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20 décembre 2024 5 20 /12 /décembre /2024 17:46

Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,

Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,

Pendent, et, s’enroulant en bas parmi les souches,

Bercent le perroquet splendide et querelleur,

L’araignée au dos jaune et les singes farouches.

C’est là que le tueur de bœufs et de chevaux,

Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,

Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.

Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue ;

Et, du mufle béant par la soif alourdi,

Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,

Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,

Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.

En un creux du bois sombre interdit au soleil

Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;

D’un large coup de langue il se lustre la patte ;

Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;

Et, dans l’illusion de ses forces inertes,

Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,

Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,

Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants

Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

Leconte de Lisle, Poèmes barbares, 1862.

Quand une mendiante muette de Maracaibo, au Venezuela, recueille un nouveau-né sur les marches d’une église, elle ne se doute pas du destin hors du commun qui attend l’orphelin. Élevé dans la misère, Antonio sera tour à tour vendeur de cigarettes, porteur sur les quais, domestique dans une maison close avant de devenir, grâce à son énergie bouillonnante, un des plus illustres chirurgiens de son pays. Une compagne d’exception l’inspirera. Ana Maria se distinguera comme la première femme médecin de la région. Ils donneront naissance à une fille qu’ils baptiseront du nom de leur propre nation : Venezuela. Liée par son prénom autant que par ses origines à l’Amérique du Sud, elle n’a d’yeux que pour Paris. Mais on ne quitte jamais vraiment les siens. C’est dans le carnet de Cristobal, dernier maillon de la descendance, que les mille histoires de cette étonnante lignée pourront, enfin, s’ancrer. Dans cette saga vibrante aux personnages inoubliables, Miguel Bonnefoy campe dans un style flamboyant le tableau, inspiré de ses ancêtres, d’une extraordinaire famille dont la destinée s’entrelace à celle du Venezuela.

Le rêve du jaguar est le lauréat du Grand prix du Roman de l’Académie française 2024 et du prix Femina 2024

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

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20 décembre 2024 5 20 /12 /décembre /2024 17:11

 – qui lui avait valu le surnom de « Nez » – en contractant une maladie vénérienne dans un bateau au large du Brésil, un certain Narciso Morocota, alias « Pied de Piano », jardinier boiteux de la place Baralt qui marchait avec une chaussure à la pointe de fer.  Jusqu’à l’aube, dans des effluves de whisky irlandais, tous les personnages pittoresques de Maracaibo des années 1930 passèrent dans le bar : Culibreta qui proposait du rhum de couleuvre dans une hutte en bois, Benoît Bramont un ingénieur français venu de Paris qui vendait des machines solaires et se revendiquait comme disciple d’un certain Augustin Mouchout, un inventeur que personne (48) ne connaissait, Carlos Luis Rosales, un cocher de la place qui avait construit la première montgolfière des Caraïbes, survola deux fois le lac mais qui, à la troisième tentative, fut retrouvé noyé par les piroguiers de Lagunillas. Et peut-être qu’Antonio aurait continué d’écouter d’interminables histoires pendant encore des années si n’avait surgi, le premier soir de novembre un marin extravagant, tenant une serviette en cuir sous le bras, gravée des initiales E.B.R., et qui se présenta sous le prénom d’Elías.  C’était un capitaine qui, avec son navire, El Nautilus, faisait des escales à Ceuta del Agua, à Moporo, à La Difficultad, et d’autres ports du sud du lac. Antonio le vit alors qu’il parlait au fond de la salle, au centre d’un cercle de filles. Le son de sa voix aiguë et douce attira l’attention d’Antonio. Il ressemblait à un mélange de gitan sévillan et de gentleman anglais, l’air à la fois indompté et raffiné, qui lui rappela le profil du Libertador. (49) Enjoué et bavard, il fit signe à Antonio de s’approcher et lui demanda du feu pour allumer sa cigarette. Sa tête était pleine d’anecdotes entendues lors de ses voyages. Et de tant naviguer depuis des années à bord de son Nautilus sur toute la côte, il avait fini par apprendre la rumeur de tous les ports et de tous les villages, depuis Concepción jusqu’aux palmiers sauvages de Bobures s’il bien qu’il semblait connaître tout le monde. Et tandis qu’il s’enfilait des verres de Old Parr, une fille sur les genoux, en racontant le jour où il transporta le président Juan Vicente Gómez, il déboutonna son gilet et en sortit une petite boîte. A l’intérieur, il y avait une machine à rouler des cigarettes. Un rectangle en fer blanc, couleur argent, taillé d’arabesques fines. Cet appareil était si semblable à celui d’Antonio (cf. p. 13) qu’il ne put s’empêcher de sortir sa propre boîte et de la lui montrer. Le marin arrêta son geste et ses yeux s’embuèrent de larmes. Il sembla triste et chassa la fille. (50) Puis, sans explications, il paya son verre et disparut. Quelques semaines plus tard, il revint avec des colliers africains autour du cou. Il rentrait d’un voyage éprouvant depuis Santa Apolonia avec les fidèles du culte de Maria Lionza, menés par Babel Bracamonte, un grand Indien issu d’une légendaire fratrie de chercheurs d’or. Au 5e jour de la traversée, Babel Bracamonte lui avait boire un alcool de sang de tapir et l’avait enfumé d’un tabac noir qui avait transporté Elías dans un voyage intérieur. Il était rentré jusqu’aux origines de son enfance. Il avait raconté toutes les étapes de sa vie, « depuis ce jour où l’on avait fabriqué devant lui deux machines à cigarettes identiques et jusqu’à cette matinée où, alors qu’il venait d’enterrer sa femme, effrayé et seul, il avait abandonné son unique enfant sur les marches d’une église, en cachant l’une d’elles entre des plis du lange. » Antonio, qui ignorait tout de cette histoire, n’eut pas le temps de lui servir un autre verre, car le marin sortit de sa sacoche un papier plié en quatre et le fit glisser sur le comptoir, avec gravité. Antonio rangea la lettre dans sa poche sans soupçonner qu’il acceptait là le (51) « serment muet qui durerait jusqu’à sa mort. » [PROLEPSE] Cette lettre était adressée à un certain don Victor Emiro Montero, frère d’Elías. En parcourant la lettre dans sa petite chambre, Antonio apprit que ce marin priait don Victor Emiro de bien le recevoir, de lui offrir un toit digne et de l’inscrire à l’école. Il joignait à la lettre une liasse de billets pour ses dépenses. Antonio attendit pendant 2 mois le retour d’Elías pour déceler ce mystère, mais il ne put rassembler davantage d’informations, ni sur ce frère ni sur l’identité de ce marin tourmenté car il ne remit plus jamais les pieds au Majestic. En d’autres circonstances, Antonio aurait volé l’argent, froissé la lettre et l’aurait jetée dans la première poubelle du bar. Or, elle arriva juste à un instant de sa vie où il commençait à se lasser du Majestic. Il résolut d’aller courir son risque. Avant midi, il s’habilla, mit de la gomina dans ses cheveux (52) et se présenta à la chambre de Lucrecia Montilla. Il lui annonça qu’il voulait quitter le Majestic. Elle essaya de le retenir mais il ne se laissa pas prendre à nouveau. Il quitta la demeure de Lucrecia débarrassé de ses doutes. Il rangea ses affaires dans une malle en osier, traversa la pièce où il avait balayé les cheveux de (53) Leona Coralina et abandonna le Majestic le soir-même, sans se retourner. Ainsi, il n’assista pas à l’incendie du Majestic, quelques années plus tard, un mardi de juillet, le jour où un client jeta une cigarette dans une flaque de pétrole et qu’il ne resta de l’ancienne gloire de l’établissement que des ruines. Il ne vit pas non plus que cette maison si connue avait pris une telle place dans la mémoire collective que toute la ville se mit en branle pour la reconstruire. Il ne sut pas que le Conseil céda un nouveau lieu que le fort de San Carlos donna du bois pour les poutres, que les habitants de El Moján réunirent de l’huile pour les lampes et que l’hôpital San Juan de Dios fit don de trente-quatre lits. Il n’assista pas à l’inauguration du Nouveau Majestic sous la protection de Nuestra Señora de las Nieves avec une fanfare et une messe célébrée par l’illustre prélat, monseigneur Aquiles Penazca car Antonio à cette heure avait déjà fait (54) ses bagages et partait, suivant l’adresse de ce don Victor Emiro qui figurait sur la lettre, où l’attendait un nouveau destin. (55)

3. La maison Montero.

            Don Victor Emiro Montero était avocat. Il vivait avec sa femme Prudencia Rosario, née Romero, et ses huit enfants, José Domingo, Manuel, Ciro Alberto, Luis, Guillermo, Aura et les jumelles Angela Rosa et Ana Alicia, dans le quartier El Empedrao, près de l’église Santa Lucía dans une grande bâtisse dont il avait ordonné la construction au rythme des naissances. Prudencia Romero, épuisée par huit grossesses et cinq fausses couches, des césariennes à répétition et 20 ans d’allaitement, perdit 14 kg et sa tête se couvrit de cheveux blancs. Elle était si maigre et fragile qu’en la voyant sortir de la maison suivie de (57) ses huit enfants, personne ne comprenait comment elle avait pu mettre au monde autant d’anges robustes et on la salua dans la rue avec autant de compassion que de respect. Ses deux sœurs célibataires, Albertina et Elena s’installèrent avec elle pour lui prêter main forte et on engagea aussi une nourrice et une cuisinière. Don Victor Emiro fit venir quatre maçons pour agrandir le salon et on y installa une grande table en ébène pour dix-huit personnes. Lorsqu’Antonio arriva chez les Montero fin avril au milieu d’ouvriers exténués et d’enfants en langes, on se rendit à peine compte de sa présence. Don Victor Emiro Montero qui ne voyait pas passer ses journées entre son métier d’avocat, les occupations familiales et les travaux incessants de la maison, fut le dernier à l’apercevoir. Un soir qu’il était assis dans un coin de la cuisine, il lui demanda qui il était. « C’est à vous de me le dire. » (58) Don Victor Emiro Montero déchira l’enveloppe et lut la lettre d’Elías à voix basse. Quand il eut fini, il releva les yeux et détailla Antonio avec un regard pénétrant. Antonio lui dit son nom et… qu’il n’était jamais allé à l’école. Don Victor Emiro qui connaissait les calendriers scolaires, savait que les inscriptions de cette année étaient closes. Il lui faudrait attendre l’année suivante. Mais, on trouverait bien de quoi l’occuper don Victor Emiro était un homme intègre que personne n’avait jamais pu corrompre. Il n’était pas seulement devenu avocat pour défendre la justice et faire respecter la loi mais également pour briser la tradition familiale qui destinait tous les Montero à être des marins. (59) Bien qu’il n’eût aucune vocation pour le droit, il se lança dans cette carrière avec courage. Son frère Elías, cependant, avait suivi sans hésiter cet héritage familial. Malgré leurs différences et leurs itinéraires divergents, les deux hommes avaient gardé un lien fraternel qui s’était même renforcé avec le temps. Homme de parole, don Victor Emiro n’avait jamais perdu contact avec ce frère impétueux même dans les périodes les plus sombres où il s’était égaré. Un jour, son cabinet ferma et il fut contraint de chercher un nouvel emploi. Elías le mit en relation avec un nommé Mister Baron, un Étatsunien richissime qui venait d’acheter des concessions pétrolières sur le lac.  (60) Barton embaucha don Victor Emiro, lui trouva un bureau, des contrats et des dossiers et don Victor Emiro Montero devint un des avocats les plus influents de sa compagnie, la Caribbean Petroleum Company, au centre de Los Haticos. Cette entreprise prospéra sur le marché et fit sa fortune. Et il sut gré à son frère de lui avoir permis d’accéder à ce poste. Ainsi, le soirAntonio fit irruption dans sa cuisine, une lettre de son frère à la main, don Victor Emiro se souvint de cette dette envers lui. « En aucun cas, ce vieil avocat ne soupçonna, à l’instant où il avait croisé son regard dans la cuisine, que cet adolescent à l’expression triste et fauve, ce garçon nourri de patience et de feu, deviendrait un de ses meilleurs clients. » [PROLEPSE] Dans la maison Montero, Antonio découvrit un autre monde, celui d’une vraie famille. Faute d’en avoir eu une, il ressentit un mélange de fascination et d’étrangeté pour ces huit enfants en bonne santé qui, tous les soirs, rentraient de l’école en hurlant tandis que Prudencia Rosario, enceinte d’un nouvel enfant, préparait le goûter pour sa progéniture. Il régnait un tel désordre dans cette demeure qu’on ne savait plus précisément le nombre (61) de bouches à nourrir et de ce tumulte de kermesse donna à Antonio l’envie de bâtir une famille. Ce chahut magnifique ne s’estompait que quand les enfants allaient se coucher. Ce fut un de ces soirs qu’il apparut dans sa chambre avec ses petites lunettes rondes et son crâne luisant et lui annonça : « Demain, tu viendras avec moi. » On était fin octobre. Don Victor lui trouva un emploi comme office boy dont le salaire s’élevait à 8 bolívares la journée. Antonio se consacra à ce nouveau métier avec la même énergie qu’au Majestic ou au barrage de Samuel Smith. Quatre fois par jour, on le transportait avec d’autres ouvriers depuis le marché du lac jusqu’aux bureaux de La Rosa. Il montra du zèle, fit ses armes, si bien qu’il se hissa dans la pyramide des travailleurs jusqu’à devenir apprenti en mécanographie auprès du directeur, (62) Mister Barton. Tout se passait avec un tel entrain sans qu’il s’en aperçoive. Antonio oublia complètement les inscriptions scolaires, persuadé d’avoir enfin trouvé sa voie dans les rouages annonciateurs de la mécanographie. A la différence de don Victor Emiro, il ne présentait aucun signe d’empressement à tenir la promesse du capitaine Elías. S’initiant à toutes les techniques, il continua à progresser dans la hiérarchie des employés, se laissant guider par son instinct patient, résolu à devenir un jour secrétaire. Mais ses plans furent brusquement bouleversés avec les premières pluies de septembre. Un matin, deux jours avant le début de l’année scolaire, lors d’une réunion avec toute la direction de la compagnie, don Victor Emiro fit irruption dans le bureau de Mister Barton, et sans préavis, vint poser la démission d’Antonio sur son bureau. Mister Barton, surpris par cette décision inattendue, la reçut avec regret : « Antonio a fait beaucoup de progrès depuis son arrivée. J’avais pensé en faire mon mécanographe personnel. Il pourrait bénéficier d’un salaire très correct. » Don Victor Emiro Montero n’hésita pas. Il formula alors ce qu’Antonio lui-même ignorait et qui serait la véritable vocation de sa vie : « Mister Baron, je vous prie de m’excuser, mais Antonio ne sera ni scribe ni secrétaire. » (63) Il ajouta, avec une conviction prémonitoire : « Antonio sera médecin. »  Cette certitude, dont Antonio ne comprit le message que 15 ans plus tard, [PROLEPSE] fut la seule preuve d’amour que don Victor lui adressa. Il n’avait jamais imaginé, le jour où il avait lu la lettre de son frère, dans la cuisine, que ce jeune garçon choisirait une carrière aussi ardue que la médecine. Don Victor Emiro tint parole. Il le fit inscrire à l’école Hermágoras Chavez. Quand il donna sa date de naissance, la directrice de l’établissement poussa un léger cri de surprise en constatant qu’Antonio avait 15 ans le jour de sa rentrée. Don Victor lui remit un billet de banque tiré de la liasse qu’avait laissée Elías et lui dit : « Tant que tu étudieras, tu n’auras pas à travailler. » Bien qu’il fût plus âgé que les autres, Antonio ressemblait un petit enfant avec ses affaires d’écolier. (64) Au début, les premiers signes d’un changement intérieur furent à peine perceptibles. Il eut de bonnes notes et développa un tel goût pour l’étude qu’il ne regretta pas d’avoir abandonné le métier de mécanographe. La vie sédentaire d’écolier le fit grossir. Il demeura tenace et obstiné, gagna une concentration solitaire qui lui permit de rattraper son retard. Il s’autorisa à croire à ce nouveau rêve, d’abord par procuration, puis par conviction et prit cet air d’assurance propre à ceux qui s’attellent à un but. Il fit son secondaire au collège fédéral de garçons, non loin de la place Baralt, sous la direction du docteur Jesús Enriquez Lossada. La devise de cette école, « post nubila phoebus » (« après la pluie le beau temps »), resta gravé en lui comme un oracle. Comblant son retard, il fut si bon élève qu’il obtint toutes les semaines un ticket d’entrée gratuit au cinéma (65) El Metro, selon l’accord passé par le professeur Córdoba avec le gérant du cinéma pour stimuler les jeunes dans l’étude. Tous les mercredis, un concours mixte plongeait les meilleurs collégiens et collégiennes dans cette compétition qui eut le double mérite de donner à Antonio une connaissance aiguë des films des années 1930 et de lui permettre de rencontrer celle qui deviendrait la femme de sa vie Ana Maria Rodriguez. [PROLEPSE] La première fois qu’il la vit, Ana Maria se présenta à l’examen à 15h. C’était une jeune fille mince, très discrète. Comparée aux femmes qu’il avait connues au Majestic, il la trouva assez ordinaire, plutôt fade. Son père, un certain Chinco Rodriguez, un typographe du Táchira, connu pour ses idées socialistes, l’accompagnait tous les matins. Un mercredi après l’autre, elle remporta toutes les victoires, contraignant Antonio à redoubler d’efforts. Chaque après-midi où ils s’affrontaient, une tension lourde envahissait la salle de classe du professeur (66) Córdoba. Las de perdre sans cesse, au bout du 10e concours, un mercredi de mars, Antonio apparut avec une résolution guerrière au point que la majorité des candidats se retirèrent et les laissèrent tous les deux face à face. Antonio se tint debout pendant tout l’examen et attendit les résultats dans la même position. Cette fois-ci ce fut lui qui triompha. On lui remit le ticket de cinéma. Il se tourna alors vers la jeune fille en lui disant : « J’ai horreur d’aller au cinéma tout seul. » Et dans un geste chevaleresque, il lui remit le ticket qu’il venait de remporter. Mais Ana Maria n’apprécia guère son ton de suffisance et elle repoussa l’offre : « Vous venez de démontrer votre intelligence. Ne gâchez pas tout en disant une bêtise. » Cette affirmation qu’Antonio rumina longtemps, lui sembla triomphante de liberté et d’audace. Il ne parvint jamais à comprendre ce qui l’attirait en elle. Il y avait quelque chose en elle d’imprenable et de sacré qui le faisait tressaillir. Il ne pouvait plus s’empêcher de penser à elle (67) si bien qu’au bout de 10 jours, il se confia à un ami qui la trouvait… trop petite. « C’est vrai, répondit Antonio. C’est toujours la plus petite de la pièce. Mais tout le monde doit lever les yeux pour lui parler. » Ana Maria ne cessa de la tourmenter. Il essayait de la recroiser dans les couloirs de l’école de Missia Alcinia, la guettait à chaque table de la bibliothèque, mais il dut se résoudre à ne la retrouver que dans l’empreinte entêtante qui hantait ses rêves. Il se renseigna sur son adresse et, une semaine plus tard, il se décida de l’attendre près de sa maison. Un mercredi, le cœur battant, il se présenta à sa porte et quand il la vit sortir, il eut la certitude qu’elle était la femme qu’il devait aimer. Elle passa devant lui et il ne put s’empêcher de demander : « Que faut-il pour se marier avec vous ? » Ana Maria le regarda froidement. (68) « Comme ça doit être facile d’être un homme, répliqua-t-elle. Marcher dans la rue et dire ce que l’on veut. » Antonio ne sut quoi répondre. Elle ajouta : « Sachez que je serai médecin avant d’être épouse, señor.  – Vous aussi ? » Elle se tut un instant puis le regarda de haut en bas : « De toute façon, vous ne feriez pas l’affaire. – Pourquoi ? – Car je ne me marierai qu’avec l’homme qui me racontera la plus belle histoire d’amour. » Or, Antonio ignorait tout de l’amour. Il avait grandi dans un bordel où les histoires d’amour n’étaient que des ruses pour obtenir des réductions sur des passes. Il n’avait connu que des femmes qui vendaient leurs charmes et aucune ne lui avait raconté une histoire d’amour. Les seules qu’il connaissait n’avaient germé que dans la fantaisie des hommes les plus pervers (69) et les plus corrompus. Jamais il n’avait imaginé qu’on puisse offrir une fleur à quelqu’un sans exiger quelque chose en retour. Incapable de retrouver dans son souvenir la moindre histoire qui vaille la peine d’être racontée, il baissa les bras et renonça à Ana Maria, résigné à finir sa vie comme un vieux célibataire. Ce fut son ami Paz Galarraga qui, apprenant l’affaire, le fit asseoir à la table des Cafés Maurice et lui dit : « Personne n’a jamais rien inventé, Antonio. Les plus grandes histoires d’amour courent les rues. » Ces mots lui redonnèrent courage et lui inspirèrent une idée. Le lendemain, dès l’aube, il s’installa dans le hall de la plus grande gare routière avec deux tabourets et un carton sur lequel était écrit : « J’écoute des histoires d’amour. » Au bout d’une demi-heure, un homme sous le nom de Nicanor Melaza se présenta à lui (70) et se lança dans le récit d’une légende : [Dans le village de La Tuerta, La Borgne, une femme avait été frappée de cécité subite. Son mari, par amour, s’était crevé les yeux pour partager son obscurité. Mais, un matin, elle avait recouvré la vue aussi soudainement qu’elle l’avait perdue. Apprenant la folie de son mari, elle se creva un œil, afin de garder l’autre pour le guider jusqu’à la mort.] Antonio, qui connaissait les vertus du silence, n’interrompit pas le récit de Nicanor Melaza. Puis il se mit à recopier ses paroles avec un tel recueillement qu’il ne s’aperçut pas de la troupe de voyageurs qui s’était formée autour de lui. Nicanor lui fit remarquer qu’il avait du succès. En levant les yeux, il vit la queue de tous ceux qui attendaient leur tour. (71) Dans le tumulte de la gare, ils défilèrent les uns après les autres, pendant toute la matinée. C’est ainsi qu’il apprit [l’histoire de Roberta Manzanares qui, en fuyant la misère argentine, avait pris un navire pour rejoindre son frère au Portugal mais était tombée amoureuse du capitaine du bateau, si bien qu’elle ne s’était jamais arrêtée à Lisbonne et avait continué ce voyage à ses côtés pendant 50 ans jusqu’à son dernier naufrage.] Un Turc d’Anatolie, assez riche, qui refusa de quitter la tombe de son fils et qui, le soir venu, ne pouvant trouver le sommeil, chercha à le déterrer pour se coucher à ses côtés. Claudia Miraflores lui narra [l’histoire de sa mère, une femme allergique au soleil, dont le mari avait construit une maison sans fenêtres, avec une seule porte, qu’on n’ouvrait que la nuit, si bien qu’ils moururent sans connaître la décrépitude de leurs corps, s’imaginant comme au premier jour, l’un éclairant l’obscurité de l’autre.]  Au début, Antonio n’y voyait qu’un jeu. Il notait tout avec application sans se laisser emporter par les émotions. Il étudiait l’anatomie de l’amour comme on le ferait d’un corps. (72) Mais peu à peu, il fut gagné par une curiosité qui dépassait son défi. Chacun avait une histoire à raconter au point qu’il finit par se demander s’il existait dans le monde une histoire qui ne fut pas d’amour. De partout arrivèrent des voyageurs qui le transportèrent dans un univers parallèle faits de baisers volés et de promesses tenues. Il apprit [l’histoire d’Astrid Medina, qui, pendant la guerre, avait reçu une lettre d’amour de la part d’un soldat destinée à une autre femme, décida d’y répondre et vécut une relation épistolaire pendant 20 ans avec un homme qu’elle ne rencontra jamais][Celle d’un pistolero amoureux d’une Péruvienne de Colca, Lea Simonetta, qui passa sa vie entière à écrire la fable d’un pays où ils pourraient s’aimer librement.][Celle d’une ravissante Dominiquaise, appelée Dulce Concepción, qui partit pour Canaima afin de renouer un ancien amour avec une violoniste sur qui elle avait tiré deux coups de revolver,] … et mille autres histoires bouleversantes si invraisemblables qu’Antonio (73) aurait voulu bâtir une bibliothèque au milieu de la gare pour pouvoir toutes les conserver. Un soir, alors qu’une dame juive lui racontait sa rencontre avec son mari lors d’une diaspora juive, elle demanda à Antonio ce qu’il allait faire de toutes ces histoires. Il s’aperçut que son cahier était désormais fini, bien qu’il restât encore quelques pages blanches. Il débordait d’étreintes et d’illusions et de centaines de noms d’inconnus qui lui faisaient l’effet d’un seul homme. Il ferma le cahier et répondit alors : « Je m’en vais vivre la mienne. « Bien des années plus tard, homme respecté et respectable, lors de l’après-midi où il inaugurait la nouvelle rue qui porterait son nom, Antonio put remonter sans peine au souvenir de cette matinée où, le cahier plein, il chercha Ana Maria dans tous les coins de l’école. » [PROLEPSE] Il chercha Ana Maria dans tous les coins de la cour. Il la trouva assise sous un manguier. Ce matin-là, la lumière brillait d’une clarté pure. Antonio la regarda comme il l’avait imaginée dans ses rêves. Il se reprit quand Ana Maria, le voyant planté là, les bras ballants, (74) leva les yeux sur lui. C’est alors qu’Antonio dit d’une voix ferme : « Je ne connais pas la plus belle histoire d’amour. Mais en voici mille. » Il lui posa sur les genoux le cahier de la gare centrale. Puis il ajouta : « Je te propose qu’on écrive la nôtre. » (75)

