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12 août 2017 6 12 /08 /août /2017 16:37

Traduction Jean-Jacques Mayoux, (entre parenthèses : numéros des pages dans l’édition GF n°530)

« Il ne restait qu’une chose à faire – dire au revoir à mon excellente tante. Je la trouvai triomphante. Je pris une tasse de thé – la dernière tasse de thé convenable de longtemps – et dans une pièce qui avait toute la douceur d’aspect qu’on attend d’un salon de dame, nous causâmes longuement, paisiblement, au coin du feu. Au cours de ces confidences, il m’apparut clairement que j’avais été représenté à la femme (90) d’un haut dignitaire, et Dieu sait à combien d’autres, comme d’un être exceptionnellement doué – une bonne affaire pour la Compagnie -, un homme comme on n’en trouve pas tous les jours. Juste Ciel ! et j’allais prendre en charge un rafiot d’eau douce à quatre sous nanti d’un sifflet de deux sous ! Il semblait toutefois que j’étais aussi un des Ouvriers – avec la majuscule – vous voyez la chose. Quelque chose comme un émissaire des Lumières, comme un apôtre au petit pied. Il s’était répandu un flot de ces blagues par l’imprimé et la parole précisément en ce temps-là, et l’excellente femme, qui vivait en plein dans le courant de ces fumisteries, avait été entraînée. Elle parlait “d’arracher ces millions d’ignorants à leurs mœurs abominables” tant que, ma parole, elle me mit mal à l’aise. Je me risquai à faire remarquer que la Compagnie avait un but lucratif.

« Vous oubliez, mon bon Charlie, que l’ouvrier donne la mesure de l’ouvrage », dit-elle, finement. C’est étrange, à quel point les femmes sont sans contact avec le vrai. Elles vivent dans un monde à elles, et rien n’avait jamais été à sa semblance, ni ne saurait jamais l’être. C’est bien trop beau et si elles allaient le mettre en place, il serait en pièces avant le premier soir. Une maudite réalité dont nous autres hommes nous nous contentons depuis le jour de la création, viendrait tout culbuter.

« Après quoi on m’embrassa, me dit de porter de la flanelle, de ne pas manquer d’écrire souvent, et ainsi de suite – et je partis. Dans la rue – je sais pourquoi – il me vint bizarrement le sentiment que j’étais un imposteur. Drôle d’affaire : moi, habitué à déguerpir dans les vingt-quatre heures à destination de n’importe quelle partie du monde, sans y penser autant que la plupart des hommes pour traverser la rue, j’eus un moment, je ne dirai pas d’hésitation, mais de stupeur interdite, devant cette affaire banale. La meilleure façon de vous l’expliquer, c’est de dire que pendant une seconde ou deux, j’ai eu le sentiment, au lieu d’aller au centre d’un continent, d’être sur le point de partir pour le centre de la terre. (91)

« Je m’embarquai sur un vapeur français, qui fit escale dans tous les fichus ports qu’ils ont par là, à seule fin, autant que je puisse voir, de débarquer des soldats et des douaniers. Je regardais la côte. Regarder d’un navire la côte filer, c’est comme réfléchir à une énigme. La voilà devant vous – souriante, renfrognée, aguichante, majestueuse, mesquine, insipide ou sauvage et toujours muette avec l’air de murmurer, Venez donc voir. Celle-là était presque sans visage, comme en cours de fabrication, d’aspect hostile et monotone. Le bord d’une jungle colossale d’un vert sombre au point de paraître presque noir, frangé d’une houle blanche, courait droit comme une ligne tracée à la règle, loin, loin le long d’une mer bleue dont le scintillement était estompé par un brouillard traînant. Le soleil était violent, la terre semblait luire et dégoutter de vapeur. Çà et là des taches d’un gris blanchâtre apparaissaient groupées au-delà de la houle blanche, avec à l’occasion d’un drapeau qui flottait au-dessus.

