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13 avril 2024 6 13 /04 /avril /2024 15:17

        V. LA POLITIQUE AU PREMIER PLAN.

Le sénateur Piéchut prenait de l’importance au Parlement où il se faisait apprécier pour un bon sens simple et direct. Il s’y posait en représentant de la paysannerie, en spécialiste des questions vinicoles et surtout en bon connaisseur de la mentalité rurale. Il accordait des audiences à Clochemerle, noyant les revendications dans le flot d’excellent vin qui montait de sa cave. Il dosait son affabilité en fonction de la qualité de l’auditeur et se méfiait des gens qui ne demandaient rien. Une ou deux fois par an, Piéchut offrait un banquet chez Torbayon à ses invités. On s’y félicitait de la situation de la France, tout allait pour le mieux dans la meilleure des républiques possibles, la France était bien gouvernée. Mais déjà Piéchut, désireux de ne pas s’appesantir sur la politique intérieure, aiguillait l’attention sur les grands problèmes du moment. Les frontières étaient bien protégées face à l’envahisseur. On demandait alors à Adèle de venir saluer ces messieurs qui voulaient la complimenter de sa cuisine. Avec sa beauté encore intacte, on eût dit Marianne en personne. *

Mouraille, Samothrace et Tafardel (et parfois Armand Jolibois), importants sur le plan local, étaient invités à ces banquets qui leur fournissaient la matière d’interminables discussions. Face à Mouraille et Samothrace qui faisaient preuve de scepticisme ou de méfiance (Mouraille prônait l’abstention et Samothrace considérait que la politique n’était pas son métier), Tafardel, qui avait le respect des hiérarchies, s’insurgeait de leurs critiques. Vexé, il quittait précipitamment l’estaminet, en jurant qu’il ne serrerait plus la main à ces deux infâmes calomniateurs. De telles scènes se renouvelaient une ou deux fois par mois et depuis une vingtaine d’années qu’elle durait, faisait partie d’un rite indispensable aux bonnes relations des trois hommes. Après le départ de l’instituteur, Samothrace demanda à Mouraille s’il avait voyagé. Le docteur cita les villes qu’il avait visitées mais tous deux conclurent qu’il y n’avait pas mieux que leur village. Puis, ils parlèrent encore de Piéchut à qui il voyait un avenir au gouvernement. *

« Avec un sénateur-maire à sa tête et une baronne de bonne souche dont le château historique domine le pays ; une hostellerie qui est un relais gastronomique figurant sur les guides ; un produit pharmaceutique, le Zéphanal, de réputation universelle ; avec Anaïs Frigoul qui se fait applaudir sur les scènes parisiennes et Toine Bezon qui connaît l’Amérique comme le fond de sa poche ; un poète, Samothrace, dont on reproduit les écrits dans les revues et les almanachs ; un choix de beautés transcendantes qui se nomment Flora Baboin, Marie Coquelicot, Lulu Bourriquet, Odette Auvergne, Claudine Soupiat, et même Adèle Torbayon, toujours troublante ; avec une femme comme Mélanie Boigne qui bat les records de maternité (elle attend son seizième enfant) ; un incomparable sonneur de cloche, champion des carillons émouvants ; un chômeur-Lovelace adoré des veuves elles-mêmes, fructifiées, qui reprennent de l’ardeur et de l’éclat ; avec le regretté Ponosse qui est mort en odeur de sainteté et a laissé une grande réputation dans la contrée ; son successeur, le curé Patard, qui fume la pipe dans la rue et peut boire sans vaciller autant qu’un vigneron de naissance ; avec son cinéma, son dancing, ses postes de radio, ses automobiles, et son vin classé dans les grands crus du Beaujolais, on conçoit que Clochemerle ait conscience d’occuper en France une place qui n’est pas mince. » (242)

A travers tout cela, il y a bien moyen d’être heureux à Clochemerle. Pourtant, rien ne va. La crise s’éternise. On la croyait terminée, on annonçait une légère reprise. Brusquement, une nouvelle panique arrête les échanges. Au village, l’activité économique diminue, il y a moins de touristes, tout le monde se plaint, y compris le brigadier Cudoine. On ne rencontre que des Français soucieux. La grande lamentation des temps noirs a commencé à retentir : « Il faut que ça change ! » (244) Le monde couve une grande maladie. Ils remettent leur destin entre les mains des aventuriers et des doctrinaires. La politique revient à l’ordre du jour. *

En France, il faut le mécontentement pour que les citoyens consentent à se grouper contre quelqu’un ou quelque chose. Laroudelle le savait et trouva là le moyen de se venger de Piéchut, son meilleur ennemi. Pendant 30 ans, ils avaient milité ensemble au parti radical mais Piéchut en était devenu le leader local et Laroudelle en était réduit au rôle de second. Radical de formation, Laroudelle attaquait pourtant le radicalisme qu’il identifiait à Piéchut. Le P.O.F. avait un programme assez élastique qui servait surtout à chacun de régler ses comptes personnels. Les partisans du parti se reconnaissaient au port d’un uniforme fantaisiste pour mener une révolution « de l’ordre et dans l’ordre » (246), pour établir un régime fort et vertueux. Un noyau P.O.F. s’était constitué à Clochemerle à l’instigation de Jules Laroudelle. Il attirait de nombreux jeunes fascinés par le port de l’uniforme. Laroudelle se trouvait disposer d’une force hardie et turbulente dont il entretenait l’enthousiasme par des harangues. Il éprouvait un vif plaisir d’être, pour la première fois de sa vie, vraiment le chef. Pour lui, sauver la France, c’était d’abord abattre Piéchut et prendre sa place à Clochemerle. A ses partisans, Jules Laroudelle promettait de faire « briller les vertus de probité, d’honneur et de labeur ». Pour faire triompher cet « ordre nouveau » (247), il fallait changer les hommes. Ce qui inspirait une forme de scepticisme à Mouraille et à Samothrace.

