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13 avril 2024 6 13 /04 /avril /2024 15:26

          V. COMPLICATIONS RELIGIEUSES.

Arriva le successeur de Ponosse, un grand diable blême et sinistre dans les 40 ans, tout en os, les yeux brillants de dévotion fanatique. Moins d’une heure plus tard, il parcourait Clochemerle à grands pas, d’un air farouche, sans saluer personne. Il fit annoncer par Beausoleil un service religieux spécial pour le lendemain. Les Clochemerlins s’y rendirent en nombre, par curiosité. La messe expédiée, le curé Noive monta en chaire et parla d’une voix rauque : « Et maintenant, mes frères, c’est fini de rire ! […] Écartons ce Dieu trop commode qui voit avec complaisance la ripaille, le manque de tenue des femmes et la bamboche des hommes. […] Dans une époque bassement matérialiste, qui se couvre d’opprobre et ne cesse d’offenser le ciel, je veux faire avec vous de Clochemerle une citadelle de la foi la plus ferme. Le monde, je vous l’annonce, ne se sauvera que par la pénitence, la continence, la tempérance, la prière répétée et le mépris des biens de la terre. Les neuvaines de rachat vont commencer. » (87) Les gens étaient atterrés, les femmes surtout. Le docteur Mouraille proposa qu’on lui fasse un examen psychique approfondi. Jolibois, Tafardel, Samothrace et Mouraille discutèrent de la sexualité des saints, de la chasteté du Christ et du célibat des prêtres. Pour eux, le nouveau curé était un nerveux bilieux, à tendance fébrile, l’opposé de Ponosse. La vie à Clochemerle n’allait pas être gaie pour les chrétiens ! * Barbe Noive, la sœur du curé, lui tint lieu de servante. Elle congédia la vieille Honorine qui ne se gêna par pour dire ce qu’elle pensait de ce prêtre et de sa sœur. Mais elle dut se résoudre à partir. Six Clochemerlins moururent dans la semaine. Parmi eux, le pépé Garabois, 96 ans, qu’on entretenait pour le centenaire. * le curé Noive refusa d’aller au château recevoir la confession de la baronne. Elle le prit très mal et elle écrivit une lettre à Monseigneur se plaignant de cet insolent. Elle pouvait se passer de l’absolution de cet imbécile et menaçait de cesser de s’intéresser aux œuvres de la paroisse. Elle se plaignit de Noive à sa fille Estelle de ce « Calvin à triste figure qui fai[sai]t de la démagogie religieuse » (91). Elle projetait d’organiser un dîner (deux repas si nécessaire) et d’inviter le R.P. Reventin, chanoine de de Lyon, par l’intermédiaire de Ghislaine d’Aubenas-Teizé pour qu’il reçoive sa confession. Ils le feront prendre en voiture et le reconduiront, une fois par mois. Et elle ne mettra plus les pieds à l’église. Si elle devait assister à la messe, elle irait dans n’importe quel village sauf Clochemerle. Et si sa fille devait avoir un enfant, ce serait pareil pour le baptême. *

Il arriva une chose bien amère à Firmin Lapédouze, réputé « mangeur de curés » et le pire athée de Clochemerle, le seul peut-être à ne pas être sensible à l’amabilité de Ponosse. Sa haine de l’Église s’expliquait en partie par sa femme Justine, une dévote qui lui rendait la vie impossible. Elle était morte depuis quelques années et voilà que maintenant c’était son fils qui venait d’entrer au séminaire. Furieux, le vigneron se présenta chez le curé Noive qui le fit entrer et écouta sa colère : « je vous invite à entrer parce que vous êtes le premier habitant chez qui je découvre vraiment une flamme. Je préfère la haine à la mollesse et à l’indifférence. » (94) Lapédouze parla de sa femme et de son fils, surpris de trouver en face de lui un prêtre calme et presque agréable. D’autant que le curé Noive ouvrit pour lui une bouteille de vin, cuvée 1929. Buvant en solitaire, Lapédouze se sentait de mieux en mieux. Le curé le faisait parler sans le brusquer. * Une autre discussion vive eut lieu dans l’impasse, sous les fenêtres de Clémentine Chavaigne. Plutôt un monologue, car Mélanie Boigne ne lui laissa pas placer un mot. La mère de quinze enfants défendait les femmes mariées et s’en prit violemment à la « vipère d’église » qui la jugeait. Depuis l’arrivée du curé Noive, les vieilles filles relevaient la tête. Les rancœurs endormies venaient de se réveiller avec une force nouvelle provoquant affronts et injures.

   VI. COMPLICATIONS RELIGIEUSES (suite).

Le retour du printemps, chanté par Samothrace, aurait dû contenter les cœurs, mais les Clochemerlins avaient d’autres soucis en tête. Le 27 avril 1934, un certain nombre de mères de famille (Mélanie Boigne, Catherine Repinois, Eulalie Ouille, Annette Soupiat, Thérèse Pignaton, Toinette Jupier, Fanny Lachenève, Ursule Safaisse, Mauricette Piffeton, Mimi Susson, Berthe Bajasson, Claudia Tripotier, Lucie Malatoisse, Amélie Guinchard, Félicie Pouette, Célestine Machavoine, Léonore Sardinet, Justine Bocon, Sidonie Pétinois, etc.) adressèrent une lettre à l’archevêque pour se plaindre du curé Noive qui ne faisait pas l’affaire pour Clochemerle, vu qu’il prêchait contre le vin et pour demander un autre curé. Une deuxième lettre, signée par les maris, appuyait cette demande : il fallait à Clochemerle un bon curé, ami des vignerons et connaisseur en vin. Les deux lettres parvinrent à Lyon en même temps que celle de la baronne. L’archevêché se promit de traiter cette affaire avec toute l’attention requise. * On envoya donc à Clochemerle, un prêtre relativement jeune, ecclésiastique de qualité, l’abbé Lodève, coadjuteur de Monseigneur l’Archevêque. Il se rendit d’abord chez le sénateur Piéchut ; lui-même avait été informé de cette visite par le sous-préfet de Villefranche. L’émissaire de l’archevêque voulait avoir l’avis du maire. La conversation se concentra rapidement sur l’opposition du curé Noive au vin. Tout en faisant l’éloge du beaujolais, Piéchut servit Lodève et le resservit. « Le vin est ici, la grande affaire. Le regretté curé Ponosse l’avait compris, d’où sa grande popularité. Chez nous, un homme qui ne connaît pas le vin, curé ou non, ne s’attira guère la considération », expliqua le maire (109). « Si vous voulez comprendre quelque chose à ce pays, il faut vous mettre un peu dans la peau de nos vignerons. Ils boivent facilement leurs quatre litres par jour. » Piéchut proposa alors à l’abbé Lodève de lui faire visiter des caves. Il se laissa conduire et griser par les vapeurs des caves. En sortant, deux heures plus tard, l’abbé Lodève était bien ivre. Au lieu de rentrer, il demanda à son chauffeur de le laisser à l’hôtel Torbayon. *

