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13 avril 2024 6 13 /04 /avril /2024 15:32

         Vingt ans après le succès phénoménal de Clochemerle, publié en 1934, Gabriel Chevallier fait paraître une suite à la chronique de ce village du Beaujolais, sous le titre de Clochemerle-Babylone. Alors que l’action du premier volume se déroulait essentiellement entre l’automne 1922 et l’été 1923, celle du deuxième tome (puisqu’il y en aura un troisième Clochemerle-les-Bains, en 1963), couvre une période plus large, entre 1933 et 1936. Le roman est composé de deux parties « Les temps nouveaux », composé de sept chapitres et « Le chômeur », en huit parties. Certains protagonistes du premier opus ont quitté la scène : François Toumignon est mort en 1927 et sa femme, la rousse Judith, est partie s’installer à Mâcon, le notaire Hyacinthe Girodot, mort en 1928 a été remplacé par Pimpalet, Eusèbe Basèphe a repris l’officine du pharmacien Dieudonné Poilphard, Justine Putet, l’hystérique grenouille de bénitier, a été internée à Bourg et bientôt remplacée sur ce créneau de la bigoterie par Clémentine Chavaigne et Pauline Coton, Tafardel a pris sa retraite et Piéchut est devenu sénateur, Hippolyte Foncimagne est parti. Un certain nombre de protagonistes sont toujours là, le garde-champêtre Beausoleil, Rose et Claudius Brodequin, les Torbayon, le marguillier Coiffenave, la baronne de Courtebiche, le docteur Mouraille, le poète Samothrace, le boulanger Farinard, la buraliste Eugénie Fouache, Nicolas le suisse… D’autres figures apparaissent : les belles Marie Coquelicot, Lulu Bourriquet, Anaïs Frigoul, Flora Baboin, Anita Trimouille, Claudine Soupiat et Mathurine Maffigue, le nouvel instituteur Armand Jolibois, les curés Noive et Patard, l’ouvrier Massoupiau, Tistin la Quille, le chômeur polygame. Entre progrès et tradition, soubresauts de l’Histoire et conflits personnels, la vie à Clochemerle continue.

Merci à G.F. de m'avoir prêté ce livre devenu assez difficile à trouver.

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

1. Résumé détaillé.

 

PREMIÈRE PARTIE : LES TEMPS NOUVEAUX

 I. UN MORT, DES PRODIGES ET DES CHANSONS.

En septembre 1933, le bon curé Ponosse, représentant d’une religion tolérante et d’un Dieu conciliant, était mort. Pour préserver l’ordre et la paix sociale, on faisait, de son temps, des concessions à la morale et on tolérait quelques infidélités comme exutoires. La mort de Ponosse menaçait de changer, à Clochemerle, la forme du gouvernement de Dieu. * Ponosse était mort un jour de septembre, en plein mois des vendanges. Le matin encore, il remontait la rue du village, parlait avec les Clochemerlins. Loin des théories de Mgr l’Archevêque, il voulait étendre la mansuétude divine à tous. Trois ans plus tôt, le conseil municipal de gauche avait voté les crédits pour la remise en état de son presbytère. Le sénateur Piéchut, libre penseur et franc-maçon, avait fait envoyer son meilleur vin à la cure. Pour Babette Manapoux, la reine des commères, il y avait « de la graine de saint homme », en lui. * Arrivé à la grande place, il s’était assis au bord de la terrasse. Pour le vieux curé, l’homme était plus sot que méchant et sa tache originelle était surtout sa bêtise. * Il avait rencontré Tafardel, l’instituteur, désormais retraité. Les deux hommes qui s’étaient violemment opposés, étaient désormais réconciliés et s’étonnaient même d’avoir été autant en conflit. Arrivé quatre ans à Clochemerle après Ponosse, Tafardel avait parlé avec Ponosse de la religion et de son engagement laïc mais en reconnaissant une estime mutuelle : « s’il n’y avait eu que vous » … « si tous les instituteurs vous ressemblaient ». « Il y a trente ans que nous aurions dû avoir cette conversation » (14), avaient-ils concédé. Arrivés à la porte du presbytère, le curé avait proposé à l’instituteur d’entrer mais Tafardel avait décliné l’invitation. * Le curé n’avait pas d’appétit, il avait déjeuné légèrement. Se sentant frileux, il était sorti dans le jardin pour s’asseoir au soleil dans son fauteuil d’osier. Plus tard, Honorine lui avait apporté son café, une eau-de-vie, sa pipe et sa blague à tabac. Ils avaient discuté de sa santé et des envies de danser d’Honorine puis elle l’avait laissé à sa sieste pour aller boire du vin chez Adèle. Il avait commencé à somnoler puis sa tête s’était incliné sur sa poitrine et sa pipe était tombée. * En revenant, Honorine avait appelé le curé puis elle l’avait découvert au fond du jardin dans un état de frustration. Comprenant qu’il était mort, elle s’était alors précipitée dans l’impasse des Moines et avait appelé Clémentine Chavaigne. * Comme le dit le poète Bernard Samothrace, « la mort a cela de bon qu’elle fait l’unanimité sur un être ». On fait un temps d’arrêt, avant l’oubli, pour feuilleter la table des matières d’une vie. On n’imaginait pas Clochemerle sans lui. Avec lui, disparaissait une époque. Le bourg avait décidé de faire des funérailles imposantes à son vieux bourg. Il avait passé ses dernières 48h dans son église. *

Cette mort s’était accompagnée d’épisodes miraculeux. Catherine Repinois jura avoir senti une odeur de fleurs du ciel et entendu un bruit de clarinette puis une voix dire : « un jour, tu seras Saint Ponosse » (22). Puis les visions angéliques avaient été remplacées par des apparitions infernales. Prise de panique, Catherine Repinois s’était précipitée dehors et avait tout raconté à Sophie Baratin et à la veuve Zoé Voinard qui venaient prendre la veille. Les deux esprits crédules accréditèrent ces propos. Le lendemain, tout le monde était instruit de l’événement, avec des réactions différentes. La palme de la piété revint à quelques vieilles filles parmi lesquelles Clémentine Chavaigne, qui avait détrôné Justine Putet. Elles se dressèrent contre le miracle de la nuit, arguant qu’une telle annonciation ne pouvait se faire qu’à des vierges. Catherine Repinois et ses sept enfants, ne pouvait être qu’une menteuse. La nuit suivante, un second prodige s’était produit : vers 3h du matin, les cierges avaient fondu, une colombe phosphorescente était apparue, puis une auréole lumineuse, une voix s’était fait entendre : « Je vous ai désignée, Mademoiselle Clémentine Chavaigne pour veiller mon cher Clochemerle et recevoir l’annonciation des miracles » (25). Pauline Coton proposa une variante du discours : « Mesdemoiselles Pauline Coton et Clémentine Chavaigne, je vous ai désignées… ». Mélanie Boigne, mère de quinze enfants, se rangea au parti de Catherine Repinois en haine des vieilles filles. Un cortège de femmes mariées voulut vérifier l’information. De leur côté, les vieilles filles recrutèrent des adeptes parmi les infécondes. Il y avait là les germes d’une nouvelle guerre. Mais le débat fut mis en suspens pour l’enterrement de Ponosse. *

Les derniers honneurs furent rendus à Ponosse par l’abbé Jouffe, curé de Valsonnas, lui-même très âgé. Le garagiste Fadet alla le chercher en auto. Jouffe ne crut guère aux prodiges, il ne voyait pas Ponosse faire l’objet d’une désignation divine. Son adieu au curé Ponosse fut sec et un peu bref et non dénué d’une certaine jalousie. Il insinua même quelques restrictions dans son compliment. Tout le monde était là le jour de l’enterrement, mis à part les invalides et les malades. On vit même des athées dans l’église, comme le docteur Mouraille qui passait ses clients à Ponosse depuis 30 ans. Au cimetière, les Clochemerlins étaient réunis autour de la tombe par catégorie, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Au premier rang, on remarqua la baronne de Courtebiche, l’ancienne belle Alphonsine qui avait eu ses jours de gloire à Paris. Elle était vexée que le curé, qui venait la voir chaque semaine, soit mort sans passer la voir. Elle était flanquée de sa fille, Estelle de Saint-Choul, mollassonne de forte corpulence que sa mère rudoyait. Avec elle, il y avait d’autres notables : Noémie Piéchut, l’épouse du sénateur-maire, Mme Pimpalet, la femme du nouveau notaire, Mme Cudoine, la femme du brigadier de gendarmerie, Mlle Auvergne, la receveuse des postes, Mlle Dupré l’institutrice, Mme Fouache, la receveuse-buraliste, Adèle Torbayon, l’aubergiste. Parmi les femmes de vignerons, celles dont on honorait les nombreuses maternités, Mélanie Boigne, Catherine Repinois, Eulalie Ouille, Marie-Louise Maffigue, Annette Soupiat, etc. encadraient Rose Brodequin comme citait en exemple d’épouse fidèle. Plus loin, les vieilles filles et veuves désabusées étaient regroupées autour de Clémentine Chavaigne et Pauline Coton qui jetaient des regards froids à l’assistance. Entre les deux groupes de femmes, on avait disposé les enfants de Marie. Et parmi elles, on remarquait surtout la belle Marie Coquelicot, qui faisait l’unanimité chez les femmes et les hommes. Le sénateur Piéchut rendit hommage au curé Ponosse dans un discours politique (par son attachement à la cause des humbles, le curé était de gauche… comme Jésus-Christ). Puis le foule se dispersa, laissant le curé Ponosse aux mains de Joanny Cadavre, le fossoyeur que tout le monde craignait, notamment le docteur Mouraille qui alla se réconforter chez Torbayon avant de reprendre ses visites. L’hommage au curé défunt se prolongea dans les caves de Beaujolais. Le lieu le plus fréquenté était la cave de Coco Bridois qui poussait la chansonnette. Au petit matin, il entonna le fameux Noé à Clochemerle, écrit par Bernard Samothrace.

     II. LE MONDE CHANGE.

Clochemerle traversait le temps des saisons dans l’heureux isolement de sa demi-altitude propice au mûrissement des crus. La vie du bourg tournait autour du vin. Mais dernière cette sérénité séculaire, se préparait une mutation qui allait changer le monde ancien et sortir Clochemerle de son isolement rural. De bons esprits comme Tafardel et Mouraille estimaient que le bourg serait entraîné à participer à la grande aventure humaine qui s’entamait. A côté de l’idéalisme de l’instituteur et du matérialisme sceptique du médecin, le pragmatisme politique de Piéchut était plus prudent et conditionné par la conservation du pouvoir. * Rose Brodequin va à la gare avec son troisième enfant, son fils de six mois, chercher Claudius qui rentre d’une période militaire. Ils sont heureux de se retrouver. Rose l’interroge sur ce qu’il a vu à Lyon, les rues modernes, les femmes sophistiquées mais il préfère la simplicité de Rose. * A Clochemerle, tout le monde constatait que « le monde change » : Mme Fouache, les vieux, les grands-parents, Beausoleil, le garde-champêtre, Cudoine, le brigadier de gendarmerie, Nicolas le suisse, Torbayon, l’aubergiste, le boucher, le boulanger, etc. pour des raisons liées à leurs habitudes et à leurs intérêts. Mais Mouraille s’irritait : « bandes d’idiots, tout le monde est en voie de changement ! Il l’est toujours, comme tout ce qu’on vit. » (43) Pour augmenter les profits, on s’est mis à sucrer le vin pour augmenter la teneur en alcool et vendre la récolte à meilleur prix quitte à ce que le vin y perde son caractère. Le vieux Tuvelat s’indignait déjà de cette pratique à la veille de sa mort. Maintenant, les vins se ressemblaient tous et on sacrifiait la qualité à la quantité. Dans les propriétés, les jeunes se disputaient avec leurs aînés pour cette conception du vin mais aussi pour ces histoires de guerre dont les jeunes ne voulaient plus entendre parler. Les vieux n’avaient qu’à se taire. Désormais, Clochemerle s’éclairait à l’électricité, le fils Farinard, boulanger qui avait succédé à son père, possédait son pétrin mécanique et une camionnette pour livrer le pain. François Laridon, fils de l’entrepreneur servait dans l’aviation comme pilote. La baronne avait remplacé son antique guimbarde par une B12. Les Clochemerlins savaient se servir du téléphone. Plusieurs avaient des postes de radio. Toine Bezon était parti en Amérique comme cuisinier et il envoyait des lettres qui faisaient rêver : son logement au 27e étage, son salaire dix fois plus important que celui du préfet de Villefranche, les taxis aussi gros que la voiture du président de la République, sa Ford pour aller en Californie, les femmes d’Amérique, les cigares, le whisky, les gangsters, les cinémas grands comme des cathédrales… Au-delà du bourg, il y avait donc un monde immense et merveilleux. Certains garçons étaient bien décidés à ne plus être vignerons comme leurs pères. On commençait à rêver à autre chose qu’à Clochemerle. Certaines filles, notamment, avaient des rêves de stars, comme Lulu Bourriquet, 17 ans. Elle voulait aller à Villefranche apprendre la dactylographie avant d’aller à Paris pour rencontrer un mécène. Elle avait en tête l’exemple d’Anaïs Frigoul. Elle aussi avait quitté Clochemerle pour Lyon avant de rejoindre Paris. Elle avait franchi les échelons de la galanterie et rencontré le puissant protecteur capable de l’introduire dans les milieux désirés. Elle était revenue au pays exhiber sa réussite quelques années plus tard et son triomphe avait incendié l’esprit de quelques personnes qui n’avaient ni sa beauté ni son intelligence. Plusieurs partirent, deux ou trois sombrèrent dans la prostitution. *

Pour tromper l’ennui qui planait sur le bourg, on s’adonnait au plaisir. Les filles portaient des robes légères et encourageaient les audaces des garçons. Tout cela choquait Mme Fouache qui en parlait à Mme Nicolas, la femme du suisse. Tout cela tournait la tête des jeunes gens et Clochemerle changeait : « C’est Babylone qui recommence, retenez ce que je vous dis. […] C’est une ville d’autrefois, où les empereurs passaient la vie en orgies avec les courtisanes. […] C’étaient des créatures payées pour le plaisir de l’homme. Et figurez-vous qu’il y avait des écoles pour leur apprendre toutes les saletés possibles et imaginables. Le monde était déjà cochon ! Cette cochonnerie de nature, c’est le phylloxéra du monde. Et l’orgueil par-dessus, l’orgueil de vouloir être plus que le voisin, question d’argent et d’importance. Babylone, Madame Nicolas, vous verrez. Babylone ! » (49) La baronne de Courtebiche agitait des questions du même ordre en compagnie du sénateur Piéchut qui venait la voir dans son château depuis qu’il était apparenté à la classe noble par le mariage de sa fille Francine avec un Gonfalon de Bec. La vieille aristocrate déplorait une époque où le croquant devenait l’égal de n’importe qui. Le sénateur de gauche vantait le progrès démocratique et le progrès démocratique et la lutte contre les injustices. Un boucher enrichi aux Halles et rustre était venu la voir pour lui acheter son château. La vieille femme autoritaire et le vieux libéral opportuniste discutaient ainsi à l’extrême de leurs théories, en exagérant l’un et l’autre. Ils tombaient d’accord sur un point : la bêtise humaine. *

Pourtant, si quelques-uns rêvaient d’ailleurs, la plupart des Clochemerlins demeuraient fidèles à leur métier de vignerons et n’aspiraient pas à autre chose. L’homme qui reste cramponné à la terre et à ses ancêtres est sûr d’en retirer sa subsistance. La terre est rude mais ne trahit pas. « La paysannerie constitue la première cellule sociale d’une nation, la plus indispensable, car toute vie vient de la glèbe, cette grande nourrice du monde. […] Les Clochemerlins fidèles à la terre savaient qu’ils auraient toujours le sol sous leurs pieds, le ciel au-dessus de leurs têtes, de grandes bolées d’air à respirer. Ils savaient qu’ils n’obéiraient ni à la cloche ni à la sirène et que personne ne les commanderait. La destinée s’accomplit là où vous place la naissance. L’aventure est une entreprise chimérique qui a garni plus de bagnes et d’hôpitaux que de châteaux. » (51) . Pourtant, il y avait bien un malaise, dénoncé par Mme Fouache depuis son bureau de tabac, « le malaise des temps nouveaux, époque de transition, d’adaptation à un nouvel état de choses, qui avait son origine dans ce mot merveilleux : le progrès. »

  III. LE PROGRÈS

De prime abord, le Clochemerle de 1924 ressemblait à l’ancien. Pourtant, si on prêtait l’oreille on percevait des éclats de fête surprenant dans ce cadre. Les jeunes et les vieux avaient envie de danser sous l’effet de cette musique, les matrones s’agitaient elles aussi tandis que les hommes allaient plutôt se distraire en ville. « C’est les passions déchaînées et Babylone qui recommence ! » disait Mme Fouache qui se rappelait les scandales de l’urinoir. * Pendant des siècles, Clochemerle avait vécu dans le silence et l’isolement. Voici que les rumeurs de l’univers parvenaient jusque-là avec leur lot de tentations. C’est le progrès, disaient les jeunes, on ne vivra plus comme des arriérés. Les vieux s’insurgeaient Un garçon démobilisé, qui revenait de centres urbains, lança un mot neuf en pleine auberge Torbayon : « idéologie », une nouvelle religion qui devait tout faire sauter, le monde ancien des aînés, cette « saloperie dégoûtante et trop vieille ». Son interlocuteur voulait bien qu’on le traitât de « vieux con » à la rigueur (on est toujours le vieux con de quelqu’un) mais pas « d’esclave ». Mais le réformateur surenchérissait. La révolution allait abattre ces « raclures du capitalisme ». Dans la chaleur de la discussion, ils avaient bu chacun trois pots. Le vocabulaire du bourg s’enrichissait de termes nouveaux venus de l’extérieur : idéologie, dancing, jazz, gigolo, bagnole, grand-sport, caméra, star, pin-up, et. L’automobile, surtout, avait fait son apparition à Clochemerle, conférant une importance de démiurge à Eugène Fadet qui savait ausculter un moteur. L’auto était la plus importante invention de ce début du siècle. Elle devait bouleverser les notions de temps et d’espace et les rapports entre les gens. La vitesse devint une drogue agissant sur les nerfs et les mœurs. Chacun à son tour voulait s’y adonner. Rouler était devenu le plus urgent besoin. L’humanité se ruait en avant. Clochemerle fonçait dans la compétition. *

Vantard et bricoleur, discuteur de cabaret, Eugène Fadet s’intitulait mécanicien. Son commerce de cycle périclitait, à cause du relief de la région d’abord mais surtout parce que les gens ne voulaient pas changer leurs vieilles et lourdes bécanes. Fadet se consolait en fréquentant le Café de l’Alouette où il commentait les exploits sportifs. Heureusement, Léontine Fadet, son épouse, avait davantage le sens des affaires et elle incita son mari à se lancer dans cette activité plus rémunératrice. En 1926, après un accord conclu avec un agent de Mâcon, il devint garagiste et vendeur de citroëns. Son arrivée au volant d’une voiture fit sensation. Tout le monde voulut bientôt la sienne : Mouraille, la baronne, Piéchut, Laroudelle, d’autres vignerons… Mais on ne soupçonnait pas les dangers de cette machine. Il y eut des pannes mécaniques et des accidents, des blessés et des morts. Les bourgs et les villages se mirent à communiquer. Léontine Fadet fit embellir son magasin et se lança dans une autre branche commerciale : la vente de phonographes et de postes de radio. C’est ce qui fit entrer le tintamarre dans le village. Puis on installa un cinéma. On passa d’abord un western et un grand film américain, hautement moral. « C’est un nouveau Babylone qui se prépare ! » s’indigna Mme Fouache. « Non. C’est simplement le progrès qui est en train de transformer la condition humaine » répondit Tafardel. Mouraille partageait l’opinion de Mme Fouache. Le progrès allait trop vite. Tafardel vantait les progrès de l’instruction et envisageait même une victoire sur la mort. * « C’est le progrès ! » disaient les Clochemerlins en sortant du cinéma, en tournant les boutons de la radio, en appuyant sur le démarreur de leur automobile. Ils en rayonnaient de fierté et de plaisir. Mais c’était surtout l’automobile qui les avait le plus transformés. On rencontrait des Clochemerlins partout et ils faisaient preuve d’un sentiment de supériorité sur les autres, notamment Sébastien Ouille.

   IV. ESSOR DE CLOCHEMERLE.

Retour en arrière. Après ses aventures avec un beau greffier et un galant capitaine, Adèle Torbayon et se cherchait un dérivatif. Elle conçut l’idée de porter son auberge au rang d’hostellerie, pour y accueillir une clientèle plus élégante. Arthur, son mari, échaudé d’avoir été cocu, se souciait davantage d’elle. Le projet de sa femme ne lui déplaisait pas, pourvu qu’il pût continuer à mener la vie qu’il aimait. Il savait aussi que pour maintenir sa clientèle, il devait fermer les yeux sur quelques familiarités. Il voyait d’un bon œil que sa femme se tourne vers ces projets. Elle voulait faire peindre sur la façade : CHEZ L’ADÈLE HOSTELLERIE TORBAYON. Elle convoqua les entrepreneurs, se lança dans les devis, fit installer le confort moderne, notamment des salles de bains (Torbayon n’en voyait pas l’utilité !). Adèle rêvait de Côte d’Azur et comptait bien s’y retirer une fois fortune faite. Six mois plus tard, l’hostellerie présentait une façade pimpante. Mais pour attirer la clientèle, il fallait surtout améliorer la qualité de la cuisine. Adèle s’y employa. Des voitures affluèrent en masse. On agrandit la salle en construisant une véranda et en gagnant sur les dépendances. Cette nouvelle hostellerie fit beaucoup pour le renom du bourg. * Arthur Torbayon révéla, à cette occasion, des qualités d’entraîneur d’hommes insoupçonnées. En tenue de cuisinier, il chouchoutait sa clientèle, offrant sa tournée à ses meilleurs clients et en leur proposant de visiter des caves. Les novices ne se méfiant pas, les vignerons les poussaient à boire et certains visiteurs étaient obligés de prolonger leur séjour, faute de pouvoir reprendre la route. Torbayon y trouvait son compte mais il devint, lui aussi, dépendant de cet alcoolisme ravageur. *

On vit paraître à Clochemerle une beauté saisissante, Flora Baboin qui fit chavirer l’esprit de Bernard Samothrace. Le poète avait été de toutes les célébrations locales mais il avait manqué le rendez-vous avec la gloire. La beauté du moment succédait à l’éclatante Judith Toumignon qui avait longtemps retenu l’attention. Il n’y avait face à elle que la délicieuse Marie Coquelicot. Flora inspirait le vieux poète et occupait l’esprit du jeune instituteur, Armand Jolibois, âgé de 26 ans. Cette obsession troublait le jeune instituteur au point de troubler son jugement. La jeune femme occupait aussi les conversations de Tafardel et de Mouraille. Adèle la mit au service de sa clientèle de luxe : on se pressait aussi à l’hostellerie pour avoir la chance d’être servi par elle. Mais un autre nom servit à la renommée de Clochemerle : un produit pharmaceutique à grande diffusion : le Zéphanal. *

Eusèbe Basèphe, avait été le potard de Poilphard, l’ancien pharmacien de Clochemerle. Dans l’ombre, il préparait sa revanche. Dans ce travail aride de préparation des produits, il faisait les piqûres et fantasmait sur les postérieurs de ses clientes. Une surtout l’obsédait, Anita Trimouille. * Il est vrai que les femmes préféraient la douceur de Basèphe à la brutalité de Poilphard. Un jour, Eusèbe toucha sa récompense en la personne de Maria Bouffier, dite Maria la Drue, une gaillarde d’une trentaine d’années. Alors qu’elle était sur le point de se faire piquer, elle se retourna et embrassa le jeune Eusèbe, 22 ans, tout décontenancé. * La fortune finit par sourire à Basèphe. L’héritage d’une vieille tante lui permit d’aller étudier en ville et de décrocher son diplôme. Quand il apprit que le successeur de Poilphard (allergique au vin) voulait vendre, il sauta sur l’occasion et racheta la pharmacie. Anita avait quitté la ville. Veuve, elle était partie refaire sa vie ailleurs. Basèphe fit moderniser sa pharmacie et installer un laboratoire. Il conçut le Zéphanal, un suppositoire à multiples indications, et d’un emploi largement féminin. Il proposait une démonstration sur place. Pour en faire la promotion, il envoyait aux médecins des environs une caisse de dix bouteilles. Cette politique lui réussit. Il s’entendit également avec Adèle pour offrir deux repas aux médecins venant à Clochemerle. Le mot Zéphanal se multiplia sur les ordonnances. Basèphe fit fortune. Le docteur Mouraille préconisait largement le produit. Quand il n’arrivait pas à s’endormir, dans sa mansard, Eusèbe s’administrait son produit.

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13 avril 2024 6 13 /04 /avril /2024 15:26

          V. COMPLICATIONS RELIGIEUSES.

Arriva le successeur de Ponosse, un grand diable blême et sinistre dans les 40 ans, tout en os, les yeux brillants de dévotion fanatique. Moins d’une heure plus tard, il parcourait Clochemerle à grands pas, d’un air farouche, sans saluer personne. Il fit annoncer par Beausoleil un service religieux spécial pour le lendemain. Les Clochemerlins s’y rendirent en nombre, par curiosité. La messe expédiée, le curé Noive monta en chaire et parla d’une voix rauque : « Et maintenant, mes frères, c’est fini de rire ! […] Écartons ce Dieu trop commode qui voit avec complaisance la ripaille, le manque de tenue des femmes et la bamboche des hommes. […] Dans une époque bassement matérialiste, qui se couvre d’opprobre et ne cesse d’offenser le ciel, je veux faire avec vous de Clochemerle une citadelle de la foi la plus ferme. Le monde, je vous l’annonce, ne se sauvera que par la pénitence, la continence, la tempérance, la prière répétée et le mépris des biens de la terre. Les neuvaines de rachat vont commencer. » (87) Les gens étaient atterrés, les femmes surtout. Le docteur Mouraille proposa qu’on lui fasse un examen psychique approfondi. Jolibois, Tafardel, Samothrace et Mouraille discutèrent de la sexualité des saints, de la chasteté du Christ et du célibat des prêtres. Pour eux, le nouveau curé était un nerveux bilieux, à tendance fébrile, l’opposé de Ponosse. La vie à Clochemerle n’allait pas être gaie pour les chrétiens ! * Barbe Noive, la sœur du curé, lui tint lieu de servante. Elle congédia la vieille Honorine qui ne se gêna par pour dire ce qu’elle pensait de ce prêtre et de sa sœur. Mais elle dut se résoudre à partir. Six Clochemerlins moururent dans la semaine. Parmi eux, le pépé Garabois, 96 ans, qu’on entretenait pour le centenaire. * le curé Noive refusa d’aller au château recevoir la confession de la baronne. Elle le prit très mal et elle écrivit une lettre à Monseigneur se plaignant de cet insolent. Elle pouvait se passer de l’absolution de cet imbécile et menaçait de cesser de s’intéresser aux œuvres de la paroisse. Elle se plaignit de Noive à sa fille Estelle de ce « Calvin à triste figure qui fai[sai]t de la démagogie religieuse » (91). Elle projetait d’organiser un dîner (deux repas si nécessaire) et d’inviter le R.P. Reventin, chanoine de de Lyon, par l’intermédiaire de Ghislaine d’Aubenas-Teizé pour qu’il reçoive sa confession. Ils le feront prendre en voiture et le reconduiront, une fois par mois. Et elle ne mettra plus les pieds à l’église. Si elle devait assister à la messe, elle irait dans n’importe quel village sauf Clochemerle. Et si sa fille devait avoir un enfant, ce serait pareil pour le baptême. *

Il arriva une chose bien amère à Firmin Lapédouze, réputé « mangeur de curés » et le pire athée de Clochemerle, le seul peut-être à ne pas être sensible à l’amabilité de Ponosse. Sa haine de l’Église s’expliquait en partie par sa femme Justine, une dévote qui lui rendait la vie impossible. Elle était morte depuis quelques années et voilà que maintenant c’était son fils qui venait d’entrer au séminaire. Furieux, le vigneron se présenta chez le curé Noive qui le fit entrer et écouta sa colère : « je vous invite à entrer parce que vous êtes le premier habitant chez qui je découvre vraiment une flamme. Je préfère la haine à la mollesse et à l’indifférence. » (94) Lapédouze parla de sa femme et de son fils, surpris de trouver en face de lui un prêtre calme et presque agréable. D’autant que le curé Noive ouvrit pour lui une bouteille de vin, cuvée 1929. Buvant en solitaire, Lapédouze se sentait de mieux en mieux. Le curé le faisait parler sans le brusquer. * Une autre discussion vive eut lieu dans l’impasse, sous les fenêtres de Clémentine Chavaigne. Plutôt un monologue, car Mélanie Boigne ne lui laissa pas placer un mot. La mère de quinze enfants défendait les femmes mariées et s’en prit violemment à la « vipère d’église » qui la jugeait. Depuis l’arrivée du curé Noive, les vieilles filles relevaient la tête. Les rancœurs endormies venaient de se réveiller avec une force nouvelle provoquant affronts et injures.

   VI. COMPLICATIONS RELIGIEUSES (suite).

Le retour du printemps, chanté par Samothrace, aurait dû contenter les cœurs, mais les Clochemerlins avaient d’autres soucis en tête. Le 27 avril 1934, un certain nombre de mères de famille (Mélanie Boigne, Catherine Repinois, Eulalie Ouille, Annette Soupiat, Thérèse Pignaton, Toinette Jupier, Fanny Lachenève, Ursule Safaisse, Mauricette Piffeton, Mimi Susson, Berthe Bajasson, Claudia Tripotier, Lucie Malatoisse, Amélie Guinchard, Félicie Pouette, Célestine Machavoine, Léonore Sardinet, Justine Bocon, Sidonie Pétinois, etc.) adressèrent une lettre à l’archevêque pour se plaindre du curé Noive qui ne faisait pas l’affaire pour Clochemerle, vu qu’il prêchait contre le vin et pour demander un autre curé. Une deuxième lettre, signée par les maris, appuyait cette demande : il fallait à Clochemerle un bon curé, ami des vignerons et connaisseur en vin. Les deux lettres parvinrent à Lyon en même temps que celle de la baronne. L’archevêché se promit de traiter cette affaire avec toute l’attention requise. * On envoya donc à Clochemerle, un prêtre relativement jeune, ecclésiastique de qualité, l’abbé Lodève, coadjuteur de Monseigneur l’Archevêque. Il se rendit d’abord chez le sénateur Piéchut ; lui-même avait été informé de cette visite par le sous-préfet de Villefranche. L’émissaire de l’archevêque voulait avoir l’avis du maire. La conversation se concentra rapidement sur l’opposition du curé Noive au vin. Tout en faisant l’éloge du beaujolais, Piéchut servit Lodève et le resservit. « Le vin est ici, la grande affaire. Le regretté curé Ponosse l’avait compris, d’où sa grande popularité. Chez nous, un homme qui ne connaît pas le vin, curé ou non, ne s’attira guère la considération », expliqua le maire (109). « Si vous voulez comprendre quelque chose à ce pays, il faut vous mettre un peu dans la peau de nos vignerons. Ils boivent facilement leurs quatre litres par jour. » Piéchut proposa alors à l’abbé Lodève de lui faire visiter des caves. Il se laissa conduire et griser par les vapeurs des caves. En sortant, deux heures plus tard, l’abbé Lodève était bien ivre. Au lieu de rentrer, il demanda à son chauffeur de le laisser à l’hôtel Torbayon. *

L’abbé Lodève rendit compte de sa mission à Monseigneur. Une bonne nuit chez Torbayon l’avait remis de sa fatigue de la veille. Il donna des nouvelles de la baronne et parlèrent du curé Noive, un saint farouche et prêt au martyre : « cet ascète serait utilisable dans un pays de châtaignes. Mais Clochemerle ne s’accommodera jamais d’un saint qui se refuse à trinquer » convint l’abbé (113) qui parla des fortes personnalités qu’il ne fallait pas mécontenter : le sénateur Piéchut et la baronne. Dans son compte-rendu, Lodève parla aussi de la qualité de l’hostellerie et de la beauté de la servante, du pharmacien et de son invention, du curé Ponosse et des miracles posthumes qu’on lui attribuait. La conversation se poursuivit sur ce ton. Elle allait prendre fin quand Monseigneur demanda à l’abbé de répéter la chanson de Noé à Clochemerle et ils établirent un rapprochement avec la Bible et la vigne que planta Noé. Et si l’Arche s’était échouée à Clochemerle ? En attendant, il fallait procurer à tous les Clochemerlins un curé de leur convenance. L’évêque de Haute-Loire cherchait justement à se débarrasser d’un curé qui faisait scandale dans son diocèse, « le type de curé-poilu, populaire aux armées, grand buveur de pinard » (115) qui ne reculait pas devant la gaudriole épicée : l’abbé Patard. Le curé Noive serait proposé en échange avec l’évêque de Haute-Loire. *

Le départ du curé Noive avait été décidé. Les Clochemerlins qui auraient dû s’en réjouir éprouvèrent de la pitié pour l’abbé chassé. Quand tout fut prêt pour son départ, l’abbé marcha vers l’église sans y entrer et s’agenouilla. Des personnes compatissantes firent un demi-cercle autour de lui. Puis Marie Coquelicot s’avança, les bras chargés de fleurs et l’embrassa sur les deux joues. Mélanie Boigne, rouge de honte, avoua que c’était elle qui avait écrit la lettre. Elle en regrettait les conséquences. La cloche se mit à sonner à l’initiative du bedeau Coiffenave. Plus de cent Clochemerlins accompagnèrent le curé jusqu’à la gare. Alors on vit accourir Firmin Lapédouze. Il était indigné qu’on chassât le seul prêtre pour lequel il avait de l’estime. L’abbé dût le calmer. Le curé Noive regrettait sa maladresse et son orgueil. Sur le quai, la terrible Barbe Noive jeta un dernier regard de haine sur Clochemerle. Quand le train démarra, la foule cria : « Vive Monsieur le curé ! » Cent mouchoirs agités témoignèrent que les Clochemerlins n’étaient pas de mauvais bougres. « Si seulement cet homme-là avait aimé le vin ! » (118)

