Cédèrent aussitôt à ceux de vous servir.

ISABELLE, à Clarice, tout bas.

Madame, Alcippe vient ; il aura de l’ombrage.

CLARICE.

Nous en saurons, Monsieur, quelque jour davantage.

Adieu.

DORANTE.

              Quoi ? me priver sitôt de tout mon bien !

CLARICE.

Nous n’avons pas loisir d’un plus long entretien ;

Et, malgré la douceur de me voir cajolée,

Il faut que nous fassions seules deux tours d’allée.

DORANTE.

Cependant accordez à mes vœux innocents

La licence d’aimer des charmes si puissants.

CLARICE.

Un cœur qui veut aimer, et qui sait comme on aime,

N’en demande jamais licence qu’à soi-même.

ScÈne 4

DORANTE, CLITON.

DORANTE.

Suis-les, Cliton.

CLITON.

                           J’en sais ce qu’on en peut savoir.

La langue du cocher a fait tout son devoir.

« La plus belle des deux, dit-il, est ma maîtresse,

Elle loge à la Place, et son nom est Lucrèce. »

DORANTE.

Quelle place ?

CLITON.

                         Royale, et l’autre y loge aussi.

Il n’en sait pas le nom, mais j’en prendrai souci.

DORANTE.

Ne te mets point, Cliton, en peine de l’apprendre.

Celle qui m’a parlé, celle qui m’a su prendre,

C’est Lucrèce, ce l’est sans aucun contredit :

Sa beauté m’en assure, et mon cœur me le dit.

CLITON.

Quoique mon sentiment doive respect au vôtre,

La plus belle des deux, je crois que ce soit l’autre.

DORANTE.

Quoi ? Celle qui s’est tue et qui, dans nos propos,

N’a jamais eu l’esprit de mêler quatre mots ?

CLITON.

Monsieur, quand une femme a le don de se taire,

Elle a des qualités au-dessus du vulgaire :

C’est un effort du ciel qu’on a peine à trouver ;

Sans un petit miracle il ne peut l’achever ;

Et la nature souffre extrême violence,

Lorsqu’il en fait d’humeur à garder le silence.

Pour moi, jamais l’amour n’inquiète mes nuits ;

Et, quand le cœur m’en dit, j’en prends par où je puis ;

Mais naturellement femme qui se peut taire

A sur moi tel pouvoir et tel droit de me plaire,

Qu’eût-elle en vrai magot tout le corps fagoté,

Je lui voudrais donner le prix de la beauté.

C’est elle assurément qui s’appelle Lucrèce :

Cherchez un autre nom pour l’objet qui vous blesse ;

Ce n’est point là le sien : celle qui n’a dit mot,

Monsieur, c’est la plus belle, ou je ne suis qu’un sot.

DORANTE.

Je t’en crois sans jurer avec tes incartades.

Mais voici les plus chers de mes vieux camarades :

Ils semblent étonnés, à voir leur action.

ScÈne 5

DORANTE, ALCIPPE, PHILISTE, CLITON.

PHILISTE, à Alcippe.

Quoi ? Sur l’eau la musique, et la collation ?

ALCIPPE, à Philiste.

Oui, la collation avecque la musique.

PHILISTE, à Alcippe.

Hier au soir ?

ALCIPPE, à Philiste.

                       Hier au soir.

PHILISTE, à Alcippe.

                                             Et belle ?

ALCIPPE, à Philiste.

                                                              Magnifique.

PHILISTE, à Alcippe.

Et par qui ?

ALCIPPE, à Philiste.

                    C’est de quoi je suis mal éclairci.

DORANTE, les saluant.

Que mon bonheur est grand de vous revoir ici !

ALCIPPE.

Le mien est sans pareil, puisque je vous embrasse.

DORANTE.

J’ai rompu vos discours d’assez mauvaise grâce :

Vous le pardonnerez à l’aise de vous voir.

PHILISTE.

Avec nous, de tout temps, vous avez tout pouvoir.

DORANTE.

Mais de quoi parliez-vous ?

ALCIPPE.

                                              D’une galanterie.

DORANTE.

D’amour ?

ALCIPPE.

                   Je le présume.

DORANTE.

                                            Achevez, je vous prie,

Et souffrez qu’à ce mot ma curiosité

Vous demande sa part de cette nouveauté.

ALCIPPE.

On dit qu’on a donné musique à quelque dame.

DORANTE.

Sur l’eau ?

ALCIPPE.

                    Sur l’eau.

DORANTE.

                                      Souvent l’onde irrite la flamme.

PHILISTE.

Quelquefois.

DORANTE.

                      Et ce fut hier au soir ?

ALCIPPE.

                                                           Hier au soir.

DORANTE.

Dans l’ombre de la nuit le feu se fait mieux voir :

Le temps était bien pris. Cette dame, elle est belle ?

ALCIPPE.

Aux yeux de bien du monde elle passe pour telle.

DORANTE.

Et la musique ?

ALCIPPE.

                          Assez pour n’en rien dédaigner.

DORANTE.

Quelque collation a pu l’accompagner ?

ALCIPPE.

On le dit.

DORANTE.

                 Fort superbe ?

ALCIPPE.

                                         Et fort bien ordonnée.

DORANTE.

Et vous ne savez point celui qui l’a donnée ?