L’abbé Lodève rendit compte de sa mission à Monseigneur. Une bonne nuit chez Torbayon l’avait remis de sa fatigue de la veille. Il donna des nouvelles de la baronne et parlèrent du curé Noive, un saint farouche et prêt au martyre : « cet ascète serait utilisable dans un pays de châtaignes. Mais Clochemerle ne s’accommodera jamais d’un saint qui se refuse à trinquer » convint l’abbé (113) qui parla des fortes personnalités qu’il ne fallait pas mécontenter : le sénateur Piéchut et la baronne. Dans son compte-rendu, Lodève parla aussi de la qualité de l’hostellerie et de la beauté de la servante, du pharmacien et de son invention, du curé Ponosse et des miracles posthumes qu’on lui attribuait. La conversation se poursuivit sur ce ton. Elle allait prendre fin quand Monseigneur demanda à l’abbé de répéter la chanson de Noé à Clochemerle et ils établirent un rapprochement avec la Bible et la vigne que planta Noé. Et si l’Arche s’était échouée à Clochemerle ? En attendant, il fallait procurer à tous les Clochemerlins un curé de leur convenance. L’évêque de Haute-Loire cherchait justement à se débarrasser d’un curé qui faisait scandale dans son diocèse, « le type de curé-poilu, populaire aux armées, grand buveur de pinard » (115) qui ne reculait pas devant la gaudriole épicée : l’abbé Patard. Le curé Noive serait proposé en échange avec l’évêque de Haute-Loire. *

Le départ du curé Noive avait été décidé. Les Clochemerlins qui auraient dû s’en réjouir éprouvèrent de la pitié pour l’abbé chassé. Quand tout fut prêt pour son départ, l’abbé marcha vers l’église sans y entrer et s’agenouilla. Des personnes compatissantes firent un demi-cercle autour de lui. Puis Marie Coquelicot s’avança, les bras chargés de fleurs et l’embrassa sur les deux joues. Mélanie Boigne, rouge de honte, avoua que c’était elle qui avait écrit la lettre. Elle en regrettait les conséquences. La cloche se mit à sonner à l’initiative du bedeau Coiffenave. Plus de cent Clochemerlins accompagnèrent le curé jusqu’à la gare. Alors on vit accourir Firmin Lapédouze. Il était indigné qu’on chassât le seul prêtre pour lequel il avait de l’estime. L’abbé dût le calmer. Le curé Noive regrettait sa maladresse et son orgueil. Sur le quai, la terrible Barbe Noive jeta un dernier regard de haine sur Clochemerle. Quand le train démarra, la foule cria : « Vive Monsieur le curé ! » Cent mouchoirs agités témoignèrent que les Clochemerlins n’étaient pas de mauvais bougres. « Si seulement cet homme-là avait aimé le vin ! » (118)

   VII. QUI FINIT À CENT À L’HEURE.

Le genre hirsute et débraillé de l’abbé Patard fit sensation. On le classa dans la catégorie des curés phénomènes, revenus de la guerre, qui avaient conservé le langage et les mœurs du front. Il restait marqué par la guerre. Le genre du nouveau curé n’était pas pour plaire à tout le monde et souvent il choquait mais il n’en avait cure. Au mépris du qu’en dira-t-on, le curé Patard semblait résolu à mener son troupeau tambour battant, en maniant l’homélie comme un pamphlet, rappelant à ses paroissiens que la religion ne pouvait pas leur faire de mal. Son Dieu à lui était goguenard, gueulard et cynique, avec une tendresse bougonne de père du régiment. « Le bon Dieu ne vous bouffera pas. Il sait que vous êtes de sacrés cochons pécheurs. Il fera la part du feu qui ne sera pas forcément celui de l’enfer » (120) Il les invitait à être moins égoïstes. Il ne parlait pas trop de l’âme, en appelant plutôt au bon sens. Une religion de prudence valait mieux que pas de religion du tout. La première fois qu’il célébra la grand-messe du dimanche, il dénonça cependant violemment l’avarice des paroissiens et les invita à payer davantage au moment de la quête… pour gagner leur paradis. Une seconde quête fut organisée pour ceux qui n’avaient pas assez payé. Le dimanche suivant, il annonça que la quête avait rapporté 380 F, dont trois billets sans valeur. Il fallait atteindre les 500 F. Ces fortes paroles secouèrent l’apathie à donner des Clochemerlins. Le curé qui avait augmenté le prix des sacrements, les livrait même à domicile en enfourchant sa moto. On dut reconnaître que le curé Patard, malgré ses exigences d’argent et son rude franc-parler était facile à vivre. Pas vétilleux sur les détails du culte et l’énumération des péchés secondaires, il avait l’absolution large et accordait facilement les dispenses. Il aimait les enfants, conversait sans façon avec n’importe quel habitant du bourg sans tenir compte de son bord. Il était aussi bon joueur de belote et tenait sa place aux boules. Il entretenait lui-même sa motocyclette qu’il chevauchait avec intrépidité. Ce qui lui valait l’estime de Fadet. Pour entretenir sa maison, on lui trouva une veuve bigote, la mère Sulpinet, dit la Nanette. En matière de vin, le curé Patard méritait son surnom de père Pinard. Quand il eut touché au beaujolais, il ne voulut plus entendre parler d’une autre boisson et jura de ne plus jamais quitter Clochemerle. On déclara que c’était bien un curé pour Clochemerle. Sur le sujet des femmes, il était en porte-à-faux. Là encore, l’expérience de la guerre et de la peur, qui l’avait conduit à boire, lui avait fait faire quelques écarts. Il fut ainsi troublé quand la jeune Flora approcha trop sa poitrine de lui. Sa réaction fit rire. On en conclut que ce curé était humain. Il se rendit au château des Courtebiche où la baronne lui déclara spontanément qu’elle voulait être « obéie et servie ». Le curé développa ses arguments de charité mais la rassura : elle ne serait pas mélangée avec le peuple. Au terme de leur conversation sur l’âme et la religion, la baronne demanda au prêtre d’entendre sa confession et elle l’invita à sa table. « Je crois que nous nous entendrons » (127) *