« Des comptoirs vieux de plusieurs siècles et toujours pas plus gros que des têtes d’épingle sur l’étendue intacte de leur entourage. Notre machine allait, s’arrêtait, nous débarquions des soldats, nous repartions, débarquions des gabelous pour percevoir l’octroi sur ce qui paraissait une sauvagerie abandonnée de Dieu, avec une baraque en tôle ondulée et un mât de drapeau perdu dedans ; nous débarquions d’autres soldats – pour veiller sur les gabelous, sans doute. Quelques-uns, à ce que j’entendis, furent noyés dans le ressac ; vrai ou pas, personne ne paraissait s’en soucier beaucoup. On les collait là, et nous poursuivions. Chaque joug avait le même aspect, comme si nous n’avions pas bougé ; mais nous dépassions divers lieux – des comptoirs – avec des noms comme Grand Bassam, Petit Popo ; des noms qui semblaient appartenir à quelque farce sordide jouée sur le devant d’une sinistre toile de fond. Mon oisiveté de passager, mon isolement parmi tous ces hommes avec qui je n’avais aucun point de contact, la mer huileuse et languide, l’uniformité sombre de la côte, semblaient me tenir à distance de la vérité des choses, dans les rets d’une (92) illusion lugubre et absurde. La voix de la houle perçue de temps à autre était un plaisir positif, comme le langage d’un frère. C’était quelque chose de naturel, cela avait une raison, un sens. Parfois un bateau venu de la côte donnait un contact momentané avec la réalité. Il avait des voyageurs noirs. On leur voyait de loin luire le blanc des yeux. Ils criaient, ils chantaient, leurs corps ruisselaient de sueur ; ils avaient des visages comme des masques grotesques, ces types ; mais ils avaient des os, des muscles, une vitalité sauvage, une énergie intense de mouvement, qui étaient aussi naturels et vrais que la houle le long de leur côte. Ils n’avaient pas besoin d’excuse pour être là. C’était un grand réconfort de les regarder. Un moment, j’avais le sentiment d’appartenir encore à un monde de faits normaux ; mais il ne durait guère. Quelque chose survenait pour le chasser. Une fois, je me rappelle, nous sommes tombés sur un navire de guerre à l’ancre au large de la côte. On n’y voyait pas même une baraque, et ils bombardaient la brousse. Apparemment les Français faisaient une de leurs guerres dans ces parages. Le pavillon du navire pendait mou comme un chiffon ; les gueules des longs canons de six pouces pointaient partout de la coque basse ; la houle grasse, gluante le berçait paresseusement et le laissait retomber, balançant ses mâts grêles. Dans l’immensité vide de la terre, du ciel et de l’eau, il était là, incompréhensible, à tirer un continent. Boum ! partait un canon de six pouces ; une petite flamme jaillissait, puis disparaissait, une petite fumée blanche se dissipait, un petit projectile faisait un faible sifflement – er rien n’arrivait. Rien ne pouvait arriver. L’action avait quelque chose de fou, le spectacle un air de bouffonnerie lugubre, qui ne furent pas amoindris parce que quelqu’un à bord m’assura sérieusement qu’il y avait un camp d’indigènes – il disait ennemis ! – cachés quelque part hors de vue.

« Nous leur avons donné leurs lettres (j’ai appris que les hommes sur ce navire solitaire mouraient de fièvres à raison de trois par jour) et nous avons poursuivi. Nous (93) avons mouillé à d’autres endroits aux noms burlesques où la joyeuse danse de la mort et du trafic se poursuit dans un air torpide et terreux comme celui d’une catacombe surchauffée ; tout le long d’une côte informe bordée de flots dangereux, comme si la nature elle-même avait voulu écarter les intrus. Nous avons pénétré dans des rivières, d’où nous sommes ressortis : des courants de mort vivante, dont les rives se faisaient pourriture boueuse, dont l’eau épaissie en vase s’infiltrait parmi les palétuviers tourmentés qui semblaient se tordre vers nous dans l’extrémité d’un désespoir impuissant. Nulle part nous ne nous sommes arrêtés assez longtemps pour avoir une impression plus particulière, mais un sentiment diffus de stupeur oppressive et vague grandissait en moi. C’était comme un pèlerinage lassant parmi les débuts de cauchemar.

« Ce n’est qu’au bout de plus de trente jours que j’ai vu l’embouchure du grand fleuve. Nous avons mouillé au large du siège du gouvernement. Mais ma tâche ne devait commencer qu’à environ deux cents milles plus loin. Aussi dès que je pus je me mis en route pour un poste situé à trente milles en amont.