        VI. CONFLITS.

L’altercation venait d’éclater dans la grande rue, devant chez Torbayon, entre la maigre Clémentine Chavaigne et la rebondie Zoé Voinard ; les deux femmes s’insultaient. Samothrace et le docteur Mouraille commentaient cette querelle : les femmes se disputent toujours par rapport aux hommes, y compris dans l’amour qui n’est qu’un moyen d’avoir du pouvoir sur eux, se disaient les deux hommes. Mouraille profita de la discussion pour titiller le poète au sujet de Flora la « Victoire de Samothrace ». Samothrace reprocha au médecin de tout dépoétiser. Au contraire, répondit Mouraille, c’est vous qui la banalisez dans vos poèmes. Mouraille convint qu’il avait adoré les femmes mais qu’il ne voulait pas en être la dupe. Cependant, la discussion entre les deux femmes se poursuivait dans la rue. Des attroupements s’étaient formées, les hommes étant spontanément acquis à Zoé pour ses charmes, les femmes étant plutôt contre cette femme qui ravissait l’argent des ménages et éventuellement les maris. Berthe Bajasson, toute démolie par la maladie, intervint pour défendre Clémentine Chavaigne. Puis Agathe Donjazu et d’autres femmes s’en mêlèrent. Zoé Voinard dut se défendre. Elle évoqua sa relation avec Tistin qu’elle devait partager. A ce moment-là justement, Jeannette Machurat arriva très à propos au milieu de l’attroupement. Elle semblait plus déprimée de son état que Zoé Voinard. Clémentine Chavaigne déclara fielleusement : « Voilà les deux concubines en présence ! » (252) Zoé lui répondit mais Jeannette n’en avait pas la force. Elle inspirait de la pitié. C’est alors qu’apparut Tistin la Quille. Il se trouva dans le cercle des curieux, entre Jeannette et Zoé. La sympathie du public allait plutôt à Jeannette, elle n’avait pas été voleuse d’hommes. Les Clochemerlins se sentaient un peu gênés de se trouver au milieu de ces trois-là. Or Tistin ne réagissait pas. De fait, il s’accommodait fort bien de cette bigamie et de cette situation de chômeur-célibataire qui lui assurait l’impunité. Il lui semblait même que c’était l’équité de s’en tenir à ce système impartial, car il pouvait, sans injustice, opter pour l’une ou pour l’autre de ces femmes. Ce fut Zoé qui prit l’initiative de parler à Tistin. Mais son regard fuyait aussi bien Zoé que Jeannette. C’était une chose de circonvenir séparément deux aimables femmes, et tout autre chose de les avoir toutes les deux en face de lui en public. « Alors tu l’as retrouvé ton harem ? » tonna la terrible Agathe Donjazu (254). L’apostrophe décontracta l’assistance qui surenchérit. Sommé de choisir entre ses deux femmes, Tistin la Quille répondit qu’il ne voulait pas discuter des affaires de famille dans la rue. Certains spectateurs vinrent à son secours. La solidarité masculine jouait à plein. Et déjà quelques femmes étaient prêtes à les rejoindre. Agathe sentit le flottement de ses troupes. Elle n’eut pas le temps d’intervenir car Tistin et tous les hommes entrèrent dans la salle pour commander à boire, laissant les femmes dehors avec leurs disputes. Jeannette Machurat et Zoé se retrouvèrent face à face. Jeannette, qui en était à son huitième mois de grossesse, revendiqua la priorité mais Zoé affirma que Tistin n’était pas le père de son enfant. Elles continuèrent à s’insulter. Ici commence la lutte des femmes, recourant aux pires perfidies pour se faire du mal. Zoé frappe Jeannette au ventre et à la poitrine. Jeannette réplique en labourant de ses ongles les joues de Zoé Voinard. Le combat vire au corps à corps, chacune cherchant à meurtrir l’autre pour la rendre incapable d’enfanter. La rage de ces deux forcenées fascine les femmes accourues de toute part, les tient sous le charme d’une grande hallucination collective. Le garde-champêtre Beausoleil arriva et, en tentant de séparer les deux femmes, se prit des coups qui ne lui étaient pas destinés. Finalement, il réussit à les séparer. Pour la pauvre Jeannette Machurat, couverte de bleus et d’ecchymoses, la secousse avait été trop forte. A peine rentrée dans sa maison, elle fut prise de douleurs. On alla prévenir Mouraille qu’elle allait accoucher avant terme. Quant à Zoé Voinard, qui jouait la comédie de la victime, elle fut conduite à l’estaminet où les hommes l’accueillaient avec empressement. Adèle Torbayon pansa son visage ensanglanté. Elle simula un malaise afin de se rendre intéressante. C’est à ce moment-là que se présenta le curé Patard. Il proposa à Zoé de venir se confesser. *

Parlons maintenant de Claudine Soupiat, une des trois filles-mères dont l’aventure fit scandale. On espérait que cette dure épreuve l’aurait calmée. Mais cette bonne fille perdait toute mesure face à l’exaltation des sens. Sa mère, d’ailleurs, était déjà comme ça, Annette Soupiat, une eau dormante prompte à s’exalter. Ça ne l’avait pas empêché de mener une vie honnête avec l’approbation lucide et tolérante de son mari qui préférait son sort à celui de Donjazu. Il est, en effet, connu que Donjazu, ne peut rien obtenir de sa femme (ce qui l’a conduit chez félicité Traviolet), dont il doit supporter le mépris et la violence. On peut évidemment se demander pourquoi Donjazu s’est encombré de la moins épousable des femmes. Racontons cette erreur de jeunesse. C’était un dimanche. Donjazu avait 25 ans, et ce jour-là, il était un peu saoul. Pour épater les copains qui l’accompagner, il aborda dans la rue Agathe Pignate et lui demanda publiquement sa main. Au lieu de s’offusquer, Agathe se mit à le pourchasser. Ils finirent par se marier. Dès sa première nuit, il comprit qu’il venait de commettre la gaffe monumentale de sa vie. Il était trop tard. Le supplice allait commencer. Il ne peut être question de comparer Agathe Donjazu à des femmes comme Annette et Claudine Soupiat. Elles sont aux antipodes en termes de caractéristiques féminines. Malheureusement, les facilités qu’elle accorde viennent de jouer à Claudine Soupiat. La voici enceinte de nouveau au grand dam de sa mère qui lui fait des reproches. Elle reste pourtant relativement indulgente. Elle aussi avait pris un départ précipité à 19 ans, mais Soupiat s’était montré honnête. Pour Claudine aussi, les choses sont en voie d’arrangement. Le père du second enfant s’est convaincu qu’il avait tout intérêt é épouser cette belle fille dont l’expérience même était un gage de satisfaction pour lui. Après tout, le premier amant de Claudine a disparu, on ne le reverra pas dans la contrée. Il ne risque pas de se produire ce qui s’est passé autrefois pour Tripotier et Malatoisse à propos de Claudia. [D’abord engagée à Malatoisse à qui elle avait donné des preuves de son attachement, elle tomba amoureux de Sabas Tripotier lorsque celui-ci revint du régiment et elle l’épousa. Malatoisse en fut très vexé. Il le narguait à chaque fois qu’il le voyait et Tripotier ne tarda pas à être instruit du passé de Claudia. Il lui fallut 5 ans pour rétablir la situation. Au bout de ce laps de temps, il réussit à coucher avec Lucie Malatoisse pour se moquer de lui en retour. Les deux familles qui ne manquèrent pas de se croiser par la suite, restèrent ennemis.] Annette Soupiat considérait que sa fille était chanceuse d’avoir trouvé un mari. Mais ce n’était pas de la chance. Elle avait compris ce qui était bon pour elle. *

