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15 mai 2024 3 15 /05 /mai /2024 12:05

Divorcé de Patty, père d’une fille, Jill, qui va entrer à la faculté de médecine d’UCLA, Frank Machianno, 62 ans, vit avec Donna, une ex-danseuse de Vegas depuis huit ans et cumule quatre emplois de gestionnaire de commerces d’appâts de pêche, de vente de poisson et de linge de maison et d’une agence immobilière sur la côte californienne. Une vie dense et bien réglée, tout juste ponctuée de séances de surf sur la plage de San Diego, jusqu’au jour où son passé de tueur à gage de la mafia le rattrape. Frank Machine accepte de rendre service au fils d’un boss local mais l’affaire tourne mal. Le voici en cavale, traqué par des tueurs impitoyables et par la police.

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

1. Résumé détaillé.

    1. Frank Machianno se lève à 3h45 du matin ...

Frank Machianno se lève à 3h45 du matin, prend sa douche, met la musique de La Bohème au salon et se dirige dans sa cuisine qu’il a aménagée lui-même. Frank sait y faire avec la cuisine et avec les femmes. Il se prépare un café à l’ancienne et un sandwich à l’œuf. Sa fille Jill, qui est en classe préparatoire à l’université de médecine de San Diego, lui conseille de faire attention à son cholestérol, à 62 ans mais Frank n’en a cure. Il fait encore froid à 4h10 du matin quand il monte dans son pick-up Toyota, on est encore en hiver. A la radio, on parle d’un scandale de corruption à la mairie ; il change de station pour écouter de la musique classique. Il a deux cartes d’abonnement pour l’opéra de San Diego où il se rend parfois avec Donna. En roulant vers Ocean Beach, il avale son sandwich à l’œuf. C’est Herbie Goldstein qui l’avait convaincu de goûter au bagel à l’œuf quand ils écumaient ensemble les boîtes de Las Vegas.

    2. La boutique de Frank sur Ocean Beach.

A 4h15, Frank arrive à sa boutique d’appâts Ocean Beach Bait and Tackle (Amorces et articles de pêche), située près l’Ocean Beach Pier, la plus grande jetée de Californie et de l’Ocean Beach Pier Café où il déguste des œufs machaco et de délicieuses omelettes au homard. A cette heure très matinale, il n’y a pas foule même si l’OBP Café est ouvert sept jours sur sept, 24 h sur 24. Frank se gare, rejoint sa boutique à pied et regarde l’océan. Les surfeurs seront sortis en force, surtout les gunners 1 (les spongers 2 resteront sur le rivage). Frank connaît tous les spots de surf de la côte, il a grandi là, du temps de l’âge d’or des sixties. A l’époque, il travaillait sur le thonier de son vieux et l’après-midi, il courait retrouver ses potes sur la plage puis il surfait jusqu’à la tombée de la nuit. Quand le soleil était caché, tout le monde se rassemblait autour d’un feu où l’on mangeait avant de chanter. Puis, on s’éclipsait à l’écart avec sa couverture et une des filles avec qui on flirtait. Et au matin, on repartait travailler. A l’époque, il pouvait faire ça ; maintenant les efforts lui coûtent. La nostalgie le gagne.

Son magasin n’est pas ouvert depuis deux minutes que les pêcheurs commencent à entrer. Frank les connaît presque tous : en plus des retraités, il y a de plus en plus d’Asiatiques, tout étonnés de voir qu’avec une simple ligne de pêche ils pouvaient nourrir leur famille et de jeunes prolos blancs, pour la plupart des manœuvres sortant de leur quart de nuit. La moitié de ces nouveaux pêcheurs chassent à l’arbalète ce qui provoque des tensions avec les surfeurs. Frank n’aime pas qu’il y ait de la tension sur la jetée. Ce doit rester un lieu de plaisir. Tout le monde, ici, aime Frank, le gars aux appâts : les habitués, les pêcheurs occasionnels, les touristes. A Noël, il décore sa cabane, à Halloween, il se déguise et distribue des bonbons et organise chaque année un concours de pêche et distribue des prix à chaque gosse qui y participe. Les locaux l’aiment parce qu’il finance une équipe de juniors et paie les tenues des gamins qui jouent au football, achète des paniers de basket du parc local et un emplacement publicitaire dans le programme chaque fois qu’un lycée donne une pièce de théâtre. Ce matin, il sert les appâts à ses premiers clients matinaux puis, à la faveur de l’accalmie, il peut aller regarder les surfeurs. Il n’est plus en âge de se mesurer à eux. Il s’installe pour faire ses mots croisés, autre « héritage » d’Herbie Goldstein et attend le Gentlemen’s Hour. Cette institution des spots californiens débute autour de 9h30-9h, quand les plus jeunes ont regagné leur travail. Elle réunit les plus âgés qui sont moins pressés et avides de performance. Soudain, un charivari se déclenche sur la jetée. Un différend oppose un Vietnamien et un arbalétrier au sujet d’un poisson. Pour Frank, il est évident que c’est le Vietnamien qui l’a pêché, son hameçon est dans la bouche du poisson. Il le dit à l’arbalétrier qui a arraché le poisson. L’homme ne sait pas qui est Frank. Il est bien le seul sur la jetée où Frank est un de ces shérifs qui maintiennent l’ordre. Frank devine que l’arbalétrier vient de l’East County, peut-être d’El Cajon. Il est surtout accro à la métamphétamine. Frank lui demande de rendre le poisson. Le camé lance une insulte raciste à l’Asiatique mais il comprend vite qu’il n’a pas intérêt à insister. Et il s’en va.

    3. Gentlemen’Hour avec Dave Hansen.

Frank pagaie jusqu’à Dave Hansen qui est déjà sur sa planche dans la lineup 3 et se range à son côté. Dave et Frank sont potes depuis peut-être vingt ans. A 60 ans, le grand flic a toujours le ventre plat, il surfe, court, surveille son alimentation. A cause du froid, Frank a bien failli ne pas se mettre à l’eau mais il se force pour rester jeune. Il a revêtu sa combinaison, sa capuche et ses bottes. Ils parlent de l’ « Opération Cache-Sexe » qui veut s’attaquer aux derniers vestiges du crime organisé à San Diego et s’en prendre à la corruption (flics, conseillers municipaux, un sénateur…). Une belle série de vagues s’annonce. Frank regarde Dave prendre la vague et prend la suivante. « Sans vouloir offenser Donna, Patty, ni aucune des femmes à qui il a fait l’amour, il n’y a rien de meilleur au monde. » (26) Dave annonce à Frank qu’il a décidé de prendre sa retraite anticipée, en accord avec sa femme Barbara. Il veut faire du surf, voyager et passer plus de temps avec ses petits-enfants. Sa fille, Melissa, a eu un bébé deux ans plus tôt et en attend un autre. Il s’arrêtera dans neuf mois, en septembre, le meilleur mois sur la plage. Ils chevauchent encore une vague et se retrouvent à l’OBP Café autour d’un café et d’un rouleau à la cannelle.

    4. Frank déjeune avec sa fille Jill au Lemon-grass Café d’Encinitas et passe à la boutique de Donna.

Après la Gentlemen’s Hour, Frank entame sa journée de travail. Toutes ses journées sont chargées. Comment faire autrement avec quatre activités professionnelles, une ex-épouse et une petite-amie ? Pour cela, il s’en tient religieusement à une routine stricte. Religieusement… la dernière fois qu’il est passé chez Patty pour réparer une fuite sous l’évier, ils se sont justement disputés à propos de la religion. Il n’a pas envie d’aller à l’église entendre des prêtres pédophiles lui faire la morale. La messe ne fait pas partie de sa routine. Après son quart à la boutique d’appâts, il consacre les deux premières heures à faire la tournée des restaurants qu’il dessert pour leur rendre une « visite de courtoisie » (s’assurer que les propriétaires sont satisfaits de ses prestations, du linge et du poisson, ont bien reçu les commandes). Vers 13h, Frank a rendu visite à une douzaine des meilleurs restaurants de San Diego. Aujourd’hui, son itinéraire le conduit du sud vers le nord, car il finira sa tournée à Encinitas, où il a rendez-vous avec sa fille Jill au Lemon-grass Café, un restaurant végétarien sur le Pacific Coast Highway (le restaurant ne fait pas partie de sa clientèle). Patty et lui ont cru longtemps qu’ils ne pourraient jamais avoir d’enfants et Jill était arrivée. Après la séparation avec Patty, ils étaient restés longtemps étrangers l’un à l’autre et puis, à la fin de sa première année de fac, un déclic s’était produit. Malgré quelques scories de ressentiments, ils se retrouvaient maintenant chaque mardi pour déjeuner. Après avoir commandé (pour elle une soupe au tofu et à la lemon-grass et pour lui un sandwich à l’aubergine… qui ne l’enchante guère), elle lui demande des nouvelles de sa boutique et ils parlent de Patty, la mère de Jill. Puis, elle montre à son père une enveloppe à l’en-tête de l’université de Los Angeles. Elle est reçue à la fac de médecine de l’UCLA. Elle veut être oncologue. Avant de commencer à l’automne, elle compte exercer un ou deux petits emplois pendant l’été, puis prendre un temps partiel pendant l’année universitaire. Mais Frank veut qu’elle se consacre entièrement à ses études dès la rentrée. Il trouvera bien un moyen de l’aider même si ses emplois cumulés (appâts, linge de table, poisson et immobilier l’après-midi) ne lui rapportent pas beaucoup d’argent. Il lui demande si elle a un petit copain. Elle n’a pas le temps de mener de front des études de médecine et une vie amoureuse, dit-elle. Frank paie l’addition et la raccompagne jusqu’à sa petite Toyota Camry. « Tu as été un très bon père », lui dit-elle avant de partie (35)

Il est à peine installé dans le fourgon que son portable sonne. C’est Patty qui lui demande de venir réparer le broyeur d’ordures. Frank sait qu’elle ne le lâchera pas tant qu’il n’aura pas réparé le broyeur lui-même. Frank quitte la route pour une galerie marchande de Solona Beach, entre dans un Starbucks, commande un cappuccino et roule jusqu’à la boutique de Donna. Elle est derrière son comptoir et le remercie de son attention. Donna mange comme un oiseau. On lui donnerait la trentaine alors qu’elle approche de la cinquantaine et elle a encore sa silhouette de danseuse. Chaque fois qu’il vient la voir, il lui apporte son cappuccino. Et des fleurs, une fois par semaine. Et quelque chose qui brille à Noël et à son anniversaire. Elle lui coûte cher. Pourtant, elle a mis de l’argent de côté quand elle était danseuse à Vegas. Puis elle s’est installée à San Diego et a ouvert sa boutique de chic. Frank lui avait conseillé d’aller plutôt à LaJolla mais les loyers y sont trop chers et les clientes, de toute façon, viennent chez elle. En ce moment, justement, il y en a trois dans la boutique. Frank et Donna sont ensemble depuis huit ans. Il lui annonce la nouvelle pour Jill. Donna et Jill ne se sont jamais rencontrées. Jill reste loyale à sa mère et Donna le comprend. Frank doit partir.

    5. Suite de la tournée de Frank dans les autres sociétés qu’il gère.

Il contourne Ocean Beach pour aller contrôler la demi-douzaine de copropriétés, maisons et petits immeubles de rapport dont il s’occupe en sa qualité de partenaire et commanditaire d’OB Property Management, partenariat fondamentalement limité, au demeurant, aux seuls Frank Machianno et Ozzie Ransom, dont le nom apparaît sur toute la paperasse et qui se charge de gérer la trésorerie. Sauf que Frank refait toujours les comptes après Ozzie de crainte qu’il ne le vole. Frank adopte la même attitude protectrice quant à la haute moralité de tous ses « associés » que ce soit dans le linge de table ou dans la poissonnerie. Il contrôle régulièrement et aléatoirement leurs livres de compte. Et tous les trimestres, Frank demande à son comptable et avocat, Sherm « Unsou » Simon, de compulser les registres avec lui pour établir sa feuille d’impôt et s’assurer que, même si le gouvernement le dépouille, ses associés, eux, s’en abstiennent.  Frank est méticuleux sur la tenue des comptes car la dernière chose qu’il souhaite, c’est un redressement fiscal. Son commerce d’appâts et toutes ses entreprises annexes sont parfaitement légaux. Il gère son commerce de fourniture de linge de table, son poisson et ses locations. Ces dernières lui donnent d’ailleurs beaucoup de soucis. Beaucoup de touristes de passage prennent des locations et finissent par se rendre compte qu’ils n’ont pas les moyens de payer. Il est obligé d’être très vigilant. Il se trouve confronté à de nombreuses rotations. Aujourd’hui, il a rendez-vous avec deux jeunes dames pour un entretien. Après vérification, il accepte de leur louer la maison. Puis il gagne rapidement un appartement en copropriété pour contrôler la réactualisation de la cuisine. Ensuite, il part à la « chasse aux opportunités ». Il explore le voisinage en quête d’appartements et de maisons à louer… il déniche trois ou quatre possibilités. Puis il file à Ajax Linen Supply et passe en revue les commandes de la semaine (celle des torchons de la Marine House a diminué de 20%). Puis il contrôle rapidement les recettes de la journée avant de se rendre aux bureaux de la Sciorelli Fish Company où il discute avec Sciorelli du prix de l’albacore, de la crevette mexicaine. Enfin il remonte dans son fourgon pour regagner l’OB Pier. Il prend la direction de la Petite Italie, tout en haut de la côte qui part de l’aéroport. Il doit continuer à faire des réparations dans la vieille baraque.

    6. Frank passe chez Patty puis va au restaurant avec Donna.

La vieille baraque… est une belle demeure de deux étages de style victorien dans le quartier de Petite Italie à San Diego. Il est sur le point d’insérer la clé dans la serrure quand Patty lui ouvre la porte de l’intérieur. Si elle l’énerve, Patty reste encore une femme séduisante. Il entre dans la cuisine pour réparer le broyeur pendant qu’elle lui prépare du café. Frank est pressé car il doit revenir à la boutique d’appâts pour le coup de feu du coucher de soleil, avant de rentrer chez lui, de se doucher, de s’habiller et d’aller chercher Donna. Mais il ne fait aucune allusion à Donna devant Patty. Il ne l’a pas épousée pour ses talents de cuisinière mais parce qu’elle ressemblait à Ida Lupino, la star de l’écran. Il préfère parler de Jill. Frank se souvient des circonstances de sa naissance. Patty lui demande de terminer la réparation car elle doit aller à sa séance de yoga. Frank éprouve subitement une forme de jalousie : il y a un homme derrière ça. Patty a pourtant bien le droit d’avoir sa vie. Puis, revenant au broyeur, il lui fait des reproches sur ce qu’elle a accumulé dans l’évier. Patty lui propose de goûter ses gnocchis, oubliant au passage sa séance de yoga. La réparation terminée, Frank s’en va.

Il regagne la cabane juste à temps pour la ruée du soir. Le jeune Abe peut certes se charger du commerce au ralenti de l’après-midi, mais il panique dès que les pêcheurs nocturnes commencent à faire la queue pour réclamer les appâts. En outre, Frank tient à se trouver sur place pour fermer lui-même la caisse. Il aide Abe à affronter la cohue, boucle la recette, baisse le rideau et fonce chez lui prendre une douche rapide et se débarrasser de cette odeur de poisson. Il passe un complet sur une chemise à manches longues et sort la Mercedes. Il a encore le temps de passer dans trois nouveaux restaurants avant d’aller chercher Donna. La routine est immuable : il commande un tonic au bar et demande à parler au patron en lui proposant ses services pour le linge de table. Neuf fois sur dix, on le rappelle. Puis, il va chercher Donna à son appartement, dans un vaste ensemble donnant sur la plage. Il a la clef mais sonne à la porte. Elle a une allure fantastique malgré sa quarantaine dépassée. Ancienne danseuse (sage) de Vegas, elle a su arrêter à temps et s’est établie à Solana Beach où elle a ouvert une boutique. Ils longent la côte jusque chez Freddie de la Mer, un vieil établissement de San Diego sur la plage de Cardiff. L’hôtesse connaît Frank et les installe à une table près de la fenêtre. Avec ce front orageux qui s’approche, le ressac éclabousse déjà la vitre. Ils parlent de prendre deux jours de congé mais aucun n’y songe vraiment ; ce sont deux bourreaux de travail et ils ne s’entendent bien que parce qu’ils ne passent guère de temps ensemble. Ils passent leur commande et pendant que Donna s’éclipse pour aller aux toilettes, Frank va saluer le chef et lui parler commandes de poisson. Puis il cherche John Heaney. Il le connaît depuis longtemps. Ils surfaient ensemble quand John possédait encore son propre restaurant à Ocean Beach, perdu dans un pari lors d’un Monday Night Football. Puis il était allé travailler au casino de Viejas d’où ils s’étaient fait renvoyer avant que Frank lui trouve cet emploi chez Freddie. Aux dernières nouvelles, Johnny travaillait au noir en tant que gérant de nuit au Hunnybear’s. Frank le retrouve finalement dehors, en train de fumer un cigare et de boire de l’alcool. John a peur que sa boîte soit fermée à cause de l’Opération Cache-Sexe. Frank le rassure. Il trouvera toujours du travail. Frank regagne la table juste avant Donna et ils reprennent leur repas. La pluie tombe de plus en plus fort, ce qui est rare à San Diego. L’appartement de Donna ne donne pas sur la plage mais sur l’arrière mais ce n’est pas la préoccupation de Frank quand il y va. Leurs amours obéissent à un rituel. Après avoir fait l’amour, Frank décide de rentrer chez lui, il a beaucoup de travail le lendemain. C’est la routine… sauf que ce soir, ça se passe autrement.

    7. Travis Renaldi et Mouse Junior débarquent chez Frank.

Ce soir, en rentrant chez lui, Frank remarque une Hummer garée dans son allée. Il va se garer à trois blocs de là, prend son .38 S&W sous son siège et le fourre dans la poche de son imper et se rapproche de chez lui en contournant la maison par l’est. Il remonte l’allée, ouvre la porte arrière du Hummer et pointe le canon de son revolver dans la tempe du chauffeur. Les deux hommes à bord qui écoutent du rap et fument des joints, sont Travis Renaldi et Mouse Junior. Frank n’a pas revu le fils de Mouse Senior depuis huit ans. Mouse Senior, alias Peter Martini, est le boss de ce qui reste de la famille de L.A., et donc de l’équipe de San Diego. Il doit ce sobriquet de « Mouse » à Danyl Gates, le chef de la police de L.A., qui a surnommé « mafia à la Mickey Mouse » la pègre de la côte Ouest. Il n’est devenu Mouse Senior qu’après la naissance de son fils, nommé Peter lui aussi. Frank ne peut ni pointer son arme sur le gamin d’un boss ni lui refuser l’hospitalité. Mouse Senior envoie son fils vérifier que Frank est toujours sur le pied de guerre. Parce que si le nom de Mouse Senior n’est pas cité dans l’affaire du contrat sur Goldstein, il en est pourtant le commanditaire et Frank le sait. Mouse Senior est prudent. Pendant trois ans, à la fin des années 1980, Bobby « la Bête » Zitello a porté un micro sur lui et il a envoyé la moitié de la famille en prison pour quinze ans. Mouse Senior en est sorti mais il ne tient pas à y retourner. Mais l’affaire Goldstein pourrait bien l’y renvoyer à perpète. Herbie s’est fait tuer en 1997 et deux malfrats ont reconnu avoir perpétré l’assassinat. Mais les Fédéraux, dans le cadre de l’opération Presse-bouton, ont réussi à les retourner et les deux gars ont décidé de négocier. Autant que Frank sache que Mouse Senior est sous le coup d’une inculpation potentielle. Frank fouille les deux hommes à l’entrée. Peut-être que Mouse Senior ne tient pas à ce que Frank balance le nom de celui qui a commandité le meurtre de Goldstein. Mais il n’aurait pas envoyé son fils pour ça. Frank offre deux Coronas aux jeunes et leur demande la raison de leur visite. Mouse Junior (qui préfère qu’on appelle « J. ») explique qu’il gère, avec Travis, une entreprise de films porno, Golden Productions. Ils touchent une part sur la moitié de la distribution sortant de la San Fernando Valley. Frank se souvient que Mike Pella voulait qu’il investisse dans le porno mais il avait refusé. Mouse Junior et Travis ont investi dans un studio, distribuent un paquet de copies sur le marché légal et… trois fois plus au marché noir. C’est encore plus facile avec les DVD. Cependant, ils ont un « petit » problème avec Détroit qui leur a présenté certaines personnes. Ils ne sentent pas redevables mais Frank connaît bien les règles. Détroit (alias « the Combination », la Combine) possède depuis toujours une part de San Diego ; du moins depuis les années 1940 quand Paul Moretti et Sal Tomenelli se sont pointés pour ouvrir un grand nombre de bars, de restaurants et de boîtes de strip-tease dans le centre-ville. Dans les années 1960, Paul et Tony ont écoulé des tonnes d’héroïne par ces établissements, mais après le meurtre de Tomenelli, ils se sont repliés sur l’usure, les clubs de strip, le porno et les prostituées. En raison du prestige de Moretti, Joe Migliore, son gendre, a eu accès à San Diego, sans jamais devoir en référer à L.A. ni même lui rendre des comptes. Un peu comme si Détroit gérait sa propre petite colonie autonome de Gaslamp District 4 ! Teddy, le fils de Joe tient toujours le Callahan’s dans le Lamp et dirige ses autres affaires depuis son arrière-salle. Mouse Junior n’est pas content que Vince Vena exige 60% des parts alors qu’ils font tout le boulot. Vince Vena est un gros ponte. Le bruit court qu’il vient d’entrer au conseil de gouvernement de la Combine. Pas étonnant que Mouse Junior ait peur. La famille de L.A., qui est en perte de vitesse, s’apprête donc à investir dans un des rares secteurs générateurs de profit. D’où l’idée de s’attaquer au fils de Mouse Senior qui est affaibli par l’affaire Goldstein. Une réunion est déjà prévue avec Vena pour trouver un arrangement. Frank conseille à Mouse Junior de transiger : il demande 60%, il acceptera 40, peut-être 35. Mais Junior ne veut pas. Il propose à Frank la somme de 50.000. Frank réfléchit : cela permettrait de régler pas mal de frais de scolarité. Mais il refuse. Mouse Junior insiste : son père voudrait un témoignage de la loyauté de Frank. Celui-ci comprend que Mouse Senior veut faire d’une pierre deux coups : se débarrasser du problème de son fils et tenir Frank. Il finit par accepter et demande à Junior d’arranger une rencontre. Travis exulte ; il est persuadé que Vena va se plier. Mouse Junior propose alors à Frank de lui donner la moitié de la somme tout de suite et le reste une fois le travail exécuté. « La totalité d’avance ! » demande Frank. La méthode aurait voulu qu’ils passent par un intermédiaire, Mike Pella. D’ailleurs, Frank aurait aimé discuter de la situation avec son ami, confident, associé et capitaine. Mouse Junior insiste : deux tiers, un tiers ! mais il finit par céder. Son père l’avait prévenu que Frank voudrait la totalité d’avance. L’argent est dans la Hummer. « En ce cas, pourquoi as-tu essayé de discutailler ? » (64) Mouse Junior informe Frank que la réunion est fixée le soi-même. Il est déjà minuit. Il doit se lever à 3h45.

      8. Retrouvailles fatales avec Vince Vena sur le Becky Lynn.

            Mouse Junior compose le numéro de Vince et passe le portable à Frank. Frank connait Vince Vena depuis les années 1980, à Vegas. Il était alors un pilier du Stardust. Quand il n’était pas à la table de black-jack, il allait assister aux spectacles des comiques et se vantait d’imiter Rodney Dangerfield. Vince est surpris d’avoir Frank au bout du fil. Frank lui parle de Mouse Junior ; Vince se moque de lui. Frank le prévient qu’il va venir à la réunion. Frank est décidé à prélever 10.000 $ sur les 50 pour faire un geste, puis à négocier avec Vince une réduction de 15% sur le reste de l’opération. Frank pense que Vince devrait accepter. Sinon, Mouse Junior sera en mesure de se plaindre de Vince à Détroit. La réaction de Vince, d’ailleurs, le rassure. Vince demande une demi-heure et informe Frank qu’il est sur un bateau… à San Diego. Quel intérêt de louer un bateau en hiver, quand il pleut ?! Frank prend 10.000 $ et les met dans une enveloppe qu’il glisse dans la poche de son blouson, à la grande surprise de Mouse Junior. « On ne va jamais trouver quelqu’un les mains vides », lui répond Frank. Dans le même esprit, il vérifie le rayon de son .38 et le glisse dans la ceinture de son pantalon, sous son blouson. Frank donne ses instructions aux deux gars : qu’ils laissent leurs armes dans la voiture… Ils décident de partir avec la Hummer.

            Ils n’ont aucune peine à trouver une place où se garer, ni même le mouillage de la vedette de Vena. Frank est persuadé qu’il va s’arranger avec Vince qui lui proposera 5% en échange de sa part de 40%. Il trouve la vedette la Becky Lynn. Il saute du quai sur le pont arrière. La cabine est fermée à cause de la pluie, mais la lumière est allumée et on entend de la musique à l’intérieur. Frank appelle. La porte s’ouvre et Vince apparaît. Il plaisante et recule à l’intérieur. Frank le suit mais un fil de fer lui garrote immédiatement la gorge. Le type qui l’étrangle est énorme et massif. Frank passe la main derrière lui et plante ses doigts dans les yeux de l’agresseur puis il s’accroupit et le fait basculer sur la petite table basse. Frank poursuit son roulé-boulé et passe sous la table au moment où Vince sort un automatique. Frank dégaine le sien et vise Vince dont il ne voit que les jambes. Il tire deux balles et voit Vince flageoler contre la cloison. Frank tire encore à trois reprises à travers la table. Un grand silence se fait. Il voit dégouliner du sang. Il reste tapi sous la table au cas où il y aurait un troisième homme avant de sortir de sous la table en rampant. L’étrangleur est mort. Vince respire encore mais il est à l’agonie. Frank lui demande qui l’envoie mais il ne répond pas. Frank pose le canon de l’automatique contre le cœur de Vince et appuie sur la détente. Frank s’est fait avoir par Mouse Junior ! Frank se demande qui peut bien lui en vouloir. Puis il lance le moteur puis ressort détacher les amarres de la vedette. Les bateaux à côté sont vides et bâchés pour l’hiver. Il remonte à bord puis sort en marche arrière. Il pilote la vedette vers le chenal et s’éloigne en direction du large.

    9. En cavale, Frankie Machine se réfugie dans sa cache de Narrangsett Street.

Malgré la houle et la tempête, il parvient à s’éloigner de la côte. Il connaît chaque chenal et chaque courant et cherche l’endroit où balancer les corps pour qu’ils refassent plutôt surface sur la côte du Mexique où les federales concluront à un deal de came. Ça ne pouvait être que Mouse Junior s’assurant qu’il ne balancerait pas dans l’affaire Goldstein ! Il trouve enfin le bon courant, jette l’ancre et coupe les feux de navigation. Puis il balance les deux corps à la mer. Que va-t-il faire maintenant ? D’abord disparaître des écrans radar. Il ne peut pas se contenter de ramener la vedette ensanglantée au port. Il ne sait pas qui l’attendra sur place. Il redescend dans la cabine et trouve un équipement de plongée. Il se change et fourre ses vêtements, une serviette, l’enveloppe contenant les 10.000 $ et l’automatique de Vince dans un sac hermétique. Il jette son propre calibre à la mer. Frank dirige la vedette vers le rivage, jusqu’à 500 m environ de la côte, puis coupe les moteurs. Il bloque de nouveau la barre, cap sur la haute mer, la verrouille, relance les moteurs, s’attache le sac imperméable à la cheville et plonge. L’eau est froide mais Frank est un bon nageur. Il sait que le courant le ramènera à la pointe d’Ocean Beach, près de Rockslide. Il nage lentement, parvient à sortir de l’eau, se change et reprend son chemin. Mouse Junior et son acolyte doivent être persuadés qu’il est mort. Il a quelques heures d’avance avant qu’ils comprennent. Comme tout tueur professionnel, il dispose d’une solution de repli, sous la forme d’un petit appartement à Narrangsett Street, que personne ne connaît. Il s’y rend, prend une douche et ouvre un coffre-fort qui contient son « parachute » : un permis de conduire de l’Arizona, une carte Gold de l’American Express et une Visa Gold, tous au nom de Jerry Sabellico (alimentés régulièrement pour qu’elles restent en cours). Le coffre contient 10.000 $ en coupures usagées de divers montants. Et un autre .38 Smith & Wesson, clean celui-là, avec ses munitions. Dans une trappe d’accès au grenier, il trouve encore un étui contenant un fusil à pompe Beretta SL-2, au canon scié de 14 pouces. Maintenant, il a besoin de dormir pour reprendre ses esprits. Il dort 11h d’affilée et se réveille avec la même question : qui peut bien vouloir sa mort ?

    10. Marie Anselmo, Momo, Al DeSanto : premiers pas de Frank dans la mafia, acte I (analepse).

Son premier contrat portait sur un type qui était déjà mort. Une affaire bizarroïde. Toute cette affaire avec Marie Anselmo, la femme de Momo, trop occupé pour s’occuper de sa femme. A 19 ans, Frank servait de chauffeur à Marie. Il était attiré par elle. Il sortait pourtant déjà avec Patty Garafalo depuis plus d’un an mais cette bonne catholique italienne ne voulait rien lui céder avant le mariage. Frank ne comprenait pas comment un gars aussi moche (et pas si fortuné) que Momo avait pu mettre la main sur une femme comme Marie. Il n’était ni Johnny Roselli ni Jimmy Forliano. C’était sans doute un caïd à San Diego mais il devait en référer à Jack Drina à L.A. Frank aimait bien Momo : il était prêt à faire ce qu’il lui demandait et il se sentait gêné de regarder sa femme avec envie. Ça valait mille fois mieux que de travailler sur le thonier, comme son père et son grand-père. Son père avait voulu qu’il ait son bac et après, ce serait soit le thonier, soit les Marines. Mais lui, voulait surtout traîner sur la plage, faire du surf et draguer les filles. Momo lui offrait autre chose. Le père de Frank n’avait pas aimé. Les affranchis n’avaient pas bonne réputation à San Diego. Mais le vieux avait fini par accepter. Jusqu’à cette histoire avec la femme de Momo. Frank traînait dehors un jour quand Momo était sorti pour lui demander de laver et lustrer la voiture car il devait aller chercher un visiteur très particulier à la gare : le boss, Al DeSanto, qui avait remplacé Jack Drina. C’est Momo qui conduirait le boss et l’inviterait au restaurant. Frank, lui, devait aller chercher Marie et surtout s’habiller autrement. Ce jour-là, Marie, dans sa robe de cocktail noire lui avait fait encore plus d’effets que d’habitude. Elle s’en était bien rendu compte.

C’était le club le plus luxueux de la ville. Momo avait invité le boss de L.A. dans le meilleur des établissements. La plupart des affranchis de San Diego étaient venues avec leurs épouses. Les maîtresses avaient été priées de rester à la maison. Cette visite officielle était destinée à établir que DeSanto était le nouveau boss de L.A. et par conséquent de San Diego. Il n’avait pas amené sa femme. Une poignée de gars de L.A. étaient descendus avec lui : Nick Locicero, son lieutenant, Jackie Mizzelli et Jimmy Forliano, bien décidés à finir la soirée avec les hôtesses de l’établissement. Frank se tenait dans la salle à la disposition de Momo. A la table centrale, DeSanto ne parlait pas à Momo mais se montrait très insistant et impudique avec Marie qui riait aux éclats. Frank n’en croyait pas ses règles. Il y avait des règles à respecter, même pour un boss. Momo fulminait et tout le monde était gêné. Momo se leva pour se rendre aux toilettes. Dans le couloir, il laissa aller sa colère devant Chris Panno, un des gars de San Diego. Les gars de L.A. étaient en train de les humilier. Ils regrettaient que Jack soit mort et que Frank Baptista soit en prison. Puis Nick Locicero descendit à son tour aux toilettes. Momo demanda à Frank d’interdire l’accès aux toilettes et commença à reprocher à Locicero l’attitude de DeSanto. Lui répondit que L.A. voulait reprendre le contrôle de l’équipe de San Diego. Il convint que Marie avait trop bu et qu’il valait mieux qu’elle rentrât chez elle. Momo donna ses instructions à Frank.

Cinq minutes plus tard, Momo sortait madame A. du club. Frank les suivit et lui tint la portière de la voiture. Momo ordonna à Frank de la ramener chez elle. Elle n’ouvrit pas la bouche pendant tout le trajet mais dès qu’ils furent arrivés, madame A. commença à faire des avances plus qu’appuyées à Frank, prétextant que Momo ne pouvait la satisfaire. Frank savait ce qu’il risquait s’il cédait. Elle le traita de tous les noms et finalement, menaça de le dénoncer à Momo s’il ne s’exécutait pas. A ce moment-là, la porte d’entrée s’ouvrit. Momo était mal en point. Nicky Locicero qui l’avait suivi demanda à Frank d’aller chercher de la glace pour son patron dans la cuisine. En retournant au salon, il y trouva DeSanto, affichant un grand sourire satisfait. Il était bien décidé à terminer ce qu’il avait commencé. DeSanto entraîna Marie dans la chambre et sous les yeux de Momo, il lui fit subir la pire humiliation. Momo demanda à DeSanto pourquoi il ne le tuait pas tout simplement : « Je ne tue pas parce que je veux que tu continues à me rapporter du fric […] Je ne veux plus entendre parler de ces conneries de San Diego. Ce qui est à moi m’appartient et ce qui est à toi m’appartient aussi. Capisce ? » (94) DeSanto adressa une dernière menace à Frank et les deux hommes partirent en rigolant. Momo se leva alors et prit un .25 dans son tiroir prêt à les rattraper quand Marie apparut dans le couloir. Après l’avoir insultée, Momo lui tira dessus puis, retournant le revolver contre sa tempe, il se tua… Marie avait survécu. Il s’avéra que Momo l’avait blessée à la hanche. Elle avait continué à se rouler sur le parquet en hurlant pendant que Frank appelait la police. L’ambulance avait embarqué Marie et les inspecteurs avaient emmené Frank. Il leur avait raconté ce qu’il avait vu : Momo avait tiré sur son épouse avant de se tuer. Il n’avait pas fait mention d’Al DeSanto ni de Nicky Locicero de même que Marie n’avait pas fait allusion à son viol. Marie avait passé des semaines à l’hôpital et, après sa sortie, Frank avait continué à lui livrer ses courses, par fidélité à Momo. Il avait perdu ses illusions sur le fameux « code d’honneur » de Cosa Nostra vanté par Momo. Puis, Frank était retourné travailler sur les thoniers jusqu’à l’arrivée de Frank Baptista, 6 mois plus tard.

 

    11. Frank Baptista et l’exécution d’Al DeSanto : premiers pas de Frank dans la mafia, acte II (analepse).

Bap s’était présenté un soir sur le quai, alors que Frank venait tout juste de finir de nettoyer le pont et s’apprêtait à aller sous la douche. L’homme en costume cravate lui demanda s’il était bien Frank Machianno et se présenta comme Frank Baptista. Frank était sidéré. Ce type rondouillard, au crâne dégarni et aux lunettes à verres épais, n’avait franchement pas la dégaine d’un tueur notoire. Ce serait donc là le type qui a tué Lew Bruneman, « Russian Louie » Strass et Red Segunda quand la mafia de Cleveland tentait de s’imposer à San Diego ? Le type qui a été le patron de cette ville dans les années 1940, avant de se retrouver bouclé pour tentative de corruption ? Bap lui proposa de prendre un verre. Après coup, Frank se dit qu’il aurait dû refuser. Mais il ne l’a pas fait. Il est allé boire avec lui. Il l’avait suivi jusqu’à Pacific Beach et l’un des rades proches de Crystal Pier. Bap avait appris que Frank livrait encore les courses à Marie et il appréciait ce respect. Puis les deux hommes s’étaient séparés. Frank croyait que ça s’arrêterait là, mais Bap avait rappliqué sur les quais un mois plus tard. Il proposa à Frank une virée et lui proposa d’être son chauffeur. Frank se mit à bosser pour Bap. Il le conduisait partout, à l’épicerie, chez le coiffeur, au club, à la vieille maison de Momo pour rendre visite à Marie, à l’hippodrome de Del Mar quand il y avait une course. Il emmenait Bap voir tous les bookmakers, les prêteurs sur gages et arnaqueurs de San Diego. DeSanto n’appréciait guère. Il savait que Bap était sorti de taule et comptait récupérer son ancien territoire. Et DeSanto ne voulait rien lui céder… à part quelques miettes ce qui exaspérait Bap. Frank se souvenait encore de Bap s’égosillant, en 1964, en plein hippodrome de Del Mar, alors que la moitié des affranchis de Californie du sud se trouvait à portée d’ouïe. Sûr que ses propos allaient revenir aux oreilles du boss qui le convoquerait et lui règlerait son affaire. Et celles de son chauffeur le cas échéant.

Ils se retrouvèrent sur un terrain vague de l’Orange County. Frank s’était garé le long d’une orangeraie bordée par une route isolée. DeSanto et Locicero étaient déjà là, ce dernier au volant de la Cadillac noire et DeSanto sur le siège arrière. Bap descendit de la voiture et, après avoir été palpé par Locicero, monta à l’arrière de la Cadillac, à côté de DeSanto. A cet instant, une Lincoln entra dans le parking, bloquant la voiture de Frank. Il y avait deux hommes à bord : Frank reconnut Jimmy Forliano mais pas l’autre. Soudain, Frank fut surpris par un éclair à l’arrière de la Cadillac et comprit qu’il s’agissait de la flamme d’une détonation. Frank voulut s’enfuir mais Locicero le bloqua. Puis la portière de la Caddy s’ouvrit et… c’est Bap qui sortit ! Il demanda à Frank de loger deux balles dans la poitrine de DeSanto, il avait déjà deux balles dans la tête. Frank ne pouvait le faire alors le jeune gars de la voiture vint l’aider à tirer et ajouta deux balles supplémentaires pour faire bon compte. Bap urina sur le cadavre de DeSanto… pour venger Marie. Puis il demanda à Frank de le ramener à la maison. Le jeune finit de rassurer Frank et se présenta. Il s’appelait Mike Pella et avait l’accent de la côte Est. Locicero, Forliano et Pella partirent de leur côté et Frank démarra la voiture de Bap. Il lui conseilla de respecter les limites de vitesse et de se fondre dans le trafic pour éviter de se faire remarquer. Ils se trouvaient encore à 10 km au sud de la 5 quand Bap lui expliqua qu’il était allé à Chicago. L.A. tenait certes San Diego mais Chicago tenait L.A. Bap bossait déjà avec Chicago quand DeSanto allait encore chercher son café à Jack Drina. Il a parlé là-bas à certaines personnes qui n’aimaient pas non plus DeSanto et ils ont donné leur accord tacite pour son élimination. Locicero est devenu le nouveau boss (« Chaque homme a son prix. N’oublie jamais ça ».), Bap avait hérité de San Diego ainsi que d’un poste de capitaine dans la famille de L.A. Mais ce n’était pas encore tout à fait terminé. Un jour que Frank était allé chercher la commande de Marie, il avait surpris Bap chez elle. 6 mois plus tard, il épousait Marie. Personne n’a jamais parlé de ce qui s’était passé entre Marie et De Santo. Frank avait décidé de reprendre le droit chemin. Un jour, il avait roulé jusqu’à Oceanside et s’était enrôlé dans les Marines. Le gouvernement fédéral avait payé son entraînement.


1. Utilisateurs des planches effilées pour grosses vagues, longues de 2,30 à 2,80 mètres.

2. Adeptes du bodyboard.

3. Zone où les surfeurs attendent le déferlement de la vague.

4. Le « quartier du « Réverbère à gaz », au centre de San Diego.

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15 mai 2024 3 15 /05 /mai /2024 11:50

  

Ocean Beach Pier et OBP Café à San Diego 

12. Frank prévient les gens qu’il aime et part pour L.A. (retour au présent).

Frank appelle le petit Abe, qui a été surpris de trouver la boutique fermée à son arrivée. Il lui dit de prendre quelques jours de congé et d’aller voir sa famille à Tijuana. Il suggère ensuite à Patty de rendre visite à sa sœur Célia, qui est installé, avec son mari, à Seattle, depuis dix ans, pour y suivre l’industrie aérospatiale. Puis, il demande à Donna de prendre un vol pour Hawaï, sans prévenir qui que ce soit et d’attendre son appel. Jill est partie skier à Big Bear. Personne ne pourra la trouver là-bas. Puis, il emballe le fusil à canon scié et quelques vêtements dans un fourre-tout, boucle à son épaule un étui pour le .38 puis enfile un imper et sort de chez lui. Il hèle un taxi au centre-ville, se fait déposer chez Hertz et loue une Ford Taurus anonyme sous son identité de Sabellico. Puis il pique plein nord par la Pacific Coast Highway. Droit sur L.A.

     13. Un corps s’est échoué à Point Loma. Frank et Tony ont disparu.

          Un groupe de marins de la station des garde-côtes et quelques flics de San Diego s’agglutinent autour d’un cadavre qui s’est échoué à Point Loma, à quelques kilomètres de la frontière mexicaine. Un sergent de police avertit Dave Hansen qui vient d’arriver sur la plage. Aucune disparition n’a été signalée. D’ailleurs, Dave constate qu’il ne s’est pas noyé. Il n’est pas bleu. Et en ouvrant son blouson, il voit deux traces de balles à l’abdomen et à la poitrine. L’homme n’a ni papiers, ni portefeuille, ni montre, ni bague mais il lui semble vaguement familier. Cette journée est décidément bizarre. Frank Machianno ne s’est pas montré à sa boutique d’appâts. Il l’a appelé chez lui et sur son portable. En vain. Il est revenu à la boutique où il a trouvé Abe en train de baisser le rideau. Frank a donné quelques jours de congé à son employé. Puis, Dave est allé chez Frank : les deux véhicules étaient là et les volets tirés, mais pas lui. Une bien étrange journée ! En apprenant qu’on avait trouvé un corps, Dave a d’abord craint qu’il ne s’agisse de Tony Palumbo, le témoin-vedette de Cache-Sexe qui travaille clandestinement au Hunnybear’s, depuis des années, comme videur. Il devait le retrouver un peu plus tôt dans la matinée mais lui non plus ne s’est pas montré. Avec ses deux quintaux, l’homme, pourtant, ne passe pas inaperçu.