Lulu Bourriquet, qui rêvait de Folies Bergères et d’Hollywood, se trouva enceinte à 17 ans et 4 mois, sans l’avoir voulu. La même chose arriva au même moment à deux compagnes de Lulu, Claudine Soupiat et Mathurine Maffigue, les plus fidèles à suivre leur imprudente amie dans ses équipées. Ces trois filles sans jugeote n’avaient pas résisté aux sortilèges d’un film romantique et avaient cédé aux avances de godelureaux de la ville, venus à l’hôtel Torbayon au volant de bolides de sport. Quand les filles commencèrent à être enceintes, les larcineurs de vertu ne tardèrent pas à disparaître. Elles durent avouer leur faute à leurs parents. Cela souleva des tempêtes. Trois filles-mères à la fois, cela faisait beaucoup, surtout si les séducteurs venaient à disparaître. « Cela montrait le danger d’aller avec des étrangers. Et qu’on ne sort pas impunément de son milieu, de sa condition. » (129) Mme Fouache avait donc beau jeu de geindre au bureau de tabac : « Babylone, ma chère, je vous l’avais dit, Babylone, avec ses courtisanes. Trois filles enceintes à la fois ! On verra des catastrophes se produire. » (129) Beaucoup de femmes mûres étaient disposées à l’écouter, qui blâmaient les mœurs et les licences nouvelles. Un courant de réprobation condamnait les trois filles-mères qui n’osaient plus se montrer. Le scandale avait éclaté du temps du curé Noive. Ce fut lui qui, par ses excès, contribua à la réhabilitation des trois éplorées. On trouva qu’il allait trop loin dans sa condamnation. Cela pouvait avoir des conséquences néfastes sur leurs couches et faire tourner le lait. Et ce n’était pas le rôle du prêtre de se mêler de ça. Elles avaient, certes, commis une imprudence, de là à les excommunier ! Il allait naître de petits chrétiens après tout ! Les femmes se montrèrent solidaires des trois pêcheresses et inclinaient à les absoudre. On leur trouverait bien un mari. Cela s’était vu pendant la guerre quand les fiancés ne revenaient pas. Lulu Bourriquet n’avait pas renoncé pour autant à ses ambitions. Elle se reprit à penser à ses idoles et à son modèle, Anaïs Frigoul. Pour elle, il n'était pas question de se marier à Clochemerle et elle était prête à faire tout ce qu’il fallait pou s’en servir. Elle voulait sortir à tout prix de Clochemerle. *

Vers la même époque se commit un crime qui glaça le bourg d’horreur. La maison des Tuvelat, isolée dans la campagne, était fermée depuis 48h. les voisins s’inquiétèrent. On savait les Tuvelat absents, partis dans le Doubs pour le mariage d’une parente. Mais ils avaient laissé sur place la mémé Tuvelat, veuve du défunt Antelme, réputé terrible coureur de jupons. La vieille Tuvelat n’avait qu’une passion, une avarice stupide et maladive. On lui attribuait un magot secret, légende corroborée par son attitude bizarre et méfiante. Chaque jour, elle faisait une promenade et s’arrêtait chez les voisins qui lui offraient à boire et à grignoter un gâteau. Ces voisins ne l’avaient pas vue depuis deux jours. Ils prévinrent le garde-champêtre Beausoleil qui revint avec un serrurier et deux gendarmes. A l’intérieur, ils découvrirent un saccage complet du mobilier et, à la cave, le cadavre de la mémé Tuvelat, le crâne fracassé. Ce crime fit du bruit. Reporters, photographes et policiers accoururent à Clochemerle où ils se régalèrent de la cuisine d’Adèle Torbayon et de la qualité du vin. On soupçonna d’avoir les Tuvelat d’avoir organisé un faux-départ, d’autant qu’ils ne cachaient pas leurs sentiments pour la vieille. Mais ils n’eurent pas de mal à prouver leur emploi du temps. Certes, ils n’aimaient pas la mémé, mais ils lui souhaitaient une mort naturelle. D’ailleurs, pour eux, il n’y avait pas de magot. L’aîné des Tuvelat, toutefois, orienta les soupçons vers le père Pignaton, un vieil exhibitionniste de 78 ans. Mais cette piste fut abandonnée. Les policiers soufflèrent aux journalistes que ce devait être le crime d’un rôdeur. Ce qui eut l’effet recherché. L’assassin ne se méfia plus. Trois semaines plus tard, on arrêta un ouvrier typographe du nom de Massoupiau, natif de Clochemerle qui laissait beaucoup trop d’argent derrière lui. Il prétendit d’abord que la vieille Tuvelat l’avait attiré chez elle pour lui faire des propositions indécentes. On découvrit chez Massoupiau des coupures de presse prouvant sa fascination pour le crime. Son avocat, Félix Emprière, un prétentieux imbécile, essaya de le défendre mais Massoupiau fut condamné à mort et guillotiné. Cela frappa Clochemerle d’horreur. Les parents de cet assassin étaient de braves gens qui avaient fait tout leur possible pour lui donner de l’instruction et un métier. Le père Massoupiau, conseiller municipal démissionna lors de l’arrestation de son fils et sa femme mourut de chagrin. Tous ces événements furent largement commentés par le docteur Mouraille, le poète Samothrace, Armand Jolibois. * « Il semblait bien cette fois que Mme Fouache eût raison, que le train effréné que prenaient les mœurs ne dût rien produire de fameux. Clochemerle avait son assassin, un guillotiné de 24 ans, et trois filles-mères à la fois dont l’aînée ne comptait pas 20 ans. » (140) Sans doute la situation de fille-mère était-elle gênante mais elle présentait bien des compensations et certaines s’en sortaient très bien, comme Valérie Craponne qui, après les vendanges de 1920, s’était retrouvée enceinte. Elle n’avait pas réussi à se marier mais elle s’était consacrée à son enfant avec assiduité et avait fait l’admiration de tous. La faute des trois jeunes filles semblait pourtant ressortir « à un courant général des mœurs qui incitait les jeunes personnes à considérer l’amour plus comme un moyen que comme une fin. » Cela ne servit pas de leçon. « Le progrès accélérait ses cadences, multipliait ses machines et ses tumultes, ne laissant plus aux gens le temps de respirer, de penser. » (141) * En 1935, Eugène Fadet revint de Paris au volant d’une traction avant dont il prétendit qu’elle se conduisait toute seule. Il fit l’éloge de la vitesse et tout le monde se mit en tête de vivre à 100 km/heure. Et ce n’était qu’un début.