« J’avais un passage sur un petit vapeur maritime. Le capitaine était suédois, et sachant que j’étais marin, m’invita sur la passerelle. C’était un homme jeune, maigre, blond, morose, le cheveu plat et la démarche molle. Comme nous quittons le misérable petit quai il tendit la tête avec mépris en direction de la côte. “Vous y avez habité ?” demanda-t-il. Je dis que oui. “Un joli ramassis, ces types du gouvernement, hein ? poursuivit-il, parlant anglais avec beaucoup de précision et une grande amertume. C’est étonnant ce que des gens peuvent faire pour quelques francs par mois. Je me demande ce qui arrive à cette engeance quand ils montent à l’intérieur. ” Je lui dis que je m’attendais à le découvrir prochainement. “A-a-a-h !” s’exclama-t-il. Traînant les pieds il s’écarta, tout en regardant devant lui avec vigilance. “N’en soyez pas trop sûr, continua- t- il. L’autre jour j’ai emmené un homme qui s’est pendu en chemin. C’était un (94) Suédois, lui aussi.” “Pendu ! Et pourquoi, au nom du Ciel ?” m’écriai-je. Il surveillait toujours attentivement. “ Qui sait ? Pas supporté le soleil, ou le pays, peut-être ?”

« Enfin nous débouchâmes. Une falaise rocheuse apparut, des monticules de terre retournée près du rivage, des cases sur une colline, d’autres au toit de tôles ondulées plantées dans une étendue vague d’excavations, ou accrochées à la pente. Le bruit continu des rapides en amont planait sur cette scène de dévastation habitée. Des tas de gens, la plupart noirs et nus, allaient comme des fourmis. Une jetée saillait dans le fleuve. Un soleil aveuglant noyait tout cela par moments dans une soudaine recrudescence de réverbération. « Voilà le poste de votre Compagnie, dit le Suédois indiquant trois constructions en bois qui faisaient comme une caserne sur la pente rocheuse. Je ferai porter vos affaires. Quatre malles, avez-vous dit ? Bon. Adieu. »

« Je rencontrai une chaudière vautrée dans l’herbe, puis je trouvai un chemin qui menait à la colline. Il contournait des rochers, et aussi un wagonnet de modèle réduit qui gisait là sur le dos, les roues en l’air. L’une d’elles manquait. L’engin semblait aussi mort que la carcasse d’une bête. Je rencontrai d’autres débris de machines, une pile de rails rouillés. Sur la gauche un bouquet d’arbres faisait un coin d’ombres où des choses sombres semblaient s’agiter faiblement. Je battais des cils, la montée était rude. Une corne retentit sur la droite, et je vis les Noirs courir. Une détonation lourde et sourde secoua le sol, une bouffée de fumée sortit de la falaise, et ce fut tout. Nul changement ne parut sur la face du roc. Ils construisaient un chemin de fer. La falaise ne gênait pas, en aucune façon ; mais ce dynamitage sans objet était tout le travail en cours.

« Un léger tintement derrière moi me fit tourner la tête. Six Noirs, s’avançant en file indienne, montaient péniblement le chemin. Marchant lentement, droits, ils balançaient de petits paniers pleins de terre sur leur tête, et le tintement marquait la mesure de leurs pas. Ils portaient des haillons (95) noirs enroulés autour des hanches, dont les bouts brinquebalaient derrière, courts, comme des queues. Je leur voyais toutes les côtes, les jointures de leurs membres étaient comme les nœuds d’une corde. Ils avaient chacun un collier de fer au cou, et ils étaient reliés par une chaîne dont les segments oscillaient entre eux, avec ce tintement rythmique. Une autre explosion dans la falaise me fit penser soudain à ce navire de guerre que j’avais vu faire feu sur ce continent. C’était la même sorte de voix sinistre ; mais ces hommes-ci ne pouvaient par aucune débauche d’imagination être qualifiés d’ennemis. On les disait criminels, et la loi outragée, comme ces explosions d’obus, leur était tombée dessus, mystère insondable venu de la mer. Leurs maigres poitrines haletaient toutes ensemble, les narines violemment dilatées frémissaient, les regards se tournaient pétrifiés vers la crête. Ils me dépassèrent à me frôler, sans un coup d’œil, avec l’indifférence complète, mortelle, des sauvages malheureux. Derrière cette matière première un des rachetés produits par les nouvelles forces à l’œuvre marchait, morose, tenant un fusil par le milieu. Il avait une tunique d’uniforme, où manquait un bouton, et voyant un Blanc dans le chemin, haussa son arme sur son épaule, vivement. C’était simple prudence, les Blancs étant tellement pareils à distance qu’il n’aurait su dire qui je pouvais être. Il se sentit vite rassuré et avec un grand éclat de sourire canaille et un coup d’œil sur sa chiourme, sembla faire de moi un partenaire de sa haute mission. Après tout, moi aussi je participais de la grande cause qui inspirait ces actions élevées et justes.