Photo de Ana Maria et Antonio, avant leur mariage © X.D.R

ANA MARIA

1. Le pingouin.

            Le destin fabuleux de la doctora Ana Maria Rodriguez commença un 14 février au large de Sinamaica, le jour où un pêcheur nommé Martín Gámez fit une découverte qui compta parmi les plus insolites de Maracaibo. Il avait plu tout le mois et les hautes marées avaient transformé la plage de Caimare Chico en un dépôt d’algues et de poissons morts. La grève était si bondée que lorsque Martín Gámez rentra de sa pêche, à l’aube, vers 5h, il lui fut presque impossible de distinguer l’animal des tas de varechs. Quand il s’approcha, il crut d’abord qu’il s’agissait d’un poulpe gris. Il remarqua qu’il n’avait ni tentacules ni ventouses et en conclut que c’était probablement une tortue retournée. Mais quand l’animal se redressa, il comprit qu’il venait de découvrir un pingouin au milieu des Caraïbes. (79) Terrassé par cette créature qui lui parut apocalyptique, il partit alerter Alejandro Crespo, un Costaricien qui tenait un kiosque de plage à quelques mètres et revint avec lui. Ils observèrent le pingouin en se signant le front et en disant un discret « Virgen María », sans avoir le courage de le toucher. Alejandro Crespo dit à Martín Gámez d’appeler le village. Il fallait voir s’il y en avait d’autres. Avec l’aide d’une dizaine d’hommes, on organisa une battue sur la plage (80) qui ne donna rien. On conclut qu’il n’y avait probablement dans le monde qu’un seul individu de cette espèce. Pour le protéger du soleil, on le mit dans un sac en toile et on le transporta jusqu’au kiosque. On l’installa dans le seul réfrigérateur de la plage et l’animal se colla contre la paroi gelée. En quelques heures, tout Maracaibo avait appris la nouvelle qu’un pingouin avait atteint ses côtes. La rumeur arriva jusqu’à l’institut des sciences naturelles et son directeur Augustín Pérez Piñango en fut alarmé. Cela faisait 4 ans qu’il avait pris la tête de l’institut et qu’il cherchait à enrichir ses connaissances sur les espèces rares. On l’avait appelé à de nombreuses reprises pour une corne de narval, pour un lamentin dans les marais de Perijá, pour un cachalot remonté jusqu’à Santa Bárbara par la rivière Escalante. Il n’aurait jamais imaginé qu’on viendrait le prévenir de l’extravagante capture d’un pingouin aussi loin de sa base. (81) Lorsqu’il atteint la plage de Caimare Chico, il trouva le village ameuté autour du kiosque. Alejandro Crespo faisait payer un bolívar pour voir le pingouin. Dans un tintamarre de rires, tout le monde avait son avis sur son destin. Mais Augustín Pérez Piñango, qui était un naturaliste autodidacte, un homme intelligent et sensible, se planta vaillamment devant Alejandro Crespo et demanda qu’on lui ouvre le réfrigérateur. Crespo lui demanda un bolívar pour voir « le sauvage ». « Le seul sauvage dans cette pièce, c’est vous señor. Au nom de la science, ouvrez-le », affirma-t-il avec autorité. Il montra sa carte de l’institut et on souleva le couvercle. (82) Augustín Pérez Piñango trouva l’animal sublime. « Ce n’est pas un sauvage, fit-il avec émotion. C’est un gorfou sauteur. » Ce nom ne convainquit personne. Une dame proposa qu’on l’appelle Policarpio. La foule acquiesça. On lui tendit un seau de poisson. Il se jeta dessus avec un appétit vorace. Puis on fit venir un camion frigorifique pour l’emmener à Maracaibo. Il eut le « mal de terre » et, le lendemain, un vétérinaire ne sut comment lui prendre le pouls. (83) Au bout d’une semaine, on vit débarquer des spécialistes américains et allemands qui firent le voyage depuis leur centre de recherche pour étudier ce spécimen et comprendre comment il avait pu s’adapter à ce climat tropical. Pas un seul quotidien ne manqua de faire un article sur Policarpio, la mascotte de la vile. On publia une annonce pour savoir si un bateau étranger ou un zoo marin avait signalé une perte. On pensa à un bateau consacré au trafic illégal d’animaux rares. Au bout de quelques semaines, on savait tout de cet animal. Il fut envoyé au zoo de Maracaibo où on l’exposa pendant 6 mois. Quatre lochas étaient nécessaires pour le voir et on dit que près de 300.000 personnes se déplacèrent. Mais Policarpio tournait le dos à la foule. (84) Il se tenait ainsi immobile pendant des heures, cherchant à combattre la touffeur tropicale. Le 28 août, comme il ne bougeait pas, un enfant lui lança une pierre pour le faire réagir. Policarpio le reçut sur la tempe et vacilla. A 9h03, il mourut d’une hémorragie cérébrale. Des centaines de personnes défilèrent à l’institut pour voir le corps embaumé de Policarpio dans le petit mausolée que lui avait construit le docteur Pons. Le romancier Salvador Garmendia écrivit un livre sur lui. On donna son nom à deux épiceries, (85) à la marque de glace Polo, à une entreprise de produits surgelés, et un groupe de gaiteros composa une chanson en son hommage qui fut si célèbre lors des fêtes patronales que le croisement des rues El Tránsito et El Saladillo est connu aujourd’hui comme le secteur El Pinguino. « Mais avant d’arriver à ce jour où la doctora Ana Maria Rodriguez hériterait d’un pingouin en or », [PROLEPSE] il y eut d’abord un bijoutier qui atteignit lui aussi les côtes du Zulia. Une semaine après la mort de Policarpio, un matin, un homme entra à Maracaibo à bord d’un navire étranger. C’était un joaillier d’une trentaine d’années qui fit irruption dans la rue principale avec d’étranges instruments que personne n’avait jamais vus. Il amena avec lui de nouvelles techniques de bijouterie, se maria, eut un seul garçon et fonda un petit magasin dans la rue Victorino Meadeb. L’histoire tragique de Policarpio de Maracaibo l’inspira et il conçut une broche pour veste, un magnifique bijou en forme de pingouin (description). Bien que cet objet d’art ait pu valoir une fortune, il décida de ne pas le mettre en vente, mais de l’offrir à cet unique enfant, (86) son seul fils, comme cadeau de naissance, et c’est ainsi que José de la Chiquinquirá, que tout le monde appelait affectueusement Chinco, se retrouva avec cet héritage de pierres précieuses qu’il conserva pendant des années dans un écrin de bois. Chinco ne reprit pas la place du père dans l’arrière-salle de la bijouterie. Quand il eut 20 ans, il refusa de le remplace au magasin et devint typographe pour une entreprise française qui construisait un chemin de fer dans la province de Táchira. Il créa le premier syndicat des machinistes, s’occupa de luttes et de revendications civiques, eut la charge d’établir l’ordre du jour des réunions ouvrières et préféra la liberté et le droit social aux pierres précieuses. Son père, regrettait secrètement le choix de son fils, en constatant qu’il ne comprenait rien à la joaillerie, mais saisissait tout des luttes sociales. Un dimanche, pendant qu’il préparait un discours pour le syndicat, son père lui demanda s’il comptait se marier avec la révolution ou avec une femme. « Peut-être un mariage à trois », répondit Chinco. Son père savait qu’un nom occupait les rêves de (87) de son fils, pour l’avoir surpris un soir, sur la place principale, à attendre le passage d’une jeune fille. Ainsi, à une époque où les racines d’une révolte commençaient à germer, le pingouin ne vit plus la lumière jusqu’au jour où Chinco décida d’épouser une certaine Eva Rosa. Eva Rosa était la fille d’une brodeuse de la rue San José, morte à 30 ans d’une pneumonie foudroyante. Son père veuf, Papa Zoilo Rodriguez, était un collectionneur de fusils, un homme sévère et strict. Malgré le physique mince de ses parents, Eva Rosa n’était qu’opulence et débordement. (88) or, ses chairs démesurées étaient bridées par le poids de ce nom de famille, Rodriguez, par la rigidité de ce père austère qui l’avait élevé dans les servitudes de l’Église catholique et par un amoncellement de vêtements dont elle n’était autorisée à se débarrasser que pour dormir. Le royaume enviable de son corps était dérobé au monde par cette muraille d’étoffes et par la vigilance permanente de son père qui se montrait d’une jalousie féroce à l’idée que quelqu’un puisse s’approcher d’elle. Il lui interdisait de sortir seule pendant la journée et il lui faisait faire un tour de la place, le soir, en la tenant par le bras. Les garçons, assis sur le muret de la jetée, voyaient cette créature mythologique aux yeux pleins de chagrin et personne n’osa jamais lui adresser la parole par crainte de briser la magie naïve de ce visage. Papa Zoilo venait d’acquérir un fusil du XVIe siècle, quand Eva Rosa (89) eu ses premières règles. Troublé par cet événement, il la fit membre de la Société des filles adorées de la purísima Virgen María. Dès 7h, on pouvait désormais la voir traverser la rue avec un groupe de filles vêtues de blanc et serrant une croix dans le poing. Dans la rue San José, il était coutume qu’au soir, après la prière, les jeunes filles s’attardent aux fenêtres, le temps du crépuscule, afin de regarder le monde passer. Eva Rosa regardait derrière ces persiennes jusqu’au jour où elle avait découvert une enveloppe coincée entre les arabesques de la balustrade. A l’intérieur, elle aperçut la broche en or en forme de pingouin. Un mot accompagnait ce bijou : « Je vous attendrai demain soir derrière l’église. » C’était signé « El pinguino ». Eva Rosa, que cinq siècles d’assujettissement avaient taillée pour refuser toute avance, que 16 ans de (90) catéchisme avaient murée derrière des barreaux, fut si impressionnée par cette audace qu’elle en demeura fascinée. Son paradis mystique s’éclipsa et la promesse d’un péché aussi énorme, lui fit franchir en une nuit l’abîme qui depuis son enfance la séparait de ses désirs secrets. Pendant la journée suivante, elle pensa à ce rendez-vous avec impatience. Quand l’heure arriva, lorsqu’elle trouva l’excuse pour échapper au regard de Papa Zoilo, elle marcha précipitamment jusqu’à l’arrière de l’église, le cœur battant, et découvrit un jeune garçon qui attendait là. Chinco leva les yeux sur elle. Il lui sourit. Eva Rosa, tétanisée, le trouva si beau qu’elle tourna les talons et repartit aussitôt. Chinco resta seul, sans avoir eu le temps de bien la voir mais cette brève apparition suffit à emplir ses rêves et à l’obséder. (91) Un matin, Chinco traversa la rue avec détermination et avant de frapper à la porte de la famille Rodriguez, se signa trois fois de suite. Ce fut Papa Zoilo qui ouvrit, l’arquebuse à l’épaule qu’il graissait avec un chiffon. « Don Zoilo Rodriguez, dit Chinco, je viens vous demander la main de votre fille. » Papa Zoilo le fixa en silence : « Vous avez dû vous tromper de porte, répondit-il. Ma fille est déjà mariée à Dieu. » Eva Rosa, qui avait suivi toute la scène derrière ses volets, se sentit humiliée. Ce ne serait plus désormais dans le ciel qu’elle chercherait une réponse mais dans la vigoureuse pulsation de son cœur. Le lendemain, elle écrivit la même phrase sur un bout de papier : « Je vous attendrai demain soir derrière l’église. » Elle signa « La pinguina ». Elle coinça ce papier à la balustrade à l’endroit où elle avait trouvé l’enveloppe de la broche, (92) Eva Rosa revit Chinco une deuxième fois derrière l’église contre l’arbre, puis une troisième fois et il ne fallut pas longtemps pour déverrouiller tous les loquets que la religion avait scellés autour de sa vertu. Elle se donna à lui avec une telle ignorance des choses de l’amour qu’elle en oublia de compter ses jours. De sorte que, lorsqu’elle eut du retard dans son cycle, elle s’efforça de cacher son corps, persuadée que jamais son père n’apprendrait la vérité. Mais Maracaibo était un village. Ce fut au café que Papa Zoilo apprit la nouvelle que tout le monde savait par la plaisanterie graveleuse d’un boulanger, Yvan Zwan, un fils d’Anglais de Manchester. Zoilo fut pris d’une telle colère qu’il cassa tout dans le café. Et quand il arriva chez lui, il trouva sa fille assise sur le porche en train de broder un châle. « Attends ici, lui dit-il. Je vais te tuer. » Il entra dans sa boutique, décrocha le fusil du XVIe siècle que Pedro Maldonaldo avait autrefois utilisé pour chasser les jaguars pendant la fondation de (93) Maracaibo et se dirigea vers sa fille. Eva Rosa eut le réflexe de fermer la première porte qu’elle trouva à portée de main pour se protéger. La balle qui dormait dans le canon depuis 4 siècles, traversa la rue et arrêta sa course contre le bois de la porte de la famille Rodriguez à un mètre d’Eva Rosa (94) « où dormait, avant de naître, Ana Maria Rodriguez, celle que le pays appellerait la doctora. » [PROLESPSE] Eva Rosa, enceinte de 6 mois, sauvée par miracle, se réfugia chez Chinco. Pris d’un nouvel accès de fureur, Papa Zoilo interdit à sa fille de mettre les pieds dans sa maison et ordonna de bannir son nom. Elle fut accueillie par sa belle-mère, la très digne Mama Concha. 3 mois plus tard, elle mit au monde une fille en parfaite santé qu’on appela Ana Maria. Quand Eva Rosa traversa la rue en sens inverse et rentra chez elle pour la première fois depuis son bannissement, Papa Zoilo la reçut avec sévérité. « Regarde ta petite-fille au moins une fois », dit-elle. Zoilo hésité mais la dignité fragile de sa fille et la clarté candide de son cœur firent vaciller la dureté de ses choix. Il prit l’enfant dans ses bras et à partir de ce moment, il lui fut impossible de lui résister jusqu’à l’heure de sa mort. Le soir même, il décrocha son arquebuse, prit une barque et la jeta dans l’eau du lac. Ce fut pour lui une résurrection. Le lendemain de sa naissance, on perça les oreilles d’Ana Maria avec des clous d’or et on lui entoura le (95) cou de colliers de graines de mucuna pour conjurer le mauvais sort. On lui mit des bracelets de coquillages aux poignets, des amulettes dans chaque coin du lit, des essences de cladodes d’aloès sous la nuque, des rosaires aux barreaux, et on fit venir un prêtre de Coro afin qu’il la bénisse. A la fin de la première semaine, elle ressembla à une poupée chamane, chargée de breloques colorées et de joailleries indigènes et toutes les voisines défilèrent dans le salon pour voir cette enfant avec curiosité que celle des habitants de Caimare Chico pour le pingouin. Lorsqu’elle eut 3 ans, Eva Rosa l’amena un jour derrière l’église, l’assit surs ses genoux et lui remit entre ses mains la broche en or du pingouin : « Désormais, lui dit-elle avec douceur, il n’y a que toi qui peux la porter. » La broche toujours épinglée à la poitrine, Ana Maria grandit dans la rue Nueva Venecia dans une maison où les habitants étaient si nombreux qu’on oubliait de les compter. Il y avait là trois tantes, dont une mariée avec un certain Rafael Barroso, et leurs trois enfants, Edicta, Hilda et le petit Alirio. Dans une chambre à l’étage étaient installées Mama Concha et sa mère, une dame très ancienne presque aveugle qui allumait des cierges à José Gregorio Hernández, et trois vieux, cousins éloignés de Rafael Barroso, qui n’avaient pas de logement, Mama Lina, Tía África (96) et Francisco Antonio Alvarez, vétéran de plusieurs guerres livrées à la frontière colombienne sous le commandement de Gómez, qu’Ana Maria se mit à appeler tendrement Papapa. Dans la cuisine, la gouvernante Carmela Ramos del Valle, éternelle célibataire qui rêvait d’une belle histoire d’amour, perdait ses meilleures années derrière son plan de travail en nourrissant tout le monde, et doña Elvirita, une pianiste sans âge qui essayait depuis 20 ans de publier un recueil de poèmes intitulé Le Royaume des pauvres. La maison de la rue Nueva Venecia était si peuplé que lorsque Mama Lina mourut dans la chambre du fond, un mardi d’orage, on ne s’en aperçut que 2 jours plus tard. Mais l’histoire d’Eva Rosa et Chinco ne put survivre aux aléas de l’amour. Chinco céda à d’autres tentations et Eva Rosa dont les années de catéchisme et de rigueur morale n’étaient qu’un lointain souvenir, tomba enceinte du voisin et eut une deuxième fille. Ce voisin ne voulut pas la reconnaître, enfant d’un adultère, et cette carence d’amour fit d’elle un être condamné. C’est pourquoi, alors qu’elle avait 15 ans, son père lui demanda s’il voulait qu’il lui donne son nom de famille et elle lui répondit avec fierté : « Je le porte déjà sans avoir à le prononcer. » (97) Eva Rosa, après avoir mis au monde deux filles de deux hommes différents, se maria avec un certain Laplacelieri, un fils d’immigrés italiens de Toscane qui étaient arrivés à la fin du XIXe siècle pour construire un arsenal sur le port, avec qui elle eut deux garçons, Humberto et Jésus. Occupée par sa nouvelle famille, elle remit rarement les pieds chez Chinco, ce premier homme qu’elle avait tant désiré contre le pin, derrière l’église, et ce fut donc lui qui éleva Ana Maria.      

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20 décembre 2024 5 20 /12 /décembre /2024 17:07

            Bien qu’elle fût en bonne santé, il fallut beaucoup de temps pour qu’Ana Maria s’habitue à la vie. Elle demeurait seule et silencieuse sans explorer les alentours. Jusqu’à ses 3 ans, rien n’attirait vraiment son attention. Chinco, qui était le père le plus investi de Maracaibo, ne comprenait pas d’où lui venait cette nature flegmatique. A 6 ans, il l’inscrivit à l’école Nuestra Señora del Pilar, où elle commença à apprendre les bonnes manières avec la mère Lorenza Casado, nonne d’Aragon, femme intransigeante qui lui imposa une vie stricte où Ana Rosa n’eut plus le temps de rêver. (98) Un soir, en rentrant de l’école, toutefois, Ana Maria tendit à son père un mot de la mère Lorenza Casado sur lequel était écrit : « Votre fille est un génie. Elle n’a rien à faire dans notre établissement. Éduquez-la chez vous. » (99)

2. Docteurs.

            On ne put jamais éclaircir si ce fut la lettre de la nonne, l’abandon de l’école ou la proximité avec son père qui modifièrent son comportement mais, à partir de ce soir-là, Ana Maria devint une nouvelle personne. Elle se mit à participer à la vie du foyer et à étudier avec une voracité qui inquiéta tout le monde, tant le changement était radical. Elle était si différente de la petite fille taciturne que le voisinage se demanda si elle n’avait pas été troquée par des gitans contre une autre enfant. Le mot de « génie » de la mère Lorenza Casado continua à résonner dans la bouche de tous les membres de la famille. En plus d’être à l’étude dès qu’elle avait une minute, elle aidait Mama Concha à débarrasser la table et amenait son dîner à Tía África. (101) Elle se révéla une bonne conseillère pour les affaires de cœur de Carmela Ramos del Valle qui s’était fatiguée d’attendre l’arrivée d’un mari dans les bulles de la vaisselle. Elle prit part aux jeux de cartes de don Rafaelo Barroso et se porta volontaire pour couper la barbe du Papapa, qui ne quittait pas son vieux costume militaire du temps du dictateur Gómez. Elle apprit les poèmes de doña Elvirita que plus personne n’écoutait quand elle déclamait des vers et prit l’habitude de lire les avis de décès du journal El Panorama. Bientôt, on ne la vit plus en public sans une toilette irréprochable, parfumée et coiffée. En ces temps, il y avait un lycée, le Colegio Sucre qui avait été fondé par des éducatrices de Porto Rico au croisement de la rue Ciencias et de l’avenue Guayaquil. Ces femmes courageuses, dont la ténacité rappelait la démarche audacieuse et patiente des missionnaires, avaient apporté des îles une nouveauté improbable, celle de donner aux filles une instruction équivalente à celle des garçons. Faisant du porte-à-porte, elles (102) invitaient les mères et les pères à visiter le lycée. Mais celui-ci était trop cher, et Chinco ne pouvait se permettre de s’offrir ce luxe. Or la directrice du Colegio, la très distinguée doña Rafaela Capo de Alsina, qu’on appelait Missia Alcina, convoqua un jour Chinco dans sin bureau et balaya tous les obstacles financiers, en lui assurant qu’elle était prête à octroyer une bourse à sa fille : « Une femme doit étudier, señor. » Quand Chinco revint ce soir-là, alors qu’Ana Marina lisait dans le salon, il posa sur la table des papiers signés et deux chemises brodées à l’enseigne du Colegio Sucre. Ana Maria était inscrite au lycée. Ana Maria passa ainsi d’un couvent de nonnes inflexible à un établissement mixte où, dans les salles de classe, une grand-mère appelée Carmelita Ortega de Finol jouait des airs classiques sur un vieux piano. Chaque matière était enseignée par un professeur différent, ce qui contrastait avec l’ancien système où tous les cours étaient donnés par la même maîtresse, mais surtout, (103) Missia Alcina eut l’idée d’inciter les meilleurs élèves à participer au concours du cinéma El Metro organisé par le professeur Córdoba. Ce fut à ce moment-là, en octobre, qu’elle rencontra pour la première fois Antonio Borjas Romero encore un simple jeune homme, élève du collège fédéral qui lui tint tête lors d’une joute et lui dit qu’il avait horreur d’aller au cinéma tout seul. Et elle n’aurait jamais imaginé que ce garçon dont elle ignorait le nom, ce garçon plus âgé qu’elle, lui proposerait un jour de l’accompagner sur le chemin de l’amour. « Elle ne se doutait pas qu’il serait présent dans ses combats les plus intimes, que leurs noms seraient à tout jamais placés côte à côte sur les portiques de la médecine vénézuélienne, que ce jeune homme qui lui semblait grossier et effronté serait aussi celui qui lui offrirait les plus grands instants de tendresse, dans les heures noires, quand Ana Maria, seule et fatiguée, déciderait de ne plus livrer ses batailles. Mais tout ceci adviendrait bien plus tard. » [PROLEPSE] A cette heure, Ana Maria n’aurait gardé qu’un très vague souvenir d’Antonio si un événement secondaire n’était venu projeter son destin contre le sien.

            C’étaient des temps de troubles politiques. Le Venezuela vivait sous le régime dictatorial de Juan Vicente Gómez [À plusieurs reprises, Juan Vicente Gómez assuma la fonction de président du Venezuela (1908-1915, 1922-1929, 1931-1935). Il institua en 1908 la plus longue des dictatures de l’histoire vénézuélienne, dite de « Restauration »]. On persécutait, on enfermait, (104) on torturait, et les salles du château de San Carlos, où 3 siècles auparavant le pirate Henry Morgan était parvenu à négocier une rançon contre les seize canons du fort, avaient été transformées en labyrinthes de cachots et d’oubliettes humides. Un groupe progressiste d’étudiants avait créé un mouvement politique, la FEV, pour organiser des réunions clandestines et des réseaux d’informations, fondé par de jeunes dirigeants, dont Rómulo Betancourt qui deviendrait, plus tard, président du Venezuela [de 1945 à 1948 et de 1959 à 1964]. Chinco, qui avait toujours été socialiste, typographes des chemins de fer de Táchira, mit ses presses à disposition pour publier un communiqué révolutionnaire qui circula dans toute la ville. Un de ses collègues, reconnaissant le sceau de l’entreprise, le dénonça auprès de la direction : « Il faut enfermer Chinco Rodriguez ». Le lendemain, en fin de matinée, on frappa des coups insistants à la porte de la rue San José pour l’arrêter. Sans attendre de réponse, ils défoncèrent le verrou et cherchèrent Chinco dans chaque pièce. Au cours de la nuit, il avait été prévenu par un ami loyal qui faisait aussi de la résistance clandestine. Les policiers fouillèrent partout en quête d’un indice mais ils ne trouvèrent qu’u mot sur sa table de chevet sur lequel où on pouvait lire : « Le jour de la révolution viendra. » (105) Chinco fut caché dans une ferme, non loin del Rodeo, d’où il put envoyer des lettres codées qui arrivèrent plus tard à la maison de San José dans la plus grande discrétion. Ana Maria les attendait avec une impatience fébrile. Mama Concha était la seule à pouvoir déchiffrer l’écriture illisible et les lisait à haute voix, devant tous les vieillards réunis, en cachant ses larmes. Ana Maria lui demandait de lui remettre les lettres pour les conserver dans une boîte à chaussures et, le soir, elle les parcourait à nouveau avec nostalgie. Personne ne la vit médire du régime de Juan Vicente Gómez, même quand la dictature se fit plus pressante autour de la clandestinité. Néanmoins, cette absence fuit déterminante dans leur relation et, à cet instant, Ana Maria commença à témoigner pour son père une estime et une admiration proches de la folie amoureuse. Elle se mit à en faire une idole.

            Une année de plus se finissait, et Ana Maria s’aperçut qu’elle n’avait pas pensé à ce qu’elle ferait ensuite. (106) Elle ne savait rien du monde, car c’est son père qui s’était toujours préoccupé de son avenir. Et elle n’avait jamais envisagé de quitter Maracaibo avant ce matin de juin. Ana Maria avait alors 17 ans. Elle suivit ses cours avec assiduité et discipline, quand elle aperçut un jour, vers 9h, dans les couloirs du Colegio Sucre, la silhouette d’une femme qui semblait arriver d’un monde lointain. C’était celle de Lya Ímber de Coronil. Elle venait d’Ukraine. Pédiatre à Caracas, elle avait décidé de sillonner le pays pour encourager les jeunes filles à étudier la médecine, parcourant ces terres tropicales que sa famille avait adoptées après son exode, fuyant la violence de l’antisémitisme à Odessa. Dans la classe, Missia Alcina la présenta à tout le monde : « Voici la première femme médecin du Venezuela ». Devant la fébrilité ébahie des étudiantes, sous les regards subjugués, Ana Maria n’oublia jamais l’impression envoûtante qu’elle lui fit. Elle n’oublia pas non plus le moment où, sur l’estrade de la salle, cette pédiatre raconta avec un accent slave (107) ses aventures dans le vaste continent de la médecine. Ana Maria l’écouta avec une telle attention qu’elle crut entendre une langue nouvelle que seules les femmes pouvaient comprendre. Elle essaya de se représenter ces plaines inconnues et la tâche à accomplir dans un royaume bâti pour les hommes et éprouva le désir de lui ressembler. Elle détailla le visage de cette femme médecin qui lui parut une créature d’évangile, en essayant de comprendre comment les fauves du métier ne l’avaient pas encore dévorée. Et quand elle rentra chez elle ce soir-là, elle s’était résolue. Elle se planta devant Mama Concha et n’eut aucun tremblement dans la voix : « Moi, je serai la première femme médecin de Zulia. » Cette décision fut une grande surprise pour la famille. On n’avait jamais vu une femme médecin. Néanmoins, personne dans la maison de San José ne mit en doute qu’Ana Maria fut un génie, depuis ce jour où la nonne Lorenza Casado l’avait écrit sur un petit bout de papier, comme si elle l’avait gravé sur le frontispice de son destin. Or il n’y avait pas d’université dans la ville. Il fallait impérativement se (108) rendre à Caracas. Chinco, encore exilé dans sa ferme, caché pour éviter la prison, ne put envoyer de l’argent. Ce fut alors que les onze vieux de la maison de San José firent une cagnotte pour le voyage d’Ana Maria. En quelques jours tous sortirent magiquement des ressources inconnues. Mama Concha rassemblant tout, s’étonna de constater la fortune qui sommeillait dans sa propre maison. Ce fut Mama Concha qui fit le voyage avec Ana Maria. Bien qu’elle souffrît de nombreux maux, elle rassura tout le monde en un mot : « Que peut-il m’arriver ? Je pars avec la plus grande médecin du pays. » Le 2 juin, Ana Maria et Mama Concha quittèrent la maison de San José au sud avec huit malles. Elles traversèrent le lac de Maracaibo sur une pirogue jusqu’au port de La Ceiba au sud, lors d’un voyage qui dura 2 jours et de là remontèrent l’ancienne route transandine qui avait été (109) construite 20 ans plus tôt à coups de pioche, en suivant les mêmes sentiers qu’autrefois, pendant la conquête espagnole, Núñez de Balboa avait emprunté dans l’autre sens en cherchant la mer du Sud. La route ne coupait presque aucun village, ne traversait aucun autre chemin. Elle prit un vieux train qu’on appelait El Troller qui les mena, après 6h, jusqu’au carrefour de Motatán, un petit village sur les hauteurs de l’État de Trujillo, d’où commençait la première autoroute qui allait à Caracas. A la croisière des chemins andins, près d’une pompe à essence perdue au milieu de la plaine, elles attendirent un bus de la compagnie ARC qui les conduisit jusqu’à Barquisimeto après 12h de trajet. Le lendemain, après avoir dormi dans un hôtel miteux, elles trouvèrent une voiture qui, 10h plus tard, les déposa, exténuées de ce périple, sur la place Candelaria où les attendait Aura Josefina Rodriguez, la nièce d’un cousin du premier mari de sa grand-mère, une femme qu’elle n’avait jamais vue. Ce voyage éprouvant fut pourtant comme un alcool de mondes nouveaux pour Ana Maria. Du haut de ses 18 ans, son esprit provincial ne parvenait pas encore à se frayer un passage dans cet ensemble d’images et de récits, mais son cœur pressentait, derrière cette ville (110) aux 100 églises, aux vastes universités, des grands hôpitaux. Elle avait du mal à imaginer, pour devenir médecin, une autre ville que celle-ci, d’où Lya Ímber de Coronil était partie chercher au-delà des ports de la mer Noire, non le succès ou la reconnaissance, mais une armée de femmes.