   VII. QUI FINIT À CENT À L’HEURE.

Le genre hirsute et débraillé de l’abbé Patard fit sensation. On le classa dans la catégorie des curés phénomènes, revenus de la guerre, qui avaient conservé le langage et les mœurs du front. Il restait marqué par la guerre. Le genre du nouveau curé n’était pas pour plaire à tout le monde et souvent il choquait mais il n’en avait cure. Au mépris du qu’en dira-t-on, le curé Patard semblait résolu à mener son troupeau tambour battant, en maniant l’homélie comme un pamphlet, rappelant à ses paroissiens que la religion ne pouvait pas leur faire de mal. Son Dieu à lui était goguenard, gueulard et cynique, avec une tendresse bougonne de père du régiment. « Le bon Dieu ne vous bouffera pas. Il sait que vous êtes de sacrés cochons pécheurs. Il fera la part du feu qui ne sera pas forcément celui de l’enfer » (120) Il les invitait à être moins égoïstes. Il ne parlait pas trop de l’âme, en appelant plutôt au bon sens. Une religion de prudence valait mieux que pas de religion du tout. La première fois qu’il célébra la grand-messe du dimanche, il dénonça cependant violemment l’avarice des paroissiens et les invita à payer davantage au moment de la quête… pour gagner leur paradis. Une seconde quête fut organisée pour ceux qui n’avaient pas assez payé. Le dimanche suivant, il annonça que la quête avait rapporté 380 F, dont trois billets sans valeur. Il fallait atteindre les 500 F. Ces fortes paroles secouèrent l’apathie à donner des Clochemerlins. Le curé qui avait augmenté le prix des sacrements, les livrait même à domicile en enfourchant sa moto. On dut reconnaître que le curé Patard, malgré ses exigences d’argent et son rude franc-parler était facile à vivre. Pas vétilleux sur les détails du culte et l’énumération des péchés secondaires, il avait l’absolution large et accordait facilement les dispenses. Il aimait les enfants, conversait sans façon avec n’importe quel habitant du bourg sans tenir compte de son bord. Il était aussi bon joueur de belote et tenait sa place aux boules. Il entretenait lui-même sa motocyclette qu’il chevauchait avec intrépidité. Ce qui lui valait l’estime de Fadet. Pour entretenir sa maison, on lui trouva une veuve bigote, la mère Sulpinet, dit la Nanette. En matière de vin, le curé Patard méritait son surnom de père Pinard. Quand il eut touché au beaujolais, il ne voulut plus entendre parler d’une autre boisson et jura de ne plus jamais quitter Clochemerle. On déclara que c’était bien un curé pour Clochemerle. Sur le sujet des femmes, il était en porte-à-faux. Là encore, l’expérience de la guerre et de la peur, qui l’avait conduit à boire, lui avait fait faire quelques écarts. Il fut ainsi troublé quand la jeune Flora approcha trop sa poitrine de lui. Sa réaction fit rire. On en conclut que ce curé était humain. Il se rendit au château des Courtebiche où la baronne lui déclara spontanément qu’elle voulait être « obéie et servie ». Le curé développa ses arguments de charité mais la rassura : elle ne serait pas mélangée avec le peuple. Au terme de leur conversation sur l’âme et la religion, la baronne demanda au prêtre d’entendre sa confession et elle l’invita à sa table. « Je crois que nous nous entendrons » (127) *

Lulu Bourriquet, qui rêvait de Folies Bergères et d’Hollywood, se trouva enceinte à 17 ans et 4 mois, sans l’avoir voulu. La même chose arriva au même moment à deux compagnes de Lulu, Claudine Soupiat et Mathurine Maffigue, les plus fidèles à suivre leur imprudente amie dans ses équipées. Ces trois filles sans jugeote n’avaient pas résisté aux sortilèges d’un film romantique et avaient cédé aux avances de godelureaux de la ville, venus à l’hôtel Torbayon au volant de bolides de sport. Quand les filles commencèrent à être enceintes, les larcineurs de vertu ne tardèrent pas à disparaître. Elles durent avouer leur faute à leurs parents. Cela souleva des tempêtes. Trois filles-mères à la fois, cela faisait beaucoup, surtout si les séducteurs venaient à disparaître. « Cela montrait le danger d’aller avec des étrangers. Et qu’on ne sort pas impunément de son milieu, de sa condition. » (129) Mme Fouache avait donc beau jeu de geindre au bureau de tabac : « Babylone, ma chère, je vous l’avais dit, Babylone, avec ses courtisanes. Trois filles enceintes à la fois ! On verra des catastrophes se produire. » (129) Beaucoup de femmes mûres étaient disposées à l’écouter, qui blâmaient les mœurs et les licences nouvelles. Un courant de réprobation condamnait les trois filles-mères qui n’osaient plus se montrer. Le scandale avait éclaté du temps du curé Noive. Ce fut lui qui, par ses excès, contribua à la réhabilitation des trois éplorées. On trouva qu’il allait trop loin dans sa condamnation. Cela pouvait avoir des conséquences néfastes sur leurs couches et faire tourner le lait. Et ce n’était pas le rôle du prêtre de se mêler de ça. Elles avaient, certes, commis une imprudence, de là à les excommunier ! Il allait naître de petits chrétiens après tout ! Les femmes se montrèrent solidaires des trois pêcheresses et inclinaient à les absoudre. On leur trouverait bien un mari. Cela s’était vu pendant la guerre quand les fiancés ne revenaient pas. Lulu Bourriquet n’avait pas renoncé pour autant à ses ambitions. Elle se reprit à penser à ses idoles et à son modèle, Anaïs Frigoul. Pour elle, il n'était pas question de se marier à Clochemerle et elle était prête à faire tout ce qu’il fallait pou s’en servir. Elle voulait sortir à tout prix de Clochemerle. *

Vers la même époque se commit un crime qui glaça le bourg d’horreur. La maison des Tuvelat, isolée dans la campagne, était fermée depuis 48h. les voisins s’inquiétèrent. On savait les Tuvelat absents, partis dans le Doubs pour le mariage d’une parente. Mais ils avaient laissé sur place la mémé Tuvelat, veuve du défunt Antelme, réputé terrible coureur de jupons. La vieille Tuvelat n’avait qu’une passion, une avarice stupide et maladive. On lui attribuait un magot secret, légende corroborée par son attitude bizarre et méfiante. Chaque jour, elle faisait une promenade et s’arrêtait chez les voisins qui lui offraient à boire et à grignoter un gâteau. Ces voisins ne l’avaient pas vue depuis deux jours. Ils prévinrent le garde-champêtre Beausoleil qui revint avec un serrurier et deux gendarmes. A l’intérieur, ils découvrirent un saccage complet du mobilier et, à la cave, le cadavre de la mémé Tuvelat, le crâne fracassé. Ce crime fit du bruit. Reporters, photographes et policiers accoururent à Clochemerle où ils se régalèrent de la cuisine d’Adèle Torbayon et de la qualité du vin. On soupçonna d’avoir les Tuvelat d’avoir organisé un faux-départ, d’autant qu’ils ne cachaient pas leurs sentiments pour la vieille. Mais ils n’eurent pas de mal à prouver leur emploi du temps. Certes, ils n’aimaient pas la mémé, mais ils lui souhaitaient une mort naturelle. D’ailleurs, pour eux, il n’y avait pas de magot. L’aîné des Tuvelat, toutefois, orienta les soupçons vers le père Pignaton, un vieil exhibitionniste de 78 ans. Mais cette piste fut abandonnée. Les policiers soufflèrent aux journalistes que ce devait être le crime d’un rôdeur. Ce qui eut l’effet recherché. L’assassin ne se méfia plus. Trois semaines plus tard, on arrêta un ouvrier typographe du nom de Massoupiau, natif de Clochemerle qui laissait beaucoup trop d’argent derrière lui. Il prétendit d’abord que la vieille Tuvelat l’avait attiré chez elle pour lui faire des propositions indécentes. On découvrit chez Massoupiau des coupures de presse prouvant sa fascination pour le crime. Son avocat, Félix Emprière, un prétentieux imbécile, essaya de le défendre mais Massoupiau fut condamné à mort et guillotiné. Cela frappa Clochemerle d’horreur. Les parents de cet assassin étaient de braves gens qui avaient fait tout leur possible pour lui donner de l’instruction et un métier. Le père Massoupiau, conseiller municipal démissionna lors de l’arrestation de son fils et sa femme mourut de chagrin. Tous ces événements furent largement commentés par le docteur Mouraille, le poète Samothrace, Armand Jolibois. * « Il semblait bien cette fois que Mme Fouache eût raison, que le train effréné que prenaient les mœurs ne dût rien produire de fameux. Clochemerle avait son assassin, un guillotiné de 24 ans, et trois filles-mères à la fois dont l’aînée ne comptait pas 20 ans. » (140) Sans doute la situation de fille-mère était-elle gênante mais elle présentait bien des compensations et certaines s’en sortaient très bien, comme Valérie Craponne qui, après les vendanges de 1920, s’était retrouvée enceinte. Elle n’avait pas réussi à se marier mais elle s’était consacrée à son enfant avec assiduité et avait fait l’admiration de tous. La faute des trois jeunes filles semblait pourtant ressortir « à un courant général des mœurs qui incitait les jeunes personnes à considérer l’amour plus comme un moyen que comme une fin. » Cela ne servit pas de leçon. « Le progrès accélérait ses cadences, multipliait ses machines et ses tumultes, ne laissant plus aux gens le temps de respirer, de penser. » (141) * En 1935, Eugène Fadet revint de Paris au volant d’une traction avant dont il prétendit qu’elle se conduisait toute seule. Il fit l’éloge de la vitesse et tout le monde se mit en tête de vivre à 100 km/heure. Et ce n’était qu’un début.

 

DEUXIÈME PARTIE : LE CHÔMEUR

I. NEW YORK ET CLOCHEMERLE

  Le 23 octobre 1929, à New York, se produisit l’effondrement du marché de la Bourse, nommé krack de Wall Street. Au sommet du crédit et de la prospérité, les États-Unis s’aperçurent qu’ils ne possédaient que du papier et des dettes. Toine Bezon, qui écrivait quelques années plus tôt des lettres enthousiastes sur l’Amérique parlait maintenant des faillites, de la misère, de la panique qui gagnaient les Américains. Quant à lui, il avait trouvé un emploi de cuisinier chez un patron de la 5e Rue. Mais il valait mieux être à Clochemerle qu’à Broadway. * En 1918, on sortait d’une horrible saignée, tout repartait. On ouvrait d’immenses chantiers et des entrepreneurs faisaient fortune. On jetait les basses d’un monde futur avec la conviction qu’on ne reverrait plus jamais la guerre. Il fallait « vivre » et « jouir ». La France avait retrouvé la gloire et sa voix dans le concert des nations et cet honneur rejaillissait sur chaque Français. C’est dans cette période d’après-guerre, entre 1919 et 1929 que s’inscrivent les événements nommés « les scandales de Clochemerle » (voir Clochemerle), commentés par la presse de 1923. En 1923, Clochemerle se trouvait pris entre des mœurs anciennes encore prégnantes et l’irruption de mœurs nouvelles imposées par le machinisme grandissant. Ces fameux scandales ressortissaient au passé. La guerre de 1914 a donné le signal de transformations profondes dans tous les domaines Cette petite chronique d’un milieu rural en pleine évolution renvoyait à un contexte plus vaste. Vers la fin de 1936, un fait nouveau vint encore bouleverser cette histoire. Entre 1919 et 1929, le prodigieux essor de l’Amérique avait poussé la dynamique de la richesse et de l’endettement. Alors arriva le krack de 1929, surtout connu à Clochemerle par les lettres de Toine Bezon. Pour beaucoup de gens, c’était bien fait pour les Américains qu’on avait admiré mais contre lesquels demeurait un ressentiment. On en avait maintes fois discuté chez Torbayon. La vague déflationniste mit deux ans pour arriver en Europe. Au mythe de la prospérité qui avait duré dix ans, succéda un mythe nouveau, celui de la crise qui allait aussi durer dix ans. Les Clochemerlins ne désiraient qu’une chose : vendre leur vin, à un bon prix. Ils s’en prenaient à tous les propriétaires qui gagnaient de l’argent sans jamais se pencher sur la vigne. Le sénateur Piéchut se souvint alors que son parti s’intitulait « socialiste » et il laissa entendre que certains prélèvements ne seraient pas pour lui déplaire. Les radicaux avaient prouvé leur capacité de vigilance et assuré le triomphe d’une justice humanitaire. Waldeck-Rousseau, Combes et Caillaux avaient marqué leur époque. Piéchut promettait donc des mesures pour assurer son mandat tout en faisant preuve de prudence. Mais la jalousie veillait en la personne de Jules Laroudelle. Il se jeta dans l’opposition et rejoignit le P.O.F. (Parti de l’Ordre Français), créé par un colonel d’état-major. La plasticité idéologique de ce mouvement lui permit de ratisser large et de récolter de gros moyens financiers. Bientôt Clochemerle eut son comité P.O.F. présidé par Laroudelle qui commença à diffuser ses slogans démagogiques contre les « vieux combinards ». Piéchut faisait semblant de ne rien voir. *

Les cours du vin commencèrent à baisser en 1932. Les années suivantes, la dégringolade s’accentua. On gagnait à peine de quoi subsister. Revenir en arrière était impossible alors que le progrès jetait sur le marché une masse accrue de produits de consommation. On ne riait plus maintenant du krack américain de 1929 qui était arrivé jusqu’en Europe. La marche ascendante de l’humanité était ralentie. Un réformateur extrémiste, Joannès Migon, avait la partie belle pour annoncer la fin du capitalisme et proposer un collectivisme d’État comme voie de salut et d’avenir. Les Clochemerlins ne comprenaient pas grand-chose à ce projet qui devait les priver de leurs vignes. Certains adhèrent à ce système en restant persuadés qu’ils resteraient propriétaires de leurs terres. Cela faisait un troisième parti politique. Clochemerle bougeait. * La France également. Quelques scandales avaient donné l’alarme, l’affaire Oustric et l’affaire Hanau, par exemple. Des Clochemerlins risquèrent leurs économies dans des placements aventureux. Plus tard, en plein marasme éclata le scandale Stavisky qui se termina par le suicide de l’affairiste. Un avocat sauta dans la Seine. Puis on retrouva un magistrat sur une voie ferrée près de Dijon. Le 6 février 1934, des manifestants marchèrent sur l’Assemblée par le pont de la Concorde. Le service d’ordre débordé tira. Il y eut des morts. Le chef du gouvernement fut désigné comme fusilleur. Épouvanté, le ministre de l’Intérieur se hâta de disparaître. Pour apaiser les esprits, on rappela l’ancien président Gaston Doumergue. Et pour la première fois, on vit jouer un rôle politique à un vieux maréchal de 80 ans. Les ministères se succédaient sans apporter de grands changements à la situation. L’économie ne repartait pas. On gagna tant bien que mal 1936. Le gouvernement vota les congés payés. Cette mesure ne touchait pas les Clochemerlins mais le docteur Mouraille s’en félicita. Pour lui, un nouveau tyran menaçait d’abrutir toute une classe sociale : la machine. Le débat s’orienta autour de ce sujet : la machine rendait-elle l’homme plus libre ou contribuait-elle à l’aliéner ? Puis ils abordèrent un autre sujet : l’Homme sera-t-il Dieu ? Tafardel en était convaincu. C’est à ce moment-là que l’abbé Patard arriva pour la partie de belote. Il ne voulait pas se mêler de ce sujet. *

Circonstance aggravante : la nature s’en mêla, rajoutant ses rigueurs aux difficultés des hommes. Deux saisons coup sur coup furent désastreuses. Les gens grelottaient d’humidité en fuyant les averses. Ce furent des hivers pourris, sans même la pointe de gel désinfectant qui tue les insectes nuisibles, des hivers infectieux, comme disait le docteur Mouraille, qui propageait les maladies et favorisait les idées noires. Samothrace bravait la pluie pour venir voir Flora à l’hôtel Torbayon. Il se plaignit de l’époque auprès du docteur Mouraille. Les gens avaient toujours vécu comme ça avec leurs doses d’embêtement, disait Mouraille. Pour le poète, le progrès était une déception, il en attendait un nouvel essor de l’intelligence, une primauté de l’esprit. « La civilisation machiniste est quantitative. Vous réclamez des intelligences ? On va vous en donner. Fabriquées en série, nourries de la même bouillie intellectuelle par les haut-parleurs, les écrans et les magazines », (163) répondit le docteur qui suggéra au poète de se consoler en écrivant un poème sur le mauvais temps. Ce qu’il fit.

   II. TISTIN SE FAIT INSCRIRE.

Dans la petite salle de la mairie où Tafardel officiait au milieu de ses paperasses, un homme se présenta pour « se faire inscrire » : c’était Baptistin Lachoux, dit Tistin la Quille, cousin de Baptistin Lachoux, le cantonnier, dit Tistin Bègue. Ce Tistin la Quille, estropié depuis un accident d’enfance, encastrait dans l’armature d’un pilon le genou de sa jambe repliée. On le soupçonnait de forcer sur l’infirmité pour profiter de l’apitoiement et de l’indulgence. Comptant parmi les rares gueux de Clochemerle, pays de la propriété, il vivait de louer ses services. Peu porté à l’effort, il se laissait acculer au travail par la dernière extrémité, et d’ailleurs se lassait vite. On le disait fainéant, ivrogne et chapardeur. Il affirmait que sa carrière de travailleur avait été entravée de bonheur, parce que toujours il avait dû travailler pour les autres. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il s’acheminait vers la charité publique et l’hospice. Il s’arrangeait donc d’un destin de resquille et de paresse. Les fainéants sont volontiers réformateurs. Il faisait un fort discuteur de cabaret où il exposait des plans hardis qui assureraient une meilleure répartition des richesses. Son système voulait que les vignes fussent périodiquement reversées à la commune qui en ferait la redistribution équitable. N’ayant hérité d’à peu près rien, il se déclarait ennemi de l’héritage, ce qui faisait dresser l’oreille aux propriétaires clochemerlins. Il trouvait scandaleux que les terrains aient été injustement répartis et que cette injustice persistât. Ce raisonnement provoquait un certain malaise. Les hommes pondérés essayaient de lui dire qu’on ne pouvait rien à cela. Il eût été d’ailleurs bien en peine de s’occuper d’une vigne. On essayait de l’apaiser en lui offrant à boire et en le rassurant, on ne lui voulait pas de mal. Au troisième pot, il convenait qu’il était un gueux assez content de l’irrévérencieuse liberté dont il jouissait. Il savait se contenter de peu pourvu qu’il pût se prélasser au soleil. D’autres fois, le vin tournait à l’aigre. Alors, il redoublait de sarcasmes. Sa faculté de parole le rendait redoutable. On le craignait. On ne savait comment apaiser ses hargnes et son anarchisme. Tistin voulait donc se faire inscrire comme… chômeur ! Tafardel était perplexe. Il n’avait jamais été question de chômeur dans le pays. Il n’y avait d’ailleurs pas de fonds de chômage à Clochemerle. Tistin s’insurgea : c’était malheureux dans une commune dirigée par un sénateur de gauche. On voulait le faire périr ! On était encore des serfs et des vilains. Tafardel était pris à son propre langage politique. Il lui indiqua que la commune pourrait lui procurer du travail. Mais Tistin n’était pas prêt à accepter un « travail infect et humiliant ». Aucune loi, d’ailleurs ne pouvait l’obliger à faire un travail qui ne lui convenait pas. D’ailleurs, il avait bien examiné le travail que Clochemerle pouvait lui offrir. Il n’y avait RIEN pour lui ! Tafardel lui demanda le genre de travail qui lui plairait : « J’aimerais un emploi d’inspecteur pour surveiller le travail des autres. Et ne pas commencer trop tôt le matin. » (171) Tafardel ne savait plus quoi dire, d’autant que Tistin ne désarmait pas. Tafardel était là pour le servir sans retard. Il ne voulait pas perdre ses 7,50 F quotidiens d’allocation. Tafardel promit d’en parler au conseil municipal et lui demanda de présenter un certificat de sans-travail, un extrait de naissance. Il n’avait rien et ne put présenter qu’un vestige de livret militaire en très mauvais état. Tafardel nota les informations. Tistin menaça d’aller se plaindre au P.O.F. si sa demande n’était pas traitée rapidement. Alors il salua Tafardel et sortit en sifflotant. *

A une forte majorité, le conseil municipal décida de donner satisfaction à Tistin la Quille. On l’entretiendrait ainsi à ne rien faire. Par cette décision, le maire se donnait bonne conscience. Après tout, il n’y a pas que l’église qui pouvait venir en aide aux indigents. Cette décision donna lieu, une fois de plus, à un vif débat avec Jules Laroudelle qui prétendait ne pas vouloir encourager la fainéantise et créer un précédent regrettable. Si Laroudelle avait voté pour l’allocation, le conseil aurait voté contre. *

Il y eut donc un chômeur à Clochemerle. C’était la première fois qu’on en voyait un dans le bourg ; l’événement prit une dimension extraordinaire. Au début, les réactions furent dubitatives : on allait donc payer un homme à ne rien faire, comme les Anglais, avec notre propre argent. On blâma la décision de la mairie mais on comprit que la somme allouée était dérisoire. Et puis, on changea d’avis. Clochemerle était le seul village de la région à avoir SON chômeur. On en tira une certaine fierté. On prit en pitié Tistin, puis en affection. Et on commença à lui donner de l’argent contre de petits travaux qu’il faisait de bon cœur. En somme, jamais Tistin la Quille n’avait autant travaillé. Jamais il n’avait joui d’autant de considération, n’avait été si bien nourri, ni si bien vêtu. Partout, il était invité et fêté. On lui lavait son linge, qu’on lui rendait raccommodé et repassé. La vie ne lui coûtait rien. Bientôt, il put capitaliser son indemnité de chômage (augmentée d’une prime d’encouragement du conseil municipal), puis y ajouter les largesses de ses concitoyens. On faisait des collectes pour sa fête et pour son anniversaire. Peu à peu, il s’enrichit. Il commençait à avoir peur pour son argent. Parallèlement, il s’assagissait, devenant moins critique sur l’ordre social. Il fut présenté au député qui lui glissa un billet. D’ailleurs, il pleuvait de l’argent de tous les côtés. Le teint frais, rasé, mieux tenu, il n’avait plus mauvaise apparence. La commune lui paya un pilon neuf. On le gâtait de mille fois. Et, inévitablement, cela commença à attirer des jalousies, notamment de la part du facteur, du cantonnier et de Joanny Cadavre. Un jour, il rencontra la baronne sur le chemin du château. Elle venait de perdre son vieux concierge et elle lui proposa la place. Mais Tistin refusa ce qui vexa considérablement la châtelaine : « J’ai déjà une situation, dit Tistin, je suis le chômeur de Clochemerle » (178). Chômeur, c’était pour lui la situation royale, celle dont il avait toujours eu la vocation. Une sinécure. * Il trouvait les meilleures attentions chez Jeannette Machurat qui ne cessait de l’attirer chez lui. Âgée de 34 ans, la veuve possédait un petit bien. La solitude lui avait fait quelque peu perdre ses formes et sa fraîcheur mais elle se ragaillardit en fréquentant Tistin. Insensiblement, leur liaison prit un tour régulier que tout le monde put remarquer avec l’épanouissement de Jeannette. Pour lui, qui n’avait connu que des femmes légères, cet empressement d’une femme bien établie, lui conféra une bonne opinion de lui-même et une dignité virile accrue. *

Le retour du printemps marqua le renouveau des amours. Mathurine Maffigue accoucha de deux jumeaux robustes et Lulu Bourriquet, d’un seul enfant qui ne lui déforma pas trop le corps. Car elle n’avait rien perdu de ses intentions de conquête, sous le nouveau nom de Lise Bouquet. Mme Fouache continuait à prédire le pire, avec Clémentine Chavaigne, Pauline Coton et quelques femmes aigries mais personne ne les écoutait. Tout le monde avait envie de profiter de ce bref moment de rémission. Le curé Patard, lui-même, se montrait conciliant avec ces relâchements estivaux. Samothrace venait marivauder avec Flora. Elle écoutait le vieux barde lui débiter des tirades qu’elle ne comprenait pas mais qui la flattaient. Elle le trouvait rigolo. Les Clochemerlins s’accordaient quelques mois de répit avant le retour de l’hiver et des problèmes. Basèphe, qui venait de fêter son premier million d’étuis de Zéphanal, devint mécène : il fit don d’un terrain de sport à la commune. Clochemerle avait son équipe de football et fit disputer une course cycliste le jour du 15 août. Le tournoi de boules durait une semaine. Au Castel Anita, dans sa somptueuse propriété avec tennis et piscine, l’inventeur recevait les artistes de la région et de passage et menait avec eux la belle vie.

 III. CELIBATAIRES, VEUVES ET FILLES DE JOIE.

Événements extraordinaires : un jour, l’angélus et la messe basse de 6h30 ne furent pas sonnés ce qui perturba toute la vie de Clochemerle. A l’intérieur de l’église, il y eut plusieurs incidents d’office avec le servant de messe. Les vieilles remarquèrent l’inquiétude du prêtre. Elles étaient pressées de savoir ce qui se passait. Ce jour-là, on remarqua l’absence du bedeau Coiffenave, un personnage inquiétant qui hantait la ville mais qui était un artiste extraordinaire de la cloche. Les femmes en avaient peur : elles lui attribuaient une lubricité à l’affût. A l’église, elles surprenaient son regard braqué dans leur décolleté. Quelques-unes affirmaient s’être senti pincer les fesses avec une insistance vicieuse. Ce bedeau rôdeur et fourbe passait pour être le diable incarné. Était-ce vrai ? ces femmes affirmaient que c’était arrivé à d’autres. Notamment à Aglaé Pacôme, une vierge attardée qui avait la hantise des satyres et vivait dans un monde de fictions amoureuses où elle jouait le rôle d’héroïne pourchassée par des soupirants frénétiques. Elle était persuadée de faire l’objet de toutes les attentions. Elle affirmait que Coiffenave avait mis fin à ses jours pour une raison connue d’elle seule. Elle était loin de la vérité ! Aglaé n’était pas son genre. On chercha en vain sa dépouille mais on constata que son vélo et ses affaires avaient disparu. Pire encore, on découvrit qu’on avait fracturé le tronc de Saint-Roch. Qui mieux que Coiffenave pouvait savoir que le tronc n’avait pas été relevé depuis deux mois. Mais on n’avait aucune preuve. Et on se dit qu’il finirait bien par reparaître et donner des explications. En attendant, le suisse Nicolas fut chargé de le remplacer. Ce fut une catastrophe. On ne tarda pas à avoir des nouvelles du bedeau. Un homme dit qu’il l’avait vu à Saint-Romain-des-Iles menant une vie de plaisir dans une auberge à fritures où il dilapidait le magot de saint-Roch en compagnie d’une fille de joie, la grosse Zozotte, qui l’avait pris en sympathie tout en continuant son « métier ». Il refusait de rentrer. D’autant qu’à Saint-Romain-des-Iles, on le trouvait sympathique et on l’invitait à déjeuner. Sa renommée de sonneur de cloches fut bientôt connue et on l’invita pour des récitals de cloches dans tous les villages des environs. Il commençait à prendre des airs vaniteux. Tout cela se savait à Clochemerle si bien que le bedeau devint un vrai « personnage ». Mais que pouvait-on faire ? commander aux gendarmes d’aller récupérer le bedeau et le ramener de force avec les menottes ? La grosse Zozotte avait prévenu qu’elle soutiendrait plutôt un siège en règle. Pour faire arrêter Coiffenave, il fallait porter plainte au nom de l’Église à propos d’une méchante affaire de gros sous. La municipalité ne voulait pas s’en mêler. Le curé Patard prit alors position : il valait mieux attendre le retour de l’enfant prodigue et… remplir le tronc de nouveau. Mouraille ajouta que les gens faisaient l’amour pour tromper leur ennui. Un beau matin, l’angélus sonna dans toute sa grâce : Clochemerle sut que Coiffenave était revenu. Il reprit ses fonctions sans mot dire et personne ne fit allusion à sa fugue. Il n’y avait décidément que Coiffenave pour ponctuer les jours du son gracieux de la cloche. Il eut même à cœur de se de se surpasser. De mauvais plaisantins glissèrent dans le tronc des « offrandes » pour Zozotte que le curé refusa pour ses œuvres. Cette indulgence divisa les Clochemerlins. Une cabale féminine s’agita pour obtenir le renvoi du bedeau. Certains hommes craignaient que la grosse Zozotte n’attirât les gendarmes dans son piège. Le mieux serait donc d’oublier cette affaire. Une dernière question restait à élucider ? Coiffenave pinçait-il vraiment les femmes en prière qui entraient seule à l’église. Les plaignantes (Aglaé, Clémentine, Pauline…) étaient douteuses et on n’avait guère envie de les plaindre. Et puis, Coiffenave était un grand artiste ! *

Jeannette Machurat tomba enceinte. Elle crut disposer là d’un argument de poids qui allait modifier sa vie dans le sens qu’elle désirait. Elle se voyait déjà remariée à un fort bel homme, au pilon près. Pendant ce temps, Tistin la Quille se rendait utile de mille façons et soignait ses relations. Il voulait garder ce statut de chômeur et sa liberté. Il reconnut sans difficulté qu’il était bien responsable de ce qui arrivait à Jeannette mais il souhaitait rester célibataire. Il avait une nature de vagabond incorrigible. Jeannette le prit très mal. Il était prêt à reconnaître l’enfant, à aider financièrement la mère mais il refusait de l’épouser. Il considérait le chômage comme une profession libérale. Il était bien trop heureux de sa condition et vivait à sa guise, selon sa fantaisie, libre comme l’air, oisif comme un rentier. « C’est un peu cela d’être chômeur, un braconnage du beau temps, une maraude des jolies heures du jour et de la nuit. » (198). Il ne voulait pas devenir l’homme d’une seule femme. Il allait moins chez Jeannette Machurat, continuait sa vie, ne comptait pas renoncer aux avantages de sa situation. Plus il réfléchissait, plus il se découvrait des motifs de rester sur sa position. Il était persuadé que Jeannette ne pourrait pas se passer de lui. « Chômeur il était, chômeur il voulait rester. C’était une idée fixe. Il délaissa la mère de son enfant. » (199) * Jeannette Machurat décida d’aller voir le curé. Elle lui raconta ce qui s’était passé et lui demanda de parler à Tistin. Mais le curé Patard lui répondit que cela ne concernait pas la religion. Elle devait plutôt s’adresser au sénateur-maire car son affaire était « politique ». Pour récupérer celui qu’elle aimait, Jeannette décida de la trahir. Elle alla trouver Jules Laroudelle qui vit là une belle occasion de s’en prendre à Piéchut qui avait accordé l’allocation de chômage à Tistin. Jeannette se fit passer pour une victime du chômeur. Laroudelle attendit le moment opportun pour passer à l’offensive. * Tistin la Quille employait son temps légèrement. Il se laissa entraîner à fréquenter une autre veuve gaillarde, surnommée Quiche-Bicou qui se trouva bientôt enceinte des œuvres du chômeur. Elle s’en vanta dans le village et la nouvelle arriva aux oreilles de Jeannette Machurat. * Il y avait donc deux veuves enceintes, et du même individu, peu recommandable, à si peu d’intervalle ! Les femmes qui se plaignent souvent de leur fragilité ont pourtant une résistance de fer. Il y a statistiquement plus de veuves que de veufs, elles survivent à leur mari. Tout autre, cependant, est le sort des veuves relativement jeunes. Elles avaient bien pu, au long des années de vie en commun, bougonner contre leur époux, c’est après leur disparition qu’elles comprenaient combien leur disparition laissait un grand vide dans leur vie. Il faut comprendre, avant de juger la conduite d’une Jeannette Machurat et d’une Zoé Voinard, que le sort de la veuve est triste. Il l’était particulièrement à Clochemerle. Les femmes de moins de quarante ans, dont la vie conjugale se terminait prématurément avaient peu de chances de sortir de leur veuvage, du fait de la situation démographique du pays. On manquait de veufs et de célibataires de leur âge. Les hommes se mariaient jeunes, au retour du régiment et les couples restaient unis, malgré les aléas de leur existence, malgré la « loterie du mariage ». Avec la dure loi de l’inséparabilité du mariage, les conjoints finissaient par s’arranger l’un de l’autre. Cela est si vrai que lorsque Dieudonné Latronche perdit sa femme Pélagie, il ne put supporter sa solitude. * On comprend maintenant comment Jeannette Machurat et Zoé Voinard furent amenées à s’intéresser à Tistin la Quille, mis en évidence par son titre de chômeur, et à tout lui consentir sans délai. Il est vrai que Zoé, plus âgée, était la plus impatiente, le temps la pressant davantage. La quarantaine entamée donne aux femmes l’affreuse appréhension de se voir déparées de leur beauté. Et Jeannette Machurat, bien que plus jeune, éprouvait la même terreur. Oui, les veuves de Clochemerle étaient des veuves souffrantes qui s’étiolaient avant l’âge dans les renoncements d’une féminité inactive à moins qu’un sursaut ne les jetât dans des expédients d’amour. A côté de Tistin, il y avait encore Coiffenave et Joanny Cadavre mais le premier ne s’intéressait qu’à Zozotte et le second sentait trop la mort. Ce partage de Tistin aurait pu durer mais les choses allaient se compliquer.

  IV. PUISSANCE DES FEMMES.

D’autres femmes ne sont pas heureuses à Clochemerle. En voici quelques exemples.