     14. Jimmy le Kid veut tuer Frankie Machine.

            James « Jimmy le Kid » Giacamone entre dans le bar du Bloomfield Hills Country Club, dans les faubourgs de Détroit et cherche son père des yeux. Il repère Vito William Giacamone, alias « Billy Jacks », assis sur une banquette près de la fenêtre et contemplant nostalgiquement le green tapissé de neige du dix-huitième trou. Le look de rappeur de Jimmy ne plaît pas à son père mais il a d’autres soucis en tête. Il a pris cinq ans pour extorsion et commis d’autres méfaits pour lesquels les Feds ne l’ont pas serré. Jimmy se faufile auprès de son père qui commande pour lui une vodka tonic et lui demande des nouvelles de Vince. Il ne rentrera pas. Voilà ce qui arrive quand on envoie un mec comme Vince affronter une légende comme Frankie Machine ! Il va y avoir un siège vacant au conseil de gouvernement de la Combine. Il n’y a plus que deux patrons pour faire la loi dans la rue. Le vieux Tony Corrado et Billy. Si celui-ci réussit à sauver cette affaire de San Diego, c’est lui qui l’emportera. Jimmy avait demandé d’y être envoyé mais Jack Tominello avait choisi Vince. A 27 ans, Jimmy est devenu l’un des plus gros gagneurs de la Combine. Il a la ferme intention de tuer Frankie Machine. Tuer une légende fait de vous une légende. C’est ce que lui a enseigné son oncle Tony Jacks, un terrible guerrier dans l’interminable conflit entre l’Est et l’Ouest avant d’installer ses pénates à la Combine. C’est Tony jacks qui a introduit Jimmy Hoffa dans le bercail et le même Tony Jacks qui, finalement et bien à contrecœur, a ordonné de le faire abattre. Mais l’oncle Jacks est à la retraite maintenant à West Palm. Et c’est à lui de reprendre le flambeau et la meilleure façon d’y parvenir est d’effacer une légende comme Frankie Machine.

            15. Dave Hansen au Callahan’s demande à Tony Migliore où est Tony Palumbo.

            Dave Hansen entre au Callahan’s, un bar populaire au cœur du Gaslamp district, dans le centre de San Diego. Il n’est pas le bienvenu. En le voyant, deux affranchis se glissent dans l’arrière-salle qui sert de bureau à Teddy Migliore, fils de Joe Migliore et petit-fils de Paul Moretti. Il a brièvement séjourné en prison pour usure quelques années mais ces derniers temps, il se tient à carreau sauf qu’on le soupçonne, dans le cadre de l’opération Cache-Sexe d’être le commanditaire du Hunnybear’s et de plusieurs autres boîtes de strip-tease. Teddy sort de bureau, très agressif. Dave lui dit que Tony Palumbo a disparu et lui demande si c’est lui qui l’a tué. Le ton monte. « Vous vous trompez de cible, lance Teddy. Vous devriez chercher du côté de Frank Machianno. […] Votre petit copain de surf. Frankie Machine. » (116)

16. Jimmy le Kid chez son oncle Tony Jacks, à West Palm, Floride.

            Jimmy loue une voiture à l’aéroport et roule jusqu’au domicile de son oncle, à West Palm. Il est content d’être en Floride, de conduire une décapotable, d’exhiber ses tatouages et sa nouvelle coiffure blonde. Le bungalow de son oncle est une véritable étuve. Tony est content de voir son neveu et lui demande ce qui l’amène ici. Le foutoir de San Diego. S’ils lui avaient demandé, Tony aurait répondu que Vince n’était pas l’homme de la situation. Jimmy veut agir. Mais pour son oncle, c’est à Jack Tominello d’en décider. Jimmy ne comprend pas très bien pourquoi ils s’acharnent sur Frankie Machine. Tony va lui raconter une histoire qu’il ne devra répéter à personne. Quand Jimmy le Kid sort de chez son oncle, il est complètement abasourdi.

 17. Frank retrouve Mouse Junior et Senior.

            Débusquer Mouse Junior est un jeu d’enfant. Frank téléphone à la Golden Productions et se fait passer pour le traiteur du tournage. On lui indique qu’il a lieu à la Valley. La San Fernando Valley est la capitale mondiale du porno où l’argent coule à flot. Et là où il y a de l’argent, il y a les affranchis. Frank déniche sans problème le lieu du tournage, une grande maison de Chatsworth, devant laquelle est garée la Hummer de Mouse Junior. Sans complexe. Frank monte sur une butte pour inspecter les lieux à la jumelle. Il pourrait l’abattre d’ici mais il veut obtenir des informations. Mouse Junior est là avec Travis et l’équipe du film. La pluie oblige l’équipe à se replier. Mouse Junior est totalement négligent sur sa sécurité et obsédé par une jeune actrice avec un tatouage de dauphin. Frank attend une pause dans le tournage, puis se rapproche de la maison et trouve un créneau au bas de la rue. L’actrice au tatouage sort deux heures plus tard et grimpe dans une Ford Taunus. Il la suit jusqu’à chez elle. Elle vit dans un de ces blocs d’appartement de deux étages comme il en existe des milliers dans la région de Los Angeles. Frank s’introduit dans son parking où elle se range à sa place réservée. Il trouve un box vide et se gare à son tour puis la suit des yeux : elle monte au deuxième et entre dans son appartement. Frank ressort pour s’acheter un sandwich et une boisson et attend. Mouse Junior finit par arriver dans sa Hummer. Seul. Frank s’accorde encore une sieste d’une demi-heure puis se dirige vers la Hummer. En ouvrant la portière, il déclenche l’alarme mais la coupe rapidement et se couche sur le plancher arrière. Il n’est pas 22h30 quand Mouse Junior émerge de l’immeuble. Il attend qu’il s’installe au volant et enfonce le canon de son revolver dans le siège du conducteur. Il le désarme. Mouse Junior le supplie de ne pas tirer. Frank veut qu’ils aillent à Westlake Village voir Mouse Senior. Pendant tout le trajet, Junior n’arrête pas de parler. Frank lui demande de s’arrêter juste en face du bureau de son père et de l’appeler. Puis Frank prend le téléphone : Mouse Senior doit venir, son fils est sous la menace de son arme. Il finit par sortir, suivi de son frère Carmen, de Rocco Meli et Joey Fiella. Les frères Martini ne sont pas armés, les deux autres le seront probablement. Frank n’a pas vu Senior depuis longtemps. Frank lui dit qu’il ne compte pas le dénoncer pour le meurtre d’Herbie Goldstein. Frank voit Joey s’approcher de la voiture. Frank prévient Mouse Senior qu’il doit s’éloigner. Le vieux ne comprend pas ce qui se passe. Il demande à son fils de s’expliquer. Junior parle des pornos qu’il tournait avec Travis à San Diego, de l’argent qu’il gagnait et des menaces de Détroit quand les gars s’en sont aperçu. « Ils voulaient que j’organise une réunion, chiale Junior. Que je fasse venir Frank pour qu’il s’attable avec Vena. C’est tout. Je ne savais pas qu’ils voulaient le tuer ; je te jure que je l’ignorais. Ils m’ont juste demandé de lui raconter ce bobard pour le faire assister à cette réunion, en me disant qu’ils me permettraient ensuite de continuer mon bizness. » (127) Mouse Senior prétend qu’il ne savait pas mais Frank ne le croit pas. Sans son feu vert, Détroit ne viendrait jamais descendre un de ses gars sur son pré carré. Il est le boss. Senior dit qu’il n’est plus le boss de grand-chose. Il engueule son fils et fait appel aux sentiments paternels de Frank. Mais Frank veut savoir qui l’a contacté. John Heaney ! Frank n’en revient pas. Il l’a aidé si souvent. Frank ordonne alors à Mouse Junior de sortir et se presse de partir. Dans le rétroviseur, il voit déjà Joey lui tirer dessus, Rocco cavaler vers une caisse et Mouse Senior gifler son fils sur la nuque. Puis il s’arrête de le frapper pour beugler : « Tuez-moi cet enfoiré ! » (128)

18. Frank accélère au volant de la Hummer…

            Frank se demande qui peut bien avoir envoyé John Heaney pour le piéger et pourquoi. Il doit semer Joey Fiella et Rocco Meli qui sont certainement en train de le rattraper et ont probablement deviné qu’il a dû laisser un véhicule de remplacement près du domicile de la petite copine de Mouse Junior. Il accélère.

19. … puis s’empare de la Mustang de Joey après un accident.

            D’une brusque embardée, Joey Fiella, au volant de sa Mustang, percute la Hummer sur la bretelle d’accès à la 101 sud. Les deux hommes s’approchent de la Hummer aux vitres teintées. Alors, ils vident leurs armes sur le pare-brise de la voiture. Frank n’est pas dans le véhicule. Et la Mustang vient de démarrer avec Frank au volant. Joey s’inquiète de ce qu’il va dire à Pete.

20. Plus l’âge des vendettas.

Mouse Senior n’est effectivement plus le boss de grand-chose s’il n’a plus que des hommes comme Rocco et Joey à envoyer. Un homme plus jeune que lui les aurait certainement abattus mais il a passé l’âge des vendettas. Il ne se doutait pas que quelqu’un avait une dent contre lui se dit-il en se dirigeant vers le domicile de Mademoiselle la Dauphine pour récupérer sa propre voiture.

21. Frank fait parler John Heaney.

John Heaney sort fumer à l’extérieur du Hunnybear’s, près du conteneur à ordures. La soirée a été chargée. Soudain, il suffoque, un bras s’est enroulé autour de sa gorge et le soulève de terre. Frank, debout dans le conteneur, s’enfonce jusqu’à mi-mollet dans les détritus ; son puissant avant-bras gauche se noue autour du cou de Heaney. Frank lui demande des comptes au moment où la porte de service du club s’ouvre. Frank fait basculer John dans le conteneur, le canon du pistolet sur la tempe. Frank lui repose la question : qui l’a envoyé à Mouse Junior ? John avoue : c’est Teddy Migliore ! John a été inculpé dans l’opération Cache-Sexe. Il était porteur de valise. Il a apporté du fric en liquide à un flic qui travaillait en sous-marin. Les Feds lui proposaient un arrangement s’il balançait et les affranchis menaçaient de le tuer pour l’en empêcher. Teddy Migliore lui avait offert une issue : s’il allait trouver Mouse Junior et concluait une affaire avec lui, il survivrait. La mafia ne le liquiderait pas et on s’arrangerait pour lui décrocher un non-lieu. Ou du moins une grâce. Frank s’étonne qu’il y ait cru. John demande pardon. Frank lui accorde la vie sauve et sort du conteneur en demandant à John d’attendre cinq minutes supplémentaires.

  22. Frank interroge Teddy Migliore au Callahan’s.

            Frank attend la fermeture du Callahan’s. Il est 2h du matin et il fait froid. La foule des habitués commence à quitter les lieux et le videur s’apprête à cadenasser la porte quand Frank surgit. Avec sa batte de base-ball, Frank l’immobilise rapidement ainsi que deux autres hommes qui lui ont sauté dessus, dont le barman. Voyant cela, Teddy Migliore essaie de s’enfuir, mais Frank le rattrape et l’immobilise. Frank veut le faire parler. Teddy Migliore incrimine Vince Vena. Mais déjà la police, prévenu par un passant, pénètre dans l’établissement. Frank est obligé de s’enfuir. En passant dans le bureau, il entend une voix monter du répondeur : « Teddy, c’est moi John… ».

Assis dans son bureau, Teddy Migliore reproche aux deux policiers d’arriver trop tard (avec tout l’argent qu’ils reçoivent). Teddy ne veut pas porter plainte auprès d’eux mais dès qu’ils sont partis, il décroche son téléphone.

Dans la rue, Frank réfléchit à la situation : « Ce n’est pas L.A. qui a embauché Vince pour l’éliminer, mais Vince qui a manipulé L.A. ou du moins Mouse Junior pour [le] piéger. […] Il ne se souvient pas d’avoir fait quoi que ce soit à Vince Vena ni aux Migliore. Il se rappelle seulement ce qu’il a fait pour eux. » (138)

           23. Retour du Vietnam et premier contrat de Frank contre un indic : premiers pas de Frank dans la mafia, acte III (analepse).

Frank était rentré du Vietnam à l’été 1968. En tant que tireur d’élite pour les Marines, il avait tué plus d’hommes que pour la pègre. Il avait exercé ses talents pendant l’offensive du Têt. En rentrant, il avait découvert que le pays qu’il avait quitté avait changé (émeutes raciales et pacifistes, LSD, mouvement hippie). Il était retourné à la plage et s’était remis au surf. Plus rien n’était comme avant. Sauf Patty qui lui avait écrit tous les jours pendant son absence et qui avait consulté un médecin pour prendre la pilule. Car elle n’en pouvait plus de se refuser à lui. Frank se demandait ce qu’il allait faire. Faire carrière dans le Corps des Marines ? Mais Patty ne voulait pas qu’il retourne au Vietnam et lui ne voulait pas s’éloigner de san Diego. Reprendre le commerce du poisson comme son père le souhaitait ? Ce n’était guère plus engageant. S’inscrire à l’université avec une bourse d’ancien combattant ? Aucune matière ne le tentait.

De sorte que son retour chez les affranchis était presque inéluctable. Il avait retrouvé Mike Pella avec qui il avait pris une bière. Mike lui avait parlé de son enfance à New York, au sein de la « famille » Profaci et des démêlés qu’il avait eus avec la police avant qu’on l’envoie dans l’Ouest pour travailler avec Bap. Il avait décidé de rester en Californie. Frank avait recommencé à fréquenter Bap, Chris Panno et Mike. Jimmy Forliano possédait une entreprise de camionnage dans l’East County. San Diego était encore une petite ville et ils formaient un petit groupe qui n’était pas vraiment une « mafia ». Mais un nouveau procureur fédéral venait d’arriver. Il avait inculpé Jimmy et Bap pour une affaire de syndicat des camionneurs. Bap possédait également des parts dans une compagnie de taxis et il avait confié à Frank un emploi de chauffeur. En réalité, ces taxis servaient à blanchir de l’argent ou à corrompre les politiques. Le chef de la police se voyait ainsi offrir chaque année une voiture neuve par la compagnie. Ils finançaient aussi la campagne de Richard Nixon pour empêcher Bobby Kennedy d’accéder à la Maison-Blanche. D’ordinaire, Bap et Frank se retrouvaient sur les planches de Pacific Beach à quelques blocs de la demeure du boss sur le front de mer. Ils avaient en commun un goût pour l’océan, non pas pour faire du surf ou s’y baigner mais pour se promener et contempler l’océan. (Bap peignait de médiocres aquarelles et en faisait cadeau à tout le monde que l’on ressortait quand le boss passait et qu’on remettait rapidement au placard). Ce jour-là, néanmoins, Bap leur avait demandé de le rejoindre au zoo devant le vivarium. Bap voulait leur parler de Tony Star, une balance dont la déposition avait permis de mettre la moitié de la famille de Détroit sous les verrous : Rocco Zerilli, Jackie Tominello, Angie Vena. Tony Star bénéficiait d’un programme de protection de témoins sous le nom de Jeffrey Roth et habitait ici, à Mission Beach. Mike et Frank étaient choqués : la trahison était pour eux la pire des bassesses. Ils l’ont retrouvé grâce à un secrétaire du ministère de la Justice que Tony avait mis dans l’embarras. Détroit avait voulu envoyer ses gens mais ils se faisaient un point d’honneur à régler ce problème eux-mêmes. Frank et Mike, déguisés en touristes, avaient pris une chambre dans un motel de Kennebec Court à Mission Beach. Ils passaient le plus clair de leur temps à planquer en face de chez lui. Quand il sortait faire son jogging le matin, Mike le suivait et revenait épuisé. Frank ne voulait pas s’éloigner trop longtemps de Patty. Mais décidément, Star avait un emploi du temps bien lisse. Le jeudi soir, à 20h30, il se faisait livrer une pizza à sa porte. Le jour venu, Frank se présenta chez Tony Star et prétendit que le livreur habituel était malade. L’homme finit par lui ouvrir, avec la main l’argent de la pizza. Frank l’abattit. Mike le complimenta et lui attribua le nom de Frankie Machine, porté par Sinatra dans l’Homme au bras d’or. Le surnom lui était resté. Ils prirent Ingraham Street jusqu’au canal de dérivation. Frank fracassa le .22 sur les rochers et jeta les débris dans l’eau. Puis ils larguèrent la voiture dans le petit parking d’une galerie marchande de Point Loma, où deux autres voitures les attendaient. Frank monta dans la sienne et roula jusqu’au centre-ville. Il y laissa la voiture puis prit un premier taxi jusqu’à l’aéroport et un second pour rentrer chez lui. Il n’y avait pas eu de suites. En allumant la télé, le lendemain, il apprit l’assassinat de Bobby Kennedy. La première décision du nouveau Président Nixon avait été de muter le procureur général de San Diego qui mettait la pression sur les affranchis. Les inculpations contre Bap avaient été abandonnées. Frank et Mike s’étaient partagé une prime de 2.000 $ avec laquelle Frank avait acheté une bague de fiançailles.

         24. Frank chauffeur de maître pour Dalitz, Fitzsimmons, Dorner et rencontre avec Nixon : premiers pas de Frank dans la mafia, acte IV (analepse).

Il était donc marié quand il avait rencontré le président Nixon, en 1972. En récompense de l’affaire Tony Star, Frank et Mike, de chauffeurs de taxi qu’ils étaient, avaient été bombardés chauffeurs de limousines et de voitures de maître. Quand ils ne conduisaient pas, ils « affuraient » et « marquaient » mais il devait reverser le plus clair de l’argent à Chris, qui lui-même arrosait Bap, lequel devait rendre compte à Nicky Locicero. En définitive, il ne leur restait pas grand-chose. Frank en éprouvait quelque rancœur et Mike essayait de lui expliquer que c’était la règle. Ils devaient faire leurs preuves tant qu’ils n’étaient pas « affranchis ». Cela faisait plus de trois ans qu’il trimait ainsi. Souvent il conduisait la limousine à l’occasion d’allers-retours de l’aéroport à La Sur Mer, là-haut à Carlsbad. Un jour, Mike avait été abasourdi en apprenant que Frank avait conduit sur ce trajet Moe Dalitz, un des anciens amiraux de la Little Jewish Navy de Détroit, avant que les Vena ne s’y installent et ne les chassent de Cleveland. Plus tard, il était devenu les yeux et les oreilles de Chicago à Vegas où on le considérait comme le « parrain juif ». Dalitz avait pratiquement bâti La Sur en demandant aux Teamsters 5 de payer. Les fonds de pension des Teamsters étaient gérés conjointement par les familles de Détroit et de Chicago. L’intermédiaire était un cadre supérieur d’une compagnie d’assurances du nom d’Allen Dorner, fils de « Red » Dorner, un copain de Tony Accardo, le boss de Chicago. Dorner était dans la voiture de Frank avec Dalitz. Ils allaient jouer au golf. Les Teamsters jouaient beaucoup au golf et on avait besoin qu’ils puissent converser tranquillement avec les affranchis dans les limousines. Il y avait aussi Frank Fitzsimmons qui avait occupé le poste de président des Teamsters pendant que Hoffa était en prison. Il aimait tellement La Sur qu’il y avait acheté un appartement et avait entrepris de tenir la réunion annuelle de la direction du syndicat à l’hôtel. Il y avait encore des affranchis amateurs de neige, dont Tony Provenzano, « Tony Pro », qui régnait sur les Teamsters du New Jersey, Joey « Le Clown » Lombardo, qui servait de liaison entre Chicago et Allen Dorner… et des gars de Détroit, Paul Moretti et Tony Jacks Giacamone, le patron de Hoffa.

Western White House, Californie

Un jour, Bap avait demandé à Frank et Mike d’aller à l’aéroport chercher Joey « Le Clown » et Tony Pro qui avaient chacun réservé une suite à La Sur. Frank Fitzsimmons, président des Teamsters allait tenir à La Sur une conférence de presse annonçant que le syndicat soutiendrait la réélection de Nixon. On murmurait que les Teamsters avaient versé de millions de dollars en fonds illégaux pour financer la campagne de Nixon. De fait, la station thermale était virtuellement devenue le QG des Teamsters. On n’était pas pressé de rendre le poste à Hoffa tant Fitzsimmons et Dorner récupéraient d’argent pour la cause. Bap avait demandé à Frank de conduire les gens du syndicat, après la conférence de presse, à la Western White House 6.  Le lendemain, Frank avait roulé jusqu’à l’aérodrome privé de Carlsbad pour y attendre Dorner à la sortie de son jet privé. Le bruit courait qu’il venait de donner 3 millions de dollars à Frank Sinatra pour la Gulfstream et que cet argent provenait des fonds des Teamsters. Il l’avait conduit jusqu’à La Sur et avait attendu que Fitzsimmons finisse son laïus sur Nixon. Après son discours, Fitzsimmons et trois membres du conseil étaient montés dans la voiture de Frank. Les autres véhicules lui avaient emboîté le pas et Frank les avait conduits jusqu’à la 5 puis avait roulé jusqu’à San Clemente et la Western White House. Frank était déjà venu au pied de cette falaise avec quelques copains de surf et avait découvert le point break, pile sous la Western White House. A l’entrée du portail, les agents des services secrets avaient inspecté le véhicule et tous les autres. Il avait vu le Président des États-Unis s’avancer à leur rencontre. Face au Président et au commandant en chef des armées, l’ancien Marine avait eu envie de saluer. Il ressentait un élan de fierté. Nixon avait embrassé Fitzsimmons et serré la main de tout le monde, y compris de Nixon. Les Teamsters étaient ensuite entrés dans la résidence et les chauffeurs avaient attendu près des voitures. On leur avait apporté un repas et un membre de l’équipe du président leur avait offert une balle de golf dédicacée par Nixon. Pendant que les Teamsters jouaient au golf, Frank s’était approché de la falaise. Quand le Président était là, il n’y avait pas de surfeurs. Il ne savait pas ce que Joey Le Clown et Tony Pro faisaient pendant que les autres étaient chez le président. C’était en 1972. Trois ans plus tard, les choses s’étaient gâtées.

           25. Luttes intestines dans la mafia. Frank élimine Bap : premiers pas de Frank dans la mafia, acte V (analepse).

Nicky Locicero était mort à l’automne 1974, à un moment où le FBI harcelait la famille de L.A. en s’appuyant sur de solides dossiers. Peter Martini avait écopé de quatre ans et Jimmy Regace, son remplaçant, de deux ans. Paul Drina, avocat et frère de Jack Drina, avait été nommé comme boss intérimaire au grand dépit de Bap. Frank était fatigué de l’entendre se plaindre. Frank avait placé ses maigres économies dans le commerce du poisson, ce qui lui valait les moqueries de Mike. Il gagnait moins d’argent que dans le racket mais celui-ci était propre. Ils ne pouvaient guère espérer un coup de main du Président qui avait alors d’autres problèmes. En juin 1975, au début de l’été, Bap pressa Frank et Mike de se rendre à La Sur, armés. Frank était arrivé en face de l’appartement de Dorner et Bap était venu à sa rencontre. Il expliqua que Hoffa avançait ses pions et qu’il pourrait bien passer un contrat sur Dorner. A l’intérieur, les rideaux étaient tirés. Jimmy Forliano surveillait la fenêtre avec un .45. Joey Lombardo, Carmine Antonucci, Dorner et Tony Jacks étaient là. Ce dernier demanda à Frank et à Mike de protéger Dorner qui commençait à devenir claustrophobe. Mais Frank commençait à se demander s’ils protégeaient Dorner de Hoffa ou pour Hoffa. « Tu es futé Frank. Tu iras loin » lui dit Bap. En vérité, Tony Jacks se battait fondamentalement pour son copain Hoffa, tandis que les gens de Chicago penchaient plutôt pour Fitzsimmons et Dorner parce qu’ils rapportaient davantage. Mais d’un autre côté, Hoffa entretenait avec détroit des relations aussi solides que durables. Et Tony Jacks se démenait vigoureusement pour que Dorner et Fitzsimmons se fassent buter. Frank ne savait plus où ils en étaient quand un jour Mike vint l’avertir que Bap avait parlé aux Fédéraux. Il avait trouvé le moyen d’évincer la domination de L.A. : coopérer avec les Fédéraux de manière à faire jeter les boss en prison. Mike paniquait : il craignait que Bap les aient dénoncés. Mais Frank pensait que Bap n’avait aucun intérêt à se débarrasser de ses hommes s’il voulait régner sur la Californie. Ils allaient peut-être devenir les capitaines de Bap mais ils lui seraient aussi redevables et là était le danger. A la fin de l’été, ils avaient appris la nouvelle : Jimmy Hoffa avait disparu. Dorner avait poussé un grand soupir de soulagement et les avait virés de chez lui. Bap avait appelé Frank et Mike de sa cabine téléphonique à 10h du matin et ils s’étaient retrouvés sur les planches de Pacific Beach.  Il peignait une aquarelle que Marie feignait de trouver belle. Il voulait remercier Frank et Mike. Ensuite Mike et Frank s’étaient retrouvés à Dog Beach. Mike lui appris que L.A., Chicago et Détroit avaient tous donné leur accord. Chris Panno obtenait San Diego. On rendait compte à Chicago jusqu’à ce que L.A. soit repris en main. Frank ne voulait plus suivre Bap. Un jour, Jimmy Forliano avait demandé à Bap de l’appeler le soi-même chez lui. Bap s’était rendu à la cabine. Forliano était à Murietta. Soudain, il avait aperçu Frank et avait tenté de bloquer la porte de la cabine. Frank lui avait tiré quatre balles de .45 dans le visage. Il avait assisté aux obsèques. Marie était inconsolable. Elle avait essayé, en vain, de se plaindre au FBI. Et Frank avait eu droit à sa « rosette », lors d’une cérémonie minable, à l’arrière d’une voiture garée en retrait de l’I-15 près de la Riverside, en présence de Chis Panno et de Jimmy Forliano. Frank était rentré dans le droit chemin après le contrat sur Bap. Mike, lui, était allé à San Quentin. Il s’était fait arrêter pour avoir extorqué des fonds à des flambeurs locaux. Au cours du même printemps, la Commission d’enquête criminelle avait dressé une liste de 93 noms associés au « crime organisé » et Frank n’y figurait pas. Il n’avait revu Nixon qu’une seule fois. En automne 1975, alors qu’il était en disgrâce à San Clemente, il était descendu pour participer à un tournoi de golf sur le terrain de Fitzsimmons. Cela ne semblait pas le déranger d’être vu en compagnie d’Allen Dorner, de Joey Le Clown, de Tony Jacks et de leurs pareils. Eux non plus.

26. Frank rend visite à Marie Baptista.

            Marie Baptista l’aurait-elle dénoncé ? Il monte dans sa voiture et file vers Pacific Beach. Il n’a pas revu Marie depuis l’enterrement de Bap, trente ans plus tôt. Elle tarde à le reconnaître mais finit par le laisser entrer. Elle lui offre un thé et il lui propose d’aller faire ses courses, comme avant. « Je dirai à Momo, que tu as bien travaillé », lui dit-elle à son retour. Frank comprend que n’est pas elle qui a commandité le contrat. Mais qui ? il file vers La Jolla pour y rencontrer Un Sou.

            27. Vince a été retrouvé et la famille de Frank s’est évaporée dans la nature.

             L’agent Troy Vaughan annonce à Dave Hansen que le « flotteur » a été identifié, en comparant ses empreintes avec le sommier de l’Orange County. Vincent Paul Vena a un casier chargé qui lui a valu cinq ans à Leavenworth. Les flics du Michigan auraient aimé l’arrêter pour plusieurs meurtres commis dans les années 90 mais ils n’ont jamais pu. Et le bruit court qu’il venait d’être admis au conseil de gouvernement de La Combine. Ce qui intéresse Dave c’est que Vena était le type à qui Teddy Migliore rendait des comptes à Détroit. Vena gérait les clubs de strip-tease et la prostitution de San Diego pour La Combine. Peut-être était-il là pour descendre quelqu’un et il s’était fait doubler, pense Dave. Après avoir lu le dossier de Vena, Dave monte dans sa voiture et se dirige vers la Petite Italie. Frank Machianno a disparu. Puis, il se rend à l’annexe du centre-ville de la bibliothèque pour voir Patty Machianno. Une femme lui dit qu’elle n’est pas venue et qu’elle s’est fait porter malade. Il se rend à son domicile. La maison est fermée. Dave, qui connaît bien Patricia et Frank, apprend qu’elle a suspendu son abonnement à l’Union Trib pour deux semaines. Il demande alors à Troy de trouver les numéros d’immatriculation du véhicule de Patricia Machianno et de lancer une recherche. Il lui demande d’essayer de localiser sa voiture dans un parking de longue durée mais de ne pas ouvrir de dossier. Dave quitte la maison de Patty pour gagner Solana Beach. Il commence à s’inquiéter pour Frank. Le magasin de Donna Bryant est fermé alors qu’elle ne prend jamais de vacances ! Cela ressemble à un départ précipité. Frank est dans la nature, son ex-épouse envolée et sa petite amie, un bourreau de travail s’accorde subitement un congé. Jamais Frank ne se serait évanoui dans la nature sans s’être au préalable assuré que ceux qu’il aime soient en sécurité. Dave hésite à appeler Jill mais elle ne sait probablement pas où il est. Il veut faire pression sur Sherm Simon, pour voir ce qu’il a à en dire.

            28. Dave Hansen chez Sherm Simon.

            Dave Hansen arrive chez Sherm Simon « Un sou », comptable et avocat de Frank (cf. p. 39) alors qu’il est encore au téléphone en disant : « Run ! » à son interlocuteur. Simon prétend ne pas savoir où est Frank et affirme qu’il n’a rien à voir avec le terrorisme.

            29. Troy Vaughan dans un restaurant de Broadway, à San Diego.

Troy Vaughan sort du bâtiment fédéral et se rend dans un petit restaurant de Broadway, à la lisière du Gaslamp District. Il commande une soupe et un sandwich, ouvre l’Union-Tribune et laisse la page des sports qu’un client embarque avant de sortir.

30. Des pêcheurs ont trouvé le cadavre de Tony Palumbo.

            En s’efforçant de ramener un marlin de 200 kg, des pêcheurs ont trouvé le cadavre d’un homme que Dave identifie rapidement comme étant Tony Palumbo (le témoin-vedette de Cache-Sexe qui travaillait clandestinement comme videur au Hunnybear’s). Il a la confirmation que Tony a été tué par le même calibre que Vince Vena. Pour lui, Vena est probablement descendu de détroit pour descendre Palumbo et quelqu’un les a abattus tous les deux. Il décide de lancer un mandat d’amener contre Frank Machianno.

            31. Frank erre en voiture.

Frank prend à gauche sur Nautilus Street et sort de la route à Windandsea. Ce n’est pas le moment d’aller faire du surf Il a compris que Sherm était surveillé. Personne ne sait dans quelle voiture il circule, mais il ne sait pas non plus qui le poursuit. Il sort du parking et emprunte Nautilus vers l’est, puis pique plein sud vers La Jolla Drive et de nouveau vers l’est par la Soledad Mountain Road jusqu’à la 5. Puis il roule vers le nord jusqu’à la 78 et file de nouveau vers l’est.

32. Jimmy le Kid Giacamone à San Diego pour tuer Frankie Machine.

Jimmy le Kid Giacamone est assis dans une voiture et songe au courage de Frankie. Il a débarqué en Californie avec toute son « Équipe de démolition ». Ils sont venus par des vols séparés et aucun ne séjourne à san Diego. Jimmy est allé dans l’Orange County, Paulie et Joey à L.A., Carlo à Burbank, Tony à Palm Springs et Jackie à Long Beach. Les gars de Mouse les ont rencontrés et équipés. Jimmy sait que Frankie a fusillé la Hummer du jeunot et piqué la caisse de Joey Fiella dans la foulée. Il ne veut pas louper cette occasion de prendre sa place à la table du conseil et de redonner à la famille Giacamone la place qui lui revient au détriment des Tominello. Il attend donc que Frankie Machine réapparaisse.

            33. Frank à la banque de Borrego Springs.

            Deux heures plus tard, Frank entre dans le désert… où il pleut. Borrego Springs est une oasis dans le parc national du désert d’Anza-Borrego. La ville, censée rivaliser avec palm Springs, ne s’est jamais vraiment développée. Par la route 22, Frank entre dans la ville. Il y est attiré par une banque où Sherm blanchit de l’argent et où il a prévu de s’approvisionner en liquide en cas d’urgence. Il se gare chez Albierto, un petit restaurant mexicain où il a déjà mangé. Il achète le Borrego Sun qu’il commence à lire en attendant sa commande. Puis il termine son repas et sort. Il entre alors dans la banque, se dirige vers le comptoir et demande à parler à M. Osborne, le directeur, en tant que Scott Davis. Celui-ci, nerveux, sort et l’invite à le rejoindre dans son bureau. Osborne ouvre alors un placard verrouillé puis un coffre-fort avant d’en sortir un sac bancaire en toile de jute qu’il tend à Frank. Il y a 20.000 $. Soudain, Osborne jette un coup d’œil par-dessus l’épaule de Frank vers la fenêtre qui donne sur la rue. Frank sort son .38 et le plaque au visage du banquier qui explique que des hommes sont venus le matin même en lui ordonnant de remettre l’argent à … Davis. Il a une femme et deux enfants, Becky et Maureen. Le banquier fond en larmes. Frank lui demande s’il y a une sortie sur l’arrière puis se ravise. Les hommes l’attendent sûrement derrière.

            34. Jimmy le Kid Giacamone et ses hommes guettent la sortie de Frank de la banque de Borrego Springs.

            Jimmy est assis dans sa voiture, garée le long du trottoir face à la banque, son fusil sur les genoux. Carlo, qui était planqué chez le glacier, de l’autre côté de la rue, confirme qu’il a vu arriver Frankie qui est allé au restaurant puis s’est rendu à la banque. Il n’a rien fait en attendant les ordres de Jimmy. Paulie, Jackie et Joey sont à l’arrière de la banque. Jimmy se demande ce qui retient Frank à l’intérieur quand retentissent les sirènes de la police. Il faut détaler.

            35. Intervention des state troopers et fuite de Frank.

            Frank sort par derrière dès qu’il entend les sirènes. Il a demandé à Osborne d’appuyer sur l’alarme silencieuse puis d’expliquer aux state troopers qu’un homme était entré et avait tenté de braquer la banque puis qu’il avait paniqué et filé, en donnant le signalement d’un des hommes qui l’avait abordé le matin. Frank sort de la ruelle, trouve l’échelle qui permet d’accéder au toit puis redescend de l’autre côté au moment précis où les voitures des state troopers arrivent devant la banque. Il regagne sa voiture et traverse la rue jusqu’à la station-service pour faire le plein. Naïvement, il demande à l’employé ce qui se passe. Il regarde Osborne sortir de la banque, en même temps qu’un quidam traverse la rue en courant en provenance de chez le glacier et montre l’ouest en gesticulant frénétiquement : « Ils sont partis par là ! » Un des flics prend sa voiture et pique vers l’ouest. Frank démarre et prend la direction de l’est. Il a déjà vu cet homme chez le glacier. C’est Carlo Moretti, un mec de Détroit, un des pistoleros de Vince Vena.

            36. Frank envoyé à Las Vegas (Garth, Biancofiore, Herbie Goldstein) (analepse).

            C’était en 1981. Le mariage de Frank et de Patty battait déjà de l’aile. Ils essayaient sans relâche d’avoir un bébé, sans aucun résultat. Patty n’était pas pour l’adoption. Au fond d’elle-même, elle lui en voulait. Les temps étaient donc durs et leur vie amoureuse avait tourné à la corvée angoissée. C’est à ce moment-là qu’il avait reçu un appel de Chicago lui enjoignant de se rendre à Vegas pour régler un petit problème. Ils s’étaient disputés à ce sujet : elle lui reprochait d’aller à Vegas pour s’amuser et il répondait que c’était pour le boulot mais il ne voulait pas expliquer lequel. Elle avait fondu en larmes en répétant qu’elle voulait un bébé. Lui aussi. Le trajet jusqu’à Vegas avait été un soulagement. Donnie Garth était alors le golden boy le plus prometteur de l’immobilier depuis qu’il avait racheté le Paladin Hotel. Tout s’était bien passé au début jusqu’au jour où il avait commencé à l’écrémage auquel la pègre se livrait dans le casino. Frank était le chauffeur de Carmine Antonucci lorsque ce dernier s’était rendu chez Garth, à La Jolla, pour une « explication ». La présence chez lui de ces malfrats embarrassait Garth. Carmine était le représentant de Chicago à Las Vegas et il contrôlait à ce titre tous ces juteux profits que Garth cherchait à mettre à mal. Carmine menaça Garth d’envoyer Frankie Machine s’il n’obtempérait pas. Frank n’avait pas dit un seul mot. Il avait raccompagné Carmine à l’aéroport d’où un avion privé l’avait ramené à Vegas. Garth était rentré dans le rang. Sauf qu’il eut vite un problème. Donnie s’était rendu au sauna de son hôtel en compagnie de Marty Biancofiore, un colosse qui exigea sa part de l’hôtel sous prétexte qu’il avait fait pression sur des acheteurs potentiels de l’hôtel. Garth avait appelé Carmine en lui demandant d’envoyer la « Machine ». Et Carmine avait prévenu Frank. Chicago faire un exemple en se débarrassant de Biancofiore de manière ostensible. Frank l’avait traqué pendant six jours en étudiant son emploi du temps. A l’époque, il ne voulait pas l’abattre en plein jour comme il lui arriva de le faire plus tard (quand Chicago voulut effacer Joe Bonnano). Biancofiore travaillait de 20h à 2h du matin et il prenait d’infinies précautions. Frank aurait préféré l’éliminer chez lui mais Chicago et Garth voulaient que ce soit plus visible. Frank ne voulait pas non plus prendre le risque de toucher un passant. Pour cela, il fallait le tuer dans sa voiture. Mais pour y accéder, il fallait qu’il y soit invité. Biancofiore était méfiant mais chacun a son talent d’Achille et pour lui, c’était l’argent : il avait accumulé les dettes, en particulier auprès d’Herbie Goldstein. Avec Garth, il conçut le moyen de l’attirer dans un piège. Garth appela Marty pour lui proposer la somme de 100.000 $ comme compromis. Ce n’était pas suffisant. Ils négocièrent jusqu’à 250.000. Marty voulait recevoir l’argent en liquide et dans un lieu public. Le rendez-vous aurait lieu à midi, dans sa voiture, dans le parking. Frank conseilla à Garth de partir quelques jours et de se créer un alibi. C’était donc Frank et non Donnie Garth qui attendait Marty à la grande surprise de ce dernier. Après avoir vérifié que Frank ne portât ni micro ni arme, Marty le fit monter dans sa voiture et lui demanda d’ouvrir la mallette. Soudain, Frank empoigna le .25 et tira cinq balles à travers le couvercle. Puis il remisa l’automatique dans la mallette, sortit de la voiture et s’éloigna. De retour dans sa chambre d’hôtel, il nettoya l’arme et l’attaché-case qu’il balança dans un puits. Une heure plus tard, un employé du parking avait trouvé le corps de Marty avec cinq balles dans la tête. L’affaire Biancofiore avait eu des retombées immédiates. Frank avait suggéré à Garth de payer à Herbie Goldstein les 75.000 $ que lui devait Marty. C’est à cette occasion que Herbie et Frank étaient devenus amis. Herbie l’avait remercié, avait payé l’addition et l’avait invité à las Vegas. A priori, Frank n’avait pas l’intention d’aller à Vegas, mais il avait changé d’avis après un esclandre avec un chef. Il s’était installé dans une suite du Paladin. Le soir, Herbie était venu avec deux filles : Susan qui devait accompagner Herbie et Mandy Frank. Ils avaient fait la fête toute la nuit… Herbie était tout bonnement répugnant mais il attirait les femmes. On le voyait toujours au bras des plus belles femmes. En regagnant le Paladin, à 3 h du matin, Mandy lui avait proposé de finir la nuit avec elle. Frank avait eu des scrupules par rapport à Patty et il avait cédé. Herbie l’emmena prendre un petit-déjeuner et l’initia à la cuisine juive, ce fut une révélation pour Frank. Herbie savait de quoi il parlait. Quand on conversait sérieusement avec lui, on se rendait compte qu’il connaissait un tas de choses. Sur la nourriture, le vin, la joaillerie et l’art. Il l’avait également initié aux mots croisés. Frank avait quitté Vegas trois jours plus tard. Il y était souvent retourné ensuite, la plupart du temps au Paladin.

 5. Un des plus gros syndicats des USA, l’International Brotherhood of Teamsters (IBT), soit la « Fraternité internationale des camionneurs ».

6. Surnom traditionnel d’une résidence du Président des États-Unis.

 

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15 mai 2024 3 15 /05 /mai /2024 11:24

 37. Frank passe du bon temps à Las Vegas avec Herbie Goldstein (analepse).

            Frank travaillait seize heures par jour toute la semaine à San Diego puis partait pour Vegas le week-end. Deux ou trois fois, il avait proposé à Patty de venir avec lui mais elle avait refusé. Il ne restait pas longtemps seul à Vegas. Herbie avait acheté un petit club clandestin dans une galerie marchande à l’écart des casinos et où il n’acceptait que les affranchis. Son club était devenu le repaire d’élection des gars de Californie sortis de prison. Mike Pella était revenu lui aussi. Il s’était installé à Vegas. Il était d’ordinaire assis à une table en compagnie de Peter Martini, alias Mouse Senior qui venait d’être nommé boss. Et Carmen, le frère de Peter ainsi que leur neveu Bobby, un chanteur de night-club, y avait aussi ses habitudes. Et, bien entendu, on y trouvait aussi Herbie, assis avec Sherm Simon à faire des mots croisés, dans un coin qu’on avait surnommé « le petit Israël ». Frank passait de bons moments dans la cuisine et à écouter les conversations des gars. On parlait aussi beaucoup de crime. Le vol extravagant de Mike Pella (3.000 t-shirts et 200 postes de télévision) avait longtemps occupé les conversations. Il y avait aussi les filles. Tromper Patty avait été pénible la première fois, mais Frank s’était mis à fréquenter toutes sortes de femmes. Et il se demandait pourquoi les épouses ne se comportaient pas comme des maîtresses. Il avait essayé de se réconcilier avec Patty mais ça n’avait pas marché. Il passait du bon temps. Mais tout cela avait pris fin quand il avait dû tuer Jay Voorhees.