Partager cet article
Repost0
31 janvier 2025 5 31 /01 /janvier /2025 13:20

ALCIPPE.

Vous en riez !

DORANTE.

                         Je ris de vous voir étonné

D’un divertissement que je me suis donné.

ALCIPPE.

Vous ?

DORANTE.

              Moi-même.

ALCIPPE.

                                   Et déjà vous avez fait maîtresse ?

DORANTE.

Si je n’en avais fait, j’aurais bien peu d’adresse,

Moi qui depuis un mois suis ici de retour.

Il est vrai que je sors fort peu souvent de jour :

De nuit, incognito, je rends quelques visites ;

Ainsi…

CLITON, à Dorante, à l’oreille.

              Vous ne savez, Monsieur, ce que vous dites.

DORANTE.

Tais-toi ; si jamais plus tu me viens avertir…

CLITON.

J’enrage de me taire et d’entendre mentir !

PHILISTE, à Alcippe, tout bas.

Voyez qu’heureusement dedans cette rencontre

Votre rival lui-même à vous-même se montre.

DORANTE, revenant à eux.

Comme à mes chers amis je vous veux tout conter.

J’avais pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster ;

Les quatre contenaient quatre chœurs de musique

Capables de charmer le plus mélancolique ;

Au premier, violons ; en l’autre, luths et voix ;

Des flûtes, au troisième ; au dernier, des hautbois,

Qui tour à tour dans l’air poussaient des harmonies

Dont on pouvait nommer les douceurs infinies.

Le cinquième était grand, tapissé tout exprès

De rameaux enlacés pour conserver le frais,

Dont chaque extrémité portait un doux mélange

De bouquets de jasmin, de grenade et d’orange.

Je fis de ce bateau la salle du festin :

Là je menai l’objet qui fait seul mon destin ;

De cinq autres beautés la sienne fut suivie,

Et la collation fut aussitôt servie.

Je ne vous dirai point les différents apprêts,

Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets :

Vous saurez seulement qu’en ce lieu de délices

On servit douze plats, et qu’on fit six services,

Cependant que les eaux, les rochers et les airs

Répondaient aux accents de nos quatre concerts.

Après qu’on eut mangé, mille et mille fusées,

S’élançant vers les cieux, ou droites ou croisées,

Firent un nouveau jour, d’où tant de serpenteaux

D’un déluge de flamme attaquèrent les eaux,

Qu’on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,

Tout l’élément du feu tombait du ciel en terre.

Après ce passe-temps, on dansa jusqu’au jour,

Dont le soleil jaloux avança le retour :

S’il eût pris notre avis, sa lumière importune

N’eût pas troublé sitôt ma petite fortune ;

Mais n’étant pas d’humeur à suivre nos désirs,

Il sépara la troupe, et finit nos plaisirs.

ALCIPPE.

Certes, vous avez grâce à conter ces merveilles ;

Paris, tout grand qu’il est, en voit peu de pareilles.

DORANTE.

J’avois été surpris ; et l’objet de mes vœux

Ne m’avait tout au plus donné qu’une heure ou deux.

PHILISTE.

Cependant l’ordre est rare, et la dépense belle.

DORANTE.

Il s’est fallu passer à cette bagatelle :

Alors que le temps presse, on n’a pas à choisir.

ALCIPPE.

Adieu : nous nous verrons avec plus de loisir.

DORANTE.

Faites état de moi.

ALCIPPE, à Philiste, en s’en allant.

                               Je meurs de jalousie !

PHILISTE, à Alcippe.

Sans raison toutefois votre âme en est saisie :

Les signes du festin ne s’accordent pas bien.

ALCIPPE, à Philiste.

Le lieu s’accorde, et l’heure ; et le reste n’est rien.

ScÈne 6

DORANTE, CLITON.

CLITON.

Monsieur, puis-je à présent parler sans vous déplaire ?

DORANTE.

Je remets à ton choix de parler ou te taire ;

Mais quand tu vois quelqu’un ne fais plus l’insolent.

CLITON.

Votre ordinaire est-il de rêver en parlant ?

DORANTE.

Où me vois-tu rêver ?

CLITON.

                                     J’appelle rêveries

Ce qu’en d’autres qu’un maître on nomme menteries ;

Je parle avec respect.

DORANTE.

                                    Pauvre esprit !

CLITON.

                                                             Je le perds

Quand je vous ois parler de guerre et de concerts.

Vous voyez sans péril nos batailles dernières,

Et faites des festins qui ne vous coûtent guères.

Pourquoi depuis un an vous feindre de retour ?

DORANTE.

J’en montre plus de flamme, et j’en fais mieux ma cour.

CLITON.

Qu’a de propre la guerre à montrer votre flamme ?

DORANTE.

Oh ! le beau compliment à charmer une dame

De lui dire d’abord : « J’apporte à vos beautés

Un cœur nouveau venu des universités ;

Si vous avez besoin de lois et de rubriques,

Je sais le Code entier avec les Authentiques,

Le Digeste nouveau, le vieux, l’Infortiat,

Ce qu’en a dit Jason, Balde, Accurse, Alciat ! »

Qu’un si riche discours nous rend considérables !

Qu’on amollit par là de cœurs inexorables !

Qu’un homme à paragraphe est un joli galant !