Odette Auvergne, la jeune receveuse des postes, fait des frais pour ses clients. On la trouve distante et hautaine et elle effarouche les vignerons. Il suffirait pourtant de quelques paroles pour émouvoir celle qu’à tort l’on croit arrogante. Arrivant à Clochemerle quelques années plus tôt, elle a voulu se faire respecter et ce n’est que trop réussi. Maintenant, elle le regrette et songe à deux ou trois personnes à qui elle dédierait bien son besoin d’amour. Ginette Berton, 32 ans, traverse de pareilles crises. Parce qu’elle avait une trop haute opinion de ses charmes et de son intelligence, elle affichait des prétentions excessives. Mais le temps est passé et aucun prince n’est venu. Néanmoins, elle prétend rester sur la brèche des filles mariables et refuse de se ranger au parti de celles qui ont renoncé, tant elle a peur d’être confondue avec les Chavaigne et les Coton qui l’invitent à les rejoindre. Mlle Dupré, l’institutrice, éprouve des tourments analogues à ceux qu’endure Odette Auvergne. Diplômée, intelligente, patiente avec ses élèves, elle ne manque pas de qualités mais elle manque de charme. Elle rêve d’une vie de couple, avec un autre fonctionnaire, ou un instituteur, avec qui elle pourrait avoir une vie confortable, s’autorisant des voyages en Italie. Mais voyager seule n’avait aucun intérêt. Le malheur a voulu qu’Angèle Dupré ait été nommée à Clochemerle à l’âge de 26 ans (il y a 10 ans). Tafardel exerçait encore mais il était trop âgé, inexorablement vieux garçon et trop dévoué à Piéchut pour s’intéresser à elle. Elle aurait voulu rencontrer un garçon de son âge. Quand Tafardel prit sa retraite, on envoya pour le remplacer Armand Jolibois qui avait alors 26 ans (Mlle Dupré en avait déjà 34). Il ne fit aucun cas d’elle, préférant fréquenter l’hôtel Torbayon où il se mit à boire. Mlle Dupré est horriblement jalouse d’Odette Auvergne. Son idéal du mariage entre fonctionnaires lui représente que l’instituteur et la receveuse des postes seraient bien assortis. Odette n’est d’ailleurs pas insensible à Armand Jolibois mais lui ne regarde ni l’une ni l’autre. Il est obsédé par Flora. Mlle Dupré déçue songe à demander son changement mais elle voudrait savoir si elle a une chance de trouver un jeune instituteur dans ce nouveau poste. Elle ne sait comment s’y prendre. Ainsi, à Clochemerle, des cœurs sont disponibles. Mais probablement à cause de malentendus, ils ne parviennent pas à trouver leur bonheur. * Les femmes entre elles ne sont pas charitables lorsque les circonstances les placent sur le terrain des rivalités propres à leur sexe. Ces rivalités se ramènent en général au seul objet de revendiquer pour elles-mêmes un maximum d’attraits physiques. L’âpreté des jalousies féminines s’inspire de la lutte que les femmes doivent s’emparer de l’homme dans le contexte d’une société qui ne permet pas l’égalité des sexes. Face à l’autorité masculine apparente, les femmes usent cependant de moyens propres. De fait, la situation des femmes, à Clochemerle était remarquablement forte, pour plusieurs raisons dont la principale était qu’elle exerçait une sorte de régence et dans ce rôle elle ne pouvait être supplantée. La demeure où chacune était confinée devenait un fief où elle n’avait pas à craindre la concurrence d’une autre femme. Par ailleurs, en tant que mère, elle était indispensable à ses enfants mais aussi au père quoi qu’il en dise et elle y déployait son énergie et son obstination. En cas de maladie, c’était encore pire, les hommes se conduisaient comme des enfants et si les femmes devaient à leur tour être malades, elles retrouvaient leur maison en totale désordre. Là-dessus, les témoignages des mères convergeaient : « pour bien dire, ils restent des enfants ». (218) Il faut leur rendre cette justice, aux prises avec les dures besognes de la vie, les femmes ont du mérite. Sans elles et leur précision d’horlogerie, les hommes sont désemparés. A Clochemerle, les femmes ont deux fins : celle qui suscite le désir puis celle qui veille à tout et sur tous. Il était rare qu’en dix ans de vie de vie conjugale, cette seconde femme ne fût pas maîtresse de la situation. Elles entraient alors dans la catégorie des vraies femmes de Clochemerle qui forment un bloc d’une indéniable puissance reconnue des hommes. Ainsi les Clochemerlins craignaient-ils Dieu et leur femme. Surtout leur femme qui n’ignorait rien de leur vrai pouvoir. *

On ne connaissait qu’un cas de femme abandonnée, celui de Félicité Traviolet, que son mari avait laissée en place avec trois enfants sur les bras pour partir avec une servante d’auberge rencontrée dans les environs, en emportant tout l’argent disponible. Laisser une femme seule avec des enfants, ça ne se fait pas à la campagne. On doit ajouter que Félicité avait eu un quatrième enfant, après le départ de Traviolet, probablement avec un vendangeur de passage. Les femmes de Clochemerle ne lui reprochaient pas cet enfant de raccroc et reportait la responsabilité de cette situation sur Traviolet. Les Clochemerlins n’étaient donc pas indifférents au malheur de cette pauvre femme abandonnée. Les hommes du village montraient plus de générosité avec elle en lui donnant de l’argent en échange de ses services sexuels. Ils payaient un peu plus avec le sentiment de faire un geste pour les enfants et de punir Traviolet. On pourra dire que Félicité Traviolet était tombée au même niveau de la grosse Zozotte. Mais elle agissait pour des raisons bien différentes. Elle ne faisait pas cela pour le lucre mais pour assurer le quotidien de ses enfants. Et si elle faisait des frais de toilettes pour ses clients, elle allait à l’extérieur très humblement. D’ailleurs, inconduite et débauche étaient des notions qui n’effleuraient pas l’esprit simple de Félicité. Elle ne sentait pas déchue, elle éprouvait même un sentiment d’élévation sociale. Deux ou trois hommes auraient fait d’excellents maris, mais elle ne voulait pas défaire les ménages. Elle se contentait des largesses de ce noyau de bons amis. Tombée par hasard dans cette situation, elle s’y était habituée. Ses enfants étaient bien tenus et les femmes de Clochemerle admiraient en quelque sorte son courage. * Les choses auraient pu durer ainsi à la satisfaction générale, sans porter préjudice à personne tout en étant bénéfiques à quatre enfants joyeux et bien portants si le gonocoque ne s’était mis de la partie. Gagnant de proche en proche, le microbe contamina plusieurs familles. Mouraille dut préciser de quoi il s’agissait. Il se dit alors des choses horribles dans certaines maisons. Enfin, une femme forte, Agathe Donjazu ne craignit pas de poursuivre son homme dans la rue en criant à tue-tête. Alors les langues se délièrent et tout le monde finit par tomber sur Félicité en demandant son renvoi du village. Mais il n’y avait pas de preuves flagrantes de son activité qu’elle exerçait strictement à domicile. Et l’épidémie fut jugulée grâce aux sulfamides. Par un retournement inattendu de situation, Félicité reprit sa place au grand jour et dut même refuser du monde tant la clientèle avait augmenté. Son caractère venait de changer en peu de temps. Jamais, elle n’avait cherché à briser les ménages et à détourner les patrimoines. Fuyant le scandale et adoptant une attitude modeste, on l’avait traitée très mal. Elle en devint arrogante et avide. Elle ne comprenait pas qu’on la traitât calomnieusement. Elle n’avait aucune leçon à recevoir de ces femmes qui étaient, comme elle, entretenues. Elle obtînt finalement qu’on la laissât tranquille. Ses ennemies comprirent qu’elles n’avaient pas intérêt à pousser à bout cette dépravée mais plutôt à calmer le jeu. Elle restait, par ailleurs, une mère dévouée. Elle rêvait d’envoyer son fils aîné dans une grande école pour faire un beau mariage. *

Dans un angle de l’estaminet, Armand Jolibois demande à Flora de l’épouser en lui tordant les poignets pour forcer sa réponse. Mais Flora refuse. Elle ne veut pas se marier et ne peut pas se contenter d’un seul homme. Elle finit par se dégager pour s’avancer à la rencontre de ses clients. Jolibois, lui, s’est élancé dehors et remonte vers l’école où il va s’enfermer pour ruminer sa déception et sa honte. D’instinct, les femmes de Clochemerle jalousaient Flora, bien qu’affectant de la mépriser, de la ravaler à la condition de boniche et de prostituée. La passion d’Armand Jolibois était plus grave que celle de Samothrace car elle ne pouvait trouver d’exutoire dans la poésie. Mouraille en avait observé les ravages et en parlait avec le curé Patard. Le prêtre connaissait les secrets des femmes par la confession mais il n’avait pas le droit d’en parler. *

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13 avril 2024 6 13 /04 /avril /2024 15:17

        V. LA POLITIQUE AU PREMIER PLAN.

Le sénateur Piéchut prenait de l’importance au Parlement où il se faisait apprécier pour un bon sens simple et direct. Il s’y posait en représentant de la paysannerie, en spécialiste des questions vinicoles et surtout en bon connaisseur de la mentalité rurale. Il accordait des audiences à Clochemerle, noyant les revendications dans le flot d’excellent vin qui montait de sa cave. Il dosait son affabilité en fonction de la qualité de l’auditeur et se méfiait des gens qui ne demandaient rien. Une ou deux fois par an, Piéchut offrait un banquet chez Torbayon à ses invités. On s’y félicitait de la situation de la France, tout allait pour le mieux dans la meilleure des républiques possibles, la France était bien gouvernée. Mais déjà Piéchut, désireux de ne pas s’appesantir sur la politique intérieure, aiguillait l’attention sur les grands problèmes du moment. Les frontières étaient bien protégées face à l’envahisseur. On demandait alors à Adèle de venir saluer ces messieurs qui voulaient la complimenter de sa cuisine. Avec sa beauté encore intacte, on eût dit Marianne en personne. *

Mouraille, Samothrace et Tafardel (et parfois Armand Jolibois), importants sur le plan local, étaient invités à ces banquets qui leur fournissaient la matière d’interminables discussions. Face à Mouraille et Samothrace qui faisaient preuve de scepticisme ou de méfiance (Mouraille prônait l’abstention et Samothrace considérait que la politique n’était pas son métier), Tafardel, qui avait le respect des hiérarchies, s’insurgeait de leurs critiques. Vexé, il quittait précipitamment l’estaminet, en jurant qu’il ne serrerait plus la main à ces deux infâmes calomniateurs. De telles scènes se renouvelaient une ou deux fois par mois et depuis une vingtaine d’années qu’elle durait, faisait partie d’un rite indispensable aux bonnes relations des trois hommes. Après le départ de l’instituteur, Samothrace demanda à Mouraille s’il avait voyagé. Le docteur cita les villes qu’il avait visitées mais tous deux conclurent qu’il y n’avait pas mieux que leur village. Puis, ils parlèrent encore de Piéchut à qui il voyait un avenir au gouvernement. *

« Avec un sénateur-maire à sa tête et une baronne de bonne souche dont le château historique domine le pays ; une hostellerie qui est un relais gastronomique figurant sur les guides ; un produit pharmaceutique, le Zéphanal, de réputation universelle ; avec Anaïs Frigoul qui se fait applaudir sur les scènes parisiennes et Toine Bezon qui connaît l’Amérique comme le fond de sa poche ; un poète, Samothrace, dont on reproduit les écrits dans les revues et les almanachs ; un choix de beautés transcendantes qui se nomment Flora Baboin, Marie Coquelicot, Lulu Bourriquet, Odette Auvergne, Claudine Soupiat, et même Adèle Torbayon, toujours troublante ; avec une femme comme Mélanie Boigne qui bat les records de maternité (elle attend son seizième enfant) ; un incomparable sonneur de cloche, champion des carillons émouvants ; un chômeur-Lovelace adoré des veuves elles-mêmes, fructifiées, qui reprennent de l’ardeur et de l’éclat ; avec le regretté Ponosse qui est mort en odeur de sainteté et a laissé une grande réputation dans la contrée ; son successeur, le curé Patard, qui fume la pipe dans la rue et peut boire sans vaciller autant qu’un vigneron de naissance ; avec son cinéma, son dancing, ses postes de radio, ses automobiles, et son vin classé dans les grands crus du Beaujolais, on conçoit que Clochemerle ait conscience d’occuper en France une place qui n’est pas mince. » (242)

A travers tout cela, il y a bien moyen d’être heureux à Clochemerle. Pourtant, rien ne va. La crise s’éternise. On la croyait terminée, on annonçait une légère reprise. Brusquement, une nouvelle panique arrête les échanges. Au village, l’activité économique diminue, il y a moins de touristes, tout le monde se plaint, y compris le brigadier Cudoine. On ne rencontre que des Français soucieux. La grande lamentation des temps noirs a commencé à retentir : « Il faut que ça change ! » (244) Le monde couve une grande maladie. Ils remettent leur destin entre les mains des aventuriers et des doctrinaires. La politique revient à l’ordre du jour. *

En France, il faut le mécontentement pour que les citoyens consentent à se grouper contre quelqu’un ou quelque chose. Laroudelle le savait et trouva là le moyen de se venger de Piéchut, son meilleur ennemi. Pendant 30 ans, ils avaient milité ensemble au parti radical mais Piéchut en était devenu le leader local et Laroudelle en était réduit au rôle de second. Radical de formation, Laroudelle attaquait pourtant le radicalisme qu’il identifiait à Piéchut. Le P.O.F. avait un programme assez élastique qui servait surtout à chacun de régler ses comptes personnels. Les partisans du parti se reconnaissaient au port d’un uniforme fantaisiste pour mener une révolution « de l’ordre et dans l’ordre » (246), pour établir un régime fort et vertueux. Un noyau P.O.F. s’était constitué à Clochemerle à l’instigation de Jules Laroudelle. Il attirait de nombreux jeunes fascinés par le port de l’uniforme. Laroudelle se trouvait disposer d’une force hardie et turbulente dont il entretenait l’enthousiasme par des harangues. Il éprouvait un vif plaisir d’être, pour la première fois de sa vie, vraiment le chef. Pour lui, sauver la France, c’était d’abord abattre Piéchut et prendre sa place à Clochemerle. A ses partisans, Jules Laroudelle promettait de faire « briller les vertus de probité, d’honneur et de labeur ». Pour faire triompher cet « ordre nouveau » (247), il fallait changer les hommes. Ce qui inspirait une forme de scepticisme à Mouraille et à Samothrace.

        VI. CONFLITS.

L’altercation venait d’éclater dans la grande rue, devant chez Torbayon, entre la maigre Clémentine Chavaigne et la rebondie Zoé Voinard ; les deux femmes s’insultaient. Samothrace et le docteur Mouraille commentaient cette querelle : les femmes se disputent toujours par rapport aux hommes, y compris dans l’amour qui n’est qu’un moyen d’avoir du pouvoir sur eux, se disaient les deux hommes. Mouraille profita de la discussion pour titiller le poète au sujet de Flora la « Victoire de Samothrace ». Samothrace reprocha au médecin de tout dépoétiser. Au contraire, répondit Mouraille, c’est vous qui la banalisez dans vos poèmes. Mouraille convint qu’il avait adoré les femmes mais qu’il ne voulait pas en être la dupe. Cependant, la discussion entre les deux femmes se poursuivait dans la rue. Des attroupements s’étaient formées, les hommes étant spontanément acquis à Zoé pour ses charmes, les femmes étant plutôt contre cette femme qui ravissait l’argent des ménages et éventuellement les maris. Berthe Bajasson, toute démolie par la maladie, intervint pour défendre Clémentine Chavaigne. Puis Agathe Donjazu et d’autres femmes s’en mêlèrent. Zoé Voinard dut se défendre. Elle évoqua sa relation avec Tistin qu’elle devait partager. A ce moment-là justement, Jeannette Machurat arriva très à propos au milieu de l’attroupement. Elle semblait plus déprimée de son état que Zoé Voinard. Clémentine Chavaigne déclara fielleusement : « Voilà les deux concubines en présence ! » (252) Zoé lui répondit mais Jeannette n’en avait pas la force. Elle inspirait de la pitié. C’est alors qu’apparut Tistin la Quille. Il se trouva dans le cercle des curieux, entre Jeannette et Zoé. La sympathie du public allait plutôt à Jeannette, elle n’avait pas été voleuse d’hommes. Les Clochemerlins se sentaient un peu gênés de se trouver au milieu de ces trois-là. Or Tistin ne réagissait pas. De fait, il s’accommodait fort bien de cette bigamie et de cette situation de chômeur-célibataire qui lui assurait l’impunité. Il lui semblait même que c’était l’équité de s’en tenir à ce système impartial, car il pouvait, sans injustice, opter pour l’une ou pour l’autre de ces femmes. Ce fut Zoé qui prit l’initiative de parler à Tistin. Mais son regard fuyait aussi bien Zoé que Jeannette. C’était une chose de circonvenir séparément deux aimables femmes, et tout autre chose de les avoir toutes les deux en face de lui en public. « Alors tu l’as retrouvé ton harem ? » tonna la terrible Agathe Donjazu (254). L’apostrophe décontracta l’assistance qui surenchérit. Sommé de choisir entre ses deux femmes, Tistin la Quille répondit qu’il ne voulait pas discuter des affaires de famille dans la rue. Certains spectateurs vinrent à son secours. La solidarité masculine jouait à plein. Et déjà quelques femmes étaient prêtes à les rejoindre. Agathe sentit le flottement de ses troupes. Elle n’eut pas le temps d’intervenir car Tistin et tous les hommes entrèrent dans la salle pour commander à boire, laissant les femmes dehors avec leurs disputes. Jeannette Machurat et Zoé se retrouvèrent face à face. Jeannette, qui en était à son huitième mois de grossesse, revendiqua la priorité mais Zoé affirma que Tistin n’était pas le père de son enfant. Elles continuèrent à s’insulter. Ici commence la lutte des femmes, recourant aux pires perfidies pour se faire du mal. Zoé frappe Jeannette au ventre et à la poitrine. Jeannette réplique en labourant de ses ongles les joues de Zoé Voinard. Le combat vire au corps à corps, chacune cherchant à meurtrir l’autre pour la rendre incapable d’enfanter. La rage de ces deux forcenées fascine les femmes accourues de toute part, les tient sous le charme d’une grande hallucination collective. Le garde-champêtre Beausoleil arriva et, en tentant de séparer les deux femmes, se prit des coups qui ne lui étaient pas destinés. Finalement, il réussit à les séparer. Pour la pauvre Jeannette Machurat, couverte de bleus et d’ecchymoses, la secousse avait été trop forte. A peine rentrée dans sa maison, elle fut prise de douleurs. On alla prévenir Mouraille qu’elle allait accoucher avant terme. Quant à Zoé Voinard, qui jouait la comédie de la victime, elle fut conduite à l’estaminet où les hommes l’accueillaient avec empressement. Adèle Torbayon pansa son visage ensanglanté. Elle simula un malaise afin de se rendre intéressante. C’est à ce moment-là que se présenta le curé Patard. Il proposa à Zoé de venir se confesser. *

Parlons maintenant de Claudine Soupiat, une des trois filles-mères dont l’aventure fit scandale. On espérait que cette dure épreuve l’aurait calmée. Mais cette bonne fille perdait toute mesure face à l’exaltation des sens. Sa mère, d’ailleurs, était déjà comme ça, Annette Soupiat, une eau dormante prompte à s’exalter. Ça ne l’avait pas empêché de mener une vie honnête avec l’approbation lucide et tolérante de son mari qui préférait son sort à celui de Donjazu. Il est, en effet, connu que Donjazu, ne peut rien obtenir de sa femme (ce qui l’a conduit chez félicité Traviolet), dont il doit supporter le mépris et la violence. On peut évidemment se demander pourquoi Donjazu s’est encombré de la moins épousable des femmes. Racontons cette erreur de jeunesse. C’était un dimanche. Donjazu avait 25 ans, et ce jour-là, il était un peu saoul. Pour épater les copains qui l’accompagner, il aborda dans la rue Agathe Pignate et lui demanda publiquement sa main. Au lieu de s’offusquer, Agathe se mit à le pourchasser. Ils finirent par se marier. Dès sa première nuit, il comprit qu’il venait de commettre la gaffe monumentale de sa vie. Il était trop tard. Le supplice allait commencer. Il ne peut être question de comparer Agathe Donjazu à des femmes comme Annette et Claudine Soupiat. Elles sont aux antipodes en termes de caractéristiques féminines. Malheureusement, les facilités qu’elle accorde viennent de jouer à Claudine Soupiat. La voici enceinte de nouveau au grand dam de sa mère qui lui fait des reproches. Elle reste pourtant relativement indulgente. Elle aussi avait pris un départ précipité à 19 ans, mais Soupiat s’était montré honnête. Pour Claudine aussi, les choses sont en voie d’arrangement. Le père du second enfant s’est convaincu qu’il avait tout intérêt é épouser cette belle fille dont l’expérience même était un gage de satisfaction pour lui. Après tout, le premier amant de Claudine a disparu, on ne le reverra pas dans la contrée. Il ne risque pas de se produire ce qui s’est passé autrefois pour Tripotier et Malatoisse à propos de Claudia. [D’abord engagée à Malatoisse à qui elle avait donné des preuves de son attachement, elle tomba amoureux de Sabas Tripotier lorsque celui-ci revint du régiment et elle l’épousa. Malatoisse en fut très vexé. Il le narguait à chaque fois qu’il le voyait et Tripotier ne tarda pas à être instruit du passé de Claudia. Il lui fallut 5 ans pour rétablir la situation. Au bout de ce laps de temps, il réussit à coucher avec Lucie Malatoisse pour se moquer de lui en retour. Les deux familles qui ne manquèrent pas de se croiser par la suite, restèrent ennemis.] Annette Soupiat considérait que sa fille était chanceuse d’avoir trouvé un mari. Mais ce n’était pas de la chance. Elle avait compris ce qui était bon pour elle. *

Les parents de Lulu Bourriquet, eux, sont plongés dans l’inquiétude et la désolation. Leur fille les a quittés brusquement. Ils ont reçu d’elle, postée à Paris, une lettre froide, sans cacher son mépris pour Clochemerle. L’esprit des jeunes est influencé par les romans et les journaux qui prônent une réussite strictement individuelle. Lulu Bourriquet fait partie de ceux-là. Mais que fera-t-elle dans ce monde-là ? Et avec qui a-t-elle filé ? On en parle dans le pays. * Pythonisse pessimiste, Mme Fouache triomphait. Tout en se bourrant le nez de tabac, elle versait la bonne parole à une petite société choisie : « Qu’est-ce que je vous avais annoncé, Mesdames ? Cette fois nous sommes en plein babylonisme. » (266) Pour elle, les mœurs n’ayant cessé de se relâcher, les gens s’étaient mis à vivre dans la cupidité et que la luxure, que Clochemerle tombait au plus bas de la dépravation. Mme Fouache était toujours à l’affût des catastrophes. Rivée à son comptoir, elle demandait chaque jour aux journaux un assortiment de faits divers horribles sur lesquels elle pouvait épiloguer. Ayant occupé autrefois la conciergerie d’une grande préfecture, elle avait connu le faste des mondanités protocolaires et gardait le respect des hiérarchies. Il faut dire que Mme Fouache se retrouvait en phase avec un retournement de l’opinion qui, après avoir cru au progrès, commençait à en douter. On créait aux gens des besoins nouveaux sans leur procurer les moyens de les satisfaire. Pour Mouraille, on arriverait un jour au point de saturation mondiale. Samothrace expliquait que nous entamerions alors l’ère du machinisme profitable, celui qui permettrait de libérer l’humanité du fardeau du travail pour entrer dans l’âge de l’intelligence et de l’altruisme. *

Coiffenave fit l’aveu à Tistin la Quille, un jour qu’ils avaient beaucoup bu ensemble : il pinçait bien les fesses à l’église. Il choisissait ses têtes : Pauline Coton, Aglaé Pacôme et quelques autres qui semblaient d’ailleurs y trouver un plaisir et un frisson certains. Le bedeau n’y revenait pas à deux fois. Il avouait que ça lui faisait un peu de distraction et confia à Tistin un autre secret : selon lui, Pauline Coton était amoureuse du curé Patard. Il l’avait compris à quelques gestes. Toutes les vieilles ne sont pas des « dingos » comme le dit Coiffenave. On en a la preuve avec Mademoiselle Muguette, aimée de tous. Cette demoiselle sans âge, sans famille et de santé fragile est toujours prête à rendre service. Frêle jusqu’à l’infirmité, elle trouve le moyen d’être heureuse. Son secret ? Elle ne pense jamais ni à elle ni à l’avenir, considérant comme un miracle d’être encore vivante et réjouissant chaque matin de la vie. Au curé Patard qui lui demande pourquoi elle ne vient pas souvent à l’église, Mlle Muguette répond qu’elle est trop occupée ce qui ne l’empêche pas de remercier le Bon Dieu. Malheureusement, la règle d’or de Mlle Muguette, ne pas penser à soi, peu de gens savent la mettre en pratique. Trop exclusivement occupés d’eux-mêmes, ne voyant que les sujets de mécontentement au lieu des raisons qu’ils auraient d’être heureux. Beausoleil, qui a connu la Grande Guerre, essaie, lui aussi, d’enseigner la sagesse aux Clochemerlins. Il leur conseille surtout de ne pas toucher à la politique. Mais allez raisonner des excités ! Ni Mlle Muguette et Beausoleil, ni Samothrace et le Dr. Mouraille ne peuvent calmer les esprits. Jules Laroudelle, lui, fait tout pour les monter. Il attend son heure pour renverser Piéchut. *

L’attaque fut menée avec brusquerie au Conseil municipal, dès l’ouverture de la séance. Laroudelle reprocha à Piéchut l’allocation de 7,50 F versée à Tistin la Quille pour… s’occuper des veuves du bourg. Le maire, en défendant le chômeur, défendait sa propre politique municipale. Au moins, Tistin contribuait-il à repeupler la France ! Laroudelle voulait absolument que Tistin épousât une de ces femmes. Mais pour Piéchut, on ne pouvait pas l’y obliger : c’était non seulement illégal mais aussi immoral. Aucun des deux ne faisaient, en réalité, preuve de bonne foi ou de morale. Piéchut avait bien compris, dès le début de la réunion, que Tistin et ses veuves n’étaient pour Laroudelle que des prétextes pour battre le rappel des voix hésitantes. Le maire n’avait donc aucune raison de ménager son ennemi. Ils réglaient une querelle personnelle devant un public qui comptait les coups. Chacun se lançant à la tête les mots de Justice et de Progrès, comme si ces concepts fussent l’apanage d’un seul clan et l’expression d’une seule conscience. Battu au Conseil municipal, le jaloux combinait d’autres plans pour arriver à ses fins.

VII. RÉPERCUSSIONS.

Les hommes s’engueulaient. La politique divisait les Clochemerlins au point de les faire ressembler à des frères ennemis se disputant un héritage de famille. Ils s’étaient mis à penser puissamment, à donner dans des systèmes qu’on leur avait d’ailleurs soufflés, chacun se croyait plus intelligent que le voisin, mieux que lui capable d’argumenter. La majorité soutenait Piéchut et le pouvoir, les autres, ralliés à Laroudelle, voulaient le renverser. Ces deux clans de base du conflit social, opposant les possédants et les non-possédants, paraissaient bien étranges à Clochemerle où les vignerons se situaient bien à l’écart du patronat et du prolétariat. Il y avait « quelque chose dans l’air » qui intoxiquait les esprits. Les Français, peu enclins généralement à être gouvernés, demandaient maintenant un gouvernement fort et vertueux. La question se posait néanmoins de savoir où recruter un tel gouvernement, chacun étant persuadé de défendre la meilleure doctrine. Clochemerle donnait donc dans les fureurs de la dialectique partisane. *

Cependant le bourg avait les yeux fixés sur Tistin la Quille, devenu personnage d’importance depuis qu’il avait fait l’objet d’un débat au Conseil municipal qui avait vu la victoire de Piéchut sur Laroudelle. Il faut dire que Tistin n’avait pas que des amis. Au début, il avait amusé tout le monde. Maintenant, on trouvait qu’il en faisait trop. On le jalousait surtout pour sa relation conjugale. Avec deux femmes qui se battaient pour lui et un sénateur pour le défendre, Tistin la Quille était le roi. Pourquoi se serait-il gêné ? Le scandale continuait donc. Après l’accouchement de Jeannette, Tistin retourna chez elle mais il n’était toujours pas pressé de l’épouser. Il ne voulait pas renoncer à sa chère liberté. Autre avantage, n’étant pas marié, il pouvait retourner chez Zoé sans aucun blâme. Cette rivalité entre les deux femmes affaiblissait chacune d’elle. A chaque fois qu’il se sentait oppressé ou lassé par l’une, Tistin se rendait chez l’autre. Dans cette situation, Il se découvrait une valeur amoureuse insoupçonnée, grâce au jeu de ces alternances. Jeannette et Zoé lui composaient un seul amour, varié et divertissant. Le résultat de tout ça, c’est que Tistin s’était un peu ramolli en cédant aux flatteries. Mais il savait mettre en valeur chaque femme, la rassurer. Il savait situer les femmes dans le domaine de la séduction. Il avait des loisirs pour s’occuper d’elles et, en retour, elles accordaient leur protection au chômeur. Ce bon Tistin, il n’y en avait pas deux comme lui pour rendre service ! Elles continuaient à l’inviter chez elles et à le défendre. C’était plutôt les hommes qui avaient tendance à se braquer contre Tistin. Il commençait à trouver que le bougre allait trop loin. Ce gueux méprisé en était arrivé, sans travail, à s’organiser une vie douillette. Dernière raison de la jalouser : il était l’homme qui avait au centre d’un débat au Conseil municipal. Grâce à Piéchut, Tistin la Quille était devenu très célèbre au Sénat où ses collègues lui demandaient des nouvelles du trio. Ces histoires permettaient à Piéchut de se tailler un franc succès au palais du Luxembourg. Il avait donc intérêt à soutenir son protégé en tant que maire de « la commune la plus comique de France ». A Clochemerle, Tistin ignorait tout de cette réputation parisienne et du parti que Piéchut en tirait. Laroudelle aussi l’ignorait. De nombreux Clochemerlins étaient prêts à la suivre par jalousie vis-à-vis de Tistin. Tout cela créait au village un climat d’énervement et de confusion. Cependant, Laroudelle réfléchissait au moyen d’avoir la peau de son ennemi qui avait un point faible : son amour pour les très jeunes filles. *

Rentrant de faire des courses au village, Félicité Traviolet trouva un homme installé chez elle. Elle le reconnut à sa voix : c’était Traviolet ! Plaqué par sa maîtresse, il avait décidé de rentrer et il était bien décidé de reprendre sa place. D’ailleurs, il commençait à élever la voix. Mais Félicité le remit à sa place et lui avoua qu’elle était devenue prostituée et qu’elle gagnait bien sa vie pour élever ses quatre enfants (dont le dernier qui n’était pas de Traviolet). Il fut pris d’une quinte de toux et avoua qu’il avait la tuberculose. Félicité ne se laissait pas impressionner par ses ordres. Au contraire, elle posa ses conditions : il devait la laisser travailler et ne pas revenir chez elle avant 10h. Elle lui tendit un billet de 50 F et lui demanda de partir. Il se rendit chez Torbayon en dissimulant son visage sous une casquette. Personne ne fit attention à lui. Il resta longtemps à regarder ces hommes qui buvaient là puis, n’y tenant plus, s’adressa à Machavoine. Celui-ci n’en croyait pas ses yeux. Les autres consommateurs furent également surpris. Finalement, ils reconnurent Traviolet, cet homme teigneux, paresseux, crâneur et jaloux, violent avec Félicité. Ils se demandaient tous ce qu’il était venu faire ici. Félicité avait pris rang dans les institutions : elle offrait un peu de variété et de fantaisie. Et comme Félicité redistribuait ce qu’elle gagnait aux fournisseurs, l’argent du plaisir travaillait en circuit fermé. Ce revenant n’allait pas tout détraquer. Ils lui demandèrent s’il avait vu Félicité, précisèrent que les enfants allaient bien. Ils l’avaient aidée, elle n’était pas malheureuse. Il avait fallu la consoler. Traviolet leur demanda si elle l’avait remplacé. La réponse fut évasive : « on lui connait personne en titre » (291). Ils étaient quelques-uns à se retenir de rire. Après tout, il avait disparu depuis 6 ans. Félicité appartenait désormais à Clochemerle. Ils lui demandèrent s’il comptait repartir et lui parlèrent, perfidement, de Josette Page avec qui il s’était enfui. Son histoire était terminée. Ils se séparèrent. On revit Traviolet à l’estaminet et bientôt il y fut assidu. Il était décidément revenu à Clochemerle pour y rester. Mais Félicité avait fait savoir que ce retour inopiné ne changerait rien aux bons rapports qu’elle entretenait avec sa clientèle en rappelant que sa porte était consignée à certaines heures. Les choses continuèrent d’aller comme avant. On fut surpris de voir Traviolet accepter sans broncher cet état de choses et de se faire traiter de « cocu » sans réagir. Il passait son temps au café à boire. Il toussait encore beaucoup et on louait sa femme de l’avoir recueilli. Félicité fut réhabilitée aux yeux de tous. *

Piéchut fut ministre. Le Président du Conseil mettait au point son discours-programme qui serait prononcé devant le Parlement. Ces crises survenaient en moyenne deux fois par an dans les bonnes années. Il fallait faire tourner le personnel politique et offrir, à chaque fois, quelques nouvelles têtes sans prendre trop de risques. Il était rassurant de voir revenir au pouvoir régulièrement les vieux routiers de la politique, quelles qu’aient pu être les polémiques. Piéchut ne déparait pas l’équipe qui prenait le pouvoir. Il s’était taillé un succès de popularité au dernier congrès du parti en parlant simplement des aspirations des Français. Son discours avait été apprécié bien au-delà de son parti. La promotion de Piéchut ne laissa pas Clochemerle indifférent. Pour la seconde fois, le fameux bourg beaujolais fournissait un ministre à la République. Avant Piéchut, il y avait eu Alexandre Bourdillat, un ancien cafetier gaffeur, un abruti gorgé d’absinthe, le genre d’imbécile qui était la caution populaire des gouvernements. Piéchut était d’une classe supérieure. Sans grande instruction, il avait de la finesse et du flair. Il se voyait ministre à 65 ans. On lui avait donné les Colonies… auxquelles il ne connaissait rien. Alors, il rassembla ses chefs de services et leur témoigna sa confiance puis il se choisit un collaborateur qui lui présenta en détail la spécificité de son ministère. Son cabinet disposait de toute une série de tableaux, de notices et de résumés pour chaque situation. En cas d’intervention à la tribune, les dossiers sont préparés par ses services qui mettent à la disposition du ministre des spécialistes en discours. Il n’aura qu’à recevoir les solliciteurs et à signer les documents. De grandes réjouissances fêtèrent l’accession de Piéchut au ministère. Il fut invité à venir les présider. Devenu ministre, il avait désormais quelque chose de grave dans le ton. Il fit un remarquable exposé sur la question coloniale qui impressionna tout le monde, notamment Mouraille et Samothrace, sauf… Jules Laroudelle qui était malade de jalousie. Les Clochemerlins, eux, essayaient de vivre, tant bien que mal, au milieu de ces agitations.