 

DEUXIÈME PARTIE : LE CHÔMEUR

I. NEW YORK ET CLOCHEMERLE

  Le 23 octobre 1929, à New York, se produisit l’effondrement du marché de la Bourse, nommé krack de Wall Street. Au sommet du crédit et de la prospérité, les États-Unis s’aperçurent qu’ils ne possédaient que du papier et des dettes. Toine Bezon, qui écrivait quelques années plus tôt des lettres enthousiastes sur l’Amérique parlait maintenant des faillites, de la misère, de la panique qui gagnaient les Américains. Quant à lui, il avait trouvé un emploi de cuisinier chez un patron de la 5e Rue. Mais il valait mieux être à Clochemerle qu’à Broadway. * En 1918, on sortait d’une horrible saignée, tout repartait. On ouvrait d’immenses chantiers et des entrepreneurs faisaient fortune. On jetait les basses d’un monde futur avec la conviction qu’on ne reverrait plus jamais la guerre. Il fallait « vivre » et « jouir ». La France avait retrouvé la gloire et sa voix dans le concert des nations et cet honneur rejaillissait sur chaque Français. C’est dans cette période d’après-guerre, entre 1919 et 1929 que s’inscrivent les événements nommés « les scandales de Clochemerle » (voir Clochemerle), commentés par la presse de 1923. En 1923, Clochemerle se trouvait pris entre des mœurs anciennes encore prégnantes et l’irruption de mœurs nouvelles imposées par le machinisme grandissant. Ces fameux scandales ressortissaient au passé. La guerre de 1914 a donné le signal de transformations profondes dans tous les domaines Cette petite chronique d’un milieu rural en pleine évolution renvoyait à un contexte plus vaste. Vers la fin de 1936, un fait nouveau vint encore bouleverser cette histoire. Entre 1919 et 1929, le prodigieux essor de l’Amérique avait poussé la dynamique de la richesse et de l’endettement. Alors arriva le krack de 1929, surtout connu à Clochemerle par les lettres de Toine Bezon. Pour beaucoup de gens, c’était bien fait pour les Américains qu’on avait admiré mais contre lesquels demeurait un ressentiment. On en avait maintes fois discuté chez Torbayon. La vague déflationniste mit deux ans pour arriver en Europe. Au mythe de la prospérité qui avait duré dix ans, succéda un mythe nouveau, celui de la crise qui allait aussi durer dix ans. Les Clochemerlins ne désiraient qu’une chose : vendre leur vin, à un bon prix. Ils s’en prenaient à tous les propriétaires qui gagnaient de l’argent sans jamais se pencher sur la vigne. Le sénateur Piéchut se souvint alors que son parti s’intitulait « socialiste » et il laissa entendre que certains prélèvements ne seraient pas pour lui déplaire. Les radicaux avaient prouvé leur capacité de vigilance et assuré le triomphe d’une justice humanitaire. Waldeck-Rousseau, Combes et Caillaux avaient marqué leur époque. Piéchut promettait donc des mesures pour assurer son mandat tout en faisant preuve de prudence. Mais la jalousie veillait en la personne de Jules Laroudelle. Il se jeta dans l’opposition et rejoignit le P.O.F. (Parti de l’Ordre Français), créé par un colonel d’état-major. La plasticité idéologique de ce mouvement lui permit de ratisser large et de récolter de gros moyens financiers. Bientôt Clochemerle eut son comité P.O.F. présidé par Laroudelle qui commença à diffuser ses slogans démagogiques contre les « vieux combinards ». Piéchut faisait semblant de ne rien voir. *

Les cours du vin commencèrent à baisser en 1932. Les années suivantes, la dégringolade s’accentua. On gagnait à peine de quoi subsister. Revenir en arrière était impossible alors que le progrès jetait sur le marché une masse accrue de produits de consommation. On ne riait plus maintenant du krack américain de 1929 qui était arrivé jusqu’en Europe. La marche ascendante de l’humanité était ralentie. Un réformateur extrémiste, Joannès Migon, avait la partie belle pour annoncer la fin du capitalisme et proposer un collectivisme d’État comme voie de salut et d’avenir. Les Clochemerlins ne comprenaient pas grand-chose à ce projet qui devait les priver de leurs vignes. Certains adhèrent à ce système en restant persuadés qu’ils resteraient propriétaires de leurs terres. Cela faisait un troisième parti politique. Clochemerle bougeait. * La France également. Quelques scandales avaient donné l’alarme, l’affaire Oustric et l’affaire Hanau, par exemple. Des Clochemerlins risquèrent leurs économies dans des placements aventureux. Plus tard, en plein marasme éclata le scandale Stavisky qui se termina par le suicide de l’affairiste. Un avocat sauta dans la Seine. Puis on retrouva un magistrat sur une voie ferrée près de Dijon. Le 6 février 1934, des manifestants marchèrent sur l’Assemblée par le pont de la Concorde. Le service d’ordre débordé tira. Il y eut des morts. Le chef du gouvernement fut désigné comme fusilleur. Épouvanté, le ministre de l’Intérieur se hâta de disparaître. Pour apaiser les esprits, on rappela l’ancien président Gaston Doumergue. Et pour la première fois, on vit jouer un rôle politique à un vieux maréchal de 80 ans. Les ministères se succédaient sans apporter de grands changements à la situation. L’économie ne repartait pas. On gagna tant bien que mal 1936. Le gouvernement vota les congés payés. Cette mesure ne touchait pas les Clochemerlins mais le docteur Mouraille s’en félicita. Pour lui, un nouveau tyran menaçait d’abrutir toute une classe sociale : la machine. Le débat s’orienta autour de ce sujet : la machine rendait-elle l’homme plus libre ou contribuait-elle à l’aliéner ? Puis ils abordèrent un autre sujet : l’Homme sera-t-il Dieu ? Tafardel en était convaincu. C’est à ce moment-là que l’abbé Patard arriva pour la partie de belote. Il ne voulait pas se mêler de ce sujet. *

Circonstance aggravante : la nature s’en mêla, rajoutant ses rigueurs aux difficultés des hommes. Deux saisons coup sur coup furent désastreuses. Les gens grelottaient d’humidité en fuyant les averses. Ce furent des hivers pourris, sans même la pointe de gel désinfectant qui tue les insectes nuisibles, des hivers infectieux, comme disait le docteur Mouraille, qui propageait les maladies et favorisait les idées noires. Samothrace bravait la pluie pour venir voir Flora à l’hôtel Torbayon. Il se plaignit de l’époque auprès du docteur Mouraille. Les gens avaient toujours vécu comme ça avec leurs doses d’embêtement, disait Mouraille. Pour le poète, le progrès était une déception, il en attendait un nouvel essor de l’intelligence, une primauté de l’esprit. « La civilisation machiniste est quantitative. Vous réclamez des intelligences ? On va vous en donner. Fabriquées en série, nourries de la même bouillie intellectuelle par les haut-parleurs, les écrans et les magazines », (163) répondit le docteur qui suggéra au poète de se consoler en écrivant un poème sur le mauvais temps. Ce qu’il fit.