Deux mois plus tard, elle fit son entrée à l’université. Ana Maria se souviendrait toute sa vie de son premier jour dans l’amphithéâtre de l’École de médecine en face du Congrès, à côté de l’église de San Francisco, un bâtiment coiffé de tourelles qui avait été un ancien couvent des frères franciscains. Elle n’oublierait jamais le docteur Pepe Izquierdo, célèbre cardiologue, réputé pour sa froideur et son implacable autorité que les élèves continuaient à craindre même après leurs diplômes. [PROLEPSE] Depuis l’estrade, il avait commencé à ébaucher des squelettes sur l’ardoise du tableau quand soudain, balayant l’amphithéâtre des yeux, il remarqua sa présence, celle d’une femme, et son œil s’emplit de mépris. (111) « Votre mère n’a plus de linge à vous faire repasser, señorita ? » Tous les hommes rirent dans la salle. Puis il ajouta : « Vous voulez être médecin ? alors citez-moi les 7 os de l’orbite. » Jamais Ana Maria n’avait entendu parler de l’orbite. Son visage devint si rouge qu’elle dut baisser la tête. Des années plus tard, se remémorant ces rires moqueurs autour d’elle, elle comprit qu’elle avait alors senti palpiter quelque chose de nouveau en elle, son sang combattant. Dans ses veines s’étaient réveillées des lignées de femmes assoupies. Elle comprit qu’elle avait une double lutte à mener, celle de la médecine et celle des femmes. Elle savait pourquoi il ne lui serait jamais permis de fréquenter comme tout le monde les auberges et les bars, « pourquoi elle n’aurait pas droit à l’erreur, pourquoi elle n’aurait d’autre choix que la réussite, mais elle comprit par-dessus tout l’inépuisable pouvoir de la connaissance, le savoir qui rend plus fort, l’aiderait aussi à vaincre ». Les premiers mois, comme elle s’y attendait, elle vécut des affronts liés à son sexe. (112) Au bout de la énième humiliation, elle protesta si fort qu’elle fut convoquée par le recteur. Mais elle déclara qu’elle était venue dans cette université pour étudier, pas pour dénoncer ses camarades. Tous les 26 du mois arrivait un carton de Maracaibo contenant des robes, une bouteille de vin et une boîte de chaussures choisies par son père qui, depuis son exil, veillait sur elle. Malgré la discipline acharnée qu’elle mettait à suivre ses cours, la solitude était entrée dans sa vie. Ces quelques premières semaines d’isolement dans la capitale lui avaient fait regretter la bienveillante troupe du foyer qu’elle avait quitté. Elle résolut de s’installer dans une pension administrée par la famille de don Leonidas Páez, une belle maison près du pont Guanábano qui recevait des étudiants de province qui ne connaissaient personne à Caracas. (113) Aussi n’oublia-t-elle jamais ce jour, quand elle découvrit un cortège de jeunes gens studieux qui venaient des quatre coins du Venezuela et que s’en détacha un jeune homme de 25 ans qui s’approcha aussitôt d’elle sans lui laisser le temps de poser ses valises. « J’espère que tu as pris le carnet d’histoires d’amour avec toi. » Elle reconnut tout de suite celui à qui elle avait disputé, dans la salle de classe du professeur Córdoba, l’entrée du cinéma El Metro. Antonio était debout devant elle, là, un grand sourire aux lèvres. Ils ne s’étaient pas revus depuis qu’il lui avait offert un matin, alors qu’elle lisait tranquillement sous un arbre, un cahier de mille histoires d’amour, mais cette fois-ci, ils comprirent aussitôt qu’une renaissance s’offrait à eux. Quelques mois dans la fourmilière de Caracas et de l’université leur avaient fait sentir la pauvre condition des provinciaux qui ne connaissaient ni les codes de la capitale ni son agitation, la dureté d’être étranger dans leur propre pays, et leur avaient permis de découvrir ce qui avait commencé entre eux à Maracaibo, mais qui n’avait pas eu le temps de se cristalliser. Antonio était devenu un homme. Il avait encore quelque chose (114) du petit vendeur de tabac mais quand une idée traversait son esprit, il se transformait, en un instant, en un géant. A partir de ce jour, dans son regard, Ana Maria chercha toujours le reflet du lac de Maracaibo.

Cette première année de médecine fut aussi la première de leur vie ensemble. Ils ne s’aperçurent jamais de leur 7 ans de différence. Comme il n’y avait qu’un seul microscope dans la pension du pont Guanábano, ils le consultaient ensemble, tour à tour. Certains après-midis, ils n’étudiaient pas et bavardaient jusqu’au soir, en faisant mille fois le tour de la place, en marchant à l’orée des voies qui montaient vers El Ávila. Ana Maria aimait s’asseoir sur les marches de l’église du panthéon, sentir la présence du sacré, deviner les gens (115) dans le cloître. Elle ne lâchait jamais le bras d’Antonio, tandis que lui, assis sur cette marche, taisait les origines de sa naissance. Ainsi ils abordèrent la 2e année, où ils étudièrent l’anatomie topographique avec le professeur Rivas Morales sur des cadavres que l’école empruntait à la morgue et où ils apprenaient à reconnaître les pathologies cliniques. La 3e et la 4e années se firent en partie à l’hôpital Vargas où l’on assigna à chaque étudiant quatre lits avec patients, supervisés par le chef de service, afin de suivre de près l’évolution et le traitement d’une maladie. Puis vinrent les autres cours (sémiologie, bactériologie, parasitologie, pharmacologie, maladies tropicales) avec des professeurs témoignant d’une généalogie de plusieurs générations de médecins. Devant eux, Antonio et Ana Maria n’osaient dire la modestie de leurs origines. Ils s’inventaient alors un passé familial plein de conquêtes et de sacrifices, de l’autre côté du pays, « après le lac », disaient-ils, en racontant que leurs pères et grands-pères étaient et avaient été cardiologues. (116) Ana Maria fit son internat à la maternité Concepción Palacios, en assistant à des accouchements et à des césariennes. Antonio, lui, le passa à la Croix-Rouge de Caracas, hôpital Carlos J. Bello, de garde trois fois par semaine, si bien qu’il vécut presque 2 ans sans voir la lumière du jour.

Un 27 septembre, ils obtinrent leur diplôme de médecine avec mention summa cum laude, lors dune soirée magnifique au Paranínfo de l’Université centrale de Venezuela, confirmant les mots prophétiques que don Victor Emiro Montero et la mère Lorenza Casado avaient prononcés à leur propos. Ana Maria et Antonio restèrent encore quelques semaines à Caracas à vivre comme des fiancés. Ils se promenaient main dans la main et s’embrassaient sans se soucier de personne. Dans l’anonymat de la capitale, ils s’imaginèrent vivant là, abrités par sa foule protectrice. Mais un matin, remuée par une soudaine nostalgie, Ana Maria se leva et, se tourna vers Antonio, lui murmura : « Maintenant, on doit rentrer… On a encore une histoire à écrire. » (117)

3. Retour à Maracaibo.

            Ils firent le chemin de retour par la route transandine, la même qu’Ana Maria avait prise avec Mama Concha, 6 ans plus tôt, persuadée que les récits de voyageurs disaient la vérité. Tandis que le bus les berçait par le brimbalement de ses roues, Ana Maria ferma les yeux et s’endormit d’un sommeil sans bruit, la tête sur l’épaule d’Antonio. Elle fit le rêve d’une tara noire, un papillon géant, sur la nuque de son père, pendant que le bus roulait à travers la jungle de Choroní. Elle ne put observer le paysage luxuriant. (119) Antonio se tourna vers Ana Maria. Il la regarda comme personne ne l’avait fait, si vulnérable. « Il sentit qu’il la connaissait déjà, ou qu’ils se ressemblaient tant qu’il l’avait déjà croisée dans une autre vie. Il se reconnut dans cette peur cachée, dans cette force pleine de failles, et il éprouva à cet instant une confiance en l’avenir qui le fit tressaillir. » D’un geste prudent, il lui remit une mèche de cheveux derrière l’oreille, lui caressa la tempe, puis posa sa main sur son ventre « où il crut sentir l’enfant encore à venir, qui attendait dans les cotons du présage, l’enfant qui ne viendrait que plus tard pour donner à ce couple des instants de grandeur et de déchirements. » [PROLEPSE]

            Le bus s’arrêta brusquement au milieu de la jungle, à hauteur d’El Venado. Il devait être 7h. Deux militaires entrèrent et passèrent entre les rangs. Ils demandèrent si Ana Maria Rodriguez était ici. Elle se désigna. Ils lui ordonnèrent de les suivre. Elle prit la main d’Antonio et répondit qu’elle n’irait nulle part sans lui. Ils acceptèrent. Antonio et Ana Maria descendirent du bus et furent accompagnés jusqu’à une Cadillac noire, aux vitres teintées. (120) A l’intérieur, un homme en costume leur ouvrit la portière et les fit asseoir avec un sourire. « Que se passe-t-il ? répéta Ana Maria. – Il se passe, madame Rodriguez, que le gouvernement m’envoie vous chercher. L’État de Zulia ne peut permettre que la première femme médecin entre à Maracaibo dans un vulgaire bus, doctora. » Ana Maria ouvrit de grands yeux de surprise. C’était la première fois que quelqu’un l’appelait doctora. « Vous serez reçue sur la place Bolívar », dit l’homme. La place Bolívar était alors la place la plus chaude du monde. Tout fermait avant midi pour ne rouvrir que vers 16h, quand l’ombre s’élargissait. C’est pourquoi le 14 novembre, vers 15h, tout le monde fut surpris de voir un rassemblement de notables et toute la presse locale. La chaleur avait atteint le plus haut degré de la journée, quand apparut sur l’avenue un défilé (121) de voitures officielles au milieu duquel on put voir, à travers la vitre ouverte d’un 4x4 aux portes blindées, conduite par le chauffeur personnel du gouverneur, une femme qui ressemblait à une lycéenne. L’espace d’un instant, les passants retirèrent leurs lunettes de soleil pour mieux distinguer les traits de cette jeune femme qu’on amenait en grande pompe. Quelqu’un leva la voix pour dire que c’était sans doute l’épouse du président. Le gouverneur en personne, dans un microphone éclaira la situation en déclarant que la ville souhaitait la bienvenue à Ana Maria Rodriguez : « C’est la première femme médecin de l’État de Zulia. Elle est de Maracaibo. » Il lui donna le bras et descendit avec elle jusqu’à une rue qu’on avait parée de fleurs et de drapeaux, dans un concert assourdissant. Les habitants de Maracaibo, qui n’avaient jamais vu une femme précéder publiquement un homme, se précipitèrent aux fenêtres, convaincus d’assister à un événement historique. Ana Maria, déboussolée et épuisée, ne se mêla pas à la cérémonie. Quand le gouverneur se pencha à son oreille pour lui annoncer qu’elle serait décorée de la médaille de la ville, elle ne s’émut pas. Elle voulait rentrer chez elle. (122) Au seuil de sa maison, des bras la levèrent du sol. Son père Chinco venait la recevoir et leurs retrouvailles furent une fête de baisers. L’exil lui avait fait perdre du poids et l’avait vieilli. Toutefois, la jeunesse de ses yeux était restée intacte et le retour de sa fille lui donna un regain de force. « Ana Maria, dit-il, tu es un génie. » 6 ans s’étaient écoulés depuis son départ à Caracas mais en l’observant, tout le monde eut l’impression qu’elle en était partie depuis 20. Son visage avait acquis la sagesse d’une vie adulte. Son n’était plus celui de la petite fille protégée par son père, mais il s’était affirmé comme celui d’une femme. Sa voix avait changé. Toute une existence citadine de persévérances et de défis se lisait dans ses gestes calmes et assurés. Le lendemain de son arrivée, un lundi, à 6h30, Ana Maria avait déjà bu son café quand Chinco ouvrit la fenêtre qui donnait sur la rue. Il dut s’agripper au rebord pour ne pas tomber. Il se demanda qui étaient tous ces gens. Ana Maria courut à la fenêtre et vit, écrasée sous la chaleur du matin, la foule qui formait un cortège (123) devant sa porte. La queue s’étendait sur trois rues et se perdait plus loin que l’église. La nouvelle s’était répandue en une nuit au-delà des banlieues de Maracaibo jusque dans les villages du sud du lac où l’on ignorait tout de la médecine, et avait provoqué une vague d’excitation et d’affolement dans la population féminine, qu’on n’avait pas vue depuis la découverte du pétrole. Ana Maria passa la journée entière à ausculter cette interminable cohorte mais la procession ne faiblissait pas. On lui apporta de nombreux présents. Telle fut la description qu’en fit Ana Maria elle-même, plus tard [PROLEPSE] quand elle revisitait le souvenir de son retour à Maracaibo. (124) Une vieille gitane argentine, apparue un soir, chantant des milongas et buvait du maté, lui lut son avenir dans les cartes : « Tu auras bientôt un fils, lui dit-elle. Mais il ne sera ni de toi ni à toi. » La gitane ne put en dire davantage et Ana Maria n’accorda aucune importance à cette prophétie. Les jours suivants, les articles plurent. On l’invita à donner des conférences et des séminaires et, une semaine plus tard, Ana Maria fut nommée à la tête d’un service de treize lits à l’hôpital Nuestra Señora de Chiquinquirá, sous l’aile protectrice de monseigneur Aquiles Penzaca qui bénit ses ciseaux lors de sa première opération. Comme il n’y avait plus de voitures neuves depuis le début de la Seconde Guerre mondiale, elle acheta un vieux véhicule d’occasion, une Buick noire qui avait appartenu au consul des Pays-Bas, dont la carrosserie était rouillée de partout et qui fit encore un pas de plus vers sa liberté et son indépendance, faisant d’elle une des premières femmes de Maracaibo à obtenir son permis de conduire. Pourtant, les choses n’allaient pas tarder à s’envenimer et la broche éclatante du pingouin en or, qu’Ana Maria portait fièrement sur sa blouse blanche, fut bientôt ternie par l’ombre du deuil. [PROLEPSE]

            Un matin, en montant dans la voiture d’Ana Maria, Chinco se blessa légèrement au front en heurtant la rouille du métal. (125) La blessure, soignée par un simple pansement, paraissait bénigne. Mais le tétanos ne tarda pas à s’infiltrer dans son corps. Le lendemain, tout son corps s’était raidi, et, au petit matin, Chinco Rodriguez n’était plus qu’une boule de feu. Il vécut des journées entières de délire et Ana Maria crut y voir l’abominable signe de la folie. Il y avait alors à Maracaibo deux médecins spécialisés en malaria, trois dentistes et quarante-trois chamanes, accompagnés de treize thérapeutes du Saint-Esprit qui ne se déplaçaient qu’avec tout l’attirail de leurs pratiques rituelles. Un guérisseur de la sierra lui posa une grosse sangsue noire au-dessus de la plaie. (126) A la fin de la semaine, quand tous les médicastres des fermes d’alentour s’étaient relayés à son chevet, proposant tous types de traitements, le seul résultat fut de lui faire perdre le blanc de ses yeux. Vaincus, ils se résolurent à livrer cet homme au sort du Seigneur, car ils étaient persuadés que rien ni personne ne pouvait désormais se dresser entre lui et la mort. Pour sa dernière nuit, Mama Concha lui servit du fromage blanc accompagné d’une banane plantain, pour qu’il ne meure pas le ventre vide. Au crépuscule, allongé sur son lit, il avait perdu tout espoir de guérison lorsqu’il apprit qu’Ana Maria avait trouvé à Caracas un spécialiste du tétanos qui était en route pour Maracaibo. Mais il ne put jamais rencontrer cet homme car, au même moment, la mort vint le chercher sous la forme d’une tara noire qui se coinça à l’angle du plafond un vendredi de pluie. Un 24 juin, 123 ans après la bataille de Carabobo [1821 + 123 = 1944], à 3h (127) Mama Concha fut réveillée par un râle d’agonie dans la chambre et trouva un grand désordre, et, au milieu, Chinco Rodriguez étendu sur le ventre, la tara noire posée sur la nuque. On le veilla dans la maison de San José. Depuis la place Bustamante jusqu’au cimetière, des fleurs sur la foule qui se déplaça pour voir la sépulture. Comme il avait des idées progressistes et anticléricales, on évita les obsèques religieuses et les pompes chrétiennes, mais on voulut lui organiser des funérailles dignes de sa renommée en faisant venir un homme de foi. Lorsqu’il arriva, monseigneur Aquiles Penazca dut se frayer un passage pour atteindre la dépouille de ce vieux socialiste. Il fut exposé à la vue de tous, et pendant les 3 jours de veille, personne n’osa demander où était Ana Maria. Les premières nuits, Ana Maria ne quitta pas son lit et pleura jusqu’à en perdre la voix. Nul n’imagina combien cette disparition la ravagea. Ses sanglots s’entendirent depuis la rue San José jusqu’à la place Baralt et tous les bruits qui envahirent la maison (128) ne purent étouffer ses cris de douleur. Trois jours plus tard, Ana Maria sortit de sa chambre. La tristesse lui avait déformé le visage. A partir de ce jour, elle porta un deuil si strict qu’elle n’ouvrit plus les volets de ses fenêtres. Elle fit la toilette mortuaire de son père et ordonna qu’on réalise un masque pour se souvenir de lui. Elle fit changer toutes les ampoules de la maison pour vivre dans une quasi-obscurité pour pouvoir communiquer avec les esprits. Un soir, alors qu’Ana Maria avait fait venir dans le salon Babel Bracamonte, le sorcier qui était arrivé avec des craies pour peindre (129) des triangles au sol et allumer des cigares de tabac noir, Antonio mit fin à ces pratiques diaboliques : « Ton père est mort, dit-il. Si tu veux le faire revivre, sauve d’autres vies. » Pendant quelques jours, elle demeura silencieuse, retenant ses larmes et chassant les mauvaises pensées. Un matin, comme réveillée de cette léthargie, elle résolut de vider la chambre de son père pour se débarrasser, non seulement de ses affaires mais des lourdeurs de son cœur. Tía África devait se souvenir de cette matinéeAntonio fit irruption dans l’ancienne pièce de Chinco et sans ouvrir les jalousies des fenêtres, se mit à tout trier. Quatre matinées furent nécessaires pour tout évacuer. A la fin, cette thérapie s’avéra miraculeuse. Ana Maria reprit sa force ancienne. Lorsque tout fut vide, avant de quitter la pièce, elle eut le soupçon qu’il demeurait quelque chose. En tapotant les plinthes, elle finit par découvrir une petite boîte dans laquelle il avait gardé ses secrets. Elle l’ouvrit (130) et trouva un papier qu’elle reconnut aussitôt. C’était le mot de la mère Lorenza Casado qui avait déclaré, bien des années plus tôt, qu’elle était un génie. Son père l’avait gardé pendant 20 ans. Elle sentit sa gorge se serrer. Quand elle le déplia, Ana Maria lut ces mots : « Votre fille est une idiote. Elle n’a rien à faire dans cet établissement. Éduquez-la chez vous. » [Cf. p. 99] (131)

4. Notables et résistants.

            Après la mort de Chinco Rodriguez, Ana Maria et Antonio s’installèrent au cœur de la rue 3H, à quelques mètres de la place República, dans une grande maison lumineuse. C’était une construction simple qui portait le nom d’Ilusión et qu’Antonio rebaptisa Quinta Ana Maria. Il y avait cinq chambres, une arrière-cour tropicale qui donnait sur la rue où Ana Maria, le soir, fumait une pipe, en fredonnant des chansons d’amour. De là, elle pouvait voir le clocher de la cathédrale de la Chiquinquirá et le toit du théâtre Baralt, la pointe de l’épée de Simón Bolívar sur son cheval de bronze et plus loin, la silhouette du port d’où partaient les embarcations des douaniers avec le pavillon du Panama. La première nuit, vers 23h, un râle caverneux parut venir de sa chambre. (133) La plainte revint deux fois puis au troisième gémissement, Antonio secoua sa femme pour l’avertir qu’une personne semblait pleurer sous leur lit. Dans un demi-sommeil, Ana Maria le rassura : « Ça doit être quelqu’un qui est mort dans cette pièce il y a longtemps, dit-elle. Donne-lui quelques jours. Ça va passer. » Pour ne plus entendre le mort, Antonio fit construire un lit à baldaquins. Il couvrit les murs de miroirs pour ouvrir la pièce et réfléchir la lumière mais aussi pour surveiller toutes les allées et venues. Ana Maria prit un chauffeur et recruta deux femmes de ménage qui passèrent chaque chambre au peigne fin tous les jours. Or, ils ne restaient pas beaucoup chez eux. Vers cette époque, régnait à l’hôpital une grande agitation et ils étaient tiraillés entre le goût de l’hospitalité et celui de leur travail. Tandis qu’Ana Maria officiait à l’hôpital Nuestra Señora de la Chiquinquirá. Antonio (134) monta un cabinet dans la rue Carabobo, disposant d’un service nocturne d’urgences. Un soir, une femme entra dans son cabinet, accompagnée d’un jeune garçon. Antonio, qui était concentré sur une lettre, ne leva pas les yeux sur elle et lui fit signe de s’asseoir. Quand elle fut installée devant lui, il jeta un coup d’œil rapide sur son visage. Un air familier éveilla aussitôt son attention. « Tu ne me remets donc pas, hombrecito, dit-elle en souriant. » Il ne reconnut pas tout de suite Leona Coralina, la prostituée du Majestic, car elle avait beaucoup vieilli. Il se redressa en s’excusant : « Comment t’oublier », s’exclama-t-il sous le regard de l’enfant et la prit dans ses bras avec un mélange d’amitié et de pudeur. Il ne restait plus grand-chose de la panthère piquante qu’elle avait été. Il s’aperçut qu’il avait tout à fait oublié cette femme pendant des années, depuis ce matin de mars où elle avait (135) bondi sur son corps d’adolescent : « Je te présente Oscar, dit-elle en montrant l’enfant de 12 ans à ses côtés. » Il était bien trop grand pour son âge. Une cicatrice coupait son menton en deux. Il était né au temps fastueux du premier Majestic d’un père inconnu et de cette mère qui avait dormi avec tous les hommes du monde.

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20 décembre 2024 5 20 /12 /décembre /2024 17:00

La naissance de cet enfant avait marqué durement le corps de Leona Coralina. Et Antonio comprit que cet injuste destin du corps lui avait fait perdre son hégémonie dans la maison de Lucrecia Montilla. A 40 ans, elle avait dû renoncer à son métier pour se consacrer à la vente de figurines de vierges à la sortie des églises. Elle avait trouvé un refuge de paix dans la religion si bien que le jour où elle commença à ressentir des douleurs dans le bas-ventre, ne connaissant personne, (136) avec un enfant titanesque, elle demanda à Dieu d’éclairer son chemin. Le soir même, alors qu’elle enveloppait ses vierges dans du papier journal, elle vit par hasard la photo d’Antonio dans un article et reconnut el hombrecito, cet orphelin de Pela el Ojo qui était devenu médecin et qui n’avait plus rien à voir avec le gamin timide qu’elle avait connu pendant la période du Majestic. Après l’avoir auscultée avec douceur, Antonio lui annonça qu’elle avait une appendicite aiguë. « Tant pis », répondit-elle, sans comprendre. « Il faut opérer en urgence, insista Antonio. Leona haussa les épaules. – Qu’importe, hombrecito. Je n’ai pas d’argent. » Antonio balaya cette phrase d’un revers de la main. Cette nuit d’amour, 18 ans plus tôt et le souvenir commun de leur jeunesse sauvèrent la vie de Leona Coralina. Quelques jours plus tard, quand elle se remit de l’opération, les larmes l’empêchèrent de le remercier. Ce fut son fils qui s’approcha d’Antonio. Il était si grand qu’il le dépassait de deux têtes. Il lui tendit une main énorme et Antonio entendit alors sa voix : « Docteur Antonio Borjas Romero, j’espère pouvoir un jour vous remercier d’homme à homme. »

            L’opération de Leona Coralina coïncida avec le début de la dictature de Marcos Pérez Jiménez. [Marcos Pérez Jiménez naît le 25 avril 1914 à Michelena, au Venezuela. Diplômé de l’Académie militaire du Venezuela, il prend part aux coups d’État d’octobre 1945 puis de novembre 1948. À la suite de ce second putsch, il devient membre de la junte militaire qui dirige le pays. En décembre 1952, l’armée le désigne président provisoire. Placée sous son contrôle, l’Assemblée constituante, réunie le 11 avril 1953, l’élit pour cinq ans. Grâce à la manne pétrolière, le président Pérez Jiménez lance un vaste programme de travaux publics. Toutefois, l’omniprésence de la police secrète, la répression brutale de l’opposition, la fermeture de l’université nationale, le musellement de la presse, l’inflation galopante et l’incarcération de cinq prêtres provoquent le mécontentement des partis d’opposition, des travailleurs, des étudiants, des militaires et de l’Église. Le 23 janvier 1958, toutes ces forces s’unissent dans un mouvement de contestation qui renverse Marcos Pérez Jiménez. Celui-ci vide les caisses de l’État avant de se réfugier aux États-Unis.] On était à la fin des années 1940. Ana Maria qui avait été appelée par le ministère de la Santé pour devenir (137)

Présidente ad honorem de l’Institut médical d’assistance, s’en rendit compte le jour où elle assista à l’arrestation musclée d’un jeune infirmier de l’hôpital. Trois militaires firent irruption dans le bloc. Ana Maria leur ordonna de sortir. « Aucune femme ne dit à un homme ce qu’il doit faire », répondit un des militaires. Ils embarquèrent le jeune infirmier et, depuis ce jour, on ne le revit plus jamais. Ana Maria comprit alors que venait de surgir un minotaure terrifiant qui, non seulement obscurcirait les 10 années suivantes, mais fendrait la sérénité de sa vie. [PROLEPSE] Antonio, qui oscillait entre les travaux de la maison 3H et la direction du cabinet d’urgences, fut peut-être le dernier à comprendre. Il venait d’être nommé pour diriger le deuxième congrès vénézuélien de chirurgie quand Ana Maria le sortit de son rêve, en lui signalant qu’il ne pourrait rien faire sur l’accord du « petit gros » … le nouveau dictateur. Marcos Pérez Jiménez se hissa au pouvoir en 1948 par un coup d’État sans soupçonner que, 10 ans plus tard, (138) c’est aussi un coup d’État qui devait le détrôner. [PROLEPSE] Il rendit illégaux les syndicats, le Parti communiste, les mouvements étudiants. Une grève pétrolière fut durement écrasée. Le journal Tribuna popular dénonça les prisonniers politiques d’El Dorado, il fut suspendu. Ana Maria et Antonio constatèrent le changement brutal du pays. 3 ans après le début de la dictature, un mal-être général commença à frapper toutes les couches sociales du Venezuela. Et au moment où l’on dressait les plans du plus vaste pont du continent au-dessus du lac, pour rejoindre les deux rives, les ouvriers et les paysans virent leurs salaires s’effondrer. Les étudiants furent persécutés. Jamais auparavant, dans l’histoire politique du pays, on n’avait connu une telle répression. « Il faut s’engager, avait dit Antonio à Ana Maria un soir, mais comment ? » Tandis que Maracaibo était réduite au silence et bâillonnée par la censure, Ana Maria passait de longues heures de sa journée dans la maternité, dévouée à sa vocation. C’est à peine si elle quittait l’hôpital pour se reposer chez elle. Elle s’oublia tant qu’elle perdit 8 kg en quelques mois et les vêtements qu’elle portait depuis (139) sa glorieuse vie d’étudiante à Caracas furent bientôt trop larges pour elle. Les longues gardes nocturnes effacèrent les dernières traces d’adolescence dans son regard, et la pression quotidienne, la fatigue et les urgences déposèrent au fond de ses yeux une détresse souterraine qui rendit les traits de son visage plus sévères. Inquiet pour la santé de sa femme, Antonio la pria de prendre du recul. Ana Maria lui proposa qu’ils prennent du repos ensemble.