Les parents de Lulu Bourriquet, eux, sont plongés dans l’inquiétude et la désolation. Leur fille les a quittés brusquement. Ils ont reçu d’elle, postée à Paris, une lettre froide, sans cacher son mépris pour Clochemerle. L’esprit des jeunes est influencé par les romans et les journaux qui prônent une réussite strictement individuelle. Lulu Bourriquet fait partie de ceux-là. Mais que fera-t-elle dans ce monde-là ? Et avec qui a-t-elle filé ? On en parle dans le pays. * Pythonisse pessimiste, Mme Fouache triomphait. Tout en se bourrant le nez de tabac, elle versait la bonne parole à une petite société choisie : « Qu’est-ce que je vous avais annoncé, Mesdames ? Cette fois nous sommes en plein babylonisme. » (266) Pour elle, les mœurs n’ayant cessé de se relâcher, les gens s’étaient mis à vivre dans la cupidité et que la luxure, que Clochemerle tombait au plus bas de la dépravation. Mme Fouache était toujours à l’affût des catastrophes. Rivée à son comptoir, elle demandait chaque jour aux journaux un assortiment de faits divers horribles sur lesquels elle pouvait épiloguer. Ayant occupé autrefois la conciergerie d’une grande préfecture, elle avait connu le faste des mondanités protocolaires et gardait le respect des hiérarchies. Il faut dire que Mme Fouache se retrouvait en phase avec un retournement de l’opinion qui, après avoir cru au progrès, commençait à en douter. On créait aux gens des besoins nouveaux sans leur procurer les moyens de les satisfaire. Pour Mouraille, on arriverait un jour au point de saturation mondiale. Samothrace expliquait que nous entamerions alors l’ère du machinisme profitable, celui qui permettrait de libérer l’humanité du fardeau du travail pour entrer dans l’âge de l’intelligence et de l’altruisme. *

Coiffenave fit l’aveu à Tistin la Quille, un jour qu’ils avaient beaucoup bu ensemble : il pinçait bien les fesses à l’église. Il choisissait ses têtes : Pauline Coton, Aglaé Pacôme et quelques autres qui semblaient d’ailleurs y trouver un plaisir et un frisson certains. Le bedeau n’y revenait pas à deux fois. Il avouait que ça lui faisait un peu de distraction et confia à Tistin un autre secret : selon lui, Pauline Coton était amoureuse du curé Patard. Il l’avait compris à quelques gestes. Toutes les vieilles ne sont pas des « dingos » comme le dit Coiffenave. On en a la preuve avec Mademoiselle Muguette, aimée de tous. Cette demoiselle sans âge, sans famille et de santé fragile est toujours prête à rendre service. Frêle jusqu’à l’infirmité, elle trouve le moyen d’être heureuse. Son secret ? Elle ne pense jamais ni à elle ni à l’avenir, considérant comme un miracle d’être encore vivante et réjouissant chaque matin de la vie. Au curé Patard qui lui demande pourquoi elle ne vient pas souvent à l’église, Mlle Muguette répond qu’elle est trop occupée ce qui ne l’empêche pas de remercier le Bon Dieu. Malheureusement, la règle d’or de Mlle Muguette, ne pas penser à soi, peu de gens savent la mettre en pratique. Trop exclusivement occupés d’eux-mêmes, ne voyant que les sujets de mécontentement au lieu des raisons qu’ils auraient d’être heureux. Beausoleil, qui a connu la Grande Guerre, essaie, lui aussi, d’enseigner la sagesse aux Clochemerlins. Il leur conseille surtout de ne pas toucher à la politique. Mais allez raisonner des excités ! Ni Mlle Muguette et Beausoleil, ni Samothrace et le Dr. Mouraille ne peuvent calmer les esprits. Jules Laroudelle, lui, fait tout pour les monter. Il attend son heure pour renverser Piéchut. *

L’attaque fut menée avec brusquerie au Conseil municipal, dès l’ouverture de la séance. Laroudelle reprocha à Piéchut l’allocation de 7,50 F versée à Tistin la Quille pour… s’occuper des veuves du bourg. Le maire, en défendant le chômeur, défendait sa propre politique municipale. Au moins, Tistin contribuait-il à repeupler la France ! Laroudelle voulait absolument que Tistin épousât une de ces femmes. Mais pour Piéchut, on ne pouvait pas l’y obliger : c’était non seulement illégal mais aussi immoral. Aucun des deux ne faisaient, en réalité, preuve de bonne foi ou de morale. Piéchut avait bien compris, dès le début de la réunion, que Tistin et ses veuves n’étaient pour Laroudelle que des prétextes pour battre le rappel des voix hésitantes. Le maire n’avait donc aucune raison de ménager son ennemi. Ils réglaient une querelle personnelle devant un public qui comptait les coups. Chacun se lançant à la tête les mots de Justice et de Progrès, comme si ces concepts fussent l’apanage d’un seul clan et l’expression d’une seule conscience. Battu au Conseil municipal, le jaloux combinait d’autres plans pour arriver à ses fins.

VII. RÉPERCUSSIONS.

Les hommes s’engueulaient. La politique divisait les Clochemerlins au point de les faire ressembler à des frères ennemis se disputant un héritage de famille. Ils s’étaient mis à penser puissamment, à donner dans des systèmes qu’on leur avait d’ailleurs soufflés, chacun se croyait plus intelligent que le voisin, mieux que lui capable d’argumenter. La majorité soutenait Piéchut et le pouvoir, les autres, ralliés à Laroudelle, voulaient le renverser. Ces deux clans de base du conflit social, opposant les possédants et les non-possédants, paraissaient bien étranges à Clochemerle où les vignerons se situaient bien à l’écart du patronat et du prolétariat. Il y avait « quelque chose dans l’air » qui intoxiquait les esprits. Les Français, peu enclins généralement à être gouvernés, demandaient maintenant un gouvernement fort et vertueux. La question se posait néanmoins de savoir où recruter un tel gouvernement, chacun étant persuadé de défendre la meilleure doctrine. Clochemerle donnait donc dans les fureurs de la dialectique partisane. *