            38. Le contrat de Frankie Machine au Mexique pour éliminer Jay Voorhees (analepse).

            Jay Voorhees était le chef de la sécurité du Paladin. Véritable Houdini de la salle des comptes, il avait fait s’évader l’argent de la salle des coffres. Le FBI l’avait repéré et il avait craqué puis il avait fui au Mexique. Chicago voulait l’empêcher de parler. C’est difficile de disparaître et ça coûte cher. Frank devait le retrouver avant qu’il ne revienne vers les Feds. Il avait refusé qu’on lui adjoigne une équipe mais avait demandé de l’argent pour couvrir ses frais. Il avait filé Voorhees de Mexico à Guadalajara, puis de l’autre côté à Mazatlàn et Cozumel, à Puerto Vallarta ensuite, et pour finir, jusque tout en bas de la pointe de Baja, à Cabo. Une sorte de lien finit inéluctablement par se tisser entre le chasseur et sa proie. Voorhees avait mordu la poussière dans le petit village de Santa Rosalia. Il s’était trouvé une petite cabane de pêcheurs sur la plage rocheuse. C’est là que Frank le retrouva. Voorhees se mit à pleurer en le voyant. Il avait peur. Il avala les comprimés de Valium 10 qu’un médecin de Guadalajara lui avait prescrit, en vidant une bouteille de vodka. Une seconde plus tard, il basculait à la renverse sur sa chaise, puis retombait en avant et s’effondrait sur les rochers. Frank le releva et le réinstalla sur sa chaise. Il retourna ensuite au village, trouva un téléphone et passa un coup de fil à Donnie Garth qu’il était en sécurité. En rentrant de cette mission, Frank avait découvert que Patty avait fait changer les serrures. Il avait enfoncé la porte d’un coup de pied puis appelé un copain serrurier, à 2 h du matin, pour lui demander d’en poser des neuves. Le lendemain soir, il avait roulé jusque chez Garth. Il donnait une soirée. Assis dans sa voiture à regarder Garth se pavaner, il avait eu la tentation de le tuer. S’il avait su à l’époque… mais il n’était pas encore au courant. Il était donc resté dans la voiture avant de repartir. Dans la chronique mondaine de l’Union-Trib le lendemain matin, il avait appris que Garth avait levé près d’un million de dollars pour un nouveau musée d’art moderne. Puis, on avait appris que l’ex-chef de la sécurité du Paladin était mort d’une overdose au Mexique. Garth avait flanché par la suite. Les Feds l’avaient enfermé dans une salle d’interrogatoire et il avait tout balancé. Frank avait mis des années à comprendre pourquoi Donnie Garth avait eu droit à un billet de faveur.

            39. Les poursuivants ont perdu la trace de Frankie Machine.

            Jimmy et Carlo sont assis dans le parking du Burger King, à plus de cent kilomètres à l’est de Borrego, près de la frontière mexicaine. Il a dispersé le reste de son équipe. Il a envoyé Jacky et Tony au Mickey D’s, Joey et Paulie au Jack in the Box. Carlo constate que Frankie Machine a filé avec de l’argent et qu’ils ne savent plus où il est. Mais Jimmy lui répond qu’il va contacter les… chasseurs de fantômes.

            40. Frankie est repéré à Brawley grâce à un GPS dans le sac bancaire.

            Dave et Troy regardent clignoter la lumière rouge sur la carte électronique. Le dispositif GPS planqué dans le sac bancaire fonctionne à la perfection. Frank est repéré à Brawley. Il a fait escale à l’EZ Rest Motel, à deux pâtés de maisons de la 78.

            41. Jimmy est informé pour Brawley.

            En raccrochant son portable, Jimmy indique d’aller à l’EZ Rest Motel, à Brawley, Californie. Il jubile.

            42. Frankie à l’EZ Rest Motel à Brawley.

            La ville de Brawley est une oasis en plein désert. Pendant la Grande Dépression, la Works Progress Administration a fait creuser un canal à l’ouest du fleuve Colorado, vers le désert, qui a permis de cultiver des champs de luzerne. La ville a tout d’une petite bourgade agricole avec son enfilade de restaurants, de motels et de banques. Frank trouve rapidement ce qu’il cherche et se repose.

            43. Jimmy et ses hommes attaquent le motel.

            Jimmy gravit l’escalier ver le premier étage du motel. L’heure n’est plus à plaisanter. Il doit s’attaquer à Frankie Machine dont il connaît la réputation. Carlo assène un grand coup de bélier dans la porte de la chambre qui explose. Jimmy pénètre dans la pièce. Frankie Machine n’est pas là. Il perçoit un bruit d’eau dans la salle de bains et s’approche, le .38 à la main. Personne, sauf un petit mot scotché au mur de la cabine avec le petit moniteur du GPS. Jimmy lit : « Tu croyais jouer avec des gamins ? » Puis il sort de la salle de bains et regagne l’entrée. Carlo est à terre, blessé à l’épaule. Paulie gît sur le sol du balcon, il se tient le bas de sa jambe gauche. Jimmy ne sait pas d’où sont venus les coups de feu. Jackie et Tony sont-ils touchés eux aussi ? Jimmy cherche du regard leur voiture dans le parking et parvient à distinguer les deux silhouettes. Jimmy leur fait un signe de la main. Paulie réclame un médecin. Mais ce n’est pas le moment.

            44. Frankie en sniper sur le toit d’en face.

            Frank est allongé sur le toit du silo, de l’autre côté de la rue ; le canon de son fusil repose sur la boucle inférieure du G de la grande enseigne Agricorp. Il place le point du faisceau infrarouge pile sur le front du gamin. Il ne reconnaît ni le jeunot (Jimmy) ni « Blessure à la jambe » (Paulie). Mais le gamin accroupi dans sa ligne de mire n’est pas un plaisantin. Il ne peut pas se permettre d’avoir un tel mec au train. Il rajuste son tir et presse sur la détente.

            45. Jimmy le Kid passe deux appels pour faire son rapport.

            La balle frappe le bois un centimètre au-dessus de la tête de Jimmy le Kid. Frankie n’a pas raté son tir ; il a envoyé un message à Jimmy. Celui-ci laisse passer 5 minutes et entreprend de nettoyer le naufrage de l’Équipe de démolition. Avec Carlo et Paulie, il remonte l’autoroute sur une petite distance puis s’arrête pour passer un premier coup de fil à Mouse Senior. Il l’informe de la situation. Mouse Senior lui donne une adresse puis Jimmy appelle un deuxième correspondant qui lui tient des propos plus énigmatiques, visiblement mécontent du constat. Paulie est en train de perdre son sang dans la voiture.

            46. Dave et Troy arrivent à l’EZ Rest Motel.

            Dave Hansen entre dans la chambre de l’EZ Rest Motel qui grouille de flics locaux peu habitués à ce genre d’affaire. Dave examine la trace de balle sur l’encadrement de la porte et, en pivotant sur lui-même, aperçoit l’enseigne Agricorp, puis il voit le mot laissé dans la salle de bains. Troy lui demande ce qui s’est passé. C’est Frankie Machine. Pourtant un certain nombre de questions demeurent. Que s’est-il passé ici ? Qui a tenté de descendre Frankie avant leur arrivée ? Et comment savaient-ils où le trouver ?

            47. Frank roule dans le désert et fait le point sur la situation.

            Frank roule de nuit à travers le désert. Il se dit qu’il aurait dû les tuer tous, en particulier le chef du groupe. Il ressemble à Tony Jacks, ou plutôt à son frère cadet, Billy. Il s’est fait coffrer. Il avait déjà son « Équipe de démolition ». Il travaillait dans une casse et désossait les voitures. Frank commence à comprendre. La Combine a envoyé Vince pour l’éliminer. Prudent, Vince a envoyé des intermédiaires. Il a demandé à Tony Migliore d’adresser John Heaney à Mouse Junior pour le piéger. Les Migliore rendent des comptes à La Combine. Il lui versait une part de ce que leur rapportait le commerce du sexe. Frank se disait qu’il n’avait jamais trempé là-dedans. Quoique…

            48. L’affaire des night-clubs et des S&L, Summer, le Fils fortuné et naissance de Jill (analepse).

            Le problème c’était que l’affaire des boîtes de strip avait démarré par les compagnies de limousines. En 1985. Vegas s’était ramassé, Mike et Pella se retrouvaient plutôt isolés à San Diego, à moins de compter sur les gars de Détroit ce dont Frank s’abstenait. Les Migliore s’étaient toujours occupés de leurs propres affaires et donnaient l’impression de n’avoir jamais de démêlés avec les flics. Frank n’était d’ailleurs plus dans le coup à cette époque. Plus de trois ans de paix et e tranquillité relatives, et la belle vie. Il avait sa maison et sa femme, son petit commerce de poissons et le service de location de limousines, florissant dans les années 80. Puis Patty était tombée enceinte. Donc, au début de l’été 1985, ils allaient enfin avoir un bébé.

            Mike proposa à Frank de se faire un peu d’argent facile. Le bébé arriverait dans deux semaines, et il ne détestait pas l’idée de se faire un peu d’argent. Un banquier allait donner une fête qui durerait tout le week-end pour une poignée de ses associés. Frank et Mike n’auraient qu’à conduire une voiture ou deux et assurer la sécurité durant les festivités. En apprenant le nom du banquier, Donnie Garth, Frank avait changé d’avis. Il ne voulait plus travailler pour cette « donneuse » de Garth. Le vieux Migliore et Marcello, un type de La Nouvelle-Orléans possédant une part d’une S&L dont Garth était le président, avaient demandé Frank en personne. Le boulot avait d’abord consisté à conduire un des officiels de la S&L jusqu’à une banque de Rancho Santa Fe, où cet homme avait tiré 50.000 $ en liquide avant de lui demander de le déposer au Price Club pour acheter… des femmes. Une certaine Karen s’était présentée dans le parking au volant d’une Mercedes 500 et le cadre de la banque, John Saunders, lui avait remis l’argent. Frank l’avait conduit au port, où Garth possédait un yacht de 36 m et l’y avait déposé. Saunders avait demandé d’aller chercher les filles à 8h et lui avait donné une adresse à Del Mar. Si Patty l’avait su, elle aurait eu une crise cardiaque. Summer Lorensen était la plus jolie de toutes. Ce stéréotype de la fille de campagne du Midwest avait quelque chose de plus. C’était la première fois qu’elle montait dans une limousine et à bord d’un yacht. Frank et Mike avaient amené les filles au port et les avaient aidées à monter sur le bateau. On leur recommandait d’être discrètes. Il y avait là des banquiers, mais aussi deux juges fédéraux, trois ou quatre membres du Congrès, un sénateur et quelques politicards que Mike semblait connaître (à la différence de Mike). Donnie Garth avait accueilli ses invités par un discours de bienvenue. Frank était resté planté près du bastingage de proue pour regarder les hommes choisir leur partenaire. Avec l’apparition de la cocaïne, les inhibitions avaient sauté et la soirée s’était transformée en orgie débridée. Frank et Mike, toutefois, devaient tenir Summer à l’écart de cette débauche. Elle devait participer à la fête après la fête. Avec le VIP de la liste A dans la maison sur la plage de Donald. Summer avait donc passé la soirée à bavarder avec Frank et Mike. Un homme, toutefois, la regardait de manière insistante. Un fils de sénateur dont le père siégeait dans une commission bancaire et qui était promis à un grand avenir. Frank l’avait surnommé le « Fils fortuné ». Le yacht était revenu à quai au matin. Pendant une quarantaine de minutes, Frank et Mike avaient aidé à réveiller les fêtards. Les invités avaient quitté le bord avant de rejoindre leurs véhicules. Certains chanceux étaient invités à continuer le week-end chez Garth, à Solana Beach, à dix minutes du port. Frank y avait conduit Summer. Puis Mike s’était garé et avait ouvert la porte à une deuxième fille, Alison. Garth était sorti de la maison, suivi par le Fils fortuné qui constituait à lui seul toute la liste A. Il les voulait toutes les deux. Après avoir pris une douche, les deux filles étaient revenues en bikini puis Summer avait essayé de mettre un pied dans l’eau. Elle en était vite sortie, réchauffée par le Fils fortuné. Après le repas, tout le monde était allé se reposer dans des chambres séparées. Frank, lui-même, s’était assoupi dans sa voiture. A son réveil, un ballet érotique avait commencé entre Summer, Alison et le Fils fortuné. C’est à ce moment qu’on avait prévenu Frank que Patty perdait les eaux au Scripps. Il était arrivé à temps pour la naissance de Jill. Sa vie avait changé.

            Frank avait appris ultérieurement que l’industrie des savings and loan avait été la plus grosse escroquerie avec usurpation de l’Histoire. Garth et d’autres responsables de la S&L dénichaient des opérations dans leur secteur d’activité, s’octroyaient, ainsi qu’à leurs associés écrans puis manquaient à leurs engagements et vidaient leur S&L de tous ses actifs. Garth avait mis sa propre Hammond Savings ans Loan dans le rouge d’un milliard et demi. Ces gars avaient arnaqué le pays d’au moins 37 milliards de dollars et le Congrès avait frappé à la tête pour le leur faire payer. Le château de cartes des S&L avait fini par s’écrouler et Garth était allé en prison pendant que les sénateurs et membres du Congrès présents dans le bateau, se lamentaient du scandale sur CNN. Karen Wilkenson avait purgé deux ans de prison pour complicité et John Saunders un an pour abus de biens sociaux. Le Fils fortuné avait poursuivi sa carrière et était devenu sénateur. Le corps de Summer Lorensen avait été retrouvé dans un fossé quelques jours plus tard, sur la route de Mount Laguna, et on l’avait déclarée victime du tueur de la Green River. En songeant à elle à cette époque, Frank s’était senti mal. Puis il avait oublié. La guerre des clubs de strip-tease n’allait plus tarder à se déclarer.

            49. La guerre des clubs de strip-tease : E. Monaco, B. Brooks, Georgie Y, Big Mac, Stone, Sherrell et Porter (analepse).

            Eddie Monaco, la cinquantaine, était un voyou qui avait fait de la prison pour extension et contrefaçon. Compte tenu de son casier, il avait placé Peter Walsh, un homme de paille, à la tête du Pinto Club dont il était techniquement le propriétaire. Le club était situé sur Kettner Boulevard, à quelques blocs du Lindbergh Field. Frank et Mike géraient une flotte de limousines entre San Diego et l’aéroport et proposait, outre les transports, des services supplémentaires discrets. Eddie Monaco savait reconnaître leurs talents et se montrait généreux. Il aimait bien avoir des affranchis autour de lui. Le « chic gangster » attirait les clients. Maintenant qu’il avait un enfant, il refusait certaines faveurs sexuelles qu’on lui offrait. Il avait d’ailleurs pitié de ces filles qu’on exploitait. Eddie Monaco possédait cinq voitures de collection dont une Rolls qu’il conduisait habituellement. Il avait des femmes couvertes de bijoux, une grande maison à Rancho Santa Fe et un appartement à La Jolla. Il aimait les beaux costumes, les Rolex et les liasses de billets. Il avait aussi beaucoup de dettes. Il souhaitait faire du Pinto le principal club topless de Californie et le premier de toute une chaîne. Il voulait devenir le roi du monde du strip-tease et il dépensait beaucoup d’argent pour y parvenir. Pour cela, il pratiquait le principe de la cavalerie. Parmi les gens qui lui prêtait de l’argent, il y avait Billy Brooks. Deux gorilles l’accompagnaient le plus souvent : Georgie Yaznezensky, dit Georgie Y et Angie Basso, teinturier préféré d’Eddie Monaco. Georgie Y était un immigré ukrainien costaud que même la mafia russe de Fairfax craignait. Eddie l’avait engagé comme videur au Pinto parce que Billy lui avait prêté la somme de 100.000 $ qu’Eddie tardait à rembourser. Billy continuait de venir au club et de réclamer son argent. Eddie le faisait patienter avec des filles mais ce n’est pas cela que voulait Billy. D’autant qu’il voyait Eddie jeter son argent par les fenêtres. Eddie s’était lassé de voir Billy l’ennuyer avec ça. C’était à la Saint-Sylvestre et ils étaient assis au bar du Pinto Club, où Billy s’était arrangé pour retrouver Eddie et lui parler de son problème (Patty n’avait pas apprécié que Frank fût obligé de travailler ce soir-là). En arrivant au club, Frank s’était assis au bar et avait écouté Billy Brooks se plaindre à Mike. Les deux hommes étaient amis ; ils avaient fait de la prison ensemble à Chino. Mike avait expliqué à Billy qu’un usurier ne pouvait laisser croire qu’on pouvait ne pas le rembourser. Mais s’attaquer à Eddie, c’était s’attaquer à la mafia. Billy le savait bien. Ce jour-là, Frank avait néanmoins compris que les jours d’Eddie étaient désormais comptés.

Dès le premier jour de 1987, Mike s’était rendu à l’appartement d’Eddie à La Jolla. Il avait attendu midi. Eddie avait ouvert la porte et Mike lui avait tiré trois balles dans la tête.

Billy Brooks avait immédiatement eu droit au respect et à une part du Pinto Club. Mais pour Mike, Billy avait désormais une dette à son égard qu’il entendait bien se faire payer. Il s’incrusta au club, se concoctant une ardoise à rallonge. Toute son équipe – Bobby Bats, Johnny Brizzi, Rocky Corazzo – ne tarda pas à l’imiter. Mike voulait pressurer le club, notamment en fourguant de la coke aux filles et en leur fournissant un appartement, en les entraînant dans un cycle de dépendance. Au bout d’un an, Billy était venu faire part de ses inquiétudes à Frank. Celui-ci ne voulait pas s’en mêler, d’autant qu’il avait ses propres soucis. Patty menaçait de divorcer. Il dit donc à Billy de régler son problème directement avec Mike. Trois soirs plus tard, c’est Mike qui interpella Frank pour lui dire qu’ils allaient devoir parler à Billy.  Frank fit la même réponse puis il se ravisa. Il l’accompagnerait pour tempérer les choses. Tous partirent dans la limousine de Frank, direction l’est sur Kettner, vers le quartier des entrepôts. Billy avait amené Georgie Y comme garde du corps. Frank conduisait, Georgie Y était assis avec lui à l’avant et Mike et Billy discutaient à l’arrière. Mike ne comprenait pas pourquoi Billy le harcelait. Billy fit alors l’inventaire de ses griefs : il corrompait les filles avec la drogue et le porno, il attirait la police, il ne payait pas ses consommations. Il ne lui avait « jamais demandé de descendre Eddie ». Ce dernier argument mit Mike de très mauvaise humeur au point où il sortit son arme. Georgie Y plongea la main dans sa poche en quête de son automatique. D’une main, Frank donna un brusque coup de volant et piqua vers le trottoir, puis, de l’autre, il plaqua le poignet de Georgie à sa ceinture. Billy tenta de s’enfuir. Il s’escrimait contre la poignée de la porte quand Mike tira. Trois détonations. Billy s’effondra contre la portière, blessé à l’épaule et au visage. Après avoir confisqué le calibre de Georgie Y, Frank lui demanda de l’accompagner pour prendre des serviettes dans le coffre. Puis, ils remontèrent dans la voiture et prirent la direction des urgences. Mike avait peur qu’il ne parlât à la police mais Billy connaissait les règles. Et la prochaine fois, il n’échapperait pas à la mort. La balle avait touché un nerf et causé une cécité permanente. Frank indiqua à Mike que Billy garderait désormais sa part du club et qu’il partagerait avec lui les gains. Mike regrettait son geste. Billy n’osa plus se montrer au club. C’était plutôt de Georgie Y qu’ils devaient s’inquiéter. La police le ferait parler. Mike menaçait de l’éliminer. Mais Frank l’en avait dissuadé. Georgie Y avait conservé la vie et son emploi de videur au club. Ç’aurait donc dû s’arrêter là. Mais ça n’avait pas été le cas. La guerre des clubs de strip-tease venait tout juste de commencer.

            Frank se rappellerait toujours sa première rencontre avec « Big Mac » Mc Manus, un grand black de 2,04 m et de 125 kg. Frank était assis dans une stalle avec Mike et Pat Walsh quand Big Mac avait fait irruption. Georgie l’avait laissé entrer. Big Mac était accompagné de trois blancs. Il venait pour acheter le club à Billy Brooks. Il était déjà actionnaire majoritaire, entre autres, du Cheetah, du Sly Fox et du Bare Elegance et voulait ajouter le Pinto à son portefeuille. McManus semblait très bien savoir qui était Mike Pella et Frank Machianno qu’il salua et présenta ses trois associés, Stone, Sherrell et Porter. Puis, il sortit une carte de visite de sa poche, la posa sur sa table et les invita à un raout qu’il donnerait le dimanche suivant, à 14h. Après leur départ, Frank et Mike s’étaient renseignés sur eux. Horace « Big Mac » McManus était un ancien officier de la brigade routière de Californie qui avait tiré quatre ans au pénitencier fédéral pour contrefaçon. Âgé maintenant de 46 ans, c’était un intervenant de premier plan dans le commerce du sexe californien. John Stone était un flic, appartenant encore à la brigade routière de Californie. Il détenait une part dans tous les clubs de Mac et passait le plus clair de son temps à l’aider à gérer son business. Danny Sherrell était le gérant du Cheetah. Son surnom était « l’Étouffeur ». Pat Porter, débarqué deux ans plus tôt, avait été engagé comme videur au Cheetah. « Des flics ! » soupira Mike.

            Mike et Frank se rendirent le dimanche à la villa « Tara » à Rancho Santa Fe. Tous les serviteurs étaient blancs. Mac fit son apparition au bras d’une femme qu’il présenta comme Amber Collins mais que Mike avait reconnu comme miss Mai, playmate de Penthouse. Mac leur fit visiter sa demeure, le salon, la cuisine, les six chambres à coucher, le dojo, le zoo privé sur l’arrière du manoir. Il promit de leur présenter Hefner. Dans son bureau, ils discutèrent musique puis Mac revint à ses affaires. Il tenait à racheter le Pinto pour l’élever à un niveau supérieur. « Vous pouvez le vendre tout de suite et faire un bénéfice. Ou bien attendre que je vous ai évincés et perdre de l’argent. Je contrôle six clubs en Californie et trois autres à Vegas. Je compte m’installer très bientôt à New York. Les têtes d’affiche, les noms, travailleront exclusivement pour moi. D’ici six mois, un an au maximum, vous ne serez plus en mesure de rivaliser avec nous » dit Mac. Mike fit alors une proposition à 49% en conservant une sorte de direction de la gestion de l’établissement. Mais Mac ne pouvait pas envisager moins que 90% et encore moins laisser perdurer les habitudes de Mike avec les filles. Il laissa ensuite les deux hommes profiter de leur après-midi. Mais pendant que Mike s’amusait avec une fille, Mac vint parler à Frank : il lui proposait de venir travailler avec lui. Mais Frank était loyal à Mike. Plus tard, ce même soir, Mike avait évoqué l’idée de tuer Mac. Mais Frank l’en dissuada et lui conseilla même de céder ces 80%. Mike ne voulait rien entendre. Dès le lendemain, des inspecteurs avaient commencé à se pointer à la boîte en cherchant la petite bête. La semaine d’après, des véhicules de la brigade routière de Californie s’installèrent en face de la boîte et verbalisèrent les clients à l’envi. Des flics en civil commencèrent à hanter la boîte. Il y eut de moins en moins de clients. C’était mauvais pour les affaires. Une semaine plus tard, deux filles avaient été arrêtées pour racolage, une troisième pour possession. Le lendemain matin, Pat avait reçu un coup de fil de la commission des spiritueux, le menaçant de retirer au club sa licence d’alcool. Frank pressait Mike de vendre. Mais Mike préféra la méthode forte : il avait flanqué le feu au Cheetah Lounge. En rétorsion, Pat Porter et Sherrell avaient cassé les poignets d’Angie Basso, l’un des incendiaires. Donc, trois soirs plus tard, Frank et Mike se trouvaient en face du Bare Elegance, en attendant que l’Étouffeur ferme la boîte. Frank, en passant le canon du .22 par la vitre ouverte, avait visé la partie charnue du mollet de Sherrell et tiré. La réponse à l’agression d’Angie Basso était plutôt clémente. Un autre jour, alors que Frank attendait de charger un client à l’aéroport, il avait aperçu Pat Porter entrer dans le terminal. Il venait attendre l’arrivée d’un vol direct en provenance de Heathrow et accueillir deux hommes qui s’étaient pointés au Pinto deux jours plus tard, un mardi, en fin d’après-midi. Frank avait dû demander à Georgie de se calmer en restant devant la piste pour regarder Myrna. Porter s’avança jusqu’à la stalle, flanqué de ses deux gars et vint défier Frank : « ça se jouera entre toi et moi ». Frank termina la dernière bouchée de son burger, avala une lampée de Coca puis se leva et planta violemment le verre massif dans la joue de Porter. Maillot de rugby fit mine de s’interposer, mais un automatique apparut brusquement dans la main de Frank qui l’arma et le braqua sur les deux nervis qui restèrent tétanisés sur place.  Frank saisit porter par la cravate et le tira à l’extérieur, suivis par ses deux hommes de main. Frank reprit sa place dans la stalle, demanda l’addition et proposa à la serveuse de nettoyer le sang. Au retour de sa course, Mike le remercia chaleureusement.

            C’était arrivé deux semaines plus tard. Mike avait réquisitionné Frank pour conduire un groupe de Japonais. Il avait donc chargé Georgie d’aller récupérer de l’argent auprès du petit copain camé d’une des danseuses. A leur retour au club, à une heure du matin, ils avaient trouvé Myrna en pleurs. Elle avait accompagné Georgie et ils étaient tombés sur porter et ses deux acolytes qui avaient battu Georgie à mort en laissant le message : « Ç’aurait dû être Frank ». Quinze minutes plus tard, Mike et Frank s’étaient rendus au chevet de Georgie. Sa sœur, accourue de L.A. avait donné son accord pour qu’on le débranchât. Frank et Mike retrouvèrent le camé caché dans le placard de sa chambre, le conduisirent jusqu’au canal et l’achevèrent après avoir obtenu ce qu’ils cherchaient. Les hommes se cachaient au White Hart, un rade de Carlsbad où ils décidèrent de se rendre.

Tous deux connaissaient l’établissement accueillant les Anglais expatriés en Californie du sud. Frank demanda de rester dans la voiture, moteur allumé. Il sortit de la voiture et prit dans le coffre un fusil de 12 à canon scié, un gilet pare-balles, une paire de gants et un bas noir qu’il enfila. L’établissement était presque vide : juste deux gars au bar. Le barman, maillot de rugby et Arsenal étaient assis à une table à boire, en suivant un match à la télévision. Frank les abattit l’un après l’autre puis il fit de même avec Porter qu’il trouva aux toilettes. Puis il regagna la voiture et dit à Mike de prendre la direction de Tara.

Ils s’arrêtèrent d’abord à Del Mar, chez Mike qui planquait un arsenal dans le placard de sa chambre d’amis. Frank opta pour deux .38 à canon court, un Wellington .303 de calibre 10, un AR-15 et deux grenades à main. Ils contournèrent la maison par l’arrière, sortirent de la voiture et escaladèrent le mur. Frank tenait l’AR-15 mais avait le fusil en bandoulière. Ils devaient traverser le zoo pour atteindre la maison. Ils pénètrent à l’intérieur et trouvèrent Mac dans le dojo. Il les attendait sereinement, regrettant qu’ils se soient donnés tant de peine pour arriver jusque-là. Mike était pressé de le tuer mais Mac affirma qu’il n’avait ni autorisé ni approuvé les actes de Porter. Bien plus, il leur apprit qu’il avait rompu avec l’Anglais. Il était même prêt à accepter 50 % des parts du Pinto et à tuer Porter.

Pendant quelque temps, ils eurent la belle vie. Ils avaient dû se mettre au vert quelques semaines au Mexique, car les flics et les médias s’intéressaient de près à la guerre des clubs de strip-tease. Les médias étaient passés à autre chose mais les flics ne lâchaient pas. Ils voulaient serrer Mike pour le meurtre de Georgie. Mike avait trouvé un travail à Myrna dans un club de Tampa. Quelques années plus tard, Frank avait appris qu’elle était morte d’une overdose à Saint-Louis Est. L’enquête sur la mort des trois British n’avait rien donné. Mike et Frank s’étaient donc offert des vacances à Ensenada puis avaient repris la belle vie car être associé à « Big Mac » McManus rapportait. Frank avait décliné l’offre de Mike d’une participation dans le Pinto car les Feds s’y intéressait de près. Il continuait de gérer son affaire de limousines, d’investir l’argent dans le commerce du poisson ou de le mettre de côté. Il se rendait parfois aux patrons du dimanche après-midi, ce que lui reprochait Patty. Mac lui enseignait les arts martiaux et ils échangeaient autour de la musique (jazz et opéra). C’était le bon temps.

Ça ne pouvait pas durer. Mac s’était mis à consommer de la cocaïne à haute dose en s’enfermant dans son harem. Ça l’avait métamorphosé. Il était sans cesse irritable. Puis la parano s’était installée. Mac avait totalement cessé d’entrer dans son dojo. Frank avait essayé de lui parler. Il avait une mine épouvantable. John Stone était venu trouver Frank et Mike, affirmant que Mac les volait. Frank ne voulait pas le croire. Mais c’était bel et bien vrai. Stone avait confondu Mac en lui apportant les preuves de sa tricherie et Mac avait menacé de les tuer. Dès lors, Mac devait disparaître. C’est Frank qui s’en chargea. Il le trouva dans son dojo et lui logea deux balles de .45 dans la nuque. Frank était rentré chez lui pour faire du surf. Il n’avait plus jamais repris la limousine ni remis les pieds au Pinto. Patty avait demandé le divorce un peu plus tard dans l’année. Il lui avait laissé la maison et la garde de Jill.

            50. Retour au présent de la fuite de Frank dans le désert.

            Tout cela est arrivé voilà près de 20 ans. Personne n’avait regretté la disparition de Porter et de ses hommes et la police de San Diego ne s’était pas précipitée pour élucider le meurtre d’un ex-flic marron. Mike avait perdu le Pinto : il avait mené la boîte à la faillite et y avait mis le feu pour échapper aux créanciers. Il s’était fait serrer pour incendie volontaire et avait pris dix ans. Les Migliore avaient repris tout le business des clubs de strip ainsi que la prostitution et le porno qui allaient de pair, le tout sous l’égide de la Combine leur grande « protectrice ». Mais Frank se demande en quoi tout cela peut le concerner aujourd’hui. Quel dossier a été rouvert ? Il quitte la route, écrasé de fatigue. Que va-t-il devenir maintenant ? condamné à fuir comme Jay Voorhees. Il passe un coup de fil.

            51. Frank appelle Sherm.

            Un Sou attendait ce coup de fil… à 4h du matin. Il propose à Frank un passeport neuf et des billets d’avion pour la France, via Tijuana. L’UE n’accordera jamais l’extradition pour u crime passible de la peine de mort. Tout est arrangé pour Patty et Jill. Mais Frank se demande si ce n’est pas un nouveau traquenard comme à Brawley où les Feds et les affranchis l’attendaient. Seuls trois personnes étaient au courant pour la banque : Sherm, Mike Pella et lui. Il ne tient donc pas trop à dire où il est. Peut-il encore se fier à Dave, son vieil ami de 20 ans qui lui était redevable ?

            52. La dette de Dave envers Frank. L’affaire Carly Mack (analepse).

            Ça remonte à 2002. Dave Hansen n’avait pas assisté à la Gentlemen’s Hour depuis deux semaines. Tout le monde à San Diego était sur les dents suite à la disparition d’une fillette de sept ans dans sa chambre à coucher du premier étage en banlieue. Les parents de Carly Mack l’avaient couchée la veille au soir, et quand ils étaient venus la réveiller le matin, elle n’était plus là. Dave était occupé par cette affaire mais Frank l’avait rencontré un matin sur la plage et l’enquêteur du FBI lui avait exposé la situation. Les parents de Carly, Tim et Jenna Mack étaient des échangistes. Jenna s’était rendu la veille au soir dans un bar du coin avec une copine du nom d’Annette, en quête de gens à ramener à la maison. Elle avait été abordée par un type d’âge mûr du nom de Harold Henkel qu’elle avait repoussé. Vers 22h, Annette et Jenna avaient renoncé à trouver quelqu’un et la partie fine s’était conclue entre les deux couples. Le lendemain matin, vers 9h, Matthew, cinq ans, avait cherché sa sœur et la famille avait commencé à s’affoler. Harold Henkel habitait à deux pâtés de maison de la villa des Mack. La police avait trouvé de la pornographie infantile dans son ordinateur mais le temps était compté à la police. Carly risquait de mourir dans le désert s’il s’enfermait dans le mutisme. Dave feignit alors de le libérer. Il monta dans un taxi que Frank arrêta bientôt pour laisser monter Mike Pella qui planta une aiguille dans le bras d’Henkel. Celui-ci se réveilla dans le désert, nu et ligoté sur une chaise. Frank était en face de lui, en train d’affûter son couteau. Le soleil commençait à se lever. Henkel grelottait de froid et… de peur. Il se mit à pleurer et urina sous lui. Sous la menace du couteau de Frank, Henkel finit par flancher. Il avoua qu’il avait laissé Carly dans le puits d’une mine abandonnée, à une quinzaine de kilomètres. Il n’avait pas eu le courage de la tuer après l’avoir violée. Frank appela Dave pour lui indiquer l’emplacement de la mine et celui-ci le rappela au bout de quelque temps, alors qu’ils étaient en train de la charger sur l’hélicoptère. Carly avait été retrouvée. Elle frôlait l’hypothermie et elle était gravement déshydratée mais elle vivait. Les Feds avaient arrêté Henkel. Il avait plaidé coupable, pris 299 ans et survécu deux ans en prison avant d’être assassiné par un motard remonté au crack. Il ne fut jamais question du rôle joué par Frank. Dave avait une dette envers lui. Les Mack avaient déménagé et changé de « mode de vie ».

            53. Frank retrouve Dave.

            Dave est en train de repousser son longboard à l’arrière de sa camionnette quand Frank se porte derrière lui. Frank lui rappelle qu’il lui est redevable au moment où Dave s’apprête à lui dire ses droits. Frank grimpe sur le siège passager. Dave lui demande où il était passé et lui parle de Vince Vena. Frank ne veut rien admettre, si ce n’est une éventuelle légitime défense. Et il montre les traces sur son cou causées par Palumbo. Frank explique à Dave ce que Mouse Junior lui a avoué, lui rapporte sa conversation avec John Heaney et son affrontement avec Teddy Migliore : une équipe de Détroit s’efforce bel et bien de le liquider. Dave propose de l’aider. Mais Frank se demande si Dave ne l’a pas trahi en demandant le GPS dans l’argent. Dave lui jure qu’il ne l’a pas vendu. Dave demande à Frank de le suivre. Pourquoi défendrait-il des gens qui essaient de le tuer ? Il peut lui offrir une autre vie. Frank croit que tout ça est lié à quelque chose qu’ils ont dû faire à l’époque. Il voudrait bien savoir où est Mike Pella. Dave lui demande de promettre de ne pas tuer Mike. Il vit à Palm Desert, sous l’identité de Paul Otto. Il bénéficie d’un programme. Frank n’en revient pas. Mike est une donneuse.

            54. Teddy Binion, le meurtre d’Herbie Goldstein et la rencontre avec Donna (analepse).

            En 97, Frank s’était mis en retrait du business quelque temps. Plus de limousines, plus de boîtes de strip, plus d’Orange County. Il s’occupait de sa boutique d’appâts, de ses livraisons de linge de maison et de la gérance de ses locations, quand Mike Pella était venu le trouver pour lui parler de récupérer Vegas. Ils se trouvaient sur la jetée d’Ocean Beach, après un repas à l’OBP Café. Mike avait vieilli. Selon lui, Vegas devait leur revenir. Peter était prêt à agir. Et il y avait un moyen d’y parvenir par l’intermédiaire d’Herbie Goldstein. Il avait purgé 8 ans de prison pour usage de fausses cartes de crédit et vol de timbres, avait subi deux pontages et l’amputation de deux orteils pour cause de diabète. Il tenait une carrosserie automobile et pratiquait l’escroquerie aux assurances. Herbie avait l’oreille d’un propriétaire de casino milliardaire Teddy Binion qui lui avait donné 100.000 $ pour qu’il investisse dans la rue. Herbie avait confié cet argent à un chef indien Cerf-Volant qui devait convaincre les Indiens d’ouvrir des casinos dans les réserves. Il toucherait des deux côtés sur les gains des jeux et les intérêts des prêts en rétrocédant des commissions à Herbie et Binion. Mais Binion se retrouvait alors sur la sellette avec la Commission des jeux du Nevada pour son addiction à la coke et pour ses liens avec Herbie. Cela laissait la porte ouverte à ce dernier, à qui Binion faisait tellement confiance qu’il lui avait confié toute sa joaillerie. Pour Mike, c’était le bon moment pour s’associer à Goldstein. Frank ne voulait pas sen mêler. Herbie était son ami. Mais pour Mike, il ne s’agissait pas de l’éliminer, juste « l’inviter » à partager ses bénéfices. Pour convaincre Frank, les frères Martini étaient venus et ils s’étaient retrouvés au Denny’s. Frank n’avait pas voulu manger car il avait rendez-vous juste après avec une danseuse époustouflante dont il avait fait la connaissance la veille au Tropicana. Mouse Senior avait parlé d’Herbie Goldstein en termes injurieux et Frank avait pris sa défense. Puis il avait promis de lui parler le soir-même avec Mike.

            Le déjeuner avec Donna avait été grandiose. Originaire de Détroit où son père travaillait à la chaîne chez Ford, Donna avait pris des cours de danse puis était venu à Vegas avec un garçon avec qui elle s’était mariée avant de divorcer. Elle avait fait la connaissance d’un directeur artistique qui lui avait décroché une audition pour un emploi de chorus girl au Tropicana, puis elle s’était remariée avec le chef de la sécurité du Circus Circus. Leur union avait duré trois ans. Elle lui avait exposé son projet d’ouvrir un commerce de vêtements pour dames et Frank lui avait proposé de venir à San Diego.

            Mike et lui se retrouvèrent le même soir pour se rendre chez Herbie. En entrant chez lui, ils le trouvèrent affalé dans son fauteuil, avec trois balles dans la nuque. Frank composa le 911 en précisant que l’occupant de l’appartement avait été victime d’une crise cardiaque. D’après Mike, la moitié des malfrats de la ville savaient qu’il accumulait des trésors chez lui. Puis, Frank était allé rendre sa chambre au Mirage, était remonté dans sa voiture et avait roulé jusqu’à L.A. sans s’arrêter. Au matin, il s’était présenté à Westlake Village où il avait trouvé Mouse Senior dans son café. Ils eurent une vive explication au sujet d’Herbie. Frank accusait Mouse de l’avoir fait tuer. Frank était reparti et avait attendu le retour de bâton. Ça n’avait pas tardé. Deux jours plus tard, Mike vint à sa boutique d’appâts. Il reprocha à Frank son esclandre de Westlake et lui conseilla de reprendre le boulot. L.A. ne mit jamais la main sur Vegas. La collection de Teddy Binion fut dispersée et les Martini ne parvinrent pas à s’emparer de son casino pour le piller. Binion tint bon jusqu’à ce qu’il s’inflige lui-même une overdose. Le seul à qui l’affaire profita fut Mike Pella qui se mit à exploiter le réseau du flambe indien et réussit à lui faire pousser des ailes. Il aurait pu devenir riche mais il avait tout foiré. C’est Mike qui avait tué Herbie. Comment ne l’avait-il pas compris plus tôt ? Il était au courant de l’existence des bijoux et du fric et comptait se servir de la manne de Goldstein pour financer le démarrage de sa famille. Mike qui tentait maintenant d’effacer les traces derrière lui.

            55. Frank retrouve Mike Pella.

            Mike Pella rentre chez lui en sortant du bar, allume le salon et voit Frank assis dans le fauteuil de relaxation ; Frank braque sur sa poitrine un .22 muni d’un silencieux. Mike a vieilli. Il est fatigué et ne veut pas mourir en prison. Si Frank veut le tuer, qu’il le fasse. Il a tué Herbie et a eu peur que Frank ne le comprenne et ne le dénonce. Ce qui aurait pu saborder son immunité. Il a donc lancé un contrat sur la tête de Frank. « Je ne suis pas une donneuse. Pas comme toi », dit Frank. « Pour qui crois-tu que je travaille maintenant ? » lui répond Mike.

            56. Dave Hansen à sa fenêtre.

            Assis à son bureau, Dave Hansen regarde par la fenêtre. Avec le brouillard et la pluie, il voit à peine l’océan, les immeubles de San Diego et les collines de Tijuana.

            57. Frank abat Mike Pella.

            Selon Mike, les Feds lui auraient demandé de passer un contrat sur sa tête. Ils auraient contacté Mike et celui-ci aurait demandé à Détroit de faire le boulot. Frank ne comprend pas. Qu’est-ce que Détroit aurait à y gagner ? Qu’est-ce que Mike aurait à offrir à Vince Vena ? Mike avoue qu’ils l’ont serré pour Herbie et lui dit qu’il pourrait encore bénéficier de l’immunité s’il leur rendait un service… C’était Frank le service. Mike ne veut pas dire qui tire les rênes. Il s’apprête à prendre une autre bière dans le frigo, ou plutôt un .38. Il se retourne et braque Frank qui lui loge deux balles dans le cœur.

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15 mai 2024 3 15 /05 /mai /2024 11:08

            58. Un suicide.

            Mike n’avait pas eu le cœur d’appuyer lui-même sur la détente, alors il a obligé Frank à le faire pour lui. Il ne tenait plus à la vie. Frank remonte dans sa voiture. Il s’engage dans un virage de l’autoroute 78, au pied d’une côte.

            59. Le piège de Jimmy

            Jimmy le Kid patiente avec ce qui reste de l’Équipe de démolition, surtout Carlo (Paulie est diminué). Jimmy a tout prévu : tôt ou tard Frank passera voir Mike Pella pour essayer de comprendre. Il suffit de découvrir où les Feds se planquent, puis d’établir une souricière autour de sa planque et d’attendre. Frank est allé voir Mike. Il s’est engouffré tout droit dans le Box Canyon. Quatre routes seulement partent de Ramona et toutes trois se rejoignent au même carrefour. De sorte que quand Frankie M. pique au nord par la 78, ils savent qu’ils le tiennent. Quand Frank s’engage dans le canyon, ils lui collent une voiture aux basques. Celle de Jimmy attend dans un virage, à l’autre bout de la route, à quelques kilomètres de là.

            60. Poursuites automobiles dans la montagne.

            Frank ne l’avait pas vu venir. Bien sûr qu’ils attendraient un endroit pour faire passer sa mort pour accidentelle. Une Lexus argentée gagne du terrain sur lui et une Envoy noire remonte la Lexus, la dépasse en vrombissant et se range le long de la voiture de Frank. Jimmy sourit à Frank et donne un coup de volant à droite. L’Envoy l’envoie valdinguer vers le rebord de la falaise. Frank réussit à reprendre le contrôle mais Jimmy remet ça. Il essaie de se faufiler derrière l’Envoy mais la Lexus le coince et le télescope à son tour lui imprimant une embardée. Frank réussit à se maintenir sur la route mais dans la descente Jimmy éperonne la petite voiture de location qui franchit le rebord de la route. Jimmy lui fait au revoir de la main.