« Au lieu de monter je me détournai et descendis sur la gauche. Mon idée était de laisser disparaître de ma vue ces bagnards avant de monter la colline. Comme vous le savez je ne suis pas spécialement tendre. Il m’a fallu donner et parer des coups, me défendre, attaquer à l’occasion – ce qui n’est qu’une façon de se défendre – sans compter la note à payer, suivant les demandes de la sorte de vie où je m’étais fourvoyé. J’ai vu le démon de la violence, celui de la convoitise, celui du désir ; mais, par le vaste ciel ! c’étaient des démons (96) forts et gaillards à l’œil de flamme qui dominaient et qui menaient des hommes – des hommes, vous dis-je. Mais là debout à flanc de colline je pressentais que dans le soleil aveuglant de ce pays je ferais connaissance avec le démon flasque, faux, à l’œil faiblard, de la sottise rapace et sans pitié. À quel point il pouvait se révéler insidieux, en outre, je ne devais le découvrir que des mois plus tard et à quinze cents kilomètres de là.  Un moment je restai horrifié, comme si j’avais reçu un avertissement. Finalement je descendis la colline, obliquant vers les arbres que j’avais vus.

« J’évitai un vaste trou que quelqu’un avait creusé sur la pente, et dont j’étais incapable de deviner l’objet. Ce n’était pas une carrière, ni une sablière, en tout cas. Ce n’était qu’un trou. Il se rattachait peut-être au désir philanthropique de donner aux criminels quelque chose à faire. Je ne sais pas. Puis je faillis tomber dans un ravin très étroit, à peine plus qu’une balafre au flanc de la colline. Je découvris qu’un tas de tuyaux de drainage destinés à l’établissement y avait été versé. Il n’y en avait pas un d’intact. C’était un massacre gratuit. À la fin j’arrivai sous les arbres. Mon idée était de marcher quelques instants à l’ombre ; mais je m’y trouvai pas plus tôt que je crus être entré dans le sombre cercle de quelque Enfer. Les rapides étaient proches et le bruit d’un flot ininterrompu, uniforme, précipité, emplissait l’immobilité lugubre du bosquet, où pas un souffle ne bougeait, pas une feuille ne s’agitait, d’un bruit mystérieux – comme si le mouvement furieux de la terre lancée était tout à coup devenu perceptible.

« Des formes noires étaient accroupies, prostrées, assises entre les arbres, appuyées aux troncs, cramponnées au sol, à demi surgissantes, à demi estompées dans l’obscure lumière, dans toutes les attitudes de la douleur, de l’abandon, du désespoir. Une autre mine explosa sur la falaise, suivie d’un léger frémissement du sol sous mes pieds. Le travail continuait. Le travail ! Et c’était ici le lieu où quelques-uns des auxiliaires s’étaient retirés pour mourir. (97)

« Ils mouraient lentement – c’était bien clair. Ce n’étaient pas des ennemis, pas des criminels, ce n’était rien de terrestre maintenant – rien que des ombres noires de maladie et de famine, gisant confusément dans la pénombre verdâtre. Amenés de tous les recoins de la côte dans toutes les formes légales de contrats temporaires, perdus dans un milieu hostile, nourris d’aliments inconnus, ils tombaient malades, devenaient inutiles, et on leur permettait alors de se traîner à l’écart et de se reposer. Ces formes moribondes étaient libres comme l’air, et presque autant substantielles… Je commençai à distinguer la lueur des yeux sous les arbres. Puis abaissant mon regard je vis un visage près de ma main. La sombre ossature reposait tout de son long, une épaule contre l’arbre, et lentement les paupières se soulevèrent et les yeux creux se levèrent sur moi, énormes et vides, avec une espèce d’étincelle aveugle et blanche dans la profondeur des orbites, qui s’éteignit lentement. L’homme semblait jeune – presque un gamin – mais comme vous savez avec eux on ne peut pas dire. Je ne vis rien d’autre à faire que de lui offrir un des biscuits de marin de mon bon Suédois, que j’avais en poche. Ses doigts le serrèrent lentement et le gardèrent – il n’y eut pas d’autre mouvement ni d’autre regard. Il s’était attaché un bout de fil blanc autour du cou… Pourquoi ? Où l’avait-il trouvé ? Était-ce un insigne ? Un ornement ? Un grigris ? Un acte propitiatoire ? S’y rattachait-il une idée quelconque ? Cela surprenait autour de son cou noir, ce bout de coton blanc d’outre-mer.

