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On se souvient de la formule : « Tiens, v’là la paire « deux bœufs » du père Devos. ». Le croisement entre Devos et les Deschiens, ça donne aussi une espèce hybride vachement racée (qui ne manque pas de chien). Au théâtre de La Scala, François Morel rend hommage à Raymond Devos en duo avec Romain Lemire (en alternance avec Antoine Sahler) dans un spectacle allègre, vif, émouvant, poétique, physique et drolatique d’une heure et demie, sans tambour mais avec trompette, pianos, violon, melodica, scie musicale et guitare. Une piqûre de rappel indispensable en ces temps plus tragiques que comiques pour souligner combien Raymond Devos ne fait pas partie de ces saltimbanques à l’obsolescence programmée et à l’allusion éphémère ou aux règlements de comptes mesquins. Le clown obèse et transpirant était non seulement un artiste polyvalent comme les ménestrels du Moyen-âge mais surtout un écrivain au plus haut sens du terme : poète, philosophe, dramaturge dont la maîtrise du langage dans sa polysémie n’a rien à envier à Molière et Beaumarchais, dont la plongée dans l’absurde le met aux côtés de Magritte et de Ionesco. Un classique qui se bonifie avec le temps comme le bon vin et l’art véritable. François Morel ne cherche pas à imiter Raymond Devos. Il se l’approprie comme le ferait un acteur des grands auteurs et ajoute sa propre fantaisie à celle de son maître. Du champagne dans une coupe en cristal ! Quel plaisir des sens ! A consommer sans modération. Un Morel pour remonter le moral au Sommet de Devos.
Quelques textes repris par François Morel
Ouï-dire
Il y a des verbes qui se conjuguent très irrégulièrement. Par exemple, le verbe ouïr. Le verbe ouïr, au présent, ça fait : J’ois… j’ois… Si au lieu de dire « j’entends », je dis « j’ois », les gens vont penser que ce que j’entends est joyeux alors que ce que j’entends peut-être particulièrement triste. Il faudrait préciser : « Dieu, que ce que j’ois est triste ! » J’ois… Tu ois… Tu ois mon chien qui aboie le soir au fonds des bois ? Il oit… Oyons-nous ?
Vous oyez… Ils oient. C’est bête ! L’oie oit. Elle oit, l’oie ! Ce que nous oyons, l’oie l’oit-elle ? Si au lieu de dire « l’oreille », on dit « l’ouïe », alors : Pour peu que l’oie appartienne à Louis :
– L’ouïe de l’oie de Louis a ouï.
– Ah oui ?
Et qu’a ouï l’ouïe de l’oie de Louis ?
– Elle a ouï ce que toute oie oit…
– Et qu’oit toute oie ?
– Toute oie oit, quand mon chien aboie le soir au fond des bois, toute oie oit : ouah ! ouah ! Qu’elle oit, l’oie ! … Au passé, ça fait : J’ouïs… J’ouïs ! Il n’y a vraiment pas de quoi !
Dernière heure
Figurez-vous qu’il y a quelques jours, on sonne à la porte de la maison. C’était ma belle-mère... Elle me dit :
- Je sens que ma dernière heure est arrivée, je voudrais la passer chez vous !
Moi, je me dis : « Une heure, c’est vite passé... » Je lui dis :
- Entrez, belle-maman ! Pauvre belle-maman !
Je dois dire que j'aurai passé une partie de ma vie à la semer ! Je l’ai semée partout ! Je l’ai semée sur un quai de gare... dans la foule... Je l’ai même semée dans un champ ! (Sans jeu de mots !) Alors, en l’accueillant... je ne faisais que récolter ce que j’avais semé ! Bref ! Je luis dis :
- Entez, belle-maman ! Installez-vous !
Une heure se passe. Rien ! Je lui dis (montrant sa montre) :
- Belle-maman, l’heure tourne !
Elle me dit :
- Vous êtes pressé ?
Je lui dis :
- Moi, non ! Mais vous... Vous allez vous mettre en retard !
- Oh, elle me dit, je ne suis pas à une seconde près !