   II. TISTIN SE FAIT INSCRIRE.

Dans la petite salle de la mairie où Tafardel officiait au milieu de ses paperasses, un homme se présenta pour « se faire inscrire » : c’était Baptistin Lachoux, dit Tistin la Quille, cousin de Baptistin Lachoux, le cantonnier, dit Tistin Bègue. Ce Tistin la Quille, estropié depuis un accident d’enfance, encastrait dans l’armature d’un pilon le genou de sa jambe repliée. On le soupçonnait de forcer sur l’infirmité pour profiter de l’apitoiement et de l’indulgence. Comptant parmi les rares gueux de Clochemerle, pays de la propriété, il vivait de louer ses services. Peu porté à l’effort, il se laissait acculer au travail par la dernière extrémité, et d’ailleurs se lassait vite. On le disait fainéant, ivrogne et chapardeur. Il affirmait que sa carrière de travailleur avait été entravée de bonheur, parce que toujours il avait dû travailler pour les autres. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il s’acheminait vers la charité publique et l’hospice. Il s’arrangeait donc d’un destin de resquille et de paresse. Les fainéants sont volontiers réformateurs. Il faisait un fort discuteur de cabaret où il exposait des plans hardis qui assureraient une meilleure répartition des richesses. Son système voulait que les vignes fussent périodiquement reversées à la commune qui en ferait la redistribution équitable. N’ayant hérité d’à peu près rien, il se déclarait ennemi de l’héritage, ce qui faisait dresser l’oreille aux propriétaires clochemerlins. Il trouvait scandaleux que les terrains aient été injustement répartis et que cette injustice persistât. Ce raisonnement provoquait un certain malaise. Les hommes pondérés essayaient de lui dire qu’on ne pouvait rien à cela. Il eût été d’ailleurs bien en peine de s’occuper d’une vigne. On essayait de l’apaiser en lui offrant à boire et en le rassurant, on ne lui voulait pas de mal. Au troisième pot, il convenait qu’il était un gueux assez content de l’irrévérencieuse liberté dont il jouissait. Il savait se contenter de peu pourvu qu’il pût se prélasser au soleil. D’autres fois, le vin tournait à l’aigre. Alors, il redoublait de sarcasmes. Sa faculté de parole le rendait redoutable. On le craignait. On ne savait comment apaiser ses hargnes et son anarchisme. Tistin voulait donc se faire inscrire comme… chômeur ! Tafardel était perplexe. Il n’avait jamais été question de chômeur dans le pays. Il n’y avait d’ailleurs pas de fonds de chômage à Clochemerle. Tistin s’insurgea : c’était malheureux dans une commune dirigée par un sénateur de gauche. On voulait le faire périr ! On était encore des serfs et des vilains. Tafardel était pris à son propre langage politique. Il lui indiqua que la commune pourrait lui procurer du travail. Mais Tistin n’était pas prêt à accepter un « travail infect et humiliant ». Aucune loi, d’ailleurs ne pouvait l’obliger à faire un travail qui ne lui convenait pas. D’ailleurs, il avait bien examiné le travail que Clochemerle pouvait lui offrir. Il n’y avait RIEN pour lui ! Tafardel lui demanda le genre de travail qui lui plairait : « J’aimerais un emploi d’inspecteur pour surveiller le travail des autres. Et ne pas commencer trop tôt le matin. » (171) Tafardel ne savait plus quoi dire, d’autant que Tistin ne désarmait pas. Tafardel était là pour le servir sans retard. Il ne voulait pas perdre ses 7,50 F quotidiens d’allocation. Tafardel promit d’en parler au conseil municipal et lui demanda de présenter un certificat de sans-travail, un extrait de naissance. Il n’avait rien et ne put présenter qu’un vestige de livret militaire en très mauvais état. Tafardel nota les informations. Tistin menaça d’aller se plaindre au P.O.F. si sa demande n’était pas traitée rapidement. Alors il salua Tafardel et sortit en sifflotant. *

A une forte majorité, le conseil municipal décida de donner satisfaction à Tistin la Quille. On l’entretiendrait ainsi à ne rien faire. Par cette décision, le maire se donnait bonne conscience. Après tout, il n’y a pas que l’église qui pouvait venir en aide aux indigents. Cette décision donna lieu, une fois de plus, à un vif débat avec Jules Laroudelle qui prétendait ne pas vouloir encourager la fainéantise et créer un précédent regrettable. Si Laroudelle avait voté pour l’allocation, le conseil aurait voté contre. *

Il y eut donc un chômeur à Clochemerle. C’était la première fois qu’on en voyait un dans le bourg ; l’événement prit une dimension extraordinaire. Au début, les réactions furent dubitatives : on allait donc payer un homme à ne rien faire, comme les Anglais, avec notre propre argent. On blâma la décision de la mairie mais on comprit que la somme allouée était dérisoire. Et puis, on changea d’avis. Clochemerle était le seul village de la région à avoir SON chômeur. On en tira une certaine fierté. On prit en pitié Tistin, puis en affection. Et on commença à lui donner de l’argent contre de petits travaux qu’il faisait de bon cœur. En somme, jamais Tistin la Quille n’avait autant travaillé. Jamais il n’avait joui d’autant de considération, n’avait été si bien nourri, ni si bien vêtu. Partout, il était invité et fêté. On lui lavait son linge, qu’on lui rendait raccommodé et repassé. La vie ne lui coûtait rien. Bientôt, il put capitaliser son indemnité de chômage (augmentée d’une prime d’encouragement du conseil municipal), puis y ajouter les largesses de ses concitoyens. On faisait des collectes pour sa fête et pour son anniversaire. Peu à peu, il s’enrichit. Il commençait à avoir peur pour son argent. Parallèlement, il s’assagissait, devenant moins critique sur l’ordre social. Il fut présenté au député qui lui glissa un billet. D’ailleurs, il pleuvait de l’argent de tous les côtés. Le teint frais, rasé, mieux tenu, il n’avait plus mauvaise apparence. La commune lui paya un pilon neuf. On le gâtait de mille fois. Et, inévitablement, cela commença à attirer des jalousies, notamment de la part du facteur, du cantonnier et de Joanny Cadavre. Un jour, il rencontra la baronne sur le chemin du château. Elle venait de perdre son vieux concierge et elle lui proposa la place. Mais Tistin refusa ce qui vexa considérablement la châtelaine : « J’ai déjà une situation, dit Tistin, je suis le chômeur de Clochemerle » (178). Chômeur, c’était pour lui la situation royale, celle dont il avait toujours eu la vocation. Une sinécure. * Il trouvait les meilleures attentions chez Jeannette Machurat qui ne cessait de l’attirer chez lui. Âgée de 34 ans, la veuve possédait un petit bien. La solitude lui avait fait quelque peu perdre ses formes et sa fraîcheur mais elle se ragaillardit en fréquentant Tistin. Insensiblement, leur liaison prit un tour régulier que tout le monde put remarquer avec l’épanouissement de Jeannette. Pour lui, qui n’avait connu que des femmes légères, cet empressement d’une femme bien établie, lui conféra une bonne opinion de lui-même et une dignité virile accrue. *