            61. La chute.

            Toute votre vie défile devant vous paraît-il. Frank entend une chanson, le Wipe out des Surfaris, tout au long de sa chute. Frank est déjà passé par là, mais il s’agissait d’eau au lieu de la terre comme maintenant. Il entend une détonation, c’est l’explosion de l’airbag. La voiture plonge vers le fond du ravin en râpant tout ce qui dépasse de la paroi au passage. C’est ce frottement qui le sauve. La voiture heurte une branche d’arbre qui ralentit sa chute, puis racle le flanc d’un rocher avant de basculer par-dessus le bord d’une étroite ravine et de s’arrêter finalement contre un vieux chêne.

            62. Pas le temps de vérifier.

            Carlo voudrait descendre vérifier. Ils ont garé la Lexus et l’Envoy sur le bas-côté de la route. Ils ne peuvent distinguer la voiture dans la petite ravine où elle s’est engouffrée, mais ils voient en revanche en jaillir des flammes. Pour Jimmy le Kid c’est inutile. D’ailleurs, on entend déjà les sirènes de la police et des pompiers. Ils décident de décamper.

            63. Frank, blessé, se réfugie dans une crevasse.

            Défaire la ceinture de sécurité et ouvrir la portière pour basculer à l’extérieur le font souffrir. Il a au minimum les côtes fêlées, son épaule gauche et son genou droit le font souffrir. Il rampe sur le ventre et s’enfouit le visage dans la terre avant l’explosion. Le choc est violent. Mais il est encore vivant. Et Jimmy pourrait fort bien descendre pour porter l’estocade. D’un coup sec, il remet en place son épaule. Il s’allonge sur le dos. La pluie empêche le feu de se répandre. Il entreprend de longer le fond du ravin en rampant sur le ventre. Au bout d’une demi-heure, il trouve une crevasse sous un gros rocher dans la paroi opposée du canyon. Il s’y faufile. Les pompiers arrosent la voiture. Les flics finiront par remonter jusqu’à Jerry Sabellico. Tout ce qu’il avait se trouve dans la voiture.

            64. Des nouvelles de l’accident.

            Jimmy guette les nouvelles à la radio. La présentatrice annonce que les deux voies de l’autoroute 78 sont fermées juste après San Pasqual Road en raison d’un accident. Une voiture a franchi le garde-fou et plongé dans le ravin. Mais il n’y a pas de blessé. Jimmy enrage.

            65. Dave Hansen se fait remonter les bretelles.

            Dave Hansen est dans le bureau du directeur régional. Il se fait sermonner après la mort de Vena, de Palumbo et de Pella qui bénéficiait d’un programme de protection. Le message est clair. Il ne s’agit plus d’arrêter Machianno mais de l’éliminer.

            66. Frank ressort du ravin.

            Il faut deux heures à Frank pour atteindre le sommet du ravin. Une fois sur la route, il longe la paroi en se jetant à terre à chaque fois qu’il voit des phares. Douloureusement.

            67. Jimmy et ses hommes cherchent Frank.

            Jimmy est allé acheter des torches halogènes chez Costco. Jimmy promène le faisceau le long de la route alors qu’ils longent lentement le bord du ravin. A bord d’une seconde voiture, Tony, Joe et Jackie font la même chose dans l’autre sens. Jimmy essaye de se mettre à la place de Frankie Machine. Blessé, loin de tout, il n’a aucun moyen de s’en sortir. Mais soudain, il comprend et ordonne à ses hommes de retourner rapidement au parking.

            68. Frank s’empare d’une voiture sur un parking.

            Dans le parking sur le bas-côté de la route où les randonneurs écolos garent leurs voitures avant de descendre dans le canyon, Danny Carver s’apprête à passer un bon moment avec sa fiancée Shelly, quand un homme vient confisquer leur voiture. Frank fait descendre les deux amoureux, passe la marche arrière et file.

            69. Jimmy arrive trop tard.

            Jimmy le Kid repère les deux ados plantés au beau milieu du parking. Le garçon tient un portable à la main. Il est persuadé que les gens qui arrivent et lui demandent le modèle de leur voiture sont de l’Automobile Club. Il s’agit d’une Celica 96 métallisée. Jimmy redémarre en faisant rugir le moteur.

            70. Frank de retour dans sa planque de Narrangsett Street.

            Frank abandonne la Celica à Point Loma et regagne Ocean Beach en claudiquant, content que la pluie contraigne les habitants de San Diego à rester chez eux. Il se décide à regagner sa planque de Narrangsett Street, malgré les risques, prend une bouche et soigne ses plaies à la jambe et à la poitrine. Il est las mais doit réagir… pour sa fille. Qu’est-ce que Mike a voulu dire ? Il pense au fils fortuné, à l’été 1985.

            71. Les inquiétudes de Dave Hansen.

            Dave Hansen est inquiet pour de multiples raisons. 1. Frank, qui est un homme de parole, avait promis de ne pas tuer Mike Pella ; or il l’a fait. 2. La voiture qui s’est écrasée au fond d’un ravin a été louée par un certain Jerry Sabellico, officiellement mort depuis 1987. Cela sent la couverture. 3. Il ne s’agit pas d’un accident. Jamais un tueur professionnel comme Frank ne prendrait le risque de rouler aussi vite. 4. Qui était au courant pour l’argent à la banque de Borrego ? Il appelle Troy et lui signale qu’il a une piste pour localiser Machianno. Il lui donne une adresse.

            72. Frank pense à Summer et au Fils fortuné.

            Frank se souvient de Summer Lorensen et du Fils fortuné, en 1985, sur le bateau de Donnie Garth. Il est 3h30 du matin, il ne peut pas agir avant deux heures. Il s’assoupit à nouveau dans son fauteuil.

            73. Troy passe un coup de fil d’une cabine.

            Troy roule prudemment sous la pluie battante, en pleine nuit. Il traverse le Lamp, descend de voiture près d’Island avec son parapluie et se dirige vers une cabine téléphonique. Alors qu’il a un téléphone portable. Dave doit arriver sur place avant ces mystérieux correspondants.

            74. Jimmy le Kid raccroche.

            Jimmy le Kid raccroche et donne le signal du départ.

            75. Jimmy se dépêche.

            Jimmy est conscient qu’il doit se dépêcher pour arriver avant les Feds. L’adresse est celle d’un Jack in the Box. Dave, garé de l’autre côté de la rue, sait reconnaître une équipe même quand il pleut à torrent.

            76. Dave trouve le correspondant de Troy.

            Dave rentre chez lui et travaille dans son bureau. Barbara, sa femme depuis 35 ans, vient le soutenir avec du café et des cookies. Bientôt, il sera en retraite. Au bout de 3h de recherches, Dave trouve le mystérieux correspondant de Troy : Donnie Garth.

            77. Frank rend visite à l’ex-inspecteur Corky à l’Island Tavern.

            Le petit jour trouve Frank à San Diego. Il boitille jusqu’au croisement d’Eleven et d’Island et s’arrête devant la porte de l’Island Tavern. Il frappe et le vieux Benny lui ouvre. Au comptoir, Frank retrouve « Corky » Corchoran, inspecteur à la retraite. Frank veut lui parler de Summer Lorensen. En 1985, Corky était aux Homicides. Le corps de Summer avait été retrouvé à Mount Laguna, dans un fossé de la route et la brigade avait attribué le meurtre au Tueur de la Green River. Mais Corky pense que ce n’est pas lui le meurtrier. Summer a été tabassée à mort (et étranglée post-mortem), il n’y a pas eu de rapport sexuel et elle n’a pas été tuée au bord de la route où l’on n’a pas trouvé de trace de sang. Les cailloux dans la bouche ? Une mise en scène pour faire croire au tueur. Corky savait donc mais on lui a retiré l’affaire. Il pense qu’il ne passera pas l’hiver. Frank lui glisse deux billets de 100 $, comme au bon vieux temps ! Frankie sort dans le brouillard matinal. Il réfléchit. A part Donnie Garth, ce soir-là, il y avait une autre fille, rousse, du nom d’Alison. C’était il y a 20 ans.

            78. Frank retrouve Karen Wilkenson.

            Il trouve Karen Wilkenson sur le terrain de polo, dans la vallée où Rancho Santa Fe rejoint Del Mar. La dernière fois qu’il l’a vue, c’était dans le parking d’un Price Club, 21 ans plus tôt, alors que le vice-président d’une banque lui remettait une enveloppe bourrée de liquide pour qu’elle leur procure des filles. Karen a tiré ensuite deux ans de pénitencier, mais elle est finalement retombée sur ses pieds en épousant un certain Foster, un agent immobilier de Rancho Santa Fe, rejeton d’une famille fortunée de San Diego. Elle approche de la soixantaine. Frank lui dit qu’il cherche Alison. Il aimerait l’interroger sur Summer Lorensen. Karen lui apprend qu’Alison Demers est morte le mois dernier, suite à une chute de cheval. Elle repose dans un cimetière de Virginie. Frank veut trouver qui a tué Summer. En partant, Frank lui dit de transmettre le bonjour de Frankie Machine.

            79. Dave Hansen commence à comprendre.

            Assis dans un fourgon devant chez Garth, Dave enregistre une conversation téléphonique entre Garth et Teddy Migliore. Il y est question de la visite de Frank à Karen Foster, à San Diego, d’un contrat et de l’opération Cache-Sexe. Dave a la nausée. Troy bave à Garth. Garth rapporte à Teddy. Teddy envoie des tueurs de Détroit liquider Frank. Tout ça à cause d’une chose que sait Frank à propos d’une certaine Summer Lorensen. Dave fait des recherches et retrouve les traces de l’affaire. Une prostituée assassinée à l’été 85. Dave cherche une connexion entre Lorensen et Garth et une relation entre Garth et la date du meurtre de Lorensen. Et il trouve. Hammond S&L. la partouze à bord d’un yacht avec des prostituées qui s’est soldée par l’inculpation d’un responsable d’une société de prêt et de fiducie pour détournement de fonds : un nommé John Saunders. Une maquerelle du nom de Karen Wilkenson a tiré deux ans pour proxénétisme. Le tout dans le cadre du scandale S&L ; la partouze s’est déroulée la veille de la mort de Lorensen. Dave fait le rapprochement entre Karen Wilkenson et Karen Foster. Il se souvient de la conversation enregistrée. Donnie Garth aurait tué cette fille. Frank le savait et Garth aurait demandé à ses anciennes relations d’éliminer Frank ? En leur offrant de classer Cache-Sexe en contrepartie ? Mais qu’est-ce qui peut bien faire croire à Donnie Garth qu’il est en mesure d’arrêter une opération fédérale ? Le fait peut-être qu’un jeune agent du FBI lui fournit des informations. Dave cherche Troy et l’aperçoit aux toilettes. Quand le jeune agent sort de la cabine, Dave Hansen lui claque au nez un coup de poing et lui parle de Donnie Garth. Troy prétend ne pas travailler pour Garth mais seulement lui rendre compte. Dave lui demande pour qui il travaille.

            80. Frank chez Donnie Garth.

            Donnie Garth s’apprête à prendre sa douche quand Frankie Machine surgit brusquement, un calibre à la main. Frank veut parler de Summer Lorensen. Il les a vus par la fenêtre cette nuit-là… la petite comédie avec Alison et Summer. Garth explique. Le sénateur n’a pas pu assurer. Summer a éclaté de rire et il est devenu fou de rage. Frank comprend. Ils ont porté Mike jusqu’à la voiture puis Mike a roulé jusqu’à cette route isolée et l’a balancé dans le fossé. Il a même eu la présence d’esprit de l’étrangler et de lui remplir la bouche de cailloux. Et le Fils fortuné s’en tire impunément. S’il avait été jugé pour meurtre sans préméditation, le Fils fortuné s’en serait bien tiré mais sa carrière politique aurait été fichue. Ça a été le calme plat jusqu’à ce que Mike soit mis en cause pour le meurtre de Goldstein et qu’il se mette à chercher une monnaie d’échange. Mais Frank refuse de prendre sa place dans la ligne de mire. Pour apurer son passé, le Fils fortuné a fait appel à Donnie qui a demandé à Détroit de régler l’affaire pour lui. Qu’a-t-il offert à la Combine en échange ? Garth commence à trembler. Ils ont déjà essayé de le tuer et ils ont liquidé Alison Demers. Ils vont éliminer tous ceux qui savent ce qui s’est passé cette nuit-là, précise Garth. Il conseille à Frank de fuir.

            81. Le marché passé avec le Fils fortuné.

            Frank appelle le bureau du sénateur après avoir obtenu son numéro de téléphone. Le secrétaire refuse de lui passer le sénateur mais au nom de Summer Lorensen, il finit par prendre l’appel. Frank lui explique qu’il n’est pas le chauffeur qui conduisait la limousine cette nuit-là. C’était Mike Pella. S’il s’était agi de lui, rien de tout cela ne serait arrivé car il ne l’aurait pas laissé tabasser impunément une fille à mort. Frank lui passe le récit de Garth enregistré au dictaphone. Mais Frank n’est pas prêt à mourir. Il propose un marché au sénateur. Il veut un million de dollars en liquide ou il publiera l’affaire dans les médias. Frank lui explique ensuite où il devra le retrouver. Le Fils fortuné raccroche. Frank éteint le magnétophone. Pourtant, il sait parfaitement qu’ils ne viendront pas avec le million mais qu’ils viendront le tuer. Mais Frank est fatigué de fuir.

            82. Jimmy parle à Garth et à son oncle Tony.

            Garth informe Jimmy le Kid que ce n’est pas Machianno qui s’est débarrassé du cadavre, mais Pella. Cela ne change rien parce que maintenant il sait tout. Jimmy veut parler à son oncle Tony. Il ne croit pas que son oncle ait pu donner son accord pour un contrat aussi pourri. Mais Tony confirme que Frankie M. doit dégager et Cache-Sexe prendre fin. Jimmy ne comprend pas. Le calcul de Tony est de tenir le sénateur qui peut accéder à la Maison-Blanche. Jimmy finit par acquiescer.

            83. Donna vient chercher Jill.

            Au moment où Jill Machianno s’apprête à rentrer chez elle en revenant du ski, elle est abordée par une grande rouquine. Donna avertit Jill que son père est à l’hôpital et lui a demandé de venir la chercher. Jill pose ses skis et son bagage et suit Donna jusqu’à sa voiture.

            84. Garth fait pression sur Dave Hansen.

            Dave Hansen est à Shores. Il se gare sur le parking et descend sur la plage. Donnie Garth l’attend au pied de la tour déserte du maître-nageur. Ils marchent en direction du nord et de Scripps Pier. Garth demande à Hansen de ne pas se mêler de l’affaire Summer Lorensen, à quelques mois de la retraite. Il pourrait se retrouver accusé de complicité avec une figure notoire du crime organisé, Frank Machianno. Et pourquoi pas pour collusion dans la séance de torture infligée à Harold Henkel ? Ou pour agression d’un agent fédéral. Garth s’éloigne.

            85. Frank appelle Sherm.

            Frank est assis dans la petite cabane des collines d’Escondido. Il est découragé. Il ne sera plus là pour goûter les orages au printemps. Il n’a plus qu’un calibre et quatre balles. Il ne peut gagner cette bataille. Mais il voudrait au moins rendre justice à cette fille morte. Lui ôter les cailloux de la bouche. Et prendre soin de sa propre fille. Il appelle Sherm qui reconnaît que Hansen l’avait obligé à porter un micro. Frank lui demande de payer les études de Jill en puisant sur ses économies et les quelques biens immobiliers qui lui restent. Sherm promet de s’occuper de Jill et de Patty. Ils évoquent un dernier souvenir (Rosarito) et raccroche. Frank s’apprête à « recevoir » ses ennemis. Il entend une voiture avant de la voir. Il installe le canon de son calibre sur le rebord de la fenêtre, s’apprêtant à loger une balle dans la tête du premier qui apparaîtra. Mais il ne tire pas. Parce que c’est celle de Donna.

            86. Frank, Donna et le rendez-vous à Ocean Beach.

            Donna lui annonce qu’ils détiennent Jill et qu’il doit se rendre le lendemain matin, à 4h, sous la jetée d’Ocean Beach, sans arme et avec un certain paquet. Frank demande à Donna depuis combien de temps elle travaille pour eux. Depuis toujours. Son père alcoolo la battait et même pire. Tony Jacks lui a sauvé la vie. Puis il lui a trouvé un mari et un boulot. Elle devait veiller au grain à San Diego. Donna prétend qu’elle ne savait pas qu’ils allaient faire ça avec Jill. Frank promet d’aller au rendez-vous.

            87. Frank acculé.

            Il est désormais certain que le Fils fortuné est derrière tout cela. Car aucun affranchi n’enlèverait un enfant. D’habitude, quand un enfant est kidnappé, on s’adresse au FBI mais cette fois, ce sont les Feds les ravisseurs. Demander l’aide aux affranchis ? Ils veulent tous sa mort et les policiers les ont corrompus. Lui-même a eu l’occasion de tuer les gamins de Mouse Senior et de Billy Jacks. Mais il ne l’a pas fait. Ça ne se fait pas. A qui peut-il se fier ? Il ne lui reste qu’une chance. Bien mince. Il pose son arme et s’empare de son téléphone.

            88. Une colère de Frank.

            Dave Hansen se rappelle un petit-déjeuner avec Frank qu’ils ont pris ensemble à l’OBP Café plusieurs années plus tôt, quelques mois après l’affaire Carly Mack. Frank était d’une humeur massacrante dénonçant les profits éhontés des grandes entreprises et le racket de l’État, plus riches que toutes les mafias réunis. Selon lui, le gouvernement voulait mettre fin au crime organisé parce qu’il le concurrençait. « Le gouvernement est le crime organisé ». Voilà tout ce qu’était l’OC Task Force, le FBI, RICO. Dave n’y croyait pas à l’époque. Il a changé d’avis. Les autres arrivent par la plage mais lui par la mer.

            89. Plage de bataille.

            Il fait noir et froid à San Diego, en hiver, à 4h du matin. La tempête est terminée. Frank longe la plage vers l’entrée de la jetée. Un homme vient à sa rencontre, Jimmy le Kid Giacamone. Il palpe Frank et trouve la K7 dans la poche de son blouson. Un groupe d’homme surgit de la brume, l’Équipe de démolition au grand complet, 5 hommes, plus Donnie Garth. D’un geste de sa torche, Garth fait un signe pour faire avancer Jill, flanquée de Donna. Frank étreint sa fille. Frank les avertit qu’il a fait des copies qui pourront sortir si on fait du mal à sa fille. Garth demande à Jimmy de la laisser partir. Soudain, Donna glisse une arme dans la main de Frank puis renverse Jill et se couche sur elle. Frank tire sur Jimmy le Kid et lui loge une balle entre les deux yeux et abat ensuite un premier membre de l’Équipe de démolition et un second. Carlo réussit à tirer une fois avant qu’une balle ne lui fasse sauter l’arrière du crâne. Le choc fait tomber Frank à la renverse et il s’efforce de viser le quatrième homme, mais se rend compte qu’il n’en aura pas le temps. Depuis le bateau, et malgré le roulis, Dave tire et loge une balle entre les omoplates du quatrième homme. Frank roule sur lui-même, fait pivoter son arme vers le cinquième homme et lui tire une balle en plein cœur. Garth est en train de s’enfuir. Frank est trop vieux pour le rattraper, il tire une dernière balle qui touche Garth et il s’effondre. La voix de Jill est la dernière chose qu’il entend.

            90. Arrestation du sénateur.

            Dave Hansen attend pratiquement jusqu’à la fin de la conférence de presse du sénateur et il lui lit ses droits puis il lui met les menottes. Il est arrêté pour le meurtre de Summer Lorensen. Il entreprend de lui faire traverser la foule vers la voiture qui les attend. Les médias se referment sur eux. Ils s’engouffrent dans la voiture. Dave est pressé. Il a déjà raté le Gentlemen’s Hour. Et il ne tient pas à arriver en retard aux obsèques de Frank Machianno.

            91. Les obsèques de Frank Machianno.

            La foule est monstrueuse. Frank, le gars aux appâts était très aimé de la communauté. Patty et Jill sont au premier rang. Le Mickey Mouse Club brille par son absence. Ceux qu’il n’a pas encore arrêtés sont dans la nature mais il ne va pas tarder à les alpaguer. Donna n’est pas là non plus. Elle est en détention pour sa protection et elle ne serait pas venue par délicatesse à l’égard de Patty et Jill. Le drapeau est déplié sur le cercueil de Frank qui a exigé qu’il soit fermé. Les Marines tirent une salve en l’air et le clairon joue ses 24 mesures. Puis les Marines replient le drapeau et le remettent à Jill. Dave a encore un dernier vœu à accomplir.

            Épilogue. Pete le gars aux appâts à Hawaï.

            Une heure avant le lever du soleil, le type aux appâts arrive pour la mise en place de sa petite cabane au bout de la jetée de Hanalei Pier qui saille d’une douce plage bordée de palmiers, sur fond de Bali Hai et des vertes montagnes de Na Pali, à Hawaï. Tout doit être prêt pour les pêcheurs qui viendront tenter leur chance. Pete leur fera écouter des airs d’opéra, leur parlera d’un broyeur d’ordures à réparer ou leur citera des mots rares tirés de mots croisés. Ce qu’il ne leur dira, c’est qu’il a fait un infarctus sur une plage et s’est réveillé aux soins intensifs puis dans le programme de protection des témoins. Il ne le dira pas non plus à son ami qui vient le voir presque tous les ans et surfe ave lui pendant ce qu’on surnomme, même à Kauai, la Gentlemen’s Hour. Tout le monde aime Pete, le gars aux appâts.

Hanalei Pier, Hawaï

2. Critique.

Je ne suis pas un grand lecteur de polar. La preuve. Ce livre était dans ma bibliothèque depuis longtemps. Je ne sais pourquoi je l’ai acheté. Sans doute sur la recommandation d’un libraire. Le livre paru en 2006 a été publié aux éditions du Masque en 2009. Mes obligations professionnelles et mes lectures littéraires ont relégué pendant longtemps ce roman au rang des intentions, des projets et puis progressivement à l’oubli. Je l’ai enfin ouvert il y a quelques jours, pour me distraire d’autres fictions. J’avoue que je ne suis pas déçu. Je ne suis pas compétent pour faire une critique précise de ce livre selon les critères relatifs au genre littéraire. Je n’ai jamais lu cet auteur auparavant. Ma culture polar se limite à Agatha Christie, à Conan Doyle, Simenon, Dennis Lehane, Gaston Leroux. Je suis pourtant un gros consommateur de films et de séries policières souvent adaptés, il est vrai de romans préalables. Plusieurs réalisateurs ont d’ailleurs envisagé d’adapter L’hiver de Frankie Machine, Martin Scorsese, Michael Mann et William Friedkin avec robert de Niro, Walton Goggins ou Matthew Mc Conaughey dans le rôle-titre. Mais les projets n’ont pas abouti. Dommage car le scénario est alléchant.

L’hiver de Frankie Machine est un triptyque. La première partie (en violet) raconte la vie rangée et organisée d’un pré-retraité de 62 ans qui se partage entre deux femmes (une ex-épouse et une fiancée) et sa fille, quatre emplois et une pratique régulière du surf sur les rouleaux de San Diego. Mécène, protecteur et généreux, Frank Machianno est apprécié de tous. La seconde (en noir) commence quand l’exécution d’un ultime contrat pour rendre service à son ancienne famille l’entraîne dans une course poursuite haletante. Frankie Machine se retrouve pourchassé par différents groupes d’affranchis et par les fédéraux. Le corps est un peu rouillé mais les réflexes de survie reviennent. Mais Frankie, surtout, cherche à comprendre. Qui lui en veut et pourquoi ? La troisième partie de ce roman (en bleu) nous fournit tous les éléments qui permettent de comprendre le passé de Frank Machianno, alias Frankie Machine, devenu tueur à gages pour la mafia. Ces longs chapitres analeptiques sont tellement riches en péripéties et en personnages qu’on a bien du mal, comme Frank lui-même, à trouver qui peut lui en vouloir. La première partie nous rend le personnage sympathique etcomplexe. Apprécié de tous et profondément humain, il ne peut qu’être apprécié des lecteurs. L’appât fonctionne bien et pas seulement pour la pêche. Au fur et à mesure de la poursuite, ce n’est pas seulement Frank qui cherche à comprendre la raison de cet acharnement à abattre un vieux mafieux sur le déclin, c’est évidemment le lecteur. Le procédé est malin. Mais le passé de Frank est loin de fournir une explication simple et évidente. L’aiguille se cache non seulement dans une botte de foin mais dans une grande prairie de plusieurs hectares de paille. Et d’ailleurs, la vérité est bien surprenante.

Frank Machianno est un personnage attachant. Ce n’est pourtant pas un enfant de chœur. Il a beaucoup d’exécutions à son tableau de chasse : Vince Vena et son étrangleur (8), Al DeSanto (11), Tony Star, alias Jeffrey Roth (23), Bap (25), Tony Palumbo (30), Marty Biancofiore (36), Jay Voorhees (38), Eddie Monaco (49), porter et ses deux hommes de main, Maillot de rugby et Arsenal (49), Big Mac (49), Mike Pella (57), Jimmy le Kid Giacamone, Donnie Garth, Carlo et autres hommes de main (89). Au Vietnam, il a tué plus de Viêt-Congs que d’affranchis de la mafia. Pourtant c’est le même tueur froid et mécanique (une machine) qui protège Patty, Donna et Jill, s’insurge contre le meurtre de Summer Lorensen et d’Alison Demers et assiste la police pour faire avouer Harold Henkel qui a enlevé la jeune Carly Mack. S’il critique les clichés sur la mafia du Parrain et ceux sur le Vietnam d’Apocalypse Now, Frank Machine semble bien un mafieux de cinéma avec des principes, même s’il s’en défend, qui refuse de sombrer dans les drogues et le stupre. Au chapitre 88, il propose d’ailleurs une véritable analyse sociologique de la société américaine : - - « Nike paie 29 cents un gamin pour confectionner un maillot de basket avant de le revendre 140 $ et ce serait moi le criminel ? Wal-Mart décime comme des bisons tous les commerces de proximité du pays et allonge 7 cents de l’heure aux gosses qui fabriquent ses merdes et ce serait moi le criminel ? On a dit bye-bye à deux millions d’emploi en deux ans, aucun travailleur ne peut encore avancer l’argent de l’achat d’une baraque, le fisc nous dépouille comme des poivrots devant un distributeur de billets de banque puis envoie notre fric à quelque industriel sous-traitant de la Défense, qui va fermer une usine, licencier ses ouvriers et s’octroyer un parachute doré de plusieurs millions de dollars et c’est moi le criminel ? Moi qui devrais m’appuyer une peine de prison à vie incompressible ? Tu peux prendre les Crips, les Bloods, toutes les posses jamaïcaines, la mafia, la pègre russe et les cartels mexicains… À eux tous, ils seraient bien infoutus d’amasser en une bonne année autant de pognon que le Congrès en un après-midi médiocre … tous les membres de gangs de loubars qui fourguent du crack à chaque coin de rue d’Amérique ne pourraient conjointement engendrer autant de fric illicite qu’un seul sénateur jouant au golf avec un PDG de multinationale. Mon père me disait qu’on ne pouvait jamais faire sauter la banque du casino et il avait raison. On ne peut faire sauter ni celle de la Maison-Blanche ni celle de la Chambre des représentants. Elles ont la main et le jeu est pipé, et pas en notre faveur. Évidemment, tous les trente-six du mois, elles vont sacrifier un des leurs. Envoyer un bouc émissaire au pénitencier pour apaiser les masses et servir d’exemple aux autres, leur montrer ce qu’il arrive à un rupin de Blanc assez stupide pour laisser tomber le cinquième as de sa manche devant tout le public rassemblé. Mais que moi je glisse sur la peau de banane cosmique et on m’enverra au trou pour le restant de mes jours, avec la peine maximale, en compagnie des autres perdants-nés. Tu sais pourquoi le gouvernement veut mettre fin au crime organisé ? on le concurrence. Voilà tout. Voilà ce qu’il y a derrière l’OC Task Force, ton FBI, RICO. RICO ? Grosse administration et grosses affaires ! C’est la définition même de « racket en réunion ». Un forfait se commet chaque fois que deux costume-cravate vont pisser ensemble dans les toilettes du Sénat. Le gouvernement voudrait abattre le crime organisé ? Pure hystérie. Le gouvernement est le crime organisé. La seule différence entre lui et nous, c’est qu’il est mieux organisé » (368)

On peut évidemment trouver élastique et paradoxale cette critique morale de la société américaine de la part d’un tueur à gages. Il faut certainement aussi la remettre dans le cadre d’une société américaine où subsistent des réflexes de « règlement de comptes à O.K. Corral » du western et la prégnance d’une ultra-libéralisme qui ressemble parfois à la loi du plus fort. L’hiver de Frankie Machine ne glorifie pas le romantisme d’une pègre cédant à la loi darwinienne du marché mais dresse une critique sévère des contre-pouvoirs censés réguler la société par la loi.  A partir du chapitre 23 on voit apparaître les figures de Richard Nixon et de Bobby Kennedy (142). Au chapitre 24, on voit le syndicat du crime organisé financer la campagne de Nixon et être reçu dans sa propriété de Western White House. Le sujet du roman est d’ailleurs l’implication d’un sénateur couvert par la mafia et protégé par la police. Car cette frontière poreuse entre le bien et le mal traverse aussi la police. Troy Vaughan, le jeune agent du FBI est de mèche avec la mafia. Au contraire Dave Hansen n’hésite pas à soutenir Frank, son compagnon de surf. L’ex-inspecteur « Corky » Corchoran a été mis sur la touche pour étouffer le meurtre de Summer. Cette dimension politique de l’œuvre de Don Winslow est soulignée dans un entretien récent de l’auteur :

« La Cité sous les cendres sera le dernier livre de Don Winslow, qui a décidé de poser la plume pour se consacrer à la défense de la démocratie aux États-Unis. « Jai pris cette décision parce quil ma fallu 30 ans pour écrire la trilogie de la Griffe du Chien », rappelle l’auteur. « Cest une vie entière, laboutissement de quelque chose. Et entretemps, il sest passé des choses dans mon pays qui appellent une réponse, une réaction plus immédiate que lécriture d'un simple roman. Mais même si je ne publierai pas de nouveau roman, je pense que je continuerai décrire. » Une décision « très difficile » à prendre. « Je ne lai pas prise à la légère », assure Don Winslow. « Jai eu une carrière infiniment meilleure que ce que jaurais pu imaginer, que ce que je méritais. Tout ce que jai pu produire, tout ce que jai dans ma vie, cest grâce aux éditeurs, aux lecteurs, aux libraires, aux journalistes... On dit que lécriture est une activité très solitaire, mais en fait rien nest plus faux : il faut beaucoup de gens autour dun projet. Et dès que je me mets à écrire, jai une infinie gratitude envers ces milliers, ces millions de personnes que je ne rencontrerai peut-être jamais. » « Mais cela manque délégance de vouloir toujours plus. Et en même temps, lère Trump arrive : il y a eu linsurrection du 6 janvier, qui a été lun des événements les plus choquants de mon existence », assure le romancier. « Et je me suis rendu compte que le moment était venu darrêter la fiction et de mintéresser à la réalité. » Car s’il croit « absolument » au pouvoir du roman pour influer le comportement politique des lecteurs. « Mais là, il y a une question de temps : si je devais écrire un roman sur ces questions, ça me prendrait deux ou trois ans. Puis encore un an pour tout le processus dédition. Jarriverais après la bataille : je ne veux pas écrire loraison funèbre de la démocratie américaine. » « La menace est très grave », poursuit Don Winslow. « Je ne voudrais pas que les faits me donnent raison, mais en 2015, quand j'ai qualifié Donald Trump de fasciste, on ma dit que jexagérais. Et regardez ce qui sest passé le 6 janvier : cest là quon a vu ce quétait le trumpisme, avec une tentative de coup dÉtat violent contre le gouvernement des États-Unis. Nous arrivons à un moment crucial, et lélection qui arrive est probablement le moment le plus important depuis la Guerre de Sécession. »       

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13 avril 2024 6 13 /04 /avril /2024 15:26

          V. COMPLICATIONS RELIGIEUSES.

Arriva le successeur de Ponosse, un grand diable blême et sinistre dans les 40 ans, tout en os, les yeux brillants de dévotion fanatique. Moins d’une heure plus tard, il parcourait Clochemerle à grands pas, d’un air farouche, sans saluer personne. Il fit annoncer par Beausoleil un service religieux spécial pour le lendemain. Les Clochemerlins s’y rendirent en nombre, par curiosité. La messe expédiée, le curé Noive monta en chaire et parla d’une voix rauque : « Et maintenant, mes frères, c’est fini de rire ! […] Écartons ce Dieu trop commode qui voit avec complaisance la ripaille, le manque de tenue des femmes et la bamboche des hommes. […] Dans une époque bassement matérialiste, qui se couvre d’opprobre et ne cesse d’offenser le ciel, je veux faire avec vous de Clochemerle une citadelle de la foi la plus ferme. Le monde, je vous l’annonce, ne se sauvera que par la pénitence, la continence, la tempérance, la prière répétée et le mépris des biens de la terre. Les neuvaines de rachat vont commencer. » (87) Les gens étaient atterrés, les femmes surtout. Le docteur Mouraille proposa qu’on lui fasse un examen psychique approfondi. Jolibois, Tafardel, Samothrace et Mouraille discutèrent de la sexualité des saints, de la chasteté du Christ et du célibat des prêtres. Pour eux, le nouveau curé était un nerveux bilieux, à tendance fébrile, l’opposé de Ponosse. La vie à Clochemerle n’allait pas être gaie pour les chrétiens ! * Barbe Noive, la sœur du curé, lui tint lieu de servante. Elle congédia la vieille Honorine qui ne se gêna par pour dire ce qu’elle pensait de ce prêtre et de sa sœur. Mais elle dut se résoudre à partir. Six Clochemerlins moururent dans la semaine. Parmi eux, le pépé Garabois, 96 ans, qu’on entretenait pour le centenaire. * le curé Noive refusa d’aller au château recevoir la confession de la baronne. Elle le prit très mal et elle écrivit une lettre à Monseigneur se plaignant de cet insolent. Elle pouvait se passer de l’absolution de cet imbécile et menaçait de cesser de s’intéresser aux œuvres de la paroisse. Elle se plaignit de Noive à sa fille Estelle de ce « Calvin à triste figure qui fai[sai]t de la démagogie religieuse » (91). Elle projetait d’organiser un dîner (deux repas si nécessaire) et d’inviter le R.P. Reventin, chanoine de de Lyon, par l’intermédiaire de Ghislaine d’Aubenas-Teizé pour qu’il reçoive sa confession. Ils le feront prendre en voiture et le reconduiront, une fois par mois. Et elle ne mettra plus les pieds à l’église. Si elle devait assister à la messe, elle irait dans n’importe quel village sauf Clochemerle. Et si sa fille devait avoir un enfant, ce serait pareil pour le baptême. *

Il arriva une chose bien amère à Firmin Lapédouze, réputé « mangeur de curés » et le pire athée de Clochemerle, le seul peut-être à ne pas être sensible à l’amabilité de Ponosse. Sa haine de l’Église s’expliquait en partie par sa femme Justine, une dévote qui lui rendait la vie impossible. Elle était morte depuis quelques années et voilà que maintenant c’était son fils qui venait d’entrer au séminaire. Furieux, le vigneron se présenta chez le curé Noive qui le fit entrer et écouta sa colère : « je vous invite à entrer parce que vous êtes le premier habitant chez qui je découvre vraiment une flamme. Je préfère la haine à la mollesse et à l’indifférence. » (94) Lapédouze parla de sa femme et de son fils, surpris de trouver en face de lui un prêtre calme et presque agréable. D’autant que le curé Noive ouvrit pour lui une bouteille de vin, cuvée 1929. Buvant en solitaire, Lapédouze se sentait de mieux en mieux. Le curé le faisait parler sans le brusquer. * Une autre discussion vive eut lieu dans l’impasse, sous les fenêtres de Clémentine Chavaigne. Plutôt un monologue, car Mélanie Boigne ne lui laissa pas placer un mot. La mère de quinze enfants défendait les femmes mariées et s’en prit violemment à la « vipère d’église » qui la jugeait. Depuis l’arrivée du curé Noive, les vieilles filles relevaient la tête. Les rancœurs endormies venaient de se réveiller avec une force nouvelle provoquant affronts et injures.