« Près du même arbre deux autres paquets d’angles aigus étaient assis, leurs jambes remontées. L’un, le menton appuyé sur les genoux, regardait dans le vide, d’une façon horrible, intolérable. Son frère spectral appuyait son front comme s’il fût accablé d’une grande lassitude. Et tout alentour d’autres étaient éparpillés dans toutes les poses et les contorsions de leur prostration, comme dans un tableau de peste ou de massacre. Tandis que j’étais là pétrifié d’horreur un de ces êtres se dressa sur les mains et les genoux et descendit à quatre pattes boire au fleuve. Il lapa dans (98) sa main, puis s’assit au soleil, croisant ses tibias devant lui et au bout d’un moment laissa tomber sa tête crépue sur ses clavicules.

« Je n’avais plus envie de m’attarder à l’ombre, et je me hâlai vers le poste. Près des bâtiments je rencontrai un Blanc, dans une élégance si inattendue de vêture, qu’au premier moment je le pris pour une sorte de vision. Je vis un col droit empesé, des manchettes blanches, un veston léger d’alpaga, des pantalons blancs comme neige, une cravate claire, des bottines vernies. Pas de chapeau. Une raie, les cheveux brossés, brillantinés, sous une ombrelle doublée de vert que tenait une grosse main blanche : il était stupéfiant. Derrière l’oreille il avait un porte-plume.

« Je serrai la main de ce miracle et j’appris qu’il était le comptable en chef de la Compagnie, et que toute la tenue des livres se faisait dans ce poste. Il était sorti un moment, me dit-il, prendre un peu d’air frais. L’expression semblait bizarre et singulière, suggérant une vie de bureau sédentaire. Je ne vous aurais même pas parlé de ce type, mais c’est de sa bouche que j’entendis pour la première fois le nom de l’homme qui est si indissolublement lié aux souvenirs de ce temps-là. En outre je le respectais, ce bonhomme. Oui, je respectais ses cols, ses vastes manchettes, ses cheveux brossés. À coup sûr son aspect était celui d’un mannequin de coiffeur. Mais au milieu de la grande démoralisation du pays il maintenait les apparences. Question de cran. Ses cols empesés, ses plastrons fermes étaient des marques de caractère. Il était là depuis bientôt trois ans ; et plus tard je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander comment il réussissait à arborer ce linge. Il eut la plus légère rougeur et dit modestement, “J’ai appris à une des femmes indigènes du poste. Ça n’a pas été commode. Elle n’aimait pas ce travail.” Cet homme avait donc véritablement réussi quelque chose. Et il était dévoué à ses livres de compte, qui étaient impeccablement tenus.

« Tout le reste dans ce poste était confusion – les têtes, les choses, les bâtiments. Des théories de Noirs poussiéreux (99) aux pieds épatés arrivaient et repartaient ; un flot de produits manufacturés, de cotonnades camelote, de perles, de fil de cuivre partait pour les profondeurs des ténèbres, et en retour il arrivait un précieux filet d’ivoire.

« J’ai eu dix jours à attendre dans ce poste – une éternité. Je vivais dans une case sur la cour, mais pour être à l’écart du chaos, j’allais parfois au bureau du comptable. Il était bâti en planches horizontales, si mal assemblées que penché sur son grand bureau il était strié de la tête aux pieds de barres étroites de soleil. Il n’y avait pas besoin d’ouvrir le grand volet pour y voir. On avait chaud, aussi là-dedans. De grosses mouches bourdonnaient férocement ; elles ne piquaient pas, elles poignardaient. Je m’asseyais généralement à terre, tandis qu’impeccable d’aspect (et même légèrement parfumé), perché sur un grand tabouret, il écrivait, écrivait. Parfois il se levait pour prendre de l’exercice. Quand un lit pliant avec un malade (quelque agent ramené de l’intérieur) y fut placé, il manifesta une douce irritation. “Les gémissements de ce malade, dit-il, détournent mon attention. Et si elle fait défaut, il est extrêmement difficile d’éviter les erreurs d’écritures sous ce climat.”