Cependant le bourg avait les yeux fixés sur Tistin la Quille, devenu personnage d’importance depuis qu’il avait fait l’objet d’un débat au Conseil municipal qui avait vu la victoire de Piéchut sur Laroudelle. Il faut dire que Tistin n’avait pas que des amis. Au début, il avait amusé tout le monde. Maintenant, on trouvait qu’il en faisait trop. On le jalousait surtout pour sa relation conjugale. Avec deux femmes qui se battaient pour lui et un sénateur pour le défendre, Tistin la Quille était le roi. Pourquoi se serait-il gêné ? Le scandale continuait donc. Après l’accouchement de Jeannette, Tistin retourna chez elle mais il n’était toujours pas pressé de l’épouser. Il ne voulait pas renoncer à sa chère liberté. Autre avantage, n’étant pas marié, il pouvait retourner chez Zoé sans aucun blâme. Cette rivalité entre les deux femmes affaiblissait chacune d’elle. A chaque fois qu’il se sentait oppressé ou lassé par l’une, Tistin se rendait chez l’autre. Dans cette situation, Il se découvrait une valeur amoureuse insoupçonnée, grâce au jeu de ces alternances. Jeannette et Zoé lui composaient un seul amour, varié et divertissant. Le résultat de tout ça, c’est que Tistin s’était un peu ramolli en cédant aux flatteries. Mais il savait mettre en valeur chaque femme, la rassurer. Il savait situer les femmes dans le domaine de la séduction. Il avait des loisirs pour s’occuper d’elles et, en retour, elles accordaient leur protection au chômeur. Ce bon Tistin, il n’y en avait pas deux comme lui pour rendre service ! Elles continuaient à l’inviter chez elles et à le défendre. C’était plutôt les hommes qui avaient tendance à se braquer contre Tistin. Il commençait à trouver que le bougre allait trop loin. Ce gueux méprisé en était arrivé, sans travail, à s’organiser une vie douillette. Dernière raison de la jalouser : il était l’homme qui avait au centre d’un débat au Conseil municipal. Grâce à Piéchut, Tistin la Quille était devenu très célèbre au Sénat où ses collègues lui demandaient des nouvelles du trio. Ces histoires permettaient à Piéchut de se tailler un franc succès au palais du Luxembourg. Il avait donc intérêt à soutenir son protégé en tant que maire de « la commune la plus comique de France ». A Clochemerle, Tistin ignorait tout de cette réputation parisienne et du parti que Piéchut en tirait. Laroudelle aussi l’ignorait. De nombreux Clochemerlins étaient prêts à la suivre par jalousie vis-à-vis de Tistin. Tout cela créait au village un climat d’énervement et de confusion. Cependant, Laroudelle réfléchissait au moyen d’avoir la peau de son ennemi qui avait un point faible : son amour pour les très jeunes filles. *

Rentrant de faire des courses au village, Félicité Traviolet trouva un homme installé chez elle. Elle le reconnut à sa voix : c’était Traviolet ! Plaqué par sa maîtresse, il avait décidé de rentrer et il était bien décidé de reprendre sa place. D’ailleurs, il commençait à élever la voix. Mais Félicité le remit à sa place et lui avoua qu’elle était devenue prostituée et qu’elle gagnait bien sa vie pour élever ses quatre enfants (dont le dernier qui n’était pas de Traviolet). Il fut pris d’une quinte de toux et avoua qu’il avait la tuberculose. Félicité ne se laissait pas impressionner par ses ordres. Au contraire, elle posa ses conditions : il devait la laisser travailler et ne pas revenir chez elle avant 10h. Elle lui tendit un billet de 50 F et lui demanda de partir. Il se rendit chez Torbayon en dissimulant son visage sous une casquette. Personne ne fit attention à lui. Il resta longtemps à regarder ces hommes qui buvaient là puis, n’y tenant plus, s’adressa à Machavoine. Celui-ci n’en croyait pas ses yeux. Les autres consommateurs furent également surpris. Finalement, ils reconnurent Traviolet, cet homme teigneux, paresseux, crâneur et jaloux, violent avec Félicité. Ils se demandaient tous ce qu’il était venu faire ici. Félicité avait pris rang dans les institutions : elle offrait un peu de variété et de fantaisie. Et comme Félicité redistribuait ce qu’elle gagnait aux fournisseurs, l’argent du plaisir travaillait en circuit fermé. Ce revenant n’allait pas tout détraquer. Ils lui demandèrent s’il avait vu Félicité, précisèrent que les enfants allaient bien. Ils l’avaient aidée, elle n’était pas malheureuse. Il avait fallu la consoler. Traviolet leur demanda si elle l’avait remplacé. La réponse fut évasive : « on lui connait personne en titre » (291). Ils étaient quelques-uns à se retenir de rire. Après tout, il avait disparu depuis 6 ans. Félicité appartenait désormais à Clochemerle. Ils lui demandèrent s’il comptait repartir et lui parlèrent, perfidement, de Josette Page avec qui il s’était enfui. Son histoire était terminée. Ils se séparèrent. On revit Traviolet à l’estaminet et bientôt il y fut assidu. Il était décidément revenu à Clochemerle pour y rester. Mais Félicité avait fait savoir que ce retour inopiné ne changerait rien aux bons rapports qu’elle entretenait avec sa clientèle en rappelant que sa porte était consignée à certaines heures. Les choses continuèrent d’aller comme avant. On fut surpris de voir Traviolet accepter sans broncher cet état de choses et de se faire traiter de « cocu » sans réagir. Il passait son temps au café à boire. Il toussait encore beaucoup et on louait sa femme de l’avoir recueilli. Félicité fut réhabilitée aux yeux de tous. *

Piéchut fut ministre. Le Président du Conseil mettait au point son discours-programme qui serait prononcé devant le Parlement. Ces crises survenaient en moyenne deux fois par an dans les bonnes années. Il fallait faire tourner le personnel politique et offrir, à chaque fois, quelques nouvelles têtes sans prendre trop de risques. Il était rassurant de voir revenir au pouvoir régulièrement les vieux routiers de la politique, quelles qu’aient pu être les polémiques. Piéchut ne déparait pas l’équipe qui prenait le pouvoir. Il s’était taillé un succès de popularité au dernier congrès du parti en parlant simplement des aspirations des Français. Son discours avait été apprécié bien au-delà de son parti. La promotion de Piéchut ne laissa pas Clochemerle indifférent. Pour la seconde fois, le fameux bourg beaujolais fournissait un ministre à la République. Avant Piéchut, il y avait eu Alexandre Bourdillat, un ancien cafetier gaffeur, un abruti gorgé d’absinthe, le genre d’imbécile qui était la caution populaire des gouvernements. Piéchut était d’une classe supérieure. Sans grande instruction, il avait de la finesse et du flair. Il se voyait ministre à 65 ans. On lui avait donné les Colonies… auxquelles il ne connaissait rien. Alors, il rassembla ses chefs de services et leur témoigna sa confiance puis il se choisit un collaborateur qui lui présenta en détail la spécificité de son ministère. Son cabinet disposait de toute une série de tableaux, de notices et de résumés pour chaque situation. En cas d’intervention à la tribune, les dossiers sont préparés par ses services qui mettent à la disposition du ministre des spécialistes en discours. Il n’aura qu’à recevoir les solliciteurs et à signer les documents. De grandes réjouissances fêtèrent l’accession de Piéchut au ministère. Il fut invité à venir les présider. Devenu ministre, il avait désormais quelque chose de grave dans le ton. Il fit un remarquable exposé sur la question coloniale qui impressionna tout le monde, notamment Mouraille et Samothrace, sauf… Jules Laroudelle qui était malade de jalousie. Les Clochemerlins, eux, essayaient de vivre, tant bien que mal, au milieu de ces agitations.