VIII. FACE À L’AVENIR.

Marie Coquelicot vivait à Clochemerle comme dans un changeant paradis. Elle était au contact avec tous les êtres vivants. Les gens avaient pour elle un infini respect, du cantonnier Tistin Bègue à Samothrace, en passant par Joanny Cadavre. Piéchut lui souriait paternellement. Il savait qu’elle s’épanouirait à Clochemerle. Elle n’aspirait à rien, en dehors du bourg. Les aventures du cœur vont sans grand voyage. La luxure, la cupidité et l’envie ne pouvaient rien contre Marie Coquelicot. Mais attention ! la jeune fille ne doit pas laisser passer l’heure au risque de se défigurer. Pour pure qu’elle soit, Marie Coquelicot le sait. Elle sait qu’elle devra dépouiller sa première parure d’innocence. Elle sait encore une chose depuis que Rose Brodequin lui a mis dans les bras de le petit Dius. Elle comprend que le sens de sa destinée, c’est d’avoir un bébé à elle. Elle sait aussi une chose : aucun garçon n’osera lui parler d’amour. La passion ne dispose, à Clochemerle, que d’un vocabulaire réduit. Jeanne Cunat et Jean-Marie Lagrume n’échangèrent avant de se marier que quelques mots ce qui ne les empêcha pas d’être heureux. Mais Marie Coquelicot ne saurait s’accommoder de cette approche minimaliste. Elle vient de recevoir l’avertissement, au contact de l’enfant de Rose Brodequin, que le moment est venu pour elle de renoncer à l’insouciante condition de la jeune fille pour assurer son risque humain, lequel consiste à marquer son passage sur la terre en se mêlant à ses semblables en œuvrant avec eux en vue de la durée de l’espèce. Elle a maintenant passé 20 ans, qui est l’âge de sa majorité féminine et de la complète exaltation de son cœur.  Elle marche résolument vers l’amour. Marie veut aimer plus qu’elle ne désire qu’on l’aime. Oui, Marie Coquelicot ne peut manquer de rencontrer l’amour. Et croyons-nous, celui qu’elle attend n’est pas loin. Mais quittons-la au moment où elle marche intrépidement vers son destin de femme. Bonne chance petite Marie Coquelicot ! *

L’été s’achève. A cette période de l’année, tous les soucis de Clochemerle sont tournés vers le vin dont, bientôt, on connaîtra l’abondance et la qualité. Le sort du bourg est lié pour un an à la réussite de la vendange. En ce début d’année 1936, un mieux général se fait sentir. Les « congés payés » ont remis l’argent en circulation et les travailleurs sur les routes. On a vu en Beaujolais quelques-uns de ces nouveaux touristes, échappés de ces grands centres urbains qui sont venus visiter des parents restés au pays. Qu’est-ce donc que Clochemerle se demandent en philosophant Samothrace et Mouraille. Qu’en restera-t-il plus tard ? Mouraille fait semblant de s’en moquer. Il a pris l’habitude de cacher sa sensibilité derrière un scepticisme outrancier et un ton bougon. Les campagnes, selon lui, n’ont pas besoin de beaux esprits mais de gens simples et rudes qui ne se laissent pas décourager par les rigueurs de la nature. « Clochemerle, dit-il, c’est l’humanité moyenne » (308). Excellente occasion de passer en revue quelques Clochemerlins que nous connaissons le mieux. Ces personnages, nous les avons vus évoluer dans les limites de la condition humaine qui n’a pas beaucoup changé, hormis la durée de vie et les vocables nouveaux. Les capacités humaines dépendent, en fait, de la biologie. Le libre-arbitre n’est plus qu’une question de dosage. Voici donc nos chers vignerons lancés dans la vertigineuse aventure du progrès, essayant d’en assimiler les lois changeantes. Qu’adviendront les hommes ? Personne ne saurait le dire et personne ne s’en préoccupe, à part Mouraille et Samothrace. Ce n’est pas sans de puissants motifs que Tistin la Quille fait figure de personnage, et c’est pourquoi sa qualité de chômeur a été facilement admise. Il vient de démontrer que l’homme moderne ne vit pas forcément de son travail, qu’il peut vivre, au contraire, du refus de travailler. Il se partage entre ses deux veuves. Il arrive de temps en temps, que Coiffenave confie sa cloche au suisse Nicolas pendant 24 ou 48 h, pour rejoindre la grosse Zozotte à Saint-Romain-des-Iles. Les troncs ne sont plus fracturés. Les orgueilleuses qui ont quitté leurs parents avec éclat, en lançant un défi à Clochemerle, ne veulent plus y reparaître que triomphante. Certaines ne sont jamais revenues. Un Clochemerlin en a vu une dans une maison de tolérance de Marseille, une seconde a été aperçue à Brest dans une boîte à matelots. On les a oubliés. D’autres sont rentrés dans la norme. Bébée Grimaton a épousé un croque-mort à Montceau-les-Mines et Léocadie Fanouche s’est mariée à un receveur de tramway. Lulu Bourriquet s’est présentée à Paris chez Anaïs Frigoul. Qu’adviendra-t-il d’elle ? La situation de Mathurine Maffigue, la fille-mère aux jumeaux, s’est arrangée miraculeusement suite au décès, à 32 ans, de Marguerite Soumache qui laissait derrière elle un veuf désemparé et trois enfants sur les bras. Soumache va épouser Mathurine et ils élèveront ensemble leurs cinq enfants, pour la plus grande satisfaction de tous. Claudine Soupiat, mariée, est de nouveau enceinte. Le jeune époux, de son côté, paraît très fier de son éclatante femme.  Odette Auvergne a fini par trouver un amant, un garçon de 32 ans, étranger au pays, qui voyage pour affaires dans la région. Déjeunant chez Torbayon, il avait remarqué la jolie receveuse. Il téléphone pour avertir de son passage. Dès la fermeture de son bureau, elle part le rejoindre à Thoissey ou à Mâcon, sur une bicyclette à moteur qu’elle vient d’acheter. Elle a bon espoir de régulariser un jour. En attendant, elle est heureuse. Rien de changé pour Ginette Berton, bientôt 35 ans, et pour Mlle Dupré qui voit arriver avec terreur la quarantaine. Elles luttent comme elles peuvent contre la marche du temps, la première en affichant un dédain sarcastique, la seconde en se réfugiant dans les disciplines pédagogiques. Mais son enseignement se fait plus acide, et souvent sa patience l’abandonne. La discorde règne au camp des vieilles filles. Ça devait arriver. Clémentine Chavaigne, déjà méchante, est terriblement agacée par la façon dont Pauline Coton affiche sa passion pour M. le Curé qui doit restreindre son accès à la confession. Aglaé Pacôme n’est pas moins folle que Pauline Coton. On ne peut terminer cette revue sans parler d’Adèle Torbayon qui lutte pour rester la « belle Adèle ». Elle a passé 40 ans sans oser avouer son âge et elle devient jalouse de Flora sans oser se séparer de cette jeune femme qui attire du monde à l’hostellerie. Elle n’a pas dit son dernier mot et refuse de sacrifier cette ultime flambée de passion à un abruti comme Torbayon, surimbibé d’alcool, que guette à brève échéance la mort du saoulot invétéré. « Tout cela ne signifie pas que Clochemerle soit Babylone, comme le prétend Mme Fouache. Il est vrai que les mœurs ont changé dans les campagnes. Conséquence du grand bouleversement de la guerre : ayant voyagé et vu beaucoup de choses, les hommes sont revenus avec d’autres idées. Puis le progrès est apparu, avec sa profusion de machines et d’engins. Étourdis, les Clochemerlins ont cru à l’avènement d’un monde où tout s’obtiendrait sans effort. Mais l’illusion s’est dissipée parce que les vieux soucis ont reparu, plus pressants, en raison du prix des choses et de ce qu’il faut désormais pour vivre. Qu’on le veuille ou non, il faut suivre l’époque, s’adapter aux nouveaux usages. Est-on plus heureux qu’autrefois ? Qui pourrait le dire. La seule chose est certaine, c’est qu’on ne peut plus l’être de la même façon. » (316) *

Il arriva une chose extraordinaire. Dans la plaine, s’étant accroupie pour un besoin derrière un taillis, Catherine Repinois reçut un jet brûlant dans le derrière et ressentit une violente douleur. Elle se plaça au bord de la route dans l’espoir de trouver des secours et fut pris en charge par le boulanger Farinard qui la conduisit jusqu’à la porte de Mouraille. Le médecin réussit à la soulager par une application appropriée de la pommade Zéphanal. Ils décidèrent de retourner sur les lieux de l’incident. Derrière un taillis, on entendit une retombée de jet d’eau. De près, ils virent jaillir du sol un petit geyser d’eau chaude de plusieurs mètres de hauteur. Mouraille se fit conduire à la résidence de Basèphe. L’eau était gazeuse et ferrugineuse avec une teneur en soude et en bicarbonate. Basèphe déclara qu’elle lui conférait à première vue des qualités médicinales. Une définition plus précise des dosages déterminerait à quelles affections du corps cette eau serait particulièrement bienfaisante. Ils notèrent la date : 26 septembre 1936. L’histoire du bain brûlant fit rapidement le tour du pays. Tout Clochemerle vint voir la source, dont le débit se maintenait régulier et puissant. Catherine Repinois était toujours sur les lieux pour se vanter d’avoir découvert cette source. C’est alors qu’on fit le rapprochement avec l’annonce des prodiges dans la nuit où Catherine Repinois veillait la dépouille du curé Ponosse. Relié à ce point de départ, le jaillissement de la source prenait un caractère miraculeux. Malgré quelques sceptiques, un courant majoritaire se dessina en faveur de l’ange de Catherine Repinois. L’appellation de Source Ponosse fut entérinée par l’habitude. Piéchut avait une nouvelle histoire à raconter à Paris. De partout, on venait voir la source d’eau… au pays du vin.

2. Critique.

L’urinoir qui, à Clochemerle, avait fait couler beaucoup d’encre, de larmes, de sang et … d’urine, est entré dans les mœurs, il y en a même trois désormais. La lutte pour ou contre cet objet symbolique qui avait opposé le camp laïc et celui de la cure semble bien dépassée. Tafardel et le curé Ponosse en conviennent au début de Clochemerle-Babylone, le sénateur-maire de gauche Piéchut déjeune désormais chez la baronne Courtebiche. Depuis, d’ailleurs, d’autres changements sont survenus dans le village : l’électricité, la radio, le téléphone, l’automobile sont arrivés, faisant sortir le village de son isolement et faisant apparaître de nouveaux besoins et de nouvelles envies. Singulièrement, les échos du monde contemporain sont plus présents dans ce second volume que dans le premier qui semblait encore fonctionner comme un village hors du temps. Toni Bezon donne des nouvelles d’Amérique et l’écume de la crise de 1929 parvient jusqu’aux faubourgs de Clochemerle. A la mairie de Clochemerle, l’opposant à Piéchut, le rad-soc n’est plus le parti de l’église ou de l’aristocratie mais Jules Laroudelle, un jaloux qui glisse vers le parti de l’ordre (le P.O.F.) dans lequel on peut reconnaître la montée de l’extrême-droite qui triomphe en Allemagne, en Italie et en Espagne (même si pour lui l’ambition tient lieu de conviction). Joannès Migon importe à Clochemerle un discours politique marxiste révolutionnaire que les vignerons beaujolais ne comprennent guère. Les Clochemerlins aspirent à sortir du village, à voyager, à partir pour réussir dans les grandes métropoles. Les filles surtout rêvent de gloire, de cinéma et de richesse. C’est un monde qui change. Face à toute mutation sociale (et on sait que le rythme s’accélère à proportion du développement des moyens de production et d’information), il y a ceux qui sont entraînés et ceux qui résistent. Ceux qui vivent dans l’illusion d’une permanence définitive de l’ordre et ceux qui veulent accélérer le cours de leur destin en devançant l’appel du bonheur. Mme Fouache est la Cassandre de ce roman en répétant l’antienne que Clochemerle est devenu Babylone, lieu de débauche, de décadence et de luxure. Cette association des deux noms donne son titre au volume.

Si Gabriel Chevallier a délaissé la guerre picrocholine au profit de luttes idéologiques plus contemporaines, les élans de la chair semblent toujours aussi présents dans le village beaujolais. Le poète Samothrace écrit des poèmes pour la belle Flora que jalouse Adèle, Eusèbe Basèphe rêve d’Anita Trimouille et cède aux avances de Maria Bouffier dite Maria la Drue. Lulu Bourriquet tombe enceinte à 17 ans et 4 mois, en même temps que Claudine Soupiat et Mathurine Maffigue, comme Valérie Craponne en 1920. Les veuves Jeannette Machurat et Zoé Voinard, pourtant moins naïves, cèdent à leur tour aux avances de Tistin-la-Quille. Félicité Traviolet, dont le mari est parti avec une servante d’auberge et tout l’argent du ménage, la laissant seule avec ses trois enfants, trouve une solution inattendue à sa situation en vendant ses charmes. Traviolet apprendra à ses dépens que sa femme a pris en charge sa vie. Le bedeau Coiffenave abandonne la cloche et vole le tronc de l’église pour suivre la grosse Zozotte à Saint-Romain-des-Iles. Entre les Tripotier et les Malatoisse, on s’échange les trophées de Claudia et de Lucie. A Clochemerle d’ailleurs, le clan des mères de famille (Mélanie Boigne, Catherine Repinois, Eulalie Ouille, Annette Soupiat, Thérèse Pignaton, Toinette Jupier, Fanny Lachenève, Ursule Safaisse, Mauricette Piffeton, Mimi Susson, Berthe Bajasson, Claudia Tripotier, Lucie Malatoisse, Amélie Guinchard, Félicie Pouette, Célestine Machavoine, Léonore Sardinet, Justine Bocon, Sidonie Pétinois, etc.) s’oppose à celui des vieilles filles (Clémentine Chavaigne, Pauline Coton, Aglaé Pacôme). Celles qui ne trouvent pas le prince charmant se sentent marginalisées : Odette Auvergne, la receveuse des postes, qui regrette sa rigueur hautaine, Ginette Berton, Mlle Dupré, l’institutrice qui s’enferme dans l’aigreur de la solitude. Le sort des jeunes femmes de Clochemerle est divers : deux orgueilleuses parties à l’aventure ont été aperçues dans des maisons closes de Marseille et de Brest, Bébée Grimaton s’est mariée à Montceau-les-Mines, Léocadie Fanouche a épousé un receveur de tramway, Mathurine Maffigue, la fille-mère a convolé avec Soumache, un veuf, père de trois enfants, Odette Auvergne a fini par trouver un amant, Mlle Muguette fait l’admiration de tous et Marie Coquelicot ensoleille le village. Les figures féminines sont décidément très nombreuses dans ce roman, comme dans le précédent. Mais beaucoup de ces portraits choqueraient probablement les féministes contemporains dans leur crudité souvent misogyne. La condition des femmes a heureusement changé.

Le roman nous propose, là encore, une galerie de portraits très large et originale. Bon vivant partial et peu couard, le curé Ponosse dont on suit les derniers jours au début de Clochemerle-Babylone accède quasiment au statut de saint homme, du moins à celui d’humaniste tolérant, professant une religion tolérante et conciliante. Ses anciens adversaires lui rendent hommage au moment de ses funérailles. Et sa bonhomie apparaît encore plus, par nostalgie quand arrive à Clochemerle son successeur l’austère et sévère curé Noive qui dénonce les mœurs des Clochemerlins. Si Ponosse nous fait penser à l’abbé Picot dans Une Vie, Noive est proche de l’abbé Tolbiac, le fanatique dans le roman de Maupassant. Rigide et arc-bouté sur ses principes, le curé Noive réussit à se mettre à dos la baronne et l’ensemble de la population de Clochemerle. D’autant que, sacrilège suprême, il ne boit pas de vin. Il est finalement muté par l’archevêque au profit d’un curé plus patelin, l’abbé Patard qui se fond davantage dans les traditions clochemerlines. Les histoires du bedeau Coiffenave et du chômeur Tistin la Quille constituent, à l’intérieur du livre, des chroniques en soi, presque indépendantes, comme des nouvelles. Celle de Tistin donnera d’ailleurs lieu au scénario du film Le chômeur de Clochemerle de Jean Boyer en 1957. Baptistin Lachoux, dit Tistin la Quille, estropié depuis l’enfance, fainéant, roué et rouspéteur inaugure un rôle tout à fait inédit à Clochemerle dans ces années 1930 : il revendique le titre de chômeur subventionné par la mairie, vivant de petits boulots et aux crochets de la population, refusant tout engagement professionnel et conjugal, pour mieux profiter de l’argent qu’in lui glisse et des faveurs sexuelles que deux veuves lui consentent. Ce personnage d’assisté divise la population et d’abord les deux rivaux politiques. Piéchut en fait l’alibi de sa politique social et le héros de ses chroniques beaujolaises au Sénat, Laroudelle en fait l’archétype d’une société d’assistés où la valeur travail se délite. Près d’un siècle plus tard, avouons que ce débat paraît bien prophétique. Le cas de Coiffenave est assez cocasse. Ce virtuose de la cloche qui rythme la vie de Clochemerle et en tire des sonorités sublimes, cet artiste extraordinaire qui sait varier les sons est en même temps un personnage inquiétant dont on soupçonne qu’il pince les fesses des femmes, s’est enfui de Clochemerle en fracturant le tronc de l’église pour s’offrir la belle vie et les faveurs d’une prostituée. Quand il revient, on ne lui fait aucun reproche. On ne peut se passer de ses talents de métronome et d’enchanteur. Il y a même un crime dans les annales du bourg. La mémé Tuvelat, veuve du défunt Antelme, avare stupide et malade, est retrouvée assassinée dans la cave. On lui attribuait la passion d’un magot qui pourrait être le mobile du crime. Des reporters, des photographes et des policiers viennent à Clochemerle. On soupçonne les enfants Tuvelat, puis le père Pignaton avant de trouver le coupable, un ouvrier typographe du nom de Massoupiau… On le voit, Clochemerle-Babylone pourrait en réalité se présenter sous forme d’un recueil de contes et nouvelles. Et la comparaison avec Maupassant serait, là encore, opportune.

Un des thèmes du roman est le progrès et ses conséquences sur la vie quotidienne et les mœurs de la population. Entre les philonéistes qui se jettent à corps perdu dans la modernité (et en tirent parfois des bénéfices comme Eugène Fadet qui se met à vendre et à réparer des automobiles) et les nostalgiques de l’ordre ancien, toujours prompts à dénoncer la perte des valeurs et des repères, le débat fait rage, arbitré par de nombreuses discussions, notamment entre Tafardel, Samothrace et le docteur Mouraille. La tendance est toujours finalement à valoriser l’époque de son épanouissement, de son profit et de l’adéquation entre son éducation et les pratiques en vigueur. Quand on se sent supplanté par d’autres, comme Adèle qui devient jalouse de la beauté de Flora, on se crispe sur la nostalgie, comme remède à une difficulté nouvelle à comprendre les mutations du monde. Gabriel Chevallier écrit un monde qui change dans les années 30 par rapport à celui des années 20. Mais la Seconde Guerre Mondiale n’est pas encore passée ni tout le reste du siècle. En lisant cette analyse socio-économique, politico-anthropologique, près d’un siècle plus tard, on relativise et on sourit. Le monde de Clochemerle de 1923 ou de 1936 n’existe plus et pourtant les mouvements d’humeur sur le « c’était-mieux-avant » ou « la course folle vers le progrès » reste la même.

Le roman n’a pas connu le succès de Clochemerle. Et à cela, il y a peut-être plusieurs raisons. Les suites sont toujours délicates à composer, même (et surtout) si le début a été très apprécié. Il y a bien sûr une attente de la part des lecteurs et la tentation, du côté de l’auteur, de prolonger le plaisir et l’aventure. Clochemerle devait son succès à une composition quasi théâtrale, avec une unité de lieu (le village autour de l’église et de sa pissotière), une unité de temps (relative – du moins une période sans changements majeurs – un temps figé dans son éternité) et une unité d’action (le débat pour ou contre l’installation de l’urinoir), avec tous les ingrédients de la comédie (comique de caractères, de mots, de situation, de gestes) dans une atmosphère de farce et dans la lignée de la littérature grivoise et humaniste inaugurée par Rabelais. Ce schéma narratif et cette unité thématique manquent quelque peu à Clochemerle-Babylone qui passe du récit d’anecdotes à de longues considérations sur le contexte social, politique et économique, en passant par de très longs dialogues. Cela rend la lecture souvent très longue, faute de dynamique et le suspens aléatoire, par le décrochage fréquent d’un personnage à l’autre. Plus qu’un roman, on a l’impression que Gabriel Chevallier tient un journal de Clochemerle. Ce n’est pas sans intérêt. Bien au contraire, le texte est peut-être trop riche en potentialités romanesques mais le mieux est parfois l’ennemi du bien. On s’y perd.

Le chômeur de Clochemerle (visible ci-après) est un film français réalisé en 1957 par Jean Boyer, sur un scénario de Gabriel Chevallier. Il reprend essentiellement les deux histoires du chômeur Tistin la Quille et du bedeau Coiffenave en y apportant un certain nombre de changements. Tistin (Fernandel), pourchassé par le garde-champêtre Beausoleil (Marcel Perès) se présente à la mairie et demande à Tafardel (Lucien Callamand) la carte de chômeur que le Conseil municipal, dirigé par Piéchut (Henri Vibert) finit par lui accorder, à la grande colère de Laroudelle (Henri Crémieux) et au mépris de la population qui ne veut pas payer pour ce paresseux. Oisif et bon vivant, Tistin est aimé de la veuve Jeannette Machurat (Maria Mauban) et de la « p…respectueuse » Zozotte (Ginette Leclerc). A la fête du village, Zozotte et Tistin s’enivrent et font scandale, ce qui augmente le ressentiment des Clochemerlins. Le curé Patard (Georges Chamaray), qui vient d’arriver à Clochemerle après la mort de l’abbé Ponosse reproche à Tistin sa conduite. Tistin décide alors de changer et il multiplie les services auprès des femmes du village au point d’être devenu indispensable. Entre avantages en nature et gratifications financières, Tistin accumule une petite fortune. Jeannette et Zozotte en viennent aux mains pour les beaux yeux du chômeur. En rentrant chez elle, Zozotte reçoit la visite de Coiffenave (Henri Rellys) qui lui déclare sa flamme. Mais vexée d’avoir été éconduite chez Jeannette, la fille de joie renvoie le bedeau en lui disant qu’il n’a pas les moyens de s’offrir ses services. Alors que Tistin part à la banque pour déposer ses économies, on découvre que les troncs de l’église ont été fracturés. Tistin est soupçonné du vol et jeté en prison à son retour. Mais Jeannette, le curé Patard et Piéchut sont convaincus de son innocence. Zozotte rit en voyant la somme volée par le sacristain : 313 F. Coiffenave s’enfuit. Le lendemain la cloche ne sonne pas et tout le village en est tourneboulé, malgré le renfort de Tistin. Coiffenave veut se jeter à l’eau mais tour à tour le bedeau de Montfraquin et le curé de Saint-Firmin invitent Coiffenave à venir sonner les cloches dans leurs églises. C’est ainsi que Tistin retrouve la trace du bedeau et le ramène à Clochemerle. Un jour, Beausoleil vient encore chercher Tistin pour l’amener à la mairie. Piéchut qui vient d’être nommé sous-secrétaire d’État au Travail lui remet la médaille du… travail. Tistin ne veut toujours pas se marier mais il change d’avis quand Jeannette lui annonce qu’elle attend un enfant. Tistin déchire sa carte de chômeur.

Exit Zoé Voinard, la seconde veuve avec laquelle le Tistin du roman vivait en bigamie. Zozotte est ici l’amie de Tistin au lieu d’être la maîtresse de Coiffenave, qui, pourtant, la poursuit de ses assiduités. Jeanne Machurat est bien une veuve qui est enceinte du chômeur mais face à la vulgarité gouailleuse de Zozotte, elle paraît bien sage. A tel point d’ailleurs qu’elle ramène Tistin dans le droit chemin. Différence de taille, le Tistin-Fernandel finit par se marier. Il renonce à son statut de chômeur paresseux et reçoit même une médaille du travail du ministre Piéchut qui a troqué pour l’occasion son portefeuille des Colonies pour celui de sous-secrétaire d’Etat… au travail. Le héros du roman avait quelque chose de cynique et de sombre qui disparaît derrière le grand sourire d’un Fernandel, grande vedette du cinéma des années 50, roublard et fantaisiste mais jamais totalement mauvais. Le côté noir et inquiétant du bedeau, lui-même a été gommé. Sa faiblesse pour Zozotte est attendrissante et ses qualités de sonneur demeurent. De nombreux personnages du roman se retrouvent dans le film : les deux vieilles filles bigotes, Mmes Chavaigne (Mag Avril) et Coton (Raymone), Mme Donjazu (Jackie Sardou dont le fils Michel joue le rôle d’un gamin sur le manège), Adèle Torbayon, Mme Malatoisse, Mme Fouache, Eugène et Léontine Fadet. Plus un personnage créé pour les besoins du film, Babette, la gouvernante de Tistin (Béatrice Bretty). Servi par une belle brochette d’acteurs, cette comédie rurale doit beaucoup au charisme de Fernandel et à ses bons mots et à sa morale bon enfant. Après les tribulations, l’ordre est rétabli. Tout est bien qui finit bien.

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4 avril 2024 4 04 /04 /avril /2024 08:30

En avançant en âge vers le mur de l’impasse

D’un horizon sans tain disposé comme un leurre

En travers du futur sur la route des heures,

On regarde au rétro tous les jours qu’on ressasse

En guise de projet comme une régression

La nostalgie devient notre ultime ambition.

 

L’avenir à venir est une porte étroite

Où nos corps empesés ne peuvent s’immiscer

Et trop lourds en surplus pour y être hissés,

Alors on reste cois, en tenant notre droite

Sur la voie où défilent d’autres générations

Qui filent animés par d’intenses passions.

 

On regarde en arrière, en attendant l’octroi,

Le chemin parcouru au cours de ces années,

La mémoire saturée d’images surannées

Qui tournent à l’envers au point de notre endroit,

Au risque des dérives vers des fonds d’illusions

Qui troublent notre esprit en voie d’altération.

 

C’est un syndrome aigu quand le ton élégiaque

Glorifie un passé lentement sublimé

Aux dépens des demains aux contours élimés

Et des présents suspects aux hypocondriaques,

On se soustrait du monde par la renonciation

En s’accrochant aux mythes en fossilisation.

 

Le c’était mieux avant est une latitude

Qui obère nos efforts par lesquels on progresse

Et nous prive d’espoir qui est une jeunesse,

Nous reléguant au temps d’anciennes certitudes

Il nous faut résister à l’amère tentation

De céder promptement aux capitulations.

 

Le souvenir nous rit jusqu’à la satiété

Mais il faut avoir faim du temps que l’on nous offre

Sans fermer notre vie, à double tour, au coffre,

Mêlant nos fées d’hier aux effets de l’été

Ci gît la nostalgie comme admonestation

Et reviennent assagies les noces en fusion.

La fille au ballon, Bansky.

La fille au ballon, Bansky.

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19 mars 2024 2 19 /03 /mars /2024 13:33

Penser contre soi-même, élargir l’horizon

Des premières croyances, des quelques certitudes,

En secouant sa vie, l’inertie d’habitudes,

Pour se mettre en danger et chasser l’illusion.

 

Tant d’esprits routiniers ressassent des discours

Tout pensés, emballés, pour couvrir le silence,

Éléments de langage en guise de conscience,

Pour bavarder longtemps sur les modes en cours.

 

Remonter le courant d’avis conditionnés

Pour retrouver la source oubliée des rivières

Et retranscrire le cours de pensées singulières,

Loin des foules distraites aux refrains surannés.

 

Tant de gens se méprennent sur leur indépendance,

En se faisant l’écho des mots en promotion,

Aux étals des traiteurs de la conversation,

Faute de mitonner leurs pensées en patience.

 

Oser la controverse, les débats virulents,

Forçant à l’inventaire, qui obligent à l’écoute,

En nous mettant plus forts sur les chemins du doute

Dont on ressortira plus sûrs et clairvoyants.

 

Tant d’idées retenues aux rênes partisanes

Qui trient les vérités en d’immenses tamis

Pour ne pas dérouter les fidèles amis

Et d’autres convertis aux transes des chamanes.

 

Regarder l’autre rive autant que notre grève

Pour apprendre et comprendre, comme dit Du Bellay

Du voyage d’Ulysse, revenant transformé

Pour vivre auprès des siens, le reste de son rêve.

 Ulysse,  J.W. Waterhouse, 1891

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18 mars 2024 1 18 /03 /mars /2024 18:11

Elle a construit Versailles et détruit la Bastille,

Des rois carolingiens, jusqu’au bonnet phrygien,

Des plus grands couturiers, aux Gavroches en guenille,

Un constant paradoxe, ce pays cartésien,

Ma France.

 

Trop souvent prétentieuse et s’accusant toujours,

Elle donne des leçons, tout en se flagellant,

Un pays de querelles tout autant que d’amour,

Elle est rarement là où le monde l’attend,

La France.

 

La patrie des Lumières s’éteignant en Terreur,

La Saint Barthélémy tuant la Renaissance,

Et face aux collabos, un vent de Résistance,

Des Voltaire et Zola ont sauvé son honneur,

Urgence.

 

En un plan dialectique on dit tout, le contraire,

En deux personnes ici, trois avis différents,

On se battait en duel au moindre différend,

Et les grèves aux boulevards sont un sport populaire,

En France.

 

De la gauche à la droite, elle louvoie souvent,

Car elle aime surtout le ton des polémiques,

Et son air préféré est souvent sarcastique,

Elle fuit les compromis comme un geste infâmant,

Errance.

 

Hugo à Guernesey défiant l’Empereur,

Après Chateaubriand contre Napoléon,

Sartre contre Malraux, tribunaux d’Aragon,

Nos grands intellectuels et leurs risques d’erreurs,

D’outrance.

 

Elle surprend souvent, venant de nulle part,

Et nous déçoit ensuite par trop de suffisance,

En sport ou dans l’histoire elle sait sa transcendance,

Pays insaisissable et forcément à part,

La France.

 

Elle est horripilante comme une amie fidèle,

Et combien attachante avec tous ses défauts,

C’est le pays vanté pour ses bas et ses hauts,

Où le coq s’envole par ses excès de zèle,

Ma France.

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15 mars 2024 5 15 /03 /mars /2024 13:51

         Pour se libérer de l’emprise de l’État californien et de l’État fédéral américain, des patrons libertariens du numérique, dont Marvin Glowic, fondateur du moteur de recherche Golhoo, font appel à un ancien barbouze qui leur propose un « coup d’État clefs en main ». Après une « étude de marché », l’agence de Ronald Daume, ancien camarade d’adolescence de Marvin, recrute son équipe de spécialistes et jette son dévolu sur l’État de Brunei, sur l’île de Bornéo. Flora, la petite-fille d’un mercenaire et Jo le Gitan partent en éclaireurs à Bandar Seri Begawan. La machine (et le roman aussi) est lancée et rien ne pourra l’arrêter. Ancien médecin, diplomate et écrivain, auteur de Rouge Brésil, Prix Goncourt 2001, Jean-Christophe Rufin nous offre avec D’or et de jungle, un roman d’aventures contemporain totalement fictif mais terriblement vraisemblable. Un coup d’État et un coup d’éclat.

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

1. Résumé détaillé.

Prologue : Flora et le requin-baleine.

Sur le navire de croisières Prairial, Flora, 32 ans, ancienne championne de plongée, anime, depuis six mois, des conférences sur la faune marine et des plongées découvertes avec cinq ou six passagers. Son titre remonte à plus de dix ans et on ne lui a heureusement posé aucune question sur ce qu’elle a fait depuis. « Si elle avait dû tout raconter, il est plus que probable qu’ils ne l’auraient pas engagée. » (11) Elle loge à l’étage du personnel, au ras de l’eau. Pendant quatre ans, elle a partagé sa cabine avec Judy, une danseuse australienne avec qui elle s’entendait bien. Mais Judy a quitté le navire à Valparaiso avec un officier mécanicien. Depuis, elle cohabite avec Marika, une Polonaise nettement moins sympathique. Au large des Galapagos, Flora effectue une nouvelle sortie avec des passagers. En plongée, le groupe rencontre un énorme requin-baleine. Les touristes paniquent, se blessent en remontant pendant que Flora se met à chevaucher l’animal inoffensif. « Elle ignorait encore de quel prix elle allait payer ces inoubliables moments de bonheur. » (14)

Chapitre 1. Retrouvailles entre Ronald Daume et Marvin Glowic à Santa Monica.

Ronald Daume, la cinquantaine élégante, est introduit par deux gardes du corps dans le salon d’une des plus grandes propriétés de Santa Monica. Rigoberta, une femme de chambre vénézuélienne, originaire de Maracaibo, lui propose, pour patienter, un verre qu’il refuse. Mais à ce moment précis, le propriétaire des lieux pénètre dans le salon : Marvin Glowic, créateur du moteur de recherche Golhoo, est un des personnages les plus puissants et les plus respectés de Californie et du monde entier. Les deux hommes qui se connaissent depuis l’adolescence, s’embrassent chaleureusement. Ronald lui a écrit un mot pour s’annoncer (heureusement car Marvin ne lit jamais ses mails et ses appels sont filtrés). Les deux hommes montent sur la terrasse et ils évoquent leurs souvenirs communs, l’arrivée de Ronald à la Darwin School de San Francisco. Auparavant, il avait vécu en Arizona et au Nebraska où son père lui apprenait à tirer. Ses parents, hippies, vivaient dans une caravane et changeaient souvent de ville. Son père, originaire du Midwest, avait perdu un œil au Vietnam. Quand il avait eu 14 ans, sa mère, fille de bourgeois, avait hérité de la maison de son oncle Benjamin à Frisco et elle avait emmené Ronald en ville, loin d’un père camé et violent. L’arrière-grand-père de sa mère était arrivé de Bretagne au moment de la ruée vers l’or, d’où le surnom de Ronald, « le Français », qui porte toujours le nom de sa mère. Le grand-père de Marvin, lui était un tailleur juif arrivé de Pologne. Marvin propose à Ronald de dîner avec lui : « tu vas m’expliquer ce que tu as fait pendant toutes ces années et pourquoi tu nous as abandonnés comme ça… » (24)

Chapitre 2. Destins croisés de Marvin, le magnat de la tech et de Ronald, le barbouze.

Les deux hommes traversent plusieurs salons et une salle à manger d’apparat pour s’installer dans une pièce plus petite où une table a été dressée avec deux couverts. Outre cette maison à Los Angeles, Marvin a d’autres résidences à Cape Code, aux Bahamas, en Suisse et quelques autres où il ne va jamais. Un serveur philippin leur sert un vin français dont Ronald reconnaît le millésime, ce qui impressionne Marvin car son ami a été « élevé au fond des bois ». Depuis, Ronald a appris à soigner son apparence, comme un animal qui revêt sa parure pour combattre. Marvin aurait aimé lui présenter son épouse Katleen qui enseigne la physique à Stanford, mais elle est prise par des conseils de classe. De fait, Ronald a préparé sa rencontre, une semaine plus tôt, en lisant tout ce qu’il y avait à savoir sur Marvin : son mariage, le 13 octobre 1995, l’âge de ses deux enfants : Sandy, 26 ans et Matthew, 24 ans (qui a échappé à une tentative d’enlèvement) … tout en s’efforçant de garder le caractère « spontané » de ces retrouvailles. A son tour, Marvin interroge son ami. Il n’est pas marié, n’a pas d’enfants. Quant à ce qu’il a fait depuis trente ans, c’est un point délicat mais Marvin est bien placé pour faire des recherches. Autant dire la vérité : il a d’abord essayé la politique, a étudié dans une université de la côte est, a travaillé avec un congressiste, s’est engagé dans les rangers, au 75e, a été formé au renseignement à Fort Bragg, a effectué des missions extérieures, notamment au Kosovo, puis a été envoyé en Afghanistan pour le fiasco de l’opération Gecko, puis il a quitté l’armée pour travailler dans le privé à l’agence Providence dirigée par Archibald, dit « Archie »… Marvin est admiratif de ce parcours et affirme qu’il aurait aimé travailler dans l’espionnage. « Console-toi. Tu pourrais bien être rattrapé par ce monde-là un jour. […] j’ai ma petite idée sur la manière dont les choses vont tourner pour ta boîte et pour les GAFAM en général. […] Alors je ne serais pas surpris que, d’ici peu, nous ayons l’occasion de travailler ensemble. » (33)

Chapitre 3. Un coup d’État clefs en mains ?

« Nos deux manières de changer le monde sont en train de converger. Jusqu’à présent, toi et tes collègues, les pionniers de la révolution numérique, vous avez pu vous développer sans vous occuper de politique. Vous êtes américains et l’Amérique vous a laissés tranquilles. Elle avait besoin de vous. Ni l’État de Californie ni le gouvernement fédéral ne vous ont trop embêtés. […] Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et cela le sera encore moins demain. Vous étiez hors de l’histoire, à l’abri de votre monde. Maintenant, vous allez être obligés d’y entrer et de vous battre. » (36) Marvin pense que Ronald parle des taxes, il se plaint des démocrates qui ne savent que dépenser et taxer. Il paie des gens pour s’occuper des questions de fonctionnement car lui, ce qui l’intéresse, c’est le développement de la boîte. « J’ai toujours pensé que maîtriser les technologies de l’information était une aventure qui nous conduirait au-delà de l’imagination. Nous y sommes. » (36). Il laisse les petits programmes aux ingénieurs pour s’occuper des projets les plus fous en y mettant de l’argent. Son domaine, ce sont les biotechs : la santé, la biologie, le corps humain (Mars pour Musk, le métavers pour Zuckerberg) … à cause de son petit-cousin schizophrène. « Mon truc à moi, c’est la vie, la maladie, la mort, l’intelligence, la souffrance » (37). Ronald reprend son argumentation : dès lors qu’ils s’attaquent à l’essentiel, l’humain et ses limites, l’État va se dresser devant eux. Ronald a travaillé le sujet, il cite les exemples de la société Altos Labs de Jeff Bezos qui veut lutter contre le vieillissement et les projets d’implants bioniques dans le cerveau ou de manipulation du génome. L’État était jusqu’à présent leur allié, il va devenir leur pire ennemi. Ronald raconte comment l’Amérique s’’st fait voler sa technique de transplantation cardiaque par l’Afrique du Sud à cause de lois frileuses… « La seule façon, demain de vous protéger contre l’État, ce sera d’en avoir un. » (40)

Ce paradoxe excite la curiosité de Marvin. Il confie à Ronald qu’il participe à un petit groupe informel à Palo Alto. Ces libertariens convaincus croient à la liberté absolue, que l’État n’a pas le droit de la limiter. Il faut le contrôler pour l’empêcher de nuire. Depuis la défaite de Trump, les participants abattus sont convaincus qu’ils ont perdu la dernière chance de changer le rapport de force avec l’État fédéral. Il y a 4-5 ans, deux de leurs membres ont imaginé que la solution pouvait être l’indépendance de la Californie. D’autres se sont groupés pour acheter des terrains dans le comté de Solano… pour construire une ville à eux. Pour Ronald, ni l’un ni l’autre ne sont la solution. « Votre problème, c’est l’État. Aussi bien la Californie que l’État fédéral. Et pour se soustraire à l’État, il faut en avoir un. » (42) Marvin veut qu’il s’explique. Le chiffre d’affaires de Golhoo équivaut au budget de nombreux États, et même de la plupart si on prend en compte tous les GAFAM. Mais ces États possèdent une chose qu’ils n’ont pas : la souveraineté. Par plaisir rhétorique, Marvin objecte qu’une entreprise ne peut posséder un Etat. « Tout le monde peut posséder un État. Une mafia […], un groupe terroriste […] même un service de renseignement ». « En somme, tu me conseilles d’acheter un État ? » dit Marvin (44). Ronald tempère son enthousiasme. « Prendre le contrôle d’un pays, c’est un métier. Il faut choisir judicieusement sa cible, analyser les forces en présence et mettre en œuvre toutes sortes de techniques de subversion. Dans notre jargon, on appelle ça un coup d’État clefs en main. » (44) Marvin est emballé. « C’est ce que vous faites, alors, dans votre officine, à Providence ? » Ronald lui avoue qu’il a quitté Providence pour monter sa propre agence. Il ne veut pas que son ami croie qu’il est venu pour lui vendre ses services. Mais celui-ci le rassure. Il aime les conversations stimulantes. Il va en parler à ses amis quand il les verra.