On s’introduit bien mieux à titre de vaillant :

Tout le secret ne gît qu’en un peu de grimace,

À mentir à propos, jurer de bonne grâce,

Étaler force mots qu’elles n’entendent pas,

Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas,

Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares

Plus ils blessent l’oreille, et plus leur semblent rares,

Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés,

Vedette, contrescarpe, et travaux avancés :

Sans ordre et sans raison, n’importe, on les étonne ;

On leur fait admirer les bayes qu’on leur donne,

Et tel, à la faveur d’un semblable débit,

Passe pour homme illustre, et se met en crédit.

CLITON.

À qui vous veut ouïr, vous en faites bien croire ;

Mais celle-ci bientôt peut savoir votre histoire.

DORANTE.

J’aurai déjà gagné chez elle quelques accès ;

Et loin d’en redouter un malheureux succès,

Si jamais un fâcheux nous nuit par sa présence,

Nous pourrons sous ces mots être d’intelligence.

Voilà traiter l’amour, Cliton, et comme il faut.

CLITON.

À vous dire le vrai, je tombe de bien haut.

Mais parlons du festin : Urgande et Mélusine

N’ont jamais sur-le-champ mieux fourni leur cuisine ;

Vous allez au-delà de leurs enchantements :

Vous seriez un grand maître à faire des romans ;

Ayant si bien en main le festin et la guerre,

Vos gens en moins de rien courroient toute la terre :

Et ce serait pour vous des travaux fort légers

Que d’y mêler partout la pompe et les dangers.

Ces hautes fictions vous sont bien naturelles.

DORANTE.

J’aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles ;

Et sitôt que j’en vois quelqu’un s’imaginer

Que ce qu’il veut m’apprendre a de quoi m’étonner,

Je le sers aussitôt d’un conte imaginaire,

Qui l’étonne lui-même, et le force à se taire.

Si tu pouvais savoir quel plaisir on a lors

De leur faire rentrer leurs nouvelles au corps…

CLITON.

Je le juge assez grand ; mais enfin ces pratiques

Vous peuvent engager en de fâcheux intriques.

DORANTE.

Nous nous en tirerons ; mais tous ces vains discours

M’empêchent de chercher l’objet de mes amours :

Tâchons de le rejoindre, et sache qu’à me suivre

Je t’apprendrai bientôt d’autres façons de vivre.

ACTE II.


ScÈne premiÈre

GÉRONTE, CLARICE, ISABELLE.

CLARICE.

Je sais qu’il vaut beaucoup étant sorti de vous ;

Mais, Monsieur, sans le voir accepter un époux,

Par quelque haut récit qu’on en soit conviée,

C’est grande avidité de se voir mariée.

D’ailleurs, en recevoir visite et compliment,

Et lui permettre accès en qualité d’amant,

À moins qu’à vos projets un plein effet réponde,

Ce serait trop donner à discourir au monde.

Trouvez donc un moyen de me le faire voir,

Sans m’exposer au blâme, et manquer au devoir.

GÉRONTE.

Oui, vous avez raison, belle et sage Clarice :

Ce que vous m’ordonnez est la même justice ;

Et comme c’est à nous à subir votre loi,

Je reviens tout à l’heure, et Dorante avec moi.

Partager cet article
Repost0
31 janvier 2025 5 31 /01 /janvier /2025 13:14

Je le tiendrai longtemps dessous votre fenêtre,

Afin qu’avec loisir vous puissiez le connaître,

Examiner sa taille, et sa mine, et son air,

Et voir quel est l’époux que je vous veux donner.

Il vint hier de Poitiers, mais il sent peu l’école ;

Et si l’on pouvait croire un père à sa parole,

Quelque écolier qu’il soit, je dirais qu’aujourd’hui

Peu de nos gens de cour sont mieux taillés que lui.

Mais vous en jugerez après la voix publique.

Je cherche à l’arrêter, parce qu’il m’est unique,

Et je brûle surtout de le voir sous vos lois.

CLARICE.

Vous m’honorez beaucoup d’un si glorieux choix :

Je l’attendrai, Monsieur, avec impatience,

Et je l’aime déjà sur cette confiance.

ScÈne 2

ISABELLE, CLARICE.

ISABELLE.

Ainsi vous le verrez, et sans vous engager.

CLARICE.

Mais pour le voir ainsi qu’en pourrai-je juger ?

J’en verrai le dehors, la mine, l’apparence ;

Mais du reste, Isabelle, où prendre l’assurance ?

Le dedans paraît mal en ces miroirs flatteurs ;

Les visages souvent sont de doux imposteurs :

Que de défauts d’esprit se couvrent de leurs grâces,

Et que de beaux semblants cachent des âmes basses !

Les yeux en ce grand choix ont la première part ;

Mais leur déférer tout, c’est tout mettre au hasard :

Qui veut vivre en repos ne doit pas leur déplaire,

Mais sans leur obéir, il doit les satisfaire,

En croire leur refus, et non pas leur aveu,

Et sur d’autres conseils laisser naître son feu.

Cette chaîne, qui dure autant que notre vie,

Et qui devrait donner plus de peur que d’envie,

Si l’on n’y prend bien garde, attache assez souvent

Le contraire au contraire, et le mort au vivant ;

Et pour moi, puisqu’il faut qu’elle me donne un maître,

Avant que l’accepter, je voudrais le connaître,

Mais connaître dans l’âme.