Elle chausse ses lunettes et elle se met à lire les nouvelles de dernière heure !
Alors là, je lui ai dit :
- Belle-maman, ce n’est pas très honnête, ce que vous faites ! quand on a convenu d’une heure, on s’y tient ! C’est vrai !
D’autant que je croyais que sa dernière heure, elle ferait soixante minutes, une durée normale, quoi ! Tandis que là, elle n’en finissait plus, sa dernière heure ! D’autant qu’elle me dit :
- Qu’est-ce qu’on joue ce soir à la télé ?
Je luis dis :
- « Les cinq dernières minutes », belle-maman !
Elle me dit :
- Oh, c’est plus qu’il ne m’en faut !
Et elle s’installe devant le poste.
Quand elle a vu que c’était l’histoire d’un monsieur qui essayait de semer sa belle-mère, elle me dit :
- J’ai déjà vu le film. D'ailleurs, il est temps de passer de l’autre côté !
Je lui dis :
- Voilà une sage résolution, belle-maman ! Faites ! Passez donc !
Et elle est passée dans la chambre d’à côté !
Depuis, on est là... On ne sait plus sur quel pied danser ! De temps en temps, on allume des bougies pour créer l’atmosphère... pour l’inciter au recueillement ! Dans ces moments-là, vous vous surprenez à marmonner des phrases ambigües :
- Tiens ? Il y en a une qui ne va pas tarder à s’éteindre ! Forcément ! Cela fait plus d’une heure qu’elle se consume ! Alors les heures passent ! Onze heures ! Vous prendrez bien un bouillon, belle-maman ? Non ?... Ah !?... Une heure plus tard :
- Et un bain de minuit, bien glac... Non ?
- Non, mais je fumerais bien une cigarette, la dernière !
- Ah !! Va chercher le paquet !
Et tout le paquet y est passé ! De plus, elle ironise :
- Oh, je ne sais plus où mettre mes cendres. Forcément, le cendrier est plein ! Je n’ose pas le vider ! On va encore dire que j’essaie de semer ma belle-mère !
Sens dessus dessous
Actuellement, mon immeuble est sens dessus dessous. Tous les locataires du dessous voudraient habiter au-dessus ! Tout cela parce que le locataire qui est au-dessus est allé raconter par en dessous que l’air que l’on respirait à l’étage au-dessus était meilleur que celui que l’on respirait à l’étage en dessous ! Alors, le locataire qui est en dessous a tendance à envier celui qui est au-dessus et à mépriser celui qui est en dessous. Moi, je suis au-dessus de ça ! Si je méprise celui qui est en dessous, ce n’est pas parce qu’il est en dessous, c’est parce qu’il convoite l'appartement qui est au-dessus, le mien ! Remarquez... moi, je lui céderais bien mon appartement à celui du dessous, à condition d'obtenir celui du dessus ! Mais je ne compte pas trop dessus. D’abord, parce que je n’ai pas de sous ! Ensuite, au-dessus de celui qui est au-dessus, il n’y a plus d’appartement ! Alors, le locataire du dessous qui monterait au-dessus obligerait celui du dessus à redescendre en dessous. Or, je sais que celui du dessus n’y tient pas ! D’autant que, comme la femme du dessous est tombée amoureuse de celui du dessus, celui du dessus n’a aucun intérêt à ce que le mari de la femme du dessous monte au-dessus ! Alors, là-dessus... quelqu’un est-il allé raconter à celui du dessous qu’il avait vu sa femme bras dessus, bras dessous avec celui du dessus ? Toujours est-il que celui du dessous l’a su ! Et un jour que la femme du dessous était allée rejoindre celui du dessus, comme elle retirait ses dessous... et lui, ses dessus... soi-disant parce qu’il avait trop chaud en dessous... Je l’ai su... parce que d’en dessous, on entend tout ce qui se passe au-dessus... Bref ! Celui du dessous leur est tombé dessus ! Comme ils étaient tous les deux soûls, ils se sont tapés dessus ! Finalement, c’est celui du dessous qui a eu le dessus !