Le retour du printemps marqua le renouveau des amours. Mathurine Maffigue accoucha de deux jumeaux robustes et Lulu Bourriquet, d’un seul enfant qui ne lui déforma pas trop le corps. Car elle n’avait rien perdu de ses intentions de conquête, sous le nouveau nom de Lise Bouquet. Mme Fouache continuait à prédire le pire, avec Clémentine Chavaigne, Pauline Coton et quelques femmes aigries mais personne ne les écoutait. Tout le monde avait envie de profiter de ce bref moment de rémission. Le curé Patard, lui-même, se montrait conciliant avec ces relâchements estivaux. Samothrace venait marivauder avec Flora. Elle écoutait le vieux barde lui débiter des tirades qu’elle ne comprenait pas mais qui la flattaient. Elle le trouvait rigolo. Les Clochemerlins s’accordaient quelques mois de répit avant le retour de l’hiver et des problèmes. Basèphe, qui venait de fêter son premier million d’étuis de Zéphanal, devint mécène : il fit don d’un terrain de sport à la commune. Clochemerle avait son équipe de football et fit disputer une course cycliste le jour du 15 août. Le tournoi de boules durait une semaine. Au Castel Anita, dans sa somptueuse propriété avec tennis et piscine, l’inventeur recevait les artistes de la région et de passage et menait avec eux la belle vie.

 III. CELIBATAIRES, VEUVES ET FILLES DE JOIE.

Événements extraordinaires : un jour, l’angélus et la messe basse de 6h30 ne furent pas sonnés ce qui perturba toute la vie de Clochemerle. A l’intérieur de l’église, il y eut plusieurs incidents d’office avec le servant de messe. Les vieilles remarquèrent l’inquiétude du prêtre. Elles étaient pressées de savoir ce qui se passait. Ce jour-là, on remarqua l’absence du bedeau Coiffenave, un personnage inquiétant qui hantait la ville mais qui était un artiste extraordinaire de la cloche. Les femmes en avaient peur : elles lui attribuaient une lubricité à l’affût. A l’église, elles surprenaient son regard braqué dans leur décolleté. Quelques-unes affirmaient s’être senti pincer les fesses avec une insistance vicieuse. Ce bedeau rôdeur et fourbe passait pour être le diable incarné. Était-ce vrai ? ces femmes affirmaient que c’était arrivé à d’autres. Notamment à Aglaé Pacôme, une vierge attardée qui avait la hantise des satyres et vivait dans un monde de fictions amoureuses où elle jouait le rôle d’héroïne pourchassée par des soupirants frénétiques. Elle était persuadée de faire l’objet de toutes les attentions. Elle affirmait que Coiffenave avait mis fin à ses jours pour une raison connue d’elle seule. Elle était loin de la vérité ! Aglaé n’était pas son genre. On chercha en vain sa dépouille mais on constata que son vélo et ses affaires avaient disparu. Pire encore, on découvrit qu’on avait fracturé le tronc de Saint-Roch. Qui mieux que Coiffenave pouvait savoir que le tronc n’avait pas été relevé depuis deux mois. Mais on n’avait aucune preuve. Et on se dit qu’il finirait bien par reparaître et donner des explications. En attendant, le suisse Nicolas fut chargé de le remplacer. Ce fut une catastrophe. On ne tarda pas à avoir des nouvelles du bedeau. Un homme dit qu’il l’avait vu à Saint-Romain-des-Iles menant une vie de plaisir dans une auberge à fritures où il dilapidait le magot de saint-Roch en compagnie d’une fille de joie, la grosse Zozotte, qui l’avait pris en sympathie tout en continuant son « métier ». Il refusait de rentrer. D’autant qu’à Saint-Romain-des-Iles, on le trouvait sympathique et on l’invitait à déjeuner. Sa renommée de sonneur de cloches fut bientôt connue et on l’invita pour des récitals de cloches dans tous les villages des environs. Il commençait à prendre des airs vaniteux. Tout cela se savait à Clochemerle si bien que le bedeau devint un vrai « personnage ». Mais que pouvait-on faire ? commander aux gendarmes d’aller récupérer le bedeau et le ramener de force avec les menottes ? La grosse Zozotte avait prévenu qu’elle soutiendrait plutôt un siège en règle. Pour faire arrêter Coiffenave, il fallait porter plainte au nom de l’Église à propos d’une méchante affaire de gros sous. La municipalité ne voulait pas s’en mêler. Le curé Patard prit alors position : il valait mieux attendre le retour de l’enfant prodigue et… remplir le tronc de nouveau. Mouraille ajouta que les gens faisaient l’amour pour tromper leur ennui. Un beau matin, l’angélus sonna dans toute sa grâce : Clochemerle sut que Coiffenave était revenu. Il reprit ses fonctions sans mot dire et personne ne fit allusion à sa fugue. Il n’y avait décidément que Coiffenave pour ponctuer les jours du son gracieux de la cloche. Il eut même à cœur de se de se surpasser. De mauvais plaisantins glissèrent dans le tronc des « offrandes » pour Zozotte que le curé refusa pour ses œuvres. Cette indulgence divisa les Clochemerlins. Une cabale féminine s’agita pour obtenir le renvoi du bedeau. Certains hommes craignaient que la grosse Zozotte n’attirât les gendarmes dans son piège. Le mieux serait donc d’oublier cette affaire. Une dernière question restait à élucider ? Coiffenave pinçait-il vraiment les femmes en prière qui entraient seule à l’église. Les plaignantes (Aglaé, Clémentine, Pauline…) étaient douteuses et on n’avait guère envie de les plaindre. Et puis, Coiffenave était un grand artiste ! *