Les deux hommes parlent encore longtemps de leurs amis communs. Puis Marvin propose de le faire raccompagner par un de ses chauffeurs. Ronald lui laisse sa carte de visite. A 3h du matin, le chauffeur le dépose à cent mètres d’un hôtel minable.

Chapitre 4. Ronald retrouve Flora, débarquée par le Prairial à Iquique, au Chili.

Après son escapade avec le requin-baleine, Flora a été crachée sans ménagement par le Prairial à la première escale sur sa route vers le cap Horn, à Iquique, port chilien où de rares bateaux font halte en logeant la cordillère des Andes. Le directeur de la croisière a même refusé de lui remettre sa paie en affirmant qu’elle serait versée en France par la compagnie. Deux semaines plus tard, elle n’avait encore rien touché. Son dernier salaire remontait à cinq mois quand elle était employée dans un magasin d’articles de plongée, à Toulon. Elle a tout dépensé. Pour payer sa chambre d’hôtel, elle a dû trouver du travail rapidement. Elle parle anglais (son père est américain, de Caroline du Nord), allemand (sa mère est allemande, de Prusse) et français (ses parents se sont installés sur la Côte d’Azur quand elle avait 13 ans. Mais il n’y a aucun emploi de guide touristique ici. Sa beauté ne lui ayant valu que des ennuis, elle cache son corps mais le patron du restaurant où elle travaille comme serveuse veut qu’elle porte un mini-short et un béret.

Elle entame son deuxième mois quand un client se présente : Ronald Daume : la dernière personne qu’elle s’attendait à voir ici. Elle le croyait en prison. « Apparemment, j’y serais encore, s’il ne tenait qu’à toi. » (52) Il a eu du mal à la retrouver. Flora s’installe en face de lui. Le patron du restaurant n’est pas content de Flora mais Ronald lui donne un billet de 50 $. Il est rentré de Madagascar il y a deux mois. Archie ne l’a pas laissé tomber. « Il est bien généreux, Archie, dit Flora, après ce que tu as fait à Providence. […] tu lui as forcé la main sur cette opération à Madagascar. Il n’en voulait pas et il te l’avait dit. » (54) Pendant trois mois, Ronald a pensé que Flora avait été enfermée. Il n’a pas su comment elle avait réussi à s’en sortir.  Quand elle avait appris son arrestation, elle avait rejoint la côte, s’était réfugiée dans une ferme puis un pêcheur l’avait conduit jusqu’à la Réunion. Pour venir jusque-là, Ronald a pris deux avions et trois cars. Flora lutte pour ne plus l’admirer : elle l’a payé cher. Elle lui demande ce qu’il veut. Il lui apprend qu’il a monté son agence à Nice et va démarrer un très gros projet. Flora essaie de se montrer dure mais une pensée révoltante la traverse : « En fait, je l’attendais. Comment est-il possible d’être aussi faible ? » (57) Elle n’a pas envie mais… finit par jeter son béret : « Tirons-nous d’ici. » (57)

Chapitre 5. Ronald et Flora rencontrent Ray au Parc national de Joshua Tree.

En attendant le car pour Valparaiso, Ronald troque son costume pour un survêtement ample. Flora se souvient de l’assaut du bateau de pirates somaliens au cours de l’opération à Bahreïn. Ils arrivent à Santiago au petit matin après avoir changé de bus et pris un taxi pour l’aéroport. Ronald achète des billets d’avion pour Los Angeles. Ils ont rendez-vous à Palm Springs. Après, ils partiront en France. A l’aéroport international de Los Angeles, ils passent les contrôles d’immigration avec deux passeports américains. Ils resteront deux jours avant de repartir à Palm Springs. Ils font quelques courses et déposent leurs affaires dans un hôtel modeste de Downtown, puis ils vont dans un magasin de sport, section « montagne » pour acheter du matériel d’escalade. Lors du dîner dans un restaurant indien, Ronald explique à Flora qu’ils rencontreront, le lendemain, un type qui représente ses clients. Officiellement, elle est la responsable des opérations de l’agence. Elle pourra parler de son expérience de nageuse de combat et de son passage à Providence mais pas de Madagascar. Flora aime cette concision et cette clarté : elle a choisi l’armée pour ça. Mais elle ajoute : « si tu m’embarques dans une aventure que je ne sens pas, je te lâche. » (62)

Le lendemain, après leur arrivée à Palm Springs, Ronald prend livraison du van de camping qu’il a réservé et ils s’enfoncent dans le paysage aride de Joshua Tree. Ils entrent dans le Parc national jusqu’au point indiqué par le GPS, près d’un pick-up avec deux hommes. L’un d’eux s’éloigne pour aller faire le guet sur un promontoire. L’autre accueille Ronald et s’inquiète de la présence de Flora. Ray est le patron d’un fonds d’investissement dans les nouvelles technologies, c’est un proche de Marvin Glowic qui lui a parlé de son projet. « Les rapports entre le gouvernement fédéral et les GAFAM sont tendus en ce moment, comme vous le savez. Nous sommes surveillés. Vous l’êtes peut-être aussi. Nous essaierons de nous voir à l’étranger par la suite, si nécessaire. Comme je pratique régulièrement l’escalade à L.A., j’ai eu recours à cette petite mise en scène pour cette première rencontre. Désolé pour le déguisement. » (67) Ils se sont renseignés sur Ronald mais apparemment n’ont rien appris sur Madagascar. Archie l’a couvert.

Chapitre 6. Discussion avec Ray sur les modalités du coup d’État.

Ray veut en savoir plus sur l’agence. Ronald donne des explications que Flora ne comprend pas : un réseau diffus et discret, un concours de compétences autour d’un projet… pour qu’on ne puisse déterminer quel est le donneur d’ordres. Ray veut parler de la cible. Tout dépend des critères, répond Ronald. Il faut choisir un état stable, autoritaire, riche. « Mais quelle raison un Etat riche aurait-il de nous confier le pouvoir ? Ce que nous voulons, c’est un contrôle complet du système législatif, fiscal, douanier, etc. » demande Ray. Nous sommes des professionnels, répond Ronald. « Professionnel » était le mot fétiche pour Ray et « amateur » l’injure suprême. Il cédait. « Soumettez-nous des propositions quand vous aurez défini une cible. Nous vous dirons si elle nous convient. » (72) Il lui conseille, néanmoins, de ne pas viser trop grand. Puis il aborde la question des moyens. Une grande partie de l’opération reposera sur leur supériorité en matière numérique. Pour la rémunération, ils verront après la prise de contrôle du pays et de ses ressources. Avant, ils factureront seulement leurs frais. Le problème n’est pas tellement l’argent mais les moyens pour le faire transiter : ils monteront des sociétés-écrans qui disparaîtront à la fin de l’opération. Pour régler les frais d’étude, Ronald demande un acompte de 300.000. La fondation pour la recherche sur les fonds marins aux Maldives, financée par Marvin Glowic pourra confier un contrat d’expert à sa collaboratrice. A la sortie du parc, Flora couvre Ronald de claques et s’insurge : « Salaud ! Dans quoi tu m’embarques encore ? Je ne veux pas. Tu comprends ? Jamais plus. C’est clair ? » (74)

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15 mars 2024 5 15 /03 /mars /2024 13:46

        Chapitre 7. Flora et Ronald dans l’avion pour Nice.

Flora et Ronald rentrent en silence jusqu’à Los Angeles. De retour à l’hôtel, Flora s’enferme dans sa chambre. Le lendemain matin, à 9h, elle descend dans la salle du petit-déjeuner : « Je me casse », annonce-t-elle à Ronald qui va lui chercher un café et une salade de fruits. « Ils nous ont fait le premier versement ce matin […] de 300.000 $ qu’on leur a demandé ». Flora ne comprend pas. « Comme tu avais laissé ton passeport à la réception, j’en ai profité pour transmettre tes coordonnées à Gérard, et il t’a ouvert un compte. […] un compte à ton nom à la banque Lantieri, au Luxembourg. Pour la mission que tu dois mener aux Maldives sur les fonds marins. » (76) Gérard, son directeur financier a imité sa signature ». Stupéfaite, Flora ne parvient qu’à dire : « Je te déteste ». Ronald lui tend alors sa carte d’embarquement pour Nice : départ à 18h45, en business. Flora s’en empare et remonte dans sa chambre.

Flora est nerveuse. Des idées mauvaises l’envahissent : « Pour qui il se prend, ce type ? S’il croit me tenir avec ses dollars. Je préfère encore faire la pute. » (77) L’eau froide de la douche lui éclaircit les idées… Et elle décide de partir avec lui. « Je vais encore le suivre. Et le pire, c’est que j’en ai envie. » Depuis qu’elle a quitté Providence, elle attend quelque chose, un vrai projet, de l’action. Ronald n’a pas son pareil pour donner à la vie une intensité extrême. Cela s’apparente à de l’emprise. Elle se souvient de leur première rencontre à la terrasse du Café du Port à Hyères. La semaine suivante, elle avait quitté l’armée et l’avait suivi à Providence.

Dans l’avion, Flora boit le champagne que lui a offert un steward ressemblant à son frère Jérémie. Elle ne comprend pas que des types aussi puissants fassent confiance à Ronald et à son agence inexistante. Ces grands patrons du numérique, répond Ronald, sont des gamins, des ados qui veulent transformer le monde. « Si on veut les exciter, il faut leur proposer des objectifs très simples et très fous. Aller sur Mars, inverser le changement climatique, rendre les humains immortels… ou s’emparer d’un État. » (81) Les libertariens, partisans de l’initiative individuelle absolue, sans entraves, tournent autour de cette idée depuis longtemps sans savoir comment s’y prendre. Ronald leur fait simplement comprendre que c’est possible. Mais Flora insiste : pourquoi s’adresser à lui plutôt qu’à de grosses agences. Ronald sait tout ce qu’il doit à Archie mais il rappelle que le monde a changé. Avec le 11 septembre, l’Afghanistan et l’Ukraine, les États ont repris la main sur leurs services et les agences privées ont moins de latitude. Providence n’est plus adaptée et Archie a perdu la main. Ronald est persuadé qu’il a trouvé le créneau rentable. Il y a tant d’États fragiles. Il faut juste choisir les cibles. Flora renonce à lui demander pourquoi il tient tant à ce projet. Elle commence à s’assoupir et finit par s’endormir.

Chapitre 8. Flora et Ronald rencontrent Gérard et Selma à Nice. Choix du sultanat de Brunei.

Ils arrivent à Nice peu après 15h. Flora est heureuse d’être chez elle. Ses parents se sont installés à Hyères, à quelques kilomètres d’ici. La voiture de location les conduit jusqu’au quartier de la Baume, sur les hauteurs de la ville. Ils pénètrent dans un immeuble et montent à pied les quatre étages jusqu’à une porte blindée. Ronald annonce à Flora qu’il a fait transférer l’argent sur d’autres comptes grâce à la procuration qu’il a sur celui de flora. Il lui a laissé 20.000 $ pour son usage personnel. La porte s’ouvre. Ronald présente Gérard à Flora. Pourquoi avoir choisi Nice ? demande la jeune femme : à cause de son aéroport, des bonnes liaisons internet, de la police occupée à traquer la délinquance et le terrorisme et de la mairie toujours prête à accueillir les entreprises travaillant avec l’étranger (sans trop se mêler de ce qu’elles font). Officiellement, ils sont censés s’occuper de conseil en recrutement, spécialisé à l’international.

Selma, jeune femme au look queer, arrive. Ronald expose son cv : grande spécialiste de géopolitique, diplômée de HEC Maroc et de la London School of Economics, ancienne analyste risque chez Standard and Poor’s. Ils s’installent en cercle au milieu de la pièce. A ce stade, il y a deux urgences, dit Ronald : procéder à des recrutements pour l’agence et définir la cible pour l’opération. Il laisse la parole à Selma. Elle a affiné son analyse et a abouti à la conclusion qu’un seul nom s’impose. Il faut d’abord exclure les grandes puissances et les États européens et tenir compte des zones d’influence, ce qui écarte les États d’Amérique latine (malgré le Venezuela, l’Équateur et Cuba). En Afrique, beaucoup de pays sont vulnérables. La plupart sont pauvres et déchirés par des rivalités ethniques. D’autres États sont trop grands comme l’Afrique du Sud ou intouchables comme le Rwanda. Elle rappelle l’échec du fils Thatcher et des paramilitaires sud-africains de Simon Mann en Guinée équatoriale en 2004. En Asie, les royaumes himalayens (au cœur d’une rivalité entre la Chine et l’Inde) ne conviennent pas. La Birmanie, la Malaisie, les Philippines, l’Indonésie, sont trop grandes et trop peuplées, les confettis du Pacifique sont trop petits et trop pauvres. Il reste donc un État : le sultanat de Brunei, petit territoire sur l’île de Bornéo au carrefour des zones d’influence de la Chine, de la Malaisie et de l’Indonésie. Le sultan actuel, âgé, règne depuis un demi-siècle. Le pays est stable. La charia intégrale s’y applique depuis dix ans. L’homosexualité y est passible de la peine capitale.

Ronald remercie Selma. Il va proposer Brunei à leurs commanditaires. Flora mesure le caractère surréaliste de la scène. « Avec trois infos glanées sur Wikipédia, tu vas appeler les patrons des GAFAM pour leur dire : on va faire un coup d’État à Brunei ! je rêve. » (93) C’est Selma qui répond. Elle étudie la géopolitique depuis 15 ans et pourrait parler de Brunei pendant des heures. Ronald s’interpose entre les deux femmes. Nous allons faire du sur-mesure. A ce stade, il s’agit de définir un objectif. « Le coup d’État, c’est une technique et une histoire. Cela ne se compare en rien aux missions secrètes dont nous avons l’habitude. » Flora ironise. Ronald est encore obligé d’intervenir. Il a rendez-vous le lendemain avec l’homme qui a signé les études les plus importantes sur le sujet. Ils vont lui soumettre le cas de Brunei. Ensuite, ils élaboreront une stratégie, ils recruteront les personnes nécessaires et ils construiront l’outil approprié. Flora pense qu’elle doit se méfier de Selma.

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Chapitre 9. Ronald rencontre Hugues Delachaux à Bauloret-sur-Lauron.

Ronald se rend à Bauloret-sur-Lauron, dans le Gers et sonne à une maison. Deux chiens aboient. Un homme chauve ouvre sa fenêtre et demande qui c’est : Ronald Daume, son correspondant américain. Quand l’homme arrive pour lui ouvrir, sa tête est couverte d’une moumoute râpée, posée de travers. Hugues Delachaux le fait entrer et lui propose du sirop d’orgeat. Ronald lui dit qu’il a lu tous ses livres en anglais. Delachaux est à la retraite depuis bientôt dix ans, mais son dernier article est paru dans Foreign Affairs, il y a à peine six mois. Il lui montre sa bibliothèque. Ronald lui annonce qu’il s’intéresse à la question des coups d’État et en particulier sur un petit pays : un petit sultanat de l’île de Bornéo. Delachaux ne comprend pas. « Je ne veux pas étudier un coup d’Etat. Je veux en organiser un. » (101) « – Qu’est-ce qui vous fait penser que je vais accepter de vous aider ? – Votre passé. » Delachaux est intrigué. Ronald s’est renseigné : natif du Béarn, Hugues Delachaux est entré à l’École Normale Supérieure, a obtenu l’agrégation de philosophie et, après mai 68, est devenu militant actif des mouvements gauchistes puis membre de la mouvance d’Action directe. Ronald rassure Delachaux. Il ne travaille pas pour la CIA. Quand les choses ont mal tourné pour Action directe, il a quitté la France puis a été arrêté. Mais comme il n’avait pas de sang sur les mains, les poursuites se sont progressivement éteintes. Il s’est ensuite installé au Canada et les services canadiens l’ont envoyé comme professeur au Malawi où le président Kamuzu Banda était obsédé par la crainte d’un coup d’État. Ce qui lui a donné l’idée de s’intéresser à ce sujet. Il a étudié Machiavel et Trotski. A son retour en France, en 1988, Delachaux a rejoint l’université de Bordeaux. Le vieil homme lui propose de déjeuner avec lui. Ronald lui confirme qu’il n’est pas venu pour des conseils mais pour l’engager. Delachaux est surpris mais demande à Ronald d’exposer son projet. Il résume l’affaire sans parler ni de Marvin ni de Providence. « Alors comme ça, les patrons des grosses boîtes de l’Internet veulent leur propre Etat. [...] Ils ont raison. A vrai dire, si on y pense, c’était fatal qu’ils en arrivent là. Avec la puissance qu'ils ont accumulée, ils ont les moyens de tout faire. » (104) Ceux qui possèdent le pouvoir économique finissent toujours par vouloir acquérir le pouvoir politique. Ronald lui répète qu’ils ont besoin de lui. Delachaux veut étudier le dossier. Mais Ronald veut autre chose : « Je vous demande de rejoindre notre équipe. Et de piloter les opérations avec moi. » (106) Delachaux s’inquiète pour ses chiens. Ils discutent encore pendant vingt minutes… delachaux s’installera à Nice la semaine suivante.

Chapitre 10. Recrutements et réunion de cadrage sur Brunei.

L’agence a beaucoup changé. On a livré des ordinateurs, des écrans, du mobilier. On a refait les peintures, installé des cloisons. On a recruté Hakim, une vieille connaissance de Ronald, à l’époque militaire, en tant que directeur des opérations, deux jeunes pour la logistique et la maintenance, une secrétaire, un coursier, un chauffeur et une équipe de vigiles. Aucun d’entre eux (sauf Hakim) n’est au courant de la véritable fonction de l’agence.  Quatre jours ont passé depuis la rencontre avec Delachaux. Romain, le chauffeur est parti la veille chercher le professeur et ses chiens et l’a installé dans une villa. Le matin, à 9h, tout le monde attend l’arrivée du vieil homme. Il se présente avec une moumoute neuve et un costume vieux de dix ans.

La réunion de cadrage commence à 11h. Ronald fait un tour de table pour présenter l’équipe : Gérard, chargé des opérations financières est, selon Ronald, le meilleur comptable même s’il a eu l’imprudence de conseiller des gens peu recommandables connus à Madagascar. Il a connu Hakim dans les rangers : cet homme né au Maroc, a été élevé en France. Il a travaillé avec Carla, la secrétaire, pour des opérations dans le golfe Persique. Elle a servi dans l’armée et enregistre tout ce qu’on dit. Selma est une ancienne de l’agence Providence, il vante ses talents d’analyste. Elle commence son exposé sur Brunei : situation géographique du sultanat de Brunei dans la région, religion : islam, Brunei (état en deux parties), la question démographique : freiner l’expansion chinoise au profit de la population malaise qui définit de droits particuliers, indépendance en 1984 vis-à-vis de l’Angleterre, voulue par le sultan pour établir un État indépendant et un régime autoritaire (sans opposition). Le terrain ne sera pas facile. Mais ce défi plaît à Delachaux.

Chapitre 11. Influence d’Antoine, le grand-père mercenaire sur Flora.

Dès son arrivée en France, Flora est allée se ressourcer à l’Estanci, au bout de la presqu’île de Giens, son paradis personnel, pour faire de la plongée. Ces deux dernières années, depuis la mort de sa mère, elle a tout fait pour empêcher son frère de vendre leur maison. En débarquant à Nice, elle retrouve la maison déserte et sentant le renfermé. Elle regarde les photos jaunies. Son père, un bel Américain de Caroline du Sud, avait été envoyé en Allemagne pour son service militaire. Il y avait rencontré sa future femme et y était restée. Puis il avait pris une retraite anticipée pour installer sa famille sur la Côte d’Azur. Il avait disparu quand elle avait 12 ans et elle ne l’avait plus revu. Sur un autre cliché, elle observe la dureté de sa mère derrière sa blondeur germanique. Elle ne regardait jamais sa fille, ivre d’amour pour Jérémie. Une autre photo représente la photo de quelqu’un que Flora n’a pas connu, son grand-père Antoine, mort peu après sa naissance en treillis militaire dans un pays tropical. Il avait rencontré la grand-mère de Flora au Cameroun. Hilda était la fille d’un pasteur luthérien. Il ne cachait pas qu’il était mercenaire. Il avait épousé et trompé cette Prussienne raide et froide. Cet amour éphémère avait été le seul pour Hilda. Devenue vieille, elle se montrait intarissable sur les expéditions d’Antoine quand sa petite-fille venait à Berlin, pendant les vacances d’été. La gamine avait été nourri à cette légende.

Quand il avait été question de choisir un métier, elle avait suivi la voie tracée par ce grand-père mythique : elle avait été la première femme à être affectée dans une unité de nageurs de combat. Quand elle avait été tentée d’abandonner l’armée, c’est encore l’exemple de son grand-père qui l’avait inspirée. Quelques semaines plus tard, elle avait croisé la route de Ronald et rejoint Providence. Depuis le désastre de Madagascar, Flora a perdu la boussole. Avant d’entrer dans cette nouvelle aventure hasardeuse, elle a besoin de solliciter les conseils de l’aïeul inconnu qui veille toujours sur elle. La passion des coups d’État et l’ambition de changer le monde étaient communes à Ronald et à Antoine. Elle avait raconté à l’un les exploits de l’autre. Son grand-père avait régné sur une île de l’Océan Indien pendant une décennie avant d’être renversé et de reprendre le pouvoir. Il avait tantôt défié tantôt soutenu des gouvernements africains. « Flora était parvenue à la conclusion que les aventures d’Antoine étaient des gestes picaresques et poétiques. Elle était convaincue qu’il avait d’abord cherché le risque, la fraternité des armes et rêvé de royaumes imaginaires qu’il lui importait assez peu de posséder. […] Il était l’héritier d’une tradition chevaleresque qui lui faisait prendre le parti des faibles, au mépris de ses propres intérêts. Il avait d’ailleurs fini sa vie misérablement, ruiné, trahi, chassé de partout. » (122) Il était revenu auprès d’Hilda. Avec la maladie d’Alzheimer, il perdait peu à peu ses souvenirs ce qui ne l’empêchait pas de recevoir la visite de politiciens africains à qui il donnait encore des conseils confus. Dans les projets de Ronald, il y avait sans doute moins de rêve et plus d’ambition, quelque chose de plus sombre que les tartarinades du grand-père. En essayant de démêler ses pensées, Flora voit son grand-père lui dire : « Si j’avais dû attendre de savoir pourquoi je faisais les choses, je n’aurais jamais bougé de ma Saintonge natale. N’écoute jamais que tes désirs. Tu désires t’embarquer dans cette mission. Elle te fait peur mais elle t’attire. Et si tu y renonces, que feras-tu à la place ? Tu retourneras sur un autre Prairial ?  […] La seule liberté des humains est de choisir leurs rêves. » (124) De retour à la maison, Flora trouve un message de Ronald sur son portable : « Ta mission est prête. Rentre à Nice. Départ pour Brunei prévu dimanche. »

Quand Flora revient à l’agence, celle-ci est méconnaissable. Les gens s’affairent sur leurs portables. Des cartes ont été affichées au mur. Chacun vaque à ses occupations. Elle voit Ronald en train de préparer sa valise et craint qu’il ne vienne avec elle. Mais il doit retrouver Ray en Bulgarie. Quant à elle, elle fera escale à Singapour où elle retrouvera Jo, un coéquipier venu directement de Madagascar. Tous les deux, ils recollecteront des informations en se faisant passer pour un couple en vacances. Flora pose des questions sur le vieux monsieur : le meilleur spécialiste mondial des coups d’État… Enfin, Ronald lui dit de passer voir Selma pour préparer son départ. Les deux femmes gardent leur antipathie pour elles.

Chapitre 12. Ronald et Ray à Sofia, Flora et Jo à Singapour.

Pour rencontrer Ray discrètement, Ronald le rejoint à Sofia où se tient un forum de financiers internationaux de trois jours. Vers 19h, Ray (et son garde du corps déjà présent à Joshua Tree) et Ronald se retrouve dans un grand restaurant folklorique, à l’extérieur de la ville. Ray veut aller à l’essentiel. Marvin est d’accord pour Brunei : « l’idée de piquer son État à l’homme qui était le plus riche du monde lui plaît beaucoup. Ça l’amuse de savoir qu’aujourd’hui il a plus d’argent que ces émirs en carton-pâte. » (131) Ronald a le feu vert pour lancer l’opération, une équipe peut partir dès le lendemain. Celui-ci demande un nouveau versement pour lancer la phase opérationnelle. Il donnera de nouvelles coordonnées bancaires. Par ailleurs, il indique à Ray qu’il a besoin de gens plus spécialisés en informatique, de vrais professionnels. Marvin, répond Ray, a sélectionné pour cela deux hackeurs, Imre et Ioura, qui se sont fait remarquer, entre autres, en craquant les codes de la Maison-Blanche. Ray ne veut pas s’étendre davantage sur le sujet Il parle de la politique américaine, des démêlés de Trump avec la justice, du dernier Tarantino, de son divorce ruineux.

A Singapour, Flora a rendez-vous à l’aéroport, près d’une statue de Mickey géante. Soudain, elle aperçoit un Européen qui joue avec des enfants près de cette statue. C’est Jo. Il y a plusieurs façons d’être discret, lui dit son coéquipier. Ils passent les contrôles pour embarquer. L’homme sort un couteau de chasse de sa poche : « on me remarque mais on ne me soupçonne pas ». (137)

Chapitre 13. Théorie de l’ébranlement exposée par Delachaux.

De retour de Sofia, Ronald organise une réunion de l’équipe au complet pour donner un caractère solennel au lancement de l’opération et présenter Delachaux (seul Mattéo, l’informaticien, a une vague idée de ce qu’il fait toute la journée). Ronald commence en rappelant les objectifs de l’opération : mettre fin au règne nuisible d’un potentat asiatique opprimant son peuple, le soumettant à la charia dans sa version la plus intégrale et cruelle du monde. Cette raison officielle doit susciter l’adhésion générale. Bien peu connaissent les raisons profondes. Mais il faut garder le secret. Ronald fait ensuite une présentation élogieuse du professeur et lui laisse la parole.

Il convient d’abord de définir ce qu’est un coup d’État, dit Delachaux. « Vous imaginez sans doute qu’un coup d’État consiste à soutenir un opposant sans scrupule qui va conquérir le pouvoir en assassinant quelques personnes, dont le chef d’État lui-même. » (Ex. de Brutus et César) (140) Pour Edward Luttwak, le coup d’État consiste dans « l’infiltration d’un segment limité mais critique de l’appareil d’État, pour priver le gouvernement de tout contrôle sur le reste. » (141) C’est la théorie classique. Le mérite de cette définition est de montrer que dans un État moderne, il faut distinguer trois échelons, le gouvernement, l’appareil d’État (bureaucratie, armée, police) et le peuple. Selon le rôle de chacun dans les événements, on peut distinguer plusieurs situations : lorsque le peuple attaque l’appareil d’État et cherche à s’emparer du pouvoir pour changer le système politique, c’est une révolution ; lorsque la lutte a lieu au sein de l’élite politique, c’est une révolution de palais. Le véritable coup d’État se situe entre les deux. Ceux qui le mènent commencent par diviser l’appareil d’État. Le pouvoir politique est désarmé et les auteurs du coup les remplacent.

Mais, ajoute Delachaux, cette théorie n’est pas applicable à Brunei pour plusieurs raisons :

1. L’imbrication ethnique du pouvoir et de l’appareil d’État. Le sultan, l’élite politique sont malais. L’armée, la police et l’administration sont réservées aux Malais. « Toute tentative pour séparer l’appareil d’État de la caste au pouvoir est vouée à l’échec puisque ces deux groupes sont constitués des mêmes personnes, unies par des liens religieux et ethniques. » (142)

2. Le pays est riche. Tout le monde a intérêt à préserver ce statu quo.

3. Il n’y a aucune opposition, aucun parti politique, aucune liberté d’expression, aucun moyen d’infiltrer un groupe au sein des forces armées ou de la police sans attirer immédiatement l’attention et provoquer une répression sanglante.

4. Il y a des troupes étrangères sur le territoire. Si l’on parvenait à neutraliser l’armée et la police, les forces britanniques seraient encore intactes et le sultan pour demander leur intervention.

« Est-ce pour autant que nous devons renoncer ? demande Delachaux en ménageant le suspense. Non, bien sûr ! Il y a d’autres solutions. » Delachaux s’est éloigné des conceptions classiques. Il a lu Malaparte, Technique du coup d’État, Lénine et Trotski. Lénine pensait que l’insurrection ne pouvait se produire que si les conditions favorables étaient réunies ; Trotski jugeait qu’elle était possible partout. Il la voyait comme une technique. A partir de son exemple, Delachaux a élaboré sa théorie de l’ébranlement : « on peut aboutir au coup d’État non seulement par l’infiltration des forces de sécurité […] mais aussi par l’explosion du peuple. Toutes les sociétés contiennent une violence latente qui ne demande qu’à s’exprimer. C’est cela que cherche à provoquer l’« ébranlement ». » (144) Pour cela, il faut d’abord faire l’inventaire de toutes les fragilités de la société cible, étudier les inégalités, les contradictions, les oppositions et même les haines qui séparent les communautés. En somme toutes ses fractures. (Réf. au kintsugi). Le préalable de tout ébranlement est donc d’établir la liste des fractures dans de nombreux domaines. Quand les failles seront visibles, ils pourront agir. L’assistance est un peu sonnée, mais Ronald assure qu’ils sont prêts à décliner ce programme. Delachaux est ému. « C’est la première fois que cette théorie va être soumise à une validation pratique ». Il est « sûr que Brunei sera un excellent cas d’école » et que « cette opération sera peut-être la première d’une longue série. Car le principe de l’ébranlement est universel. » (145) Il les remercie. Tout le monde repart à son poste dans un mélange de perplexité et de fierté.

Chapitre 14. Découverte de Bandar Seri Begawan par Flora et Jo, le Gitan.

Flora et Jo sont dans le Boeing de la Royal Brunei. La voix d’un imam récite la sourate du voyageur pendant que des paroles du Coran défilent sur l’écran devant eux. En arrivant à l’aéroport de Bandar Seri Begawan, Jo récupère son sac et son étui à guitare et ils prennent un taxi pour l’hôtel Radisson dans le centre-ville. A cause du ramadan, aucun repas ne peut être consommé dans la journée au restaurant. Le lendemain matin, Flora trouve Jo en train de parler avec une serveuse malaise venue d’Indonésie. Les Malais, dit Jo, les considèrent comme des étrangers auxquels on peut confier les boulots que les autres ne veulent pas, comme servir les mécréants pendant le ramadan. « Un peu comme les Gitans en Europe. Sauf que les Gitans ne se laissent pas faire », ajoute-t-il. (151). Pour confirmer qu’il est gitan, Jo montre Django Reinhardt tatoué sa poitrine. Flora lui dit de se couvrir.

Ils décident de sortir pour découvrir la ville. Flora se couvre la tête avec une écharpe de soie. Les quartiers vétustes et délabrés les surprennent : ce n’est pas ce qu’ils attendaient d’un État pétrolier. En approchant de la rivière Kampong Ayer, ils décident de héler un bateau pour continuer la visite. Ils remontent le courant et Flora explique le peuplement de la ville. Puis ils aperçoivent la grande mosquée, la Cour suprême, les ministères et les villas luxueuses et… un crocodile. Ils remontent à nouveau le bras principal de la rivière et le pilote leur indique l’emplacement du palais du sultan. Quand la rivière devient trop étroite, ils font demi-tour et reviennent vers la baie où ils voient un pont suspendu très moderne. Ils se demandent où sont les 400.000 habitants du pays. Le lendemain, ils loueront une voiture pour voir ce qui se cache derrière ces berges.

Chapitre 15. Deuxième jour à Bandar Seri Begawan : visite de la ville en taxi.

Flora est furieuse contre Ronald qui lui a imposé ce binôme mal accordé avec Jo. Elle qui est taciturne, farouche et féministe ne supporte pas ce macho bavard. De plus, elle pense que son attitude peut les mettre en danger. Avec ses tatouages et ses breloques chrétiennes, il multiplie les provocations en pays musulman. Au matin du deuxième jour, elle veut mettre les choses au point. Les chauffeurs de taxi sont souvent des indicateurs de police, dit-elle. Elle le trouve en grande conversation avec la petite serveuse indonésienne. Elle a plein de choses à raconter, il faut parler aux gens, répond Jo. Il a découvert que les femmes ont ici le droit de travailler et de conduire, contrairement à l’Arabie saoudite. Ils repassent dans leurs chambres pour chercher des affaires. Jo ressort avec son appareil photo et une casquette à l’effigie de Johnny Hallyday. Flora est tête nue, la charia ne s’applique pas aux non-musulmanes, notamment aux Chinoises.

Le taxi est conduit par une Chinoise prolixe. Flora lui indique le tour qu’ils veulent faire. Elle leur montre les différents ministères. Ils semblent vides. Ces beaux buildings ne servent à rien, précise leur chauffeur. Le pouvoir est ailleurs. Le sultan. Ils sortent du quartier des institutions et rejoignent la rive fluviale. Là, il y a des jardins soignés et de grandes maisons privées avec des terrasses ; en contrebas, des bicoques délabrées devant lesquelles sont garées des voitures récentes. L’essence est ici moins chère que l’eau en bouteille. Elle leur montre le plus grand pont d’Asie qui va à Temburong et leur explique que le pays est divisé en deux parties : d’un côté la ville et de l’autre la forêt. La zone est plus peuplée avec des immeubles d’habitation d’une vingtaine d’étages. Après, il y a le port, la zone industrielle, le pétrole. Ils ne peuvent aller plus loin car là commence la zone militaire. Ils font demi-tour puis s’arrêtent pour faire quelques pas sur le rivage de la mer de Chine. Puis, ils se dirigent vers l’intérieur en suivant la côte. Leur guide chinoise leur propose de voir le Jérudong, un quartier comprenant un polo club, un golf et un hôtel de luxe, l’Empire… vide dans la journée et qui se remplit, le soir, pour la rupture du jeûne. La construction du quartier par Jefri, le frère du sultan, en 2000 a fait l’objet d’un scandale. S’ils continuaient, explique le chauffeur, ils iraient à Seria, la ville de Shell puis en Malaisie. La frontière est à 40km mais ils reviennent vers la ville et le palais royal (qui ne se visite qu’une fois par an, après la fin du ramadan, le jour de Hari Raya). A peine regardent-ils la grande mosquée et la jonque royale, symbole de la dynastie.

De retour à l’hôtel, leur chauffeur leur indique un restaurant chinois, le Phung Mun, susceptible d’être ouvert. Quand ils arrivent dans ce restaurant, au deuxième étage d’un immeuble au bord de la rivière, tous les clients sont déjà partis. Ils s’installent près d’une baie vitrée d’où ils peuvent voir la rivière et le quartier de Kampong Ayer. Ils choisissent des plats au hasard. « Je me demande bien comment ils comptent s’y prendre [pour faire] un coup d’État dans ce pays », dit Jo (169)

Chapitre 16. Nouvelle réunion à Nice : la manne pétrolière de Brunei, le sultan et Nurul.