ISABELLE.

                                              Eh bien ! qu’il parle à vous.

CLARICE.

Alcippe le sachant en deviendrait jaloux.

ISABELLE.

Qu’importe qu’il le soit, si vous avez Dorante ?

CLARICE.

Sa perte ne m’est pas encore indifférente ;

Et l’accord de l’hymen entre nous concerté,

Si son père venait, serait exécuté.

Depuis plus de deux ans, il promet et diffère :

Tantôt c’est maladie, et tantôt quelque affaire ;

Le chemin est mal sûr, ou les jours sont trop courts,

Et le bonhomme enfin ne peut sortir de Tours.

Je prends tous ces délais pour une résistance,

Et ne suis pas d’humeur à mourir de constance.

Chaque moment d’attente ôte de notre prix,

Et fille qui vieillit tombe dans le mépris :

C’est un nom glorieux qui se garde avec honte ;

Sa défaite est fâcheuse à moins que d’être prompte.

Le temps n’est pas un Dieu qu’elle puisse braver,

Et son honneur se perd à le trop conserver.

ISABELLE.

Ainsi vous quitteriez Alcippe pour un autre

De qui l’humeur aurait de quoi plaire à la vôtre ?

CLARICE.

Oui, je le quitterais ; mais pour ce changement

Il me faudrait en main avoir un autre amant,

Savoir qu’il me fût propre, et que son hyménée

Dût bientôt à la sienne unir ma destinée.

Mon humeur sans cela ne s’y résout pas bien ;

Car Alcippe, après tout, vaut toujours mieux que rien ;

Son père peut venir, quelque longtemps qu’il tarde.

ISABELLE.

Pour en venir à bout sans que rien s’y hasarde,

Lucrèce est votre amie et peut beaucoup pour vous ;

Elle n’a point d’amants qui deviennent jaloux :

Qu’elle écrive à Dorante, et lui fasse paraître

Qu’elle veut cette nuit le voir par la fenêtre.

Comme il est jeune encore, on l’y verra voler ;

Et là, sous ce faux nom, vous pourrez lui parler,

Sans qu’Alcippe jamais en découvre l’adresse,

Ni que lui-même pense à d’autres qu’à Lucrèce.

CLARICE.

L’invention est belle, et Lucrèce aisément

Se résoudra pour moi d’écrire un compliment :

J’admire ton adresse à trouver cette ruse.

ISABELLE.

Puis-je vous dire encor que, si je ne m’abuse,

Tantôt cet inconnu ne vous déplaisait pas ?

CLARICE.

Ah ! bon Dieu ! Si Dorante avait autant d’appas,

Que d’Alcippe aisément il obtiendrait la place !

ISABELLE.

Ne parlez point d’Alcippe ; il vient.

CLARICE.

                                                           Qu’il m’embarrasse !

Va pour moi chez Lucrèce, et lui dis mon projet,

Et tout ce qu’on peut dire en un pareil sujet.

ScÈne 3

CLARICE, ALCIPPE.

ALCIPPE.

Ah ! Clarice ! ah ! Clarice, inconstante ! Volage !

CLARICE.

Aurait-il deviné déjà ce mariage ?

Alcippe, qu’avez-vous ? Qui vous fait soupirer ?

ALCIPPE.

Ce que j’ai, déloyale ! Et peux-tu l’ignorer ?

Parle à ta conscience, elle devrait t’apprendre…

CLARICE.

Parlez un peu plus bas, mon père va descendre.

ALCIPPE.

Ton père va descendre, âme double et sans foi !

Confesse que tu n’as un père que pour moi.

La nuit, sur la rivière…

CLARICE.

                                        Eh bien ! sur la rivière ?

La nuit ! quoi ? Qu’est-ce enfin ?

ALCIPPE.

                                                       Oui, la nuit tout entière !

CLARICE.

Après ?

ALCIPPE.

               Quoi ! sans rougir ?

CLARICE.

                                                 Rougir ! à quel propos ?

ALCIPPE.

Tu ne meurs pas de honte, entendant ces deux mots ?

CLARICE.

Mourir pour les entendre ! Et qu’ont-ils de funeste ?

ALCIPPE.

Tu peux donc les ouïr et demander le reste ?

Ne saurais-tu rougir, si je ne te dis tout ?

CLARICE.

Quoi, tout ?

ALCIPPE.

                     Tes passe-temps de l’un à l’autre bout.

CLARICE.

Je meure, en vos discours si je puis rien comprendre !

ALCIPPE.

Quand je te veux parler, ton père va descendre,

Il t’en souvient alors ; le tour est excellent !

Mais pour passer la nuit auprès de ton galant

CLARICE.

Alcippe, êtes-vous fol ?

ALCIPPE.

                                        Je n’ai plus lieu de l’être,

À présent que le ciel me fait te mieux connaître

Oui, pour passer la nuit en danses et festin,

Être avec ton galant du soir jusqu’au matin

(Je ne parle que d’hier), tu n’as point lors de père.

CLARICE.

Rêvez-vous ? Raillez-vous ? Et quel est ce mystère ?

ALCIPPE.

Ce mystère est nouveau, mais non pas fort secret :

Choisis une autre fois un amant plus discret ;

Lui-même il m’a tout dit.

CLARICE.

                                           Qui, lui-même ?

ALCIPPE.