            Ainsi, ils décidèrent de rester sous leur pergola, étrangers aux rumeurs atroces d’un dictateur qui rongeait le pays. 20 ans plus tard, Ana Maria pouvait facilement remonter au souvenir de cet inspiration et de frénésie, quand elle se jetait sur Antonio au milieu de la journée et se livrait à lui. Quand elle tomba enceinte fin avril 1957, elle quitta la direction de son service et résolut à vivre le reste de sa grossesse seule, sans que personne ne vienne s’interposer entre elle et son enfant. Antonio apprit la nouvelle quelques jours plus tard. Il rentrait de l’hôpital un mardi matin après une longue garde et aperçut Ana Maria dans le jardin, couchée sur son hamac. (140) « Nous allons bientôt être trois à la maison », murmura-t-elle. Antonio sentit son cœur se gonfler dans sa poitrine. Il pointa son doigt vers le ciel : « Dieu nous donnera un garçon, et il sera cardiologue. – Dieu n’a rien à faire ici. Je veux une fille. » Ana Maria renvoya la cuisinière et les femmes de ménage, verrouilla la porte d’entrée et c’est ainsi que, au centre de sa grande maison, elle vécut ses derniers mois de grossesse entièrement seule. Elle circulait dans son arrière-cour. Vers midi, elle se réfugiait dans la fraîcheur de sa chambre aux volets fermés et faisait des siestes de 4h. elle rêvait du visage de sa fille (141) et ce songe était plein de bateaux jetant leurs avenirs. Elle apercevait alors l’esprit de Chinco descendre vers elle. Elle lui parlait de sa fille, du destin qu’elle avait tracé pour elle. Au même instant, à la fin de l’année 1957, un communiqué publié par le Collège des médecins de Caracas arriva clandestinement à Maracaibo, accompagnés de deux docteurs de la capitale, Pino Rosales et Parra León. Il était question d’un appel à la désobéissance et à la révolte. Ils entrèrent en contact avec Antonio dans les premières heures de la matinée et on lui demanda s’il voulait rallier la cause. Antonio qui avait vu le pays s’effriter, la censure ronger la liberté d’expression, l’Assemblée nationale s’effondrer, accepta. Le ventre énorme, prête à accoucher, Ana Maria s’engagea avec Antonio. Ils bravèrent les dangers ensemble. Par un élan aussi instinctif que celui qui les avait fait monter dans un train pour traverser le pays, ils s’enrôlèrent dans la rébellion contre la dictature. Ils menèrent des réunions secrètes, (142) dirigèrent des séances, firent circuler l’information, facilitèrent les contacts entre militants, cachèrent des combattants et, petit à petit, ils prirent goût au risque et à la lutte. Nul ne soupçonnait que ce couple élégant, qui allait bientôt enfanter, travaillait pour la clandestinité. Ana Maria, enceinte, restait le plus souvent à la maison. Mais pour Antonio, ces activités révolutionnaires l’amenèrent peu à peu à prendre la tête du Collège des médecins, ce qui attira sur lui la suspicion de la police nationale. Rapidement, il fut identifié par les services secrets comme l’un des architectes d’une conspiration vouée à renverser le gouvernement et il ne fallut pas attendre longtemps pour qu’on se mît à le traquer. Parmi les médecins, le bruit courut qu’on le chassait. Il fut caché dans les haciendas communistes, protégé des regards et des rumeurs jusqu’au jour où le parti fut dénoncé et qu’il dut fuir vers le nord, vers Sinamaica, plus loin dans les terres. A El Carmelo, il esquiva une descente de militaires dans un entrepôt où il s’était réfugié et, à Cuatro Bocas, il survécut à la fusillade qui éclata dans une ferme d’élevage de caïmans. Au bout de trois semaines, Ana Maria n’avait aucune nouvelle de lui. La date du terme approchait. Dans cette situation anxiogène, elle craignit que la peur ne lui provoquât un accouchement prématuré, (143) et elle eut le sentiment de revivre cette époque où son père avait été forcé à l’exil, persécuté et rendu au silence.  Sans le dire à personne, Antonio revint à Maracaibo. Déguisé en consul, conduisant une Cadillac prêtée par un ami, il entra dans la rue principale, protégé par la foule. Mais, malgré toutes les précautions, après avoir été planqué dans la clinique D’Empaire, la police le trouva la deuxième semaine de janvier à 1h. Il avait travaillé jusque très tard lors d’une réunion de dirigeants syndicaux quand il vit entrer un militaire armé. Il lui ordonna de le suivre mais, au lieu de monter dans le fourgon de police, Antonio dit qu’il prendrait sa propre voiture. Il se conduisit lui-même jusqu’à la prison du Cuartel Libertador, le bâtiment principal de la poste transformé en cachot, où il fut interrogé le soir même. On lui demanda de parler du communiqué qu’il avait fait circuler dans la ville. (144) « Je ne sais pas à quoi vous faites référence », répondit Antonio. La gifle qu’on lui colla le fit tomber par terre. Il sentit du sang dans sa bouche et des acouphènes dans son oreille qui brouillèrent les insultes qu’un militaire, qui portait une chevalière, lui lança. « T’es un dur, toi ? Tu vas voir si tu continues à faire le malin avec Amerigo. Lui, c’est un dément. » Un coup de pied le projeta contre le mur, puis une pluie de coups s’abattit sur lui. On lui défonça les côtes. Plié en deux, il se protégea la tête de ses bras. On l’attrapa par les cheveux et on lui asséna un coup de poing sur le nez. Il rampait à terre quand il entendit : « Emmenez-le à la escuelita. » La torture de la escuelita consistait à asseoir le détenu sur une planche de bois couverte de petits cônes tronqués pendant des heures. Antonio souffrit pendant des heures puis perdit connaissance. Il se réveilla plus tard, jeté au fond d’un cachot humide, le pantalon déchiré. (145) Durant cette première semaine en tant que détenu, pendant qu’Ana Maria écrivait des centaines de lettres par jour pour le faire libérer et que Paz Galarraga continuait à lutter dans les hauteurs de la sierra, Antonio demeura dans sa cellule. En se remémorant son passé, il ne gardait en mémoire que cet instant de bonheur où il avait rencontré Ana Maria et il se demanda s’il connaîtrait un jour l’enfant qui dormait sur son ventre. Pendant tout ce temps, il avait forcé comme un forçat loin de chez lui, affairé aux exigences de sa carrière, pour découvrir après 15 ans de profession la supériorité de l’amour.

            Le lendemain, deux hommes armés vinrent le chercher pour le conduire dans une pièce pour un interrogatoire. « On va voir si tu ne parles pas avec Amerigo. C’est un taré. » On le laissa 2h dans une chambre froide, seul. La peur montait. Enfin la porte s’ouvrit. Dès l’instant où le tortionnaire entra, Antonio se sentit intimidé par la masse phénoménale de son corps. (146) Il revenait d’une autre salle où il avait conduit jusqu’à l’évanouissement un universitaire lors d’une séance d’une barbarie inouïe. Le visage d’Antonio, plongé dans l’ombre n’en sortait que par fragments. Mais quand le géant s’approcha et distingua son visage, il sembla tout à coup confus : « Docteur Antonio Borjas Romero ? » Antonio s’étonna moins du fait qu’il connaisse son nom que de la suavité de son nom : « Oui », répondit-il. Le regard du tortionnaire s’écarquilla. Il rajouta d’une voix lente : « Vous avez opéré ma mère il y a 10 ans et vous lui avez sauvé la vie. C’est un honneur d’être devant vous. » Antonio regarda les traits de son visage et vit sa cicatrice au menton. Ce géant barbare était le fils de Leona Coralina. Il se souvint du garçon qui avait attendu la convalescence de sa mère dans les couloirs de l’hôpital jusqu’à la fin de l’opération, et qui, à la fin de l’opération, lui avait serré la main en lui promettant que, un jour, ils se reverraient. (147) Le géant apprit à Antonio que sa mère était morte en octobre. « Que nous est-il arrivé docteur ? » demanda-t-il. Antonio gonfla sa poitrine. « Fais ce que tu es venue faire. Je n’ai pas le temps. » Le tortionnaire le fixa longtemps et rajouta : « Je n’ai pas connu mon père. J’aurais voulu que ce soit vous. » Il fit demi-tour et se retira. Antonio l’observa quitter la cellule. Les jours passèrent. Le temps fut si long qu’il en perdit la notion. Un silence s’était étendu sur sa vie. Il commençait à s’habituer à ce nouveau destin, imaginant les premières contractions de son épouse, sans soupçonner que la rue, elle aussi, préparait sa propre délivrance. Il ne pouvait savoir que, dehors, divers événements avaient commencé à fissurer le mur du régime (148) et que tout semblait à nouveau possible.

            Le matin du 23 janvier 1958, Antonio Borjas Romero, la doctora Ana Maria et le dictateur Marcos Pérez Jiménez se réveillèrent sans savoir que l’un serait libéré dans l’après-midi, l’autre se coucherait le soir-même avec une fille dans les bras et le dernier dans un autre pays, pauvre et isolé, après avoir échappé de justesse à une exécution. Ce jour-là, au fond de sa cellule, Antonio entendit un bruit de Klaxon. Depuis le début de la dictature, il était formellement interdit de klaxonner. Il comprit que c’était la voix de la révolte. Des premiers cris et des premiers heurts jaillirent de partout. En l’espace de quelques heures, l’atmosphère s’emplit de déflagrations. Vers midi, les mêmes Klaxon parvinrent aux oreilles de sa maison 3H et lui provoquèrent de brusques contractions. (149) « Ce sera aujourd’hui, dit-elle calmement ». On l’emmena à la maternité dans des rues en feu, sous les explosions de cocktails Molotov et la mitraille. Quand Ana Maria arriva à l’hôpital, elle dut entrer par la porte de secours. Le désordre était immense. A 15h, la ville s’endiabla. L’école militaire libéra ses hommes, les commandants retournèrent leurs vestes, l’armée se dressa contre la dictature et Marcos Pérez Jiménez dut prendre la fuite dans son avion privé avec un tel empressement qu’il abandonna une valise pleine de dollars à l’aéroport. Ce fut à cet instant qu’Ana Maria commença à ressentir les douleurs de l’accouchement, alors même que le peuple criait : « Le dictateur est tombé ! Viva Venezuela ! » La voix de la rue fut si forte que, au bout d’une heure, personne n’entendait les cris déchirants d’Ana Maria, car tout le personnel était agité par les pétarades et les explosions de joie qui entraient dans la salle d’accouchement, (150) l’avènement d’une nouvelle ère politique. Ana Maria parvint à s’agripper avec virulence aux barreaux du lit et à pousser de toutes ses forces. Elle sentit le passage de l’enfant. « Quel prénom voulez-vous donner à votre enfant ? », demanda l’infirmière. Ana Maria s’apprêtait à répondre quand Antonio fit irruption dans la salle d’accouchement. On l’avait (151) libéré avec fracas, il avait sauté par la fenêtre défoncée, il avait dû courir pieds nus au milieu du désastre, il avait cavalé comme un possédé pour traverser la ville, il avait monté les escaliers en courant, essoufflé. Il avait 2mn de retard. La nouveau-née était déjà dans les bras de sa mère. Ana Maria tourna sa tête dans la direction d’Antonio et la regarda longtemps dans un mélange de bonheur et d’impassibilité. Dès l’instant où il franchit le seuil, elle comprit que la prison avait changé son homme. Il portait un vieux costume sale et des chiffons coincés sous le bras, imbibés du sang de son front. Une barbe épaisse couvrait son visage et lui donnait l’aspect d’un naufragé. Son regard, terrassé par les humiliations et les privations, avait acquis une froideur de fer. Il était plus maigre, plus décharné, plus vieilli et Ana Maria reconnut chez lui, pour la première fois, les signes du vieil homme qu’il deviendrait. Il serrait dans son poing sa cravate mouillée et il ne la lâcha que lorsqu’Ana Maria lui tendit sa fille enveloppée dans un lange blanc. Antonio la prit dans ses bras. (152) Il s’affaissa sur ses genoux et fondit en larmes. L’infirmière renouvela sa question. « Elle s’appellera Venezuela », dit Ana Maria, d’une voix ferme. (153)

VENEZUELA

1. L’Hospitalito de La Rosita

            De tous les enfants nés ce jour-là, il fut impossible d’imaginer que Venezuela ne serait pas une femme libre. Elle semblait avoir pris la force de la révolte lors de cet après-midi ardent, où un hurlement avait transpercé la ville, comme si elle concentrait dans le ventre de son prénom la bruyante dignité d’un peuple. Avide et gourmande de tout, elle grandit avec l’élan d’une émeute. Ainsi, petite fille, elle ne connut pas cette période d’effacement et d’abandon à laquelle avait été livrée sa mère Ana Maria au même âge, qu’elle avait traversé comme une sourde, sans saisir le réel, ni la fougue désordonnée du jeune Antonio quand il avait volé une pirogue sur les berges de Santa Rita, mais en elle s’éveillait une faim, une discipline et une nécessité. Il fut naturel et indiscutable pour tout le monde que Venezuela serait médecin. Ce destin tracé pour elle découlait d’une telle prophétie et d’une telle confiance que personne ne le mit en doute, et nul ne pensa au poids que pouvaient représenter, pour une enfant, le talent écrasant de sa mère et la renommée éclatante (157) de son père. Ana Maria lui offrit la broche du pingouin en or que lui avait léguée sa propre mère, Eva Rosa. « Il y a des trésors de famille qui n’ont pas de prix, dit-elle. Je suis certaine que tu iras loin. » En prononçant cette phrase, Ana Maria ne pensait pas seulement que sa fille irait loin dans la vie mais aussi dans le monde. Elle le comprit un jour quand elle la surprit en train de jouer avec un camion qu’elle avait fait rouler jusque dans la rue. Elle semblait capable de continuer son chemin jusqu’à la frontière brésilienne. Tout en elle était action, mouvement, départ, tout en elle brûlait d’explorer et ce rêve, loin d’être éphémère, resta imprimé dans l’esprit de Venezuela, comme une nécessité de conquête. Cette obsession fut si prégnante qu’un jour, vers ses 6 ans, sa mère avait ouvert devant elle un atlas et lui parla de villes construites au sommet des montagnes, (158) et autres lieux mythiques ou réels. Penchée sur la carte, avec la concentration d’un horloger, parcourant de son doigt d’insoupçonnables immensités vertes et bleues, Ana Maria indiqua un minuscule point au milieu de rien. « Non, dit-elle, on est ici. » Venezuela regarda le point avec déception. Elle regarda les pays et les mers qui l’entouraient et elle ne put éviter un sentiment de chagrin. Antonio craignit que sa fille ne voulût sillonner le monde trop tôt. Quand elle eut 7 ans, il veilla à la sortir le moins possible, afin de lui donner le goût de la patience, le charme contagieux de la solitude. A cette époque, dans la maison 3H s’était installée chez lui sa belle-mère, Eva Rosa, qui avait fini d’élever ses quatre enfants de trois maris différents. Venezuela se mit à l’appeler tendrement Mama Eva. (159) Elle était alors dans la soixantaine. Après une vie de linge à laver et de farine à masser, elle était revenue à ses anciennes œuvres catholiques. Elle n’avait plu la beauté tropicale du temps de Chinco Rodriguez et de la broche du pingouin. Le temps avait effacé sa splendide légèreté, son cœur passionné mais elle avait conservé une peau pâle, sans ride, qu’elle protégeait avec un chapeau, en regardant la rue depuis son balcon, comme elle l’avait fait autrefois dans la maison de Papa Zoilo. Attentionnée et serviable, elle avait dédié sa vie à aider les autres. Elle était tellement discrète et transparente qu’on en venait à se demander si elle n’allait pas disparaître un jour, car elle paraissait s’étioler de plus en plus si bien que, lorsque Venezuela la prenait dans ses bras, elle restait contre elle longtemps, comme si elle voulait la retenir encore un peu et l’empêcher de s’éclipser. Cette vieille dame, toujours bien coiffée, occupait ses après-midis à arroser les bougainvilliers du jardin, et recevait tous les mercredis une voisine après la sieste, dont la fréquentation frivole lui donnait l’impression de rajeunir. Elle s’appelait Zina. (160) On ne savait pas grand-chose de Zina, seulement qu’elle était fille d’une famille immigrée de Syrie et que, dans sa jeunesse, un producteur de cinéma français, passant par hasard à Maracaibo, lui avait proposé de traverser l’Atlantique pour faire d’elle une célébrité à Paris. Mais ses parents s’y étaient opposés, persuadés que ce producteur n’était qu’un voyou beau parleur. C’est ainsi qu’elle resta à Maracaibo, s’étiolant dans ce regret, en regardant tous les films français à la recherche d’un message. D’aussi loin que Venezuela se souvienne, la tante Zina avait toujours été là sur le porche de sa maison, à observer le monde sans que personne ne remarque son existence. Le temps passa et elle ne savait même plus son âge. Les gens naquirent et (161) moururent dans la maison voisine, les gouvernements et les événements se succédèrent dans le pays et au milieu de ce siècle désordonné, Zina continuait là, immobile et intouchable sous son auvent. Aucun homme n'avait su explorer les royaumes muets qui habitaient son silence, puis elle avait pris la décision, le jour du départ du producteur français, de ne se marier qu’avec l’homme qui lui proposerait de traverser l’Atlantique, mais cet inconnu n’avait jamais trouvé les ruelles menant à son cœur. Plus ou moins à cette époque, elle tomba par hasard sur un article où apparaissait une photo de Claudia Cardinale, sans doute la plus belle femme des années 1960 et dont le destin était hors du commun. (162) Zina était si plongée dans le mythe de cette femme qu’un matin de décembre, alors qu’elle prenait un café avec Eva Rosa dans son jardin, elle aperçut Venezuela qui jouait sur la pelouse et y vit un signe. Elle devait avoir 7 ans. Face à la maigreur alarmante de cette petite, Zina se souvint de la métamorphose de Claudia Cardinale et devina, dans la silhouette de cette petite fille, un avenir splendide. Dès lors, elle se rendit tous les jours dans la maison 3H et se mit en tête de soumettre Venezuela, dès le début de la saison sèche, à une préparation physique d’une intensité hollywoodienne, persuadée de lui offrir le destin qu’on lui avait volé. C’est ainsi qu’elle lui fit prendre des cours de français et d’italien, lui concocta un régime et se mit si bien à croire à son invraisemblable projet chaque fois qu’elle considérait le corps chétif de la petite Venezuela en train de s’entraîner, son visage s’éclairait de ravissement et d’espoir. Pendant de longs mois, gardant ce secret dans l’intimité familiale, elle n’en parla à personne (163) jusqu’au jour où, alors que les enfants se moquaient de Venezuela, elle les avertit : « Vous allez voir, cette fille sera plus belle que Claudia Cardinale et elle ira à Paris. » Mais la puberté n’épanouit pas le corps de Venezuela comme celui de Claudia Cardinale. Elle ne développa pas cette beauté pompéienne qu’on lui avait prophétisée, mais son charme se voyait autrement, dans le magnétisme de ses yeux, dans sa chevelure noire héritée de sa mère et toutes les imperfections de son visage l’éloignèrent d’un destin dans le cinéma. Zina, qui avait toujours une appétence pour le monde des esprits, certaine d’avoir raison, voulut enquêter sur son futur. Constatant l’échec de son expérience, un soir, elle prit Venezuela par le bras, traversa la place Baralt, descendit l’avenue Urdaneta, dépassa la rue Carabobo, et se rendit près du Sector Veritas où une voyante qui portait un nom de reine, Catalina Segunda, le fit entrer dans une pièce éclairée de bougies. Venezuela, qui s’attendait à voir une gitane (164) eut la surprise de voir une jeune femme d’une élégance méditerranéenne. Lorsque Venezuela fut devant elle, elle lui tira deux cartes et prononça cette phrase énigmatique : « Tu ne partiras que lorsque tu te libéreras du poids de l’or, dit-elle. – Quel or ? demanda Venezuela. – Le tien. » Cette réponse vague ne lui apporta aucun apaisement, mais Zina lui prêta une grande vérité. Elle lui assura que le tarot ne se trompait jamais, et en rentrant chez elle, se prenant au jeu, Venezuela pensa à cet or avec une telle force qu’elle eut l’impression que toutes les choses s’étaient mises à briller autour d’elle d’une lueur annonciatrice. Dès lors, elle le chercha vraiment partout, dans chaque prédiction. Cette fascination la fascina autant qu’elle l’effraya, car elle mesura alors les risques inévitables de cette quête de l’or qui étaient profondément ancrés dans la mémoire collective de son pays. Elle ne s’en débarrassa que le jour où elle apprit, pendant le cours sur la conquête espagnole, le sort de Lope de Aguirre, devenu fou et mort en cherchant le royaume (165) d’Eldorado. Elle ne comprit que bien des années plus tard les mots de Catalina Segunda, de quel or elle parlait, lors d’un après-midi de tombola, quand elle déciderait de se défaire de la pesanteur du mythe familial.

            A cet instant arriva à la maison 3H une vieille femme. Venezuela lisait dans le salon quand elle sentit une présence sous le porche et la découvrit seule, assise sur une marche, fripée et triste. Sur ses genoux elle avait entassé quelques sacs de farine de maïs. Elle avait l’air si malade que Venezuela la fit entrer, croyant que c’était une patiente misérable qui venait pour une consultation et la laissa traverser la maison jusqu’au jardin. La vieille femme contempla la splendeur de la maison. Lorsqu’elle se trouva devant Venezuela, elle ne dit pas un mot, impassible sur sa chaise. Au bout d’un instant, elle émit à peine un son : « Tonio ? » Venezuela fit appeler son père qui survint dans le salon sans se presser. Il fixa, distrait, la vieille femme, (166) puis s’émut aux larmes et se jeta sur elle pour l’embrasser. Venezuela, étonnée, lui demanda qui c’était : « C’est ma mère », répondit Antonio d’une voix tremblante.

            La muette Teresa fut installée dans l’ancien bureau d’Antonio transformé en chambre d’amis. Il la fit entrer avec la distinction qu’on réserve aux grandes dames. Elle s’assit aussitôt sur le coin du lit, le front baissé, tenant ses sacs de farine. Son corps était si rabougri qu’il ne bougeait pas quand elle respirait. Avant de la quitter, Venezuela lui assura qu’elle était la bienvenue pour vivre avec eux le temps qu’il faudrait. La muette Teresa eut tant de mal à répondre qu’aucun son ne sortit de sa bouche. Elle fit alors quelques signes de la main qu’Antonio expliqua à sa fille : « Elle dit qu’elle n’est pas venue pour vivre, mais pour mourir. » (167) Deux jours plus tard, un matin de juin, la muette Teresa ne se présenta pas au petit-déjeuner. Antonio attendit, mais Venezuela sentit un présage au fond de l’air. « Elle ne viendra pas », dit-elle. Antonio se précipita dans la chambre du fond et trouva Teresa couchée sur un fauteuil, les bras ballants, la tête renversée en arrière, les yeux entrouverts. Il s’approcha d’elle et se pencha sur son visage. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre qu’elle était morte pendant la nuit, loin de cette marche d’église où elle avait passé une existence de mendiante. Son regard semblait délivré. Antonio baisa son visage et ses mains. Il s’agenouilla à ses pieds et se mit à pleurer. On l’enterra dans l’arrière-cour de la maison, le corps couvert d’un linceul blanc.    