A Nice, l’agence dispose maintenant de deux étages, et bientôt trois. Une réunion générale se tient tous les deux jours, présidée par Ronald mais dirigée par Delachaux qui porte maintenant une toute nouvelle moumoute d’un célèbre perruquier niçois. Ronald annonce le programme de la matinée. Delachaux commence par faire le point sur ses recherches en matière économique. Officiellement, les réserves pétrolières et gazières de Brunei sont inépuisables. Mais la réalité semble bien différente. Les gisements actuels, exploités par Shell depuis les années 20, sont faciles d’accès, faibles en coûts de production et sans frais de transport jusqu’aux raffineries mais les réserves seront bientôt taries. Les nouveaux blocs d’exploitation détectés depuis une vingtaine d’années se trouvent en eaux profondes. Leurs coûts de production sera très élevé et l’acheminement compliqué, à condition que cela en vaille la peine. Les blocs déjà mis en exploitation ne donnent rien ou presque. Or, précise Mattéo, ces gisements impraticables sont toujours comptés à hauteur de leurs réserves théoriques dans les statistiques officielles. Delachaux livre son verdict : é Notre cher petit Brunei en or massif ne dispose plus en vérité que de quelques années d’exploitation de pétrole et de gaz. » (174). Ils vont devoir poursuivre leurs recherches pour en savoir plus : « il nous faudrait craquer les ordinateurs de la Shell et avoir accès à leurs documents internes » (175). Les hackeurs doivent arriver le lendemain. Mais Ronald rappelle qu’ils ne peuvent pas attendre cinq ans que cela se produise. « L’ébranlement qui nous intéresse, ce n’est pas la fin du pétrole en elle-même. En revanche, ce qui peut arriver tout de suite, surtout si nous le provoquons, c’est l’annonce que les beaux jours sont terminés. En noyant le poisson, le sultanat ne cherche pas seulement à rassurer la communauté internationale. Le premier but de leurs mensonges, c’est d’entretenir le peuple dans l’idée que l’âge d’or va durer toujours. » (175) Selma ajoute que c’est la rente pétrolière qui fait tourner l’emploi public. « Il faut frapper au ventre, ajoute Delachaux en citant Trotski ; cela ne fait pas de bruit. »

Selma enchaîne pour parler de l’aspect politique, et en particulier du sultan. L’homme au pouvoir depuis 56 ans, a eu trois femmes et onze enfants. Il collectionne les voitures de luxe mais tout ne semble pas aller aussi bien qu’il voudrait le faire croire. Il vient de fêter ses 77 ans et certaines rumeurs affirment qu’il est malade. Pour toutes ses affaires privées, il se cache à Londres (où il y a beaucoup de Brunéiens) ou à Paris. Le 13 mars précédent, une importante délégation du sultanat a investi l’hôpital américain de Neuilly pendant une semaine. Une photo montre un homme sur un brancard mais on ne sait pas s’il s’agit du sultan ou d’un proche. Il n’était pas à Brunei à cette date mais cela ne prouve rien. Là encore, dit Selma, ils auront besoin des hackeurs pour accéder aux dossiers hypersécurisés de l’hôpital américain.

Selma ne veut pas aborder le sujet épais de la famille royale mais elle veut encore évoquer un sujet urgent. Elle montre d’abord la photo d’Azahari, leader de la rébellion de 1962 et mort en exil à Jakarta en 2002, et celle d’un trentenaire en Ray Ban : Nurul, le dernier des dix enfants d’Azahari. Ingénieur en télécommunications à Toronto, au Canada, il voue une grande admiration à son père, mort quand il n’avait que quinze ans. Passionné de politique, il a fondé le seul parti d’opposition brunéien en exil mais il semble qu’on s’emploie à effacer ses traces sur internet. Les hackeurs auront un travail supplémentaire. La réunion se termine à midi et quart.

Chapitre 17. Troisième jour à Bandar Seri Begawan : Flora et le yacht-club.

Flora, aussi perplexe que Jo sur la faisabilité du coup d’État, regrette d’avoir suivi Ronald. Elle pense à son grand-père. Elle propose à Jo d’aller marcher du côté des mosquées pour glaner d’autres informations. Ils s’approchent de la grande mosquée. Des hommes les regardent de travers. Jo s’est battu avec des Maghrébins quand il était gamin à Marcq-en-Bareuil mais il respecte les gens qui ont une religion. Il parle de son père qu’il n’a pas vu jusqu’à ses 15 ans, il était en centrale à Clairvaux. Sa mère l’a confié à son grand-père. Et de sa famille, des hommes magnifiques, selon lui. Jo s’est engagé dans l’armée : il a passé trois ans dans l’infanterie de marine, ensuite il a fait diverses activités jusqu’à Madagascar où il a rencontré Ronald. Flora reconnaît que Jo ne lui déplaît pas. Elle perçoit en lui quelque chose de tendre et de puissant. Ils déambulent toute la matinée dans cette ville insaisissable avant de rejoindre à midi le restaurant chinois de la veille. A la table d’à côté, trois Chinoises parlent et rient fort. Jo leur lance des œillades et Flora le voit à leur table quand elle revient des toilettes. Avant de partir, l’une d’elles glisse un papier à Jo. Flora et Jo rentrent à l’hôtel en se donnant rendez-vous pour ressortir à 17h.

Quand elle redescend, Flora trouve un mot à la réception : Jo est sorti tout seul pour visiter la ville. Elle remonte dans sa chambre en colère et se plonge dans le guide de Bornéo… qui déconseille de visiter Bandar Seri Begawan mais mentionne le yacht-club. Flora décide d’y aller. Elle enfile sa petite robe noire et commande un taxi. A la porte du club, deux vigiles lui demandent sa carte de membre et un homme l’aide à entrer. Yohann est sud-africain. Il est à Brunei depuis deux ans et demi. Sa femme et ses enfants sont à Brisbane, en Australie. Il va les rejoindre tous les six mois. A Bandar, Yohann travaille pour une compagnie d’électricité privée qui fait tourner une petite centrale au fuel qui alimente le palais. Le sultan n’a pas confiance dans la compagnie nationale. Il lui fait visiter le club : la salle à manger, le jardin qui donne sur la rivière, le ponton. De nouveaux membres arrivent au club, néerlandais, britanniques, chinois qui confirment que la loi islamique est ici moins stricte que dans d’autres pays islamiques. Flora dîne avec eux. Elle se retrouve entre deux ingénieurs, un Néo-Zélandais et un Écossais de Glasgow travaillant pour la Shell. Vers 23h, tout le monde se sépare. Yohann dépose Flora au Radisson.

Chapitre 18. Premiers résultats des hackers à Nice, Brunéiens chinois apatrides.

Ronald accueille, à l’aéroport de Nice, les deux hackers. Il est surpris par leur air hébété et leur look androgyne et les conduit jusqu’à l’agence. De concert avec Hakim, Ronald les installe au quatrième étage où deux postes de travail ont été installés pour eux. Puis il appelle Ray pour en savoir plus sur ces deux zombies. Ray le rassure et raconte comment ils ont été recrutés. Imre a tenu la dragée haute à la société de Ray pendant six mois, pénétrant dans les ordinateurs centraux et volant des données pour s’amuser. La police a fini par le découvrir dans une baraque sinistre à vingt kilomètres de Budapest. Il habitait chez sa mère qui faisait des ménages. Il a eu le choix entre vingt ans de prison en Hongrie et un emploi à Los Angeles. La fille vient d’une famille russe émigrée dans l’Illinois. Elle faisait le même genre de choses. Il a été plus facile de l’arrêter aux États-Unis. Depuis, ils font des merveilles, conclut Ray. Ronald raccroche et les cherche. Ils sont déjà installés à leurs postes. Selma les a branchés sur trois recherches : les statistiques internes de la Shell sur les réserves d’hydrocarbures, les dossiers personnels de l’hôpital américain de Neuilly pour l’opération du sultan et les informations sur le fils Azahari à Toronto. Ronald repasse à son bureau et va discuter pendant une heure avec Delachaux avant de redescendre au quatrième étage. Et là, Ioura lui tend un paquet de feuilles. Ils ont déjà trouvé des articles sur Nurul Azahari. Sur la dernière feuille, il y a son nom, son numéro de téléphone, son adresse mail, son numéro de passeport et de permis de conduire. Ronald et Selma sont bluffés. Selma va s’occuper d’Azahari.

Dans la salle du petit-déjeuner de l’hôtel Radisson, Jo est furieux contre Flora et inquiet : où était-elle passée ? Elle lui répond en demandant des nouvelles de « sa Chinoise ». « On arrête de jouer et on se parle franchement. C’est une mission, pas un voyage de noces. Tu fais ce que tu veux et moi aussi. Après, on parle et on met nos infos en commun. » (201). En allant boire un verre avec Kiu, chez ses parents qui habitent dans le quartier résidentiel, Jo en a appris un peu plus sur les Chinois de Bandar Seri Begawan. Ce sont eux qui travaillent, qui tiennent tout le business : les concessionnaires de voitures, les agences de fret maritime, les cimenteries, les boîtes de BTP. Mais, dans le pays, les Chinois sont traités comme des sous-hommes par les Malais. Ils ne peuvent pas acheter plus d’un hectare de terre et sont tenus à l’écart de l’administration. Il y a officiellement 25% de Brunéiens chinois mais cette proportion ne varie jamais malgré les mariages. La vérité, c’est que depuis 1975, tous les enfants qui naissent sont apatrides, dit Jo. « Kiu est apatride […] comme plus de 20.000 autres jeunes Chinois d’ici. » (203). Mais ils n’ont guère les moyens de se révolter car la police les surveille. Flora taquine Jo sur sa jeune amie. Il se met en colère. Il ne veut pas reproduire ce qu’il a vu à Madagascar. De son côté, Flora raconte sa soirée au yacht-club et sa rencontre avec Yohann et sa bande de buveurs de bière.

Chapitre 19. Règne et succession du sultan de Brunei.

Deux chambres ont été réservées pour les hackeurs dans un hôtel proche de l’agence mais ils préfèrent dormir dans leur bureau et se nourrir de pizzas qu’ils se font livrer. Leurs résultats sont impressionnants. Ils ont réuni des informations sur les câbles sous-marins alimentant les réseaux télécoms du sultanat. Ils sont entrés dans les systèmes informatiques de la police, de l’armée et de la télévision de Brunei. Celui du palais leur résiste encore. Ils ont exhumé des documents confidentiels de la Shell corroborant (et même aggravant) les prévisions de Delachaux : les réserves de pétrole sont évaluées à deux ans, celles de gaz à cinq. Ils ont également eu accès au dossier médical du sultan à l’hôpital américain. A part une petite alerte cardiaque, le sultan est en bonne santé. « Nous pouvons sûrement le faire aller beaucoup plus mal, suggère Delachaux. […] il ne doit pas être très difficile à vos petits génies d’en fabriquer un faux. Il nous sera utile en temps voulu. » (296)

Selma veut maintenant expliquer dans quelle condition va se passer la succession. Mais d’abord, elle veut revenir sur les 56 ans de règne du sultan. Brunei est pleinement indépendant depuis 1984. Pendant toutes les années 90, c’est l’âge d’or du pays. Le pétrole se vend cher, l’argent coule à flot. Le sultan gouverne avec son petit-frère Jefri, chargé de créer des fonds souverains qui prendront le relais des hydrocarbures. Mais Jefri est un flambeur et un jouisseur. Il fait venir des femmes du monde entier et organise des soirées torrides dans le nouveau palais. Il achète des hôtels de luxe dans le monde entier, le Beverly Hills à Los Angeles, le Plaza Athénée et le Meurice à Paris, construit le quartier de Jérudong. Au tournant des années 2000, les ennuis ont commencé. Certaines filles ont commencé à se plaindre, le pays a découvert ce qui se passait derrière les murs. Le monde financier s’est aperçu que Jefri confondait ses deniers avec ceux du royaume. Brunei a frôlé la banqueroute. Le prince a été conduit à l’exil, on estime qu’il a détourné 45 milliards pour son profit personnel.  Et paradoxalement, plus le palais était secoué par le scandale, plus le sultan a dû faire des concessions aux franges les plus rigoristes jusqu’à l’imposition de la charia intégrale en 2014. Il prouvait ainsi qu’il était le champion de la vraie foi. Ainsi pendant qu’à l’extérieur on appliquait la charia et qu’on construisait des mosquées, à l’intérieur du palais, on empilait les Ferrari dans les garages, le champagne dans les caves et les princesses faisaient des razzias à Paris chez les grands couturiers. Tout ceci tient tant que tout le monde a quelque chose à gagner, que les Malais ont peur des Chinois et que la monarchie met les Chinois hors-jeu… et grâce à la personnalité du sultan. Il inspire encore le respect, respecte les rites ; il a échappé au scandale en chargeant son frère.

Selma présente maintenant le reste de la famille en montrant une photo des trois frères. Jefri est pardonné mais disqualifié, le troisième est malade. En dessous, elle montre les trois femmes du sultan : le sultan a divorcé de la dernière (un scandale de plus), et les enfants : les filles sont condamnées à s’acheter des sacs chez Prada. Elles ne peuvent pas régner. Un des garçons est mort récemment. Il en reste 4. Selma montre d’autres images. L’héritier en titre, le Prince Mohamed, est un incapable. Les autres sont trop nuls ou trop jeunes… Sauf un ! le Prince Mateen, 30 ans, ancien officier britannique, marié une seule fois. Son père l’adore. Il n’est que quatrième sur la liste de succession. Ronald demande aux hackeurs de se renseigner sur lui.

Delachaux est satisfait : « Il y a donc des turbulences et des fractures aussi dans la famille royale. […] Nous partions avec l’idée d’une monarchie solide dans un pays stable et riche. Nous savons maintenant qu’il ne sera peut-être pas riche longtemps et surtout qu’il est parcouru de fissures profondes qui ne demandent qu’à s’élargir. […] Je suis de plus en plus convaincu que ma théorie de l’ébranlement va trouver ici une application parfaite. […] Si nous mettons tout ce système en branle, croyez-moi, on ne pas tarder à le voir se fracturer. » (213) Cette partie d’échecs, ajoute le professeur, se gagnera… au palais. Il veut tout savoir sur le palais. Ronald donne ses consignes aux hackeurs.

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15 mars 2024 5 15 /03 /mars /2024 13:37

         Chapitre 20. Flora, Ismail, Yohann et le capitaine Shankar.

En accord avec Ronald, Flora et Jo ont décidé de continuer leurs recherches chacun de leur côté. Jo a rendez-vous avec Kiu pour visiter le musée archéologique et en savoir plus sur la communauté chinoise. Flora est chargée de collecter des informations sur le palais. Le lendemain matin, elle appelle Yohann qui meurt d’envie de la revoir mais n’a pas osé lui proposer une rencontre. Elle lui dit qu’elle veut visiter le palais sans attendre la fin du ramadan. En fin de matinée, il lui rappelle qu’il n’est pas en mesure de la faire entrer à l’Istana mais il va en parler à un ami et il se propose d’organiser une rencontre pour les présenter l’un à l’autre.

Dans la journée, Flora se présente à l’association de plongée dont elle a entendu parler. Elle y trouve un jeune malais, Ismail, qui est moniteur du club. Ils parlent de leur goût commun pour la plongée. Né dans un petit kampong dans la vallée de la Belait, Ismail a commencé par l’apnée et la chasse sous-marine. Il a été formé à la plongée au sultanat d’Oman puis a vécu pendant deux ans à Mascate. Il a servi deux ans comme moniteur sur le Nipple II, un des yachts du sultan. Le sultan ne fait pas de plongée mais plusieurs de ses enfants en font, notamment le Prince Mateen. Ils restent toute la matinée à bavarder en évitant le sujet de la famille royale. Flora part à l’heure du déjeuner. Un taxi la reconduit à l’hôtel. Elle appelle Ronald.

Yohann passe la chercher à 19h. Un coup de canon annonce la rupture du jeûne et des voitures se pressent devant les hôtels déversant des familles malaises. Ils arrivent dans le quartier de Kampong Tanjong Nangka, à l’Ouest de Bandar, un peu au sud de Jérudong. Yohann ralentit pour montrer l’usine à Flora. Ils sont une quinzaine à travailler là, tous Sud-Africains, la nuit, il n’y a que deux hommes. Ils continuent la route et, deux cents mètres plus loin, ils entrent dans un condominium gardé par un vigile indien. Il gare sa voiture dans une allée et ils pénètrent dans la villa d’expatrié de Yohann, à la décoration minimaliste. Sur le mur, une carte est punaisée : un dédale de tuyaux et de réservoirs, le plan de la centrale, une installation qui commence à dater. Pendant que Yohann va à la cuisine, Flora s’empresse de prendre le plan en photo. De Miri, première ville de Malaisie après le poste frontière sur la côte, Yohann a rapporté de l’alcool. Il propose un Martini à Flora.

C’est à ce moment qu’arrive l’invité de Yohann, le capitaine Shankar, ancien soldat népalais du 4e Gurkhas de l’armée britannique. Des Gurkhas sont installés à Seria, près de la Belait River. Flora discute avec lui. Shankar a quitté le service actif pour intégrer la garde personnelle du sultan (30 anciens Gurkhas, une centaine de gardes malais et un millier de personnes travaillent au palais). Flora lui dit qu’elle aimerait visiter le plan sans attendre la fête de Hari Raya. Le capitaine Shankar ne peut pas mais Yohann évoque le nom de Greta, la cheffe du personnel qui donne les accréditations. Elle sera ravie de parler allemand avec Flora. Son père était le psychiatre du sultan. Après le dîner, le Gurkha propose à Flora de la déposer à son hôtel, à la grande déception de Yohann.

ci-dessous: Le sultan de Brunei célébrant ses 50 ans de règne en octobre 2017.  Roslan Rahman, AFP

Chapitre 21. Ronald rencontre Nurul Azahari à Toronto.

Depuis deux jours, l’entreprise Kota Transport, à Toronto, au Canada, est à l’arrêt à cause d’une panne d’internet et d’une coupure téléphonique. Seul un jeune Afro-Américain intérimaire peut se servir de son portable. Bill, le patron le lui emprunte pour appeler la hotline de l’agence en conseil informatique qui a installé les systèmes et en assure la maintenance. Quelqu’un rappelle Bill dans l’après-midi pour lui dire qu’un technicien passera le lendemain entre 21h et 22h. D’ici là, rien ne fonctionnera et le personnel peut rester chez lui. En attendant, seul, dans les bureaux de l’entreprise se rappelle les événements désagréables qui l’ont affecté : des menaces reçues par téléphone, quatre ans plus tôt, visant ses deux enfants, de 3 et 5 ans. Pendant un mois, il avait dû les accompagner à l’école, avec son arme dans sa poche. La plainte à la police n’avait pas abouti. L’année suivante, il avait reçu la visite de deux agents fédéraux qui avaient fait état de pressions diplomatiques du sultanat de Brunei sur le Canada. Il n’avait pas pris ces menaces au sérieux. Il n’avait pas renoncé à son engagement militant, d’autant qu’il en avait fait la promesse à son père sur son lit de mort.

Le pseudo-agent de maintenance arrive à 21h30 et tout de suite il appelle Bill… Nurul. Celui-ci fait un geste pour s’emparer de son arme. « Inutile de sortir votre arme. Je n’en ai pas. Et ma visite est tout à fait pacifique, monsieur Azahari. » (230). Le visiteur du soir se présente. Son nom est Ronald, son avion vient d’atterrir à Toronto. Il connaît tout des engagements du père de Nurul, de son rôle dans les événements de 1962, du prestige dont il jouit dans le monde asiatique. Et il félicite Nurul de poursuivre son combat avec courage tout en reconnaissant que ce combat est purement symbolique car le sultan contrôle tout le pays. Nurul lui demande s’il est venu pour qu’il renonce à ses activités politiques et le menacer. « Bien au contraire », dit Ronald. L’atmosphère se détend entre les deux hommes et Nurul, le laïque, sert un verre de scotch à Ronald. Le père de Nurul refusait l’idée d’un pays replié sur lui-même, isolé dans sa richesse, il était partisan d’un grand État de Nord-Bornéo avec Sarawak et Sabah. « Je viens vous proposer de renouer avec cet idéal d’ouverture au monde. Il est temps de briser la dictature qui a fait de ce pays la propriété privée d’une famille, si royale soit-elle », propose Ronald qui se présente comme « facilitateur » (233). Nurul a reçu une proposition de ce genre il y a quelques années. Une officine de paramilitaires sud-africains lui a proposé de le porter au pouvoir par les armes, moyennant une part des revenus pétroliers. « Arrêtez de rêver, Nurul. Brunei n’est plus le pays que votre père a quitté. Le pétrole, c’est fini, et le gaz ne vaut guère mieux. Les fonds qui auraient dû être mis de côté pour prendre le relais ont disparu dans la poche du sultan et de son frère. Je ne vous parle pas de vous installer dans leurs fauteuils pour vous en mettre plein les poches. » Nurul ne comprend pas. « Je vous parle de sauver un pays qui sera ruiné d’ici peu. D’arriver en lui proposant un avenir, en amenant avec vous des investisseurs des gens puissants qui y installeront des activités de pointe. Qui en feront une nouvelle Californie, un dragon économique, la capitale de l’intelligence artificielle et de la tech, le foyer mondial de l’innovation et de la recherche. » – Et pourquoi des investisseurs choisiraient-ils Brunei pour réaliser ces projets ? – Pourquoi ? Mais pour ne plus avoir à subir les scrupules moraux et le carcan des lois américaines. Pour ne pas être entravés par les contraintes politiques de la Chine. Pour ne pas voir leurs efforts ruinés par la fragilité de pays instables. Brunei, vous le savez au fond de vous, a les potentialités de Singapour. Le pétrole, comme d’habitude, a tout gâché dans ce pays. Mais c’est son heure, maintenant. […] Vous pouvez être le Lee Kuan Yew de votre pays. » (234) Nurul se lève, leur sert deux whiskys et demande à Ronald ce qu’il doit faire. « Rien. Nous nous occupons de tout. […] sans un coup de feu. » « –Vous êtes des magiciens, alors ? – Non des professionnels. » Avant de partir, Ronald dépose une petite carte avec son numéro. Nurul allume son ordinateur. La panne est réparée.

Chapitre 22. Effervescence à l’agence : Emma, Harvey Robson et les autres.

Quand Ronald rentre à Nice après quatre jours d’absence, il trouve l’agence en pleine effervescence. Selma est mécontente qu’il ait confié l’intérim à Hakim. Elle a recruté Emma, une spécialiste dont la mère était originaire de Hong Kong et qui parle mandarin et cantonnais. La plupart des Chinois de Brunei étant issus de familles réfugiées de Quemoy et Matsu, deux îles du détroit de Taïwan bombardées par les Chinois en 1958, il faudra rédiger les messages dans leur langue. La veille, ils ont fait un dernier point géopolitique. La situation mondiale offre une fenêtre d’opportunité pour lancer l’opération. La Chine est trop occupée par l’affaire de Taïwan et a obtenu la concession d’une île située à l’embouchure de la rivière Brunei et y a délocalisé une usine de fabrication de plastique très polluante. S’ils les rassurent sur cette concession, ils ne bougeront pas. La Malaisie et l’Indonésie ont leurs préoccupations. Les Gurkhas britanniques, basés à Brunei, n’oseront pas intervenir au risque d’être taxés de néocolonialistes.

Selma demande à Ronald de lui parler de sa rencontre avec Nurul. Après leur rencontre, Nurul a rappelé Ronald à 6h du matin et ils se sont revus à deux reprises dans la journée. Nurul a demandé des garanties pour sa femme et ses gosses : ils iront s’installer en Hongrie où le frère de Mme Azahari est installé. L’agence s’occupera de leur trouver une maison et une école pour les enfants ; ils rachèteront aussi la boîte de Nurul et prendront la main sur le site internet.  Nurul attendra les instructions à Kuching, au Sarawak. Il faut garder une très grande discrétion sur cette affaire.

Ronald descend à l’étage des opérations. L’ambiance est tendue : d’un côté, Hakim et les responsables logistiques, de l’autre, les deux hackeurs qui leur tournent le dos. Ils sont difficiles à gérer, dit Hakim, mais ils obtiennent de bons résultats. Ioura s’occupe des contenus, va chercher des informations sur le Dark Web et elle prépare les séquences dont ils auront besoin dans la phase 1. Imre, lui, infiltre les réseaux. Hakim montre à Ronald des cartes de Brunei affichées au mur : sur l’une, ils ont noté les coordonnées GPS des zones d’entraînement de l’armée anglaise, sur l’autre le camp de l’armée singapourienne. Hakim montre à Ronald le plan détaillé du palais du sultan que les hackeurs ont obtenu en piratant l’ordinateur de la veuve de Ricardo Locsin, l’architecte philippin qui a construit le palais en 1984. Sur un autre mur, deux logisticiens s’appliquent à compléter le planning détaillé phase par phase de l’opération. Hakim ramène Ronald vers son bureau pour lui parler plus discrètement. Ils ne pourront pas se passer de quelques actions de force. Mais ils ne peuvent pas intervenir directement, objecte Ronald. Ils sous-traiteront cette partie à Harvey Robson, un ancien d’artificier de Providence remercié quand Archie a mis fin à la branche « sécurité privée » et aux activités paramilitaires de l’agence. Robson a créé sa société, officiellement chargée de la faune et de la lutte contre le braconnage. Le gros du personnel se trouve en Afrique du Sud et le siège social au Canada. Ronald est passé le voir et il a demandé cher mais Ronald a accepté. Harvey et quatre de ses gars seront là mercredi, dans trois jours. Le ramadan se termine dans 9 jours et la fête de Hari Raya aura lieu deux jours plus tard. En attendant, ils vont lancer la phase préparatoire virtuelle après-demain.

Ronald se rend chez Delachaux qu’il trouve particulièrement nerveux. Le vieil homme se demande dans quoi il les a embarqués. Ronald lui demande de rentrer au bureau.

Chapitre 23. Flora rencontre Greta au palais.

Flora a trop bu chez Yohann. Elle s’endort au petit matin et quand elle descend, la salle du petit-déjeuner est fermée. Elle frappe à la porte de la chambre de Jo et, en le voyant torse nu, remarque l’étendue de ses tatouages (« toute ma vie est sur ma peau », dit-il) et une cicatrice (une balle entrée par le cou et sortie de l’autre côté). Pendant que Jo lui prépare un café, Flora observe la douzaine de photos sur sa table de nuit. Jo est très attaché à sa famille. Flora promet de lui parler de son grand-père. Tout sera bien bientôt prêt, ils vont lancer la première phase de l’opération. Il leur reste deux jours de tranquillité. Jo a prévu un voyage à Temburong, de l’autre côté de la baie, il a réservé un lodge pour la nuit. Un quart d’heure plus tard, Flora revient. Elle a eu Hakim au téléphone : ils ont trouvé des informations sur l’Allemande et veulent que Flora aille la voir. Flora appelle alors le capitaine Shankar. Greta la recevra le lendemain.

Greta a passé une matinée difficile avec un certain nombre de problèmes en régler : une fuite d’eau dans les sanitaires en or et diamants à l’étage des princesses, une gaffe d’une femme de ménage qui a fait tomber un objet sacré (omoplate de chameau avec une inscription coranique) et un accident au parking des voitures (un chauffeur novice a arraché l’aile d’une Ferrari en faisant une manœuvre). Elle est pressée de rentrer chez elle. Le capitaine Shankar lui a recommandé une jeune Allemande impatiente de la rencontrer. Un taxi dépose Flora devant un portail discret, à 50m de l’entrée principale où Greta vient l’accueillir. Elle l’amène chez elle et lui sert du sirop de menthe. Flora se présente comme une ancienne sportive qui cherche à visiter les palais dans tous les pays où elle passe. Greta parle d’elle. Née à Brunei, elle est allée en Allemagne pour la première fois quand elle avait 20 ans ; c’est à ce moment-là qu’elle a rencontré son mari qui terminait alors ses études de médecine en Allemagne. Il a accepté de la suivre. Greta rappelle à Flora qu’elle pourra visiter le palais le jour de la fête de Hari Raya, dans dix jours. Mais Flora dit qu’elle doit partir pour Jakarta dans deux jours et qu’elle espère une faveur. Greta se montre intraitable. Flora n’insiste pas mais en profite pour poser des questions sur le palais.

Greta se montre intarissable. Flora l’amène progressivement sur les sujets qui l’intéressent. Le sultan passe généralement le ramadan à l’étranger chez d’autres souverains musulmans. Il sera là le jour d’Hari Raya. Le prince héritier séjourne cette année aux États-Unis. Quant au Prince Mateen, il est parti la semaine précédente en Angleterre ou dans un autre pays pour jouer au polo. L’heure passe. Flora écoute encore quelques histoires et prend congé de l’intendante en promettant de venir lui dire au revoir avant son départ.

Chapitre 24. Flora et Jo à Temburong rencontrent Kim, leur guide ibane.

Le chauffeur malais qui emmène Flora et Jo à Temburong est peu habitué au contact des Occidentaux et ne parle aucune langue étrangère. Pour rejoindre le grand pont, ils doivent traverser le quartier résidentiel de Kota Batu où habite Kiu. Jo demande à Flora ce qui s’est passé à Madagascar. Un certain André Ritamansoa avait payé l’agence Providence pour le mettre au pouvoir à la place du président. Les mercenaires de Providence devaient aider le groupe de factieux à prendre la radiotélévision et les aider à neutraliser la garde présidentielle et quelques ministres. Mais les partisans d’André avaient un peu trop parlé et la police avait coffré tout le monde la veille du jour J. Flora avait échappé de justesse à l’arrestation, d’autant que les putschistes s’étaient empressés de tout mettre sur le dos de l’agence en criant au complot étranger. La voiture s’engage sur le pont. A l’autre bout, l’unique route grimpe dans la jungle. Au bout d’une demi-heure, ils atteignent le lodge. Deux cars de touristes vietnamiens et japonais s’apprêtent à repartir.

L’arrivée de Flora et Jo passe inaperçue. Une jeune femme souriante, tête nue, vient s’assoir à leur table de façon familière. Elle s’appelle Kim. C’est elle qui les guidera le lendemain quand ils remonteront la rivière en pirogue pour aller voir la canopée. Son côté sympathique et sa décontraction la rendent d’emblée sympathique et forment contraste avec la réserve hautaine des Malais de Bandar. Flora les présente comme français. « Je suis ibane, annonce Kim, […] les Ibans sont un des peuples de Bornéo. Il y en a à Brunei mais aussi au Sarawak et en Indonésie. Ils étaient là bien avant que l’île ne soit découpée en États indépendants. […] Ils nous appellent des indigènes. […] Des Dayaks aussi. [….] Si on se convertit à l’islam, on devient malais. Sinon, on reste dayak. » (264) La jeune ibane, fille des propriétaires de l’établissement, parle librement. Elle veut suivre des études pour être professeure. Elle décrit la discrimination dont sont victimes les peuples indigènes dans la société brunéienne. Elle leur parle des coutumes des Ibans. Ils ne sont pas très liés au reste du pays. Par les chemins de la jungle, ils passent facilement dans les États voisins, l’Indonésie au sud, mais aussi le Sabah, province de Malaisie, située à l’est de Temburong. En tant que gitan, Jo se sent solidaire de ce peuple nomade. Kim dénonce les Malais qui construisent des mosquées à Temburong pour y installer des fanatiques. Flora est surprise. Elle n’a pas eu cette impression à Bandar. La jeune fille explique qu’il y a pourtant de plus en plus de barbus et de femmes couvertes dans les kampongs et que le sultan en a peur. Pour les fanatiques, les Ibans sont des sauvages : ils boivent de l’alcool, les femmes sont libres et ils prient les divinités de la forêt.

Dans l’obscurité, quelques personnes ont allumé un feu. Jo sort sa guitare et commence à jouer un air de flamenco. On se tourne avec lui avec une admiration teintée d’épouvante. Quand il s’arrête, l’assistance applaudit et lui demande de continuer. Flora est bouleversée par cette métamorphose de Jo. Dès qu’ils se retrouvent seuls près des hamacs, Flora s’abandonne.

Chapitre 25. Veillée d’armes.

Jeudi 9 mai, province de Temburong, sultanat de Brunei.

Dans la longue pirogue jaune, Flora, Jo, Kim et le batelier remontent le fleuve. Le temps semble suspendu. Tout est anéanti par la force de l’instant et l’éternité immobile de la forêt.

Jeudi 9 mai, Los Angeles, Californie.

Marvin, seul dans le sous-sol qu’il a fait aménager au sous-sol de sa maison de Santa-Monica, contemple les cartes du sultanat de Brunei et le tableau des opérations que lui a transmis Ray, son intermédiaire auprès de Ronald. Il n’a pas ressenti une telle excitation depuis longtemps. Une compétition personnelle l’oppose à ce sultan qu’il n’a jamais rencontré. Un jour, il est entré dans le Beverly Hills Hôtel, comme un défi symbolique. L’heure est venue. C’est à lui de donner le signal.

Jeudi 9 mai, Nice, France.

Harvey est arrivé la veille du Canada, ses trois hommes d’Afrique du Sud. Ils ont commencé à prendre connaissance des opérations et à élaborer les scénarios pour leur propre intervention. Hakim a fait remonter les hackeurs au 5e étage. Vers 14h, Ronald convoque une réunion générale dans la salle de conférence. Il n’y a pas assez de place autour de la longue table, certains doivent rester debout. Après avoir félicité tous les participants pour leur implication, Ronald annonce officiellement le lancement de la première phase le lendemain à 10h, en temps universel. Il explique les nouvelles règles de travail applicables immédiatement : fonctionnement de l’agence 24h/24 et 7j/7, interdiction de communiquer avec l’extérieur, obligation de déposer les portables à l’entrée de chaque étage, réunion quotidienne des chefs de service.

Jeudi 9 mai, Nice, France.

Selma a passé la nuit avec Emma. Elles ont sympathisé avec les deux hackeurs. Après la réunion générale dirigée par Ronald, Selma s’éclipse discrètement. Elle prend un taxi et s’installe à la terrasse d’un café de la place Masséna, à Nice et compose un numéro de téléphone.

Vendredi 10 mai, Nice, France, 8h.

Ronald va chercher Delachaux chez lui. Les deux hommes arrivent à l’agence. Marvin a donné le signal en envoyant un message vide sur le portable de Ronald. Le départ est prévu pour 10h. Ioura est chargée d’incarner le bras du destin… en cliquant sur sa souris. « C’est le nouvel effet papillon, dit Delachaux […]. Un petit clic de souris ici. Et un tremblement de terre à l’autre bout du monde. » (275)

Chapitre 26. Début de la réaction en chaîne.

Li Wang habite Sydney, en Australie depuis plus de dix ans. Il est bien intégré mais n’a pas oublié d’où il vient et ce qu’il a subi. Chinois né à Brunei, il est resté apatride pendant 25 ans. Marié sur place à Jane, jeune professeur d’anglais australienne, il a encore attendu 5 ans pour obtenir son passeport et quitter le pays. Longtemps, il s’est contenté de suivre les nouvelles du sultanat pour ne pas exposer sa famille. Depuis deux ans, tout a changé : sa mère est morte et sa sœur est partie en Europe pour travailler au siège de la Shell. Il n’a plus de scrupules à critiquer le règne du sultan d’autant qu’il est devenu rédacteur en chef des pages Asie-Pacifique dans un des plus grands quotidiens de la Nouvelle-Galles du Sud. Ce 10 mai, il reçoit un fichier inconnu sans nom d’expéditeur. Il ouvre la pièce jointe le lendemain : la vidéo d’une vingtaine de secondes montre le prince héritier de Brunei en train de boire du champagne et entouré de deux filles presque nues qui lui prodiguent des faveurs. En arrière-plan de la vidéo, on peut comprendre qu’elle a été tournée huit jours plus tôt, en plein ramadan. Li Wang est d’abord tenté de diffuser la vidéo immédiatement mais il préfère la faire vérifier par Dave, le responsable informatique du journal. Rien ne semble faire penser à une fake news. Li Wang décide alors de rédiger un article et de mettre la vidéo en ligne. Les lecteurs australiens seront peu intéressés par ce type d’information, alors il l’envoie à Al Jazeera, en comptant sur la rivalité entre le Qatar et Brunei. Puis il arrose les agences de presse du Golfe et du Moyen-Orient. Il envoie aussi le fichier aux journaux chinois et à la presse malaise : le sultan de Johor, un des leaders de la fédération malaise a des comptes à régler avec le sultan. Enfin, il publie un post sur son compte Reddit, en sachant très bien que la police bloquera vite le compte. Mais d’ici là quelques personnes auront lu le message.