VIII. FACE À L’AVENIR.

Marie Coquelicot vivait à Clochemerle comme dans un changeant paradis. Elle était au contact avec tous les êtres vivants. Les gens avaient pour elle un infini respect, du cantonnier Tistin Bègue à Samothrace, en passant par Joanny Cadavre. Piéchut lui souriait paternellement. Il savait qu’elle s’épanouirait à Clochemerle. Elle n’aspirait à rien, en dehors du bourg. Les aventures du cœur vont sans grand voyage. La luxure, la cupidité et l’envie ne pouvaient rien contre Marie Coquelicot. Mais attention ! la jeune fille ne doit pas laisser passer l’heure au risque de se défigurer. Pour pure qu’elle soit, Marie Coquelicot le sait. Elle sait qu’elle devra dépouiller sa première parure d’innocence. Elle sait encore une chose depuis que Rose Brodequin lui a mis dans les bras de le petit Dius. Elle comprend que le sens de sa destinée, c’est d’avoir un bébé à elle. Elle sait aussi une chose : aucun garçon n’osera lui parler d’amour. La passion ne dispose, à Clochemerle, que d’un vocabulaire réduit. Jeanne Cunat et Jean-Marie Lagrume n’échangèrent avant de se marier que quelques mots ce qui ne les empêcha pas d’être heureux. Mais Marie Coquelicot ne saurait s’accommoder de cette approche minimaliste. Elle vient de recevoir l’avertissement, au contact de l’enfant de Rose Brodequin, que le moment est venu pour elle de renoncer à l’insouciante condition de la jeune fille pour assurer son risque humain, lequel consiste à marquer son passage sur la terre en se mêlant à ses semblables en œuvrant avec eux en vue de la durée de l’espèce. Elle a maintenant passé 20 ans, qui est l’âge de sa majorité féminine et de la complète exaltation de son cœur.  Elle marche résolument vers l’amour. Marie veut aimer plus qu’elle ne désire qu’on l’aime. Oui, Marie Coquelicot ne peut manquer de rencontrer l’amour. Et croyons-nous, celui qu’elle attend n’est pas loin. Mais quittons-la au moment où elle marche intrépidement vers son destin de femme. Bonne chance petite Marie Coquelicot ! *

L’été s’achève. A cette période de l’année, tous les soucis de Clochemerle sont tournés vers le vin dont, bientôt, on connaîtra l’abondance et la qualité. Le sort du bourg est lié pour un an à la réussite de la vendange. En ce début d’année 1936, un mieux général se fait sentir. Les « congés payés » ont remis l’argent en circulation et les travailleurs sur les routes. On a vu en Beaujolais quelques-uns de ces nouveaux touristes, échappés de ces grands centres urbains qui sont venus visiter des parents restés au pays. Qu’est-ce donc que Clochemerle se demandent en philosophant Samothrace et Mouraille. Qu’en restera-t-il plus tard ? Mouraille fait semblant de s’en moquer. Il a pris l’habitude de cacher sa sensibilité derrière un scepticisme outrancier et un ton bougon. Les campagnes, selon lui, n’ont pas besoin de beaux esprits mais de gens simples et rudes qui ne se laissent pas décourager par les rigueurs de la nature. « Clochemerle, dit-il, c’est l’humanité moyenne » (308). Excellente occasion de passer en revue quelques Clochemerlins que nous connaissons le mieux. Ces personnages, nous les avons vus évoluer dans les limites de la condition humaine qui n’a pas beaucoup changé, hormis la durée de vie et les vocables nouveaux. Les capacités humaines dépendent, en fait, de la biologie. Le libre-arbitre n’est plus qu’une question de dosage. Voici donc nos chers vignerons lancés dans la vertigineuse aventure du progrès, essayant d’en assimiler les lois changeantes. Qu’adviendront les hommes ? Personne ne saurait le dire et personne ne s’en préoccupe, à part Mouraille et Samothrace. Ce n’est pas sans de puissants motifs que Tistin la Quille fait figure de personnage, et c’est pourquoi sa qualité de chômeur a été facilement admise. Il vient de démontrer que l’homme moderne ne vit pas forcément de son travail, qu’il peut vivre, au contraire, du refus de travailler. Il se partage entre ses deux veuves. Il arrive de temps en temps, que Coiffenave confie sa cloche au suisse Nicolas pendant 24 ou 48 h, pour rejoindre la grosse Zozotte à Saint-Romain-des-Iles. Les troncs ne sont plus fracturés. Les orgueilleuses qui ont quitté leurs parents avec éclat, en lançant un défi à Clochemerle, ne veulent plus y reparaître que triomphante. Certaines ne sont jamais revenues. Un Clochemerlin en a vu une dans une maison de tolérance de Marseille, une seconde a été aperçue à Brest dans une boîte à matelots. On les a oubliés. D’autres sont rentrés dans la norme. Bébée Grimaton a épousé un croque-mort à Montceau-les-Mines et Léocadie Fanouche s’est mariée à un receveur de tramway. Lulu Bourriquet s’est présentée à Paris chez Anaïs Frigoul. Qu’adviendra-t-il d’elle ? La situation de Mathurine Maffigue, la fille-mère aux jumeaux, s’est arrangée miraculeusement suite au décès, à 32 ans, de Marguerite Soumache qui laissait derrière elle un veuf désemparé et trois enfants sur les bras. Soumache va épouser Mathurine et ils élèveront ensemble leurs cinq enfants, pour la plus grande satisfaction de tous. Claudine Soupiat, mariée, est de nouveau enceinte. Le jeune époux, de son côté, paraît très fier de son éclatante femme.  Odette Auvergne a fini par trouver un amant, un garçon de 32 ans, étranger au pays, qui voyage pour affaires dans la région. Déjeunant chez Torbayon, il avait remarqué la jolie receveuse. Il téléphone pour avertir de son passage. Dès la fermeture de son bureau, elle part le rejoindre à Thoissey ou à Mâcon, sur une bicyclette à moteur qu’elle vient d’acheter. Elle a bon espoir de régulariser un jour. En attendant, elle est heureuse. Rien de changé pour Ginette Berton, bientôt 35 ans, et pour Mlle Dupré qui voit arriver avec terreur la quarantaine. Elles luttent comme elles peuvent contre la marche du temps, la première en affichant un dédain sarcastique, la seconde en se réfugiant dans les disciplines pédagogiques. Mais son enseignement se fait plus acide, et souvent sa patience l’abandonne. La discorde règne au camp des vieilles filles. Ça devait arriver. Clémentine Chavaigne, déjà méchante, est terriblement agacée par la façon dont Pauline Coton affiche sa passion pour M. le Curé qui doit restreindre son accès à la confession. Aglaé Pacôme n’est pas moins folle que Pauline Coton. On ne peut terminer cette revue sans parler d’Adèle Torbayon qui lutte pour rester la « belle Adèle ». Elle a passé 40 ans sans oser avouer son âge et elle devient jalouse de Flora sans oser se séparer de cette jeune femme qui attire du monde à l’hostellerie. Elle n’a pas dit son dernier mot et refuse de sacrifier cette ultime flambée de passion à un abruti comme Torbayon, surimbibé d’alcool, que guette à brève échéance la mort du saoulot invétéré. « Tout cela ne signifie pas que Clochemerle soit Babylone, comme le prétend Mme Fouache. Il est vrai que les mœurs ont changé dans les campagnes. Conséquence du grand bouleversement de la guerre : ayant voyagé et vu beaucoup de choses, les hommes sont revenus avec d’autres idées. Puis le progrès est apparu, avec sa profusion de machines et d’engins. Étourdis, les Clochemerlins ont cru à l’avènement d’un monde où tout s’obtiendrait sans effort. Mais l’illusion s’est dissipée parce que les vieux soucis ont reparu, plus pressants, en raison du prix des choses et de ce qu’il faut désormais pour vivre. Qu’on le veuille ou non, il faut suivre l’époque, s’adapter aux nouveaux usages. Est-on plus heureux qu’autrefois ? Qui pourrait le dire. La seule chose est certaine, c’est qu’on ne peut plus l’être de la même façon. » (316) *