 

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20 décembre 2024 5 20 /12 /décembre /2024 16:52

            La mort de la muette Teresa coïncida avec une grande prospérité pour Antonio. Il se montra actif et décidé. Il prêtait peu d’attention (168) à sa famille, à Ana Maria souvent absente, à Venezuela qui avait déjà 13 ans et qui était élevée par Eva Rosa car toute son énergie était absorbée par son travail. Avant que le rêve d’une université ne vienne bousculer son destin, Antonio procéda à 1.134 opérations et pas un seul patient ne mourut entre ses mains. Des vingt hôpitaux de Maracaibo, il en dirigea six, fut président du Collège de médecins, fondateur de la Fédération de la médecine vénézuélienne, député du Congrès national, survécut aux épidémies d’ankylostome, de paludisme et de malaria, et pilota l’équipe médicale qui parvint à éradiquer la variole dans toute la région. Tous les matins, le seuil de sa porte était jonché d’enveloppes déposées, d’invitations et de décorations. Le nouveau gouverneur, Wolfgang Larrazábal, voulut lui remettre les clés de la ville, mais Antonio refusa la distinction qu’on lui décernait, et même ses détracteurs reconnurent dans ce geste une humilité qui prouvait sa noblesse. On racontait dans tout Maracaibo des fables qui nourrissaient la légende d’Antonio Borjas Romero. On disait que son père était un moine italien qui avait voyagé en 4e classe à bord d’un paquebot, qui se rendait à Panama pour s’enfermer toute sa vie dans une léproserie, qui avait décidé de passer une dernière nuit avec une femme et qu’Antonio était né de cette dernière nuit de repentir. D’autres étaient convaincus que son père était un lord anglais, un Chamberlain, un homme de pouvoir pressé qui (169) avait trouvé une heure pour engrosser une jeune muette, ayant disparu dans les couloirs du Parlement britannique, en ne laissant derrière lui que deux machines à rouler des cigarettes. Ce qui était certain, c’est qu’Antonio Borjas Romero était devenu un médecin si connu dans la région, un cardiologue si respecté que son nom résonnait dans toutes les villes autour de Maracaibo, de la Guajira à Bobures, avec une aura quasi mythologique. On l’admirait notamment à Santa Fe, où vivait Clemente Pájaro, un malfrat légendaire devenu l’homme le plus riche du sud du lac à force de contrebande de tabac, à la nombreuse progéniture. Selon le récit des coupeurs de canne la version qui se répétait communément était que Clemente Pájaro était le fils d’une vieille famille mantuana, des descendants d’Espagnols, enrichis dans le commerce du sucre et qui s’étaient installés dans une vaste maison. On disait que son père avait été égorgé par un de ses domestiques et qu’il avait été retrouvé 5 mois plus tard de l’autre côté du pays. Après sa mort, le jeune Clemente s’était vu retirer la fortune familiale par des oncles diaboliques. Il vécut dans la misère, jusqu’au jour où ses oncles moururent (170) à leur tour, l’un d’une hernie au colon, l’autre poignardé par un jeune amant, connu sous le nom d’Alanito. Clemente Pájaro, qui avait alors 14 ans, brûla les deux cadavres dans le jardin de la maison et il restait le seul propriétaire vendit tous les meubles de famille, remplaça les domestiques par des brigands à son service et monta un des plus grands réseaux de trafic illégal de tabac. C’est pourquoi, quand une crise de colique néphrétique lui ôta la parole, Clemente Pájaro jugea que le seul homme capable de lui toucher le ventre était Antonio Borjas Romero. En pleine saison sèche, il quitta son royaume de contrebande, longea pendant une semaine les rives du lac, traversa en voiture à chevaux les vallées de Altagracia, et se dirigea immédiatement au cabinet du docteur. Un après-midi de mars, à 15h24, à l’heure de la sieste, il se présenta à l’hôpital central de Maracaibo, flanqué de quatre hommes armés. Il entra dans le bâtiment muni d’une paire de revolvers et une grosse machette. Il monta à l’étage et dit à la jeune femme de l’accueil qu’il voulait voir le docteur. Sans même lever les yeux sur lui, elle continua de remplir un formulaire. (171) elle lui répondit que le docteur était occupé. Clemente Pájaro renouvela sa demande en posant sa machette sur le formulaire. Alors, la jeune femme se décida à aller chercher le médecin : « Dites-lui de revenir après la sieste. – A mon avis, si vous ne le recevez pas, il vous coupera la tête. » Aucune surprise ne parcourut le visage d’Antonio. Il ferma son livre avec lenteur, remit sa blouse blanche et se lava les mains. « Dites-lui de passer. » Il avait suffi d’un coup d’œil à Antonio pour savoir que cet homme n’avait pas dormi depuis une semaine. Il se rendit compte qu’il avait fait un long voyage. Son visage était couvert de poussière et sous sa veste il portait un arsenal qui aurait fait plier tout un quartier militaire. Antonio ne le laissa pas parler. Il ne lui permit pas de se désaltérer, ni de poser ses affaires, et le fit asseoir sur sa petite table d’opération sans un mot. D’un geste ferme et précis, il baissa son pantalon, stérilisa une seringue de morphine, pinça la fesse et piqua d’un (172) coup sec. Clemente Pájaro poussa un petit cri aigu et les gardes qui attendaient dehors entrèrent dans le cabinet. Antonio leur tendit une compresse tachée de sang : « Donnez-lui du jus de grenade et faites-le pisser. » Clemente Pájaro fut emmené, soutenu par les épaules et disparut sans payer. Antonio oublia cette affaire jusqu’à la semaine suivante où, arrivant au cabinet, sa secrétaire lui tendit un paquet, de la part du bandit. Lorsqu’Antonio ouvrit l’enveloppe, il découvrit les certificats de propriété d’une maison au bord de la mer dans un village appelé La Rosita. Un mot accompagnait ce cadeau démesuré : « Un caillou vaut bien une perle. » La maison que Clemente Pájaro offrit à Antonio était véritablement une perle. La famille arriva à La Rosita pour la première fois un matin. Une brise légère venait du large. C’était l’entrée du golfe de Maracaibo. Les pirogues en bois formaient une file paisible. La Rosita semblait figée dans un temps (173) sans temps. Il ne restait d’elle que le souvenir de son nom, présent encore dans la mémoire de certaines familles bourgeoises qui y avaient construit leurs maisons secondaires, à présent abandonnées. Lors de la découverte du pétrole, les latifundistes et les jeunes célibataires avaient déserté la côte pour aller travailler dans les forages et les mines. Seules demeurèrent quelques familles de pêcheurs. Certains étaient revenus après des années dans la grande ville, aussi pauvres que quand ils étaient partis. La maison qu’on leur indiquait trônait au milieu d’un terrain sur la plage, face à la mer. Elle portait le nom de La Enconchada mais Ana Maria voulut qu’on la rebaptise Alegria.

            Ils entamèrent des travaux pour vider la maison et la réaménager à leur goût. (174) Le lendemain de leur arrivée, Antonio et Venezuela prirent une pirogue et, au bout de quelques minutes sur les flots, arrivèrent sur une petite île déserte, un rocher solitaire qui surplombait les vagues. C’était un de ces cayos dont est parsemée la côte vénézuélienne. On les appelait des cals. Les hommes (175) y débarquaient parfois pour faire escale lors de longues pêches, accrochant leur hamac et allumant un feu. « Personne ne vient ici, dit le piroguier. Et l’endroit est entièrement pelé. C’est pour ça qu’on l’appelle Cayo Pelón. » Antonio regarda autour de lui. Il ne vit rien que de la pierre et de la mer. « L’endroit est parfait, dit-il. Mais il ne manque qu’un… hôpital. » Antonio se mit en tête de construire un cabinet médical sur ce caillou de terre, au milieu de la terre. Ils firent venir des cartons de médicaments et de matériel. Ils disposèrent une table d’auscultation au centre de la cabane, entre deux rochers.  « Plus tard, vivant à Paris, elle repenserait tant de fois à cette petite cabane médicale au milieu de la mer, où son père rangeait des boîtes dans des tiroirs imaginaires, où il donnait ses premiers cours de médecine dans le vent épais des rivages des Caraïbes. » [PROLEPSE] Tant de fois, elle avait revisité dans ces rêves ces instants de complicité et de bonheur durant (176) lesquels ils avaient levé ensemble l’édifice. De loin, on aurait dit un dépôt de contrebande… avec un drapeau blanc à croix rouge sur le toit, peint par Venezuela et sur lequel on avait écrit : Hospitalito de La Rosita. Le lendemain matin, alors qu’Antonio se réveillait lentement d’une longue nuit, sa fille entra en trombe dans sa chambre en lui disant de regarder la mer. En ouvrant les persiennes, Antonio vit, flottant à la surface de l’eau, des dizaines de barques stationnées en file indienne, face au dispensaire, une longue colonne de pirogues et de canoës qui faisaient la queue à l’entrée du Cayo Pelón. C’étaient tous les habitants de La Rosita et des villages autour qui n’avaient pour la plupart jamais vu un médecin, tout un peuple silencieux qui avait accouru dès l’aube quand la rumeur s’était propagée qu’un docteur faisait des consultations sur un rocher. Ils n’avaient rien pour payer mais apportaient des biens en nature pour offrir au docteur. (177) Antonio les auscultait, donnait des indications à Venezuela qui, assise sur une montagne de cartons de médicaments sortait des pilules de différentes couleurs qu’elle leur déposait sous la langue. Comme la plupart des patients ne savaient pas lire, elle inventait des métaphores pour leur éviter de confondre les couleurs. Ainsi le week-end, Antonio devint généraliste de plage, exerçait gratuitement, alors que du lundi au vendredi, il était cardiologue dans le principal hôpital de Maracaibo, couvert d’honneurs et de responsabilités, respecté et respectable, ne soignant que la bourgeoisie locale. Aucun déchirement ne rognait son cœur. Ce contraste lui permettait de s’apercevoir qu’il ne faisait partie ni de ce monde ni de l’autre, l’un se nourrissant de l’autre, l’un justifiant l’autre.

            Un matin, un vieux marin, aux yeux mangés par de nombreuses heures de plongée, débarqua sur le cayo. (178) Antonio ne reconnut pas tout de suite cet homme quasi aveugle. Il se demanda s’il l’avait déjà vu quelque part. Il s’enquit de la raison de sa visite. L’homme sortit une machine à rouler des cigarettes et comprit que c’était Elías. Toujours aussi bavard, il se lança dans des récits de ses voyages à travers les Caraïbes : trafiquants piqués par des scorpions argentés au large de Saint-Domingue, (179) plongée dans la baie du Costa-Rica à la recherche d’épaves, sauvetage d’un ministre, profanation de sépultures au Guatemala, obsèques d’un général au Nicaragua, témoin de l’accouchement d’une reine sur une île, caillou d’or trouvé dans le ventre d’un tamandua et perdu aux cartes au large de la ColombieAntonio, qui avait une dette envers cet homme qui l’avait sauvé du Majestic, le jour où il lui avait donné sa lettre pour don Victor Emiro. Il désigna la chambre où la muette Teresa avait passé ses deux derniers jours. Le capitaine Elías suspendit une moustiquaire et n’en sortit pas jusqu’au lundi suivant. Un matin, sous un soleil menaçant, alors qu’Antonio était absent, Venezuela vit un vieillard de cent ans traverser nu le salon en direction de la cuisine. Quand il l’aperçut, il s’excusa, non de sa nudité, mais d’avoir bu de l’eau et il la salua avec des manières (180) qu’il avait apprises dans les salles de la bourgeoisie andine. Venezuela lui demanda qui il était. « Je m’appelle Elías Borjas Romero. Je suis ton grand-père. » Mais Venezuela n’eut pas le temps de mieux connaître ce marin édenté qui disait être de son sang, car tous les matins au Cayo Pelón, dans la petite cabane au drapeau blanc et rouge, elle était obligée d’assister à chaque auscultation avec une attention religieuse. Comme il fut impossible de concevoir, pour Ana Maria et pour Antonio, que leur fille ne soit pas médecin, elle se mit à croire aussi à ce rêve façonné pour elle. Ses parents lui parlaient des maladies qui ravageaient le monde. Venezuela fut étonnée par l’interminable liste des dangers cachés dans l’air contre lesquels ses parents livraient une guerre à mort. Ana Maria, plus didactique savait donner corps à tout cela par des récits et des images. Antonio, plus taiseux, lui faisait suivre le soin de chaque patient pour qu’elle apprenne par l’observation. Un jour, un homme arriva avec un harpon planté dans la cuisse et Antonio déclara qu’il fallait l’opérer aussitôt. (181) « Tu sera mon assistante, dit-il à Venezuela. Ce sera ton baptême. » Venezuela devait se souvenir toute sa vie des hurlements de ce pêcheur quand Antonio lui retira le fer. Elle repenserait avec horreur, bien plus tard, à cette scène barbare, où ce pauvre homme fut sectionné comme un poisson et qui continua à trembler quand on le mit dans une pirogue, sur un brancard, pour le ramener chez lui. Elle eut envie de vomir. Antonio, qui avait conclu cette opération comme une formalité matinale, se lava les mains dans la mer, pendant qu’il rappelait à sa fille l’importance de l’hygiène après chaque intervention. Il lui demanda si elle avait faim. Elle mit 4 jours à retrouver son appétit. Cette scène marqua à la fois la fin de son enfance et la prophétie qu’on avait énoncée pour elle. Troublée par (182) les cris du pêcheur, elle fut si choquée par le carnage auquel elle venait d’assister qu’elle développa un rejet catégorique envers tout ce qui touchait de près ou de loin à l’hospitalito. Elle ne remit plus les pieds dans la cabane du Cayo Pelón avec son père et, à partir de ce jour, interdit qu’on parlât de médecine en sa présence. (183)

2. Pedro Clavel.

            Dans la solitude de son enfance, Venezuela avait déjà commencé à mettre en place un stratagème inouï pour quitter Maracaibo, plus que jamais attirée par ces terres aperçues dans l’atlas de sa mère quand un frère fit irruption. Un dimanche, vers midi, une femme esseulée, d’une tristesse infinie, fut amenée à la maison 3H à dos de cheval. Elle était accompagnée d’un garçon de 10 ans dont le visage avait la finesse délicate d’un bijou. Elle avait demandé qu’on la dépose devant la porte de la doctora. Elle s’appelait Elena. Elle frappa à la porte, dit qu’elle était enceinte de 6 mois mais elle sentait que son bébé souffrait. On l’avait rejetée partout. Le jour même, Venezuela l’emmena voir Ana Maria à l’hôpital. Après une séance d’ultrason, elle signala à la mère que le fœtus avait une anencéphalie et qu’il mourrait sans doute lors de l’accouchement. De plus, la mère traînait un problème de foie et de lupus vaginal, et Ana Maria lui expliqua qu’elle mettait sa vie en danger si (185) elle n’avortait pas. A ses côtés, l’enfant de 10 ans ne disait rien. Pour assurer sa survie, Ana Maria décida de procéder à un avortement, mais la Cour suprême prit connaissance de cet acte jugé infâme, et avertit qu’il serait puni par la loi. Le gouvernement soumit dès lors Elena à toutes les pratiques nécessaires pour l’accouchement. On fit une césarienne pour éviter les problèmes légaux. Le bébé naquit mort, et 2 semaines plus tard, Elena fut enterrée. Il ne resta de ce drame que ce premier enfant de 10 ans, au visage parfait. Ana Maria voulut le remettre à l’Église qui le refusa à cause de l’impureté de sa mère. C’est pourquoi, ce dimanche, Eva Rosa fut réveillée en sursaut par des coups insistants frappés à la porte. Elle se précipita vers l’entrée et elle aperçut Ana Maria au milieu de la rue, tenant un enfant qui sanglotait sur son épaule. Eva Rosa les fit entrer dans le jardin. Tandis qu’elle refermait la porte, elle vit tomber une cascade d’œillets qui atterrirent sur la tête de l’enfant. (186) On décida d’appeler Pedro du nom de clavel, œillet en espagnol. Pedro Clavel passa ainsi son enfance dans les robes d’Eva Rosa qui prit soin de lui comme s’il fût sorti de son propre ventre. Cette très vieille femme, fatiguée et presque sourde, gardait cette serviabilité innocente. Personne dans la maison n’était moins désigné pour élever cet orphelin et elle-même ignorait qu’il serait demain traversé par tous les esprits de Chivacoa et fonderait un mouvement révolutionnaire au sud de la cordillère.  [PROLEPSE] Elle trouvait des mots pour ses peurs, des remèdes pour ses blessures. Ayant adopté sans s’en apercevoir les mots et les intonations de cette vieille dame distinguée, Pedro Clavel montra bientôt dans ses manières une grâce toute féminine. Tandis qu’Antonio travaillait à l’hôpital et Ana Maria à la maternité, tandis que Venezuela lui apprenait à lire et à écrire, racontant à tous l’arrivée miraculeuse de son frère, il se bâtit une connaissance imbattable (187) des secrets de la nature féminine, ce qui lui valut plus tard des conquêtes enviables pour tout homme. Au bout d’un certain temps, personne ne put réellement se souvenir des circonstances de son arrivée à la maison, et dans la chaleur épaisse des après-midi, seule persista l’écrasante supériorité de l’habitude. La générosité de cet acte qu’Ana Maria réalisa dans un accès d’altruisme sans penser aux conséquences, fit le tour de la ville. Tout le monde eut un avis sur cette affaire, et cette histoire attira si bien l’indiscrétion des mères célibataires que le bruit ne tarda pas à courir que la doctora Rodriguez avait transformé sa maison en orphelinat. Mais ce qui étonna encore davantage le voisinage fut que Pedro Clavel, en grandissant, développa une beauté presque embarrassante. « Cristo hermoso, disait-on en le regardant passer. » On dirait un acteur de cinéma. (188) Au milieu de l’adolescence, à un âge où tous les garçons sont acnéiques et gringalets, il dépassait tous les autres de la tête et se laissa pousser les cheveux, ce qui fit de lui, à 14 ans, le plus beau garçon de Maracaibo. L’éclat foudroyant de son visage était si parfait que personne, même sa propre sœur Venezuela, ne savait quoi faire de cet être angélique qui semblait être né d’un être d’exception de sorte qu’on se mit à dire qu’il était arrivé au lac de Maracaibo comme autrefois le pingouin de Sinamaica, c’est-à-dire envoyé par des puissances supérieures sur les routes du grand Nord. Ainsi, quand la voisine Zina entra dans l’arrière-cour un matin de printemps et le vit torse nu en train de cueillir des mangues, la vision de cet orphelin raviva une obsession qu’elle avait oubliée depuis l’échec de la préparation physique de Venezuela pour le cinéma et elle se persuada que ce garçon n’avait rien à faire à Maracaibo. Cette fois encore, il lui fut impossible de penser à autre chose. Pénétrée par cette idée fixe, elle fut certaine que Pedro Clavel était promis à un grand destin. Et, à partir de ce jour, elle se mit en tête qu’il devait à tout prix rejoindre le vieux continent pour devenir artiste. (189) « Ici, il n’y a que des sauvages, dit-elle à Eva Rosa. La France est le seul pays qui saura reconnaître sa beauté à sa juste valeur. » Elle ameuta les voisines qui se procurèrent des revues de modes étrangères. Elles l’habillèrent dans un costume emprunté au boulanger Julito Toronto et sortirent toutes ensemble, tenant Pedro Clavel par le bras, excitées comme des collégiennes, en direction de la place Baralt pour lui tirer le portrait et l’envoyer à Paris. Il fut impossible de ne pas entendre parler de cet événement. Dès qu’elles passaient devant une maison, les gens descendaient sur leurs porches pour applaudir ce cortège prodigieux où l’on montrait un adolescent et les vieillards du quartier, attirés par le tumulte de la rue, remontaient les persiennes de leur chambre, les yeux pleins de curiosité, persuadés de vivre une scène qui serait demain gravée dans les annales glorieuses du cinéma européen. Une fois les photos prises, il n’y eut pas un seul habitant du quartier qui ne passa par le salon des Borjas Romero sans émettre un commentaire sur les meilleurs clichés dont l’humanité ait été témoin. On demanda à un calligraphe de la rue Mérida, un certain Enrique Desarbres (190) d’écrire au dos des photos le nom de Pedro Borjas Romero, connu sous le nom d’artiste de Pedro Clavel, avec une belle calligraphie. On glissa toutes les images dans une enveloppe blanche. Ce fut une procession titanesque de vieilles dames qui se dirigea vers la poste et qui adressa un colis au Cinéma français, à Paris, France, de la part de toutes les femmes de Maracaibo, État de Zulia, Venezuela. La réponse de Paris tarda à venir, mais personne ne désespéra. Tout le monde pensait que c’était une question de temps et tout le monde était sûr qu’on ferait appel à lui. Mais l’attente s’étira. Bientôt, l’espoir fut perdu et plus personne ne parla de Pedro Clavel. (191) Seule Zina qui ne voulait pas reconnaître cette défaite publique avança que la lettre s’était peut-être perdue et qu’il fallait peut-être refaire des photos. Mais elle ne parvint pas à convaincre Pedro Clavel. Un après-midi de septembre, alors qu’elle mobilisait à nouveau les voisines pour refaire une cagnotte, Pedro Clavel s’enferma dans sa chambre après avoir dit : « Oublions ces paroles. Il ne faut pas pousser la rivière. » Choquée et triste, Zina voulut l’emmener se faire tirer les coquillages pour lui prouver qu’elle avait raison. Vers cette époque, dans le quartier d’El Saladillo, vivait Babel Bracamonte (cf. p. 51), le même Indien ténébreux qui avait fait boire du sang de tapir au capitaine Elías, un homme qui savait lire l’avenir dans les cauris. Pedro Clavel refusa d’abord mais Zina insista tant qu’il se laissa guider jusqu’à une maisonnette aux volets fermés, où se tenait au fond d’une pièce un grand Noir à la poitrine décorée de perles. Dès que Pedro Clavel fut assis, il lui tendit une paire de ciseaux et lui demanda de couper une mèche de cheveux. Et tandis qu’il murmurait des incantations, il mit le feu à la mèche, jeta 12 coquillages (192) sur un carré de hamac au sol et se pencha sur les cauris pour y lire le message. « Je vois un voyage, dit-il d’une voix caverneuse. – Où ? A Paris ? s’empressa de demander Zina qui n’avait pas quitté la pièce. » Babel Bracamonte chercha longtemps dans les cendres. Puis, il alluma un cigare et se mit à fumer avec frénésie. « Tu partiras vers toi-même, dit-il. – Est-ce que c’est à Paris ? répéta Zina. » Mais Babel Bracamonte ne répondit pas, car il venait d’être traversé par un courant qui le jeta à terre. Pedro Clavel fut surpris par ce geste brutal. Les yeux révulsés, il commença à se mouvoir dans la pièce, secoué de spasmes, tout le corps transpercé par un esprit. Il était là, sous les regards horrifiés de Pedro Clavel et de Zina avec toute sa fièvre et sa fureur. La bouche couverte d’une salive brunie par le tabac, le regard chaviré, basculant dans un monde de folie, il ne parvenait pas à calmer ses tremblements convulsifs. (193) Il était possédé. Zina blêmissait, les bras en croix, tétanisée par ce spectacle mais ce fut quand il se déshabilla, en glissant sur le sol, montrant un sexe énorme, que Zina se signa, attrapa Pedro Clavel et le sortit en le tirant par le bras. Quand Pedro Clavel rentra chez lui, il avait la musique en tête. Il ne prêta aucune attention à ce bruit lointain, mais cette révélation vue dans les coquillages le renferma encore davantage sur lui-même et le rendit profondément solitaire. Ce soir-là, il ne put fermer l’œil tant l’image de Babel Bracamonte tournait dans son esprit. Il l’avait trouvé repoussant sans pouvoir s’en défaire. Pourtant, dans la toile d’araignée de sa solitude, la vision envoûtante de cet homme, lui laissait un arrière-goût de fascination. Il avait déjà deviné que ce chamane fou marquait une séparation entre son monde protégé et un autre royaume sombre qui l’attirait secrètement. Plus tard, il conclurait qu’il ne s’agissait pas juste de curiosité maladroite, mais d’une quête mêlée de tristesse. (194) Pendant plusieurs jours, c’est à peine s’il quittait son hamac pour boire et manger. Il ne dormait plus. Venezuela fut la première à remarquer le tournant mystérieux dans lequel l’avait jeté cette rencontre avec la magie noire, car elle connaissait le caractère taciturne de son frère et la profondeur de son désarroi. Au bout d’une semaine, malgré la vigilance de sa sœur, Pedro Clavel bascula dans un état second. Cela commença vers minuit. Il entendit un chant ancestral monter dans son sommeil, tandis que sa bouche s’asséchait et sa tête creusait un abîme. Quelque chose le posséda tout entier, comme si tout un monde de fantômes était venu traverser son corps. Il n’aurait pu situer précisément à quel moment il sentit qu’il perdait sa vie et, tombant de son lit, des convulsions le saisirent, une décharge électrique parcourut son dos. Le chant continuait sans sa tête avec une force lancinante et il crut y percevoir le secret de la mort. Il ne put saisir ce message, sa température corporelle augmenta, le délire l’atteignit, et la fièvre envahit son imagination jusqu’à ce que, au milieu de la nuit, un cri strident hurle en lui. Il eut l’impression de se noyer, s’oublia dans un rêve mystique, subit un obscurcissement total de son esprit pendant quelques heures et ne le retrouva que plus tard, au milieu de la nuit, devant la porte de Babel Bracamonte, qui se tenait assis dans un cercle de jeunes chamanes en train d’éventrer une colombe, torse nu, couvert d’une (195) poudre blanchâtre. Il ne s’étonna pas quand il le vit sur le seuil de la porte et lui dit d’entrer. Pedro Clavel entra. Il ne put jamais réellement se souvenir du chemin, ni de celui de la maison du sorcier, mais quand il prit place dans le cercle, il eut le sentiment d’être à l’endroit où sa vie l’avait attendu. Quelqu’un fit passer une longue pipe en bois d’olivier d’où émanait une fumée noire. Pedro Clavel fuma sans poser de questions. « Demain sera le jour décisif du départ, murmura Babel Bracamonte. Vous êtes désormais prêts à partir. » Les jeunes chamanes fermaient les yeux. Ils allaient entreprendre le grand voyage. Pedro Clavel abandonna derrière lui les villages imaginaires et les photos pour les producteurs français, oublia les folies nostalgiques de la tante Zina et la maison des Borjas Rodriguez, et rencontra dans un rêve sublime un bébé qui ressemblait à un aigle, enfermé dans une boîte à chaussures, au milieu d’un champ de cannes à sucre, flottant sur un feu qui n’avait pas de fin. Ce qui l’angoissa le plus dans cette vision éphémère, ce fut d’y sentir comme un pressentiment, une scène encore à vivre dans un futur proche. Il sut qu’il ne pourrait s’en débarrasser qu’en s’y abandonnant entièrement. C’était un vendredi. Le lendemain, Pedro Clavel ne rentra pas chez lui. A 5h, il se rasa le crâne. Il repassa les colliers de Changó autour du cou et partit avec les sorciers. (196) Venezuela ne découvrit son absence que deux jours plus tard quand elle poussa la porte de sa chambre vers 10h. Il ne restait sur le lit de son frère qu’un désordre de coquillages et de plumes de colombe. Elle le chercha partout, appela la police, ameuta le voisinage, mais on ne put retrouver une seule trace du départ de Pedro Clavel, au point que certaines vieilles voisines, qui n’avaient jamais pu se débarrasser du souvenir de sa beauté, se mirent à dire : « C’est que cet ange n’avait rien à faire ici-bas. » Après avoir retourné la maison dans tous les sens, en cherchant fiévreusement un indice pour expliquer sa disparition, la seule chose qui attira l’attention de Venezuela fut les dernières photos du cinéma français qu’elle trouva dans le tiroir de son bureau. Dès lors, elle fut certaine que, d’une manière ou d’une autre, la pression familiale pour qu’il devienne célèbre avait été la cause de sa fugue. Cette intuition la tourmenta si bien, avec une telle clarté, qu’à partir de ce jour, elle ne mit plus jamais les pieds au cinéma du Teatro Baralt et ne considéra les artistes qu’avec une hostilité taciturne. Pedro Clavel se jeta aveuglément dans un monde de sorciers et de possédés. Son corps devint un réceptacle pour recueillir tous les esprits des autels depuis le Magdalena jusqu’à la Guyane et finit par déclencher chez ceux qui le suivaient une frénésie disproportionnée. A Coro, lors d’un crépuscule orange dans une montagne, il reçut l’Indien Negro Primero (197) qui entra dans son corps avec une vigueur démente qui le fit bondir du sol où il était couché et lui fit prononcer des paroles dans une langue que personne n’avait jamais entendue. En arrivant à Yaracuy, lors d’une veillée aux esprits, il fut traversé par Gregorio Hernández, le médecin des pauvres, alors qu’il se rendait dans des grottes, accompagné d’une cordée de Noirs en sandales et se réveilla nu dans une mare de vomi, le corps couvert de marques de fouet et la paume de la main calcinée par des cigares. A Ocumare, aux premières heures de l’aube, Simon Bolívar lui transféra une force herculéenne, si bien qu’il fallut huit pêcheurs pour le mettre à terre. A Cata, sur la plage, il se battit contre un taureau. Près de Cuyagua, dans une ferme de rhum, on dit qu’il souleva une vache. A le voir ainsi, Pedro Clavel n’avait plus rien du sublime garçon à la peau d’albâtre et aux traits fins, il ressemblait à un Cosaque sauvage, le visage fermé et rude. Pendant que Venezuela poursuivait ses études, Pedro Clavel découvrait l’humidité infernale des forêts de Santa Inés, les combes peuplées d’arbres géants de Duaca et les rives boueuses de ValenciaAlonso Díaz Moreno avait autrefois fondé sa première ville. Plus tard, à son retour, il parlerait à Venezuela de son pays, de ce que signifiait son prénom, des kapokiers (198), des coteaux de San Juan de Los Moros et des forêts de San Esteban. [PROLEPSE] Pedro Clavel voyagea longtemps, bâté des lourdes charges chamanesques et du poids de ses servitudes jusqu’à ce qu’il ne sente plus ni ses muscles de ses épaules ni les pesanteurs de son âme. Il traversait le pays autant que le pays le traversait. Au bord d’un chemin, il croisa le dernier homme de la région qui lui offrit un tesson de poterie où l’on pouvait lire un ancien bulletin de vote qui avait condamné un homme à l’exil. Au bout d’une semaine d’errance, il avait atteint une plaine aride. C’était un plateau où avait été construit un village de maîtres-rhumiers, entouré de champs de cannes à sucre, où l’on disait qu’avaient fait naufrage autrefois le capitaine Henry Morgan et tout son équipage. Pedro Clavel apprit l’histoire de ce pirate. (199)