Jeannette Machurat tomba enceinte. Elle crut disposer là d’un argument de poids qui allait modifier sa vie dans le sens qu’elle désirait. Elle se voyait déjà remariée à un fort bel homme, au pilon près. Pendant ce temps, Tistin la Quille se rendait utile de mille façons et soignait ses relations. Il voulait garder ce statut de chômeur et sa liberté. Il reconnut sans difficulté qu’il était bien responsable de ce qui arrivait à Jeannette mais il souhaitait rester célibataire. Il avait une nature de vagabond incorrigible. Jeannette le prit très mal. Il était prêt à reconnaître l’enfant, à aider financièrement la mère mais il refusait de l’épouser. Il considérait le chômage comme une profession libérale. Il était bien trop heureux de sa condition et vivait à sa guise, selon sa fantaisie, libre comme l’air, oisif comme un rentier. « C’est un peu cela d’être chômeur, un braconnage du beau temps, une maraude des jolies heures du jour et de la nuit. » (198). Il ne voulait pas devenir l’homme d’une seule femme. Il allait moins chez Jeannette Machurat, continuait sa vie, ne comptait pas renoncer aux avantages de sa situation. Plus il réfléchissait, plus il se découvrait des motifs de rester sur sa position. Il était persuadé que Jeannette ne pourrait pas se passer de lui. « Chômeur il était, chômeur il voulait rester. C’était une idée fixe. Il délaissa la mère de son enfant. » (199) * Jeannette Machurat décida d’aller voir le curé. Elle lui raconta ce qui s’était passé et lui demanda de parler à Tistin. Mais le curé Patard lui répondit que cela ne concernait pas la religion. Elle devait plutôt s’adresser au sénateur-maire car son affaire était « politique ». Pour récupérer celui qu’elle aimait, Jeannette décida de la trahir. Elle alla trouver Jules Laroudelle qui vit là une belle occasion de s’en prendre à Piéchut qui avait accordé l’allocation de chômage à Tistin. Jeannette se fit passer pour une victime du chômeur. Laroudelle attendit le moment opportun pour passer à l’offensive. * Tistin la Quille employait son temps légèrement. Il se laissa entraîner à fréquenter une autre veuve gaillarde, surnommée Quiche-Bicou qui se trouva bientôt enceinte des œuvres du chômeur. Elle s’en vanta dans le village et la nouvelle arriva aux oreilles de Jeannette Machurat. * Il y avait donc deux veuves enceintes, et du même individu, peu recommandable, à si peu d’intervalle ! Les femmes qui se plaignent souvent de leur fragilité ont pourtant une résistance de fer. Il y a statistiquement plus de veuves que de veufs, elles survivent à leur mari. Tout autre, cependant, est le sort des veuves relativement jeunes. Elles avaient bien pu, au long des années de vie en commun, bougonner contre leur époux, c’est après leur disparition qu’elles comprenaient combien leur disparition laissait un grand vide dans leur vie. Il faut comprendre, avant de juger la conduite d’une Jeannette Machurat et d’une Zoé Voinard, que le sort de la veuve est triste. Il l’était particulièrement à Clochemerle. Les femmes de moins de quarante ans, dont la vie conjugale se terminait prématurément avaient peu de chances de sortir de leur veuvage, du fait de la situation démographique du pays. On manquait de veufs et de célibataires de leur âge. Les hommes se mariaient jeunes, au retour du régiment et les couples restaient unis, malgré les aléas de leur existence, malgré la « loterie du mariage ». Avec la dure loi de l’inséparabilité du mariage, les conjoints finissaient par s’arranger l’un de l’autre. Cela est si vrai que lorsque Dieudonné Latronche perdit sa femme Pélagie, il ne put supporter sa solitude. * On comprend maintenant comment Jeannette Machurat et Zoé Voinard furent amenées à s’intéresser à Tistin la Quille, mis en évidence par son titre de chômeur, et à tout lui consentir sans délai. Il est vrai que Zoé, plus âgée, était la plus impatiente, le temps la pressant davantage. La quarantaine entamée donne aux femmes l’affreuse appréhension de se voir déparées de leur beauté. Et Jeannette Machurat, bien que plus jeune, éprouvait la même terreur. Oui, les veuves de Clochemerle étaient des veuves souffrantes qui s’étiolaient avant l’âge dans les renoncements d’une féminité inactive à moins qu’un sursaut ne les jetât dans des expédients d’amour. A côté de Tistin, il y avait encore Coiffenave et Joanny Cadavre mais le premier ne s’intéressait qu’à Zozotte et le second sentait trop la mort. Ce partage de Tistin aurait pu durer mais les choses allaient se compliquer.

  IV. PUISSANCE DES FEMMES.

D’autres femmes ne sont pas heureuses à Clochemerle. En voici quelques exemples.