« Un jour il observa, sans relever la tête : “Dans l’intérieur vous rencontrerez sûrement M. Kurtz. ” Comme je demandais qui était M. Kurtz, il dit que c’était un agent de premier ordre. Et me voyant déçu de ce renseignement il ajouta lentement, posant sa plume : “ C’est un homme très remarquable. ” Sur d’autres questions il précisa que M. Kurtz avait à présent la charge d’un comptoir, très important, en plein pays de l’ivoire, “ au fin fond. Il envoie autant d’ivoire que tous les autres réunis… ”. Il se remit à écrire. Le moribond était trop malade pour gémir. Les mouches bourdonnaient dans un grand calme.

« Soudain il y eut un murmure grandissant de voix et un grand piétinement. Une caravane était arrivée. Un babil excité de sons inconnus éclata de l’autre côté des planches. Tous les porteurs parlaient à la fois et au milieu de la clameur la lamentable voix de l’agent principal déclarait qu’il (100) renonçait, pour la vingtième fois de la journée… Il se leva, lentement. “ Quel horrible vacarme”, dit-il. Il traversa la pièce doucement pour regarder le malade, et, revenant, me dit : “ Il n’entend plus.” “Quoi, mort ?” demandai-je, stupéfait. “Non, pas encore”, répondit-il, très grave. Puis, indiquant d’un mouvement de la tête le tumulte de la cour : “Quand il faut porter des inscriptions correctes, on en vient à détester ces sauvages – les détester à mort.” Il resta pensif un moment. “Quand vous verrez M. Kurtz, poursuivit-il, dites-lui de ma part que tout ici ” - il jeta un coup d’œil à son bureau – “ marche  très bien. Je n’aime pas lui écrire – avec ces messagers que nous avons on ne sait jamais entre les mains de qui la lettre peut tomber – au passage par ce Poste Central !”. Il me regarda un temps un temps fixement de ses yeux placides, saillants. “Oh il ira loin, reprit-il. Il sera quelqu’un dans l’administration avant longtemps. Les patrons – ceux du Conseil, en Europe, vous voyez qui, ont ça en tête.”

« Il se remit au travail. Le bruit dehors avait cessé, et là-dessus je sortis, m’arrêtant à la porte. Dans le bourdonnement régulier des mouches, l’agent sur le chemin du retour gisait rouge de fièvre et insensible ; l’autre penché sur ses livres portait correctement les inscriptions relatives à des transactions parfaitement correctes. Et à cinquante pieds au-dessous du seuil je voyais les cimes d’arbres immobiles du bosquet de la mort.

« Le lendemain je quittai enfin le poste, avec une caravane de soixante hommes, pour une marche de deux cents milles.