Il arriva une chose extraordinaire. Dans la plaine, s’étant accroupie pour un besoin derrière un taillis, Catherine Repinois reçut un jet brûlant dans le derrière et ressentit une violente douleur. Elle se plaça au bord de la route dans l’espoir de trouver des secours et fut pris en charge par le boulanger Farinard qui la conduisit jusqu’à la porte de Mouraille. Le médecin réussit à la soulager par une application appropriée de la pommade Zéphanal. Ils décidèrent de retourner sur les lieux de l’incident. Derrière un taillis, on entendit une retombée de jet d’eau. De près, ils virent jaillir du sol un petit geyser d’eau chaude de plusieurs mètres de hauteur. Mouraille se fit conduire à la résidence de Basèphe. L’eau était gazeuse et ferrugineuse avec une teneur en soude et en bicarbonate. Basèphe déclara qu’elle lui conférait à première vue des qualités médicinales. Une définition plus précise des dosages déterminerait à quelles affections du corps cette eau serait particulièrement bienfaisante. Ils notèrent la date : 26 septembre 1936. L’histoire du bain brûlant fit rapidement le tour du pays. Tout Clochemerle vint voir la source, dont le débit se maintenait régulier et puissant. Catherine Repinois était toujours sur les lieux pour se vanter d’avoir découvert cette source. C’est alors qu’on fit le rapprochement avec l’annonce des prodiges dans la nuit où Catherine Repinois veillait la dépouille du curé Ponosse. Relié à ce point de départ, le jaillissement de la source prenait un caractère miraculeux. Malgré quelques sceptiques, un courant majoritaire se dessina en faveur de l’ange de Catherine Repinois. L’appellation de Source Ponosse fut entérinée par l’habitude. Piéchut avait une nouvelle histoire à raconter à Paris. De partout, on venait voir la source d’eau… au pays du vin.

2. Critique.

L’urinoir qui, à Clochemerle, avait fait couler beaucoup d’encre, de larmes, de sang et … d’urine, est entré dans les mœurs, il y en a même trois désormais. La lutte pour ou contre cet objet symbolique qui avait opposé le camp laïc et celui de la cure semble bien dépassée. Tafardel et le curé Ponosse en conviennent au début de Clochemerle-Babylone, le sénateur-maire de gauche Piéchut déjeune désormais chez la baronne Courtebiche. Depuis, d’ailleurs, d’autres changements sont survenus dans le village : l’électricité, la radio, le téléphone, l’automobile sont arrivés, faisant sortir le village de son isolement et faisant apparaître de nouveaux besoins et de nouvelles envies. Singulièrement, les échos du monde contemporain sont plus présents dans ce second volume que dans le premier qui semblait encore fonctionner comme un village hors du temps. Toni Bezon donne des nouvelles d’Amérique et l’écume de la crise de 1929 parvient jusqu’aux faubourgs de Clochemerle. A la mairie de Clochemerle, l’opposant à Piéchut, le rad-soc n’est plus le parti de l’église ou de l’aristocratie mais Jules Laroudelle, un jaloux qui glisse vers le parti de l’ordre (le P.O.F.) dans lequel on peut reconnaître la montée de l’extrême-droite qui triomphe en Allemagne, en Italie et en Espagne (même si pour lui l’ambition tient lieu de conviction). Joannès Migon importe à Clochemerle un discours politique marxiste révolutionnaire que les vignerons beaujolais ne comprennent guère. Les Clochemerlins aspirent à sortir du village, à voyager, à partir pour réussir dans les grandes métropoles. Les filles surtout rêvent de gloire, de cinéma et de richesse. C’est un monde qui change. Face à toute mutation sociale (et on sait que le rythme s’accélère à proportion du développement des moyens de production et d’information), il y a ceux qui sont entraînés et ceux qui résistent. Ceux qui vivent dans l’illusion d’une permanence définitive de l’ordre et ceux qui veulent accélérer le cours de leur destin en devançant l’appel du bonheur. Mme Fouache est la Cassandre de ce roman en répétant l’antienne que Clochemerle est devenu Babylone, lieu de débauche, de décadence et de luxure. Cette association des deux noms donne son titre au volume.