Odette Auvergne, la jeune receveuse des postes, fait des frais pour ses clients. On la trouve distante et hautaine et elle effarouche les vignerons. Il suffirait pourtant de quelques paroles pour émouvoir celle qu’à tort l’on croit arrogante. Arrivant à Clochemerle quelques années plus tôt, elle a voulu se faire respecter et ce n’est que trop réussi. Maintenant, elle le regrette et songe à deux ou trois personnes à qui elle dédierait bien son besoin d’amour. Ginette Berton, 32 ans, traverse de pareilles crises. Parce qu’elle avait une trop haute opinion de ses charmes et de son intelligence, elle affichait des prétentions excessives. Mais le temps est passé et aucun prince n’est venu. Néanmoins, elle prétend rester sur la brèche des filles mariables et refuse de se ranger au parti de celles qui ont renoncé, tant elle a peur d’être confondue avec les Chavaigne et les Coton qui l’invitent à les rejoindre. Mlle Dupré, l’institutrice, éprouve des tourments analogues à ceux qu’endure Odette Auvergne. Diplômée, intelligente, patiente avec ses élèves, elle ne manque pas de qualités mais elle manque de charme. Elle rêve d’une vie de couple, avec un autre fonctionnaire, ou un instituteur, avec qui elle pourrait avoir une vie confortable, s’autorisant des voyages en Italie. Mais voyager seule n’avait aucun intérêt. Le malheur a voulu qu’Angèle Dupré ait été nommée à Clochemerle à l’âge de 26 ans (il y a 10 ans). Tafardel exerçait encore mais il était trop âgé, inexorablement vieux garçon et trop dévoué à Piéchut pour s’intéresser à elle. Elle aurait voulu rencontrer un garçon de son âge. Quand Tafardel prit sa retraite, on envoya pour le remplacer Armand Jolibois qui avait alors 26 ans (Mlle Dupré en avait déjà 34). Il ne fit aucun cas d’elle, préférant fréquenter l’hôtel Torbayon où il se mit à boire. Mlle Dupré est horriblement jalouse d’Odette Auvergne. Son idéal du mariage entre fonctionnaires lui représente que l’instituteur et la receveuse des postes seraient bien assortis. Odette n’est d’ailleurs pas insensible à Armand Jolibois mais lui ne regarde ni l’une ni l’autre. Il est obsédé par Flora. Mlle Dupré déçue songe à demander son changement mais elle voudrait savoir si elle a une chance de trouver un jeune instituteur dans ce nouveau poste. Elle ne sait comment s’y prendre. Ainsi, à Clochemerle, des cœurs sont disponibles. Mais probablement à cause de malentendus, ils ne parviennent pas à trouver leur bonheur. * Les femmes entre elles ne sont pas charitables lorsque les circonstances les placent sur le terrain des rivalités propres à leur sexe. Ces rivalités se ramènent en général au seul objet de revendiquer pour elles-mêmes un maximum d’attraits physiques. L’âpreté des jalousies féminines s’inspire de la lutte que les femmes doivent s’emparer de l’homme dans le contexte d’une société qui ne permet pas l’égalité des sexes. Face à l’autorité masculine apparente, les femmes usent cependant de moyens propres. De fait, la situation des femmes, à Clochemerle était remarquablement forte, pour plusieurs raisons dont la principale était qu’elle exerçait une sorte de régence et dans ce rôle elle ne pouvait être supplantée. La demeure où chacune était confinée devenait un fief où elle n’avait pas à craindre la concurrence d’une autre femme. Par ailleurs, en tant que mère, elle était indispensable à ses enfants mais aussi au père quoi qu’il en dise et elle y déployait son énergie et son obstination. En cas de maladie, c’était encore pire, les hommes se conduisaient comme des enfants et si les femmes devaient à leur tour être malades, elles retrouvaient leur maison en totale désordre. Là-dessus, les témoignages des mères convergeaient : « pour bien dire, ils restent des enfants ». (218) Il faut leur rendre cette justice, aux prises avec les dures besognes de la vie, les femmes ont du mérite. Sans elles et leur précision d’horlogerie, les hommes sont désemparés. A Clochemerle, les femmes ont deux fins : celle qui suscite le désir puis celle qui veille à tout et sur tous. Il était rare qu’en dix ans de vie de vie conjugale, cette seconde femme ne fût pas maîtresse de la situation. Elles entraient alors dans la catégorie des vraies femmes de Clochemerle qui forment un bloc d’une indéniable puissance reconnue des hommes. Ainsi les Clochemerlins craignaient-ils Dieu et leur femme. Surtout leur femme qui n’ignorait rien de leur vrai pouvoir. *

On ne connaissait qu’un cas de femme abandonnée, celui de Félicité Traviolet, que son mari avait laissée en place avec trois enfants sur les bras pour partir avec une servante d’auberge rencontrée dans les environs, en emportant tout l’argent disponible. Laisser une femme seule avec des enfants, ça ne se fait pas à la campagne. On doit ajouter que Félicité avait eu un quatrième enfant, après le départ de Traviolet, probablement avec un vendangeur de passage. Les femmes de Clochemerle ne lui reprochaient pas cet enfant de raccroc et reportait la responsabilité de cette situation sur Traviolet. Les Clochemerlins n’étaient donc pas indifférents au malheur de cette pauvre femme abandonnée. Les hommes du village montraient plus de générosité avec elle en lui donnant de l’argent en échange de ses services sexuels. Ils payaient un peu plus avec le sentiment de faire un geste pour les enfants et de punir Traviolet. On pourra dire que Félicité Traviolet était tombée au même niveau de la grosse Zozotte. Mais elle agissait pour des raisons bien différentes. Elle ne faisait pas cela pour le lucre mais pour assurer le quotidien de ses enfants. Et si elle faisait des frais de toilettes pour ses clients, elle allait à l’extérieur très humblement. D’ailleurs, inconduite et débauche étaient des notions qui n’effleuraient pas l’esprit simple de Félicité. Elle ne sentait pas déchue, elle éprouvait même un sentiment d’élévation sociale. Deux ou trois hommes auraient fait d’excellents maris, mais elle ne voulait pas défaire les ménages. Elle se contentait des largesses de ce noyau de bons amis. Tombée par hasard dans cette situation, elle s’y était habituée. Ses enfants étaient bien tenus et les femmes de Clochemerle admiraient en quelque sorte son courage. * Les choses auraient pu durer ainsi à la satisfaction générale, sans porter préjudice à personne tout en étant bénéfiques à quatre enfants joyeux et bien portants si le gonocoque ne s’était mis de la partie. Gagnant de proche en proche, le microbe contamina plusieurs familles. Mouraille dut préciser de quoi il s’agissait. Il se dit alors des choses horribles dans certaines maisons. Enfin, une femme forte, Agathe Donjazu ne craignit pas de poursuivre son homme dans la rue en criant à tue-tête. Alors les langues se délièrent et tout le monde finit par tomber sur Félicité en demandant son renvoi du village. Mais il n’y avait pas de preuves flagrantes de son activité qu’elle exerçait strictement à domicile. Et l’épidémie fut jugulée grâce aux sulfamides. Par un retournement inattendu de situation, Félicité reprit sa place au grand jour et dut même refuser du monde tant la clientèle avait augmenté. Son caractère venait de changer en peu de temps. Jamais, elle n’avait cherché à briser les ménages et à détourner les patrimoines. Fuyant le scandale et adoptant une attitude modeste, on l’avait traitée très mal. Elle en devint arrogante et avide. Elle ne comprenait pas qu’on la traitât calomnieusement. Elle n’avait aucune leçon à recevoir de ces femmes qui étaient, comme elle, entretenues. Elle obtînt finalement qu’on la laissât tranquille. Ses ennemies comprirent qu’elles n’avaient pas intérêt à pousser à bout cette dépravée mais plutôt à calmer le jeu. Elle restait, par ailleurs, une mère dévouée. Elle rêvait d’envoyer son fils aîné dans une grande école pour faire un beau mariage. *

Dans un angle de l’estaminet, Armand Jolibois demande à Flora de l’épouser en lui tordant les poignets pour forcer sa réponse. Mais Flora refuse. Elle ne veut pas se marier et ne peut pas se contenter d’un seul homme. Elle finit par se dégager pour s’avancer à la rencontre de ses clients. Jolibois, lui, s’est élancé dehors et remonte vers l’école où il va s’enfermer pour ruminer sa déception et sa honte. D’instinct, les femmes de Clochemerle jalousaient Flora, bien qu’affectant de la mépriser, de la ravaler à la condition de boniche et de prostituée. La passion d’Armand Jolibois était plus grave que celle de Samothrace car elle ne pouvait trouver d’exutoire dans la poésie. Mouraille en avait observé les ravages et en parlait avec le curé Patard. Le prêtre connaissait les secrets des femmes par la confession mais il n’avait pas le droit d’en parler. *

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