« Pas la peine de vous en dire le détail. Des pistes, des pistes, partout ; un réseau piétiné de pistes en tous sens dans ce pays vide, à travers l’herbe haute, l’herbe brûlée, les fourrés, montant et descendant par de froides ravines, par des collines pierreuses embrasées de chaleur ; et la solitude, la solitude, personne, pas une case. La population avait filé, longtemps avant. Parbleu, si un tas de Noirs mystérieux, munis de toutes sortes d’armes terribles, se mettaient tout (101) d’un coup à suivre la route de Deal à Gravesend, attrapant les culs-terreux à droite et à gauche pour leur faire porter de lourds fardeaux, j’imagine que toutes les fermes et toutes les chaumières du voisinage auraient vite fait de se vider. Seulement ici les maisons aussi étaient parties. D’ailleurs je traversai quand même plusieurs villages abandonnés. Il y a quelque chose de pitoyablement puéril dans des ruines de torchis. Jour après jour, dans les foulées et le traînement de soixante paires de pieds nus derrière moi, chaque paire sous un fardeau de soixante livres. De temps à autre un porteur mort sous le harnois, reposant dans l’herbe haute près du chemin, avec une gourde à eau vide et son long bâton allongé à ses côtés. Un grand silence alentour et au-dessus. À l’occasion par une nuit tranquille le frémissement de lointains tam-tams faiblissant, s’enflant, un frémissement vaste, léger, un bruit étrange, tentateur, suggestif et sauvage – et qui peut-être avait un sens aussi profond que le son des cloches en pays chrétien. Une fois un Blanc, en uniforme déboutonné, qui campait sur la piste avec une escorte armée des Zanzibariens efflanqués, très hospitalier, de joyeuse humeur – pour ne pas dire ivre -, surveillait la route, l’entretien de la route, déclara-t-il. Peux pas dire que j’aie vu ni route ni entretien, à moins que le corps d’un Noir d’âge mûr, le front troué d’une balle, sur lequel je butai littéralement à trois milles de là, puisse être considéré comme une amélioration durable. J’avais un compagnon blanc, aussi, pas un mauvais type, mais un peu trop bien en chair, qui avait l’habitude exaspérante de s’évanouir dans la chaleur des montées, à des milles de distance de l’ombre et de l’eau. C’est agaçant, vous savez, de tenir son paletot comme une ombrelle sur la tête d’un bonhomme pendant qu’il revient à lui. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander un jour ce qui lui avait mis en tête de venir dans ces parages. “Pour faire des sous, bien sûr. Qu’est-ce que vous croyez ?” demanda-t-il, méprisant. Il finit par attraper les fièvres, et il fallut le porter dans un hamac suspendu à une perche. Comme il pesait cent kilos il me causa des chamailleries (102) sans fin avec les porteurs. Ils mettaient en panne, ils filaient, ils s’esquivaient la nuit avec leurs chargements – une vraie mutinerie. Un soir donc je fis un discours en anglais avec des gestes dont pas un ne fut perdu pour les soixante paires d’yeux qui me faisaient face, et le matin suivant je fis démarrer le hamac en tête comme il fallait. Une heure après je tombai sur toute l’affaire effondrée dans un buisson – l’homme, le hamac, les gémissements, les couvertures, le frisson. La lourde perche avait écorché son pauvre nez. Il avait grande envie que je tue quelqu’un mais il n’y avait pas auprès l’ombre d’un porteur. Je me rappelai : le vieux docteur : “Ce serait intéressant pour la science d’observer l’évolution mentale des individus sur place.” Je sentis que je devenais scientifiquement intéressant. N’importe, tout ça ne fait rien à l’affaire. Le quinzième jour j’arrivai de nouveau en vue du grand fleuve, et je fis une entrée boiteuse dans le Poste Central. Il était situé sur un bras mort entouré de brousse et de forêt, avec une jolie bordure de vase puante d’un côté, tandis que sur les trois autres il était clos d’une palissade croulante de roseaux. Une brèche négligée tenait lieu de porte, et le premier coup d’œil sur l’endroit suffisait pour voir quel sinistre mollasson gouvernait cette affaire. Des Blancs qui tenaient de grands bâtons parurent, languides, d’entre les bâtiments, avancèrent nonchalamment pour m’examiner, puis se retirèrent quelque part hors de vue. L’un d’eux, un gaillard corpulent, nerveux, à moustaches noires, m’informa avec beaucoup de volubilité et mainte digression, dès que je lui eus dit qui j’étais, que mon vapeur était au fond du fleuve. J’étais stupéfait. Quoi, comment, pourquoi ? Oh, “tout allait bien”. “Le Directeur lui-même” était sur place. Tout était parfait. “Tout le monde s’était conduit magnifiquement ! Magnifiquement ! ” “Il faut, dit-il, très nerveux, que vous alliez voir tout de suite le Directeur en chef. Il attend !”

« Je ne vis pas tout de suite la portée de ce naufrage. Je crois que je la vois maintenant mais je n’en suis pas sûr, pas du tout. À coup sûr c’était trop bête, maintenant que j’y (103) pense, pour être tout à fait naturel. Pourtant… Mais sur le moment se présentait simplement comme un déplorable contretemps. Le vapeur avait coulé. Ils étaient partis deux jours avant dans une hâte précipitée pour remonter le fleuve avec le Directeur à bord, aux soins d’un capitaine bénévole, et ils n’avaient pas appareillé depuis trois heures qu’ils arrachaient sa coque sur des rochers, et que le bateau sombrait près de la rive sud. Je me suis demandé ce que j’allais faire dans le coin, maintenant que mon bateau était perdu. En fait j’avais bien de l’occupation, à repêcher du fleuve le vapeur dont j’étais capitaine. Je dus m’y mettre dès le jour suivant. Ça, et les réparations quand j’eus amené les pièces au poste, prit des mois.

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