                                                                       Dorante.

CLARICE.

Dorante !

ALCIPPE.

                 Continue, et fais bien l’ignorante.

CLARICE.

Si je le vis jamais, et si je le connoi… !

ALCIPPE.

Ne viens-je pas de voir son père avecque toi ?

Tu passes, infidèle, âme ingrate et légère,

La nuit avec le fils, le jour avec le père !

CLARICE.

Son père de vieux temps est grand ami du mien.

ALCIPPE.

Cette vieille amitié faisait votre entretien ?

Tu te sens convaincue, et tu m’oses répondre !

Te faut-il quelque chose encor pour te confondre ?

CLARICE.

Alcippe, si je sais quel visage a le fils…

ALCIPPE.

La nuit était fort noire alors que tu le vis.

Il ne t’a pas donné quatre chœurs de musique,

Une collation superbe et magnifique,

Six services de rang, douze plats à chacun ?

Son entretien alors t’était fort importun ?

Quand ses feux d’artifice éclairaient le rivage,

Tu n’eus pas le loisir de le voir au visage ?

Tu n’as pas avec lui dansé jusques au jour,

Et tu ne l’as pas vu pour le moins au retour ?

T’en ai-je dit assez ? Rougis, et meurs de honte.

CLARICE.

Je ne rougirai point pour le récit d’un conte.

Partager cet article
Repost0
31 janvier 2025 5 31 /01 /janvier /2025 13:04

ALCIPPE.

Quoi ! je suis donc un fourbe, un bizarre, un jaloux ?

CLARICE.

Quelqu’un a pris plaisir à se jouer de vous,

Alcippe, croyez-moi.

ALCIPPE.

                                    Ne cherche point d’excuses ;

Je connais tes détours, et devine tes ruses.

Adieu : suis ton Dorante, et l’aime désormais ;

Laisse en repos Alcippe et n’y pense jamais.

CLARICE.

Écoutez quatre mots.

ALCIPPE.

                                   Ton père va descendre.

CLARICE.

Non, il ne descend point, et ne peut nous entendre ;

Et j’aurai tout loisir de vous désabuser.

ALCIPPE.

Je ne t’écoute point, à moins que m’épouser,

À moins qu’en attendant le jour du mariage,

M’en donner ta parole et deux baisers en gage.

CLARICE.

Pour me justifier vous demandez de moi,

Alcippe ?

ALCIPPE.

                 Deux baisers, et ta main, et ta foi.

CLARICE.

Que cela ?

ALCIPPE.

                   Résous-toi, sans plus me faire attendre.

CLARICE.

Je n’ai pas le loisir, mon père va descendre.

ScÈne 4

ALCIPPE.

ALCIPPE.

Va, ris de ma douleur alors que je te perds ;

Par ces indignités romps toi-même mes fers ;

Aide mes feux trompés à se tourner en glace ;

Aide un juste courroux à se mettre en leur place.

Je cours à la vengeance, et porte à ton amant

Le vif et prompt effet de mon ressentiment.

S’il est homme de cœur, ce jour même nos armes

Régleront par leur sort tes plaisirs ou tes larmes ;

Et plutôt que le voir possesseur de mon bien,

Puissé-je dans son sang voir couler tout le mien !

Le voici, ce rival, que son père t’amène :

Ma vieille amitié cède à ma nouvelle haine ;

Sa vue accroît l’ardeur dont je me sens brûler :

Mais ce n’est pas ici qu’il faut le quereller.

ScÈne 5

GÉRONTE, DORANTE, CLITON.

GÉRONTE.

Dorante, arrêtons-nous ; le trop de promenade

Me mettrait hors d’haleine, et me ferait malade.

Que l’ordre est rare et beau de ces grands bâtiments !

DORANTE.

Paris semble à mes yeux un pays de romans.

J’y croyais ce matin voir une île enchantée :

Je la laissai déserte, et la trouve habitée ;

Quelque Amphion nouveau, sans l’aide des maçons,

En superbes palais a changé ses buissons.

GÉRONTE.

Paris voit tous les jours de ces métamorphoses :

Dans tout le Pré-aux-Clercs tu verras mêmes choses ;

Et l’univers entier ne peut rien voir d’égal

Aux superbes dehors du Palais-Cardinal.

Toute une ville entière, avec pompe bâtie,

Semble d’un vieux fossé par miracle sortie,

Et nous fait présumer, à ses superbes toits,

Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois.

Mais changeons de discours. Tu sais combien je t’aime ?

DORANTE.

Je chéris cet honneur bien plus que le jour même.

GÉRONTE.

Comme de mon hymen il n’est sorti que toi,

Et que je te vois prendre un périlleux emploi,

Où l’ardeur pour la gloire à tout oser convie,

Et force à tous moments de négliger la vie,

Avant qu’aucun malheur te puisse être avenu,

Pour te faire marcher un peu plus retenu,

Je te veux marier.

DORANTE, à part.

                               Oh ! ma chère Lucrèce !

GÉRONTE.

Je t’ai voulu choisir moi-même une maîtresse,

Honnête, belle, riche.

DORANTE.

                                         Ah ! Pour la bien choisir,

Mon père, donnez-vous un peu plus de loisir.

GÉRONTE.

Je la connais assez : Clarice est belle et sage

Autant que dans Paris il en soit de son âge ;

Son père de tout temps est mon plus grand ami,

Et l’affaire est conclue.