   VI. COMPLICATIONS RELIGIEUSES (suite).

Le retour du printemps, chanté par Samothrace, aurait dû contenter les cœurs, mais les Clochemerlins avaient d’autres soucis en tête. Le 27 avril 1934, un certain nombre de mères de famille (Mélanie Boigne, Catherine Repinois, Eulalie Ouille, Annette Soupiat, Thérèse Pignaton, Toinette Jupier, Fanny Lachenève, Ursule Safaisse, Mauricette Piffeton, Mimi Susson, Berthe Bajasson, Claudia Tripotier, Lucie Malatoisse, Amélie Guinchard, Félicie Pouette, Célestine Machavoine, Léonore Sardinet, Justine Bocon, Sidonie Pétinois, etc.) adressèrent une lettre à l’archevêque pour se plaindre du curé Noive qui ne faisait pas l’affaire pour Clochemerle, vu qu’il prêchait contre le vin et pour demander un autre curé. Une deuxième lettre, signée par les maris, appuyait cette demande : il fallait à Clochemerle un bon curé, ami des vignerons et connaisseur en vin. Les deux lettres parvinrent à Lyon en même temps que celle de la baronne. L’archevêché se promit de traiter cette affaire avec toute l’attention requise. * On envoya donc à Clochemerle, un prêtre relativement jeune, ecclésiastique de qualité, l’abbé Lodève, coadjuteur de Monseigneur l’Archevêque. Il se rendit d’abord chez le sénateur Piéchut ; lui-même avait été informé de cette visite par le sous-préfet de Villefranche. L’émissaire de l’archevêque voulait avoir l’avis du maire. La conversation se concentra rapidement sur l’opposition du curé Noive au vin. Tout en faisant l’éloge du beaujolais, Piéchut servit Lodève et le resservit. « Le vin est ici, la grande affaire. Le regretté curé Ponosse l’avait compris, d’où sa grande popularité. Chez nous, un homme qui ne connaît pas le vin, curé ou non, ne s’attira guère la considération », expliqua le maire (109). « Si vous voulez comprendre quelque chose à ce pays, il faut vous mettre un peu dans la peau de nos vignerons. Ils boivent facilement leurs quatre litres par jour. » Piéchut proposa alors à l’abbé Lodève de lui faire visiter des caves. Il se laissa conduire et griser par les vapeurs des caves. En sortant, deux heures plus tard, l’abbé Lodève était bien ivre. Au lieu de rentrer, il demanda à son chauffeur de le laisser à l’hôtel Torbayon. *

L’abbé Lodève rendit compte de sa mission à Monseigneur. Une bonne nuit chez Torbayon l’avait remis de sa fatigue de la veille. Il donna des nouvelles de la baronne et parlèrent du curé Noive, un saint farouche et prêt au martyre : « cet ascète serait utilisable dans un pays de châtaignes. Mais Clochemerle ne s’accommodera jamais d’un saint qui se refuse à trinquer » convint l’abbé (113) qui parla des fortes personnalités qu’il ne fallait pas mécontenter : le sénateur Piéchut et la baronne. Dans son compte-rendu, Lodève parla aussi de la qualité de l’hostellerie et de la beauté de la servante, du pharmacien et de son invention, du curé Ponosse et des miracles posthumes qu’on lui attribuait. La conversation se poursuivit sur ce ton. Elle allait prendre fin quand Monseigneur demanda à l’abbé de répéter la chanson de Noé à Clochemerle et ils établirent un rapprochement avec la Bible et la vigne que planta Noé. Et si l’Arche s’était échouée à Clochemerle ? En attendant, il fallait procurer à tous les Clochemerlins un curé de leur convenance. L’évêque de Haute-Loire cherchait justement à se débarrasser d’un curé qui faisait scandale dans son diocèse, « le type de curé-poilu, populaire aux armées, grand buveur de pinard » (115) qui ne reculait pas devant la gaudriole épicée : l’abbé Patard. Le curé Noive serait proposé en échange avec l’évêque de Haute-Loire. *

Le départ du curé Noive avait été décidé. Les Clochemerlins qui auraient dû s’en réjouir éprouvèrent de la pitié pour l’abbé chassé. Quand tout fut prêt pour son départ, l’abbé marcha vers l’église sans y entrer et s’agenouilla. Des personnes compatissantes firent un demi-cercle autour de lui. Puis Marie Coquelicot s’avança, les bras chargés de fleurs et l’embrassa sur les deux joues. Mélanie Boigne, rouge de honte, avoua que c’était elle qui avait écrit la lettre. Elle en regrettait les conséquences. La cloche se mit à sonner à l’initiative du bedeau Coiffenave. Plus de cent Clochemerlins accompagnèrent le curé jusqu’à la gare. Alors on vit accourir Firmin Lapédouze. Il était indigné qu’on chassât le seul prêtre pour lequel il avait de l’estime. L’abbé dût le calmer. Le curé Noive regrettait sa maladresse et son orgueil. Sur le quai, la terrible Barbe Noive jeta un dernier regard de haine sur Clochemerle. Quand le train démarra, la foule cria : « Vive Monsieur le curé ! » Cent mouchoirs agités témoignèrent que les Clochemerlins n’étaient pas de mauvais bougres. « Si seulement cet homme-là avait aimé le vin ! » (118)

   VII. QUI FINIT À CENT À L’HEURE.

Le genre hirsute et débraillé de l’abbé Patard fit sensation. On le classa dans la catégorie des curés phénomènes, revenus de la guerre, qui avaient conservé le langage et les mœurs du front. Il restait marqué par la guerre. Le genre du nouveau curé n’était pas pour plaire à tout le monde et souvent il choquait mais il n’en avait cure. Au mépris du qu’en dira-t-on, le curé Patard semblait résolu à mener son troupeau tambour battant, en maniant l’homélie comme un pamphlet, rappelant à ses paroissiens que la religion ne pouvait pas leur faire de mal. Son Dieu à lui était goguenard, gueulard et cynique, avec une tendresse bougonne de père du régiment. « Le bon Dieu ne vous bouffera pas. Il sait que vous êtes de sacrés cochons pécheurs. Il fera la part du feu qui ne sera pas forcément celui de l’enfer » (120) Il les invitait à être moins égoïstes. Il ne parlait pas trop de l’âme, en appelant plutôt au bon sens. Une religion de prudence valait mieux que pas de religion du tout. La première fois qu’il célébra la grand-messe du dimanche, il dénonça cependant violemment l’avarice des paroissiens et les invita à payer davantage au moment de la quête… pour gagner leur paradis. Une seconde quête fut organisée pour ceux qui n’avaient pas assez payé. Le dimanche suivant, il annonça que la quête avait rapporté 380 F, dont trois billets sans valeur. Il fallait atteindre les 500 F. Ces fortes paroles secouèrent l’apathie à donner des Clochemerlins. Le curé qui avait augmenté le prix des sacrements, les livrait même à domicile en enfourchant sa moto. On dut reconnaître que le curé Patard, malgré ses exigences d’argent et son rude franc-parler était facile à vivre. Pas vétilleux sur les détails du culte et l’énumération des péchés secondaires, il avait l’absolution large et accordait facilement les dispenses. Il aimait les enfants, conversait sans façon avec n’importe quel habitant du bourg sans tenir compte de son bord. Il était aussi bon joueur de belote et tenait sa place aux boules. Il entretenait lui-même sa motocyclette qu’il chevauchait avec intrépidité. Ce qui lui valait l’estime de Fadet. Pour entretenir sa maison, on lui trouva une veuve bigote, la mère Sulpinet, dit la Nanette. En matière de vin, le curé Patard méritait son surnom de père Pinard. Quand il eut touché au beaujolais, il ne voulut plus entendre parler d’une autre boisson et jura de ne plus jamais quitter Clochemerle. On déclara que c’était bien un curé pour Clochemerle. Sur le sujet des femmes, il était en porte-à-faux. Là encore, l’expérience de la guerre et de la peur, qui l’avait conduit à boire, lui avait fait faire quelques écarts. Il fut ainsi troublé quand la jeune Flora approcha trop sa poitrine de lui. Sa réaction fit rire. On en conclut que ce curé était humain. Il se rendit au château des Courtebiche où la baronne lui déclara spontanément qu’elle voulait être « obéie et servie ». Le curé développa ses arguments de charité mais la rassura : elle ne serait pas mélangée avec le peuple. Au terme de leur conversation sur l’âme et la religion, la baronne demanda au prêtre d’entendre sa confession et elle l’invita à sa table. « Je crois que nous nous entendrons » (127) *

Lulu Bourriquet, qui rêvait de Folies Bergères et d’Hollywood, se trouva enceinte à 17 ans et 4 mois, sans l’avoir voulu. La même chose arriva au même moment à deux compagnes de Lulu, Claudine Soupiat et Mathurine Maffigue, les plus fidèles à suivre leur imprudente amie dans ses équipées. Ces trois filles sans jugeote n’avaient pas résisté aux sortilèges d’un film romantique et avaient cédé aux avances de godelureaux de la ville, venus à l’hôtel Torbayon au volant de bolides de sport. Quand les filles commencèrent à être enceintes, les larcineurs de vertu ne tardèrent pas à disparaître. Elles durent avouer leur faute à leurs parents. Cela souleva des tempêtes. Trois filles-mères à la fois, cela faisait beaucoup, surtout si les séducteurs venaient à disparaître. « Cela montrait le danger d’aller avec des étrangers. Et qu’on ne sort pas impunément de son milieu, de sa condition. » (129) Mme Fouache avait donc beau jeu de geindre au bureau de tabac : « Babylone, ma chère, je vous l’avais dit, Babylone, avec ses courtisanes. Trois filles enceintes à la fois ! On verra des catastrophes se produire. » (129) Beaucoup de femmes mûres étaient disposées à l’écouter, qui blâmaient les mœurs et les licences nouvelles. Un courant de réprobation condamnait les trois filles-mères qui n’osaient plus se montrer. Le scandale avait éclaté du temps du curé Noive. Ce fut lui qui, par ses excès, contribua à la réhabilitation des trois éplorées. On trouva qu’il allait trop loin dans sa condamnation. Cela pouvait avoir des conséquences néfastes sur leurs couches et faire tourner le lait. Et ce n’était pas le rôle du prêtre de se mêler de ça. Elles avaient, certes, commis une imprudence, de là à les excommunier ! Il allait naître de petits chrétiens après tout ! Les femmes se montrèrent solidaires des trois pêcheresses et inclinaient à les absoudre. On leur trouverait bien un mari. Cela s’était vu pendant la guerre quand les fiancés ne revenaient pas. Lulu Bourriquet n’avait pas renoncé pour autant à ses ambitions. Elle se reprit à penser à ses idoles et à son modèle, Anaïs Frigoul. Pour elle, il n'était pas question de se marier à Clochemerle et elle était prête à faire tout ce qu’il fallait pou s’en servir. Elle voulait sortir à tout prix de Clochemerle. *

Vers la même époque se commit un crime qui glaça le bourg d’horreur. La maison des Tuvelat, isolée dans la campagne, était fermée depuis 48h. les voisins s’inquiétèrent. On savait les Tuvelat absents, partis dans le Doubs pour le mariage d’une parente. Mais ils avaient laissé sur place la mémé Tuvelat, veuve du défunt Antelme, réputé terrible coureur de jupons. La vieille Tuvelat n’avait qu’une passion, une avarice stupide et maladive. On lui attribuait un magot secret, légende corroborée par son attitude bizarre et méfiante. Chaque jour, elle faisait une promenade et s’arrêtait chez les voisins qui lui offraient à boire et à grignoter un gâteau. Ces voisins ne l’avaient pas vue depuis deux jours. Ils prévinrent le garde-champêtre Beausoleil qui revint avec un serrurier et deux gendarmes. A l’intérieur, ils découvrirent un saccage complet du mobilier et, à la cave, le cadavre de la mémé Tuvelat, le crâne fracassé. Ce crime fit du bruit. Reporters, photographes et policiers accoururent à Clochemerle où ils se régalèrent de la cuisine d’Adèle Torbayon et de la qualité du vin. On soupçonna d’avoir les Tuvelat d’avoir organisé un faux-départ, d’autant qu’ils ne cachaient pas leurs sentiments pour la vieille. Mais ils n’eurent pas de mal à prouver leur emploi du temps. Certes, ils n’aimaient pas la mémé, mais ils lui souhaitaient une mort naturelle. D’ailleurs, pour eux, il n’y avait pas de magot. L’aîné des Tuvelat, toutefois, orienta les soupçons vers le père Pignaton, un vieil exhibitionniste de 78 ans. Mais cette piste fut abandonnée. Les policiers soufflèrent aux journalistes que ce devait être le crime d’un rôdeur. Ce qui eut l’effet recherché. L’assassin ne se méfia plus. Trois semaines plus tard, on arrêta un ouvrier typographe du nom de Massoupiau, natif de Clochemerle qui laissait beaucoup trop d’argent derrière lui. Il prétendit d’abord que la vieille Tuvelat l’avait attiré chez elle pour lui faire des propositions indécentes. On découvrit chez Massoupiau des coupures de presse prouvant sa fascination pour le crime. Son avocat, Félix Emprière, un prétentieux imbécile, essaya de le défendre mais Massoupiau fut condamné à mort et guillotiné. Cela frappa Clochemerle d’horreur. Les parents de cet assassin étaient de braves gens qui avaient fait tout leur possible pour lui donner de l’instruction et un métier. Le père Massoupiau, conseiller municipal démissionna lors de l’arrestation de son fils et sa femme mourut de chagrin. Tous ces événements furent largement commentés par le docteur Mouraille, le poète Samothrace, Armand Jolibois. * « Il semblait bien cette fois que Mme Fouache eût raison, que le train effréné que prenaient les mœurs ne dût rien produire de fameux. Clochemerle avait son assassin, un guillotiné de 24 ans, et trois filles-mères à la fois dont l’aînée ne comptait pas 20 ans. » (140) Sans doute la situation de fille-mère était-elle gênante mais elle présentait bien des compensations et certaines s’en sortaient très bien, comme Valérie Craponne qui, après les vendanges de 1920, s’était retrouvée enceinte. Elle n’avait pas réussi à se marier mais elle s’était consacrée à son enfant avec assiduité et avait fait l’admiration de tous. La faute des trois jeunes filles semblait pourtant ressortir « à un courant général des mœurs qui incitait les jeunes personnes à considérer l’amour plus comme un moyen que comme une fin. » Cela ne servit pas de leçon. « Le progrès accélérait ses cadences, multipliait ses machines et ses tumultes, ne laissant plus aux gens le temps de respirer, de penser. » (141) * En 1935, Eugène Fadet revint de Paris au volant d’une traction avant dont il prétendit qu’elle se conduisait toute seule. Il fit l’éloge de la vitesse et tout le monde se mit en tête de vivre à 100 km/heure. Et ce n’était qu’un début.

 

DEUXIÈME PARTIE : LE CHÔMEUR

I. NEW YORK ET CLOCHEMERLE

  Le 23 octobre 1929, à New York, se produisit l’effondrement du marché de la Bourse, nommé krack de Wall Street. Au sommet du crédit et de la prospérité, les États-Unis s’aperçurent qu’ils ne possédaient que du papier et des dettes. Toine Bezon, qui écrivait quelques années plus tôt des lettres enthousiastes sur l’Amérique parlait maintenant des faillites, de la misère, de la panique qui gagnaient les Américains. Quant à lui, il avait trouvé un emploi de cuisinier chez un patron de la 5e Rue. Mais il valait mieux être à Clochemerle qu’à Broadway. * En 1918, on sortait d’une horrible saignée, tout repartait. On ouvrait d’immenses chantiers et des entrepreneurs faisaient fortune. On jetait les basses d’un monde futur avec la conviction qu’on ne reverrait plus jamais la guerre. Il fallait « vivre » et « jouir ». La France avait retrouvé la gloire et sa voix dans le concert des nations et cet honneur rejaillissait sur chaque Français. C’est dans cette période d’après-guerre, entre 1919 et 1929 que s’inscrivent les événements nommés « les scandales de Clochemerle » (voir Clochemerle), commentés par la presse de 1923. En 1923, Clochemerle se trouvait pris entre des mœurs anciennes encore prégnantes et l’irruption de mœurs nouvelles imposées par le machinisme grandissant. Ces fameux scandales ressortissaient au passé. La guerre de 1914 a donné le signal de transformations profondes dans tous les domaines Cette petite chronique d’un milieu rural en pleine évolution renvoyait à un contexte plus vaste. Vers la fin de 1936, un fait nouveau vint encore bouleverser cette histoire. Entre 1919 et 1929, le prodigieux essor de l’Amérique avait poussé la dynamique de la richesse et de l’endettement. Alors arriva le krack de 1929, surtout connu à Clochemerle par les lettres de Toine Bezon. Pour beaucoup de gens, c’était bien fait pour les Américains qu’on avait admiré mais contre lesquels demeurait un ressentiment. On en avait maintes fois discuté chez Torbayon. La vague déflationniste mit deux ans pour arriver en Europe. Au mythe de la prospérité qui avait duré dix ans, succéda un mythe nouveau, celui de la crise qui allait aussi durer dix ans. Les Clochemerlins ne désiraient qu’une chose : vendre leur vin, à un bon prix. Ils s’en prenaient à tous les propriétaires qui gagnaient de l’argent sans jamais se pencher sur la vigne. Le sénateur Piéchut se souvint alors que son parti s’intitulait « socialiste » et il laissa entendre que certains prélèvements ne seraient pas pour lui déplaire. Les radicaux avaient prouvé leur capacité de vigilance et assuré le triomphe d’une justice humanitaire. Waldeck-Rousseau, Combes et Caillaux avaient marqué leur époque. Piéchut promettait donc des mesures pour assurer son mandat tout en faisant preuve de prudence. Mais la jalousie veillait en la personne de Jules Laroudelle. Il se jeta dans l’opposition et rejoignit le P.O.F. (Parti de l’Ordre Français), créé par un colonel d’état-major. La plasticité idéologique de ce mouvement lui permit de ratisser large et de récolter de gros moyens financiers. Bientôt Clochemerle eut son comité P.O.F. présidé par Laroudelle qui commença à diffuser ses slogans démagogiques contre les « vieux combinards ». Piéchut faisait semblant de ne rien voir. *

Les cours du vin commencèrent à baisser en 1932. Les années suivantes, la dégringolade s’accentua. On gagnait à peine de quoi subsister. Revenir en arrière était impossible alors que le progrès jetait sur le marché une masse accrue de produits de consommation. On ne riait plus maintenant du krack américain de 1929 qui était arrivé jusqu’en Europe. La marche ascendante de l’humanité était ralentie. Un réformateur extrémiste, Joannès Migon, avait la partie belle pour annoncer la fin du capitalisme et proposer un collectivisme d’État comme voie de salut et d’avenir. Les Clochemerlins ne comprenaient pas grand-chose à ce projet qui devait les priver de leurs vignes. Certains adhèrent à ce système en restant persuadés qu’ils resteraient propriétaires de leurs terres. Cela faisait un troisième parti politique. Clochemerle bougeait. * La France également. Quelques scandales avaient donné l’alarme, l’affaire Oustric et l’affaire Hanau, par exemple. Des Clochemerlins risquèrent leurs économies dans des placements aventureux. Plus tard, en plein marasme éclata le scandale Stavisky qui se termina par le suicide de l’affairiste. Un avocat sauta dans la Seine. Puis on retrouva un magistrat sur une voie ferrée près de Dijon. Le 6 février 1934, des manifestants marchèrent sur l’Assemblée par le pont de la Concorde. Le service d’ordre débordé tira. Il y eut des morts. Le chef du gouvernement fut désigné comme fusilleur. Épouvanté, le ministre de l’Intérieur se hâta de disparaître. Pour apaiser les esprits, on rappela l’ancien président Gaston Doumergue. Et pour la première fois, on vit jouer un rôle politique à un vieux maréchal de 80 ans. Les ministères se succédaient sans apporter de grands changements à la situation. L’économie ne repartait pas. On gagna tant bien que mal 1936. Le gouvernement vota les congés payés. Cette mesure ne touchait pas les Clochemerlins mais le docteur Mouraille s’en félicita. Pour lui, un nouveau tyran menaçait d’abrutir toute une classe sociale : la machine. Le débat s’orienta autour de ce sujet : la machine rendait-elle l’homme plus libre ou contribuait-elle à l’aliéner ? Puis ils abordèrent un autre sujet : l’Homme sera-t-il Dieu ? Tafardel en était convaincu. C’est à ce moment-là que l’abbé Patard arriva pour la partie de belote. Il ne voulait pas se mêler de ce sujet. *

Circonstance aggravante : la nature s’en mêla, rajoutant ses rigueurs aux difficultés des hommes. Deux saisons coup sur coup furent désastreuses. Les gens grelottaient d’humidité en fuyant les averses. Ce furent des hivers pourris, sans même la pointe de gel désinfectant qui tue les insectes nuisibles, des hivers infectieux, comme disait le docteur Mouraille, qui propageait les maladies et favorisait les idées noires. Samothrace bravait la pluie pour venir voir Flora à l’hôtel Torbayon. Il se plaignit de l’époque auprès du docteur Mouraille. Les gens avaient toujours vécu comme ça avec leurs doses d’embêtement, disait Mouraille. Pour le poète, le progrès était une déception, il en attendait un nouvel essor de l’intelligence, une primauté de l’esprit. « La civilisation machiniste est quantitative. Vous réclamez des intelligences ? On va vous en donner. Fabriquées en série, nourries de la même bouillie intellectuelle par les haut-parleurs, les écrans et les magazines », (163) répondit le docteur qui suggéra au poète de se consoler en écrivant un poème sur le mauvais temps. Ce qu’il fit.

   II. TISTIN SE FAIT INSCRIRE.

Dans la petite salle de la mairie où Tafardel officiait au milieu de ses paperasses, un homme se présenta pour « se faire inscrire » : c’était Baptistin Lachoux, dit Tistin la Quille, cousin de Baptistin Lachoux, le cantonnier, dit Tistin Bègue. Ce Tistin la Quille, estropié depuis un accident d’enfance, encastrait dans l’armature d’un pilon le genou de sa jambe repliée. On le soupçonnait de forcer sur l’infirmité pour profiter de l’apitoiement et de l’indulgence. Comptant parmi les rares gueux de Clochemerle, pays de la propriété, il vivait de louer ses services. Peu porté à l’effort, il se laissait acculer au travail par la dernière extrémité, et d’ailleurs se lassait vite. On le disait fainéant, ivrogne et chapardeur. Il affirmait que sa carrière de travailleur avait été entravée de bonheur, parce que toujours il avait dû travailler pour les autres. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il s’acheminait vers la charité publique et l’hospice. Il s’arrangeait donc d’un destin de resquille et de paresse. Les fainéants sont volontiers réformateurs. Il faisait un fort discuteur de cabaret où il exposait des plans hardis qui assureraient une meilleure répartition des richesses. Son système voulait que les vignes fussent périodiquement reversées à la commune qui en ferait la redistribution équitable. N’ayant hérité d’à peu près rien, il se déclarait ennemi de l’héritage, ce qui faisait dresser l’oreille aux propriétaires clochemerlins. Il trouvait scandaleux que les terrains aient été injustement répartis et que cette injustice persistât. Ce raisonnement provoquait un certain malaise. Les hommes pondérés essayaient de lui dire qu’on ne pouvait rien à cela. Il eût été d’ailleurs bien en peine de s’occuper d’une vigne. On essayait de l’apaiser en lui offrant à boire et en le rassurant, on ne lui voulait pas de mal. Au troisième pot, il convenait qu’il était un gueux assez content de l’irrévérencieuse liberté dont il jouissait. Il savait se contenter de peu pourvu qu’il pût se prélasser au soleil. D’autres fois, le vin tournait à l’aigre. Alors, il redoublait de sarcasmes. Sa faculté de parole le rendait redoutable. On le craignait. On ne savait comment apaiser ses hargnes et son anarchisme. Tistin voulait donc se faire inscrire comme… chômeur ! Tafardel était perplexe. Il n’avait jamais été question de chômeur dans le pays. Il n’y avait d’ailleurs pas de fonds de chômage à Clochemerle. Tistin s’insurgea : c’était malheureux dans une commune dirigée par un sénateur de gauche. On voulait le faire périr ! On était encore des serfs et des vilains. Tafardel était pris à son propre langage politique. Il lui indiqua que la commune pourrait lui procurer du travail. Mais Tistin n’était pas prêt à accepter un « travail infect et humiliant ». Aucune loi, d’ailleurs ne pouvait l’obliger à faire un travail qui ne lui convenait pas. D’ailleurs, il avait bien examiné le travail que Clochemerle pouvait lui offrir. Il n’y avait RIEN pour lui ! Tafardel lui demanda le genre de travail qui lui plairait : « J’aimerais un emploi d’inspecteur pour surveiller le travail des autres. Et ne pas commencer trop tôt le matin. » (171) Tafardel ne savait plus quoi dire, d’autant que Tistin ne désarmait pas. Tafardel était là pour le servir sans retard. Il ne voulait pas perdre ses 7,50 F quotidiens d’allocation. Tafardel promit d’en parler au conseil municipal et lui demanda de présenter un certificat de sans-travail, un extrait de naissance. Il n’avait rien et ne put présenter qu’un vestige de livret militaire en très mauvais état. Tafardel nota les informations. Tistin menaça d’aller se plaindre au P.O.F. si sa demande n’était pas traitée rapidement. Alors il salua Tafardel et sortit en sifflotant. *

A une forte majorité, le conseil municipal décida de donner satisfaction à Tistin la Quille. On l’entretiendrait ainsi à ne rien faire. Par cette décision, le maire se donnait bonne conscience. Après tout, il n’y a pas que l’église qui pouvait venir en aide aux indigents. Cette décision donna lieu, une fois de plus, à un vif débat avec Jules Laroudelle qui prétendait ne pas vouloir encourager la fainéantise et créer un précédent regrettable. Si Laroudelle avait voté pour l’allocation, le conseil aurait voté contre. *

Il y eut donc un chômeur à Clochemerle. C’était la première fois qu’on en voyait un dans le bourg ; l’événement prit une dimension extraordinaire. Au début, les réactions furent dubitatives : on allait donc payer un homme à ne rien faire, comme les Anglais, avec notre propre argent. On blâma la décision de la mairie mais on comprit que la somme allouée était dérisoire. Et puis, on changea d’avis. Clochemerle était le seul village de la région à avoir SON chômeur. On en tira une certaine fierté. On prit en pitié Tistin, puis en affection. Et on commença à lui donner de l’argent contre de petits travaux qu’il faisait de bon cœur. En somme, jamais Tistin la Quille n’avait autant travaillé. Jamais il n’avait joui d’autant de considération, n’avait été si bien nourri, ni si bien vêtu. Partout, il était invité et fêté. On lui lavait son linge, qu’on lui rendait raccommodé et repassé. La vie ne lui coûtait rien. Bientôt, il put capitaliser son indemnité de chômage (augmentée d’une prime d’encouragement du conseil municipal), puis y ajouter les largesses de ses concitoyens. On faisait des collectes pour sa fête et pour son anniversaire. Peu à peu, il s’enrichit. Il commençait à avoir peur pour son argent. Parallèlement, il s’assagissait, devenant moins critique sur l’ordre social. Il fut présenté au député qui lui glissa un billet. D’ailleurs, il pleuvait de l’argent de tous les côtés. Le teint frais, rasé, mieux tenu, il n’avait plus mauvaise apparence. La commune lui paya un pilon neuf. On le gâtait de mille fois. Et, inévitablement, cela commença à attirer des jalousies, notamment de la part du facteur, du cantonnier et de Joanny Cadavre. Un jour, il rencontra la baronne sur le chemin du château. Elle venait de perdre son vieux concierge et elle lui proposa la place. Mais Tistin refusa ce qui vexa considérablement la châtelaine : « J’ai déjà une situation, dit Tistin, je suis le chômeur de Clochemerle » (178). Chômeur, c’était pour lui la situation royale, celle dont il avait toujours eu la vocation. Une sinécure. * Il trouvait les meilleures attentions chez Jeannette Machurat qui ne cessait de l’attirer chez lui. Âgée de 34 ans, la veuve possédait un petit bien. La solitude lui avait fait quelque peu perdre ses formes et sa fraîcheur mais elle se ragaillardit en fréquentant Tistin. Insensiblement, leur liaison prit un tour régulier que tout le monde put remarquer avec l’épanouissement de Jeannette. Pour lui, qui n’avait connu que des femmes légères, cet empressement d’une femme bien établie, lui conféra une bonne opinion de lui-même et une dignité virile accrue. *

Le retour du printemps marqua le renouveau des amours. Mathurine Maffigue accoucha de deux jumeaux robustes et Lulu Bourriquet, d’un seul enfant qui ne lui déforma pas trop le corps. Car elle n’avait rien perdu de ses intentions de conquête, sous le nouveau nom de Lise Bouquet. Mme Fouache continuait à prédire le pire, avec Clémentine Chavaigne, Pauline Coton et quelques femmes aigries mais personne ne les écoutait. Tout le monde avait envie de profiter de ce bref moment de rémission. Le curé Patard, lui-même, se montrait conciliant avec ces relâchements estivaux. Samothrace venait marivauder avec Flora. Elle écoutait le vieux barde lui débiter des tirades qu’elle ne comprenait pas mais qui la flattaient. Elle le trouvait rigolo. Les Clochemerlins s’accordaient quelques mois de répit avant le retour de l’hiver et des problèmes. Basèphe, qui venait de fêter son premier million d’étuis de Zéphanal, devint mécène : il fit don d’un terrain de sport à la commune. Clochemerle avait son équipe de football et fit disputer une course cycliste le jour du 15 août. Le tournoi de boules durait une semaine. Au Castel Anita, dans sa somptueuse propriété avec tennis et piscine, l’inventeur recevait les artistes de la région et de passage et menait avec eux la belle vie.

 III. CELIBATAIRES, VEUVES ET FILLES DE JOIE.

Événements extraordinaires : un jour, l’angélus et la messe basse de 6h30 ne furent pas sonnés ce qui perturba toute la vie de Clochemerle. A l’intérieur de l’église, il y eut plusieurs incidents d’office avec le servant de messe. Les vieilles remarquèrent l’inquiétude du prêtre. Elles étaient pressées de savoir ce qui se passait. Ce jour-là, on remarqua l’absence du bedeau Coiffenave, un personnage inquiétant qui hantait la ville mais qui était un artiste extraordinaire de la cloche. Les femmes en avaient peur : elles lui attribuaient une lubricité à l’affût. A l’église, elles surprenaient son regard braqué dans leur décolleté. Quelques-unes affirmaient s’être senti pincer les fesses avec une insistance vicieuse. Ce bedeau rôdeur et fourbe passait pour être le diable incarné. Était-ce vrai ? ces femmes affirmaient que c’était arrivé à d’autres. Notamment à Aglaé Pacôme, une vierge attardée qui avait la hantise des satyres et vivait dans un monde de fictions amoureuses où elle jouait le rôle d’héroïne pourchassée par des soupirants frénétiques. Elle était persuadée de faire l’objet de toutes les attentions. Elle affirmait que Coiffenave avait mis fin à ses jours pour une raison connue d’elle seule. Elle était loin de la vérité ! Aglaé n’était pas son genre. On chercha en vain sa dépouille mais on constata que son vélo et ses affaires avaient disparu. Pire encore, on découvrit qu’on avait fracturé le tronc de Saint-Roch. Qui mieux que Coiffenave pouvait savoir que le tronc n’avait pas été relevé depuis deux mois. Mais on n’avait aucune preuve. Et on se dit qu’il finirait bien par reparaître et donner des explications. En attendant, le suisse Nicolas fut chargé de le remplacer. Ce fut une catastrophe. On ne tarda pas à avoir des nouvelles du bedeau. Un homme dit qu’il l’avait vu à Saint-Romain-des-Iles menant une vie de plaisir dans une auberge à fritures où il dilapidait le magot de saint-Roch en compagnie d’une fille de joie, la grosse Zozotte, qui l’avait pris en sympathie tout en continuant son « métier ». Il refusait de rentrer. D’autant qu’à Saint-Romain-des-Iles, on le trouvait sympathique et on l’invitait à déjeuner. Sa renommée de sonneur de cloches fut bientôt connue et on l’invita pour des récitals de cloches dans tous les villages des environs. Il commençait à prendre des airs vaniteux. Tout cela se savait à Clochemerle si bien que le bedeau devint un vrai « personnage ». Mais que pouvait-on faire ? commander aux gendarmes d’aller récupérer le bedeau et le ramener de force avec les menottes ? La grosse Zozotte avait prévenu qu’elle soutiendrait plutôt un siège en règle. Pour faire arrêter Coiffenave, il fallait porter plainte au nom de l’Église à propos d’une méchante affaire de gros sous. La municipalité ne voulait pas s’en mêler. Le curé Patard prit alors position : il valait mieux attendre le retour de l’enfant prodigue et… remplir le tronc de nouveau. Mouraille ajouta que les gens faisaient l’amour pour tromper leur ennui. Un beau matin, l’angélus sonna dans toute sa grâce : Clochemerle sut que Coiffenave était revenu. Il reprit ses fonctions sans mot dire et personne ne fit allusion à sa fugue. Il n’y avait décidément que Coiffenave pour ponctuer les jours du son gracieux de la cloche. Il eut même à cœur de se de se surpasser. De mauvais plaisantins glissèrent dans le tronc des « offrandes » pour Zozotte que le curé refusa pour ses œuvres. Cette indulgence divisa les Clochemerlins. Une cabale féminine s’agita pour obtenir le renvoi du bedeau. Certains hommes craignaient que la grosse Zozotte n’attirât les gendarmes dans son piège. Le mieux serait donc d’oublier cette affaire. Une dernière question restait à élucider ? Coiffenave pinçait-il vraiment les femmes en prière qui entraient seule à l’église. Les plaignantes (Aglaé, Clémentine, Pauline…) étaient douteuses et on n’avait guère envie de les plaindre. Et puis, Coiffenave était un grand artiste ! *

Jeannette Machurat tomba enceinte. Elle crut disposer là d’un argument de poids qui allait modifier sa vie dans le sens qu’elle désirait. Elle se voyait déjà remariée à un fort bel homme, au pilon près. Pendant ce temps, Tistin la Quille se rendait utile de mille façons et soignait ses relations. Il voulait garder ce statut de chômeur et sa liberté. Il reconnut sans difficulté qu’il était bien responsable de ce qui arrivait à Jeannette mais il souhaitait rester célibataire. Il avait une nature de vagabond incorrigible. Jeannette le prit très mal. Il était prêt à reconnaître l’enfant, à aider financièrement la mère mais il refusait de l’épouser. Il considérait le chômage comme une profession libérale. Il était bien trop heureux de sa condition et vivait à sa guise, selon sa fantaisie, libre comme l’air, oisif comme un rentier. « C’est un peu cela d’être chômeur, un braconnage du beau temps, une maraude des jolies heures du jour et de la nuit. » (198). Il ne voulait pas devenir l’homme d’une seule femme. Il allait moins chez Jeannette Machurat, continuait sa vie, ne comptait pas renoncer aux avantages de sa situation. Plus il réfléchissait, plus il se découvrait des motifs de rester sur sa position. Il était persuadé que Jeannette ne pourrait pas se passer de lui. « Chômeur il était, chômeur il voulait rester. C’était une idée fixe. Il délaissa la mère de son enfant. » (199) * Jeannette Machurat décida d’aller voir le curé. Elle lui raconta ce qui s’était passé et lui demanda de parler à Tistin. Mais le curé Patard lui répondit que cela ne concernait pas la religion. Elle devait plutôt s’adresser au sénateur-maire car son affaire était « politique ». Pour récupérer celui qu’elle aimait, Jeannette décida de la trahir. Elle alla trouver Jules Laroudelle qui vit là une belle occasion de s’en prendre à Piéchut qui avait accordé l’allocation de chômage à Tistin. Jeannette se fit passer pour une victime du chômeur. Laroudelle attendit le moment opportun pour passer à l’offensive. * Tistin la Quille employait son temps légèrement. Il se laissa entraîner à fréquenter une autre veuve gaillarde, surnommée Quiche-Bicou qui se trouva bientôt enceinte des œuvres du chômeur. Elle s’en vanta dans le village et la nouvelle arriva aux oreilles de Jeannette Machurat. * Il y avait donc deux veuves enceintes, et du même individu, peu recommandable, à si peu d’intervalle ! Les femmes qui se plaignent souvent de leur fragilité ont pourtant une résistance de fer. Il y a statistiquement plus de veuves que de veufs, elles survivent à leur mari. Tout autre, cependant, est le sort des veuves relativement jeunes. Elles avaient bien pu, au long des années de vie en commun, bougonner contre leur époux, c’est après leur disparition qu’elles comprenaient combien leur disparition laissait un grand vide dans leur vie. Il faut comprendre, avant de juger la conduite d’une Jeannette Machurat et d’une Zoé Voinard, que le sort de la veuve est triste. Il l’était particulièrement à Clochemerle. Les femmes de moins de quarante ans, dont la vie conjugale se terminait prématurément avaient peu de chances de sortir de leur veuvage, du fait de la situation démographique du pays. On manquait de veufs et de célibataires de leur âge. Les hommes se mariaient jeunes, au retour du régiment et les couples restaient unis, malgré les aléas de leur existence, malgré la « loterie du mariage ». Avec la dure loi de l’inséparabilité du mariage, les conjoints finissaient par s’arranger l’un de l’autre. Cela est si vrai que lorsque Dieudonné Latronche perdit sa femme Pélagie, il ne put supporter sa solitude. * On comprend maintenant comment Jeannette Machurat et Zoé Voinard furent amenées à s’intéresser à Tistin la Quille, mis en évidence par son titre de chômeur, et à tout lui consentir sans délai. Il est vrai que Zoé, plus âgée, était la plus impatiente, le temps la pressant davantage. La quarantaine entamée donne aux femmes l’affreuse appréhension de se voir déparées de leur beauté. Et Jeannette Machurat, bien que plus jeune, éprouvait la même terreur. Oui, les veuves de Clochemerle étaient des veuves souffrantes qui s’étiolaient avant l’âge dans les renoncements d’une féminité inactive à moins qu’un sursaut ne les jetât dans des expédients d’amour. A côté de Tistin, il y avait encore Coiffenave et Joanny Cadavre mais le premier ne s’intéressait qu’à Zozotte et le second sentait trop la mort. Ce partage de Tistin aurait pu durer mais les choses allaient se compliquer.

  IV. PUISSANCE DES FEMMES.

D’autres femmes ne sont pas heureuses à Clochemerle. En voici quelques exemples.

Odette Auvergne, la jeune receveuse des postes, fait des frais pour ses clients. On la trouve distante et hautaine et elle effarouche les vignerons. Il suffirait pourtant de quelques paroles pour émouvoir celle qu’à tort l’on croit arrogante. Arrivant à Clochemerle quelques années plus tôt, elle a voulu se faire respecter et ce n’est que trop réussi. Maintenant, elle le regrette et songe à deux ou trois personnes à qui elle dédierait bien son besoin d’amour. Ginette Berton, 32 ans, traverse de pareilles crises. Parce qu’elle avait une trop haute opinion de ses charmes et de son intelligence, elle affichait des prétentions excessives. Mais le temps est passé et aucun prince n’est venu. Néanmoins, elle prétend rester sur la brèche des filles mariables et refuse de se ranger au parti de celles qui ont renoncé, tant elle a peur d’être confondue avec les Chavaigne et les Coton qui l’invitent à les rejoindre. Mlle Dupré, l’institutrice, éprouve des tourments analogues à ceux qu’endure Odette Auvergne. Diplômée, intelligente, patiente avec ses élèves, elle ne manque pas de qualités mais elle manque de charme. Elle rêve d’une vie de couple, avec un autre fonctionnaire, ou un instituteur, avec qui elle pourrait avoir une vie confortable, s’autorisant des voyages en Italie. Mais voyager seule n’avait aucun intérêt. Le malheur a voulu qu’Angèle Dupré ait été nommée à Clochemerle à l’âge de 26 ans (il y a 10 ans). Tafardel exerçait encore mais il était trop âgé, inexorablement vieux garçon et trop dévoué à Piéchut pour s’intéresser à elle. Elle aurait voulu rencontrer un garçon de son âge. Quand Tafardel prit sa retraite, on envoya pour le remplacer Armand Jolibois qui avait alors 26 ans (Mlle Dupré en avait déjà 34). Il ne fit aucun cas d’elle, préférant fréquenter l’hôtel Torbayon où il se mit à boire. Mlle Dupré est horriblement jalouse d’Odette Auvergne. Son idéal du mariage entre fonctionnaires lui représente que l’instituteur et la receveuse des postes seraient bien assortis. Odette n’est d’ailleurs pas insensible à Armand Jolibois mais lui ne regarde ni l’une ni l’autre. Il est obsédé par Flora. Mlle Dupré déçue songe à demander son changement mais elle voudrait savoir si elle a une chance de trouver un jeune instituteur dans ce nouveau poste. Elle ne sait comment s’y prendre. Ainsi, à Clochemerle, des cœurs sont disponibles. Mais probablement à cause de malentendus, ils ne parviennent pas à trouver leur bonheur. * Les femmes entre elles ne sont pas charitables lorsque les circonstances les placent sur le terrain des rivalités propres à leur sexe. Ces rivalités se ramènent en général au seul objet de revendiquer pour elles-mêmes un maximum d’attraits physiques. L’âpreté des jalousies féminines s’inspire de la lutte que les femmes doivent s’emparer de l’homme dans le contexte d’une société qui ne permet pas l’égalité des sexes. Face à l’autorité masculine apparente, les femmes usent cependant de moyens propres. De fait, la situation des femmes, à Clochemerle était remarquablement forte, pour plusieurs raisons dont la principale était qu’elle exerçait une sorte de régence et dans ce rôle elle ne pouvait être supplantée. La demeure où chacune était confinée devenait un fief où elle n’avait pas à craindre la concurrence d’une autre femme. Par ailleurs, en tant que mère, elle était indispensable à ses enfants mais aussi au père quoi qu’il en dise et elle y déployait son énergie et son obstination. En cas de maladie, c’était encore pire, les hommes se conduisaient comme des enfants et si les femmes devaient à leur tour être malades, elles retrouvaient leur maison en totale désordre. Là-dessus, les témoignages des mères convergeaient : « pour bien dire, ils restent des enfants ». (218) Il faut leur rendre cette justice, aux prises avec les dures besognes de la vie, les femmes ont du mérite. Sans elles et leur précision d’horlogerie, les hommes sont désemparés. A Clochemerle, les femmes ont deux fins : celle qui suscite le désir puis celle qui veille à tout et sur tous. Il était rare qu’en dix ans de vie de vie conjugale, cette seconde femme ne fût pas maîtresse de la situation. Elles entraient alors dans la catégorie des vraies femmes de Clochemerle qui forment un bloc d’une indéniable puissance reconnue des hommes. Ainsi les Clochemerlins craignaient-ils Dieu et leur femme. Surtout leur femme qui n’ignorait rien de leur vrai pouvoir. *

On ne connaissait qu’un cas de femme abandonnée, celui de Félicité Traviolet, que son mari avait laissée en place avec trois enfants sur les bras pour partir avec une servante d’auberge rencontrée dans les environs, en emportant tout l’argent disponible. Laisser une femme seule avec des enfants, ça ne se fait pas à la campagne. On doit ajouter que Félicité avait eu un quatrième enfant, après le départ de Traviolet, probablement avec un vendangeur de passage. Les femmes de Clochemerle ne lui reprochaient pas cet enfant de raccroc et reportait la responsabilité de cette situation sur Traviolet. Les Clochemerlins n’étaient donc pas indifférents au malheur de cette pauvre femme abandonnée. Les hommes du village montraient plus de générosité avec elle en lui donnant de l’argent en échange de ses services sexuels. Ils payaient un peu plus avec le sentiment de faire un geste pour les enfants et de punir Traviolet. On pourra dire que Félicité Traviolet était tombée au même niveau de la grosse Zozotte. Mais elle agissait pour des raisons bien différentes. Elle ne faisait pas cela pour le lucre mais pour assurer le quotidien de ses enfants. Et si elle faisait des frais de toilettes pour ses clients, elle allait à l’extérieur très humblement. D’ailleurs, inconduite et débauche étaient des notions qui n’effleuraient pas l’esprit simple de Félicité. Elle ne sentait pas déchue, elle éprouvait même un sentiment d’élévation sociale. Deux ou trois hommes auraient fait d’excellents maris, mais elle ne voulait pas défaire les ménages. Elle se contentait des largesses de ce noyau de bons amis. Tombée par hasard dans cette situation, elle s’y était habituée. Ses enfants étaient bien tenus et les femmes de Clochemerle admiraient en quelque sorte son courage. * Les choses auraient pu durer ainsi à la satisfaction générale, sans porter préjudice à personne tout en étant bénéfiques à quatre enfants joyeux et bien portants si le gonocoque ne s’était mis de la partie. Gagnant de proche en proche, le microbe contamina plusieurs familles. Mouraille dut préciser de quoi il s’agissait. Il se dit alors des choses horribles dans certaines maisons. Enfin, une femme forte, Agathe Donjazu ne craignit pas de poursuivre son homme dans la rue en criant à tue-tête. Alors les langues se délièrent et tout le monde finit par tomber sur Félicité en demandant son renvoi du village. Mais il n’y avait pas de preuves flagrantes de son activité qu’elle exerçait strictement à domicile. Et l’épidémie fut jugulée grâce aux sulfamides. Par un retournement inattendu de situation, Félicité reprit sa place au grand jour et dut même refuser du monde tant la clientèle avait augmenté. Son caractère venait de changer en peu de temps. Jamais, elle n’avait cherché à briser les ménages et à détourner les patrimoines. Fuyant le scandale et adoptant une attitude modeste, on l’avait traitée très mal. Elle en devint arrogante et avide. Elle ne comprenait pas qu’on la traitât calomnieusement. Elle n’avait aucune leçon à recevoir de ces femmes qui étaient, comme elle, entretenues. Elle obtînt finalement qu’on la laissât tranquille. Ses ennemies comprirent qu’elles n’avaient pas intérêt à pousser à bout cette dépravée mais plutôt à calmer le jeu. Elle restait, par ailleurs, une mère dévouée. Elle rêvait d’envoyer son fils aîné dans une grande école pour faire un beau mariage. *

Dans un angle de l’estaminet, Armand Jolibois demande à Flora de l’épouser en lui tordant les poignets pour forcer sa réponse. Mais Flora refuse. Elle ne veut pas se marier et ne peut pas se contenter d’un seul homme. Elle finit par se dégager pour s’avancer à la rencontre de ses clients. Jolibois, lui, s’est élancé dehors et remonte vers l’école où il va s’enfermer pour ruminer sa déception et sa honte. D’instinct, les femmes de Clochemerle jalousaient Flora, bien qu’affectant de la mépriser, de la ravaler à la condition de boniche et de prostituée. La passion d’Armand Jolibois était plus grave que celle de Samothrace car elle ne pouvait trouver d’exutoire dans la poésie. Mouraille en avait observé les ravages et en parlait avec le curé Patard. Le prêtre connaissait les secrets des femmes par la confession mais il n’avait pas le droit d’en parler. *

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13 avril 2024 6 13 /04 /avril /2024 15:17

        V. LA POLITIQUE AU PREMIER PLAN.

Le sénateur Piéchut prenait de l’importance au Parlement où il se faisait apprécier pour un bon sens simple et direct. Il s’y posait en représentant de la paysannerie, en spécialiste des questions vinicoles et surtout en bon connaisseur de la mentalité rurale. Il accordait des audiences à Clochemerle, noyant les revendications dans le flot d’excellent vin qui montait de sa cave. Il dosait son affabilité en fonction de la qualité de l’auditeur et se méfiait des gens qui ne demandaient rien. Une ou deux fois par an, Piéchut offrait un banquet chez Torbayon à ses invités. On s’y félicitait de la situation de la France, tout allait pour le mieux dans la meilleure des républiques possibles, la France était bien gouvernée. Mais déjà Piéchut, désireux de ne pas s’appesantir sur la politique intérieure, aiguillait l’attention sur les grands problèmes du moment. Les frontières étaient bien protégées face à l’envahisseur. On demandait alors à Adèle de venir saluer ces messieurs qui voulaient la complimenter de sa cuisine. Avec sa beauté encore intacte, on eût dit Marianne en personne. *

Mouraille, Samothrace et Tafardel (et parfois Armand Jolibois), importants sur le plan local, étaient invités à ces banquets qui leur fournissaient la matière d’interminables discussions. Face à Mouraille et Samothrace qui faisaient preuve de scepticisme ou de méfiance (Mouraille prônait l’abstention et Samothrace considérait que la politique n’était pas son métier), Tafardel, qui avait le respect des hiérarchies, s’insurgeait de leurs critiques. Vexé, il quittait précipitamment l’estaminet, en jurant qu’il ne serrerait plus la main à ces deux infâmes calomniateurs. De telles scènes se renouvelaient une ou deux fois par mois et depuis une vingtaine d’années qu’elle durait, faisait partie d’un rite indispensable aux bonnes relations des trois hommes. Après le départ de l’instituteur, Samothrace demanda à Mouraille s’il avait voyagé. Le docteur cita les villes qu’il avait visitées mais tous deux conclurent qu’il y n’avait pas mieux que leur village. Puis, ils parlèrent encore de Piéchut à qui il voyait un avenir au gouvernement. *

« Avec un sénateur-maire à sa tête et une baronne de bonne souche dont le château historique domine le pays ; une hostellerie qui est un relais gastronomique figurant sur les guides ; un produit pharmaceutique, le Zéphanal, de réputation universelle ; avec Anaïs Frigoul qui se fait applaudir sur les scènes parisiennes et Toine Bezon qui connaît l’Amérique comme le fond de sa poche ; un poète, Samothrace, dont on reproduit les écrits dans les revues et les almanachs ; un choix de beautés transcendantes qui se nomment Flora Baboin, Marie Coquelicot, Lulu Bourriquet, Odette Auvergne, Claudine Soupiat, et même Adèle Torbayon, toujours troublante ; avec une femme comme Mélanie Boigne qui bat les records de maternité (elle attend son seizième enfant) ; un incomparable sonneur de cloche, champion des carillons émouvants ; un chômeur-Lovelace adoré des veuves elles-mêmes, fructifiées, qui reprennent de l’ardeur et de l’éclat ; avec le regretté Ponosse qui est mort en odeur de sainteté et a laissé une grande réputation dans la contrée ; son successeur, le curé Patard, qui fume la pipe dans la rue et peut boire sans vaciller autant qu’un vigneron de naissance ; avec son cinéma, son dancing, ses postes de radio, ses automobiles, et son vin classé dans les grands crus du Beaujolais, on conçoit que Clochemerle ait conscience d’occuper en France une place qui n’est pas mince. » (242)

A travers tout cela, il y a bien moyen d’être heureux à Clochemerle. Pourtant, rien ne va. La crise s’éternise. On la croyait terminée, on annonçait une légère reprise. Brusquement, une nouvelle panique arrête les échanges. Au village, l’activité économique diminue, il y a moins de touristes, tout le monde se plaint, y compris le brigadier Cudoine. On ne rencontre que des Français soucieux. La grande lamentation des temps noirs a commencé à retentir : « Il faut que ça change ! » (244) Le monde couve une grande maladie. Ils remettent leur destin entre les mains des aventuriers et des doctrinaires. La politique revient à l’ordre du jour. *

En France, il faut le mécontentement pour que les citoyens consentent à se grouper contre quelqu’un ou quelque chose. Laroudelle le savait et trouva là le moyen de se venger de Piéchut, son meilleur ennemi. Pendant 30 ans, ils avaient milité ensemble au parti radical mais Piéchut en était devenu le leader local et Laroudelle en était réduit au rôle de second. Radical de formation, Laroudelle attaquait pourtant le radicalisme qu’il identifiait à Piéchut. Le P.O.F. avait un programme assez élastique qui servait surtout à chacun de régler ses comptes personnels. Les partisans du parti se reconnaissaient au port d’un uniforme fantaisiste pour mener une révolution « de l’ordre et dans l’ordre » (246), pour établir un régime fort et vertueux. Un noyau P.O.F. s’était constitué à Clochemerle à l’instigation de Jules Laroudelle. Il attirait de nombreux jeunes fascinés par le port de l’uniforme. Laroudelle se trouvait disposer d’une force hardie et turbulente dont il entretenait l’enthousiasme par des harangues. Il éprouvait un vif plaisir d’être, pour la première fois de sa vie, vraiment le chef. Pour lui, sauver la France, c’était d’abord abattre Piéchut et prendre sa place à Clochemerle. A ses partisans, Jules Laroudelle promettait de faire « briller les vertus de probité, d’honneur et de labeur ». Pour faire triompher cet « ordre nouveau » (247), il fallait changer les hommes. Ce qui inspirait une forme de scepticisme à Mouraille et à Samothrace.