Les choses qui disparaissent
Il y a des choses qui disparaissent et dont personne ne parle.
Exemple :
Les zouaves ! Nous avions des zouaves, jadis. Des régiments entiers de zouaves ! Il n’y en a plus un ! Vous pouvez chercher. Et où sont passés nos zouaves ? On est en droit de se poser la question. Qu’on nous dise la vérité ! Où sont passés nos zouaves ? Ça m’intéresse parce que ma sœur a été fiancée à un zouave... Elle lui avait promis sa main. Plus de nouvelles du zouave ! Alors, la main de ma sœur... ... où la mettre ?
(Au pianiste :)
Ça n'intéresse pas les gens, hein ! Ça ne les intéresse pas !
Je dois dire que la main de ma sœur, les gens s’en foutent comme de leur première culotte ! Qui est-ce qui a dit ça ? Les sans-culottes ! Bravo, monsieur ! Voilà encore une chose qui a disparu, les sans-culottes ! Et où sont passés nos sans-culottes ? Qu’on nous dise la vérité ! Où sont passés nos sans-culottes ? Parce qu’une culotte qui disparaît... Bon ! Mais cent culottes !... Qui disparaissent comme ça dans la nature sans laisser de traces ! C’est douteux.
(Au Pianiste :)
Ça n’intéresse pas les gens, hein ! Vous savez pourquoi ça n’intéresse pas les gens ? Parce que ce ne sont pas des évènements. Ce sont des anecdotes.
Première anecdote : la main de ma sœur
Deuxième anecdote : une culotte
Troisième anecdote : un zouave
Seulement, si vous prenez la première… que vous la glissiez dans la deuxième qui appartient au troisième... Vous obtenez un événement sur lequel on n’a pas fini de jaser !
Caen
J’avais dit, « pendant les vacances, je ne fais rien !... rien !... Je ne veux rien faire ». Je ne savais pas où aller. Comme j’avais entendu dire : « A quand les vacances ?... A quand les vacances ? ... » Je me dis : « Bon !... Je vais aller à Caen... Et puis Caen !... Ça tombait bien, je n’avais rien à y faire. » Je boucle la valise... je vais pour prendre le car... je demande à l’employé !
- Pour Caen, quelle heure ?
- Pour où ?
- Pour Caen !
- Comment voulez-vous que je vous dise quand, si je ne sais pas où ?
- Comment ? Vous ne savez pas où est Caen ?
- Si vous ne me le dites pas !
- Mais je vous ai dit Caen !
- Oui !... mais vous ne m’avez pas dit où !
- Monsieur... je vous demande une petite minute d’attention ! Je voudrais que vous me donniez l’heure des départs des cars qui partent pour Caen !
- !!...
- Enfin !... Caen !... dans le Calvados !...
- C’est vague !
- ... En Normandie !...
- !!...
- Ma parole ! Vous débarquez !
- Ah !... là où a eu lieu le débarquement !... En Normandie ! A Caen...
- Là !
- Prenez le car.
- Il part quand ?
- Il part au quart.
- !!... Mais (regardant sa montre) ... le quart est passé !
- Ah ! Si le car est passé, vous l’avez raté.
- !!... Alors... et le prochain ?
- Il part à Sète.
- Mais il va à Caen ?
- Non il va à Sète.
- !!... Mais, moi, je ne veux pas aller à Sète... Je veux aller à Caen !
- D’abord, qu’est-ce que vous allez faire à Caen ?
- Rien !... rien !... Je n’ai rien à y faire !
- Alors si vous n’avez rien à faire à Caen, allez à Sète.
- !!... Qu'est-ce que vous voulez que j’aille faire à Sète ?
- Prendre le car !
- Pour où ?
- Pour Caen.
- Comment voulez-vous que je vous dise quand, si je ne sais pas où !...
- Comment !... Vous ne savez pas où est Caen ?
- Mais si, je sais où est Caen !... Ça fait une demi-heure que je vous dis que c’est dans le Calvados !... Que c’est là où je veux passer mes vacances, parce que je n’ai rien à y faire !