DORANTE.

                                        Ah ! Monsieur, j’en frémis :

D’un fardeau si pesant accabler ma jeunesse !

GÉRONTE.

Fais ce que je t’ordonne.

DORANTE.

                                          Il faut jouer d’adresse.

Quoi ? Monsieur, à présent qu’il faut dans les combats

Acquérir quelque nom, et signaler mon bras…

GÉRONTE.

Avant qu’être au hasard qu’un autre bras t’immole,

Je veux dans ma maison avoir qui m’en console ;

Je veux qu’un petit-fils puisse y tenir ton rang,

Soutenir ma vieillesse, et réparer mon sang :

En un mot, je le veux.

DORANTE.

                                      Vous êtes inflexible !

GÉRONTE.

Fais ce que je te dis.

DORANTE.

                                   Mais s’il est impossible ?

GÉRONTE.

Impossible ! Et comment ?

DORANTE.

                                             Souffrez qu’aux yeux de tous

Pour obtenir pardon j’embrasse vos genoux.

Je suis…

GÉRONTE.

                  Quoi ?

DORANTE.

                               Dans Poitiers…

GÉRONTE.

                                                            Parle donc, et te lève.

DORANTE.

Je suis donc marié, puisqu’il faut que j’achève.

GÉRONTE.

Sans mon consentement ?

DORANTE.

                                            On m’a violenté :

Vous ferez tout casser par votre autorité,

Mais nous fûmes tous deux forcés à l’hyménée

Par la fatalité la plus inopinée…

Ah ! si vous le saviez !

GÉRONTE.

                                       Dis, ne me cache rien.

DORANTE.

Elle est de fort bon lieu, mon père, et, pour son bien,

S’il n’est du tout si grand que votre humeur souhaite…

GÉRONTE.

Sachons, à cela près, puisque c’est chose faite.

Elle se nomme ?

DORANTE.

                             Orphise, et son père, Armédon.

GÉRONTE.

Je n’ai jamais ouï ni l’un ni l’autre nom.

Mais poursuis.

DORANTE.

                          Je la vis presque à mon arrivée.

Une âme de rocher ne s’en fût pas sauvée,

Tant elle avait d’appas, et tant son œil vainqueur

Par une douce force assujettit mon cœur.

Je cherchai donc chez elle à faire connaissance ;

Et les soins obligeants de ma persévérance

Surent plaire de sorte à cet objet charmant,

Que j’en fus en six mois autant aimé qu’amant.

J’en reçus des faveurs secrètes, mais honnêtes ;

Et j’étendis si loin mes petites conquêtes,

Qu’en son quartier souvent je me coulais sans bruit,

Pour causer avec elle une part de la nuit.

Un soir que je venais de monter dans sa chambre

(Ce fut, s’il m’en souvient, le second de septembre ;

Oui, ce fut ce jour-là que je fus attrapé),

Ce soir même son père en ville avait soupé,

Il monte à son retour, il frappe à la porte : elle

Transit, pâlit, rougit, me cache en sa ruelle,

Ouvre enfin, et d’abord (qu’elle eut d’esprit et d’art !)

Elle se jette au cou de ce pauvre vieillard,

Dérobe en l’embrassant son désordre à sa vue,

Il se sied ; il lui dit qu’il veut la voir pourvue,

Lui propose un parti qu’on lui venait d’offrir :

Jugez combien mon cœur avait lors à souffrir.

Par sa réponse adroite elle sut si bien faire,

Que sans m’inquiéter elle plut à son père.

Ce discours ennuyeux enfin se termina ;

Le bonhomme partait quand ma montre sonna ;

Et lui, se retournant vers sa fille étonnée :

« Depuis quand cette montre ? et qui vous l’a donnée ?

— Acaste, mon cousin, me la vient d’envoyer,

Dit-elle, et veut ici la faire nettoyer,

N’ayant point d’horlogiers au lieu de sa demeure :

Elle a déjà sonné deux fois en un quart d’heure.

— Donnez-la-moi, dit-il, j’en prendrai mieux le soin. »

Partager cet article
Repost0
31 janvier 2025 5 31 /01 /janvier /2025 12:51

Alors pour me la prendre elle vient en mon coin :

Je la lui donne en main ; mais, voyez ma disgrâce,

Avec mon pistolet le cordon s’embarrasse,

Fait marcher le déclin : le feu prend, le coup part ;

Jugez de notre trouble à ce triste hasard.

Elle tombe par terre ; et moi, je la crus morte.

Le père épouvanté gagne aussitôt la porte ;

Il appelle au secours, il crie à l’assassin,

Son fils et deux valets me coupent le chemin.

Furieux de ma perte, et combattant de rage,

Au milieu de tous trois je me faisais passage,

Quand un autre malheur de nouveau me perdit ;

Mon épée en ma main en trois morceaux rompit.

Désarmé, je recule, et rentre : alors Orphise,

De sa frayeur première aucunement remise,

Sait prendre un temps si juste en son reste d’effroi,

Qu’elle pousse la porte et s’enferme avec moi.

Soudain, nous entassons, pour défenses nouvelles,

Bancs, tables, coffres, lits, et jusqu’aux escabelles :

Nous nous barricadons, et, dans ce premier feu,

Nous croyons gagner tout à différer un peu.