Si Gabriel Chevallier a délaissé la guerre picrocholine au profit de luttes idéologiques plus contemporaines, les élans de la chair semblent toujours aussi présents dans le village beaujolais. Le poète Samothrace écrit des poèmes pour la belle Flora que jalouse Adèle, Eusèbe Basèphe rêve d’Anita Trimouille et cède aux avances de Maria Bouffier dite Maria la Drue. Lulu Bourriquet tombe enceinte à 17 ans et 4 mois, en même temps que Claudine Soupiat et Mathurine Maffigue, comme Valérie Craponne en 1920. Les veuves Jeannette Machurat et Zoé Voinard, pourtant moins naïves, cèdent à leur tour aux avances de Tistin-la-Quille. Félicité Traviolet, dont le mari est parti avec une servante d’auberge et tout l’argent du ménage, la laissant seule avec ses trois enfants, trouve une solution inattendue à sa situation en vendant ses charmes. Traviolet apprendra à ses dépens que sa femme a pris en charge sa vie. Le bedeau Coiffenave abandonne la cloche et vole le tronc de l’église pour suivre la grosse Zozotte à Saint-Romain-des-Iles. Entre les Tripotier et les Malatoisse, on s’échange les trophées de Claudia et de Lucie. A Clochemerle d’ailleurs, le clan des mères de famille (Mélanie Boigne, Catherine Repinois, Eulalie Ouille, Annette Soupiat, Thérèse Pignaton, Toinette Jupier, Fanny Lachenève, Ursule Safaisse, Mauricette Piffeton, Mimi Susson, Berthe Bajasson, Claudia Tripotier, Lucie Malatoisse, Amélie Guinchard, Félicie Pouette, Célestine Machavoine, Léonore Sardinet, Justine Bocon, Sidonie Pétinois, etc.) s’oppose à celui des vieilles filles (Clémentine Chavaigne, Pauline Coton, Aglaé Pacôme). Celles qui ne trouvent pas le prince charmant se sentent marginalisées : Odette Auvergne, la receveuse des postes, qui regrette sa rigueur hautaine, Ginette Berton, Mlle Dupré, l’institutrice qui s’enferme dans l’aigreur de la solitude. Le sort des jeunes femmes de Clochemerle est divers : deux orgueilleuses parties à l’aventure ont été aperçues dans des maisons closes de Marseille et de Brest, Bébée Grimaton s’est mariée à Montceau-les-Mines, Léocadie Fanouche a épousé un receveur de tramway, Mathurine Maffigue, la fille-mère a convolé avec Soumache, un veuf, père de trois enfants, Odette Auvergne a fini par trouver un amant, Mlle Muguette fait l’admiration de tous et Marie Coquelicot ensoleille le village. Les figures féminines sont décidément très nombreuses dans ce roman, comme dans le précédent. Mais beaucoup de ces portraits choqueraient probablement les féministes contemporains dans leur crudité souvent misogyne. La condition des femmes a heureusement changé.

Le roman nous propose, là encore, une galerie de portraits très large et originale. Bon vivant partial et peu couard, le curé Ponosse dont on suit les derniers jours au début de Clochemerle-Babylone accède quasiment au statut de saint homme, du moins à celui d’humaniste tolérant, professant une religion tolérante et conciliante. Ses anciens adversaires lui rendent hommage au moment de ses funérailles. Et sa bonhomie apparaît encore plus, par nostalgie quand arrive à Clochemerle son successeur l’austère et sévère curé Noive qui dénonce les mœurs des Clochemerlins. Si Ponosse nous fait penser à l’abbé Picot dans Une Vie, Noive est proche de l’abbé Tolbiac, le fanatique dans le roman de Maupassant. Rigide et arc-bouté sur ses principes, le curé Noive réussit à se mettre à dos la baronne et l’ensemble de la population de Clochemerle. D’autant que, sacrilège suprême, il ne boit pas de vin. Il est finalement muté par l’archevêque au profit d’un curé plus patelin, l’abbé Patard qui se fond davantage dans les traditions clochemerlines. Les histoires du bedeau Coiffenave et du chômeur Tistin la Quille constituent, à l’intérieur du livre, des chroniques en soi, presque indépendantes, comme des nouvelles. Celle de Tistin donnera d’ailleurs lieu au scénario du film Le chômeur de Clochemerle de Jean Boyer en 1957. Baptistin Lachoux, dit Tistin la Quille, estropié depuis l’enfance, fainéant, roué et rouspéteur inaugure un rôle tout à fait inédit à Clochemerle dans ces années 1930 : il revendique le titre de chômeur subventionné par la mairie, vivant de petits boulots et aux crochets de la population, refusant tout engagement professionnel et conjugal, pour mieux profiter de l’argent qu’in lui glisse et des faveurs sexuelles que deux veuves lui consentent. Ce personnage d’assisté divise la population et d’abord les deux rivaux politiques. Piéchut en fait l’alibi de sa politique social et le héros de ses chroniques beaujolaises au Sénat, Laroudelle en fait l’archétype d’une société d’assistés où la valeur travail se délite. Près d’un siècle plus tard, avouons que ce débat paraît bien prophétique. Le cas de Coiffenave est assez cocasse. Ce virtuose de la cloche qui rythme la vie de Clochemerle et en tire des sonorités sublimes, cet artiste extraordinaire qui sait varier les sons est en même temps un personnage inquiétant dont on soupçonne qu’il pince les fesses des femmes, s’est enfui de Clochemerle en fracturant le tronc de l’église pour s’offrir la belle vie et les faveurs d’une prostituée. Quand il revient, on ne lui fait aucun reproche. On ne peut se passer de ses talents de métronome et d’enchanteur. Il y a même un crime dans les annales du bourg. La mémé Tuvelat, veuve du défunt Antelme, avare stupide et malade, est retrouvée assassinée dans la cave. On lui attribuait la passion d’un magot qui pourrait être le mobile du crime. Des reporters, des photographes et des policiers viennent à Clochemerle. On soupçonne les enfants Tuvelat, puis le père Pignaton avant de trouver le coupable, un ouvrier typographe du nom de Massoupiau… On le voit, Clochemerle-Babylone pourrait en réalité se présenter sous forme d’un recueil de contes et nouvelles. Et la comparaison avec Maupassant serait, là encore, opportune.

Un des thèmes du roman est le progrès et ses conséquences sur la vie quotidienne et les mœurs de la population. Entre les philonéistes qui se jettent à corps perdu dans la modernité (et en tirent parfois des bénéfices comme Eugène Fadet qui se met à vendre et à réparer des automobiles) et les nostalgiques de l’ordre ancien, toujours prompts à dénoncer la perte des valeurs et des repères, le débat fait rage, arbitré par de nombreuses discussions, notamment entre Tafardel, Samothrace et le docteur Mouraille. La tendance est toujours finalement à valoriser l’époque de son épanouissement, de son profit et de l’adéquation entre son éducation et les pratiques en vigueur. Quand on se sent supplanté par d’autres, comme Adèle qui devient jalouse de la beauté de Flora, on se crispe sur la nostalgie, comme remède à une difficulté nouvelle à comprendre les mutations du monde. Gabriel Chevallier écrit un monde qui change dans les années 30 par rapport à celui des années 20. Mais la Seconde Guerre Mondiale n’est pas encore passée ni tout le reste du siècle. En lisant cette analyse socio-économique, politico-anthropologique, près d’un siècle plus tard, on relativise et on sourit. Le monde de Clochemerle de 1923 ou de 1936 n’existe plus et pourtant les mouvements d’humeur sur le « c’était-mieux-avant » ou « la course folle vers le progrès » reste la même.