            Dans ce village, près d’une ferme de distillerie adossée à une hacienda, il fit la connaissance de Diana del Alba, une brune maigrichonne qui baissait le regard quand on s’adressait à elle. Son teint d’ambre lui plut aussitôt. Pedro Clavel, sûr de sa force, n’eut pas besoin de lui faire la cour, car la beauté renversante de son visage (200) éclairée par la flamme des âtres et les éclats des lampes à huile, cette aura irrésistible qu’il avait conservée malgré son passage dans les profondeurs de la magie noire, remuèrent dans le cœur de Diana del Alba les songes les plus fantastiques. Ils s’aimèrent en cachette et il dut reconnaître que cette fille timide, qui semblait avoir peur de tout, possédait toutefois dans l’intimité une érudition et une habileté babyloniennes. Lorsque Diana del Alba s’aperçu du retard de son cycle et vit son ventre grossir, elle sut qu’elle ne pourrait garder cet enfant du secret. Le jour même, elle alla voir sa mère et lui raconta tout. Celle-ci resta imperturbable, ne formula aucun reproche, mais éprouva une colère muette contre ce chamane violeur. Ravalant toute sa honte, elle garda son calme et lui dit : « On verra ça demain. » Le lendemain, elle prit sa fille par le bras et l’emmena à La Victoria, un village qui se tenait à quelques kilomètres, un peu plus au sud, où habitait sa sœur. Elle laissa sa fille enceinte aux soins de sa vieille tante, là où personne ne viendrait la chercher, et retourna chez elle. « Je l’ai amenée chez ma sœur. Elle avait besoin de prendre l’air. » Durant 9 mois, sa mère refusa d’aller lui rendre visite et étouffa les rumeurs du village en répétant que sa fille était simplement fatiguée. Plus personne ne posa de questions, et le temps de la grossesse passa sans remous. Lorsque le terme arriva, la mère fit de nouveau le chemin jusqu’à La Victoria et assista seule à l’accouchement. Elle sortit du corps de sa propre fille un bébé de 2,5 kg qui naquit les yeux ouverts. Diana del Alba était si abasourdie qu’elle tanguait encore dans son lit, quand sa mère lui retira l’enfant des bras. « C’est une fille, dit-elle. Mais je t’interdis de la nommer. » Sans même prendre soin de la nettoyer, elle l’enferma dans une boîte à chaussures et sortit de la maison. Elle se dirigea d’un pas décidé jusqu’à une plantation de cannes à sucre, s’enfonça en poussant devant elle les feuillages coupants et la déposa devant elle. « Ce n’est pas contre toi, petite. La vie est compliquée. » (202) C’était la saison des brûlages. Le lendemain, on mit le feu au champ de cannes. Personne n’entendit les cris du bébé qui était encore en vie, au milieu des feuilles, dans la boîte à chaussures. Seul un chien, appelé Oro, aboyant vers les flammes, qui était venu avec un chercheur d’or qui répondait au nom de l’Andalou, sentit une présence en danger. Il fonça dans l’incendie et réapparut, fumant de partout, la boîte entre les mâchoires. A la surprise générale, on découvrit à l’intérieur un enfant couleur café. Et cette fille du secret, cette fille qu’on avait essayé d’assassiner, qui garda jusqu’à la fin de sa vie une marque de brûlure comme la cicatrice de sa malédiction, naquit miraculeusement une 2e fois, sur cette terre de batailles et de rhum, sans que jamais Pedro Clavel apprenne son existence. On la nomma Eva Fuego. (203)

3. Capitalisme et révolutions, émancipations et constructions.

            Au moment où Pedro Clavel quittait la plantation de rhum, une guerre éclatait de l’autre côté du monde, à 11.000 km de distance, sur la péninsule du Sinaï (1973). Ce conflit qui n’avait aucun lien avec le Venezuela, provoqua un embargo vertigineux. En moins d’un an, la « petite Venise » devint le « Venezuela saoudite ». A Maracaibo, les premiers signes de cette période prodigieuse et trompeuse apparurent lors d’une intense urbanisation quand on vit surgir du néant, en l’espace de quelques semaines, un certain nombre d’artères et d’édifices nouveaux. Très vite, des familles qui n’avaient jamais traversé la frontière se mirent à voyager avec leurs chauffeurs privés et leurs femmes de ménage, leurs nounous et leurs cuisinières créoles dans des navires de croisière, (205) puis rentraient les bras lourds de valises neuves pour se concentrer dans ce bout de terre où la surconsommation était devenue une loi. Cette croissance fut si paradoxale que, du jour au lendemain, on pouvait s’acheter une voiture avec 3 mois de salaire au moment où la ville élargissait ses trottoirs pour installer des réverbères. Tandis que les Cubains débarquaient des navires en fer de Mariel, tandis que les Salvadoriens fuyaient la guerre civile, tandis que les Colombiens étaient chassés par les Farc, tandis que les Nicaraguayens subissaient la dynastie des Somoza, 30.000 Vénézuéliens possédaient déjà leurs résidences secondaires à Miami. La rumeur de ce phénoménal essor franchit les frontières et attira les investisseurs les plus féroces. Bientôt débarquèrent des monnaies étrangères venues se mesurer dans la splendide arène des marchés et, comme autrefois dans le royaume de Lydie, on répandit le bolívar dans tous les coffres de l’Amérique. Sur le vieux port où la statue avait été déposée, on vit arriver toutes sortes d’industriels, banquiers… et même des acteurs de cinéma, se déplaçant dans des voitures de luxe. Sur les terrasses, on vit des avocats volubiles parler (206) gros sous et des architectes prêts à bâtir des édifices gigantesques au bord du lac. Tout le monde dut s’habituer à cette nouvelle économie. Les semailles et les récoltes étaient désormais soumises à la libre concurrence, chaque paysan pouvait s’appauvrir ou s’enrichir en fonction des nouvelles lois du marché. Les indigènes de la sierra furent contraints de prendre le train en marche. Ils se mirent à boire des boissons gazeuses. On importa tout… ce que cette terre si riche était capable de produire avec une démence dévastatrice si bien qu’on crut que la province de Zulia était devenue le centre du monde. Les habitants de Maracaibo n’eurent pas l’occasion de freiner cette invasion barbare, pas plus qu’ils ne l’avaient fait lors de la découverte du pétrole. A l’instant où ils avaient commencé à se plaindre, lassés par les difficultés de se loger dans leur propre ville, les Italiens avaient ouvert des trattorias sur les avenues principales, les Colombiens des discothèques, les Chinois des magasins d’alcool et les rues s’étaient transformées en un supermarché géant de produits de luxe (207) et de commerces divers encombrés de familles de nouveaux riches. Dans le Club Alianza, la philharmonie de New York donna un concert historique. On vit surgir des gratte-ciels en verre et des restaurants français. Le Venezuela devint le premier consommateur au monde de whisky écossais, et en l’espace de 5 ans, on construit 30.000 km de route.  Ce fut un assaut si enrichissant et si brusque que, les premiers mois, on n’entendait presque plus parler espagnol dans les bars et il suffisait de quitter Maracaibo 2 semaines pour revenir sans la reconnaître.

Une seule personne ne fut pas troublée par cette agitation. Venezuela était alors déjà une jeune fille sensée et intelligente. Indifférente au tohu-bohu agitant le pays, elle n’avait pas une vocation aussi claire que celle de ses parents, (208) mais elle était certaine que son destin serait à leur mesure, sans devoir suivre leur exemple. Du jour de sa naissance jusqu’à cette matinée sinistre où son père avait découpé la jambe d’un pêcheur, elle avait enduré le poids de leur volonté, se pliant à l’image qu’ils se faisaient de son avenir. Cette insistance eut l’effet contraire et, dans la solitude de la maison désormais dépeuplée, Venezuela vivait selon ses choix. Occupé par la direction de l’hôpital, Antonio ne passait chez lui que pour se changer et dormir, étranger à tout ce qui s’y déroulait, sans soupçonner le moins du monde que sa fille bâtissait elle aussi un temple de silence. Ana Maria, quant à elle, employait tout son temps à la maternité et à se déplacer dans d’autres collèges de jeunes filles. Comme Eva Rosa se trouvait reléguée dans les impasses de la vieillesse, Venezuela circulait dans cette maison comme si elle vivait seule. Dès lors, elle eut le loisir de couvrir les murs de la maison de cartes postales et d’affiches représentant Paris. Sa passion pour la France transforma la maison 3H en un magasin de souvenirs parisiens, et elle avait obligé tout le monde à parler français si, un matin, n’était venu frapper à la porte un fantôme du passé.  Fin de mars, en pleine canicule, un homme fit irruption dans le jardin. (209) Vers 11h du matin, Venezuela le trouva presque caché dans le jardin et découvrit un brun splendide qui lui sourit avec une familiarité surprenante. Elle mit quelques minutes à comprendre que cet homme n’était autre que Pedro Clavel qui avait survécu aux démons de la forêt et des esprits. « Pedro, dit-elle, en le prenant dans ses bras. Tu es revenu. » Personne, pas même Venezuela, ne savait grand-chose sur lui. Il était plus haut que quand il était parti, avec un air distrait, une attitude évaporée, un spleen d’anachorète et comme une lueur morose dans ses yeux qui lui donnait un air évanescent. Des rumeurs couraient à son sujet. Lassé de batailles contre ses démons, après une vie de chamanisme et de forêts noires, il avait vu la misère des campagnes et des villages abandonnés, et avait voulu combattre les hommes. Il avait fondé des mouvements de résistance dans la montagne avec les Colombiens, était descendu par lÉquateur en attirant des militants, des syndicats, avait traversé le Pérou dans un voyage irréel, puis s’était enrôlé au Chili dans un mouvement d’extrême-gauche révolutionnaire, le MIR, avec la même fougue dont il avait fait preuve quand il était parti avec les sorciers. Le coup d’État de Pinochet (11 septembre 1973) le trouva près de Santiago, alors qu’il cachait des armes (210) dans un domaine viticole et il fut arrêté, torturé, enfermé, puis libéré. Après avoir parcouru de nombreuses villes pendant 5 ans, on prétendait qu’il avait, comme Lénine, plus de 60 pseudonymes, que lui-même ne pouvait se souvenir de son vrai nom et, après sa mort, le nombre de ses identités s’était tant élargi qu’on continuait à l’appeler différemment dans trois pays. Elle lui demanda ce qu’il avait fait tout ce temps. Pedro Clavel sourit. Il avait encore en mémoire les contrées dévorantes et le fleuve noir de la révolte. Son voyage était trop complexe pour qu’il essaye de la raconter. Venezuela allait lui demander combien de temps il comptait rester, mais Pedro Clavel devança sa pensée. Il ne resterait pas. Il devait partir… en Europe. Peut-être à Paris. Venezuela se tut. Paris, c’était là qu’elle vieillirait.[PROLEPSE]

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20 décembre 2024 5 20 /12 /décembre /2024 16:42

Pedro Clavel s’en fut le lendemain, sans un bruit, comme il était venu. Malgré la brièveté de (211) son passage, il creusa une empreinte profonde dans la solitude de sa sœur. Son imagination, nourrie seulement des fables de Zina sur Paris et des échos lointains, la tourmenta au point qu’elle ne put supporter l’idée de passer une minute de plus à Maracaibo et elle ne calma l’ennui que réveillait en elle cette ville de fausses richesses et de parades de saints, pressée de rattraper son retard dans une course ridicule vers la gloire, que lorsqu’elle prit une décision sur laquelle elle ne revint jamais jusqu’à sa mort. Comme son frère, il fallait partir.

Elle n’oublierait jamais cet après-midi où elle se rendit dans la chambre de sa mère et, sans rien laisser paraître, se tint devant elle, une phrase lui brûlant les lèvres. [PROLEPSE] Elle savait que dans cette maison immobile, où la sédentarité était devenue loi, les sentiments nomades n’avaient pas leur place et aucun des objets ne la laisserait partir. Et pourtant, assise sur un fauteuil, observant les mille vieilleries, Venezuela imagina avec un plaisir presque pervers le chambardement qui provoquerait sa décision et cette idée le fit sourire. Sa mère le remarqua et lui demanda pourquoi elle souriait. Venezuela ne souhaitait plus faire semblant. (212) « Car je veux partir à Paris, dit-elle. Et je suis encore dans cette chambre. » La surprise figea Ana Maria. Elle regarda sa fille avec une expression de trouble et d’affolement, et elle ne put s’empêcher de penser à Pedro Clavel dont la brusque disparition était restée marquée comme une cicatrice : « J’ai déjà perdu un fils, répondit-elle, je ne perdrai pas ma fille. » Venezuela resta plantée devant elle, sans bouger, les yeux fixés dans les siens. Ana Maria ajouta : « Tu verras ça avec ton père. » Or, Antonio n’était jamais à la maison. Venezuela dut prendre rendez-vous, comme si elle avait été un patient quelconque, pour avoir une demi-heure seule avec lui. Il la reçut dans son immense bureau Il portait une blouse sur un costume à cravate et à le voir ainsi, on eût dit que cet homme n’avait fait autre chose que diriger une institution, qu’il ignora tout de la misère, et que son port altier et son air réfléchi n’étaient bâtis que pour le climat rigide des hôpitaux. Venezuela parla d’une voix claire, assurée, comme si elle s’adressait au docteur plus qu’au père. (213) « Je veux partir à Paris. – Tu n’iras nulle part. Ton destin est ici, avec nous, à Maracaibo. » Cette réponse glaça Venezuela. Elle ne comprit pas comment on pouvait apprendre à parler aux enfants pour ensuite ne pas écouter ce qu’ils avaient à dire. Mais de toutes les personnes de la maison, Eva Rosa en fut plus choquée lorsqu’elle s’aperçut que Venezuela n’était pas rentrée ce soir-là, ni la nuit suivante, si bien qu’elle se mit à croire qu’elle avait été contaminée par la maladie des esprits de Pedro Clavel et qu’elle ne reviendrait que des années plus tard, la tête remplie de rites chamaniques. En réalité, elle était partie se réfugier à quelques mètres seulement de chez elle, dans la maison mitoyenne de Zina. La vieille Syrienne, qui avait appris à déchiffrer ses silences depuis l’époque de sa préparation physique, fut la seule à comprendre la déchirure qui saignait dans son cœur. « Les parents se trompent aussi, lui avait-elle dit. Je leur parlerai. »

Antonio et Ana Maria ne voulurent rien entendre. Pendant un temps, Venezuela continua d’osciller entre la résignation et le doute. Échouée sur les rivages de la tristesse, elle en avait presque oublié la raison de ses inquiétudes, résignée à rester à Maracaibo toute sa vie, à faire des études de médecine et à opérer des marins ivres sur les cayos de La Rosita, lorsqu’un événement anodin, une matinée d’avril, lui donna une idée qui allait changer le cours de sa vie. (214) Ce fut lors d’une vente de charité de l’école de Santa Sofia. Dans l’enceinte principale, vers 10h, Venezuela avait acheté un billet de loterie, et avait gagné avec son numéro une mante brodée de dentelles blanches et 30 bolívares à dépenser dans un magasin d’objets pieux. Cette idée l’inspira assez pour organiser une tombola, dont le lot serait sa liberté. Malgré l’autorité naturelle qu’imposaient ses parents, il fallut bien qu’elle fît quelque chose pour prouver qu’elle était la fille de deux obstinés. La semaine suivante, elle plaça élégamment la broche en or du pingouin dans un petit écrin en nacre et mit à la loterie ce bijou familial que ses aïeux s’était passé de main en main. Dans les couloirs du lycée, elle vendit les numéros pour le tirage a sort, en présentant sa broche comme s’il se fut agi d’un joyau de la couronne. Les étudiants observaient cet objet éclatant, et Venezuela mit tant d’insistance pour les convaincre de participer, fit preuve d’une telle imagination qu’elle réussit, en 2 semaines, à récolter une fortune qui lui aurait permis de faire le tour du monde. (215) Un mercredi des Cendres, elle rassembla tous ceux qui avaient acheté un ticket dans le patio du lycée, et fit tirer au hasard un numéro du bocal. Quand elle annonça le gagnant, ce dernier leva les mains dans la petite assemblée et s’approcha sous de timides applaudissements. Il s’appelait Bertrán Levrero Parra. Ses parents étaient arrivés avec les immigrés de la bulle pétrolière, et il se destinait à évoluer en tant que joueur d’échecs dans les tournois caribéens. C’était un garçon petit et grassouillet. Il regarda à peine la broche quand Venezuela la lui remit avec un mélange de désinvolture et de déchirement, et lui demanda d’une petite voix s’il pouvait l’inviter à déjeuner. Des années plus tard, quand Venezuela apprit que Bertrán Levrero Parra, devenu un célèbre joueur d’échecs, avait acheté tous les numéros de la tombola dans l’espoir de l’inviter à déjeuner, il était déjà trop tard pour accorder à cet homme le courage et le mérite qui auraient dû lui revenir.  [PROLEPSE] A ce moment, dans le patio, elle était encore loin des jeux de l’amour, car la seule pensée qui l’habitait était le soulagement de cette petite fortune qu’elle avait ardemment amassée. Elle se sentit libre de ses choix et elle comprit pour la première fois ce que la voyante lui avait dit en énigme cet après-midi Zina l’avait emmenée affronter les cartes de son avenir. (216) Pour partir, il fallait se libérer du poids de l’or, et cet or, c’était le pingouin. Elle prit un deuxième rendez-vous dans le bureau de son père. Antonio, qui n’avait pas bougé de sa position et ignorait tout de la tombola, ne put retenir un souffle de surprise quand sa fille lui posa sur la table une enveloppe remplie de billets. « Je veux partir à Paris, déclara-t-elle avec résolution. Et cette fois-ci, tu ne pourras pas m’en empêcher. » Antonio ferma le livre qu’il était en train de consulter. Il se rendit compte alors, à cet instant précis, avec une certaine fierté qu’il ne s’avoua jamais, que Venezuela était la seule fille de sa vie à lui avoir tenu tête et, pour la première fois depuis ce jour lointain où il l’avait prise dans ses bras en sortant de prison, il fut gagné par une profonde affection.  Il la compara à l’image de sa mère au même âge, encore intacte dans son souvenir après tant d’années, mais ne put leur trouver aucune ressemblance. Il remarqua toutefois avec chagrin qu’il s’était éloigné de sa fille sans s’en apercevoir, qu’il ne l’avait pas vu grandir, détourné par le travail, et il constata que cette distance entre eux, éveillait en lui un regret profond qui était désormais impossible à rattraper. Il voulut la retenir, dans un dernier effort parental, mais il ne se sentait pas la (217) légitimité de le faire. Il était désarmé. Le grand chirurgien ne savait que répondre.  Toutes ses compétences et connaissances disparaissaient devant cette fille courageuse, avec du feu dans les yeux, dont l’héritage venait d’une lignée de persévérants. Antonio comprit rapidement qu’il sortirait vaincu de ce duel et ne fit preuve d’aucune résistance. Il ne décida véritablement de capituler que lorsqu’il la fit asseoir devant lui et lui prononça ses mots qu’elle garderait dans sa mémoire toute sa vie [PROLEPSE] : « D’accord. Tu partiras. Mais rappelle-toi une chose : on est esclave de ce qu’on dit et maître de ce qu’on tait. »

            Venezuela fixa son départ après la saison des pluies. Entre l’instant où la broche du pingouin fut vendue et le moment où Venezuela quitta la maison familiale, Eva Rosa eut à peine le temps de faire ses valises. Mais Venezuela refusa de conserver pour sa renaissance ce qu’elle avait refusé toute sa jeunesse. Ainsi, durant les jours qui suivirent, elle s’occupa de faire disparaître ce qui restait d’elle à Maracaibo. Elle vida sa chambre, ne voulant rien (218) laisser dans les trains du souvenir, offrit ses livres et, lors d’une matinée en barque, naviguant vers le large avec un piroguier, jeta au fond du lac ses derniers biens avec la même solennité que celle de son grand-père, Papa Zoilo le jour où il s’était débarrassé du fusil du XVIe siècle. Elle ne conserva que le billet de tombola qui lui permettait cette liberté. Antonio ne souhaita plus en parler. Il comprit que le destin de sa fille n’était pas lié au sien et il accepta cette fatalité, bien qu’elle lui semblât contre nature. Ana Maria en revanche, essaya de la détourner de son idée une seule fois, quand Venezuela voulut se couper les cheveux : « Mi amor, lui dit-elle, tu te débarrasses déjà d’une ville, de tes parents et de tes livres. Garde au moins tes cheveux. »

            La veille de son départ, Venezuela finissait de fermer sa valise pendant qu’Ana Maria lisait un journal quand elles virent une femme descendre du manguier du jardin : « C’est la muette Teresa, dit Ana Maria. Elle est enfin descendue de son arbre. » (219) L’Indienne fit un geste timide de la tête et continua son chemin. Venezuela, encore figée de surprise, se tourna interloquée vers Ana Maria qui commenta, sereine, concentrée sur son journal : « Décidément, tout le monde veut quitter cette maison. »

Le lendemain, à l’aéroport Grano de Oro, Venezuela ne versa pas une larme en faisant ses adieux à ses parents, leur promettant de revenir le cœur rempli de langues nouvelles et de cultures anciennes. Elle se rendait à Caracas, tentant l’aventure, persuadée de pouvoir obtenir une bourse d’études et peut-être un jour atteindre Paris. Ana Maria savait qu’elle ne reviendrait plus, que son destin se jouerait ailleurs, elle savait mieux que personne que le voyage est comme un aimant irrésistible, mais elle ne dit rien. Antonio, en dépit de sa sévérité, pleura en silence, car il ne pouvait s’empêcher d’imaginer tous les dangers qui guettait son innocence. Elle monta dans l’avion avec un sentiment mêlé d’excitation et d’amertume. Et ainsi, faisant preuve d’un courage aussi exemplaire que son père quand il avait quitté Santa Rita pour le Majestic, d’une ténacité aussi aveugle que sa mère lorsqu’elle était partie (220) pour l’université, d’une folie aussi intense que son frère quand il avait répondu à l’appel intérieur de la magie noire, Venezuela s’envola dans les airs, contemplant une dernière fois Maracaibo dont on apercevait encore les lumières intermittentes.