Mais comme à ce rempart l’un et l’autre travaille,

D’une chambre voisine on perce la muraille :

Alors, me voyant pris, il fallut composer.

Ici Clarice les voit de sa fenêtre ; et Lucrèce, avec Isabelle, les voit aussi de la sienne.

GÉRONTE.

C’est-à-dire en français qu’il fallut l’épouser ?

DORANTE.

Les siens m’avaient trouvé de nuit seul avec elle,

Ils étaient les plus forts, elle me semblait belle,

Le scandale était grand, son honneur se perdait ;

À ne le faire pas ma tête en répondait ;

Ses grands efforts pour moi, son péril, et ses larmes,

À mon cœur amoureux étaient de nouveaux charmes :

Donc, pour sauver ma vie ainsi que son honneur,

Et me mettre avec elle au comble du bonheur,

Je changeai d’un seul mot la tempête en bonace,

Et fis ce que tout autre aurait fait en ma place.

Choisissez maintenant de me voir ou mourir,

Ou posséder un bien qu’on ne peut trop chérir.

GÉRONTE.

Non, non, je ne suis pas si mauvais que tu penses,

Et trouve en ton malheur de telles circonstances,

Que mon amour t’excuse ; et mon esprit touché

Te blâme seulement de l’avoir trop caché.

DORANTE.

Le peu de bien qu’elle a me faisait vous le taire.

GÉRONTE.

Je prends peu garde au bien, afin d’être bon père.

Elle est belle, elle est sage, elle sort de bon lieu,

Tu l’aimes, elle t’aime ; il me suffit. Adieu :

Je vais me dégager du père de Clarice.

ScÈne 6

DORANTE, CLITON.

DORANTE.

Que dis-tu de l’histoire, et de mon artifice ?

Le bonhomme en tient-il ? M’en suis-je bien tiré ?

Quelque sot en ma place y serait demeuré ;

Il eût perdu le temps à gémir et se plaindre,

Et malgré son amour, se fût laissé contraindre.

Oh ! l’utile secret que mentir à propos !

CLITON.

Quoi ? Ce que vous disiez n’est pas vrai ?

DORANTE.

                                                                    Pas deux mots ;

Et tu ne viens d’ouïr qu’un trait de gentillesse

Pour conserver mon âme et mon cœur à Lucrèce.

CLITON.

Quoi ? La montre, l’épée, avec le pistolet…

DORANTE.

Industrie.

CLITON.

                 Obligez, Monsieur, votre valet :

Quand vous voudrez jouer de ces grands coups de maître,

Donnez-lui quelque signe à les pouvoir connaître ;

Quoique bien averti, j’étais dans le panneau.

DORANTE.

Va, n’appréhende pas d’y tomber de nouveau :

Tu seras de mon cœur l’unique secrétaire,

Et de tous mes secrets le grand dépositaire.

CLITON.

Avec ces qualités j’ose bien espérer

Qu’assez malaisément je pourrai m’en parer.

Mais parlons de vos feux. Certes, cette maîtresse

ScÈne 7

DORANTE, CLITON, SABINE.

SABINE. (Elle lui donne un billet.)

Lisez ceci, Monsieur.

DORANTE.

                                    D’où vient-il ?

SABINE.

                                                              De Lucrèce.

DORANTE, après l’avoir lu.

Dis-lui que j’y viendrai.



(Sabine rentre, et Dorante continue.)

                                             Doute encore, Cliton,

À laquelle des deux appartient ce beau nom.

Lucrèce sent sa part des feux qu’elle fait naître,

Et me veut cette nuit parler par sa fenêtre.

Dis encor que c’est l’autre, ou que tu n’es qu’un sot.

Qu’aurait l’autre à m’écrire, à qui je n’ai dit mot ?

CLITON.

Monsieur, pour ce sujet n’ayons point de querelle :

Cette nuit, à la voix, vous saurez si c’est elle.

DORANTE.

Coule-toi là-dedans, et de quelqu’un des siens

Sache subtilement sa famille et ses biens.

ScÈne 8

DORANTE, LYCAS.

LYCAS, lui présentant un billet.

Monsieur.

DORANTE.

                  Autre billet.

(Il continue, après avoir lu tout bas le billet.)

                                           J’ignore quelle offense

Peut d’Alcippe avec moi rompre l’intelligence ;

Mais n’importe, dis-lui que j’irai volontiers.

 

Je te suis.

(Lycas rentre, et Dorante continue seul.)

                 Je revins hier au soir de Poitiers,

D’aujourd’hui seulement je produis mon visage,

Et j’ai déjà querelle, amour et mariage :

Pour un commencement ce n’est point mal trouvé.

Vienne encore un procès, et je suis achevé.

Se charge qui voudra d’affaires plus pressantes,

Plus en nombre à la fois et plus embarrassantes :

Je pardonne à qui mieux s’en pourra démêler.

Mais allons voir celui qui m’ose quereller.

ACTE III.


ScÈne premiÈre

DORANTE, ALCIPPE, PHILISTE.

PHILISTE.

Oui, vous faisiez tous deux en hommes de courage,

Et n’aviez l’un ni l’autre aucun désavantage.

Je rends grâces au ciel de ce qu’il a permis

Que je sois survenu pour vous refaire amis,

Et que, la chose égale, ainsi je vous sépare :

Mon heur en est extrême, et l’aventure rare.