A Nice, après l’excitation du lancement de l’opération, la tension est retombée. Ronald a laissé Delachaux rentrer chez lui. Il y a 6h de décalage horaire entre la France et Brunei. C’est dans la nuit du deuxième jour, celle du samedi au dimanche que parviennent les premiers frémissements de la vague. Tout commence par une séquence dans le journal du soir d’Al Jazeera en arabe. Il n’y a pas de traduction et la vidéo a été floutée mais elle est explicite… en plein ramadan. Quand le gros de l’agence débarque le matin, les reprises se sont multipliées en malais, anglais et chinois. Le post de Li Wang sur Reddit a été consulté plus de 2 000 fois avant de disparaître. Un site djihadiste appelle à faire tomber les imposteurs. Ronald réunit l’équipe du 5e étage pour faire le point. Delachaux arrive en retard et adresse ses félicitations à l’équipe. Le choix de Li Wang était judicieux. Emma a épluché la biographie de dizaines de journalistes et influenceurs chinois avant de trouver la perle rare. Imre a fabriqué une contrefaçon indétectable grâce à de nouveaux logiciels de création d’images très performants. Ronald est dépassé. L’autre message, concernant le pétrole, mettra plus de temps à faire effet, explique Jasper, un jeune garçon travaillant pour Selma. Il faudra attendre la réaction des médias économiques. Hakim donne des nouvelles d’Azahari : il s’est installé à Kuching, capitale du Sarawak d’où il envoie des textes pour nourrir le site ouvert par l’agence. Les gars d’Harvey sont arrivés à Kota Kinabalu, la capitale de la région de Sabah. Pour Delachaux, le processus enclenché ressemble à la réaction en chaîne d’un réacteur nucléaire. Le pouvoir s’en prendra aux laïcs, aux mécréants, aux païens… aux Chinois et aux étrangers. « Attendons de voir. Nous avons quatre jours devant nous avant de lancer la deuxième phase. Et là, ce sera une autre histoire », dit Delachaux.

Chapitre 27. Plan B pour la centrale de Brunei.

Imre est effondré : le sabotage contre la centrale électrique de Brunei n’a pas fonctionné. C’est un vieux modèle ne contenant que très peu d’informatique. Ronald regrette de ne pas avoir été prévenu plus tôt mais Hakim lui propose un plan B. Il en a parlé avec Harvey avant qu’il parte pour Kota Kinabalu. D’après les plans photographiés par Flora chez Yohann, la centrale est composée de deux parties. La centrale, proprement dite, qui alimente le palais et un hôpital, est très bien gardée. La citerne de carburant qui alimente les brûleurs de la centrale, au contraire, n’est pas protégée. Il propose de poser une mine magnétique sur la canalisation qui alimente la centrale et de la faire sauter à distance. Faute de fuel, la production d’électricité s’arrêtera. Et Hakim rassure Ronald, il n’y aura pas de victimes, le réservoir est entouré d’une zone inhabitée. Ronald s’inquiète du délai : ils n’ont plus que deux jours et demi. Selon Harvey, c’est faisable. Il y a deux avions par jour entre Kota Kinabalu et Brunei. En arrivant dès demain, il aura le temps d’agir. La mine, de la taille d’une trousse de toilettes passera facilement. Ronald donne son feu vert.

Chapitre 28. Tout se dérègle à Brunei.

Le séjour à Temburong a été un moment de grâce pour Flora et Jo. Au retour de la balade en pirogue, ils restent une deuxième nuit au lodge. Le lendemain, ils rentrent à la capitale. Dans la voiture, Jo taquine Flora sur leur relation mais celle-ci veut qu’ils se reconcentrent sur leur mission. Ils doivent réfléchir à leur couverture. Jo doit rester en contact avec Kiu, la meilleure source dont ils disposent dans la communauté chinoise. Ils arrivent à l’hôtel et Flora téléphone à l’agence pour prendre les consignes. Elle redescend deux heures plus tard. Le hall est rempli de Malais venus pour la rupture du jeûne. Elle retrouve Jo dans la salle du petit-déjeuner transformée en restaurant indien. Flora informe Jo : Hakim veut qu’ils restent et qu’ils les tiennent au courant. Il a parlé de « réaction en chaîne ». Jo a eu Kiu, ils ont prévu de se voir chez une de ses amies. Flora a téléphoné à Yohann pour aller boire un verre avec lui en fin de journée. Elle passera voir Greta pour lui dire qu’ils seront là pour la fête. Ils mangent indien. Trois hommes regardent Flora de manière insistante. Ils montent se coucher, ils ont du sommeil à rattraper ; Flora ferme sa porte au nez de Jo.

 La matinée commence doucement avant que ne surviennent les premières alertes. Il est trop tard pour déjeuner. Jo commande deux cafés et des gaufres au room-service. Le portable de Jo sonne : c’est Kiu qui appelle pour annuler leur rendez-vous, elle semble bouleversée. Puis, c’est Flora qui reçoit un appel de Yohann : il lui dit de ne pas bouger et de ne pas se balader à pied dans les rues. Flora joue les naïves pour lui soutirer des informations et feint l’affolement. Il passera à 18h et lui expliquera les choses de vive voix. Mais au lieu de rester à l’hôtel, Flora décide d’aller au restaurant chinois. Dès le palier du deuxième étage, ils comprennent que la situation n’est pas normale. La grille est à moitié tirée, ils ne voient presque aucun Chinois. Au vu de leurs passeports, on les laisse rentrer. Dans le restaurant, Jo reconnait un jeune garçon déjeunant seul. Marc est fiancé à une amie de Kiu. Il travaille à l’Alliance française et ils lui demandent ce qui se passe. Il leur explique que le restaurant est illégal et que beaucoup de gens voudraient le voir fermer. Ce matin, ils ont peur d’une descente de police. Marc ne veut pas en dire plus. Il leur propose de passer à l’Alliance le lendemain matin. L’entrevue avec Yohann est plus éclairante. Il passe chercher Flora à l’hôtel et lui parle de la vidéo avec le prince. Tout le monde a été surpris par sa diffusion rapide, la censure des réseaux est un des rares services qui fonctionne dans le pays. La vidéo, dit-il, aurait été envoyée par un Chinois brunéien vivant en Australie. Voilà pourquoi les Chinois ont peur. Par ailleurs, il y a eu des réactions violentes dans le monde arabe et des menaces de la part de Daech. Yohann veut aller au yacht-club mais en arrivant, ils voient des voitures de police. Ils se dépêchent de faire demi-tour. Yohann ramène Flora à l’hôtel.

Le lendemain matin, Flora découvre en gros titre du Brunei Herald : « Coup de filet parmi les étrangers qui se croient autorisés à violer les lois. » Ils ont saisi de l’alcool au yacht-club et deux Hollandais vont être expulsés. En allant à l’Alliance française, Flora tient Jo au courant de la vidéo du prince. Jo se plaint de l’agence. « L’idée c’est qu’on en sache le moins possible », dit Flora.  Ils trouvent Marc en train de ranger des livres dans la bibliothèque. Ils vont dans le jardin pour discuter. Le sultan fait profil bas après la vidéo, le prince héritier va s’absenter longtemps Ils ont serré la vis sur l’alcool pour rassurer les conservateurs. Marc pense que cette affaire va se tasser mais d’autres mauvaises nouvelles inquiètent le palais. Un document interne de la Shell révélé par Bloomberg affirme que les réserves de pétrole sont pratiquement à sec. Shell a démenti mais tout le monde est inquiet. Les Malais sont presque tous dans la fonction publique. Tout ceci ravive le souvenir des années 2000. C’est la première fois, ajoute Marc qu’on entend parler d’une opposition sérieuse. Le fils Azahari est réapparu. Il a ouvert un nouveau site internet qui a déjà des milliers de followers. Le gouvernement va en interdire l’accès mais c’est révélateur de la grogne. « En somme, résume Flora, les Chinois sont inquiets, les barbus sont furieux et les Malais se sentent trahis. » (304). Marc espère que tout le monde se détendra avec la fin du ramadan et la fête d’Hari Raya.

Chapitre 29. Jim pose la mine à la centrale électrique.

Harvey et ses hommes disposent de nombreux contacts en Malaisie. Sa société de lutte contre le braconnage y a déjà été employée deux ans plus tôt. Quand elle propose aux autorités de Sabah un relevé préventif de la faune sauvage, ils n’ont aucun mal à obtenir les autorisations. L’hélicoptère de la société est stationné sur le tarmac de l’aéroport de Kota Kinabalu. Les quatre hommes de l’équipage sont à peine contrôlés. Pour l’intervention sur la centrale électrique, Harvey a choisi Jim. Petit, fluet avec ses fines lunettes, ce jeune homme de 28 ans n’a rien d’un commando. Fils d’un oto-rhino-laryngologiste de Londres, il a étudié à Cambridge où il a commencé une thèse sur Norman Mailer. La lecture de Les Nus et les morts lui a donné envie de découvrir la vie militaire. Il a alors rejoint les forces spéciales et intégré la 1st Intelligence Surveillance and Reconnaissance Brigade. L’expérience l’a conduit en Libye et au Ghana. L’université ayant attribué sa place à quelqu’un d’autre, il a alors rejoint la nouvelle entreprise créée par Harvey. Avec le costume bleu déniché dans un supermarché de Kota Kinabalu, Jim a tout d’un cadre commercial en tournée. Pour détourner l’attention à la douane, il apporte trois bouteilles de gin : on lui en confisque une sans trouver la mine dans ses bagages. A Brunei, Jim loue une voiture et arrive au réservoir en fin d’après-midi après avoir acheté une pince coupante. Mais il constate que la conduite d’alimentation de la centrale est enterrée. Il doit renoncer provisoirement.

Comme Marc l’avait espéré, les deux jours suivant la publication de la vidéo sont calmes. Tout le monde attend la fête de Hari Raya. Mais les tensions entre les communautés sont perceptibles. Les Malais tiennent les Chinois pour responsables de l’outrage fait à la Couronne. Flora et Jo attendent de nouvelles instructions à l’hôtel. Flora a appelé Greta pour lui dire qu’elle serait là le jour de la fête et viendra avec un ami. Greta promet de les faire entrer.

Jim ayant renoncé à poser la mine est rentré à son hôtel (pas le Radisson). Pendant la nuit, les recherches se poursuivent pour trouver les différents montages de l’installation. La conduite ne doit pas être enterrée très profondément. Jim met à profit sa journée pour acquérir plus de matériel et le moment venu, il se rend à la centrale. Il commence à creuser et au bout d’un quart d’heure, il perçoit un bruit métallique. Il dégage le tuyau et pose la mine. Tout est prêt pour la fête.

Chapitre 30. Panique au palais du sultan.

La célébration d’Hari Raya, organisée deux jours après la fin du ramadan, permet de rompre la monotonie. La foule se met en marche vers le palais dès l’aube. La file des visiteurs s’allonge. Pourtant, une tension palpable parcourt le rassemblement : il y a moins de Chinois et plus de croyants rigoristes en tenue pieuse. Grâce à Greta, Flora et Jo ont dépassé toute la queue. Une fois les portes franchies, ils marchent jusqu’à l’entrée monumentale. Jo suit la foule dans le salon d’apparat pendant que Flora reste avec Greta qui lui fait visiter les jardins. Elles empruntent une voiturette électrique et s’éloignent du palais quand retentissent les premiers cris à l’intérieur du bâtiment. Les lampadaires s’éteignent et en bas de l’avenue, les gardes repoussent brutalement les visiteurs et s’efforcent de refermer les lourdes grilles. Au niveau du perron monumental, d’autres gardes ont eu le même réflexe, empêchant la sortie de la foule vers l’extérieur. Flora s’enquiert de la situation. Un garde avertit Greta de la panne générale d’électricité. Jo est toujours à l’intérieur. Greta veut passer par une porte de service quand ils entendent des coups de feu. Deux camions militaires s’arrêtent sur l’avenue et déposent une trentaine de soldats. Flora propose de trouver le capitaine Shankar. Greta veut ouvrir la porte avec son badge mais le système reste bloqué faute de courant. De nouveaux coups de feu se font entendre.

Pendant quelques minutes tout semble figé puis la situation se dénoue. L’hélicoptère royal se met en vol stationnaire au-dessus du bâtiment puis les portes principales se rouvrent lentement. La foule se précipite à l’extérieur et Flora aperçoit Jo. Elle se jette dans ses bras. L’hélicoptère repart. Jo raconte ce qu’il a vu à l’intérieur alors qu’il n’était qu’à 50 places du trône. Les gardes ont dû exfiltrer le sultan. Pour reprendre le contrôle de la situation, quelqu’un a ordonné de tirer. Les militaires se déploient dans le parc cet tout le monde est invité à sortir. Flora a eu peur pour Jo.

Chapitre 31. Jim bloqué sur la route.

Delachaux qui a tenu à rentrer chez lui tous les soirs pendant la préparation, entend maintenant dormir au bureau. L’explosion a eu lieu à 12h30, heure de Bandar, 6h30, heure de Nice. Les premières nouvelles tombent sur le fil des agences de presse à 10h30 : elles ne mentionnent d’abord que l’incendie de la centrale et se veulent rassurantes (aucun dégât humain). La coupure de courant au palais et la panique ne commencent à filtrer dans les médias que vers midi. Le bilan provisoire fait état de deux morts et 12 blessés piétinés dans la bousculade. Un communiqué annonce que le sultan est à Singapour où il possède une résidence. Les informations sont peu relayées dans les médias. Ce qui se passe dans ce petit état n’inspire que l’ironie ou la condescendance.

A l’agence, on discute de la réaction de Flora et de Jo qui ont été très mécontents de ne pas être tenus au courant. De toute façon, il est trop tard, explique Delachaux. « On ne va plus rien maîtriser. Dans les heures qui viennent, tout va s’accélérer. […] C’est le principe de la réaction en chaîne dont je vous ai parlé. Au début, il faut faire démarrer le processus. Ensuite, il se développe tout seul. » Plus tard, ajoute-t-il, viendra le temps de « diriger la réaction et la canaliser vers notre but. Pour l’instant, on ne peut toucher à rien. » (323) De plus, ils auront besoin de Flora et Jo sur place quand le pays sera bloqué et sous black-out. Une autre nouvelle inquiétante arrive vers 18h. Jim n'a pu être récupéré par l’hélicoptère.

Il a été convenu que Jim actionnerait le détonateur entre midi et 13h. La foule qui se presse vers le palais lui rappelle son enfance quand il partait avec son père et sa mère (qui depuis 5 ans le trompait avec le dentiste). A midi, il se gare sur la bande d’arrêt d’urgence et appuie sur la télécommande. Rien ne se passe. Il essaie une seconde fois, en vain. C’est à ce moment que s’approche la voiture de sécurité dans son rétroviseur. Mais elle le dépasse sans s’arrêter. Jim comprend qu’il doit ouvrir sa vitre pour que la télécommande fonctionne. Le bruit de camionnettes passant au même moment masque celui de l’explosion. Jim reprend sa place dans la circulation. Le plan prévoit qu’il bifurque vers la colline et rejoigne le pont vers Temburong. Mais en atteignant l’embranchement vers le palais, il se retrouve coincé dans un embouteillage. Au bout de quelques heures d’immobilisation, il décide d’aller à l’hôtel où il est descendu à Kota Kinabalu. Il parvient à joindre Hunter, le quatrième de l’équipe et lui demande d’annuler l’hélicoptère. Il donnera des nouvelles dès qu’il aura réussi à s’extirper de ce piège.

Chapitre 32. Déchaînement des barbus fanatiques contre les Chinois.

Flora et Jo rentrent à l’hôtel en revenant du palais et s’abandonnent dans les bras l’un de l’autre. Puis Flora appelle l’agence pour manifester son mécontentement. A la tombée de la nuit, ils prennent conscience que des événements graves se déroulent dans la ville. La circulation sur l’avenue s’est totalement arrêtée et des camions arrivent de la campagne, chargés de barbus en djellabas avec des fourches et des fusils. Le hall de l’hôtel est vide et les lumières sont presque toutes éteintes. Des soldats gardent l’entrée et la réceptionniste avertit Flora et Jo qu’il est interdit de sortir. Flora essaie d’appeler Yohann mais il ne répond pas. Il la rappelle vers 20h et il l’informe de la situation : l’hôtel est gardé par l’armée pour éviter que les étrangers soient attaqués, Yohann est rentré chez lui après avoir été arrêté avec tous les hommes de la centrale… ils ont besoin d’eux pour la remettre en service… c’est un sabotage mais les autorités ne sont pas équipées pour mener une enquête… le bruit court que ce sont des Chinois. Depuis l’affaire de la vidéo, les barbus les ont dans le collimateur. Tout devient sujet à soupçon : l’absence des Chinois à la fête par exemple, et puis, il y a l’affaire de Nan Hsiao, du nom du grand industriel qui intrigue depuis des mois pour se faire attribuer la concession de la centrale… des soi-disant témoins racontent qu’ils ont vu deux jeunes Chinois rôder autour de la centrale les jours précédents. Et des sites djihadistes mettent de l’huile sur le feu et appellent à la vengeance. Le sultan et le prince héritiers étant absents, il n’y a personne pour donner des ordres à la police et à l’armée qui se contentent de sécuriser les domiciles des ministres et les grands hôtels. Les barbus vont s’en prendre aux Chinois, à côté de chez Yohann, ils ont pillé la maison de plus grand concessionnaire de voitures, chef d’une famille chinoise présente sur l’île depuis deux siècles. Cela va mal finir. Les fanatiques n’en ont jamais assez.

Une fois la conversation avec Yohann terminée, Flora conseille à Jo de téléphoner à Kiu. Elle s’est mise en sécurité avec ses parents chez un cousin médecin qui a un logement de fonction protégé par l’armée à l’hôpital de Jérudong. Ces derniers temps, sa famille a reçu des messages anonymes et des menaces. Kiu ne sait pas trop s’il y a des victimes mais ils ont déjà pillé et brûlé pas mal de maisons. La plupart des Chinois ont pris la fuite mais certains ont organisé la résistance en sortant des armes (pourtant interdites à Brunei). Flora s’indigne : « Je ne sais pas s’ils se rendent compte à l’agence de ce qu’ils ont déclenché ». (334)

Chapitre 33. Dégâts collatéraux.

L’agence s’est adaptée au décalage horaire avec Bandar Seri Begawan : les effectifs se réduisent dans la journée mais tout le monde est à son poste la nuit. La veille avec l’équipe d’Harvey est assurée par Dave, un Écossais, membre de son équipe. Ils n’ont toujours pas de nouvelles de Jim mais Harvey reste confiant, du moins en apparence. Les premières informations sur les pogroms antichinois leur parviennent à 3h du matin. La situation sur place reste instable. La plupart des pigistes des agences de presse sur place sont chinois et leur travail est devenu dangereux même avec un brassard de presse. Un bilan provisoire fait état de 12 morts et de plusieurs dizaines de maisons brûlées ou dévastées. Les victimes commencent à s’armer. A 5h, les chefs des principaux services se réunissent. Delachaux prend la parole. Il est conscient de leur inquiétude car ils se sont engagés à ne pratiquer aucune violence. Cyniquement, il confirme qu’ils ont tenu leur engagement : ils n’ont tiré aucun coup de feu, leur action s’est limitée à deux fake news et à une coupure de courant. Et plus sérieusement, il ajoute : « Le principe d’un coup d’État, c’est la violence. On ne change pas un pouvoir en frappant gentiment à la porte et en demandant de s’assoir dans le fauteuil du chef que l’on veut renverser. […] Dans toutes les théories classiques du coup d’État, la violence est pratiquée par ceux qui se lancent à l’assaut du pouvoir. Cette méthode-là est sanglante et même criminelle. Nous, nous sommes en train de faire l’expérience, pour la première fois au monde, notez-le, d’un autre type de processus. Nous nous contentons de révéler la violence interne d’une société, de la faire apparaître au grand jour. » (337) Cette violence mise en branle existait déjà, ajoute Delachaux. Tôt ou tard, les fondamentalistes auraient fini par passer à l’offensive. Il y aura d’autres dérapages dans les heures à venir. Après les attaques antichinoises, il y aura une répression antimusulmane. « Nous devons considérer ces dégâts collatéraux comme inévitables et même nécessaires » … « Si nous croyons que le choix est bon […] alors nous devons accepter les désordres actuels. Il faut garder nos nerfs et tenir bon la barre. » Les réticences de l’assistance ne sont pas vaincues mais personne ne se sent de taille à discuter avec le professeur. Et certains sont même gagnés par ses arguments.

L’embouteillage dans lequel est coincé Jim ne se démêle que vers 22h. Il est trop tard pour qu’il s’engage sur le pont de Temburong. Il retourne à l’hôtel prétextant qu’il a raté son avion et il reprend sa chambre. Au petit matin, en descendant à la réception, il voit des employés s’affairer autour d’une Chinoise, d’âge mûr, qui a la tête en sang. Cette femme qui habite à un pâté de maisons de l’hôtel s’y est réfugiée après l’attaque de sa maison. La femme de chambre conseille à Jim de ne pas sortir mais il décide de partir avec sa voiture. Bientôt, il s’engage sur le pont mais, au moment où il s’apprête à appeler Harvey, il perçoit un attroupement. Il a le réflexe de jeter la télécommande par-dessus le pont. A la sortie du pont, un soldat malais, à un barrage, s’avance vers lui, son arme pointée sur lui.

Chapitre 34. Réactions internationales et nouvelle vidéo.

Au lever du jour et toute la matinée, les informations parvenant à Nice parviennent de dresser un tableau plus complet de la situation. Une réunion est fixée à midi pour une nouvelle synthèse. La Chine a réagi mollement, l’essentiel pour elle étant de préserver la sécurité de ses investissements sur l’île-usine de Muara concédée par le sultan. La réaction de Singapour a été plus ferme d’autant que le sultan y est réfugié et que le dollar brunéien est indexé sur celui de Singapour. Flora a appelé Hakim deux fois pour informer l’agence de la proclamation du sultan à la télévision, appelant au calme et donnant des instructions à l’armée pour rétablir l’ordre et d’arrêter les fauteurs de trouble. Quelques extrémistes pakistanais et indonésiens ont été arrêtés avant leur expulsion. Les Brunéiens vont essayer de faire porter le chapeau aux étrangers. Ronald et Hakim pensent à Jim. Flora signale qu’il y a davantage de véhicules de police. C’est à ce moment-là que Delachaux bondit : c’est par là que tout va dégénérer. La police et l’armée de Brunei ne sont pas à la hauteur. Jasper, le garçon chargé de la veille internet signale que les sites djihadistes ont continué toute la journée à lancer des appels pour « punir les mécréants idolâtres qui avaient souillé les fêtes de l’Aïd à Brunei » (346). De son côté, Azahari continue à alimenter son site de textes pertinents. « On entre dans la zone citrique, conclut Delachaux. Je ne sais pas comment, je ne sais pas comment, je ne sais pas où, mais la situation va dégénérer cette nuit. La tentative de reprise en main va entraîner un chaos plus grave encore, car l’État va s’y trouver mêlé. Le sultan n’aura bientôt plus qu’un choix. Faire appel à la garnison des Gurkhas. » (346) Il faut maintenant diffuser le deuxième document.

Depuis plus de quarante ans, la photo de Sefri n’a jamais quitté l’étagère de la bibliothèque de Harry Thackeray. Ils s’étaient rencontrés en 1983 à Brunei alors qu’Harry faisait son stage de fin d’études auprès du dernier représentant britannique du sultanat. Ils jouaient au polo : le jeune Malais était un très bon cavalier et Harry tombait tout le temps. Mais un jour, le chef de la police l’avait prévenu que Sefri s’était tué dans un accident de voiture. Harry avait alors traversé une longue période de dépression. A son retour à Londres, il s’était dirigé vers le journalisme et était entré à la BBC où il avait fait toute sa carrière. A 65 ans, il a obtenu une prolongation d’un an avant de prendre sa retraite. Son domaine est la politique étrangère. Il est passionné par l’Asie et suit les affaires de Brunei. Il a couvert les scandales de la fin des années 90, les frasques du Prince Jefri et sa disgrâce. Il a été choqué quand le sultan a introduit la charia intégrale prévoyant notamment la peine de morts pour les homosexuels. Il tient la liste des condamnés pour homosexualité restant passibles d’une exécution. Ce matin-là, il reçoit un document anonyme sur WhatsApp avec une vidéo : « Djili M. homosexuel. Exécuté à Bandar Seri Begawan ». (349) La séquence hachée montre le prisonnier dans le couloir de la prison et sur le gibet au moment de sa pendaison. Tout dans cette scène lui rappelle Sefri. En cherchant dans son fichier il trouve le nom de Djili M. 26 ans, arrêté le 19 décembre 2019, à la troisième ligne. Harry fonce au journal où on lui apprend les événements de Brunei (pendant trois jours de congé il n’a pas consulté la presse). Il comprend que la mise en place de la charia contre les homosexuels s’inscrit dans le cadre d’une répression plus vaste. Harry montre la vidéo à sa rédaction. Le sujet fait l’ouverture du grand journal de la BBC et passe en édition spéciale sur BBC World News toute la journée.

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15 mars 2024 5 15 /03 /mars /2024 13:20

        Chapitre 35. Jim malmené et étrangers confinés dans l’hôtel Radisson.

         Jim est arrêté par un simple soldat qui lui confisque son téléphone et son passeport puis le conduit vers un sous-officier qui lui demande ce qu’il fait ici. « Du tourisme ! », répond Jim. L’officier le frappe alors au visage et les autres soldats se mettent à le lyncher. Les gaillards en djellabas entourant la mosquée du visage voisin, d’abord hostiles aux soldats, applaudissent ce lynchage d’un étranger. Puis, l’officier ordonne à ses soldats d’arrêter et jette Jim dans une cave qu’il ferme à clés. Il y passe toute la journée, s’attendant à subir un interrogatoire musclé. Il se demande si quelqu’un l’a vu près du réservoir. Au matin, il est réveillé par un combat dans le voisinage. Il craint de tomber entre les mains des fondamentalistes. Au bout d’une heure, la lutte cesse. La matinée s’écoule sans nouveaux bruits. Puis, il entend des voix de femmes et d’enfants en train de chanter.

         Au matin de la deuxième nuit de combats dans la ville, l’ambiance a changé à l’hôtel Radisson. Le personnel a disparu, hormis la réceptionniste chinoise. Alors les étrangers bloqués dans l’hôtel s’organisent. Jo, en particulier, qui a travaillé dans un restaurant, se met à faire des gaufres. Les étrangers se réunissent dans l’hôtel et mettent en commun les informations collectées dans leurs langues. D’ailleurs, les médias éloignés semblent mieux renseignés que la Télé Brunei qui diffuse des danses folkloriques et des reportages animaliers. Brunei est devenu un centre d’intérêt pour le monde entier. Les attaques des fondamentalistes ne sont plus uniquement concentrées sur les Chinois mais visent aussi l’armée. Un premier bilan fait état de 4 soldats et 6 émeutiers tués. Al-Jazeera dénonce la répression contre les musulmans mais les commentaires restent encore relativement modérés. Mais à 15h, une nouvelle choc tombe sur la chaîne qatarie : l’imam de la grande mosquée Saïf Ed-Din a été abattu devant sa maison, en se rendant à la mosquée pour la prière du matin. Cet acte a pour conséquence de pousser les musulmans modérés dans les bras des fanatiques. Au même moment, la télé de Singapour montre des images de milices chinoises en train de s’armer pour protéger la communauté de nouvelles violences. Vers 18h, un Néerlandais, monté chercher son chargeur dans sa chambre, annonce que les soldats en faction ont disparu. Tout le monde sent que le pire est à craindre. Ils reprennent espoir, une demi-heure plus tard, quand la chaîne singapourienne publie un communiqué du sultan. Le souverain déclare qu’il a saisi les autorités britanniques pour demander l’activation du traité de défense et de sécurité qui lie les deux pays. Concrètement, il sollicite l’intervention du régiment de Gurkhas stationné à Seria. Mais l’optimisme est de courte durée. A 20h, le journal de BBC World s’ouvre sur la nouvelle de la pendaison d’un homosexuel à Brunei au nom de la charia. Des sujets d’archive reviennent sur les turpitudes de Prince Jefri. Tard dans la nuit, le ministère des affaires étrangères britannique confirme que les Gurkhas ne sont pas destinés à intervenir dans des troubles internes. A six mois d’élections difficiles et avertis de la faiblesse des gisements, le royaume-Ini renonce à sauver le régime. Les naufragés du Radisson accueillent cette fin de non-recevoir avec accablement. Flora remonte dans sa chambre et appelle l’agence.

Chapitre 36. Nurul, Mateen, le chaos et l’attente.

Les médias internationaux, dans leur passion soudaine pour Brunei, s’intéressent maintenant au site du seul opposant en mesure de s’exprimer. Depuis son refuge de Kuching, en Malaisie, Nurul Azahari enchaîne les interviews avec les journalistes. Le ministère de la justice de Brunei dément la pendaison de Djili mais personne n’y croit et l’émotion ne retombe pas. Delachaux regarde la photo d’Azahari à la une de Newsweek avec satisfaction. Pour le soutenir, une équipe de 6 hommes est arrivée à Kota Kinabalu, des non-professionnels que Harvey va encadrer. Ils se demandent également où est passé le Prince Mateen. Avec tout ce qui se passe, il devrait se manifeste. Ronald et Delachaux rejoignent la salle de conférence. Flora, ajoute Hakim, est bloqué dans l’hôtel.

Delachaux résume la situation en deux mots : le chaos et l’attente. Les communautés, repliées sur elles-mêmes, sont sur le pied de guerre, la police a implosé, l’armée a été mise en retrait (certains ne voulant pas tirer sur leurs coreligionnaires, d’autres étant prêts à tirer dans le tas). Ils font le point sur l’équipement de l’armée : quelques navires, inutiles dans ce cas précis, deux chasseurs équipés de missiles, quatre hélicoptères (dont deux en état de voler) … une armée de fonctionnaires. La défense du pays repose entièrement sur la garnison des Gurkhas mais les Britanniques ont refusé de l’engager. Le sultan est toujours à Singapour. Il est hors de question qu’il revienne dans un chaos pareil. Dans ce contexte, tout le monde attend. L’imam doit être enterré après-demain. Si quelque chose doit se passer, ce sera à ce moment-là. « Dans ce cas, vous connaissez le jour du lancement de la phase 3 », conclut Delachaux avec gravité.

Chapitre 37. Marvin inquiet, Jim libéré, les Ibans révoltés.

Marvin, qui habituellement ne communique que par l’intermédiaire de Ray, appelle directement Ronald, à 3h du matin, pour lui faire part de son inquiétude. Ce devait être une opération pacifique, c’est en train de tourner au bain de sang. Ronald essaie de justifier la « théorie de l’ébranlement » en précisant qu’ils n’ont pas tiré un seul coup de feu. Marvin n’est pas convaincu mais il doit céder devant les arguments de Ronald qui lui parle d’Azahari, censé incarner la résistance d’un peuple opprimé. Si celui-ci demande de l’aide extérieure, on ne pourra pas l’accuser d’être la marionnette d’un autre pays.

Depuis l’hôtel Radisson, les « naufragés étrangers » observent un ballet de voitures chargées. Toute la bourgeoisie malaise tente de prendre la fuite vers la frontière du Sarawak. La Malaisie a fermé son poste-frontière. Les pensionnaires de l’hôtel comprennent qu’ils ne peuvent fuir mais Flora et Jo sont les seuls à savoir qu’ils obéissent au plan de quelqu’un qui les dirige. Ils ont reçu l’instruction de se rendre en ville : Hakim leur a révélé la teneur du dossier que les hackeurs ont réuni sur Greta. Leur autre mission est d’en apprendre un peu plus sur ce qui se passe à Temburong. Flora appelle Kim : les barbus ont essayé de s’en prendre à eux, ils ont attaqué un village, près du pont, les Ibans se sont armés et ont fait fuir les islamistes. Ils ont même libéré un pauvre touriste anglais qu’ils avaient passé à tabac et qui était enfermé dans u sous-sol. Il a voulu être conduit sur une plage au bord de la mer et il a dit que des amis allaient venir le chercher. Flora n’est pas au courant de l’histoire de Jim mais devine que cet homme est en lien avec leur opération. Les Ibans sont prêts à descendre sur Bandar. Après avoir pris congé de Kim, Flora informe Hakim qui lui dit d’attendre des instructions.

Au milieu de la nuit, un Zodiac est largué sur la côte de Temburong par un hélicoptère venu de Kota Kinabalu. A bord, cinq hommes silencieux (dont Jim et Harvey qui manœuvre le moteur) sont concentrés sur la tâche à accomplir. De la petite crique, ils parviennent rapidement à l’embouchure de la Brunei River et s’engagent dans l’affluent qui remonte vers l’aéroport. A la hauteur du premier pont, deux hommes sautent à l’eau et commencent leur travail sur les piles du pont Puis le bateau remonte vers le deuxième pont. L’autre équipe se met à l’eau. Harvey cache le Zodiac.

Chapitre 38. Des nouvelles du sultan, de Mateen, menaces de Daech.

A Brunei, c’est le calme avant la tempête. Dans tous les quartiers, chacun fourbit ses armes en prévision du lendemain et de l’enterrement de l’imam. Le seul événement de la journée est l’apparition du sultan à la télévision pour démentir les rumeurs courant sur sa santé. Mais le résultat est à l’opposé du but recherché ; la vidéo mal filmée lui donne un air maladif. Les médias internationaux continuent à surveiller la situation. L’affaire de la pendaison ne peut constituer un scoop. Les journalistes du New York Times identifient un sujet plus intéressant : le Prince Mateen. Mais il demeure introuvable. A défaut, ils devront publier des photos de lui en uniforme de l’armée britannique ou sur un terrain de polo. Ronald promet de mettre les hackeurs sur sa trace. Le soir, une vidéo diffusée sur les sites islamistes vient jeter de l’huile sur le feu : un djihadiste promet les feux de l’enfer à Brunei et appelle tous les combattants de l’islam à se mobiliser à l’occasion de l’enterrement de l’imam.

Au Radisson, l’attente se prolonge dans une ambiance de résignation. Seul Jo s’emploie à distraire tout le monde en jouant de la musique et en faisant la cuisine. Il tourne aussi autour de la jeune Espagnole et Flora les surprend même en train de s’embrasser. L’animosité de Flora fait place à l’indifférence. Hakim l’appelle sur le téléphone satellite. La phase 3 va démarrer à l’aube. Jo devra attendre à l’hôtel et Flora se rendra en ville. « Tu m’envoies peut-être à la mort mais tu me sauves la vie », dit Flora à Hakim.

Chapitre 39. Flora et les secrets de Greta.

A 2h du matin, Flora emprunte la camionnette de l’hôtel et roule vers le palais. Puis, elle se gare devant la maison de Greta et pénètre à l’intérieur par une fenêtre entrouverte. Greta s’étonne de sa présence et de cette méthode. Flora lui dit qu’elle devra l’accompagner à la porte du palais et l’aider à passer le sas de sécurité. Greta commence à se demander si Flora ne fait pas partie de ceux qui ont provoqué les événements qui déchirent le pays. Pour toute réponse Flora lui demande de les aider à entrer sans tirer un coup de feu. Évidemment, Greta refuse. Mais Flora n’en a pas fini. Elle lui parle de son fils Matthias, pressenti pour devenir le prochain directeur du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement). Il se présente comme le descendant d’une glorieuse lignée de médecins allemands, son père et son grand-père, le docteur Lupke, exempté de service actif pour cause de tuberculose donc irréprochable pendant la guerre, fixé à Brunei en 1955, au service du précédent sultan. Mais la vérité est bien différente. Le psychiatre Lupke s’appelait en fait Hirkmayer, il était assistant du docteur Mengele à Auschwitz. Greta veut que Flora se taise. « Nous sommes les seuls, grâce à l’utilisation d’outils d’intelligence artificielle très poussés, à avoir établi un lien formel entre votre père, le bon docteur Lupke, et l’ancien médecin SS officiellement déclaré morts, certificats à l’appui, dans un bombardement en 1944. » Et elle ajoute : « Alors quel intérêt aurions-nous à briser la carrière de votre fils en révélant cette information ? Nous n’avons aucune raison de vous nuire. Puisque vous allez nous aider. » (389)

Chapitre 40. Lancement de la phase finale.