        VI. CONFLITS.

L’altercation venait d’éclater dans la grande rue, devant chez Torbayon, entre la maigre Clémentine Chavaigne et la rebondie Zoé Voinard ; les deux femmes s’insultaient. Samothrace et le docteur Mouraille commentaient cette querelle : les femmes se disputent toujours par rapport aux hommes, y compris dans l’amour qui n’est qu’un moyen d’avoir du pouvoir sur eux, se disaient les deux hommes. Mouraille profita de la discussion pour titiller le poète au sujet de Flora la « Victoire de Samothrace ». Samothrace reprocha au médecin de tout dépoétiser. Au contraire, répondit Mouraille, c’est vous qui la banalisez dans vos poèmes. Mouraille convint qu’il avait adoré les femmes mais qu’il ne voulait pas en être la dupe. Cependant, la discussion entre les deux femmes se poursuivait dans la rue. Des attroupements s’étaient formées, les hommes étant spontanément acquis à Zoé pour ses charmes, les femmes étant plutôt contre cette femme qui ravissait l’argent des ménages et éventuellement les maris. Berthe Bajasson, toute démolie par la maladie, intervint pour défendre Clémentine Chavaigne. Puis Agathe Donjazu et d’autres femmes s’en mêlèrent. Zoé Voinard dut se défendre. Elle évoqua sa relation avec Tistin qu’elle devait partager. A ce moment-là justement, Jeannette Machurat arriva très à propos au milieu de l’attroupement. Elle semblait plus déprimée de son état que Zoé Voinard. Clémentine Chavaigne déclara fielleusement : « Voilà les deux concubines en présence ! » (252) Zoé lui répondit mais Jeannette n’en avait pas la force. Elle inspirait de la pitié. C’est alors qu’apparut Tistin la Quille. Il se trouva dans le cercle des curieux, entre Jeannette et Zoé. La sympathie du public allait plutôt à Jeannette, elle n’avait pas été voleuse d’hommes. Les Clochemerlins se sentaient un peu gênés de se trouver au milieu de ces trois-là. Or Tistin ne réagissait pas. De fait, il s’accommodait fort bien de cette bigamie et de cette situation de chômeur-célibataire qui lui assurait l’impunité. Il lui semblait même que c’était l’équité de s’en tenir à ce système impartial, car il pouvait, sans injustice, opter pour l’une ou pour l’autre de ces femmes. Ce fut Zoé qui prit l’initiative de parler à Tistin. Mais son regard fuyait aussi bien Zoé que Jeannette. C’était une chose de circonvenir séparément deux aimables femmes, et tout autre chose de les avoir toutes les deux en face de lui en public. « Alors tu l’as retrouvé ton harem ? » tonna la terrible Agathe Donjazu (254). L’apostrophe décontracta l’assistance qui surenchérit. Sommé de choisir entre ses deux femmes, Tistin la Quille répondit qu’il ne voulait pas discuter des affaires de famille dans la rue. Certains spectateurs vinrent à son secours. La solidarité masculine jouait à plein. Et déjà quelques femmes étaient prêtes à les rejoindre. Agathe sentit le flottement de ses troupes. Elle n’eut pas le temps d’intervenir car Tistin et tous les hommes entrèrent dans la salle pour commander à boire, laissant les femmes dehors avec leurs disputes. Jeannette Machurat et Zoé se retrouvèrent face à face. Jeannette, qui en était à son huitième mois de grossesse, revendiqua la priorité mais Zoé affirma que Tistin n’était pas le père de son enfant. Elles continuèrent à s’insulter. Ici commence la lutte des femmes, recourant aux pires perfidies pour se faire du mal. Zoé frappe Jeannette au ventre et à la poitrine. Jeannette réplique en labourant de ses ongles les joues de Zoé Voinard. Le combat vire au corps à corps, chacune cherchant à meurtrir l’autre pour la rendre incapable d’enfanter. La rage de ces deux forcenées fascine les femmes accourues de toute part, les tient sous le charme d’une grande hallucination collective. Le garde-champêtre Beausoleil arriva et, en tentant de séparer les deux femmes, se prit des coups qui ne lui étaient pas destinés. Finalement, il réussit à les séparer. Pour la pauvre Jeannette Machurat, couverte de bleus et d’ecchymoses, la secousse avait été trop forte. A peine rentrée dans sa maison, elle fut prise de douleurs. On alla prévenir Mouraille qu’elle allait accoucher avant terme. Quant à Zoé Voinard, qui jouait la comédie de la victime, elle fut conduite à l’estaminet où les hommes l’accueillaient avec empressement. Adèle Torbayon pansa son visage ensanglanté. Elle simula un malaise afin de se rendre intéressante. C’est à ce moment-là que se présenta le curé Patard. Il proposa à Zoé de venir se confesser. *

Parlons maintenant de Claudine Soupiat, une des trois filles-mères dont l’aventure fit scandale. On espérait que cette dure épreuve l’aurait calmée. Mais cette bonne fille perdait toute mesure face à l’exaltation des sens. Sa mère, d’ailleurs, était déjà comme ça, Annette Soupiat, une eau dormante prompte à s’exalter. Ça ne l’avait pas empêché de mener une vie honnête avec l’approbation lucide et tolérante de son mari qui préférait son sort à celui de Donjazu. Il est, en effet, connu que Donjazu, ne peut rien obtenir de sa femme (ce qui l’a conduit chez félicité Traviolet), dont il doit supporter le mépris et la violence. On peut évidemment se demander pourquoi Donjazu s’est encombré de la moins épousable des femmes. Racontons cette erreur de jeunesse. C’était un dimanche. Donjazu avait 25 ans, et ce jour-là, il était un peu saoul. Pour épater les copains qui l’accompagner, il aborda dans la rue Agathe Pignate et lui demanda publiquement sa main. Au lieu de s’offusquer, Agathe se mit à le pourchasser. Ils finirent par se marier. Dès sa première nuit, il comprit qu’il venait de commettre la gaffe monumentale de sa vie. Il était trop tard. Le supplice allait commencer. Il ne peut être question de comparer Agathe Donjazu à des femmes comme Annette et Claudine Soupiat. Elles sont aux antipodes en termes de caractéristiques féminines. Malheureusement, les facilités qu’elle accorde viennent de jouer à Claudine Soupiat. La voici enceinte de nouveau au grand dam de sa mère qui lui fait des reproches. Elle reste pourtant relativement indulgente. Elle aussi avait pris un départ précipité à 19 ans, mais Soupiat s’était montré honnête. Pour Claudine aussi, les choses sont en voie d’arrangement. Le père du second enfant s’est convaincu qu’il avait tout intérêt é épouser cette belle fille dont l’expérience même était un gage de satisfaction pour lui. Après tout, le premier amant de Claudine a disparu, on ne le reverra pas dans la contrée. Il ne risque pas de se produire ce qui s’est passé autrefois pour Tripotier et Malatoisse à propos de Claudia. [D’abord engagée à Malatoisse à qui elle avait donné des preuves de son attachement, elle tomba amoureux de Sabas Tripotier lorsque celui-ci revint du régiment et elle l’épousa. Malatoisse en fut très vexé. Il le narguait à chaque fois qu’il le voyait et Tripotier ne tarda pas à être instruit du passé de Claudia. Il lui fallut 5 ans pour rétablir la situation. Au bout de ce laps de temps, il réussit à coucher avec Lucie Malatoisse pour se moquer de lui en retour. Les deux familles qui ne manquèrent pas de se croiser par la suite, restèrent ennemis.] Annette Soupiat considérait que sa fille était chanceuse d’avoir trouvé un mari. Mais ce n’était pas de la chance. Elle avait compris ce qui était bon pour elle. *

Les parents de Lulu Bourriquet, eux, sont plongés dans l’inquiétude et la désolation. Leur fille les a quittés brusquement. Ils ont reçu d’elle, postée à Paris, une lettre froide, sans cacher son mépris pour Clochemerle. L’esprit des jeunes est influencé par les romans et les journaux qui prônent une réussite strictement individuelle. Lulu Bourriquet fait partie de ceux-là. Mais que fera-t-elle dans ce monde-là ? Et avec qui a-t-elle filé ? On en parle dans le pays. * Pythonisse pessimiste, Mme Fouache triomphait. Tout en se bourrant le nez de tabac, elle versait la bonne parole à une petite société choisie : « Qu’est-ce que je vous avais annoncé, Mesdames ? Cette fois nous sommes en plein babylonisme. » (266) Pour elle, les mœurs n’ayant cessé de se relâcher, les gens s’étaient mis à vivre dans la cupidité et que la luxure, que Clochemerle tombait au plus bas de la dépravation. Mme Fouache était toujours à l’affût des catastrophes. Rivée à son comptoir, elle demandait chaque jour aux journaux un assortiment de faits divers horribles sur lesquels elle pouvait épiloguer. Ayant occupé autrefois la conciergerie d’une grande préfecture, elle avait connu le faste des mondanités protocolaires et gardait le respect des hiérarchies. Il faut dire que Mme Fouache se retrouvait en phase avec un retournement de l’opinion qui, après avoir cru au progrès, commençait à en douter. On créait aux gens des besoins nouveaux sans leur procurer les moyens de les satisfaire. Pour Mouraille, on arriverait un jour au point de saturation mondiale. Samothrace expliquait que nous entamerions alors l’ère du machinisme profitable, celui qui permettrait de libérer l’humanité du fardeau du travail pour entrer dans l’âge de l’intelligence et de l’altruisme. *

Coiffenave fit l’aveu à Tistin la Quille, un jour qu’ils avaient beaucoup bu ensemble : il pinçait bien les fesses à l’église. Il choisissait ses têtes : Pauline Coton, Aglaé Pacôme et quelques autres qui semblaient d’ailleurs y trouver un plaisir et un frisson certains. Le bedeau n’y revenait pas à deux fois. Il avouait que ça lui faisait un peu de distraction et confia à Tistin un autre secret : selon lui, Pauline Coton était amoureuse du curé Patard. Il l’avait compris à quelques gestes. Toutes les vieilles ne sont pas des « dingos » comme le dit Coiffenave. On en a la preuve avec Mademoiselle Muguette, aimée de tous. Cette demoiselle sans âge, sans famille et de santé fragile est toujours prête à rendre service. Frêle jusqu’à l’infirmité, elle trouve le moyen d’être heureuse. Son secret ? Elle ne pense jamais ni à elle ni à l’avenir, considérant comme un miracle d’être encore vivante et réjouissant chaque matin de la vie. Au curé Patard qui lui demande pourquoi elle ne vient pas souvent à l’église, Mlle Muguette répond qu’elle est trop occupée ce qui ne l’empêche pas de remercier le Bon Dieu. Malheureusement, la règle d’or de Mlle Muguette, ne pas penser à soi, peu de gens savent la mettre en pratique. Trop exclusivement occupés d’eux-mêmes, ne voyant que les sujets de mécontentement au lieu des raisons qu’ils auraient d’être heureux. Beausoleil, qui a connu la Grande Guerre, essaie, lui aussi, d’enseigner la sagesse aux Clochemerlins. Il leur conseille surtout de ne pas toucher à la politique. Mais allez raisonner des excités ! Ni Mlle Muguette et Beausoleil, ni Samothrace et le Dr. Mouraille ne peuvent calmer les esprits. Jules Laroudelle, lui, fait tout pour les monter. Il attend son heure pour renverser Piéchut. *

L’attaque fut menée avec brusquerie au Conseil municipal, dès l’ouverture de la séance. Laroudelle reprocha à Piéchut l’allocation de 7,50 F versée à Tistin la Quille pour… s’occuper des veuves du bourg. Le maire, en défendant le chômeur, défendait sa propre politique municipale. Au moins, Tistin contribuait-il à repeupler la France ! Laroudelle voulait absolument que Tistin épousât une de ces femmes. Mais pour Piéchut, on ne pouvait pas l’y obliger : c’était non seulement illégal mais aussi immoral. Aucun des deux ne faisaient, en réalité, preuve de bonne foi ou de morale. Piéchut avait bien compris, dès le début de la réunion, que Tistin et ses veuves n’étaient pour Laroudelle que des prétextes pour battre le rappel des voix hésitantes. Le maire n’avait donc aucune raison de ménager son ennemi. Ils réglaient une querelle personnelle devant un public qui comptait les coups. Chacun se lançant à la tête les mots de Justice et de Progrès, comme si ces concepts fussent l’apanage d’un seul clan et l’expression d’une seule conscience. Battu au Conseil municipal, le jaloux combinait d’autres plans pour arriver à ses fins.

VII. RÉPERCUSSIONS.

Les hommes s’engueulaient. La politique divisait les Clochemerlins au point de les faire ressembler à des frères ennemis se disputant un héritage de famille. Ils s’étaient mis à penser puissamment, à donner dans des systèmes qu’on leur avait d’ailleurs soufflés, chacun se croyait plus intelligent que le voisin, mieux que lui capable d’argumenter. La majorité soutenait Piéchut et le pouvoir, les autres, ralliés à Laroudelle, voulaient le renverser. Ces deux clans de base du conflit social, opposant les possédants et les non-possédants, paraissaient bien étranges à Clochemerle où les vignerons se situaient bien à l’écart du patronat et du prolétariat. Il y avait « quelque chose dans l’air » qui intoxiquait les esprits. Les Français, peu enclins généralement à être gouvernés, demandaient maintenant un gouvernement fort et vertueux. La question se posait néanmoins de savoir où recruter un tel gouvernement, chacun étant persuadé de défendre la meilleure doctrine. Clochemerle donnait donc dans les fureurs de la dialectique partisane. *

Cependant le bourg avait les yeux fixés sur Tistin la Quille, devenu personnage d’importance depuis qu’il avait fait l’objet d’un débat au Conseil municipal qui avait vu la victoire de Piéchut sur Laroudelle. Il faut dire que Tistin n’avait pas que des amis. Au début, il avait amusé tout le monde. Maintenant, on trouvait qu’il en faisait trop. On le jalousait surtout pour sa relation conjugale. Avec deux femmes qui se battaient pour lui et un sénateur pour le défendre, Tistin la Quille était le roi. Pourquoi se serait-il gêné ? Le scandale continuait donc. Après l’accouchement de Jeannette, Tistin retourna chez elle mais il n’était toujours pas pressé de l’épouser. Il ne voulait pas renoncer à sa chère liberté. Autre avantage, n’étant pas marié, il pouvait retourner chez Zoé sans aucun blâme. Cette rivalité entre les deux femmes affaiblissait chacune d’elle. A chaque fois qu’il se sentait oppressé ou lassé par l’une, Tistin se rendait chez l’autre. Dans cette situation, Il se découvrait une valeur amoureuse insoupçonnée, grâce au jeu de ces alternances. Jeannette et Zoé lui composaient un seul amour, varié et divertissant. Le résultat de tout ça, c’est que Tistin s’était un peu ramolli en cédant aux flatteries. Mais il savait mettre en valeur chaque femme, la rassurer. Il savait situer les femmes dans le domaine de la séduction. Il avait des loisirs pour s’occuper d’elles et, en retour, elles accordaient leur protection au chômeur. Ce bon Tistin, il n’y en avait pas deux comme lui pour rendre service ! Elles continuaient à l’inviter chez elles et à le défendre. C’était plutôt les hommes qui avaient tendance à se braquer contre Tistin. Il commençait à trouver que le bougre allait trop loin. Ce gueux méprisé en était arrivé, sans travail, à s’organiser une vie douillette. Dernière raison de la jalouser : il était l’homme qui avait au centre d’un débat au Conseil municipal. Grâce à Piéchut, Tistin la Quille était devenu très célèbre au Sénat où ses collègues lui demandaient des nouvelles du trio. Ces histoires permettaient à Piéchut de se tailler un franc succès au palais du Luxembourg. Il avait donc intérêt à soutenir son protégé en tant que maire de « la commune la plus comique de France ». A Clochemerle, Tistin ignorait tout de cette réputation parisienne et du parti que Piéchut en tirait. Laroudelle aussi l’ignorait. De nombreux Clochemerlins étaient prêts à la suivre par jalousie vis-à-vis de Tistin. Tout cela créait au village un climat d’énervement et de confusion. Cependant, Laroudelle réfléchissait au moyen d’avoir la peau de son ennemi qui avait un point faible : son amour pour les très jeunes filles. *

Rentrant de faire des courses au village, Félicité Traviolet trouva un homme installé chez elle. Elle le reconnut à sa voix : c’était Traviolet ! Plaqué par sa maîtresse, il avait décidé de rentrer et il était bien décidé de reprendre sa place. D’ailleurs, il commençait à élever la voix. Mais Félicité le remit à sa place et lui avoua qu’elle était devenue prostituée et qu’elle gagnait bien sa vie pour élever ses quatre enfants (dont le dernier qui n’était pas de Traviolet). Il fut pris d’une quinte de toux et avoua qu’il avait la tuberculose. Félicité ne se laissait pas impressionner par ses ordres. Au contraire, elle posa ses conditions : il devait la laisser travailler et ne pas revenir chez elle avant 10h. Elle lui tendit un billet de 50 F et lui demanda de partir. Il se rendit chez Torbayon en dissimulant son visage sous une casquette. Personne ne fit attention à lui. Il resta longtemps à regarder ces hommes qui buvaient là puis, n’y tenant plus, s’adressa à Machavoine. Celui-ci n’en croyait pas ses yeux. Les autres consommateurs furent également surpris. Finalement, ils reconnurent Traviolet, cet homme teigneux, paresseux, crâneur et jaloux, violent avec Félicité. Ils se demandaient tous ce qu’il était venu faire ici. Félicité avait pris rang dans les institutions : elle offrait un peu de variété et de fantaisie. Et comme Félicité redistribuait ce qu’elle gagnait aux fournisseurs, l’argent du plaisir travaillait en circuit fermé. Ce revenant n’allait pas tout détraquer. Ils lui demandèrent s’il avait vu Félicité, précisèrent que les enfants allaient bien. Ils l’avaient aidée, elle n’était pas malheureuse. Il avait fallu la consoler. Traviolet leur demanda si elle l’avait remplacé. La réponse fut évasive : « on lui connait personne en titre » (291). Ils étaient quelques-uns à se retenir de rire. Après tout, il avait disparu depuis 6 ans. Félicité appartenait désormais à Clochemerle. Ils lui demandèrent s’il comptait repartir et lui parlèrent, perfidement, de Josette Page avec qui il s’était enfui. Son histoire était terminée. Ils se séparèrent. On revit Traviolet à l’estaminet et bientôt il y fut assidu. Il était décidément revenu à Clochemerle pour y rester. Mais Félicité avait fait savoir que ce retour inopiné ne changerait rien aux bons rapports qu’elle entretenait avec sa clientèle en rappelant que sa porte était consignée à certaines heures. Les choses continuèrent d’aller comme avant. On fut surpris de voir Traviolet accepter sans broncher cet état de choses et de se faire traiter de « cocu » sans réagir. Il passait son temps au café à boire. Il toussait encore beaucoup et on louait sa femme de l’avoir recueilli. Félicité fut réhabilitée aux yeux de tous. *

Piéchut fut ministre. Le Président du Conseil mettait au point son discours-programme qui serait prononcé devant le Parlement. Ces crises survenaient en moyenne deux fois par an dans les bonnes années. Il fallait faire tourner le personnel politique et offrir, à chaque fois, quelques nouvelles têtes sans prendre trop de risques. Il était rassurant de voir revenir au pouvoir régulièrement les vieux routiers de la politique, quelles qu’aient pu être les polémiques. Piéchut ne déparait pas l’équipe qui prenait le pouvoir. Il s’était taillé un succès de popularité au dernier congrès du parti en parlant simplement des aspirations des Français. Son discours avait été apprécié bien au-delà de son parti. La promotion de Piéchut ne laissa pas Clochemerle indifférent. Pour la seconde fois, le fameux bourg beaujolais fournissait un ministre à la République. Avant Piéchut, il y avait eu Alexandre Bourdillat, un ancien cafetier gaffeur, un abruti gorgé d’absinthe, le genre d’imbécile qui était la caution populaire des gouvernements. Piéchut était d’une classe supérieure. Sans grande instruction, il avait de la finesse et du flair. Il se voyait ministre à 65 ans. On lui avait donné les Colonies… auxquelles il ne connaissait rien. Alors, il rassembla ses chefs de services et leur témoigna sa confiance puis il se choisit un collaborateur qui lui présenta en détail la spécificité de son ministère. Son cabinet disposait de toute une série de tableaux, de notices et de résumés pour chaque situation. En cas d’intervention à la tribune, les dossiers sont préparés par ses services qui mettent à la disposition du ministre des spécialistes en discours. Il n’aura qu’à recevoir les solliciteurs et à signer les documents. De grandes réjouissances fêtèrent l’accession de Piéchut au ministère. Il fut invité à venir les présider. Devenu ministre, il avait désormais quelque chose de grave dans le ton. Il fit un remarquable exposé sur la question coloniale qui impressionna tout le monde, notamment Mouraille et Samothrace, sauf… Jules Laroudelle qui était malade de jalousie. Les Clochemerlins, eux, essayaient de vivre, tant bien que mal, au milieu de ces agitations.

VIII. FACE À L’AVENIR.

Marie Coquelicot vivait à Clochemerle comme dans un changeant paradis. Elle était au contact avec tous les êtres vivants. Les gens avaient pour elle un infini respect, du cantonnier Tistin Bègue à Samothrace, en passant par Joanny Cadavre. Piéchut lui souriait paternellement. Il savait qu’elle s’épanouirait à Clochemerle. Elle n’aspirait à rien, en dehors du bourg. Les aventures du cœur vont sans grand voyage. La luxure, la cupidité et l’envie ne pouvaient rien contre Marie Coquelicot. Mais attention ! la jeune fille ne doit pas laisser passer l’heure au risque de se défigurer. Pour pure qu’elle soit, Marie Coquelicot le sait. Elle sait qu’elle devra dépouiller sa première parure d’innocence. Elle sait encore une chose depuis que Rose Brodequin lui a mis dans les bras de le petit Dius. Elle comprend que le sens de sa destinée, c’est d’avoir un bébé à elle. Elle sait aussi une chose : aucun garçon n’osera lui parler d’amour. La passion ne dispose, à Clochemerle, que d’un vocabulaire réduit. Jeanne Cunat et Jean-Marie Lagrume n’échangèrent avant de se marier que quelques mots ce qui ne les empêcha pas d’être heureux. Mais Marie Coquelicot ne saurait s’accommoder de cette approche minimaliste. Elle vient de recevoir l’avertissement, au contact de l’enfant de Rose Brodequin, que le moment est venu pour elle de renoncer à l’insouciante condition de la jeune fille pour assurer son risque humain, lequel consiste à marquer son passage sur la terre en se mêlant à ses semblables en œuvrant avec eux en vue de la durée de l’espèce. Elle a maintenant passé 20 ans, qui est l’âge de sa majorité féminine et de la complète exaltation de son cœur.  Elle marche résolument vers l’amour. Marie veut aimer plus qu’elle ne désire qu’on l’aime. Oui, Marie Coquelicot ne peut manquer de rencontrer l’amour. Et croyons-nous, celui qu’elle attend n’est pas loin. Mais quittons-la au moment où elle marche intrépidement vers son destin de femme. Bonne chance petite Marie Coquelicot ! *

L’été s’achève. A cette période de l’année, tous les soucis de Clochemerle sont tournés vers le vin dont, bientôt, on connaîtra l’abondance et la qualité. Le sort du bourg est lié pour un an à la réussite de la vendange. En ce début d’année 1936, un mieux général se fait sentir. Les « congés payés » ont remis l’argent en circulation et les travailleurs sur les routes. On a vu en Beaujolais quelques-uns de ces nouveaux touristes, échappés de ces grands centres urbains qui sont venus visiter des parents restés au pays. Qu’est-ce donc que Clochemerle se demandent en philosophant Samothrace et Mouraille. Qu’en restera-t-il plus tard ? Mouraille fait semblant de s’en moquer. Il a pris l’habitude de cacher sa sensibilité derrière un scepticisme outrancier et un ton bougon. Les campagnes, selon lui, n’ont pas besoin de beaux esprits mais de gens simples et rudes qui ne se laissent pas décourager par les rigueurs de la nature. « Clochemerle, dit-il, c’est l’humanité moyenne » (308). Excellente occasion de passer en revue quelques Clochemerlins que nous connaissons le mieux. Ces personnages, nous les avons vus évoluer dans les limites de la condition humaine qui n’a pas beaucoup changé, hormis la durée de vie et les vocables nouveaux. Les capacités humaines dépendent, en fait, de la biologie. Le libre-arbitre n’est plus qu’une question de dosage. Voici donc nos chers vignerons lancés dans la vertigineuse aventure du progrès, essayant d’en assimiler les lois changeantes. Qu’adviendront les hommes ? Personne ne saurait le dire et personne ne s’en préoccupe, à part Mouraille et Samothrace. Ce n’est pas sans de puissants motifs que Tistin la Quille fait figure de personnage, et c’est pourquoi sa qualité de chômeur a été facilement admise. Il vient de démontrer que l’homme moderne ne vit pas forcément de son travail, qu’il peut vivre, au contraire, du refus de travailler. Il se partage entre ses deux veuves. Il arrive de temps en temps, que Coiffenave confie sa cloche au suisse Nicolas pendant 24 ou 48 h, pour rejoindre la grosse Zozotte à Saint-Romain-des-Iles. Les troncs ne sont plus fracturés. Les orgueilleuses qui ont quitté leurs parents avec éclat, en lançant un défi à Clochemerle, ne veulent plus y reparaître que triomphante. Certaines ne sont jamais revenues. Un Clochemerlin en a vu une dans une maison de tolérance de Marseille, une seconde a été aperçue à Brest dans une boîte à matelots. On les a oubliés. D’autres sont rentrés dans la norme. Bébée Grimaton a épousé un croque-mort à Montceau-les-Mines et Léocadie Fanouche s’est mariée à un receveur de tramway. Lulu Bourriquet s’est présentée à Paris chez Anaïs Frigoul. Qu’adviendra-t-il d’elle ? La situation de Mathurine Maffigue, la fille-mère aux jumeaux, s’est arrangée miraculeusement suite au décès, à 32 ans, de Marguerite Soumache qui laissait derrière elle un veuf désemparé et trois enfants sur les bras. Soumache va épouser Mathurine et ils élèveront ensemble leurs cinq enfants, pour la plus grande satisfaction de tous. Claudine Soupiat, mariée, est de nouveau enceinte. Le jeune époux, de son côté, paraît très fier de son éclatante femme.  Odette Auvergne a fini par trouver un amant, un garçon de 32 ans, étranger au pays, qui voyage pour affaires dans la région. Déjeunant chez Torbayon, il avait remarqué la jolie receveuse. Il téléphone pour avertir de son passage. Dès la fermeture de son bureau, elle part le rejoindre à Thoissey ou à Mâcon, sur une bicyclette à moteur qu’elle vient d’acheter. Elle a bon espoir de régulariser un jour. En attendant, elle est heureuse. Rien de changé pour Ginette Berton, bientôt 35 ans, et pour Mlle Dupré qui voit arriver avec terreur la quarantaine. Elles luttent comme elles peuvent contre la marche du temps, la première en affichant un dédain sarcastique, la seconde en se réfugiant dans les disciplines pédagogiques. Mais son enseignement se fait plus acide, et souvent sa patience l’abandonne. La discorde règne au camp des vieilles filles. Ça devait arriver. Clémentine Chavaigne, déjà méchante, est terriblement agacée par la façon dont Pauline Coton affiche sa passion pour M. le Curé qui doit restreindre son accès à la confession. Aglaé Pacôme n’est pas moins folle que Pauline Coton. On ne peut terminer cette revue sans parler d’Adèle Torbayon qui lutte pour rester la « belle Adèle ». Elle a passé 40 ans sans oser avouer son âge et elle devient jalouse de Flora sans oser se séparer de cette jeune femme qui attire du monde à l’hostellerie. Elle n’a pas dit son dernier mot et refuse de sacrifier cette ultime flambée de passion à un abruti comme Torbayon, surimbibé d’alcool, que guette à brève échéance la mort du saoulot invétéré. « Tout cela ne signifie pas que Clochemerle soit Babylone, comme le prétend Mme Fouache. Il est vrai que les mœurs ont changé dans les campagnes. Conséquence du grand bouleversement de la guerre : ayant voyagé et vu beaucoup de choses, les hommes sont revenus avec d’autres idées. Puis le progrès est apparu, avec sa profusion de machines et d’engins. Étourdis, les Clochemerlins ont cru à l’avènement d’un monde où tout s’obtiendrait sans effort. Mais l’illusion s’est dissipée parce que les vieux soucis ont reparu, plus pressants, en raison du prix des choses et de ce qu’il faut désormais pour vivre. Qu’on le veuille ou non, il faut suivre l’époque, s’adapter aux nouveaux usages. Est-on plus heureux qu’autrefois ? Qui pourrait le dire. La seule chose est certaine, c’est qu’on ne peut plus l’être de la même façon. » (316) *

Il arriva une chose extraordinaire. Dans la plaine, s’étant accroupie pour un besoin derrière un taillis, Catherine Repinois reçut un jet brûlant dans le derrière et ressentit une violente douleur. Elle se plaça au bord de la route dans l’espoir de trouver des secours et fut pris en charge par le boulanger Farinard qui la conduisit jusqu’à la porte de Mouraille. Le médecin réussit à la soulager par une application appropriée de la pommade Zéphanal. Ils décidèrent de retourner sur les lieux de l’incident. Derrière un taillis, on entendit une retombée de jet d’eau. De près, ils virent jaillir du sol un petit geyser d’eau chaude de plusieurs mètres de hauteur. Mouraille se fit conduire à la résidence de Basèphe. L’eau était gazeuse et ferrugineuse avec une teneur en soude et en bicarbonate. Basèphe déclara qu’elle lui conférait à première vue des qualités médicinales. Une définition plus précise des dosages déterminerait à quelles affections du corps cette eau serait particulièrement bienfaisante. Ils notèrent la date : 26 septembre 1936. L’histoire du bain brûlant fit rapidement le tour du pays. Tout Clochemerle vint voir la source, dont le débit se maintenait régulier et puissant. Catherine Repinois était toujours sur les lieux pour se vanter d’avoir découvert cette source. C’est alors qu’on fit le rapprochement avec l’annonce des prodiges dans la nuit où Catherine Repinois veillait la dépouille du curé Ponosse. Relié à ce point de départ, le jaillissement de la source prenait un caractère miraculeux. Malgré quelques sceptiques, un courant majoritaire se dessina en faveur de l’ange de Catherine Repinois. L’appellation de Source Ponosse fut entérinée par l’habitude. Piéchut avait une nouvelle histoire à raconter à Paris. De partout, on venait voir la source d’eau… au pays du vin.

2. Critique.

L’urinoir qui, à Clochemerle, avait fait couler beaucoup d’encre, de larmes, de sang et … d’urine, est entré dans les mœurs, il y en a même trois désormais. La lutte pour ou contre cet objet symbolique qui avait opposé le camp laïc et celui de la cure semble bien dépassée. Tafardel et le curé Ponosse en conviennent au début de Clochemerle-Babylone, le sénateur-maire de gauche Piéchut déjeune désormais chez la baronne Courtebiche. Depuis, d’ailleurs, d’autres changements sont survenus dans le village : l’électricité, la radio, le téléphone, l’automobile sont arrivés, faisant sortir le village de son isolement et faisant apparaître de nouveaux besoins et de nouvelles envies. Singulièrement, les échos du monde contemporain sont plus présents dans ce second volume que dans le premier qui semblait encore fonctionner comme un village hors du temps. Toni Bezon donne des nouvelles d’Amérique et l’écume de la crise de 1929 parvient jusqu’aux faubourgs de Clochemerle. A la mairie de Clochemerle, l’opposant à Piéchut, le rad-soc n’est plus le parti de l’église ou de l’aristocratie mais Jules Laroudelle, un jaloux qui glisse vers le parti de l’ordre (le P.O.F.) dans lequel on peut reconnaître la montée de l’extrême-droite qui triomphe en Allemagne, en Italie et en Espagne (même si pour lui l’ambition tient lieu de conviction). Joannès Migon importe à Clochemerle un discours politique marxiste révolutionnaire que les vignerons beaujolais ne comprennent guère. Les Clochemerlins aspirent à sortir du village, à voyager, à partir pour réussir dans les grandes métropoles. Les filles surtout rêvent de gloire, de cinéma et de richesse. C’est un monde qui change. Face à toute mutation sociale (et on sait que le rythme s’accélère à proportion du développement des moyens de production et d’information), il y a ceux qui sont entraînés et ceux qui résistent. Ceux qui vivent dans l’illusion d’une permanence définitive de l’ordre et ceux qui veulent accélérer le cours de leur destin en devançant l’appel du bonheur. Mme Fouache est la Cassandre de ce roman en répétant l’antienne que Clochemerle est devenu Babylone, lieu de débauche, de décadence et de luxure. Cette association des deux noms donne son titre au volume.

Si Gabriel Chevallier a délaissé la guerre picrocholine au profit de luttes idéologiques plus contemporaines, les élans de la chair semblent toujours aussi présents dans le village beaujolais. Le poète Samothrace écrit des poèmes pour la belle Flora que jalouse Adèle, Eusèbe Basèphe rêve d’Anita Trimouille et cède aux avances de Maria Bouffier dite Maria la Drue. Lulu Bourriquet tombe enceinte à 17 ans et 4 mois, en même temps que Claudine Soupiat et Mathurine Maffigue, comme Valérie Craponne en 1920. Les veuves Jeannette Machurat et Zoé Voinard, pourtant moins naïves, cèdent à leur tour aux avances de Tistin-la-Quille. Félicité Traviolet, dont le mari est parti avec une servante d’auberge et tout l’argent du ménage, la laissant seule avec ses trois enfants, trouve une solution inattendue à sa situation en vendant ses charmes. Traviolet apprendra à ses dépens que sa femme a pris en charge sa vie. Le bedeau Coiffenave abandonne la cloche et vole le tronc de l’église pour suivre la grosse Zozotte à Saint-Romain-des-Iles. Entre les Tripotier et les Malatoisse, on s’échange les trophées de Claudia et de Lucie. A Clochemerle d’ailleurs, le clan des mères de famille (Mélanie Boigne, Catherine Repinois, Eulalie Ouille, Annette Soupiat, Thérèse Pignaton, Toinette Jupier, Fanny Lachenève, Ursule Safaisse, Mauricette Piffeton, Mimi Susson, Berthe Bajasson, Claudia Tripotier, Lucie Malatoisse, Amélie Guinchard, Félicie Pouette, Célestine Machavoine, Léonore Sardinet, Justine Bocon, Sidonie Pétinois, etc.) s’oppose à celui des vieilles filles (Clémentine Chavaigne, Pauline Coton, Aglaé Pacôme). Celles qui ne trouvent pas le prince charmant se sentent marginalisées : Odette Auvergne, la receveuse des postes, qui regrette sa rigueur hautaine, Ginette Berton, Mlle Dupré, l’institutrice qui s’enferme dans l’aigreur de la solitude. Le sort des jeunes femmes de Clochemerle est divers : deux orgueilleuses parties à l’aventure ont été aperçues dans des maisons closes de Marseille et de Brest, Bébée Grimaton s’est mariée à Montceau-les-Mines, Léocadie Fanouche a épousé un receveur de tramway, Mathurine Maffigue, la fille-mère a convolé avec Soumache, un veuf, père de trois enfants, Odette Auvergne a fini par trouver un amant, Mlle Muguette fait l’admiration de tous et Marie Coquelicot ensoleille le village. Les figures féminines sont décidément très nombreuses dans ce roman, comme dans le précédent. Mais beaucoup de ces portraits choqueraient probablement les féministes contemporains dans leur crudité souvent misogyne. La condition des femmes a heureusement changé.

Le roman nous propose, là encore, une galerie de portraits très large et originale. Bon vivant partial et peu couard, le curé Ponosse dont on suit les derniers jours au début de Clochemerle-Babylone accède quasiment au statut de saint homme, du moins à celui d’humaniste tolérant, professant une religion tolérante et conciliante. Ses anciens adversaires lui rendent hommage au moment de ses funérailles. Et sa bonhomie apparaît encore plus, par nostalgie quand arrive à Clochemerle son successeur l’austère et sévère curé Noive qui dénonce les mœurs des Clochemerlins. Si Ponosse nous fait penser à l’abbé Picot dans Une Vie, Noive est proche de l’abbé Tolbiac, le fanatique dans le roman de Maupassant. Rigide et arc-bouté sur ses principes, le curé Noive réussit à se mettre à dos la baronne et l’ensemble de la population de Clochemerle. D’autant que, sacrilège suprême, il ne boit pas de vin. Il est finalement muté par l’archevêque au profit d’un curé plus patelin, l’abbé Patard qui se fond davantage dans les traditions clochemerlines. Les histoires du bedeau Coiffenave et du chômeur Tistin la Quille constituent, à l’intérieur du livre, des chroniques en soi, presque indépendantes, comme des nouvelles. Celle de Tistin donnera d’ailleurs lieu au scénario du film Le chômeur de Clochemerle de Jean Boyer en 1957. Baptistin Lachoux, dit Tistin la Quille, estropié depuis l’enfance, fainéant, roué et rouspéteur inaugure un rôle tout à fait inédit à Clochemerle dans ces années 1930 : il revendique le titre de chômeur subventionné par la mairie, vivant de petits boulots et aux crochets de la population, refusant tout engagement professionnel et conjugal, pour mieux profiter de l’argent qu’in lui glisse et des faveurs sexuelles que deux veuves lui consentent. Ce personnage d’assisté divise la population et d’abord les deux rivaux politiques. Piéchut en fait l’alibi de sa politique social et le héros de ses chroniques beaujolaises au Sénat, Laroudelle en fait l’archétype d’une société d’assistés où la valeur travail se délite. Près d’un siècle plus tard, avouons que ce débat paraît bien prophétique. Le cas de Coiffenave est assez cocasse. Ce virtuose de la cloche qui rythme la vie de Clochemerle et en tire des sonorités sublimes, cet artiste extraordinaire qui sait varier les sons est en même temps un personnage inquiétant dont on soupçonne qu’il pince les fesses des femmes, s’est enfui de Clochemerle en fracturant le tronc de l’église pour s’offrir la belle vie et les faveurs d’une prostituée. Quand il revient, on ne lui fait aucun reproche. On ne peut se passer de ses talents de métronome et d’enchanteur. Il y a même un crime dans les annales du bourg. La mémé Tuvelat, veuve du défunt Antelme, avare stupide et malade, est retrouvée assassinée dans la cave. On lui attribuait la passion d’un magot qui pourrait être le mobile du crime. Des reporters, des photographes et des policiers viennent à Clochemerle. On soupçonne les enfants Tuvelat, puis le père Pignaton avant de trouver le coupable, un ouvrier typographe du nom de Massoupiau… On le voit, Clochemerle-Babylone pourrait en réalité se présenter sous forme d’un recueil de contes et nouvelles. Et la comparaison avec Maupassant serait, là encore, opportune.