Le roman n’a pas connu le succès de Clochemerle. Et à cela, il y a peut-être plusieurs raisons. Les suites sont toujours délicates à composer, même (et surtout) si le début a été très apprécié. Il y a bien sûr une attente de la part des lecteurs et la tentation, du côté de l’auteur, de prolonger le plaisir et l’aventure. Clochemerle devait son succès à une composition quasi théâtrale, avec une unité de lieu (le village autour de l’église et de sa pissotière), une unité de temps (relative – du moins une période sans changements majeurs – un temps figé dans son éternité) et une unité d’action (le débat pour ou contre l’installation de l’urinoir), avec tous les ingrédients de la comédie (comique de caractères, de mots, de situation, de gestes) dans une atmosphère de farce et dans la lignée de la littérature grivoise et humaniste inaugurée par Rabelais. Ce schéma narratif et cette unité thématique manquent quelque peu à Clochemerle-Babylone qui passe du récit d’anecdotes à de longues considérations sur le contexte social, politique et économique, en passant par de très longs dialogues. Cela rend la lecture souvent très longue, faute de dynamique et le suspens aléatoire, par le décrochage fréquent d’un personnage à l’autre. Plus qu’un roman, on a l’impression que Gabriel Chevallier tient un journal de Clochemerle. Ce n’est pas sans intérêt. Bien au contraire, le texte est peut-être trop riche en potentialités romanesques mais le mieux est parfois l’ennemi du bien. On s’y perd.

Le chômeur de Clochemerle (visible ci-après) est un film français réalisé en 1957 par Jean Boyer, sur un scénario de Gabriel Chevallier. Il reprend essentiellement les deux histoires du chômeur Tistin la Quille et du bedeau Coiffenave en y apportant un certain nombre de changements. Tistin (Fernandel), pourchassé par le garde-champêtre Beausoleil (Marcel Perès) se présente à la mairie et demande à Tafardel (Lucien Callamand) la carte de chômeur que le Conseil municipal, dirigé par Piéchut (Henri Vibert) finit par lui accorder, à la grande colère de Laroudelle (Henri Crémieux) et au mépris de la population qui ne veut pas payer pour ce paresseux. Oisif et bon vivant, Tistin est aimé de la veuve Jeannette Machurat (Maria Mauban) et de la « p…respectueuse » Zozotte (Ginette Leclerc). A la fête du village, Zozotte et Tistin s’enivrent et font scandale, ce qui augmente le ressentiment des Clochemerlins. Le curé Patard (Georges Chamaray), qui vient d’arriver à Clochemerle après la mort de l’abbé Ponosse reproche à Tistin sa conduite. Tistin décide alors de changer et il multiplie les services auprès des femmes du village au point d’être devenu indispensable. Entre avantages en nature et gratifications financières, Tistin accumule une petite fortune. Jeannette et Zozotte en viennent aux mains pour les beaux yeux du chômeur. En rentrant chez elle, Zozotte reçoit la visite de Coiffenave (Henri Rellys) qui lui déclare sa flamme. Mais vexée d’avoir été éconduite chez Jeannette, la fille de joie renvoie le bedeau en lui disant qu’il n’a pas les moyens de s’offrir ses services. Alors que Tistin part à la banque pour déposer ses économies, on découvre que les troncs de l’église ont été fracturés. Tistin est soupçonné du vol et jeté en prison à son retour. Mais Jeannette, le curé Patard et Piéchut sont convaincus de son innocence. Zozotte rit en voyant la somme volée par le sacristain : 313 F. Coiffenave s’enfuit. Le lendemain la cloche ne sonne pas et tout le village en est tourneboulé, malgré le renfort de Tistin. Coiffenave veut se jeter à l’eau mais tour à tour le bedeau de Montfraquin et le curé de Saint-Firmin invitent Coiffenave à venir sonner les cloches dans leurs églises. C’est ainsi que Tistin retrouve la trace du bedeau et le ramène à Clochemerle. Un jour, Beausoleil vient encore chercher Tistin pour l’amener à la mairie. Piéchut qui vient d’être nommé sous-secrétaire d’État au Travail lui remet la médaille du… travail. Tistin ne veut toujours pas se marier mais il change d’avis quand Jeannette lui annonce qu’elle attend un enfant. Tistin déchire sa carte de chômeur.

Exit Zoé Voinard, la seconde veuve avec laquelle le Tistin du roman vivait en bigamie. Zozotte est ici l’amie de Tistin au lieu d’être la maîtresse de Coiffenave, qui, pourtant, la poursuit de ses assiduités. Jeanne Machurat est bien une veuve qui est enceinte du chômeur mais face à la vulgarité gouailleuse de Zozotte, elle paraît bien sage. A tel point d’ailleurs qu’elle ramène Tistin dans le droit chemin. Différence de taille, le Tistin-Fernandel finit par se marier. Il renonce à son statut de chômeur paresseux et reçoit même une médaille du travail du ministre Piéchut qui a troqué pour l’occasion son portefeuille des Colonies pour celui de sous-secrétaire d’Etat… au travail. Le héros du roman avait quelque chose de cynique et de sombre qui disparaît derrière le grand sourire d’un Fernandel, grande vedette du cinéma des années 50, roublard et fantaisiste mais jamais totalement mauvais. Le côté noir et inquiétant du bedeau, lui-même a été gommé. Sa faiblesse pour Zozotte est attendrissante et ses qualités de sonneur demeurent. De nombreux personnages du roman se retrouvent dans le film : les deux vieilles filles bigotes, Mmes Chavaigne (Mag Avril) et Coton (Raymone), Mme Donjazu (Jackie Sardou dont le fils Michel joue le rôle d’un gamin sur le manège), Adèle Torbayon, Mme Malatoisse, Mme Fouache, Eugène et Léontine Fadet. Plus un personnage créé pour les besoins du film, Babette, la gouvernante de Tistin (Béatrice Bretty). Servi par une belle brochette d’acteurs, cette comédie rurale doit beaucoup au charisme de Fernandel et à ses bons mots et à sa morale bon enfant. Après les tribulations, l’ordre est rétabli. Tout est bien qui finit bien.

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