            Antonio en fut davantage attristé qu’Ana Maria, mais les événements qui devaient le changer véritablement n’avaient pas encore eu lieu quand Venezuela quitta la maison 3H. Il ne comprit jamais précisément comment le départ de sa fille coïncida avec un bouleversement dans sa vie bien plus impressionnant que celui qu’avait provoqué, 70 ans plus tôt, le jet Barroso de la Venezuelan Oil Concession. Alors qu’il revenait chez lui, après une nuit de garde, il passa devant la porte de la petite université délabrée de Maracaibo et remarqua qu’elle n’était à présent qu’une ruine. A l’entrée, contre une des colonnes du porche, il distingua un âne attaché par une corde sur lequel on avait pendu un écriteau : Recteur de l’université. Maracaibo vivait dans une période de prospérité si intense que, dans cette frénésie, personne n’avait pensé à l’instruction. Personne ne soupçonnait que Maracaibo pouvait finir comme Potosí après le pillage (221) des Espagnols. Le seul triomphe de l’intelligence, ce temple qui bâtissait la génération de demain, ressemblait à un chêne abattu au milieu d’un pillage. Le destin des villes est souvent la somme de 1.000 hasards. Ainsi, telle était la situation quand survint le drame du crash aérien qui inspiration à Antonio le désir de la reconstruction de l’université. Un 16 mars (1969), vers midi, un avion de la compagnie Viasa en direction de Miami s’écrasa quelques minutes après avoir décollé. En ces temps, le seul aéroport de Maracaibo s’appelait Grano de Oro et trônait au milieu de la ville, entouré d’habitations sur ses quatre côtés. L’appareil hors de contrôle s’abattit sur les toitures de La Trinidad, provoquant une gigantesque explosion. La tragédie fit 84 morts dans le ciel et 71 sur terre. A partir de ce jour, on ferma définitivement l’aéroport Grano de Oro et ce vaste terrain demeura à l’abandon au centre de la ville. Antonio, qui ignorait tout du destin qui l’attendait, finissait une opération quand il apprit la nouvelle du drame. Mais ce n'est que lorsqu’on annonça la fermeture de l’aéroport sur toutes les radios qu’une idée le traversa avec évidence. « C’est là qu’il faut semer la lumière. » L’accident qui ébranla le monde entier marqua pour Antonio un tournant. Il vit la possibilité de (222) transformer l’aéroport Grano de Oro, idéalement situé, en une nouvelle université. Avec la même détermination qu’il avait éprouvé en passant de la vente de cigarettes au travail de porteur sur le port, il résolut de changer les habits du médecin pour ceux du recteur. C’était déjà un homme dans la soixantaine mais son corps portait déjà les marques de l’âge et des épreuves. Il avait les traits rigides mais avait gardé cette voix autoritaire qui avait fait de lui un des hommes les plus respectés du pays. Toujours en poste à l’hôpital, Antonio songeait à cette opportunité et pour la première fois dans le cours tranquille de ses années de médecine, il fut obnubilé par une certitude. La nuit tombée, il parcourut le champ délaissé du Grano de Oro, l’aéroport à l’abandon. Antonio imagina alors l’éclat d’un campus peuplé d’étudiants et doté de tous les équipements et cette idée insolite provoqua en lui un tel enthousiasme, une telle (223) agitation intérieure que, cette même nuit, il fit un rêve prémonitoire. Il passa la nuit, convaincu que Maracaibo allait bientôt accoucher de son plus bel enfant, une cité dont les murs seraient faits de livres. Il rêva de champs de magnolias et vit en grand 3 lettres qui avaient toujours été là et qui n’avaient jamais résonné d’un tel écho : LUZ. Ces trois lettres étaient déjà une obsession. Elles signifiaient « lumière » mais faisaient aussi l’anagramme des trois premières lettres de ZULia. La force du nom acheva de le décider. Il raconta son rêve à Ana Maria. A partir de ce jour, Antonio ne retrouva pas le repos, car la vision de ce songe l’obligea à relever un nouveau défi. Le lendemain, il fit rédiger une demande d’expropriation du Grano de Oro et, le document en main, se mit à chercher le gouverneur pour qu’il le signe. Il le trouva pendant une conférence de presse, alors qu’il évoquait les fonds débloqués pour la construction d’une autoroute. Après son discours, il se levait pour partir, (224) quand l’assemblée entendit une voix résonner dans la salle : « Gobernador, dit Antonio. Il manque l’université. » Toutes les têtes se tournèrent vers Antonio qui, sans se départir de son flegme, ajouta : « Les autoroutes doivent mener à la connaissance. » Le gouverneur jugea l’idée intéressante. Il fit monter Antonio dans une élégante voiture officielle et s’assit à côté de lui. « Vous avez exactement cinq rues, deux carrefours et trois feux rouges pour me parler de cette université. » Antonio lui dit qu’il fallait d’abord qu’il approuve le décret d’expropriation du terrain du Grano de Oro et le publier dans le Journal officiel. Il sortit le document, déjà écrit, prêt à être validé et imprimé, et le tendit au gouverneur qui y jeta un coup d’œil. Le gouverneur fut séduit par le projet, fit changer la destination et fila vers le palais du gouvernement. Il posa le document sur la table de son service juridique et déclara : « Faites-le sortir dans le Journal, ce soir. » Antonio suivit le parcours du document dans chaque bureau jusqu’à ce qu’il fût publié. Quand il tint enfin entre les mains le Journal imprimé (225) avec le décret n°343, la preuve que les terres du Grano de Oro seraient consacrées à son rêve. Il fallait désormais un bon avocat.

            Don Victor Emiro Montero était alors un vieil homme que le poids de la justice et la charge d’une famille nombreuse n’avaient pas affaibli. Antonio le trouva dans ses bureaux dans le centre de Maracaibo. Sa silhouette n’avait pas changé depuis la première fois où Antonio l’avait aperçu pour la première fois dans sa cuisine. Ses enfants avaient grandi, sa femme était morte, la compagnie pétrolière de Mister Barton avait quitté le pays sous la pression des premières naturalisations, sa maison avait été vendue après 9 naissances et 3 enterrements, mais on aurait dit que don Victor Emiro continuait à vaincre les années, survivant à tout le monde. Antonio n’eut pas besoin de le persuader. C’est à peine s’il lui laissa le temps d’exposer les conditions difficiles de ce projet suicidaire, car don Victor Emiro lui coupa la parole et mit sa main dans la sienne : « Moi qui pensais que tu ne serais que médecin. » (226) Et il ajouta ces mots avec la même charge symbolique qu’il avait prononcés devant Mister Barton, 45 ans auparavant : « Tu seras recteur. » (227)

            La construction de l’université fut pour Antonio comme la naissance d’une cathédrale. Dès les premiers jours, il explora lui-même toute la zone, accompagné d’un géologue et d’un maître d’ouvrage, suivi d’une armée de menuisiers et de maçons. Il embaucha un groupe de terrassiers afin de creuser les fondations des futurs bâtiments. Le terrain était si grand qu’il comprenait, outre les pistes de l’ancien aéroport, une douzaine de bidonvilles où vivaient encore des familles. Tandis que don Victor Emiro rédigeait un nouveau cadastre, Antonio rassembla 30 jeunes hommes, acheta du matériel puis donna les instructions pour identifier chaque maisonnette en numérotant chacune des portes. Il veilla ensuite à s’entretenir lui-même avec chaque habitant, négociant le montant d’une indemnisation, si bien qu’au bout de 2 semaines, il parvint à convaincre jusqu’au dernier d’entre eux. (229) Mais le lendemain, de nouveaux bidonvilles apparurent, construits pendant la nuit par des profiteurs cherchant à obtenir eux aussi une indemnisation. L’intendance fit appel à des tracteurs pour détruire ces nouveaux bâtiments et à l’armée pour déloger les squatteurs. Cette scène terrible laissa dans le cœur d’Antonio une empreinte indélébile qui devait se reproduire plus tard, pendant la révolution, comme dans une boucle temporelle. [PROLEPSE]

            A la fin du mois, le terrain fut vidé. Tous les matins, Antonio foulait chaque centimètre en vérifiant tout. Les premières excavations du sol dévoilèrent des nids de couleuvres éparpillés sur les 800 ha dont l’on eut bien du mal à se débarrasser. (230) Ce ne fut pas la seule surprise. On exhuma des pierres avec des inscriptions d’alphabet wayùu et des pièces de monnaie de l’époque d’Ursúa, une sépulture gitane, et à la surprise de tous, plus à l’est, une source d’eau pure que les fondateurs de Maracaibo avaient déjà évoquée dans des textes en latin. Antonio racheta les voies ferrées abandonnées pendant le projet des machinistes de Táchira pour le damier de ses fondations. Il ordonna qu’on abatte 200 pins pour les portes des salles et fit venir des pierres des carrières de Mérida pour les arcades de frontispice. Il mobilisa 500 ouvriers, 32 charpentiers, 20 ingénieurs, 15 architectes. Ce fut un projet comparable à celui d’Ambrosius Ehinger quand il bâtit Maracaibo. Il ne rentrait chez lui que pour dormir. Rendu muet par le surmenage, il partageait à peine la folie de son projet avec sa femme. Elle prit son silence pour de la fatigue et de l’entêtement, tandis que son cœur s’assombrissait en constatant la (231) vitesse avec laquelle, après le départ de Venezuela, sa maison se dépeuplait mois après mois. Elle lui en parla un soir mais Antonio resta sourd à ses protestations. Elle se résolut alors à assister avec impuissance aux conséquences de ce chantier et garda un calme digne devant la métamorphose de cet homme.

            Six mois s’étaient écoulés depuis le départ de Venezuela. On n’avait aucune nouvelle. Le mutisme de sa fille était assez long pour commencer à l’inquiéter, mais Ana Maria rassura tout le monde : « A 19 ans, on ne pense pas à ses parents. Elle écrira. » Or cette sérénité était trompeuse. Son cœur bouillait de troubles secrets. Au cours des dernières semaines, Ana Maria avait envoyé en cachette 50 lettres à différents membres de la famille de Caracas pour recueillir de ses nouvelles. Personne ne savait rien. Dès lors, dans la discrétion de son amour, elle avait puisé des forces insoupçonnables afin de ne pas sombrer dans l’affolement, sauvant le peu de patience pour ne pas sauter dans un avion à son secours et elle conserva une angoisse froide qui devait plus tard la clouer au lit pendant 15 ans. [PROLEPSE] Elle reprit son habitude de parler aux esprits, invita de nouveau Babel Bracamonte chez elle (232) et plongea dans un univers si mystique que lorsqu’une lettre de Venezuela arriva à la maison, un an et demi après son départ, elle crut qu’il s’agissait d’un miracle.

            La lettre de sa fille était en réalité la première d’un chapelet de 40 missives de 3 feuillets chacune qui, mises bout à bout, faisait une longue épître de 120 pages. Elles avaient dû se perdre dans les labyrinthes de la poste vénézuélienne, s’étaient accumulées dans un casier de l’autre côté du pays, jusqu’à tomber entre les mains avisées d’un employé qui les avait renvoyées à la bonne adresse. Ainsi, une belle journée d’avril, de très bonne heure, un facteur avait déposé la lettre de Venezuela à Eva Rosa qui avait mis toute la maison sens dessus dessous. Elle datait de 18 mois auparavant. Le lendemain, le facteur revint et, en un rien de temps, en déferla un grand nombre, en provenance de Caracas, arrivés en bloc à la maison 3H, alors qu’Ana Maria désespérait en silence. Les jours suivants vinrent s’ajouter de nouvelles lettres dont le flot continu ne tarissait pas et on les vit bientôt s’entasser sur la table à manger, sans que personne osât les ouvrir. Elles étaient toutes écrites sur le même papier (233), avec la même calligraphie, la même urgence, au point que la seule chose qui permettait de les différencier était la date qui figurait sur l’enveloppe. Ana Maria ignorait alors que, tous les 15 jours, Venezuela avait rempli son devoir d’épistolière. Elle apprit donc, avec un an et demi de décalage, la fascination exercée par la capitale sur sa filleVenezuela racontait avoir rencontré un géant, un certain Octavio, un jour dans une pharmacie. Elle avait vu enter un homme qui portait une table sur laquelle on avait écrit son ordonnance, la veste salie de charbon, dont la taille lui avait produit ce trouble qu’offre le spectacle des hommes que rien ne peut abattre. A la 30e lettre, ils sablèrent une bouteille de champagne quand ils apprirent que Venezuela partait à Paris. Elle avait obtenu une bourse pour la France. (234) Son rêve était devenu réalité. Il suffisait d’ouvrir des enveloppes tour à tour se balader à Saint-Germain-des-Prés, apprenant le français. Son écriture était devenue raffinée. Elle évoluait dans des cercles d’étudiants, pouvait parler de géopolitique et d’histoire de l’art, menait une vie opposée à celle qu’on lui avait prédestinée et, toujours fière de ses origines, évoquait avec distinction le passé houleux des siens. Puis, à la 38e lettre, Venezuela racontait avoir rencontré l’amour, un Chilien torturé, un homme qui avait fui la dictature de Pinochet, qui avait connu Pedro Clavel à Santiago. Chacun avait quitté son pays pour en trouver un autre, pour construire un royaume de l’autre côté de l’océan. Et il y avait entre eux autre chose que l’amour : de l’admiration. Ou peut-être aussi ce sentiment étrange que partagent les exilés loin de leurs terres. Prise dans un élan affectif, elle se disait qu’elle était capable de tout, au point de refaire le monde, parce que se marier avec un torturé d’une dictature latino-américaine, c’était déjà commencer à le changer.

            Tandis que Venezuela vivait son rêve parisien, Antonio prenait la tête d’un escadron de bâtisseurs. Pendant les 5 ans de construction, il ne dormit presque pas. On le voyait circuler partout, avec sa serviette remplie de plans, accompagné de don Victor Emiro qui le suivait dans tous ses (235) déplacements et il se mit à vieillir à vue d’œil, comme si cet excès de vie avait accéléré son départ vers la mort. Petit à petit commencèrent à surgir les bâtiments : un palais académique destiné à recevoir l’administration du rectorat, la chancellerie et le secrétariat, au nord, un ensemble de grandes tours, encerclant des terrains sportifs, pour des laboratoires et des centres de recherche, au sud, diverses facultés. Lorsqu’un groupe d’étudiants traversa le chantier et demandèrent à quelle date on pouvait annoncer l’ouverture de l’université, Antonio, regardant l’avancée des travaux, s’écria : « On ouvrira l’université quand on aura écrit le mot « lumière » à l’entrée. » On fit venir d’Italie les 2 lettres en cuivre fondu : LUZ. Elles furent gravées un mardi d’avril, lors d’une journée commémorative, devant un parterre de gens, et quand Antonio vit ces trois lettres, ce nom enfin inscrit sur le frontispice de l’entrée, il eut l’impression de voir ce rêve qu’il avait fait 5 ans plus tôt. Le gouverneur (236) lui-même fit des éloges. Il demanda à Antonio à quelle source mystérieuse il s’était abreuvé, de quel feu il s’était nourri pour imaginer un tel monument. « Je l’ai rêvé, gobernador », répondit-il le plus simplement du monde.

Plaque commémorative de l’inauguration de l’Université de Zulia par le Recteur Antonio Borjas Romero © X.D.R.

            On ouvrit les portes de l’université de Maracaibo pour la première fois un lundi de mai. L’émotion avec laquelle Antonio parla pour baptiser cette journée, lors de l’inauguration, prouva à tout le monde qu’il était le seul homme dans toute la ville à pouvoir endosser le titre de recteur. Dès lors, il n’eut pas un seul instant de repos pendant 10 ans. Dans l’effervescence de cette nouveauté, il concentra toute son énergie dans la direction des facultés, s’entoura des meilleurs pédagogues de la région, livra un combat afin d’équiper les salles de classe de bons appareils et eut même le temps de rapatrier les restes du syndicaliste Valmore Rodríguez depuis le Chili jusqu’à Maracaibo. Ce fut une décennie de joies et de batailles. En plus des facultés, il créa 22 écoles, multiplia par 10 le nombre d’élèves et embaucha 800 professeurs. (237) Il ouvrit 7 instituts de recherche, 13 centres d’étude dans tout le Zulia et, pour couronner ce succès phénoménal, il fit graver sur l’écusson de l’université les mots post nubila phoebus, comme il l’avait jadis tatoué dans sa mémoire quand il était encore collégien.

Au même moment, Ana Maria, alarmée par l’augmentation inquiétante de grossesses précoces qu’elle voyait à la maternité, se lança dans la lutte pour le droit à l’avortement. Elle était alors la cheffe du service dédié au bien-être des femmes de l’hôpital, influente et respectée. Elle installa un plan pilote de réalisation d’avortements chirurgicaux, au premier étage. Bientôt, le bruit se répandit. Des jeunes filles débarquèrent, et on découvrit rapidement une file d’attente qui, dès 5h, tous les jours, faisait le tour du pâté de maisons. Au directeur de l’hôpital qui lui demanda des explications, Ana Maria répondit : « Les femmes ont toujours avorté, señor. Avec ou sans loi. Elles continueront de le faire. » Mais le ministère de la Santé apprit l’existence de ce plan d’avortements. Le premier étage fut fermé. Ana Maria, sans baisser les bras, le rouvrit dans sa propre maison. Sa chambre aux miroirs, où autrefois elle et Antonio s’étaient aimés comme des jaguars, se transforma en un bloc opératoire clandestin rempli d’instruments médicaux. (238) Le jardin de monstreras, qui avait été abandonné depuis le départ de Venezuela et la construction de l’université, était maintenant peuplé de jeunes femmes qui patientaient en silence, serrant dans le poing dans leur poing un peu d’argent, tremblantes de peur et de honte. Au milieu de ce tohu-bohu, Ana Maria s’agitait dans tous les sens. Et elle était tellement absorbée par sa tâche qu’elle ne vit pas venir la mort de sa propre mère. Eva Rosa s’éclipsa le matin du 8 octobre, le jour de son anniversaire. Son corps était si menu qu’on crut à peine qu’elle eut existé. Avant de quitter le monde, elle avait eu la courtoisie de s’occuper de toute la bureaucratie de la mort. Quelques heures après son décès, une voiture des pompes funèbres se gara à l’entrée de la maison 3H, emporta le cercueil et on ne sut plus rien d’elle jusqu’au jour où Ana Maria, se promenant par hasard dans le cimetière El Cuadrado, tomba sur son nom gravé sur une pierre plate. Ce fut vers cette époque qu’Antonio quitta son poste de recteur. Il refusa la chaire qu’on lui proposa, (239) renonça à toutes les directions, abandonna son titre de président du Collège des médecins, et déposa en même temps toge et blouse.  Il lâcha toute activité officielle et se mit à errer comme un loup solitaire. Il ne quitta plus la maison 3H. Reprenant sa place dans sa vie d’avant, Antonio s’aperçut qu’il était devenu vieux. Au bout de 100 jours, enfermé dans sa chambre, ses mains s’étaient asséchées, son dos s’était voûté. Ana Maria l’expliquait par cette vie de devoirs et d’obligations qui l’avait épuisé. Quand elle rentrait, elle le trouvait assis sur son hamac dans l’arrière-cour, fixant la porte où était entré l’enfant Pedro Clavel. Elle jugea qu’il lui fallait un nouvel air. Elle décréta qu’au lieu de rester à Maracaibo, dans leur maison 3H, ils iraient rejoindre leur autre maison, Alegría. Mais, en arrivant, elle dut s’agripper à la clôture pour ne pas vaciller. Cette ancienne (240) demeure, qu’elle avait transformée en un paradis fleuri, n’était plus qu’un refuge d’insectes que l’abandon avait à nouveau détérioré. Saisie tout à coup par un regain de vitalité, Ana Maria décida d’offrir à cette maison la même renaissance qu’elle souhaitait à Antonio. Elle fit faire des travaux de rénovation. Alegría retrouva sa beauté d’antan. (241) Quand elle en eut fini avec la maison, elle s’occupa de son mari. Elle lui prépara des repas copieux, des boissons régénératrices, mais il était évident qu’en dépit de toute sa bonne volonté, le poids des années s’était abattu sur lui. Antonio ne mangeait plus que des yaourts, des bananes plantains avec du fromage et quelques céréales, ce qui lui fit perdre beaucoup de poids. Comme il ne dormait pas la nuit, il était exténué toute la journée. Voilà pourquoi il poussa un soupir de fatigue lorsque, un matin de 1986, on lui annonça qu’il devrait assister à l’inauguration de la plaque de la rue qui porterait son nom. Cette nouvelle lui provoqua un lumbago qui dura 6 semaines.

Ce fut un vendredi 22 décembre. Vers midi, tout Maracaibo était présent quand Antonio monta sur l’estrade pour inaugurer la nouvelle plaque. On lui avait coupé les cheveux et on lui avait passé le costume qu’il portait le jour de l’investiture du rectorat, mais Antonio, pris au piège de ses souvenirs, ne put se défaire d’une nostalgie. (242) Pendant toute la matinée, il fut plus tourmenté par la rémanence crépusculaire de sa vie que par les honneurs qu’on lui exprimait car il avait atteint un seuil d’indifférence face à la gloire, libéré du poids de ses rêves. Pendant toutes les festivités, il ne put s’empêcher de repenser à son enfance à Pela el Ojo et à ce chien qui l’avait poursuivi à la nage, le jour où il avait volé la barque d’Asdrubal Urribarri. Il assista sans s’endormir à l’interminable discours du gouverneur qui dressa la liste de ses distinctions et de ses diplômes, qui rappela ses origines modestes, mais pendant ce temps, en silence, Antonio ne put se départir du souvenir de Leona Coralina. Il revit alors le visage délicat de don Victor Emiro Montero dans sa cuisine en lisant la lettre d’Elías, et il eut le regret de cette époque où il était plus simple d’être un homme. Des applaudissements le sortirent de son songe et on le fit monter dans une voiture pour parcourir une nouvelle rue. Il repensa à son enfance où la violence avait côtoyé le courage. La voiture démarra. On prononça son nom plusieurs fois dans les haut-parleurs de la ville, (243) mais il n’entendit que le rire lointain d’Ana Maria. A 13h30, une troupe installée à un carrefour avec des musiciens mais il n’y prêta aucune attention. Seule brillait en lui l’éclatante soirée du 23 janvier 1958, lorsqu’il arriva en retard à l’accouchement de son unique enfant. Tout le temps que dura la traversée, il pensa à sa fille Venezuela, de l’autre côté de l’océan, qui allait bientôt accoucher, et il se demanda s’il était déjà grand-père. Cette évocation, comme toutes les bourrasques de ses années, le conduisit à penser malgré lui à sa propre naissance. Quand il passa devant l’église, il eut une pensée nostalgique pour la muette Teresa, car à l’instant où la voiture prenait un virage, il vit les marches sur lesquelles il avait été déposé au 3e jour de sa vie et il comprit qu’au début de tout, cette femme qui n’était pas sa mère l’avait sauvé de ne pas en avoir eu une. La voiture tourna, continua son chemin sous les applaudissements de la foule, et l’église resta derrière. Avant de disparaître à jamais dans la cohue, Antonio vit le fantôme de son père Elías Borjas Romero, mort dans un obscur taudis, entouré de prostituées et d’ivrognes. Ce marin nomade qui, 80 ans plus tôt, avait abandonné son fils sur les marches de la misère, (244) caché une machine à rouler des cigarettes entre les plis du lange, avant de s’embarquer sur son bateau, à bord du Nautilus, baigné de larmes, quittant le port de Maracaibo en chantant des boléros cubains. On laissa Antonio au coin d’une rue où l’attendaient des journalistes, des personnalités, des politiques, des artistes. On lui demanda de tirer sur le petit rideau pour dévoiler la plaque. Antonio était si fatigué qu’il fallut le faire à sa place. Lorsque le voile tomba, sa mauvaise vue ne lui permit pas de lire ce qui était inscrit. Mais il sut à cet instant qu’on avait gravé là, sur la pierre du présent, le nom du passé. (245)

CRISTÓBAL

1. Naissance de Cristóbal, mort d’Antonio.

            Cristóbal naquit à Paris le jour (22 décembre 1986) où, à Maracaibo, on inaugura la rue Antonio Borjas Romero. Il vint au monde pendant l’hiver le plus froid de France. Le cri qu’il poussa en sortant, d’un côté de l’océan, fut semblable aux coups de burin que martelèrent, de l’autre côté, les artisans sur le marbre de la plaque. C’étaient les coups qui scellaient une existence et qui en ouvraient une autre. A 80 ans de distance, l’un avait déjà porté le monde, tandis que l’autre ne connaissait rien de son poids, et ce cri surgi des générations, de celui qui entrait dans la vie, que Venezuela accompagnait avec sang et douleur, se retrouvait dans l’écho de son grand-père qui, au même instant, entrait dans l’histoire. Quelques années auparavant, c’est aux portes de Paris, au bois de Vincennes, que Venezuela avait rencontré l’homme dont elle tomberait enceinte. A cette époque, elle avait un mélange de manières (249) tropicales et européennes, un exotisme dans ses formules et un accent floral qui provoquait chez les hommes des voyages luxuriants. Elle dînait avec des peintres et des écrivains, des ministres et des diplomates, et avait développé une habileté sociale qui lui avait valu une popularité de femme raffinée. Dans ces milieux élitistes, la pertinence de ses mots, son goût rare et le courage de ses choix lui faisaient pardonner ses origines. En dépit de son rythme de vie, elle aspirait à un amour serein. C’est pourquoi jamais elle n’aurait imaginé que ce dimanche, lorsqu’un ami l’invita à assister à un match de football dans le bois de Vincennes, alors qu’elle y allait en traînant les pieds, elle tomberait amoureuse du capitaine de l’équipe, un exilé de la dictature chilienne, un homme dont le corps avait été torturé dans les pires geôles de Santiago, bien plus jeune qu’elle. [PROLEPSE] Venezuela s’était à peine assise dans les gradins quand elle le vit, et il ne lui fallut qu’une minute pour céder à ce coup de foudre océanique. Il s’appelait Ilario Da. Après son exil forcé du Chili pour se protéger, il avait changé son nom à la frontière française en Michel René, si bien que Venezuela se mit à l’appeler tendrement Michel Da. (250) Quand elle le rencontra, Ilario Da n’avait pas un sou en poche et pas un diplôme dans les mins, mais sa jovialité et son charme lui donnaient une richesse de caractère. Il était « miriste », c’est-à-dire appartenant au MIR, un mouvement d’extrême-gauche révolutionnaire chilien. Sa vie était le parfait opposé de la sienne. Il vivait dans une minuscule mansarde, au 7e étage, sans ascenseur, écrivant des livres, assurant la régie dans un théâtre de quartier et passait des soirées entières à la table des bars à préparer son retour clandestin au Chili, caché dans la cale d’un navire, armé jusqu’aux dents, pour abattre le dictateur, et reprendre la Moneda de Santiago. Or, cette vieille illusion de combattant, ce rêve d’un retour héroïque pour continuer la lutte sociale, ce mirage, ne demeura jusqu’à la fin de sa vie qu’une chimère car sa rencontre avec Venezuela lui fit débuter une autre révolution, celle de la famille. On le vit bientôt prendre un abonnement à l’Opéra, devenir propriétaire d’un pavillon de banlieue et s’asseoir à la table des émissaires des gouvernements. Ce n’est pas tant qu’il tournait le dos à la cause et jamais jusqu’à sa mort il ne perdit la clarté de ses convictions, mais l’amour avait gagné cette bataille sur la politique et, rapidement, il se résigna à ce que le retour à son pays natal ne fût plus qu’une illusion. (251) Ainsi, il accepta de vivre dans le confort, admit les avantages que son couple lui offrait et s’autorisa les plaisirs de la bourgeoisie, tout en répétant qu’il ne serait jamais un homme de droite. Le jour où il épousa Venezuela, un matin d’août à la mairie du 11e arrondissement, il insista pour qu’on chantât L’Internationale sous la coupole. Cristóbal naquit dans le froid de décembre, de ces deux migrants. Ilario Da était athée, fidèle à la vieille pensée anarchiste. Mais Venezuela affirma qu’elle était catholique et avait l’intention de baptiser l’enfant selon les rituels de sa foi. Elle n’avait rien contre Allende ni contre la lutte des classes, mais elle refusa que son enfant fût nommé Salvador ou Karl, et encore moins qu’on lui donnât un prénom russe. Ilario Da, qui comprit vite qu’un des secrets du couple est de savoir choisir ses combats, capitula face à cette fermeté. C’est ainsi que l’enfant fut nommé Cristóbal (nom à connotation religieuse). Toutefois, Ilario Da imposa une éducation laïque à la française, l’interdiction de passer les dimanches à l’église, le fait qu’on ne parlerait qu’espagnol à la maison et qu’on attendrait ses 16 ans pour lui raconter les (252) horreurs de la dictature. Venezuela accepta, car cet homme avait déjà renoncé à une révolution latino-américaine pour elle et que, dans le mariage comme dans la vie, tout est affaire de négociation. Cristóbal n’avait que 5 ans quand il sut lire. Cette découverte canalisa son énergie. A 10 ans, quelle que fût l’heure où Venezuela le croisait dans la maison, il était toujours enfoui dans un livre, absorbé par la lecture. Comme il était à la fois européen et latino-américain, il fut baigné d’une mythologie qui se situait à la frontière de deux cultures dont il était le résultat. Il se fascina pour tous les récits d’aventuriers, pour toutes les croyances et les légendes, tant et si bien qu’il parvint jusqu’à ses 12 ans ignorant tout des dictatures, des migrations et des révoltes, mais avec une imagination peuplée de cyclopes et de saints. Tous ces récits étaient si délirants qu’ils provoquèrent la même aimantation qui avait autrefois attiré les conquistadors. Ainsi furent tracées les nouvelles cartes qui devaient plus tard le pousser à traverser l’océan pour rejoindre le passé de ses (253) parents.