Un des thèmes du roman est le progrès et ses conséquences sur la vie quotidienne et les mœurs de la population. Entre les philonéistes qui se jettent à corps perdu dans la modernité (et en tirent parfois des bénéfices comme Eugène Fadet qui se met à vendre et à réparer des automobiles) et les nostalgiques de l’ordre ancien, toujours prompts à dénoncer la perte des valeurs et des repères, le débat fait rage, arbitré par de nombreuses discussions, notamment entre Tafardel, Samothrace et le docteur Mouraille. La tendance est toujours finalement à valoriser l’époque de son épanouissement, de son profit et de l’adéquation entre son éducation et les pratiques en vigueur. Quand on se sent supplanté par d’autres, comme Adèle qui devient jalouse de la beauté de Flora, on se crispe sur la nostalgie, comme remède à une difficulté nouvelle à comprendre les mutations du monde. Gabriel Chevallier écrit un monde qui change dans les années 30 par rapport à celui des années 20. Mais la Seconde Guerre Mondiale n’est pas encore passée ni tout le reste du siècle. En lisant cette analyse socio-économique, politico-anthropologique, près d’un siècle plus tard, on relativise et on sourit. Le monde de Clochemerle de 1923 ou de 1936 n’existe plus et pourtant les mouvements d’humeur sur le « c’était-mieux-avant » ou « la course folle vers le progrès » reste la même.

Le roman n’a pas connu le succès de Clochemerle. Et à cela, il y a peut-être plusieurs raisons. Les suites sont toujours délicates à composer, même (et surtout) si le début a été très apprécié. Il y a bien sûr une attente de la part des lecteurs et la tentation, du côté de l’auteur, de prolonger le plaisir et l’aventure. Clochemerle devait son succès à une composition quasi théâtrale, avec une unité de lieu (le village autour de l’église et de sa pissotière), une unité de temps (relative – du moins une période sans changements majeurs – un temps figé dans son éternité) et une unité d’action (le débat pour ou contre l’installation de l’urinoir), avec tous les ingrédients de la comédie (comique de caractères, de mots, de situation, de gestes) dans une atmosphère de farce et dans la lignée de la littérature grivoise et humaniste inaugurée par Rabelais. Ce schéma narratif et cette unité thématique manquent quelque peu à Clochemerle-Babylone qui passe du récit d’anecdotes à de longues considérations sur le contexte social, politique et économique, en passant par de très longs dialogues. Cela rend la lecture souvent très longue, faute de dynamique et le suspens aléatoire, par le décrochage fréquent d’un personnage à l’autre. Plus qu’un roman, on a l’impression que Gabriel Chevallier tient un journal de Clochemerle. Ce n’est pas sans intérêt. Bien au contraire, le texte est peut-être trop riche en potentialités romanesques mais le mieux est parfois l’ennemi du bien. On s’y perd.

Le chômeur de Clochemerle (visible ci-après) est un film français réalisé en 1957 par Jean Boyer, sur un scénario de Gabriel Chevallier. Il reprend essentiellement les deux histoires du chômeur Tistin la Quille et du bedeau Coiffenave en y apportant un certain nombre de changements. Tistin (Fernandel), pourchassé par le garde-champêtre Beausoleil (Marcel Perès) se présente à la mairie et demande à Tafardel (Lucien Callamand) la carte de chômeur que le Conseil municipal, dirigé par Piéchut (Henri Vibert) finit par lui accorder, à la grande colère de Laroudelle (Henri Crémieux) et au mépris de la population qui ne veut pas payer pour ce paresseux. Oisif et bon vivant, Tistin est aimé de la veuve Jeannette Machurat (Maria Mauban) et de la « p…respectueuse » Zozotte (Ginette Leclerc). A la fête du village, Zozotte et Tistin s’enivrent et font scandale, ce qui augmente le ressentiment des Clochemerlins. Le curé Patard (Georges Chamaray), qui vient d’arriver à Clochemerle après la mort de l’abbé Ponosse reproche à Tistin sa conduite. Tistin décide alors de changer et il multiplie les services auprès des femmes du village au point d’être devenu indispensable. Entre avantages en nature et gratifications financières, Tistin accumule une petite fortune. Jeannette et Zozotte en viennent aux mains pour les beaux yeux du chômeur. En rentrant chez elle, Zozotte reçoit la visite de Coiffenave (Henri Rellys) qui lui déclare sa flamme. Mais vexée d’avoir été éconduite chez Jeannette, la fille de joie renvoie le bedeau en lui disant qu’il n’a pas les moyens de s’offrir ses services. Alors que Tistin part à la banque pour déposer ses économies, on découvre que les troncs de l’église ont été fracturés. Tistin est soupçonné du vol et jeté en prison à son retour. Mais Jeannette, le curé Patard et Piéchut sont convaincus de son innocence. Zozotte rit en voyant la somme volée par le sacristain : 313 F. Coiffenave s’enfuit. Le lendemain la cloche ne sonne pas et tout le village en est tourneboulé, malgré le renfort de Tistin. Coiffenave veut se jeter à l’eau mais tour à tour le bedeau de Montfraquin et le curé de Saint-Firmin invitent Coiffenave à venir sonner les cloches dans leurs églises. C’est ainsi que Tistin retrouve la trace du bedeau et le ramène à Clochemerle. Un jour, Beausoleil vient encore chercher Tistin pour l’amener à la mairie. Piéchut qui vient d’être nommé sous-secrétaire d’État au Travail lui remet la médaille du… travail. Tistin ne veut toujours pas se marier mais il change d’avis quand Jeannette lui annonce qu’elle attend un enfant. Tistin déchire sa carte de chômeur.

Exit Zoé Voinard, la seconde veuve avec laquelle le Tistin du roman vivait en bigamie. Zozotte est ici l’amie de Tistin au lieu d’être la maîtresse de Coiffenave, qui, pourtant, la poursuit de ses assiduités. Jeanne Machurat est bien une veuve qui est enceinte du chômeur mais face à la vulgarité gouailleuse de Zozotte, elle paraît bien sage. A tel point d’ailleurs qu’elle ramène Tistin dans le droit chemin. Différence de taille, le Tistin-Fernandel finit par se marier. Il renonce à son statut de chômeur paresseux et reçoit même une médaille du travail du ministre Piéchut qui a troqué pour l’occasion son portefeuille des Colonies pour celui de sous-secrétaire d’Etat… au travail. Le héros du roman avait quelque chose de cynique et de sombre qui disparaît derrière le grand sourire d’un Fernandel, grande vedette du cinéma des années 50, roublard et fantaisiste mais jamais totalement mauvais. Le côté noir et inquiétant du bedeau, lui-même a été gommé. Sa faiblesse pour Zozotte est attendrissante et ses qualités de sonneur demeurent. De nombreux personnages du roman se retrouvent dans le film : les deux vieilles filles bigotes, Mmes Chavaigne (Mag Avril) et Coton (Raymone), Mme Donjazu (Jackie Sardou dont le fils Michel joue le rôle d’un gamin sur le manège), Adèle Torbayon, Mme Malatoisse, Mme Fouache, Eugène et Léontine Fadet. Plus un personnage créé pour les besoins du film, Babette, la gouvernante de Tistin (Béatrice Bretty). Servi par une belle brochette d’acteurs, cette comédie rurale doit beaucoup au charisme de Fernandel et à ses bons mots et à sa morale bon enfant. Après les tribulations, l’ordre est rétabli. Tout est bien qui finit bien.

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15 mars 2024 5 15 /03 /mars /2024 13:51

         Pour se libérer de l’emprise de l’État californien et de l’État fédéral américain, des patrons libertariens du numérique, dont Marvin Glowic, fondateur du moteur de recherche Golhoo, font appel à un ancien barbouze qui leur propose un « coup d’État clefs en main ». Après une « étude de marché », l’agence de Ronald Daume, ancien camarade d’adolescence de Marvin, recrute son équipe de spécialistes et jette son dévolu sur l’État de Brunei, sur l’île de Bornéo. Flora, la petite-fille d’un mercenaire et Jo le Gitan partent en éclaireurs à Bandar Seri Begawan. La machine (et le roman aussi) est lancée et rien ne pourra l’arrêter. Ancien médecin, diplomate et écrivain, auteur de Rouge Brésil, Prix Goncourt 2001, Jean-Christophe Rufin nous offre avec D’or et de jungle, un roman d’aventures contemporain totalement fictif mais terriblement vraisemblable. Un coup d’État et un coup d’éclat.

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

1. Résumé détaillé.

Prologue : Flora et le requin-baleine.

Sur le navire de croisières Prairial, Flora, 32 ans, ancienne championne de plongée, anime, depuis six mois, des conférences sur la faune marine et des plongées découvertes avec cinq ou six passagers. Son titre remonte à plus de dix ans et on ne lui a heureusement posé aucune question sur ce qu’elle a fait depuis. « Si elle avait dû tout raconter, il est plus que probable qu’ils ne l’auraient pas engagée. » (11) Elle loge à l’étage du personnel, au ras de l’eau. Pendant quatre ans, elle a partagé sa cabine avec Judy, une danseuse australienne avec qui elle s’entendait bien. Mais Judy a quitté le navire à Valparaiso avec un officier mécanicien. Depuis, elle cohabite avec Marika, une Polonaise nettement moins sympathique. Au large des Galapagos, Flora effectue une nouvelle sortie avec des passagers. En plongée, le groupe rencontre un énorme requin-baleine. Les touristes paniquent, se blessent en remontant pendant que Flora se met à chevaucher l’animal inoffensif. « Elle ignorait encore de quel prix elle allait payer ces inoubliables moments de bonheur. » (14)

Chapitre 1. Retrouvailles entre Ronald Daume et Marvin Glowic à Santa Monica.

Ronald Daume, la cinquantaine élégante, est introduit par deux gardes du corps dans le salon d’une des plus grandes propriétés de Santa Monica. Rigoberta, une femme de chambre vénézuélienne, originaire de Maracaibo, lui propose, pour patienter, un verre qu’il refuse. Mais à ce moment précis, le propriétaire des lieux pénètre dans le salon : Marvin Glowic, créateur du moteur de recherche Golhoo, est un des personnages les plus puissants et les plus respectés de Californie et du monde entier. Les deux hommes qui se connaissent depuis l’adolescence, s’embrassent chaleureusement. Ronald lui a écrit un mot pour s’annoncer (heureusement car Marvin ne lit jamais ses mails et ses appels sont filtrés). Les deux hommes montent sur la terrasse et ils évoquent leurs souvenirs communs, l’arrivée de Ronald à la Darwin School de San Francisco. Auparavant, il avait vécu en Arizona et au Nebraska où son père lui apprenait à tirer. Ses parents, hippies, vivaient dans une caravane et changeaient souvent de ville. Son père, originaire du Midwest, avait perdu un œil au Vietnam. Quand il avait eu 14 ans, sa mère, fille de bourgeois, avait hérité de la maison de son oncle Benjamin à Frisco et elle avait emmené Ronald en ville, loin d’un père camé et violent. L’arrière-grand-père de sa mère était arrivé de Bretagne au moment de la ruée vers l’or, d’où le surnom de Ronald, « le Français », qui porte toujours le nom de sa mère. Le grand-père de Marvin, lui était un tailleur juif arrivé de Pologne. Marvin propose à Ronald de dîner avec lui : « tu vas m’expliquer ce que tu as fait pendant toutes ces années et pourquoi tu nous as abandonnés comme ça… » (24)

Chapitre 2. Destins croisés de Marvin, le magnat de la tech et de Ronald, le barbouze.

Les deux hommes traversent plusieurs salons et une salle à manger d’apparat pour s’installer dans une pièce plus petite où une table a été dressée avec deux couverts. Outre cette maison à Los Angeles, Marvin a d’autres résidences à Cape Code, aux Bahamas, en Suisse et quelques autres où il ne va jamais. Un serveur philippin leur sert un vin français dont Ronald reconnaît le millésime, ce qui impressionne Marvin car son ami a été « élevé au fond des bois ». Depuis, Ronald a appris à soigner son apparence, comme un animal qui revêt sa parure pour combattre. Marvin aurait aimé lui présenter son épouse Katleen qui enseigne la physique à Stanford, mais elle est prise par des conseils de classe. De fait, Ronald a préparé sa rencontre, une semaine plus tôt, en lisant tout ce qu’il y avait à savoir sur Marvin : son mariage, le 13 octobre 1995, l’âge de ses deux enfants : Sandy, 26 ans et Matthew, 24 ans (qui a échappé à une tentative d’enlèvement) … tout en s’efforçant de garder le caractère « spontané » de ces retrouvailles. A son tour, Marvin interroge son ami. Il n’est pas marié, n’a pas d’enfants. Quant à ce qu’il a fait depuis trente ans, c’est un point délicat mais Marvin est bien placé pour faire des recherches. Autant dire la vérité : il a d’abord essayé la politique, a étudié dans une université de la côte est, a travaillé avec un congressiste, s’est engagé dans les rangers, au 75e, a été formé au renseignement à Fort Bragg, a effectué des missions extérieures, notamment au Kosovo, puis a été envoyé en Afghanistan pour le fiasco de l’opération Gecko, puis il a quitté l’armée pour travailler dans le privé à l’agence Providence dirigée par Archibald, dit « Archie »… Marvin est admiratif de ce parcours et affirme qu’il aurait aimé travailler dans l’espionnage. « Console-toi. Tu pourrais bien être rattrapé par ce monde-là un jour. […] j’ai ma petite idée sur la manière dont les choses vont tourner pour ta boîte et pour les GAFAM en général. […] Alors je ne serais pas surpris que, d’ici peu, nous ayons l’occasion de travailler ensemble. » (33)

Chapitre 3. Un coup d’État clefs en mains ?

« Nos deux manières de changer le monde sont en train de converger. Jusqu’à présent, toi et tes collègues, les pionniers de la révolution numérique, vous avez pu vous développer sans vous occuper de politique. Vous êtes américains et l’Amérique vous a laissés tranquilles. Elle avait besoin de vous. Ni l’État de Californie ni le gouvernement fédéral ne vous ont trop embêtés. […] Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et cela le sera encore moins demain. Vous étiez hors de l’histoire, à l’abri de votre monde. Maintenant, vous allez être obligés d’y entrer et de vous battre. » (36) Marvin pense que Ronald parle des taxes, il se plaint des démocrates qui ne savent que dépenser et taxer. Il paie des gens pour s’occuper des questions de fonctionnement car lui, ce qui l’intéresse, c’est le développement de la boîte. « J’ai toujours pensé que maîtriser les technologies de l’information était une aventure qui nous conduirait au-delà de l’imagination. Nous y sommes. » (36). Il laisse les petits programmes aux ingénieurs pour s’occuper des projets les plus fous en y mettant de l’argent. Son domaine, ce sont les biotechs : la santé, la biologie, le corps humain (Mars pour Musk, le métavers pour Zuckerberg) … à cause de son petit-cousin schizophrène. « Mon truc à moi, c’est la vie, la maladie, la mort, l’intelligence, la souffrance » (37). Ronald reprend son argumentation : dès lors qu’ils s’attaquent à l’essentiel, l’humain et ses limites, l’État va se dresser devant eux. Ronald a travaillé le sujet, il cite les exemples de la société Altos Labs de Jeff Bezos qui veut lutter contre le vieillissement et les projets d’implants bioniques dans le cerveau ou de manipulation du génome. L’État était jusqu’à présent leur allié, il va devenir leur pire ennemi. Ronald raconte comment l’Amérique s’’st fait voler sa technique de transplantation cardiaque par l’Afrique du Sud à cause de lois frileuses… « La seule façon, demain de vous protéger contre l’État, ce sera d’en avoir un. » (40)

Ce paradoxe excite la curiosité de Marvin. Il confie à Ronald qu’il participe à un petit groupe informel à Palo Alto. Ces libertariens convaincus croient à la liberté absolue, que l’État n’a pas le droit de la limiter. Il faut le contrôler pour l’empêcher de nuire. Depuis la défaite de Trump, les participants abattus sont convaincus qu’ils ont perdu la dernière chance de changer le rapport de force avec l’État fédéral. Il y a 4-5 ans, deux de leurs membres ont imaginé que la solution pouvait être l’indépendance de la Californie. D’autres se sont groupés pour acheter des terrains dans le comté de Solano… pour construire une ville à eux. Pour Ronald, ni l’un ni l’autre ne sont la solution. « Votre problème, c’est l’État. Aussi bien la Californie que l’État fédéral. Et pour se soustraire à l’État, il faut en avoir un. » (42) Marvin veut qu’il s’explique. Le chiffre d’affaires de Golhoo équivaut au budget de nombreux États, et même de la plupart si on prend en compte tous les GAFAM. Mais ces États possèdent une chose qu’ils n’ont pas : la souveraineté. Par plaisir rhétorique, Marvin objecte qu’une entreprise ne peut posséder un Etat. « Tout le monde peut posséder un État. Une mafia […], un groupe terroriste […] même un service de renseignement ». « En somme, tu me conseilles d’acheter un État ? » dit Marvin (44). Ronald tempère son enthousiasme. « Prendre le contrôle d’un pays, c’est un métier. Il faut choisir judicieusement sa cible, analyser les forces en présence et mettre en œuvre toutes sortes de techniques de subversion. Dans notre jargon, on appelle ça un coup d’État clefs en main. » (44) Marvin est emballé. « C’est ce que vous faites, alors, dans votre officine, à Providence ? » Ronald lui avoue qu’il a quitté Providence pour monter sa propre agence. Il ne veut pas que son ami croie qu’il est venu pour lui vendre ses services. Mais celui-ci le rassure. Il aime les conversations stimulantes. Il va en parler à ses amis quand il les verra.

Les deux hommes parlent encore longtemps de leurs amis communs. Puis Marvin propose de le faire raccompagner par un de ses chauffeurs. Ronald lui laisse sa carte de visite. A 3h du matin, le chauffeur le dépose à cent mètres d’un hôtel minable.

Chapitre 4. Ronald retrouve Flora, débarquée par le Prairial à Iquique, au Chili.

Après son escapade avec le requin-baleine, Flora a été crachée sans ménagement par le Prairial à la première escale sur sa route vers le cap Horn, à Iquique, port chilien où de rares bateaux font halte en logeant la cordillère des Andes. Le directeur de la croisière a même refusé de lui remettre sa paie en affirmant qu’elle serait versée en France par la compagnie. Deux semaines plus tard, elle n’avait encore rien touché. Son dernier salaire remontait à cinq mois quand elle était employée dans un magasin d’articles de plongée, à Toulon. Elle a tout dépensé. Pour payer sa chambre d’hôtel, elle a dû trouver du travail rapidement. Elle parle anglais (son père est américain, de Caroline du Nord), allemand (sa mère est allemande, de Prusse) et français (ses parents se sont installés sur la Côte d’Azur quand elle avait 13 ans. Mais il n’y a aucun emploi de guide touristique ici. Sa beauté ne lui ayant valu que des ennuis, elle cache son corps mais le patron du restaurant où elle travaille comme serveuse veut qu’elle porte un mini-short et un béret.

Elle entame son deuxième mois quand un client se présente : Ronald Daume : la dernière personne qu’elle s’attendait à voir ici. Elle le croyait en prison. « Apparemment, j’y serais encore, s’il ne tenait qu’à toi. » (52) Il a eu du mal à la retrouver. Flora s’installe en face de lui. Le patron du restaurant n’est pas content de Flora mais Ronald lui donne un billet de 50 $. Il est rentré de Madagascar il y a deux mois. Archie ne l’a pas laissé tomber. « Il est bien généreux, Archie, dit Flora, après ce que tu as fait à Providence. […] tu lui as forcé la main sur cette opération à Madagascar. Il n’en voulait pas et il te l’avait dit. » (54) Pendant trois mois, Ronald a pensé que Flora avait été enfermée. Il n’a pas su comment elle avait réussi à s’en sortir.  Quand elle avait appris son arrestation, elle avait rejoint la côte, s’était réfugiée dans une ferme puis un pêcheur l’avait conduit jusqu’à la Réunion. Pour venir jusque-là, Ronald a pris deux avions et trois cars. Flora lutte pour ne plus l’admirer : elle l’a payé cher. Elle lui demande ce qu’il veut. Il lui apprend qu’il a monté son agence à Nice et va démarrer un très gros projet. Flora essaie de se montrer dure mais une pensée révoltante la traverse : « En fait, je l’attendais. Comment est-il possible d’être aussi faible ? » (57) Elle n’a pas envie mais… finit par jeter son béret : « Tirons-nous d’ici. » (57)

Chapitre 5. Ronald et Flora rencontrent Ray au Parc national de Joshua Tree.

En attendant le car pour Valparaiso, Ronald troque son costume pour un survêtement ample. Flora se souvient de l’assaut du bateau de pirates somaliens au cours de l’opération à Bahreïn. Ils arrivent à Santiago au petit matin après avoir changé de bus et pris un taxi pour l’aéroport. Ronald achète des billets d’avion pour Los Angeles. Ils ont rendez-vous à Palm Springs. Après, ils partiront en France. A l’aéroport international de Los Angeles, ils passent les contrôles d’immigration avec deux passeports américains. Ils resteront deux jours avant de repartir à Palm Springs. Ils font quelques courses et déposent leurs affaires dans un hôtel modeste de Downtown, puis ils vont dans un magasin de sport, section « montagne » pour acheter du matériel d’escalade. Lors du dîner dans un restaurant indien, Ronald explique à Flora qu’ils rencontreront, le lendemain, un type qui représente ses clients. Officiellement, elle est la responsable des opérations de l’agence. Elle pourra parler de son expérience de nageuse de combat et de son passage à Providence mais pas de Madagascar. Flora aime cette concision et cette clarté : elle a choisi l’armée pour ça. Mais elle ajoute : « si tu m’embarques dans une aventure que je ne sens pas, je te lâche. » (62)

Le lendemain, après leur arrivée à Palm Springs, Ronald prend livraison du van de camping qu’il a réservé et ils s’enfoncent dans le paysage aride de Joshua Tree. Ils entrent dans le Parc national jusqu’au point indiqué par le GPS, près d’un pick-up avec deux hommes. L’un d’eux s’éloigne pour aller faire le guet sur un promontoire. L’autre accueille Ronald et s’inquiète de la présence de Flora. Ray est le patron d’un fonds d’investissement dans les nouvelles technologies, c’est un proche de Marvin Glowic qui lui a parlé de son projet. « Les rapports entre le gouvernement fédéral et les GAFAM sont tendus en ce moment, comme vous le savez. Nous sommes surveillés. Vous l’êtes peut-être aussi. Nous essaierons de nous voir à l’étranger par la suite, si nécessaire. Comme je pratique régulièrement l’escalade à L.A., j’ai eu recours à cette petite mise en scène pour cette première rencontre. Désolé pour le déguisement. » (67) Ils se sont renseignés sur Ronald mais apparemment n’ont rien appris sur Madagascar. Archie l’a couvert.

Chapitre 6. Discussion avec Ray sur les modalités du coup d’État.

Ray veut en savoir plus sur l’agence. Ronald donne des explications que Flora ne comprend pas : un réseau diffus et discret, un concours de compétences autour d’un projet… pour qu’on ne puisse déterminer quel est le donneur d’ordres. Ray veut parler de la cible. Tout dépend des critères, répond Ronald. Il faut choisir un état stable, autoritaire, riche. « Mais quelle raison un Etat riche aurait-il de nous confier le pouvoir ? Ce que nous voulons, c’est un contrôle complet du système législatif, fiscal, douanier, etc. » demande Ray. Nous sommes des professionnels, répond Ronald. « Professionnel » était le mot fétiche pour Ray et « amateur » l’injure suprême. Il cédait. « Soumettez-nous des propositions quand vous aurez défini une cible. Nous vous dirons si elle nous convient. » (72) Il lui conseille, néanmoins, de ne pas viser trop grand. Puis il aborde la question des moyens. Une grande partie de l’opération reposera sur leur supériorité en matière numérique. Pour la rémunération, ils verront après la prise de contrôle du pays et de ses ressources. Avant, ils factureront seulement leurs frais. Le problème n’est pas tellement l’argent mais les moyens pour le faire transiter : ils monteront des sociétés-écrans qui disparaîtront à la fin de l’opération. Pour régler les frais d’étude, Ronald demande un acompte de 300.000. La fondation pour la recherche sur les fonds marins aux Maldives, financée par Marvin Glowic pourra confier un contrat d’expert à sa collaboratrice. A la sortie du parc, Flora couvre Ronald de claques et s’insurge : « Salaud ! Dans quoi tu m’embarques encore ? Je ne veux pas. Tu comprends ? Jamais plus. C’est clair ? » (74)

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15 mars 2024 5 15 /03 /mars /2024 13:37

         Chapitre 20. Flora, Ismail, Yohann et le capitaine Shankar.

En accord avec Ronald, Flora et Jo ont décidé de continuer leurs recherches chacun de leur côté. Jo a rendez-vous avec Kiu pour visiter le musée archéologique et en savoir plus sur la communauté chinoise. Flora est chargée de collecter des informations sur le palais. Le lendemain matin, elle appelle Yohann qui meurt d’envie de la revoir mais n’a pas osé lui proposer une rencontre. Elle lui dit qu’elle veut visiter le palais sans attendre la fin du ramadan. En fin de matinée, il lui rappelle qu’il n’est pas en mesure de la faire entrer à l’Istana mais il va en parler à un ami et il se propose d’organiser une rencontre pour les présenter l’un à l’autre.

Dans la journée, Flora se présente à l’association de plongée dont elle a entendu parler. Elle y trouve un jeune malais, Ismail, qui est moniteur du club. Ils parlent de leur goût commun pour la plongée. Né dans un petit kampong dans la vallée de la Belait, Ismail a commencé par l’apnée et la chasse sous-marine. Il a été formé à la plongée au sultanat d’Oman puis a vécu pendant deux ans à Mascate. Il a servi deux ans comme moniteur sur le Nipple II, un des yachts du sultan. Le sultan ne fait pas de plongée mais plusieurs de ses enfants en font, notamment le Prince Mateen. Ils restent toute la matinée à bavarder en évitant le sujet de la famille royale. Flora part à l’heure du déjeuner. Un taxi la reconduit à l’hôtel. Elle appelle Ronald.

Yohann passe la chercher à 19h. Un coup de canon annonce la rupture du jeûne et des voitures se pressent devant les hôtels déversant des familles malaises. Ils arrivent dans le quartier de Kampong Tanjong Nangka, à l’Ouest de Bandar, un peu au sud de Jérudong. Yohann ralentit pour montrer l’usine à Flora. Ils sont une quinzaine à travailler là, tous Sud-Africains, la nuit, il n’y a que deux hommes. Ils continuent la route et, deux cents mètres plus loin, ils entrent dans un condominium gardé par un vigile indien. Il gare sa voiture dans une allée et ils pénètrent dans la villa d’expatrié de Yohann, à la décoration minimaliste. Sur le mur, une carte est punaisée : un dédale de tuyaux et de réservoirs, le plan de la centrale, une installation qui commence à dater. Pendant que Yohann va à la cuisine, Flora s’empresse de prendre le plan en photo. De Miri, première ville de Malaisie après le poste frontière sur la côte, Yohann a rapporté de l’alcool. Il propose un Martini à Flora.

C’est à ce moment qu’arrive l’invité de Yohann, le capitaine Shankar, ancien soldat népalais du 4e Gurkhas de l’armée britannique. Des Gurkhas sont installés à Seria, près de la Belait River. Flora discute avec lui. Shankar a quitté le service actif pour intégrer la garde personnelle du sultan (30 anciens Gurkhas, une centaine de gardes malais et un millier de personnes travaillent au palais). Flora lui dit qu’elle aimerait visiter le plan sans attendre la fête de Hari Raya. Le capitaine Shankar ne peut pas mais Yohann évoque le nom de Greta, la cheffe du personnel qui donne les accréditations. Elle sera ravie de parler allemand avec Flora. Son père était le psychiatre du sultan. Après le dîner, le Gurkha propose à Flora de la déposer à son hôtel, à la grande déception de Yohann.

ci-dessous: Le sultan de Brunei célébrant ses 50 ans de règne en octobre 2017.  Roslan Rahman, AFP

Chapitre 21. Ronald rencontre Nurul Azahari à Toronto.

Depuis deux jours, l’entreprise Kota Transport, à Toronto, au Canada, est à l’arrêt à cause d’une panne d’internet et d’une coupure téléphonique. Seul un jeune Afro-Américain intérimaire peut se servir de son portable. Bill, le patron le lui emprunte pour appeler la hotline de l’agence en conseil informatique qui a installé les systèmes et en assure la maintenance. Quelqu’un rappelle Bill dans l’après-midi pour lui dire qu’un technicien passera le lendemain entre 21h et 22h. D’ici là, rien ne fonctionnera et le personnel peut rester chez lui. En attendant, seul, dans les bureaux de l’entreprise se rappelle les événements désagréables qui l’ont affecté : des menaces reçues par téléphone, quatre ans plus tôt, visant ses deux enfants, de 3 et 5 ans. Pendant un mois, il avait dû les accompagner à l’école, avec son arme dans sa poche. La plainte à la police n’avait pas abouti. L’année suivante, il avait reçu la visite de deux agents fédéraux qui avaient fait état de pressions diplomatiques du sultanat de Brunei sur le Canada. Il n’avait pas pris ces menaces au sérieux. Il n’avait pas renoncé à son engagement militant, d’autant qu’il en avait fait la promesse à son père sur son lit de mort.

Le pseudo-agent de maintenance arrive à 21h30 et tout de suite il appelle Bill… Nurul. Celui-ci fait un geste pour s’emparer de son arme. « Inutile de sortir votre arme. Je n’en ai pas. Et ma visite est tout à fait pacifique, monsieur Azahari. » (230). Le visiteur du soir se présente. Son nom est Ronald, son avion vient d’atterrir à Toronto. Il connaît tout des engagements du père de Nurul, de son rôle dans les événements de 1962, du prestige dont il jouit dans le monde asiatique. Et il félicite Nurul de poursuivre son combat avec courage tout en reconnaissant que ce combat est purement symbolique car le sultan contrôle tout le pays. Nurul lui demande s’il est venu pour qu’il renonce à ses activités politiques et le menacer. « Bien au contraire », dit Ronald. L’atmosphère se détend entre les deux hommes et Nurul, le laïque, sert un verre de scotch à Ronald. Le père de Nurul refusait l’idée d’un pays replié sur lui-même, isolé dans sa richesse, il était partisan d’un grand État de Nord-Bornéo avec Sarawak et Sabah. « Je viens vous proposer de renouer avec cet idéal d’ouverture au monde. Il est temps de briser la dictature qui a fait de ce pays la propriété privée d’une famille, si royale soit-elle », propose Ronald qui se présente comme « facilitateur » (233). Nurul a reçu une proposition de ce genre il y a quelques années. Une officine de paramilitaires sud-africains lui a proposé de le porter au pouvoir par les armes, moyennant une part des revenus pétroliers. « Arrêtez de rêver, Nurul. Brunei n’est plus le pays que votre père a quitté. Le pétrole, c’est fini, et le gaz ne vaut guère mieux. Les fonds qui auraient dû être mis de côté pour prendre le relais ont disparu dans la poche du sultan et de son frère. Je ne vous parle pas de vous installer dans leurs fauteuils pour vous en mettre plein les poches. » Nurul ne comprend pas. « Je vous parle de sauver un pays qui sera ruiné d’ici peu. D’arriver en lui proposant un avenir, en amenant avec vous des investisseurs des gens puissants qui y installeront des activités de pointe. Qui en feront une nouvelle Californie, un dragon économique, la capitale de l’intelligence artificielle et de la tech, le foyer mondial de l’innovation et de la recherche. » – Et pourquoi des investisseurs choisiraient-ils Brunei pour réaliser ces projets ? – Pourquoi ? Mais pour ne plus avoir à subir les scrupules moraux et le carcan des lois américaines. Pour ne pas être entravés par les contraintes politiques de la Chine. Pour ne pas voir leurs efforts ruinés par la fragilité de pays instables. Brunei, vous le savez au fond de vous, a les potentialités de Singapour. Le pétrole, comme d’habitude, a tout gâché dans ce pays. Mais c’est son heure, maintenant. […] Vous pouvez être le Lee Kuan Yew de votre pays. » (234) Nurul se lève, leur sert deux whiskys et demande à Ronald ce qu’il doit faire. « Rien. Nous nous occupons de tout. […] sans un coup de feu. » « –Vous êtes des magiciens, alors ? – Non des professionnels. » Avant de partir, Ronald dépose une petite carte avec son numéro. Nurul allume son ordinateur. La panne est réparée.

Chapitre 22. Effervescence à l’agence : Emma, Harvey Robson et les autres.

Quand Ronald rentre à Nice après quatre jours d’absence, il trouve l’agence en pleine effervescence. Selma est mécontente qu’il ait confié l’intérim à Hakim. Elle a recruté Emma, une spécialiste dont la mère était originaire de Hong Kong et qui parle mandarin et cantonnais. La plupart des Chinois de Brunei étant issus de familles réfugiées de Quemoy et Matsu, deux îles du détroit de Taïwan bombardées par les Chinois en 1958, il faudra rédiger les messages dans leur langue. La veille, ils ont fait un dernier point géopolitique. La situation mondiale offre une fenêtre d’opportunité pour lancer l’opération. La Chine est trop occupée par l’affaire de Taïwan et a obtenu la concession d’une île située à l’embouchure de la rivière Brunei et y a délocalisé une usine de fabrication de plastique très polluante. S’ils les rassurent sur cette concession, ils ne bougeront pas. La Malaisie et l’Indonésie ont leurs préoccupations. Les Gurkhas britanniques, basés à Brunei, n’oseront pas intervenir au risque d’être taxés de néocolonialistes.

Selma demande à Ronald de lui parler de sa rencontre avec Nurul. Après leur rencontre, Nurul a rappelé Ronald à 6h du matin et ils se sont revus à deux reprises dans la journée. Nurul a demandé des garanties pour sa femme et ses gosses : ils iront s’installer en Hongrie où le frère de Mme Azahari est installé. L’agence s’occupera de leur trouver une maison et une école pour les enfants ; ils rachèteront aussi la boîte de Nurul et prendront la main sur le site internet.  Nurul attendra les instructions à Kuching, au Sarawak. Il faut garder une très grande discrétion sur cette affaire.

Ronald descend à l’étage des opérations. L’ambiance est tendue : d’un côté, Hakim et les responsables logistiques, de l’autre, les deux hackeurs qui leur tournent le dos. Ils sont difficiles à gérer, dit Hakim, mais ils obtiennent de bons résultats. Ioura s’occupe des contenus, va chercher des informations sur le Dark Web et elle prépare les séquences dont ils auront besoin dans la phase 1. Imre, lui, infiltre les réseaux. Hakim montre à Ronald des cartes de Brunei affichées au mur : sur l’une, ils ont noté les coordonnées GPS des zones d’entraînement de l’armée anglaise, sur l’autre le camp de l’armée singapourienne. Hakim montre à Ronald le plan détaillé du palais du sultan que les hackeurs ont obtenu en piratant l’ordinateur de la veuve de Ricardo Locsin, l’architecte philippin qui a construit le palais en 1984. Sur un autre mur, deux logisticiens s’appliquent à compléter le planning détaillé phase par phase de l’opération. Hakim ramène Ronald vers son bureau pour lui parler plus discrètement. Ils ne pourront pas se passer de quelques actions de force. Mais ils ne peuvent pas intervenir directement, objecte Ronald. Ils sous-traiteront cette partie à Harvey Robson, un ancien d’artificier de Providence remercié quand Archie a mis fin à la branche « sécurité privée » et aux activités paramilitaires de l’agence. Robson a créé sa société, officiellement chargée de la faune et de la lutte contre le braconnage. Le gros du personnel se trouve en Afrique du Sud et le siège social au Canada. Ronald est passé le voir et il a demandé cher mais Ronald a accepté. Harvey et quatre de ses gars seront là mercredi, dans trois jours. Le ramadan se termine dans 9 jours et la fête de Hari Raya aura lieu deux jours plus tard. En attendant, ils vont lancer la phase préparatoire virtuelle après-demain.

Ronald se rend chez Delachaux qu’il trouve particulièrement nerveux. Le vieil homme se demande dans quoi il les a embarqués. Ronald lui demande de rentrer au bureau.

Chapitre 23. Flora rencontre Greta au palais.

Flora a trop bu chez Yohann. Elle s’endort au petit matin et quand elle descend, la salle du petit-déjeuner est fermée. Elle frappe à la porte de la chambre de Jo et, en le voyant torse nu, remarque l’étendue de ses tatouages (« toute ma vie est sur ma peau », dit-il) et une cicatrice (une balle entrée par le cou et sortie de l’autre côté). Pendant que Jo lui prépare un café, Flora observe la douzaine de photos sur sa table de nuit. Jo est très attaché à sa famille. Flora promet de lui parler de son grand-père. Tout sera bien bientôt prêt, ils vont lancer la première phase de l’opération. Il leur reste deux jours de tranquillité. Jo a prévu un voyage à Temburong, de l’autre côté de la baie, il a réservé un lodge pour la nuit. Un quart d’heure plus tard, Flora revient. Elle a eu Hakim au téléphone : ils ont trouvé des informations sur l’Allemande et veulent que Flora aille la voir. Flora appelle alors le capitaine Shankar. Greta la recevra le lendemain.

Greta a passé une matinée difficile avec un certain nombre de problèmes en régler : une fuite d’eau dans les sanitaires en or et diamants à l’étage des princesses, une gaffe d’une femme de ménage qui a fait tomber un objet sacré (omoplate de chameau avec une inscription coranique) et un accident au parking des voitures (un chauffeur novice a arraché l’aile d’une Ferrari en faisant une manœuvre). Elle est pressée de rentrer chez elle. Le capitaine Shankar lui a recommandé une jeune Allemande impatiente de la rencontrer. Un taxi dépose Flora devant un portail discret, à 50m de l’entrée principale où Greta vient l’accueillir. Elle l’amène chez elle et lui sert du sirop de menthe. Flora se présente comme une ancienne sportive qui cherche à visiter les palais dans tous les pays où elle passe. Greta parle d’elle. Née à Brunei, elle est allée en Allemagne pour la première fois quand elle avait 20 ans ; c’est à ce moment-là qu’elle a rencontré son mari qui terminait alors ses études de médecine en Allemagne. Il a accepté de la suivre. Greta rappelle à Flora qu’elle pourra visiter le palais le jour de la fête de Hari Raya, dans dix jours. Mais Flora dit qu’elle doit partir pour Jakarta dans deux jours et qu’elle espère une faveur. Greta se montre intraitable. Flora n’insiste pas mais en profite pour poser des questions sur le palais.

Greta se montre intarissable. Flora l’amène progressivement sur les sujets qui l’intéressent. Le sultan passe généralement le ramadan à l’étranger chez d’autres souverains musulmans. Il sera là le jour d’Hari Raya. Le prince héritier séjourne cette année aux États-Unis. Quant au Prince Mateen, il est parti la semaine précédente en Angleterre ou dans un autre pays pour jouer au polo. L’heure passe. Flora écoute encore quelques histoires et prend congé de l’intendante en promettant de venir lui dire au revoir avant son départ.

Chapitre 24. Flora et Jo à Temburong rencontrent Kim, leur guide ibane.

Le chauffeur malais qui emmène Flora et Jo à Temburong est peu habitué au contact des Occidentaux et ne parle aucune langue étrangère. Pour rejoindre le grand pont, ils doivent traverser le quartier résidentiel de Kota Batu où habite Kiu. Jo demande à Flora ce qui s’est passé à Madagascar. Un certain André Ritamansoa avait payé l’agence Providence pour le mettre au pouvoir à la place du président. Les mercenaires de Providence devaient aider le groupe de factieux à prendre la radiotélévision et les aider à neutraliser la garde présidentielle et quelques ministres. Mais les partisans d’André avaient un peu trop parlé et la police avait coffré tout le monde la veille du jour J. Flora avait échappé de justesse à l’arrestation, d’autant que les putschistes s’étaient empressés de tout mettre sur le dos de l’agence en criant au complot étranger. La voiture s’engage sur le pont. A l’autre bout, l’unique route grimpe dans la jungle. Au bout d’une demi-heure, ils atteignent le lodge. Deux cars de touristes vietnamiens et japonais s’apprêtent à repartir.

L’arrivée de Flora et Jo passe inaperçue. Une jeune femme souriante, tête nue, vient s’assoir à leur table de façon familière. Elle s’appelle Kim. C’est elle qui les guidera le lendemain quand ils remonteront la rivière en pirogue pour aller voir la canopée. Son côté sympathique et sa décontraction la rendent d’emblée sympathique et forment contraste avec la réserve hautaine des Malais de Bandar. Flora les présente comme français. « Je suis ibane, annonce Kim, […] les Ibans sont un des peuples de Bornéo. Il y en a à Brunei mais aussi au Sarawak et en Indonésie. Ils étaient là bien avant que l’île ne soit découpée en États indépendants. […] Ils nous appellent des indigènes. […] Des Dayaks aussi. [….] Si on se convertit à l’islam, on devient malais. Sinon, on reste dayak. » (264) La jeune ibane, fille des propriétaires de l’établissement, parle librement. Elle veut suivre des études pour être professeure. Elle décrit la discrimination dont sont victimes les peuples indigènes dans la société brunéienne. Elle leur parle des coutumes des Ibans. Ils ne sont pas très liés au reste du pays. Par les chemins de la jungle, ils passent facilement dans les États voisins, l’Indonésie au sud, mais aussi le Sabah, province de Malaisie, située à l’est de Temburong. En tant que gitan, Jo se sent solidaire de ce peuple nomade. Kim dénonce les Malais qui construisent des mosquées à Temburong pour y installer des fanatiques. Flora est surprise. Elle n’a pas eu cette impression à Bandar. La jeune fille explique qu’il y a pourtant de plus en plus de barbus et de femmes couvertes dans les kampongs et que le sultan en a peur. Pour les fanatiques, les Ibans sont des sauvages : ils boivent de l’alcool, les femmes sont libres et ils prient les divinités de la forêt.