- Ne criez pas !... Ne criez pas !... On va s’occuper de vous.
Il a téléphoné au Dépôt.
Mon vieux !... (regardant sa montre) :
A vingt-deux, le car était là. Les flics m’ont embarqué à sept... Et je suis arrivé au quart. Où j’ai passé la nuit !
Le plaisir des sens
Mon vieux !... le problème de la circulation... ça ne s’arrange pas !... J’étais dans ma voiture... J’arrive sur une place... Je prends le sens giratoire... Emporté par le mouvement, je fais un tour pour rien... Je me dis : « Ressaisissons-nous. » Je vais pour prendre la première à droite : Sens Interdit. Je me dis : « C’était à prévoir... je vais prendre la deuxième. » Je vais pour prendre la deuxième : Sens Interdit. Je me dis : « Il fallait s’y attendre !... prenons la troisième. » Sens Interdit ! Je me dis : « Là ! ils exagèrent !... Je vais prendre la quatrième. » Sens Interdit ! Je dis : « Tiens. » Je fais un tour pour vérifier. Quatre rues, quatre sens interdits !... J’appelle l’agent.
- Monsieur l’Agent ! Il n’y a que quatre rues et elles sont toutes les quatre en sens interdit.
- Je sais... c’est une erreur.
- Alors ? pour sortir ?...
- Vous ne pouvez pas !
- ! Alors ? qu’est-ce que je vais faire ?
- Tournez avec les autres.
- ! Ils tournent depuis combien de temps ?
- Il y en a, ça fait plus d’un mois.
- ! Ils ne disent rien ?
- Que voulez-vous qu’ils disent !... ils ont l’essence... ils sont nourris... ils sont contents !
- Mais... il n’y en a pas qui cherchent à s’évader ?
- Si ! Mais ils sont tout de suite repris.
- Par qui ?
- Par la police... qui fait sa ronde... mais dans l’autre sens.
- Ça peut durer longtemps ?
- Jusqu’à ce qu'on supprime les sens.
- ! Si on supprime l’essence... il faudra remettre les bons.
- Il n’y a plus de « bon sens ». Ils sont « uniques » ou « interdits ». Donnez-moi neuf cents francs.
- Pourquoi ?
- C’est défendu de stationner !
- !...
- Plus trois cents francs !
- De quoi ?
- De taxe de séjour !
- ! Les voilà !
- Et maintenant filez !... et tâcher de filer droit !... Sans ça, je vous aurai au tournant.
Alors j’ai tourné... j’ai tourné... A un moment, comme je roulais à côté d’un laitier, je lui ai dit :
- Dis-moi laitier... ton lait va tourner ?
- T’en fais pas !... je fais mon beurre...
- !
Ah ben ! je dis : « Celui-là ! il a le moral ! ... »
Je luis dis :
- Dis-moi ? qu’est-ce que c’est que cette voiture noire là, qui ralentit tout ?
- C’est le corbillard, il tourne depuis quinze jours !
Et la blanche là, qui vient de nous doubler ?
- Ça ? c’est l’ambulance !... priorité !
- Il y a quelqu’un dedans ?
- Il y avait quelqu’un.
- Où il est maintenant ?
- Dans le corbillard !
- !
Je me suis arrêté... J’ai appelé l’agent... je lui ai dit :
- Monsieur l'Agent, je m’excuse... j’ai un malaise...
- Si vous êtes malade, montez dans l’ambulance !
En guise de rappel, François Morel invite le public à reprendre en karaoké :
Je hais les haies
Je hais les haies
Qui sont des murs.
Je hais les haies
Et les mûriers
Qui font la haie
Le long des murs.
Je hais les haies
Qui sont de houx.
Je hais les haies
Qu’elles soient de mûres
Qu’elles soient de houx !
Je hais les murs
Qu’ils soient en dur
Qu’ils soient en mou !
Je hais les haies
Qui nous emmurent.
Je hais les murs
Qui sont en nous.
« Se coucher tard… nuit ! » sauf si on passe la soirée à réviser le Bach avec Morel à la Scala.