Le lancement de la phase finale est fixé à 5h du matin, heure de Brunei, 23h à Nice. Tous les responsables du pilotage de l’opération sont regroupés au 4e étage. Delachaux tient à rappeler quelques points de doctrine : nous avons créé une situation de haute incertitude pour le pouvoir que nous voulons faire tomber. L’État est réduit à l’impuissance. Maintenant, nous allons lui administrer le coup décisif. Mais pour qu’il le soit, il faut satisfaire à une autre condition : l’État ne doit pas savoir d’où il part, ni qui le porte. Le temps qu’ils enquêtent pour savoir qui les attaque, nous devrons aussi avoir gagné. Le vrai critère, ajoute Delachaux, n’est pas la rapidité, mais la simultanéité. Maud, l’assistante de Hakim, les avertit que Flora est en place puis Dave, l’agent de liaison avec le groupe de Harvey les avertit que les deux Zodiac ont quitté Temburong. A bord, se trouvent Azahari et six de ses hommes et les 5 gars d’Harvey. Ronald se demande comment on peut s’emparer d’un pays avec 12 hommes. Fidel Castro a pris Cuba avec 80 hommes, répond Delachaux, indigné. Ce qu’ils font est un coup d’État, pas une révolution : changer la tête sans changer le système. Il suffit de neutraliser les forces de sécurité et non les détruire. Et c’est plus facile dans une monarchie absolue que dans une démocratie.

L’horloge marque 5h. Soudain, Dave pousse un cri et arrache son casque : les deux ponts ont sauté. Tout le monde se réjouit mais Ronald leur demande de rester concentrés. Puis Dave se remet à écouter les nouvelles de Brunei : ils se sont scindés en deux groupes. Un Zodiac continue vers le palais et l’autre remonte jusqu’à l’aéroport. Tout le monde regarde la carte projetée sur l’écran. Hakim rappelle la géographie de la ville pour expliquer l’isolement. Dave continue de commenter : le groupe qui va vers l’aéroport vient de se diviser à son tour. Quatre sont partis prendre le contrôle de l’aérogare et de la piste. Les deux autres ont trouvé la voiture que des amis d’Azahari ont préparée et ils sont partis s’occuper de la route côtière. Dès qu’ils l’auront fait sauter, explique Hakim, la partie est de la capitale abritant les bâtiments publics, le siège de la police et les casernes, sera isolée de la zone du palais. Selma fait remarquer qu’elle sera encore ouverte vers Temburong par le grand pont. Jo est parti à la rencontre des Ibans de ce côté-là. Mais Delachaux ne veut pas que les minorités soient trop visibles. Soudain, Dave les informe que Harvey est arrivé au palais et qu’il a fait sa jonction avec Flora.

Dans la maison de Greta, Flora commence à trouver le temps long face à cette femme qui la déteste. 5h sonnent, une minute plus tard, elle entend deux explosions. Flora demande à Greta de se préparer. Le téléphone de Flora bipe. Les deux femmes sortent dans le jardin puis elles remontent en direction du palais jusqu’à la porte de service. Un groupe de six hommes attend devant : quatre ont le visage découvert et des traits de Malais, les deux autres sont dissimulés par des cagoules. Harvey se présente discrètement à Flora et désigne Nurul comme chef de ceux qui n’ont pas de masque. Greta s’insurge : elle tient à dire qu’elle agit sous la contrainte. Les deux femmes s’avancent jusqu’à la porte et Greta présente son badge. La première porte s’ouvre. Puis Flora confie le badge à Harvey pour qu’il entre avec ses hommes. Pendant ce temps, Greta regarde la caméra qui doit permettre d’ouvrir la seconde porte du couloir. Ils avancent vers le poste de garde et Azahari interroge Greta pour savoir qui habite encore dans le palais. Personne, d’après elle. Sur les pelouses du palais, ils n’aperçoivent aucun garde, les pièces intérieures sont désertes aussi. La plupart des Gurkhas semblent partis également. Ils débouchent dans une immense salle de réception sans avoir rencontré personne. Puis, ils se dirigent vers le poste de surveillance. Un camarade de Harvey ouvre la porte d’un coup de pied. Dans la pièce, Flora reconnaît le capitaine Shankar. Azahari se présente comme « le nouveau chef d’État » et lui demande s’il peut compter sur sa loyauté. Le soldat qui n’a jamais appris à questionner la légitimité de ses chefs, obtempère : « A vos ordres, Majesté. » (400) Il s’incline respectueusement. Azahari lui demande de les conduire à la salle du trône.

Chapitre 41. Proclamation du nouveau chef d’État.

         7h n’ont pas encore sonné à Brunei et le bilan est déjà impressionnant. Hakim fait le point devant toute l’équipe réunie au 4: trois axes routiers entre l’est et l’ouest de la ville sont coupés. Les forces de sécurité sont enfermées à l’est. L’aérogare est sous contrôle. La tour est investie par un des gars de Harvey. Ils ont saboté les deux hélicoptères de la police stationnés sur le tarmac. Côté frontière, c’est la panique vers le Sarawak, les Ibans tiennent leur côté du grand pont. Jo est parti les voir. Ils n’ont pas de nouvelles de lui. L’enterrement de l’imam n’a pas pu avoir lieu du côté de la grande mosquée, la cérémonie a eu lieu de façon discrète. Hakim donne des nouvelles du palais : il est sous contrôle. Le seul Gurkha présent s’est rangé derrière Azahari. Il est l’heure de diffuser la proclamation, dit Delachaux. Mais il leur manque une photo du trône. Pendant ce temps, Selma fait part des réactions internationales. Seule la presse malaise a réagi en signalant les explosions. Ils attendent des échos de Londres. Dave a enfin récupéré une photo du trône. Azahari s’est habillé pour l’occasion. Imre commence à travailler à un montage solennisant l’image. Ronald décide alors de lancer la proclamation avec ce plan fixe. Ils donnent des instructions aux hackeurs. Selma fait le point sur la télévision brunéienne : les dirigeants sont paralysés par la peur et se gardent bien de parler de l’actualité. Pourtant les chaînes sont toujours regardées dans les foyers malais les plus modestes. Delachaux en profite pour rappeler que tous les coups d’État du XXe siècle ont commencé par la prise de la radio et de la télévision. Quelques minutes plus tard, l’écran prouve qu’Imre a pris le contrôle de la télévision.

         Après la diffusion de l’hymne national, Azahari apparaît sur son trône et une voix d’homme en malais annonce une allocution du nouveau chef de l’État. Nurul annonce la fin de 56 années d’une odieuse tyrannie et annonce le retour de la liberté. Delachaux n’apprécie pas ce couplet qui ne correspond pas à ce qu’ils ont prévu. Il ne s’agit pas de changer de régime. Azahari continue son discours en garantissant la prééminence des Malais et le respect des droits des autres minorités. Il continue sur l’islam qui restera la religion officielle. Et aborde trois points essentiels : 1. La faillite économique (fin des réserves pétrolières et absence de réserves financières), 2. Les voies du redressement (soutien massif des grands acteurs de l’économie numérique), 3. Le maintien des engagements internationaux (respect des alliances et des traités, maintien de l’activité des industries pétrolières, fin de la présence des troupes étrangères sur le territoire). Hakim est furieux et craint la réaction des Anglais. Hakim passe ensuite aux questions pratiques : couvre-feu total, interdiction de répondre à l’appel d’agitateurs étrangers, convocation des chefs d’état-major de la police et de l’armée pour recevoir les nouveaux ordres, nomination du capitaine Shankar comme chef de sa garde personnelle. La proclamation se termine par quelques phrases d’ordre général et une sourate du Coran. Ronald remarque que ce n’est pas Azahari qui récite. En fait, il n’est pas très pratiquant, il connaît mal la religion et pas du tout la langue arabe, précise Selma.

         Une fois la retransmission terminée, toute l’équipe se réjouit sauf Delachaux : « c’est après la prise du pouvoir que les difficultés commencent » (411). Ronald essaie d’appeler Marvin. Mais personne ne répond. Dans les réjouissances, personne n’entend la sonnette. Au 3e coup, Ronald va ouvrir.

          Chapitre 42. Retournements inattendus : Azahari et Archie.

         Dans le palais, l’atmosphère et étrange et joyeuse. Le nouveau souverain et sa petite bande découvrent le faste du palais, utilisent la piscine, trouvent des bières, se prélassent sur des chaises longues. Azahari s’assoupit. Et Flora a du mal à mettre de l’ordre dans ses idées en repensant à tout ce qui s’est passé. Avec ces hommes, elle fait l’expérience d’une fraternité qu’elle a toujours désirée. Elle est agréablement surprise de découvrir qu’Azahari n’est pas ce qu’elle imaginait. Quand il se réveille, elle commence à discuter avec lui. « Je ne suis pas sultan et ne le serai jamais. […] Je n’ai pas fait tout cela pour trahir l’idéal de mon père. […] Le pouvoir ne l’intéressait pas. Il voulait faire de sa patrie un pays vraiment libre. Une démocratie. […] Rendre le pouvoir au peuple. » (415) Flora est ébranlée par les propos de Nurul. Il fait ce qu’elle n’a pas eu le courage de faire : se délivrer de l’emprise de Ronald et poser un acte de souveraineté sur sa vie. Elle lui fait remarquer que ce n’est pas ce qu’attendent ceux qui l’ont mis au pouvoir. Il réaffirme sa liberté : il fera ce qu’il a décidé de faire. Brunei devra devenir une république comme les états voisins. Flora est prête à le suivre.

         C’est la dernière personne que Ronald s’attendait à voir devant la porte de l’agence : Archie ! Ronald le fait entrer et présente à l’équipe Archibald Gallway, fondateur et président à vie de l’agence Providence. Spontanément, Delachaux a une réaction de défiance. Archie semble pourtant très à l’aise. Il reconnaît d’ailleurs beaucoup d’entre eux, notamment Selma et fait des compliments à Delachaux. Selma lui propose une coupe de champagne pour trinquer à leur succès Tous lèvent leur verre mais ils pressentent que cela risque de tourner mal. En effet, Archie continue à vanter leur coup d’État mais en introduisant des nuances : leur théorie aura bientôt une valeur universelle et sera utilisée ailleurs, « grâce à vous, c’est sans doute une ère coloniale nouvelle manière qui s’ouvre. » (419) Il les complimente sur l’économie de moyens et sur le non-recours à la violence. Ils ont réussi avec quelques fake news et le sabotage minimaliste d’une cuve à fuel. Tout le monde comprend qu’un conflit larvé oppose les deux vieillards et qu’il vaut mieux ne pas s’en mêler. Archie poursuit en insistant sur les risques qu’ils ont pris : les artificiers du pont auraient pu être découverts, Greta aurait pu les dénoncer. Delachaux ne comprend pas où il veut en venir : « Je suis venu vous remercier […] d’avoir exécuté cette besogne. Ce qui a épargné à mon agence l’effort de s’en charger elle-même. » (421) Le commanditaire de l’opération (Marvin) était méfiant. Il a sollicité un deuxième avis en s’adressant à Providence, l’agence dont Ronald avait fait des compliments. Ils ont audité leurs décisions, émis des réserves sur « ces histoires de coup d’État clefs en main » et ils ont validé l’opération à une exception près : ils ont négligé un paramètre, le Prince Mateen.

Chapitre 43. Débarquement des Gurkhas du Prince Mateen au palais.

Delachaux est surpris : ils n’ont pas trouvé le Prince Mateen pour le neutraliser. Mais pour Archie, il n’est pas question de le neutraliser mais de… l’utiliser. Le Prince Mateen est le seul capable de faire l’unanimité au sein de son peuple et de réconcilier le régime avec l’opinion internationale. Il a toujours été proche de son oncle Jefri, l’affairiste qui lui a certainement enseigné ses méthodes illicites. A la fin de médiocres études, le sultan lui a demandé de superviser une partie des investissements extérieurs du pays, en lui confiant un secteur en particulier : les technologies de l’information. Le prince s’est constitué un portefeuille dans ce domaine. Il est impliqué dans les sociétés de leur « commanditaire ». Il siège même au conseil d’administration de sa holding. Ronald est furieux de ne pas avoir été mis au courant. Archie prend la défense du dit-commanditaire qui n’avait peut-être pas identifié cet investisseur. Ce sont eux qui lui ont fait remarquer qu’ils avaient chez eux l’homme idéal pour leur livrer son pays, « clefs en main ». Mateen, explique Archie, est un jouisseur, paresseux qui acceptera volontiers que d’autres fassent tourner le pays à sa place et à son profit. Azahari, au contraire, constitue un choix désastreux. C’est un idéaliste. Delachaux s’insurge à son tour : pourquoi les avoir laissé faire avec Azahari ? Archie répond avec une allégorie. Les lévriers sont des chiens entraînés à poursuivre les lièvres ; Azahari a servi de lièvre. Et, abandonnant la métaphore, Archie continue. L’ordre de succession hiérarchique très strict empêche Mateen de succéder au sultan. Ce coup d’État lui donne un moyen d’y parvenir. De plus, le prince est apprécié des Windsor et Providence a pu l’assurer du soutien de l’Angleterre. A ce moment-là, Archie regarde sa montre : « il doit être en train de faire débarquer ses Gurkhas au palais. » (429)

Flora ne répond pas à l’appel de Ronald. On ne connaît la suite que par le témoignage de Shankar. Le soir-même, bouleversé et le visage en sang, il a débarqué chez Yohann et lui a raconté ce qui s’était passé. Le premier hélicoptère est arrivé vers 14h. Il s’est d’abord contenté de tournoyer au-dessus du palais. Harvey a essayé de joindre ses hommes à l’aéroport par talkie-walkie. Plus tard, il a appris que le détachement qui gardait l’aérogare avait été mitraillé. Un des deux mercenaires avait été tué et l’autre avait tenté de fuir vers Kota Kinabalu, on ne l’avait jamais revu. Azahari est devenu fou et il a commencé à distribuer les armes. Flora s’est emparé d’une mitrailleuse. Chaque fois que l’hélicoptère approchait, Azahari et les autres tiraient une rafale dans sa direction et l’appareil s’est éloigné. Finalement, ils ont compris que c’était un hélicoptère des Gurkhas ce qui a accru la fureur d’Azahari. Les passagers de l’hélico se sont mis à tirer ce qui a eu le don d’exciter Flora. A son tour, elle a tiré sur l’hélicoptère et l’a touché. L’appareil s’est éloigné puis un second est arrivé. Et les deux se sont posés dans le jardin et l’assaut a commencé. Alors que les soldats approchaient, Shankar s’est mis à l’abri. A la fin de l’attaque, il a prétendu qu’il avait été retenu prisonnier et on l’avait laissé partir. La dernière image qu’il a gardée : celle d’Azahari et Flora blottis l’un contre l’autre derrière le parapet. Il était devant le palais quand ils ont sorti les corps, sous des draps. En retournant au yacht-club, les jours suivants, Yohann apporte une photo de lui avec Flora.

Épilogue.

Le sultan abdique le jour suivant sans désigner de successeur, ce qui revient à reconnaître la légitimité de Mateen désormais installé au palais. Une foule en transe descend dans les rues pour acclamer le nouveau souverain. Moins d’une semaine plus tard, Marvin débarque à Brunei pour donner une conférence de presse : il annonce son soutien au sultan et son intention de construire dans le pays un centre de recherche de portée mondiale. Il s’engage également à développer un système de reconnaissance faciale qui assurerait, plus efficacement qu’une police et une armée, un contrôle complet de la population. Pendant ce temps, Mateen s’absorbe dans les préparatifs de son couronnement chez les bijoutiers de luxe et les grands couturiers. Il nomme Premier Ministre un Américain, d’origine malaise, qui a occupé auparavant un poste de direction dans le groupe de Marvin. Son premier acte est de faire retirer de la législation toute mention de l’homosexualité et toute restriction sur les recherches en matière de bioéthique. Pour le peuple, cependant, la charia dans se version modérée reste en vigueur.

Pendant ce temps-là, à Nice, les locaux de l’agence se vident. Les hackeurs sont repartis à Palo Alto. Selma a raccompagné Archie jusqu’à Providence. Ronald a été payé et Gérard a établi les fiches de paie de chacun. Delachaux a eu la douleur de perdre sa chienne Agrippine le jour de la venue d’Archie. Il est rentré chez lui avec l’intention d’écrire un livre sur cette première application de sa théorie. Ronald, lui, ne cesse de ruminer le mot d’Archie qui lui a dit qu’il faisait un bon second et qu’il fallait se contenter de ce qu’il avait. La nuit, le visage de Flora le hante. Il se laisse glisser dans la dépression. Il prend l’avion pour Paris.

Jo a réussi à rejoindre les Ibans à la sortie du pont. Il a retrouvé Kim et l’a suivie jusqu’à son lodge. Les parents de Kim étant âgés et fatigués, Kim assure la direction de l’établissement. Jo lui propose des améliorations et il fait merveille auprès des touristes. La forêt passionne Jo. Le soir, il joue du flamenco. Kim sait bien qu’il est nomade et qu’un jour, il repartira.

Mosquée à Bandar Seri Begawan, capitale du sultanat de Brunei. Achevée en 1958, elle porte le nom d’Omar Ali Saifuddien III28e sultan de Brunei.         

 2. Critique.

Au tout début de l’histoire, il y a, dès le premier chapitre, la rencontre entre deux hommes, amis d’enfance mais archétypes de deux forces qui vont se conjuguer : Marvin Glowic et Ronald Daume. Le premier a convoqué le second pour lui faire part de son projet. Martin Glowic, créateur du moteur de recherche Golhoo, est un des personnages les plus puissants et les plus respectés de Californie et du monde entier. L’allusion à Google est transparente et on pense évidemment, pour Glowic, à ses fondateurs Sergei Brin et Larry Page, d’autant qu’il est bientôt question dans le roman d’Elon Musk (Tesla, X-Twitter, SpaceX), Mark Zuckerberg (Facebook, Meta) et Jeff Bezos (Amazon) et des GAFAM. Comme le précise le récit et l’auteur dans sa postface, deux activistes, Louis Marinelli et Marcus Ruiz Evans, en 2014, ont lancé une campagne pour l’indépendance de la Californie. Soutenue par l’investisseur de la Silicon Valley Shervin Pishevar (Hyperloop), cette campagne a été relayée par plusieurs dirigeants de la high-tech. L’achat de terrains dans le comté de Solano s’inspire aussi de faits avérés. Selon le site de Géo : « Aux États-Unis, Flannery Associates, une mystérieuse société soutenue par des milliardaires de la Silicon Valley, a acquis plus de 20.000 hectares de terres agricoles dans le comté de Solano pour la somme de 800 millions de dollars. L’objectif serait de construire une nouvelle ville, au nord-est de San Francisco (Californie), rapporte le site Business Insider, dimanche 27 août, s’appuyant sur des documents judiciaires. C’est en 2018 que Flannery Associates aurait commencé à acheter des terres situées aux abords de la base aérienne de Travis. De leur côté, le New York Times et le Wall Street Journal indiquent que plusieurs responsables gouvernementaux ont commencé à enquêter sur ces achats, redoutant les motivations de l’entreprise. » Le roman fait également référence à la défaite de Donald Trump en novembre 2020 : les membres du cercle fermé de Palo Alto voient dans cet événement la fin de leurs espoirs de changer le rapport de force avec l’État fédéral. Ces libertariens convaincus croient à la liberté absolue, que l’État n’a pas le droit de la limiter. Il faut le contrôler pour l’empêcher de nuire. Ronald a parfaitement compris où voulait en venir Marvin : « Votre problème, c’est l’État. Aussi bien la Californie que l’État fédéral. Et pour se soustraire à l’État, il faut en avoir un. » (42)  Au chapitre 9, le vieux professeur trotskiste Delachaux n’est pas surpris non plus quand Ronald lui fait part des projets : « Alors comme ça, les patrons des grosses boîtes de l’Internet veulent leur propre Etat. [...] Ils ont raison. A vrai dire, si on y pense, c’était fatal qu’ils en arrivent là. Avec la puissance qu’ils ont accumulée, ils ont les moyens de tout faire. » (104) Le chiffre d’affaires de Golhoo équivaut au budget de nombreux États, et même de la plupart si on prend en compte tous les GAFAM. Mais ces États possèdent une chose qu’ils n’ont pas : la souveraineté.  C’est là qu’intervient le second personnage clef du roman : Ronald Daume. « Prendre le contrôle d’un pays, c’est un métier. Il faut choisir judicieusement sa cible, analyser les forces en présence et mettre en œuvre toutes sortes de techniques de subversion. Dans notre jargon, on appelle ça un coup d’État clefs en main. » (44)

           Comme le souligne Jean-Christophe Rufin dans sa Postface, la notion de coup d’État « clefs en main » est une notion bien connue des officines de renseignement. Il rapporte une confidence de l’ancien président du Sénégal Abdoulaye Wade, à l’époque où il était ambassadeur. Il lui avait confié avoir été approché lorsqu’il était dans l’opposition par une agence occulte. Ses interlocuteurs lui proposaient de s’occuper de tout pour le mettre au pouvoir, charge à lui de les rétribuer ensuite. Il avait refusé. Jean-Christophe Rufin donne un autre exemple dans une interview. Alors qu’il était au Mozambique avec sa compagne, l’armée locale débordée avait fait appel à un groupe de mercenaires sud-africains pour contrer une offensive djihadiste dans le nord du pays. Le groupe se présentait sous l’apparence d’une société chargé de lutter contre les braconniers. Pour surveiller le parc naturel, elle disposait d’hélicoptères et d’armes. On reconnaît le modèle qui a servi au groupe de Harvey Robson. « Beaucoup de dirigeants, dans des pays instables et fragiles redoutent ce type d’opérations et en deviennent à tel point obsédés qu’ils nourrissent parfois des soupçons sans fondement. Une affaire récente, à Madagascar, a conduit en prison un ancien officier français [Philippe François] reconverti dans les affaires, au motif non prouvé qu’il aurait préparé un coup d’État pour le compte d’un opposant malgache. Ces opérations ne sont pourtant pas de simples fantasmes. Certaines sont allées jusqu’à un début de réalisation. Ce fut le cas en 2004, lorsque deux avions partis d’Afrique du Sud et chargés de mercenaires sous le commandement de Simon Mann, fondateur de l’agence Sandline International, ont pris la direction de la Guinée équatoriale pour y installer un nouveau pouvoir. Le fils de Margaret Thatcher [Mark] était personnellement impliqué dans cette affaire (qui s’est terminée prématurément par l’arrestation des protagonistes, lors d’une escale à Harare, au Zimbabwe ». L’auteur explique également que, pour composer le personnage de Flora, « petite-fille de mercenaire », il s’est inspiré de Katie Denard, fille du célèbre mercenaire Bob Denard (le grand-père de Flora et le père de Katia finissant tous les deux avec la maladie d’Alzheimer). Mais le coup d’État mené ici n’est pas un putsch « à l’ancienne » avec des armes et des soldats.

« Il existe une importante littérature consacrée au déroulement des coups d’État, explique encore Rufin dans sa Postface. Au XIXe siècle, l’œuvre de Marx a surtout mis l’accent sur les processus révolutionnaires, occultant d’autres travaux, plus spécifiquement consacrés à l’action insurrectionnelle, dans le sillage d’Auguste Blanqui, notamment. A partir de la révolution bolchévique, le courant trotskiste s’est attaché à décrire en détail et en soi le mécanisme de la prise de pouvoir, indépendamment de la situation sociale et politique du pays concerné. Le livre de Curzio Malaparte Technique du coup d’État a magistralement synthétisé ces mécanismes en comparant l’action de divers personnages historiques de Trotski à Mussolini, en passant par Bonaparte, Primo de Rivera et Hitler. Plus récemment, le politologue américain Edward Luttwak a systématisé ces techniques dans un ouvrage célèbre paru en 1968 qui se présente comme un véritable manuel. Son titre donne le ton : Coup d’État : A Practical Handbook. » (442) Dans le roman, c’est Hugues Delachaux qui apporte cette connaissance théorique et historique du sujet qu’il a résumée sous le concept de « théorie de l’ébranlement » (chapitre 13) : « on peut aboutir au coup d’État non seulement par l’infiltration des forces de sécurité […] mais aussi par l’explosion du peuple. Toutes les sociétés contiennent une violence latente qui ne demande qu’à s’exprimer. C’est cela que cherche à provoquer l’« ébranlement ». » (144). Le processus de prise de pouvoir développé dans le roman pourrait être ainsi qualifié de coup d’État 2.0.  Un clic de souris a remplacé le doigt sur la détente d’un fusil. Comme le souligne Archie au chapitre 42 : « Ce qui m’a frappé, c’est l’économie de moyens avec laquelle vous avez conduit l’affaire. Et quelle humanité dans votre manière d’éviter tout recours direct à la violence. Si l’on y regarde de plus près, que voit-on ? Vous avez réussi en utilisant seulement quelques fakes news et le sabotage minimaliste d’une cuve à fuel. » (420) L’essentiel de la stratégie de l’agence consiste effectivement à trouver des informations et à en diffuser. Les deux hackeurs basés à Nice, Imre et Ioura, révèlent les ressources pétrolières et gazières de Brunei, retrouvent la trace d’Azahari et inventent des moyens de pression sur sa société, accèdent au dossier médical du sultan et en fabrique un faux, envoient une vidéo salace sur le prince héritier, sélectionne le journaliste australien Li Wang, débusque un dossier compromettant sur l’intendante Greta, dégotent les plans du palais du sultan. « J’ai toujours pensé que maîtriser les technologies de l’information était une aventure qui nous conduirait au-delà de l’imagination. Nous y sommes », dit Marvin au chapitre 3 (36).

Dans le sous-sol de sa maison de Santa Monica, Marvin Glowic suit les événements qu’il a déclenchés. Il a regardé les vidéos sur le sultan : « une compétition personnelle l’opposait à cet homme qu’il n’avait jamais rencontré et qui avait été longtemps le plus riche du monde. Marvin en avait fait un combat singulier. » (271) Hassanal Bolkiah Mu’izzaddin Waddaulah était encore considéré, en 1997, comme l’homme le plus riche du monde (3e en 1998). Au 1er mars 2024, le magazine Forbes classe désormais n°2 Elon Musk, n°3 Jeff Bezos, n°4 Mark Zuckerberg, n°5 Larry Ellison (Oracle), n°7 Bill Gates (Microsoft), n°8 Larry Page, n°9 Steve Ballmer (Microsoft), n°10 Sergei Brin. Presque tous, à part Bernard Arnault (n°1), Warren Buffett (n°6) ont bâti leurs fortunes sur le numérique. C’est une lutte entre l’ancien monde représenté par le sultan de Brunei, dont la richesse est liée au pétrole et au gaz et le nouveau, représenté par Marvin Glowic, dont la fortune vient du numérique, qui se joue ici. Le sultan est le troisième sommet du triangle. A la fin du roman, un ultime rebondissement vient bouleverser tous les plans apparents du mécanisme mis en place par Daume et Delachaux : Azahari est remplacé par le Prince Mateen sur le trône. Retour à la légitimité dynastique ? non. Archie s’explique : « Lorsqu’il a terminé ses études, plus médiocres qu’on le prétend d’ailleurs, aux États-Unis, son sultan de père l’a chargé de superviser une partie des investissements extérieurs du pays Et il lui a confié un secteur en particulier : les technologies de l’information. Notre cher prince s’est constitué un portefeuille dans ce domaine. Il est impliqué dans les sociétés de leur « commanditaire ». Il siège même au conseil d’administration de sa holding. » (426) Quelques minutes plus tôt, Archie disait d’ailleurs à Delachaux et aux membres de l’agence : « Grâce à vous, c’est sans doute une ère coloniale nouvelle manière qui s’ouvre. » (419) Le sultan avait tenu à s’émanciper de la puissance coloniale britannique. Ce coup d’État balaye cette indépendance pour établir une nouvelle aliénation. Mateen sera la marionnette, non pas des Etats-Unis, mais de Glowic et de sa puissance. Moins d’une semaine après le coup, Marvin débarque à Brunei pour donner une conférence de presse : il annonce son soutien au sultan et son intention de construire dans le pays un centre de recherche de portée mondiale. Il s’engage également à développer un système de reconnaissance faciale qui assurerait, plus efficacement qu’une police et une armée, un contrôle complet de la population. Pendant ce temps, Mateen s’absorbe dans les préparatifs de son couronnement chez les bijoutiers de luxe et les grands couturiers. Il nomme Premier Ministre un Américain, d’origine malaise, qui a occupé auparavant un poste de direction dans le groupe de Marvin. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce roman qui jusqu’au bout réserve bien des surprises. Ronald était le chef d’orchestre de coup d’État moderne, se présentant comme le successeur d’un Archibald dépassé. La stratégie mise en œuvre conduit l’agence à mettre au pouvoir l’opposant Azahari, un idéaliste qui veut établir la démocratie et rendre le pouvoir à son peuple. Flora, l’adjointe de Ronald, le suit dans cette entreprise. Mais ces Machiavel myopes n’ont pas vu venir ce qui se tramait derrière eux : Marvin a doublé Ronald et fait appel, en parallèle à Archie pour placer le pion en lieu et place d’Azahari, qui est d’ailleurs éliminé. Delachaux en ressort ébranlé. « Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge », disait Voltaire. Comme dans un jeu de bonneteau, Ronald et Flora, les deux pionniers du coup d’État, se font finalement duper par cette machination qui les dépasse eux-mêmes.

Cette histoire est une fiction. Bill Gates, Elon Musk ou Jeff Bezos n’ont pas déstabilisé l’État brunéien et pris le pouvoir à Bandar Seri Begawan, Hassanal Bolkiah Mu’izzaddin Waddaulah est toujours sultan. Le prince Mateen n’a pas pris sa place ; il n’a d’ailleurs rien à voir avec le rôle qu’on lui fait jouer dans le roman. De même, l’intendante allemande du palais ne peut être en rien soupçonnée de cacher des origines troubles. « Le livre s’apparente en quelque sorte à un jeu dont les cartes sont authentiques mais complètement rebattues, explique Rufin dans sa Postface. Brunei sert ici de laboratoire pour une expérience qui aurait aussi bien pu être menée ailleurs et dans un tout autre contexte. Le décor est réaliste, mais la pièce qui s’y joue est pure invention. Mais le but n’est pas le vrai mais le vraisemblable. Reste que l’aventure de Flora et ses comparses, si elle est romanesque, n’en est pas pour autant impossible. Ailleurs, sans doute. Demain, peut-être… » (443) Force est de constater, pourtant, que le numérique et les technologies de l’information ou de la désinformation sont déjà largement en œuvre dans les rapports de force économiques, sociaux, politiques ou militaires au sein des sociétés ou entre les états : cyberattaques, piratage de données. L’excellente série The undeclared war de Peter Kosminsky aborde ce sujet. En 2024, sur fond d’élections britanniques impliquant le Premier ministre conservateur noir du Royaume-Uni. Une équipe d’analystes au cœur du GCHQ, l’agence d’espionnage britannique de type NSA, tentent de parer à une cyber-attaque contre le système électoral du pays. La Russie est régulièrement mentionnée dans les affaires de cyberattaques, de diffusion de fakes news et de manipulation informatique, notamment des élections (américaines ou françaises notamment). Les Jeux Olympiques de juillet 2024 ne sont pas à l’abri de telles attaques dans le contexte tendu de la guerre d’Ukraine.

Au chapitre 8, Selma explique le choix du sultanat de Brunei, comme laboratoire idéal pour la mise en œuvre de ce coup d’État. Ce micro-État qui réunit tous les critères d’éligibilité à l’action de l’agence est aussi un décor parfait pour un coup de théâtre avec quasiment son unité de lieu, de temps et d’action. Pour le lecteur, c’est surtout un dépaysement formidable. Avant de tourner au roman d’aventure à la Walter Scott ou à la Alexandre Dumas, au roman d’espionnage à la John Le Carré, le livre se présente d’abord comme un livre d’histoire et un manuel de géographie, entre Wikipédia et Guide du routard. C’est ce que j’aime dans les romans, apprendre et comprendre, me distraire et m’évader. Plus qu’un long traité historique et géopolitique sur le sultanat de Brunei, D’or et de jungle nous donne toutes les clés pour comprendre cette région. On n’oubliera pas que la triple formation de médecin, de diplomate et d’écrivain, a donné à Rufin le sens de la synthèse, du diagnostic et de l’essentiel. Mais Rufin ne s’est pas contenté de compiler de la documentation. Il est allé sur place et ça se voit, notamment quand il constate le décalage entre le principe de la charia intégrale et la relativité de la pratique, quand il décrit la configuration de la ville au milieu de la jungle et les paradoxes entre habitat vétuste et voitures de luxe, quand il découvre les restaurants ouverts dans les étages pendant le ramadan. Le lecteur suit l’auteur et ses deux personnages, Flora et Jo dans leur découverte du pays. Avant de faire du renseignement, ils sont des touristes curieux et des ethnologues, animés par la curiosité plus que par la malveillance. Les rencontres avec Kiu, la Chinoise, Kim, la guide ibane, Yohann, l’ingénieur sud-africain, Marc, le professeur à l’Alliance française nous permettent de rentrer chez les gens et de mieux sentir la réalité humaine. Car derrière les ors et la puissance du sultan, c’est toute une diversité ethnique et sociologique qui se dévoile : Malais favorisés par le pouvoir politique, Chinois brunéiens qui soutiennent l’économie mais qui sont considérés comme des citoyens de seconde zone (certains étant même apatrides), minorités ibanes et dayaks méprisés, fanatiques musulmans faisant pression sur le sultan. On ressort de cette lecture avec une bien meilleure connaissance de ce pays.

Jean-Christophe Rufin a trouvé une intrigue originale et dynamique en inventant ce coup d’État crédible mené par une agence cybernétique pour le compte d’un tycoon du numérique contre un pétro-sultanat autoritaire. Mais son talent est avant tout littéraire. D’abord par l’incarnation. Entre l’essai historique théorique et le roman, la différence est la présence de personnages qui donnent vie à l’histoire et en qui on peut s’identifier. D’or et de jungle présente, à ce titre, un casting de luxe dont on ne pourrait faire l’inventaire objectif : à l’agence, Ronald Daume, le barbouze élégant et manipulateur, Flora la baroudeuse romantique et torturée, Selma la queer surdouée, Hugues Delachaux, le vieux trotskiste à moumoute, théoricien de l’ébranlement, Imre et Ioura, les deux hackeurs androgynes et asociaux (les Dupont du Dark-Web), Hakim, le directeur des opérations, Emma, la collaboratrice et amante de Selma, Harvey Robson, l’ex-artificier de Providence, Jo le Gitan tendre et macho, croyant et nomade. Martin Glowic, le milliardaire californien en proie à la libido dominandi, Ray, le patron d’un fonds d’investissement qui sert d’intermédiaire entre Marvin et Ronald, Yohann, l’ingénieur secrètement amoureux de Flora, Kiu, la jeune Chinoise qui tient la caisse dans un restaurant chinois, Kim, Greta, le capitaine Shankar, népalais officiant pour les Gurkhas du palais, Li Wang, le Chinois brunéien exilé en Australie devenu journaliste sont autant de personnages qui nous attachent à ce roman et le rendent vivants. Un dernier mot : le plaisir de la lecture. Dans la jungle des pages blanches et des mots noirs, se trouve ici l’or des idées et des rêves.

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