DORANTE.

L’aventure est encor bien plus rare pour moi,

Qui lui faisais raison sans avoir su de quoi.

Mais, Alcippe, à présent tirez-moi hors de peine :

Quel sujet aviez-vous de colère ou de haine ?

Quelque mauvais rapport m’aurait-il pu noircir ?

Dites, que devant lui je vous puisse éclaircir.

ALCIPPE.

Vous le savez assez.

DORANTE.

                                  Plus je me considère,

Moins je découvre en moi ce qui vous peut déplaire.

ALCIPPE.

Eh bien ! Puisqu’il vous faut parler clairement,

Depuis plus de deux ans j’aime secrètement ;

Mon affaire est d’accord, et la chose vaut faite ;

Mais pour quelque raison nous la tenons secrète.

Cependant à l’objet qui me tient sous sa loi,

Et qui sans me trahir ne peut être qu’à moi,

Vous avez donné bal, collation, musique ;

Et vous n’ignorez pas combien cela me pique,

Puisque, pour me jouer un si sensible tour,

Vous m’avez à dessein caché votre retour,

Et n’avez aujourd’hui quitté votre embuscade

Qu’afin de m’en conter l’histoire par bravade.

Ce procédé m’étonne, et j’ai lieu de penser

Que vous n’avez rien fait qu’afin de m’offenser.

DORANTE.

Si vous pouviez encor douter de mon courage,

Je ne vous guérirais ni d’erreur ni d’ombrage,

Et nous nous reverrions, si nous étions rivaux ;

Mais comme vous savez tous deux ce que je vaux,

Écoutez en deux mots l’histoire démêlée :

Celle que, cette nuit, sur l’eau j’ai régalée

N’a pu vous donner lieu de devenir jaloux ;

Car elle est mariée, et ne peut être à vous.

Depuis peu pour affaire elle est ici venue,

Et je ne pense pas qu’elle vous soit connue.

ALCIPPE.

Je suis ravi, Dorante, en cette occasion,

De voir finir sitôt notre division.

DORANTE.

Alcippe, une autre fois donnez moins de croyance

Aux premiers mouvements de votre défiance ;

Jusqu’à mieux savoir tout sachez vous retenir,

Et ne commencez plus par où l’on doit finir.

Adieu : je suis à vous.

Partager cet article
Repost0
31 janvier 2025 5 31 /01 /janvier /2025 12:43

ScÈne 2

ALCIPPE, PHILISTE.

PHILISTE.

                                       Ce cœur encor soupire !

ALCIPPE.

Hélas ! je sors d’un mal pour tomber dans un pire.

Cette collation, qui l’aura pu donner ?

À qui puis-je m’en prendre ? Et que m’imaginer ?

PHILISTE.

Que l’ardeur de Clarice est égale à vos flammes.

Cette galanterie était pour d’autres dames.

L’erreur de votre page a causé votre ennui ;

S’étant trompé lui-même, il vous trompe après lui.

J’ai tout su de lui-même, et des gens de Lucrèce.

Il avait vu chez elle entrer votre maîtresse ;

Mais il n’avait pas vu qu’Hippolyte et Daphné

Ce jour-là, par hasard, chez elle avaient dîné ;

Il les en voit sortir, mais à coiffe abattue,

Et sans les approcher il suit de rue en rue ;

Aux couleurs, au carrosse, il ne doute de rien ;

Tout était à Lucrèce, et le dupe si bien,

Que prenant ces beautés pour Lucrèce et Clarice,

Il rend à votre amour un très mauvais service.

Il les voit donc aller jusques au bord de l’eau,

Descendre de carrosse, entrer dans un bateau ;

Il voit porter des plats, entend quelque musique

(À ce que l’on m’a dit, assez mélancolique).

Mais cessez d’en avoir l’esprit inquiété ;

Car enfin le carrosse avait été prêté :

L’avis se trouve faux, et ces deux autres belles

Avaient en plein repos passé la nuit chez elles.

ALCIPPE.

Quel malheur est le mien ! Ainsi donc sans sujet

J’ai fait ce grand vacarme à ce charmant objet ?

PHILISTE.

Je ferai votre paix. Mais sachez autre chose :

Celui qui de ce trouble est la seconde cause,

Dorante, qui tantôt nous en a tant conté

De son festin superbe et sur l’heure apprêté,

Lui qui, depuis un mois nous cachant sa venue,

La nuit, incognito, visite une inconnue,

Il vint hier de Poitiers, et, sans faire aucun bruit,

Chez lui paisiblement a dormi toute nuit.

ALCIPPE.

Quoi ! sa collation…

PHILISTE.

                                    N’est rien qu’un pur mensonge ;

Ou, quand il l’a donnée, il l’a donnée en songe.

ALCIPPE.

Dorante, en ce combat si peu prémédité,

M’a fait voir trop de cœur pour tant de lâcheté.

La valeur n’apprend point la fourbe en son école :

Tout homme de courage est homme de parole ;

À des vices si bas il ne peut consentir,

Et fuit plus que la mort la honte de mentir.

Cela n’est point.

PHILISTE.

                             Dorante, à ce que je présume,

Est vaillant par nature et menteur par coutume.

Ayez sur ce sujet moins d’incrédulité,