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20 décembre 2024 5 20 /12 /décembre /2024 16:27

 

Ainsi furent ébauchés les portulans de sa mémoire. Sa voracité l’incita à en apprendre davantage sur un monde qu’il croyait être le sien et celui de ses ancêtres. Ces lectures le poussaient vers ce monde magique mais quand il levait les yeux, Cristóbal ne voyait qu’un pavillon de banlieue. Tandis qu’il grandissait dans un univers de cosmogonies, Venezuela fut nommée chargée des affaires culturelles de l’ambassade de son pays. (254) Devenue diplomate, elle commença à voyager de pays en pays, représentant sa patrie à l’étranger. Dès lors, l’enfance de Cristóbal ne fut qu’une suite de déplacements et de déménagements. Ses voyages perpétuels furent d’abord un déchirement constant mais lui permirent de faire sa première rencontre avec l’immobilité. Ce fut un roman. Il le commença lors d’un énième voyage avec ses parents et, rapidement, plongé dans la lecture, sans lever les yeux, il oublia les aéroports et les valises, car il l’avait lu jusqu’à la fin sans s’en rendre compte. Lorsque l’avion atterrit, en tournant la dernière page, Cristóbal avait la gorge serrée et l’âme scindée en deux entre la jalousie et l’émerveillement. Voyant l’émotion de son fils, Venezuela lui avait dit : « Lire, c’est voyager. » Or, pour Cristóbal, dont l’enfance n’avait été que voyages, lire c’est rester. Les villes changeaient, les langues se multipliaient, les cultures se défilaient sous ses yeux, or « les livres, eux, ne changeaient pas ». Où qu’ils aient été, « les romans de sa jeunesse ne changeaient pas ». (255)  Lire ce n'est pas voyager. Les pages ont l’immobilité du métal. Cristóbal s’attelait à ces royaumes pétrifiés, plongés dans leurs géométries, se perdant dans ses labyrinthes pour mieux se retrouver, se heurtant chaque fois aux mêmes mâts de la beauté. C’est là que réside la fondation invariable des hommes, la part de refuge où se reposer du chaos, un havre sans départ ni exil. « Les romans sont une île entourée de terre. »

Telle était la situation quand survint le coup d’État qui devait changer l’histoire du Venezuela. Ce fut d’abord Ilario Da qui l’apprit. Il fit irruption dans l’appartement parisien un soir, à l’heure du souper, tandis que Cristóbal et Venezuela étaient dans la cuisine, et se mit à crier : « Révolution ! Révolution ! » On alluma la télévision. A Caracas, des militaires révolutionnaires avaient décidé de s’emparer du pouvoir et livraient, dans les rues de la capitale, une bataille acharnée. Ce séisme dura 24h et créa un grand désordre. Il y avait déjà eu au Venezuela autant de révolutions que de guerres. En 2 siècles, il y avait déjà eu une centaine d’insurrections d’esclaves et de révoltes populaires, (256) une cinquantaine de soulèvements pour l’indépendance avant Bolívar. En 2 siècles, il y avait déjà eu des milliers de groupes paysans armés, d’infanteries, de réformes agraires et de luttes contre le latifundiste. En 2 siècles, entre décrets et actualisations, il y avait déjà eu presque 30 constitutions écrites, d’armées de guérilleros, des centaines de mouvements syndicaux, une dizaine de coups d’États, civils et militaires. En 2 siècles, le peuple vénézuélien avait tant aimé la liberté qu’il en était devenu son esclave. C’est pourquoi, le 4 février 1992 (Une première tentative de coup d’État eut lieu le 4 février 1992. Le Movimiento Bolivariano Revolucionario 200 (MBR-200), dirigé par Hugo Chavez, tenta un coup d'Etat contre le président Carlos Andrés Pérez. Cette tentative échoua et Chavez fut emprisonné pendant deux ans), lorsque de jeunes militaires tentèrent une révolution au milieu de la nuit, cela ne surprit personne. Ce combat contre la servitude venait de loin. (257) Dans la maison 3H, ce 4 février à Maracaibo, à 600 km de la capitale, les premiers signes de la révolution se sentirent avec une virulence lointaine. Ana Maria le remarqua par le tumulte de l’air. Elle alluma la télévision et elle vit les images d’un tank qui, à Caracas, en milieu de journée, gravissait les marches du palais présidentiel pour défoncer la porte d’entrée. Une guerre éclata entre les révolutionnaires et l’armée du gouvernement. Le pays s’arrêta, observant cette déchirure. Ana Maria se rappela alors les mots de son père Chinco Rodriguez : « Le jour de la révolution viendra. » Or, la révolution ne vint pas. Le coup d’État du 4 février échoua. L’armée mata cette mutinerie et arrêta ceux qui l’avaient fomentée. (258) Ainsi, personne ne se souvint précisément des événements de cette journée, mais le pays devait se rappeler le visage d’un jeune homme de 38 ans, en costume de campagne, coiffé d’un béret rouge, qui fut exhibé devant toutes les télévisions du monde, comme l’architecte de cette rébellion. « Pour l’instant, dit-il, nous n’avons pas réussi. Pour l’instant. » On le traîna dans la ville pour l’escorter vers la prison de Yare, où il serait enfermé pendant 6 ans.  Ana Maria suivit cette scène à des kilomètres de distance, à Maracaibo, et elle sentit alors qu’à ce moment quelque chose d’inquiétant venait de naître. Hier, ce garçon n’était personne. Aujourd’hui, il était tout le monde. Et le pays ignorait alors que cet homme qui, 6 ans plus tard, fonderait un parti et deviendrait président de la République, serait aussi celui qui déclencherait une des crises les plus violentes et provoquerait l’exil de millions de personnes. [PROLEPSE]

 Antonio fut une des rares personnes qui ne se laissa pas impressionner par cette affaire. A cette époque, il se levait malgré lui avant le jour et pendant une heure faisait le tour de ses douleurs. (259) Il buvait son café, s’installait dans son hamac et sombrait dans un demi-sommeil puis revenait dans sa chambre quand la touffeur de midi le chassait pour s’allonger sur son lit, épuisé de sa journée. Sourd à la rumeur du coup d’État et aux bouleversements politiques, c’est à peine si Antonio comprit que le secret d’une mort heureuse était d’abord de l’avoir décidée. Cette décision fut comme un décret. Il était arrivé à la conclusion que le plus cadeau de l’existence est la possibilité de l’arrêter à sa guise. La certitude de sa mort survint d’un coup. Il n’en fut pas surpris. Il se rendit compte que l’envie d’en finir était venue plus tôt qu’il ne l’aurait imaginé. Un mercredi, alors qu’il s’était enfermé depuis une heure dans la salle de bains, il aperçut son visage dans le reflet d’une des vitres et peina à reconnaître l’expression de ses propres yeux. Il comprit qu’il était désormais (260) prêt à ne plus se voir. C’est ainsi qu’il sortit, traversa la maison en traînant les pieds, arriva jusqu’au jardin et « dit à Ana Maria qu’il était résolu à mourir et que c’était la dernière décision de sa vie, car il n’en prendrait pas d’autre dans l’au-delà. » Ana Maria se tourna vers son mari. Elle constata combien l’existence avait épuisé cet homme qui avait épuisé comme un des plus séduisants de son temps et dont il ne restait qu’un vieux loup fatigué. Mais elle le trouva beau dans son épuisement, noble dans sa simplicité et à peine se permit-elle de lui répondre : « Ne t’inquiète pas. Ça reviendra. » Personne ne fit attention à la résolution qu’avait prise Antonio de quitter le monde selon sa volonté. Par hasard, seul un journaliste de Maracaibo, apprit la nouvelle alors qu’il prenait un verre au café de la place. Étonné par cette annonce, il la transmit à son quotidien et titra son article : « L’immortel qui décida de mourir ». La rumeur se répandit dans toute la région (261) et relégua au second plan toutes les dépêches de dernière minute. Des dizaines de personnes commencèrent à se rassembler devant la maison 3H pour apercevoir le plus célèbre médecin de Maracaibo, qui avait décidé, alors qu’il avait encore toute sa tête, de mourir en paix. Il y eut tant de visiteurs qu’il fallut fermer les portes et les fenêtres pour éviter les débordements, mais Antonio les rouvrit avec autorité. Vers midi, la maison était si bondée, qu’un enfant fit tomber une amphore orientale qu’Ana Maria avait fait venir du Yémen. Sa mère le réprimandait avec violence, quand Antonio apparut dans le salon et saisit une deuxième amphore et la brisa en mille morceaux contre le sol : « Madame, déclara-t-il, dans cette maison, les enfants sont plus importants que les objets. » A cet instant, Zina pénétra dans le salon et, de toutes les (262) personnes présentes, fut peut-être la seule à essayer de le dissuader. « C’est un crime de se suicider, Antonio. » Antonio lui répondit : « Mon seul crime est de rester en vie depuis si longtemps. J’estime avoir fait le tour. »

En début d’après-midi, il fit venir son coiffeur et son barbier dans sa chambre. Il ordonna qu’on livre toutes ses affaires à l’hôpital, lava les murs et appela son couturier pour qu’il vienne lui tailler un dernier costume. Lorsqu’il sortit de sa maison, quelques heures plus tard, plusieurs personnes remarquèrent qu’on ne l’avait jamais vu aussi resplendissant depuis le jour de l’inauguration de la rue. Dans la certitude de sa volonté, il demanda à être conduit au cimetière dans sa propre voiture et il choisit lui-même l’emplacement de sa propre sépulture. En rentrant chez lui, il fixa sa mort pour le soir même, après le dîner. (263) Tandis qu’Ana Maria fumait sa pipe dehors, Antonio enfila sa robe de chambre et marcha dans son jardin. Puis il se coucha sur son lit. Antonio mourut seul, mais Ana Maria le sut aussitôt : « Antonio est parti, dit-elle à voix haute. » Sans se lever, pour la première fois, elle mesura l’ampleur de sa solitude, et elle se demanda si ce sentiment nouveau présageait sa propre mort. Elle avait cependant encore le désir de vivre, mais óson cœur s’affaissa davantage de sa savoir désormais chassée des sérénités de l’amour. (264)

Venezuela avait appris la nouvelle quelques heures plus tard, à 9.000 km de distance, de l’autre côté de l’Atlantique, alors qu’elle était dans sa maison à Malakoff, en banlieue parisienne. Le téléphone avait sonné. On lui avait tout raconté. L’enterrement devait se tenir 3 jours plus tard. Cristóbal était plongé dans ses lectures quand sa mère raccrocha le téléphone et, sans prononcer une seule parole, pleura doucement devant un miroir. Alors elle le prit dans ses bras : « Je pars demain pour Maracaibo. Tu viendras avec moi. » Il ne lui vint jamais à l’idée que ce départ pour l’Amérique latine, cette fuite vers ses origines, serait aussi son premier voyage vers lui-même. Lorsque Cristóbal fit ses bagages, il mit ses livres de voyages dans la valise et traversa l’océan à bord d’un avion de la compagnie française. Il arriva à Maracaibo (265) et observa les agitations de la ville. Cette vision contrastée, qui n’avait rien à voir avec ce qu’il avait imaginé, qui le déçut et l’attira en même temps, traversa son esprit comme s’il était agi d’un nouveau roman à découvrir. Tout devint matière. « Il ne savait pas encore que l’écriture deviendrait pour lui une nécessité biologique. » Ce jour-là, à l’arrière de cette voiture, il ne mesura pas la portée de ce qui l’entourait, même lorsqu’il eut dépassé le vieux port. A midi, on fit entrer Cristóbal par les portes du jardin où l’on avait jadis couronné Pedro Clavel d’une pluie d’œillets. Il comprit qu’il se trouvait dans la maison d’enfance de sa mère et, dans la confusion des dizaines de personnes qui allaient et venaient pour la veillée funèbre, il crut reconnaître (266) des visages familiers qu’elle lui avait montrés dans un vieil album enfermé dans un coffre, un lointain dimanche français. Tandis que Venezuela discutait avec des inconnus dans un couloir, Cristóbal dut attendre sur le hamac du jardin, où Antonio s’était assis pendant ses dernières années. Deux nonnes priaient au milieu de la salle, assises sur un banc en bois quand sa mère vint le prendre par la main et le tira dans une pièce qui avait été pendant 50 ans celle de ses grands-parents. Elles ne se levèrent pas quand il entra. Cette chambre des époux, qui avait été autrefois la plus scintillante de toute la ville, avait à présent une obsédante odeur de vieilleries. Venezuela lui tint le bras jusqu’à atteindre, contre le mur du fond, le cadavre d’Antonio. En arrivant à sa hauteur, elle ne put contenir un sanglot : « Voici ton grand-père. Le recteur éternel. (267) Cristóbal, ignorant tout de cet homme, jeta un regard oblique à cet homme et rien ne lui laissa imaginer que ce visage inanimé avait pu autrefois traverser l’existence avec autant d’éclat. L’enterrement fut fixé au premier samedi de juillet. Maracaibo connut alors une des funérailles les plus attendues de son temps. Une longue marche funèbre se fit entendre. On enterra Antonio avec toutes ses médailles et ses diplômes et on remplit le cercueil de tant de souvenirs qu’il fallut 8 hommes pour porter la bière. On sortit les statues de San Benito et saint Luc dans une lourde parade, en faisant le tour (268) de la place, des musiciens jouèrent des ballades. Les cloches de la cathédrale sonnèrent et la cérémonie dura 4h sans interruption. Jamais personne n’avait été inhumé ainsi à Maracaibo. On déposa le corps dans la fosse et on le couvrit de fleurs. (269)

2. Révolution bolivarienne et mort d’Ana Maria.

La mort d’Antonio annonça celle d’Ana Maria. Elle perdit goût à la vie en enterrant son mari. Après les obsèques, elle s’aperçut qu’elle avait atteint les limites de son corps avec la même vitesse que celle de son siècle. Prétextant que plus personne n’avait besoin d’elle, puisque tout le monde avait quitté la maison 3H, elle s’enferma dans sa chambre, brancha un téléphone fixe qu’elle planta au milieu du lit, posa sa tête sur quatre oreillers, et n’en sortit plus jusqu’au jour où l’on vint la mettre dans son cercueil. Personne ne la revit, nul ne sut ce qu’était devenue à la fin de sa vie la première médecin de Zulia. Pendant 10 ans, de nombreux événements se produisirent (271) mais Ana Maria ne quitta pas sa pièce. Pendant 6 ans, on ne lui connut plus aucune relation avec le monde extérieur jusqu’à ce 2 février 1999, lorsqu’elle se fit sortir dans son lit à baldaquin, soutenue par 6 indigènes, le jour où l’on annonça dans toutes les télévisions que ce jeune lieutenant au béret rouge, qui avait échoué lors de son coup d’État un 4 février 1992, était devenu président du Venezuela. Il avait passé 2 ans en prison, entouré de nombreux soutiens, si bien que quand il fut libéré, il fallut installer un cordon de sécurité car la moitié de la ville s’était attroupé pour voir le forçat le plus aimé du pays. (272) En quelques mois, on créa des institutions du pouvoir populaire, on ouvrit des banques de microcrédit et des coopératives, on supprima les frais d’inscriptions scolaires, on conçut un ministère pour le droit des femmes et on signa une nouvelle constitution. On nationalisa les maisons d’édition pour faciliter l’accès aux livres. On organisa des débats d’intérêts généraux. Dans le Palais législatif, on vit défiler diverses associations. Les débats étaient retransmis à la télévision pour que la loi ne soit le privilège de personne. Ana Maria, stupéfaite, observait cette révolution qu’elle n’aurait jamais crue possible de son vivant. Mais l’âge ne lui permettait plus d’y participer. Elle ne quittait plus son pyjama. Elle avait le regard morne, et c’est à peine si la voisine Zina venait lui rendre visite pour lui préparer des plats. Quand Venezuela l’appelait, elles se parlaient au téléphone dans une conversation entrecoupée de longs silences. (273) A l’entendre, bien qu’elle restât parfaitement lucide jusqu’à la dernière heure de sa vie, on aurait pu penser qu’elle se déplaçait dans un autre temps.  Elle n’attendait plus rien du passé. Quand Venezuela lui apprit que Cristóbal avait décidé de partir vivre à Maracaibo, Ana Maria ne comprit pas : « Il n’y a rien à voir dans cette maison, dit-elle, hormis une très vieille femme qui meurt très lentement. – Il veut écrire des romans, répondit Venezuela. Que veux-tu ? – Pourquoi ? – Allez savoir. » Ana Maria ne prêta pas attention à cette phrase et, après un long silence, se remémora le jour où Antonio avait posé sur ses genoux le carnet de 1.000 histoires d’amour. « J’ai toujours pensé que je mourrais avant lui, répondit-elle. » (274) Telle était la situation quand Cristóbal fit irruption dans la maison 3H. C’était alors un jeune homme de 18 ans. On ne savait pas exactement par où il était arrivé. Seule la voisine Zina le scruta au milieu du trottoir et lui trouva une telle ressemblance avec Antonio qu’elle crut qu’il était ressuscité. Elle le conduisit jusqu’à la chambre aux miroirs où Ana Maria s’était recluse. (275) Elle fut surpris par sa tenue de poète baudelairien et s’en étonna. « Ta mère a quitté cette maison pour aller à Paris. Aujourd’hui, tu quittes Paris pour venir ici. Je ne comprends plus rien. » Cristóbal, qui avait suivi son instinct, fut celui qui comprit le moins. Il savait seulement que, dans son pavillon de banlieue parisienne, il avait imaginé les Caraïbes avec la même passion que sa mère, 30 ans plus tôt, s’était représenté l’Europe. Il savait seulement que ses lectures lui avaient inspiré ce voyage et que son cœur frémissait d’explorer ce pays. Au début, il hésitait à partir, mais l’idée devint peu à peu la réalité. Il décida alors de mettre le cap sur la maison 3H, de l’autre côté de l’Atlantique, sans soupçonner (276) que l’attendait là-bas, un monde où il ne restait du mythe que les ruines d’un essoufflement. Cristóbal et Ana Maria s’habituèrent à vivre ensemble, non pas tant comme grand-mère et petit-fils, mais comme deux inconnus. Il fallut beaucoup de temps pour que Cristóbal s’accoutume à cette nouvelle vie. Il s’installa dans la chambre mitoyenne à celle des miroirs où il aménagea sa bibliothèque française. Les premiers jours, il restait assis dans le jardin, à commencer des débuts de romans. Rien n’éveillait son intérêt si ce n’était les livres qui nourrissaient son imaginaire. Pendant plusieurs jours, il fut impossible de le sortir de la maison, tant il était convaincu de trouver l’inspiration uniquement dans les pages. Personne ne comprenait comment on pouvait aspirer à accoucher d’un roman sans se mêler à la communauté des hommes. (277) Ana Maria fit appeler Cristóbal dans sa chambre et lui dit ces mots : « Si tu veux devenir écrivain, parle avec deux qui ne le sont pas. »

En ce temps-là, le gouvernement avait décidé de faire une réforme agraire en récupérant des terres jugées improductives pour les rendre au peuple. L’État vénézuélien avait pris le contrôle de presque 3 milliards d’hectares de terrains cultivables et avait formé plus de 20.000 coopératives paysannes. Grâce à don Victor Emiro Montero, Cristóbal trouva un poste et s’enrôla dans ce programme d’expropriations. Il intégra une équipe de révolutionnaires qui avaient pour mission de reprendre la terre aux latifundistes et de la redonner gratuitement aux paysans. Cristóbal, qui ignorait tout de l’économie de marché, s’y plongea avec application pour nourrir son imagination. Jamais il n’aurait pensé que ce qu’il vit alors le marquerait autant. On le rattacha à une sorte de brigade d’expropriations. On l’envoya à Maracay. Il était question de racheter les champs d’une vieille famille de propriétaires terriens, les Pistoletto, qui possédaient une plantation de magnolias. Une famille de 12 enfants originaires de Sardaigne. (278) La famine et la délinquance avaient poussé le benjamin, Carmilino Pistoletto à fuir cette région sarde, attisé par la légende d’un pays de cocagne. Il s’embarqua sur un navire au pavillon maltais qui transportait des émigrants, entassés dans des cales. Parmi eux, il rencontra un vieux Moldave en exil, détenteur d’une pépinière. Ses poches étaient remplies de magnolias. Carmilino les troqua contre une part de saucisson sec, débarqua au Venezuela, trouva des landes abandonnées, planta les graines de magnolias et, quelques mois plus tard, parfuma tout en faisant de ses magnolias miraculeux un agrément essentiel de cuisine. Devenu homme riche, (279) il fit construire une grande maison dans la plaine où il vécut avec sa nouvelle famille. Tout autour, il bâtit des habitations où s’installèrent des paysans qui se mirent à son service. Quatre générations de Pistoletto se suivirent dans cette maison. Cela faisait si longtemps que personne n’avait contesté cette pyramide de servitude et de domination que tout le monde fut surpris de voir surgir, un beau matin de septembre, depuis la capitale, les émissaires de la révolution.  Ils apparurent munis d’un mandat d’expropriation et annoncèrent qu’ils venaient racheter les terres, reprendre les fleurs et accompagner les agriculteurs pour former une coopérative. La petite-fille de Carmilino Pistoletto, une femme de 40 ans (280) prit à peine le temps de les recevoir et frappa un poing sur la table : « Je ne veux pas de voleurs chez moi ! »

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20 décembre 2024 5 20 /12 /décembre /2024 16:09

La dispute fit sortir les paysans de leurs masures. C’est alors que Cristóbal les vit, en haillons. Tout en eux contrastait avec le faste du bâtiment des Pistoletto. Ils assistèrent à cette scène sans la comprendre. Après de longues tergiversations, on s’accorda sur un prix d’indemnisation. A contrecœur, la famille Pistoletto signa les documents de saisie et, la minute suivante, tous leurs biens furent entre les mains de la révolution. On organisa un nouveau collectif de paysans. (281) Les paysans eurent l’impression qu’on leur apprenait une nouvelle langue. Cristóbal passa une semaine avec eux dans une des cabanes qui entouraient le champ. Cristóbal et les quatre familles paysannes signèrent les nouveaux papiers de propriété. Ils ouvrirent une bouteille de cocuy que préparait une belle mulâtresse à la taille de guêpe qui s’appelait Fauna. Leurs regards se rencontrèrent et Cristóbal fut saisi d’un mélange de douceur et de désir. (282) Il sut qu’il la reverrait.

            3 mois plus tard, le gouvernement envoya la même équipe sur place pour assurer le suivi de cette réforme. Cristóbal était parmi eux. En arrivant, il découvrit l’état d’abandon du terrain. Il trouva les paysans les bras croisés et demanda pourquoi ils n’avaient pas travaillé la terre. « Car Pistoletto est parti avec les tracteurs, répondit un homme. » Le gouvernement acheta des tracteurs en Chine.  On fit venir un pasteur pour bénir les engins et le soir même, dans la maison abandonnée des Pistoletto, (283) on organisa une fête. Cristóbal y participa. Au milieu de la nuit, alors qu’il s’apprêtait à quitter le champ pour rentrer à Maracaibo, Fauna l’attira vers un réduit, à la forte odeur d’alcool. Cristóbal, plongé dans l’ombre, sentit les lèvres froides qui cherchaient son visage. Fauna le déshabilla et le dévora. Une empreinte venait de se dessiner sur le (284) sable de sa nostalgie et il sut bientôt que ces amours clandestines seraient les seules que sa mémoire ne lui permettrait jamais d’effacer. Quand elle en eut fini avec lui, Cristóbal eut la certitude qu’il évoquerait encore pendant des années cet instant aux relents d’alcool de fleurs où la jeune mulâtresse l’avait exproprié de son corps.

            3 mois plus tard, quand il revint pour le suivi du chantier, rien n’avait bougé. Les tracteurs n’avaient pas été allumés depuis le jour de leur arrivée. Tous les modes d’emploi étaient en chinois… On fit venir une délégation d’ingénieurs chinois au Venezuela pour traduire les idéogrammes. Un mardi, à 9h, alors qu’ils étaient dans leurs baraquements, les paysans perçurent à l’horizon le bruit d’un convoi gouvernemental. Un enfant cria : (285) « Les Chinois sont arrivés ! » La délégation de Hong Kong resta une semaine. Lorsqu’ils repartirent on essaya d’imiter leurs gestes pour faire marcher les engins.

            A son retour, cette fois, Cristóbal ne put en croire à ses yeux. Il découvrit les tracteurs en marche, les fleurs ouvertes et il vit qu’une des familles, plus importante que les autres, avait pris possession de la bâtisse des Pistoletto et versait aux autres un salaire pour s’occuper des plantations. Les paysans avaient reproduit ce qu’ils voulaient combattre. Ce fut peut-être cet événement qui rendit perceptible aux yeux de Cristóbal les premières fractures de la révolution. Il constata les défaillances économiques profondes, l’insécurité et les pénuries, l’exil massif qui débutait, l’inflation imparable. A l’est de la ville, (286) dans les quartiers des classes moyennes, les manifestations se succédaient. Le pays se divisa. La révolution n’était qu’une « dictature maquillée ». La dévaluation fut inévitable. En l’espace de 15 ans, la monnaie nationale souffrit trois reconversions. A travers le pays, des centaines de femmes et d’hommes effectuaient cha