Dans l’obscurité, quelques personnes ont allumé un feu. Jo sort sa guitare et commence à jouer un air de flamenco. On se tourne avec lui avec une admiration teintée d’épouvante. Quand il s’arrête, l’assistance applaudit et lui demande de continuer. Flora est bouleversée par cette métamorphose de Jo. Dès qu’ils se retrouvent seuls près des hamacs, Flora s’abandonne.

Chapitre 25. Veillée d’armes.

Jeudi 9 mai, province de Temburong, sultanat de Brunei.

Dans la longue pirogue jaune, Flora, Jo, Kim et le batelier remontent le fleuve. Le temps semble suspendu. Tout est anéanti par la force de l’instant et l’éternité immobile de la forêt.

Jeudi 9 mai, Los Angeles, Californie.

Marvin, seul dans le sous-sol qu’il a fait aménager au sous-sol de sa maison de Santa-Monica, contemple les cartes du sultanat de Brunei et le tableau des opérations que lui a transmis Ray, son intermédiaire auprès de Ronald. Il n’a pas ressenti une telle excitation depuis longtemps. Une compétition personnelle l’oppose à ce sultan qu’il n’a jamais rencontré. Un jour, il est entré dans le Beverly Hills Hôtel, comme un défi symbolique. L’heure est venue. C’est à lui de donner le signal.

Jeudi 9 mai, Nice, France.

Harvey est arrivé la veille du Canada, ses trois hommes d’Afrique du Sud. Ils ont commencé à prendre connaissance des opérations et à élaborer les scénarios pour leur propre intervention. Hakim a fait remonter les hackeurs au 5e étage. Vers 14h, Ronald convoque une réunion générale dans la salle de conférence. Il n’y a pas assez de place autour de la longue table, certains doivent rester debout. Après avoir félicité tous les participants pour leur implication, Ronald annonce officiellement le lancement de la première phase le lendemain à 10h, en temps universel. Il explique les nouvelles règles de travail applicables immédiatement : fonctionnement de l’agence 24h/24 et 7j/7, interdiction de communiquer avec l’extérieur, obligation de déposer les portables à l’entrée de chaque étage, réunion quotidienne des chefs de service.

Jeudi 9 mai, Nice, France.

Selma a passé la nuit avec Emma. Elles ont sympathisé avec les deux hackeurs. Après la réunion générale dirigée par Ronald, Selma s’éclipse discrètement. Elle prend un taxi et s’installe à la terrasse d’un café de la place Masséna, à Nice et compose un numéro de téléphone.

Vendredi 10 mai, Nice, France, 8h.

Ronald va chercher Delachaux chez lui. Les deux hommes arrivent à l’agence. Marvin a donné le signal en envoyant un message vide sur le portable de Ronald. Le départ est prévu pour 10h. Ioura est chargée d’incarner le bras du destin… en cliquant sur sa souris. « C’est le nouvel effet papillon, dit Delachaux […]. Un petit clic de souris ici. Et un tremblement de terre à l’autre bout du monde. » (275)

Chapitre 26. Début de la réaction en chaîne.

Li Wang habite Sydney, en Australie depuis plus de dix ans. Il est bien intégré mais n’a pas oublié d’où il vient et ce qu’il a subi. Chinois né à Brunei, il est resté apatride pendant 25 ans. Marié sur place à Jane, jeune professeur d’anglais australienne, il a encore attendu 5 ans pour obtenir son passeport et quitter le pays. Longtemps, il s’est contenté de suivre les nouvelles du sultanat pour ne pas exposer sa famille. Depuis deux ans, tout a changé : sa mère est morte et sa sœur est partie en Europe pour travailler au siège de la Shell. Il n’a plus de scrupules à critiquer le règne du sultan d’autant qu’il est devenu rédacteur en chef des pages Asie-Pacifique dans un des plus grands quotidiens de la Nouvelle-Galles du Sud. Ce 10 mai, il reçoit un fichier inconnu sans nom d’expéditeur. Il ouvre la pièce jointe le lendemain : la vidéo d’une vingtaine de secondes montre le prince héritier de Brunei en train de boire du champagne et entouré de deux filles presque nues qui lui prodiguent des faveurs. En arrière-plan de la vidéo, on peut comprendre qu’elle a été tournée huit jours plus tôt, en plein ramadan. Li Wang est d’abord tenté de diffuser la vidéo immédiatement mais il préfère la faire vérifier par Dave, le responsable informatique du journal. Rien ne semble faire penser à une fake news. Li Wang décide alors de rédiger un article et de mettre la vidéo en ligne. Les lecteurs australiens seront peu intéressés par ce type d’information, alors il l’envoie à Al Jazeera, en comptant sur la rivalité entre le Qatar et Brunei. Puis il arrose les agences de presse du Golfe et du Moyen-Orient. Il envoie aussi le fichier aux journaux chinois et à la presse malaise : le sultan de Johor, un des leaders de la fédération malaise a des comptes à régler avec le sultan. Enfin, il publie un post sur son compte Reddit, en sachant très bien que la police bloquera vite le compte. Mais d’ici là quelques personnes auront lu le message.

A Nice, après l’excitation du lancement de l’opération, la tension est retombée. Ronald a laissé Delachaux rentrer chez lui. Il y a 6h de décalage horaire entre la France et Brunei. C’est dans la nuit du deuxième jour, celle du samedi au dimanche que parviennent les premiers frémissements de la vague. Tout commence par une séquence dans le journal du soir d’Al Jazeera en arabe. Il n’y a pas de traduction et la vidéo a été floutée mais elle est explicite… en plein ramadan. Quand le gros de l’agence débarque le matin, les reprises se sont multipliées en malais, anglais et chinois. Le post de Li Wang sur Reddit a été consulté plus de 2 000 fois avant de disparaître. Un site djihadiste appelle à faire tomber les imposteurs. Ronald réunit l’équipe du 5e étage pour faire le point. Delachaux arrive en retard et adresse ses félicitations à l’équipe. Le choix de Li Wang était judicieux. Emma a épluché la biographie de dizaines de journalistes et influenceurs chinois avant de trouver la perle rare. Imre a fabriqué une contrefaçon indétectable grâce à de nouveaux logiciels de création d’images très performants. Ronald est dépassé. L’autre message, concernant le pétrole, mettra plus de temps à faire effet, explique Jasper, un jeune garçon travaillant pour Selma. Il faudra attendre la réaction des médias économiques. Hakim donne des nouvelles d’Azahari : il s’est installé à Kuching, capitale du Sarawak d’où il envoie des textes pour nourrir le site ouvert par l’agence. Les gars d’Harvey sont arrivés à Kota Kinabalu, la capitale de la région de Sabah. Pour Delachaux, le processus enclenché ressemble à la réaction en chaîne d’un réacteur nucléaire. Le pouvoir s’en prendra aux laïcs, aux mécréants, aux païens… aux Chinois et aux étrangers. « Attendons de voir. Nous avons quatre jours devant nous avant de lancer la deuxième phase. Et là, ce sera une autre histoire », dit Delachaux.

Chapitre 27. Plan B pour la centrale de Brunei.

Imre est effondré : le sabotage contre la centrale électrique de Brunei n’a pas fonctionné. C’est un vieux modèle ne contenant que très peu d’informatique. Ronald regrette de ne pas avoir été prévenu plus tôt mais Hakim lui propose un plan B. Il en a parlé avec Harvey avant qu’il parte pour Kota Kinabalu. D’après les plans photographiés par Flora chez Yohann, la centrale est composée de deux parties. La centrale, proprement dite, qui alimente le palais et un hôpital, est très bien gardée. La citerne de carburant qui alimente les brûleurs de la centrale, au contraire, n’est pas protégée. Il propose de poser une mine magnétique sur la canalisation qui alimente la centrale et de la faire sauter à distance. Faute de fuel, la production d’électricité s’arrêtera. Et Hakim rassure Ronald, il n’y aura pas de victimes, le réservoir est entouré d’une zone inhabitée. Ronald s’inquiète du délai : ils n’ont plus que deux jours et demi. Selon Harvey, c’est faisable. Il y a deux avions par jour entre Kota Kinabalu et Brunei. En arrivant dès demain, il aura le temps d’agir. La mine, de la taille d’une trousse de toilettes passera facilement. Ronald donne son feu vert.

Chapitre 28. Tout se dérègle à Brunei.

Le séjour à Temburong a été un moment de grâce pour Flora et Jo. Au retour de la balade en pirogue, ils restent une deuxième nuit au lodge. Le lendemain, ils rentrent à la capitale. Dans la voiture, Jo taquine Flora sur leur relation mais celle-ci veut qu’ils se reconcentrent sur leur mission. Ils doivent réfléchir à leur couverture. Jo doit rester en contact avec Kiu, la meilleure source dont ils disposent dans la communauté chinoise. Ils arrivent à l’hôtel et Flora téléphone à l’agence pour prendre les consignes. Elle redescend deux heures plus tard. Le hall est rempli de Malais venus pour la rupture du jeûne. Elle retrouve Jo dans la salle du petit-déjeuner transformée en restaurant indien. Flora informe Jo : Hakim veut qu’ils restent et qu’ils les tiennent au courant. Il a parlé de « réaction en chaîne ». Jo a eu Kiu, ils ont prévu de se voir chez une de ses amies. Flora a téléphoné à Yohann pour aller boire un verre avec lui en fin de journée. Elle passera voir Greta pour lui dire qu’ils seront là pour la fête. Ils mangent indien. Trois hommes regardent Flora de manière insistante. Ils montent se coucher, ils ont du sommeil à rattraper ; Flora ferme sa porte au nez de Jo.

 La matinée commence doucement avant que ne surviennent les premières alertes. Il est trop tard pour déjeuner. Jo commande deux cafés et des gaufres au room-service. Le portable de Jo sonne : c’est Kiu qui appelle pour annuler leur rendez-vous, elle semble bouleversée. Puis, c’est Flora qui reçoit un appel de Yohann : il lui dit de ne pas bouger et de ne pas se balader à pied dans les rues. Flora joue les naïves pour lui soutirer des informations et feint l’affolement. Il passera à 18h et lui expliquera les choses de vive voix. Mais au lieu de rester à l’hôtel, Flora décide d’aller au restaurant chinois. Dès le palier du deuxième étage, ils comprennent que la situation n’est pas normale. La grille est à moitié tirée, ils ne voient presque aucun Chinois. Au vu de leurs passeports, on les laisse rentrer. Dans le restaurant, Jo reconnait un jeune garçon déjeunant seul. Marc est fiancé à une amie de Kiu. Il travaille à l’Alliance française et ils lui demandent ce qui se passe. Il leur explique que le restaurant est illégal et que beaucoup de gens voudraient le voir fermer. Ce matin, ils ont peur d’une descente de police. Marc ne veut pas en dire plus. Il leur propose de passer à l’Alliance le lendemain matin. L’entrevue avec Yohann est plus éclairante. Il passe chercher Flora à l’hôtel et lui parle de la vidéo avec le prince. Tout le monde a été surpris par sa diffusion rapide, la censure des réseaux est un des rares services qui fonctionne dans le pays. La vidéo, dit-il, aurait été envoyée par un Chinois brunéien vivant en Australie. Voilà pourquoi les Chinois ont peur. Par ailleurs, il y a eu des réactions violentes dans le monde arabe et des menaces de la part de Daech. Yohann veut aller au yacht-club mais en arrivant, ils voient des voitures de police. Ils se dépêchent de faire demi-tour. Yohann ramène Flora à l’hôtel.

Le lendemain matin, Flora découvre en gros titre du Brunei Herald : « Coup de filet parmi les étrangers qui se croient autorisés à violer les lois. » Ils ont saisi de l’alcool au yacht-club et deux Hollandais vont être expulsés. En allant à l’Alliance française, Flora tient Jo au courant de la vidéo du prince. Jo se plaint de l’agence. « L’idée c’est qu’on en sache le moins possible », dit Flora.  Ils trouvent Marc en train de ranger des livres dans la bibliothèque. Ils vont dans le jardin pour discuter. Le sultan fait profil bas après la vidéo, le prince héritier va s’absenter longtemps Ils ont serré la vis sur l’alcool pour rassurer les conservateurs. Marc pense que cette affaire va se tasser mais d’autres mauvaises nouvelles inquiètent le palais. Un document interne de la Shell révélé par Bloomberg affirme que les réserves de pétrole sont pratiquement à sec. Shell a démenti mais tout le monde est inquiet. Les Malais sont presque tous dans la fonction publique. Tout ceci ravive le souvenir des années 2000. C’est la première fois, ajoute Marc qu’on entend parler d’une opposition sérieuse. Le fils Azahari est réapparu. Il a ouvert un nouveau site internet qui a déjà des milliers de followers. Le gouvernement va en interdire l’accès mais c’est révélateur de la grogne. « En somme, résume Flora, les Chinois sont inquiets, les barbus sont furieux et les Malais se sentent trahis. » (304). Marc espère que tout le monde se détendra avec la fin du ramadan et la fête d’Hari Raya.

Chapitre 29. Jim pose la mine à la centrale électrique.

Harvey et ses hommes disposent de nombreux contacts en Malaisie. Sa société de lutte contre le braconnage y a déjà été employée deux ans plus tôt. Quand elle propose aux autorités de Sabah un relevé préventif de la faune sauvage, ils n’ont aucun mal à obtenir les autorisations. L’hélicoptère de la société est stationné sur le tarmac de l’aéroport de Kota Kinabalu. Les quatre hommes de l’équipage sont à peine contrôlés. Pour l’intervention sur la centrale électrique, Harvey a choisi Jim. Petit, fluet avec ses fines lunettes, ce jeune homme de 28 ans n’a rien d’un commando. Fils d’un oto-rhino-laryngologiste de Londres, il a étudié à Cambridge où il a commencé une thèse sur Norman Mailer. La lecture de Les Nus et les morts lui a donné envie de découvrir la vie militaire. Il a alors rejoint les forces spéciales et intégré la 1st Intelligence Surveillance and Reconnaissance Brigade. L’expérience l’a conduit en Libye et au Ghana. L’université ayant attribué sa place à quelqu’un d’autre, il a alors rejoint la nouvelle entreprise créée par Harvey. Avec le costume bleu déniché dans un supermarché de Kota Kinabalu, Jim a tout d’un cadre commercial en tournée. Pour détourner l’attention à la douane, il apporte trois bouteilles de gin : on lui en confisque une sans trouver la mine dans ses bagages. A Brunei, Jim loue une voiture et arrive au réservoir en fin d’après-midi après avoir acheté une pince coupante. Mais il constate que la conduite d’alimentation de la centrale est enterrée. Il doit renoncer provisoirement.

Comme Marc l’avait espéré, les deux jours suivant la publication de la vidéo sont calmes. Tout le monde attend la fête de Hari Raya. Mais les tensions entre les communautés sont perceptibles. Les Malais tiennent les Chinois pour responsables de l’outrage fait à la Couronne. Flora et Jo attendent de nouvelles instructions à l’hôtel. Flora a appelé Greta pour lui dire qu’elle serait là le jour de la fête et viendra avec un ami. Greta promet de les faire entrer.

Jim ayant renoncé à poser la mine est rentré à son hôtel (pas le Radisson). Pendant la nuit, les recherches se poursuivent pour trouver les différents montages de l’installation. La conduite ne doit pas être enterrée très profondément. Jim met à profit sa journée pour acquérir plus de matériel et le moment venu, il se rend à la centrale. Il commence à creuser et au bout d’un quart d’heure, il perçoit un bruit métallique. Il dégage le tuyau et pose la mine. Tout est prêt pour la fête.

Chapitre 30. Panique au palais du sultan.

La célébration d’Hari Raya, organisée deux jours après la fin du ramadan, permet de rompre la monotonie. La foule se met en marche vers le palais dès l’aube. La file des visiteurs s’allonge. Pourtant, une tension palpable parcourt le rassemblement : il y a moins de Chinois et plus de croyants rigoristes en tenue pieuse. Grâce à Greta, Flora et Jo ont dépassé toute la queue. Une fois les portes franchies, ils marchent jusqu’à l’entrée monumentale. Jo suit la foule dans le salon d’apparat pendant que Flora reste avec Greta qui lui fait visiter les jardins. Elles empruntent une voiturette électrique et s’éloignent du palais quand retentissent les premiers cris à l’intérieur du bâtiment. Les lampadaires s’éteignent et en bas de l’avenue, les gardes repoussent brutalement les visiteurs et s’efforcent de refermer les lourdes grilles. Au niveau du perron monumental, d’autres gardes ont eu le même réflexe, empêchant la sortie de la foule vers l’extérieur. Flora s’enquiert de la situation. Un garde avertit Greta de la panne générale d’électricité. Jo est toujours à l’intérieur. Greta veut passer par une porte de service quand ils entendent des coups de feu. Deux camions militaires s’arrêtent sur l’avenue et déposent une trentaine de soldats. Flora propose de trouver le capitaine Shankar. Greta veut ouvrir la porte avec son badge mais le système reste bloqué faute de courant. De nouveaux coups de feu se font entendre.

Pendant quelques minutes tout semble figé puis la situation se dénoue. L’hélicoptère royal se met en vol stationnaire au-dessus du bâtiment puis les portes principales se rouvrent lentement. La foule se précipite à l’extérieur et Flora aperçoit Jo. Elle se jette dans ses bras. L’hélicoptère repart. Jo raconte ce qu’il a vu à l’intérieur alors qu’il n’était qu’à 50 places du trône. Les gardes ont dû exfiltrer le sultan. Pour reprendre le contrôle de la situation, quelqu’un a ordonné de tirer. Les militaires se déploient dans le parc cet tout le monde est invité à sortir. Flora a eu peur pour Jo.

Chapitre 31. Jim bloqué sur la route.

Delachaux qui a tenu à rentrer chez lui tous les soirs pendant la préparation, entend maintenant dormir au bureau. L’explosion a eu lieu à 12h30, heure de Bandar, 6h30, heure de Nice. Les premières nouvelles tombent sur le fil des agences de presse à 10h30 : elles ne mentionnent d’abord que l’incendie de la centrale et se veulent rassurantes (aucun dégât humain). La coupure de courant au palais et la panique ne commencent à filtrer dans les médias que vers midi. Le bilan provisoire fait état de deux morts et 12 blessés piétinés dans la bousculade. Un communiqué annonce que le sultan est à Singapour où il possède une résidence. Les informations sont peu relayées dans les médias. Ce qui se passe dans ce petit état n’inspire que l’ironie ou la condescendance.

A l’agence, on discute de la réaction de Flora et de Jo qui ont été très mécontents de ne pas être tenus au courant. De toute façon, il est trop tard, explique Delachaux. « On ne va plus rien maîtriser. Dans les heures qui viennent, tout va s’accélérer. […] C’est le principe de la réaction en chaîne dont je vous ai parlé. Au début, il faut faire démarrer le processus. Ensuite, il se développe tout seul. » Plus tard, ajoute-t-il, viendra le temps de « diriger la réaction et la canaliser vers notre but. Pour l’instant, on ne peut toucher à rien. » (323) De plus, ils auront besoin de Flora et Jo sur place quand le pays sera bloqué et sous black-out. Une autre nouvelle inquiétante arrive vers 18h. Jim n'a pu être récupéré par l’hélicoptère.

Il a été convenu que Jim actionnerait le détonateur entre midi et 13h. La foule qui se presse vers le palais lui rappelle son enfance quand il partait avec son père et sa mère (qui depuis 5 ans le trompait avec le dentiste). A midi, il se gare sur la bande d’arrêt d’urgence et appuie sur la télécommande. Rien ne se passe. Il essaie une seconde fois, en vain. C’est à ce moment que s’approche la voiture de sécurité dans son rétroviseur. Mais elle le dépasse sans s’arrêter. Jim comprend qu’il doit ouvrir sa vitre pour que la télécommande fonctionne. Le bruit de camionnettes passant au même moment masque celui de l’explosion. Jim reprend sa place dans la circulation. Le plan prévoit qu’il bifurque vers la colline et rejoigne le pont vers Temburong. Mais en atteignant l’embranchement vers le palais, il se retrouve coincé dans un embouteillage. Au bout de quelques heures d’immobilisation, il décide d’aller à l’hôtel où il est descendu à Kota Kinabalu. Il parvient à joindre Hunter, le quatrième de l’équipe et lui demande d’annuler l’hélicoptère. Il donnera des nouvelles dès qu’il aura réussi à s’extirper de ce piège.

Chapitre 32. Déchaînement des barbus fanatiques contre les Chinois.

Flora et Jo rentrent à l’hôtel en revenant du palais et s’abandonnent dans les bras l’un de l’autre. Puis Flora appelle l’agence pour manifester son mécontentement. A la tombée de la nuit, ils prennent conscience que des événements graves se déroulent dans la ville. La circulation sur l’avenue s’est totalement arrêtée et des camions arrivent de la campagne, chargés de barbus en djellabas avec des fourches et des fusils. Le hall de l’hôtel est vide et les lumières sont presque toutes éteintes. Des soldats gardent l’entrée et la réceptionniste avertit Flora et Jo qu’il est interdit de sortir. Flora essaie d’appeler Yohann mais il ne répond pas. Il la rappelle vers 20h et il l’informe de la situation : l’hôtel est gardé par l’armée pour éviter que les étrangers soient attaqués, Yohann est rentré chez lui après avoir été arrêté avec tous les hommes de la centrale… ils ont besoin d’eux pour la remettre en service… c’est un sabotage mais les autorités ne sont pas équipées pour mener une enquête… le bruit court que ce sont des Chinois. Depuis l’affaire de la vidéo, les barbus les ont dans le collimateur. Tout devient sujet à soupçon : l’absence des Chinois à la fête par exemple, et puis, il y a l’affaire de Nan Hsiao, du nom du grand industriel qui intrigue depuis des mois pour se faire attribuer la concession de la centrale… des soi-disant témoins racontent qu’ils ont vu deux jeunes Chinois rôder autour de la centrale les jours précédents. Et des sites djihadistes mettent de l’huile sur le feu et appellent à la vengeance. Le sultan et le prince héritiers étant absents, il n’y a personne pour donner des ordres à la police et à l’armée qui se contentent de sécuriser les domiciles des ministres et les grands hôtels. Les barbus vont s’en prendre aux Chinois, à côté de chez Yohann, ils ont pillé la maison de plus grand concessionnaire de voitures, chef d’une famille chinoise présente sur l’île depuis deux siècles. Cela va mal finir. Les fanatiques n’en ont jamais assez.

Une fois la conversation avec Yohann terminée, Flora conseille à Jo de téléphoner à Kiu. Elle s’est mise en sécurité avec ses parents chez un cousin médecin qui a un logement de fonction protégé par l’armée à l’hôpital de Jérudong. Ces derniers temps, sa famille a reçu des messages anonymes et des menaces. Kiu ne sait pas trop s’il y a des victimes mais ils ont déjà pillé et brûlé pas mal de maisons. La plupart des Chinois ont pris la fuite mais certains ont organisé la résistance en sortant des armes (pourtant interdites à Brunei). Flora s’indigne : « Je ne sais pas s’ils se rendent compte à l’agence de ce qu’ils ont déclenché ». (334)

Chapitre 33. Dégâts collatéraux.

L’agence s’est adaptée au décalage horaire avec Bandar Seri Begawan : les effectifs se réduisent dans la journée mais tout le monde est à son poste la nuit. La veille avec l’équipe d’Harvey est assurée par Dave, un Écossais, membre de son équipe. Ils n’ont toujours pas de nouvelles de Jim mais Harvey reste confiant, du moins en apparence. Les premières informations sur les pogroms antichinois leur parviennent à 3h du matin. La situation sur place reste instable. La plupart des pigistes des agences de presse sur place sont chinois et leur travail est devenu dangereux même avec un brassard de presse. Un bilan provisoire fait état de 12 morts et de plusieurs dizaines de maisons brûlées ou dévastées. Les victimes commencent à s’armer. A 5h, les chefs des principaux services se réunissent. Delachaux prend la parole. Il est conscient de leur inquiétude car ils se sont engagés à ne pratiquer aucune violence. Cyniquement, il confirme qu’ils ont tenu leur engagement : ils n’ont tiré aucun coup de feu, leur action s’est limitée à deux fake news et à une coupure de courant. Et plus sérieusement, il ajoute : « Le principe d’un coup d’État, c’est la violence. On ne change pas un pouvoir en frappant gentiment à la porte et en demandant de s’assoir dans le fauteuil du chef que l’on veut renverser. […] Dans toutes les théories classiques du coup d’État, la violence est pratiquée par ceux qui se lancent à l’assaut du pouvoir. Cette méthode-là est sanglante et même criminelle. Nous, nous sommes en train de faire l’expérience, pour la première fois au monde, notez-le, d’un autre type de processus. Nous nous contentons de révéler la violence interne d’une société, de la faire apparaître au grand jour. » (337) Cette violence mise en branle existait déjà, ajoute Delachaux. Tôt ou tard, les fondamentalistes auraient fini par passer à l’offensive. Il y aura d’autres dérapages dans les heures à venir. Après les attaques antichinoises, il y aura une répression antimusulmane. « Nous devons considérer ces dégâts collatéraux comme inévitables et même nécessaires » … « Si nous croyons que le choix est bon […] alors nous devons accepter les désordres actuels. Il faut garder nos nerfs et tenir bon la barre. » Les réticences de l’assistance ne sont pas vaincues mais personne ne se sent de taille à discuter avec le professeur. Et certains sont même gagnés par ses arguments.

L’embouteillage dans lequel est coincé Jim ne se démêle que vers 22h. Il est trop tard pour qu’il s’engage sur le pont de Temburong. Il retourne à l’hôtel prétextant qu’il a raté son avion et il reprend sa chambre. Au petit matin, en descendant à la réception, il voit des employés s’affairer autour d’une Chinoise, d’âge mûr, qui a la tête en sang. Cette femme qui habite à un pâté de maisons de l’hôtel s’y est réfugiée après l’attaque de sa maison. La femme de chambre conseille à Jim de ne pas sortir mais il décide de partir avec sa voiture. Bientôt, il s’engage sur le pont mais, au moment où il s’apprête à appeler Harvey, il perçoit un attroupement. Il a le réflexe de jeter la télécommande par-dessus le pont. A la sortie du pont, un soldat malais, à un barrage, s’avance vers lui, son arme pointée sur lui.

Chapitre 34. Réactions internationales et nouvelle vidéo.

Au lever du jour et toute la matinée, les informations parvenant à Nice parviennent de dresser un tableau plus complet de la situation. Une réunion est fixée à midi pour une nouvelle synthèse. La Chine a réagi mollement, l’essentiel pour elle étant de préserver la sécurité de ses investissements sur l’île-usine de Muara concédée par le sultan. La réaction de Singapour a été plus ferme d’autant que le sultan y est réfugié et que le dollar brunéien est indexé sur celui de Singapour. Flora a appelé Hakim deux fois pour informer l’agence de la proclamation du sultan à la télévision, appelant au calme et donnant des instructions à l’armée pour rétablir l’ordre et d’arrêter les fauteurs de trouble. Quelques extrémistes pakistanais et indonésiens ont été arrêtés avant leur expulsion. Les Brunéiens vont essayer de faire porter le chapeau aux étrangers. Ronald et Hakim pensent à Jim. Flora signale qu’il y a davantage de véhicules de police. C’est à ce moment-là que Delachaux bondit : c’est par là que tout va dégénérer. La police et l’armée de Brunei ne sont pas à la hauteur. Jasper, le garçon chargé de la veille internet signale que les sites djihadistes ont continué toute la journée à lancer des appels pour « punir les mécréants idolâtres qui avaient souillé les fêtes de l’Aïd à Brunei » (346). De son côté, Azahari continue à alimenter son site de textes pertinents. « On entre dans la zone citrique, conclut Delachaux. Je ne sais pas comment, je ne sais pas comment, je ne sais pas où, mais la situation va dégénérer cette nuit. La tentative de reprise en main va entraîner un chaos plus grave encore, car l’État va s’y trouver mêlé. Le sultan n’aura bientôt plus qu’un choix. Faire appel à la garnison des Gurkhas. » (346) Il faut maintenant diffuser le deuxième document.

Depuis plus de quarante ans, la photo de Sefri n’a jamais quitté l’étagère de la bibliothèque de Harry Thackeray. Ils s’étaient rencontrés en 1983 à Brunei alors qu’Harry faisait son stage de fin d’études auprès du dernier représentant britannique du sultanat. Ils jouaient au polo : le jeune Malais était un très bon cavalier et Harry tombait tout le temps. Mais un jour, le chef de la police l’avait prévenu que Sefri s’était tué dans un accident de voiture. Harry avait alors traversé une longue période de dépression. A son retour à Londres, il s’était dirigé vers le journalisme et était entré à la BBC où il avait fait toute sa carrière. A 65 ans, il a obtenu une prolongation d’un an avant de prendre sa retraite. Son domaine est la politique étrangère. Il est passionné par l’Asie et suit les affaires de Brunei. Il a couvert les scandales de la fin des années 90, les frasques du Prince Jefri et sa disgrâce. Il a été choqué quand le sultan a introduit la charia intégrale prévoyant notamment la peine de morts pour les homosexuels. Il tient la liste des condamnés pour homosexualité restant passibles d’une exécution. Ce matin-là, il reçoit un document anonyme sur WhatsApp avec une vidéo : « Djili M. homosexuel. Exécuté à Bandar Seri Begawan ». (349) La séquence hachée montre le prisonnier dans le couloir de la prison et sur le gibet au moment de sa pendaison. Tout dans cette scène lui rappelle Sefri. En cherchant dans son fichier il trouve le nom de Djili M. 26 ans, arrêté le 19 décembre 2019, à la troisième ligne. Harry fonce au journal où on lui apprend les événements de Brunei (pendant trois jours de congé il n’a pas consulté la presse). Il comprend que la mise en place de la charia contre les homosexuels s’inscrit dans le cadre d’une répression plus vaste. Harry montre la vidéo à sa rédaction. Le sujet fait l’ouverture du grand journal de la BBC et passe en édition spéciale sur BBC World News toute la journée.

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15 mars 2024 5 15 /03 /mars /2024 13:20

        Chapitre 35. Jim malmené et étrangers confinés dans l’hôtel Radisson.

         Jim est arrêté par un simple soldat qui lui confisque son téléphone et son passeport puis le conduit vers un sous-officier qui lui demande ce qu’il fait ici. « Du tourisme ! », répond Jim. L’officier le frappe alors au visage et les autres soldats se mettent à le lyncher. Les gaillards en djellabas entourant la mosquée du visage voisin, d’abord hostiles aux soldats, applaudissent ce lynchage d’un étranger. Puis, l’officier ordonne à ses soldats d’arrêter et jette Jim dans une cave qu’il ferme à clés. Il y passe toute la journée, s’attendant à subir un interrogatoire musclé. Il se demande si quelqu’un l’a vu près du réservoir. Au matin, il est réveillé par un combat dans le voisinage. Il craint de tomber entre les mains des fondamentalistes. Au bout d’une heure, la lutte cesse. La matinée s’écoule sans nouveaux bruits. Puis, il entend des voix de femmes et d’enfants en train de chanter.

         Au matin de la deuxième nuit de combats dans la ville, l’ambiance a changé à l’hôtel Radisson. Le personnel a disparu, hormis la réceptionniste chinoise. Alors les étrangers bloqués dans l’hôtel s’organisent. Jo, en particulier, qui a travaillé dans un restaurant, se met à faire des gaufres. Les étrangers se réunissent dans l’hôtel et mettent en commun les informations collectées dans leurs langues. D’ailleurs, les médias éloignés semblent mieux renseignés que la Télé Brunei qui diffuse des danses folkloriques et des reportages animaliers. Brunei est devenu un centre d’intérêt pour le monde entier. Les attaques des fondamentalistes ne sont plus uniquement concentrées sur les Chinois mais visent aussi l’armée. Un premier bilan fait état de 4 soldats et 6 émeutiers tués. Al-Jazeera dénonce la répression contre les musulmans mais les commentaires restent encore relativement modérés. Mais à 15h, une nouvelle choc tombe sur la chaîne qatarie : l’imam de la grande mosquée Saïf Ed-Din a été abattu devant sa maison, en se rendant à la mosquée pour la prière du matin. Cet acte a pour conséquence de pousser les musulmans modérés dans les bras des fanatiques. Au même moment, la télé de Singapour montre des images de milices chinoises en train de s’armer pour protéger la communauté de nouvelles violences. Vers 18h, un Néerlandais, monté chercher son chargeur dans sa chambre, annonce que les soldats en faction ont disparu. Tout le monde sent que le pire est à craindre. Ils reprennent espoir, une demi-heure plus tard, quand la chaîne singapourienne publie un communiqué du sultan. Le souverain déclare qu’il a saisi les autorités britanniques pour demander l’activation du traité de défense et de sécurité qui lie les deux pays. Concrètement, il sollicite l’intervention du régiment de Gurkhas stationné à Seria. Mais l’optimisme est de courte durée. A 20h, le journal de BBC World s’ouvre sur la nouvelle de la pendaison d’un homosexuel à Brunei au nom de la charia. Des sujets d’archive reviennent sur les turpitudes de Prince Jefri. Tard dans la nuit, le ministère des affaires étrangères britannique confirme que les Gurkhas ne sont pas destinés à intervenir dans des troubles internes. A six mois d’élections difficiles et avertis de la faiblesse des gisements, le royaume-Ini renonce à sauver le régime. Les naufragés du Radisson accueillent cette fin de non-recevoir avec accablement. Flora remonte dans sa chambre et appelle l’agence.

Chapitre 36. Nurul, Mateen, le chaos et l’attente.

Les médias internationaux, dans leur passion soudaine pour Brunei, s’intéressent maintenant au site du seul opposant en mesure de s’exprimer. Depuis son refuge de Kuching, en Malaisie, Nurul Azahari enchaîne les interviews avec les journalistes. Le ministère de la justice de Brunei dément la pendaison de Djili mais personne n’y croit et l’émotion ne retombe pas. Delachaux regarde la photo d’Azahari à la une de Newsweek avec satisfaction. Pour le soutenir, une équipe de 6 hommes est arrivée à Kota Kinabalu, des non-professionnels que Harvey va encadrer. Ils se demandent également où est passé le Prince Mateen. Avec tout ce qui se passe, il devrait se manifeste. Ronald et Delachaux rejoignent la salle de conférence. Flora, ajoute Hakim, est bloqué dans l’hôtel.

Delachaux résume la situation en deux mots : le chaos et l’attente. Les communautés, repliées sur elles-mêmes, sont sur le pied de guerre, la police a implosé, l’armée a été mise en retrait (certains ne voulant pas tirer sur leurs coreligionnaires, d’autres étant prêts à tirer dans le tas). Ils font le point sur l’équipement de l’armée : quelques navires, inutiles dans ce cas précis, deux chasseurs équipés de missiles, quatre hélicoptères (dont deux en état de voler) … une armée de fonctionnaires. La défense du pays repose entièrement sur la garnison des Gurkhas mais les Britanniques ont refusé de l’engager. Le sultan est toujours à Singapour. Il est hors de question qu’il revienne dans un chaos pareil. Dans ce contexte, tout le monde attend. L’imam doit être enterré après-demain. Si quelque chose doit se passer, ce sera à ce moment-là. « Dans ce cas, vous connaissez le jour du lancement de la phase 3 », conclut Delachaux avec gravité.

Chapitre 37. Marvin inquiet, Jim libéré, les Ibans révoltés.

Marvin, qui habituellement ne communique que par l’intermédiaire de Ray, appelle directement Ronald, à 3h du matin, pour lui faire part de son inquiétude. Ce devait être une opération pacifique, c’est en train de tourner au bain de sang. Ronald essaie de justifier la « théorie de l’ébranlement » en précisant qu’ils n’ont pas tiré un seul coup de feu. Marvin n’est pas convaincu mais il doit céder devant les arguments de Ronald qui lui parle d’Azahari, censé incarner la résistance d’un peuple opprimé. Si celui-ci demande de l’aide extérieure, on ne pourra pas l’accuser d’être la marionnette d’un autre pays.

Depuis l’hôtel Radisson, les « naufragés étrangers » observent un ballet de voitures chargées. Toute la bourgeoisie malaise tente de prendre la fuite vers la frontière du Sarawak. La Malaisie a fermé son poste-frontière. Les pensionnaires de l’hôtel comprennent qu’ils ne peuvent fuir mais Flora et Jo sont les seuls à savoir qu’ils obéissent au plan de quelqu’un qui les dirige. Ils ont reçu l’instruction de se rendre en ville : Hakim leur a révélé la teneur du dossier que les hackeurs ont réuni sur Greta. Leur autre mission est d’en apprendre un peu plus sur ce qui se passe à Temburong. Flora appelle Kim : les barbus ont essayé de s’en prendre à eux, ils ont attaqué un village, près du pont, les Ibans se sont armés et ont fait fuir les islamistes. Ils ont même libéré un pauvre touriste anglais qu’ils avaient passé à tabac et qui était enfermé dans u sous-sol. Il a voulu être conduit sur une plage au bord de la mer et il a dit que des amis allaient venir le chercher. Flora n’est pas au courant de l’histoire de Jim mais devine que cet homme est en lien avec leur opération. Les Ibans sont prêts à descendre sur Bandar. Après avoir pris congé de Kim, Flora informe Hakim qui lui dit d’attendre des instructions.

Au milieu de la nuit, un Zodiac est largué sur la côte de Temburong par un hélicoptère venu de Kota Kinabalu. A bord, cinq hommes silencieux (dont Jim et Harvey qui manœuvre le moteur) sont concentrés sur la tâche à accomplir. De la petite crique, ils parviennent rapidement à l’embouchure de la Brunei River et s’engagent dans l’affluent qui remonte vers l’aéroport. A la hauteur du premier pont, deux hommes sautent à l’eau et commencent leur travail sur les piles du pont Puis le bateau remonte vers le deuxième pont. L’autre équipe se met à l’eau. Harvey cache le Zodiac.

Chapitre 38. Des nouvelles du sultan, de Mateen, menaces de Daech.

A Brunei, c’est le calme avant la tempête. Dans tous les quartiers, chacun fourbit ses armes en prévision du lendemain et de l’enterrement de l’imam. Le seul événement de la journée est l’apparition du sultan à la télévision pour démentir les rumeurs courant sur sa santé. Mais le résultat est à l’opposé du but recherché ; la vidéo mal filmée lui donne un air maladif. Les médias internationaux continuent à surveiller la situation. L’affaire de la pendaison ne peut constituer un scoop. Les journalistes du New York Times identifient un sujet plus intéressant : le Prince Mateen. Mais il demeure introuvable. A défaut, ils devront publier des photos de lui en uniforme de l’armée britannique ou sur un terrain de polo. Ronald promet de mettre les hackeurs sur sa trace. Le soir, une vidéo diffusée sur les sites islamistes vient jeter de l’huile sur le feu : un djihadiste promet les feux de l’enfer à Brunei et appelle tous les combattants de l’islam à se mobiliser à l’occasion de l’enterrement de l’imam.

Au Radisson, l’attente se prolonge dans une ambiance de résignation. Seul Jo s’emploie à distraire tout le monde en jouant de la musique et en faisant la cuisine. Il tourne aussi autour de la jeune Espagnole et Flora les surprend même en train de s’embrasser. L’animosité de Flora fait place à l’indifférence. Hakim l’appelle sur le téléphone satellite. La phase 3 va démarrer à l’aube. Jo devra attendre à l’hôtel et Flora se rendra en ville. « Tu m’envoies peut-être à la mort mais tu me sauves la vie », dit Flora à Hakim.

Chapitre 39. Flora et les secrets de Greta.

A 2h du matin, Flora emprunte la camionnette de l’hôtel et roule vers le palais. Puis, elle se gare devant la maison de Greta et pénètre à l’intérieur par une fenêtre entrouverte. Greta s’étonne de sa présence et de cette méthode. Flora lui dit qu’elle devra l’accompagner à la porte du palais et l’aider à passer le sas de sécurité. Greta commence à se demander si Flora ne fait pas partie de ceux qui ont provoqué les événements qui déchirent le pays. Pour toute réponse Flora lui demande de les aider à entrer sans tirer un coup de feu. Évidemment, Greta refuse. Mais Flora n’en a pas fini. Elle lui parle de son fils Matthias, pressenti pour devenir le prochain directeur du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement). Il se présente comme le descendant d’une glorieuse lignée de médecins allemands, son père et son grand-père, le docteur Lupke, exempté de service actif pour cause de tuberculose donc irréprochable pendant la guerre, fixé à Brunei en 1955, au service du précédent sultan. Mais la vérité est bien différente. Le psychiatre Lupke s’appelait en fait Hirkmayer, il était assistant du docteur Mengele à Auschwitz. Greta veut que Flora se taise. « Nous sommes les seuls, grâce à l’utilisation d’outils d’intelligence artificielle très poussés, à avoir établi un lien formel entre votre père, le bon docteur Lupke, et l’ancien médecin SS officiellement déclaré morts, certificats à l’appui, dans un bombardement en 1944. » Et elle ajoute : « Alors quel intérêt aurions-nous à briser la carrière de votre fils en révélant cette information ? Nous n’avons aucune raison de vous nuire. Puisque vous allez nous aider. » (389)

Chapitre 40. Lancement de la phase finale.

Le lancement de la phase finale est fixé à 5h du matin, heure de Brunei, 23h à Nice. Tous les responsables du pilotage de l’opération sont regroupés au 4e étage. Delachaux tient à rappeler quelques points de doctrine : nous avons créé une situation de haute incertitude pour le pouvoir que nous voulons faire tomber. L’État est réduit à l’impuissance. Maintenant, nous allons lui administrer le coup décisif. Mais pour qu’il le soit, il faut satisfaire à une autre condition : l’État ne doit pas savoir d’où il part, ni qui le porte. Le temps qu’ils enquêtent pour savoir qui les attaque, nous devrons aussi avoir gagné. Le vrai critère, ajoute Delachaux, n’est pas la rapidité, mais la simultanéité. Maud, l’assistante de Hakim, les avertit que Flora est en place puis Dave, l’agent de liaison avec le groupe de Harvey les avertit que les deux Zodiac ont quitté Temburong. A bord, se trouvent Azahari et six de ses hommes et les 5 gars d’Harvey. Ronald se demande comment on peut s’emparer d’un pays avec 12 hommes. Fidel Castro a pris Cuba avec 80 hommes, répond Delachaux, indigné. Ce qu’ils font est un coup d’État, pas une révolution : changer la tête sans changer le système. Il suffit de neutraliser les forces de sécurité et non les détruire. Et c’est plus facile dans une monarchie absolue que dans une démocratie.

L’horloge marque 5h. Soudain, Dave pousse un cri et arrache son casque : les deux ponts ont sauté. Tout le monde se réjouit mais Ronald leur demande de rester concentrés. Puis Dave se remet à écouter les nouvelles de Brunei : ils se sont scindés en deux groupes. Un Zodiac continue vers le palais et l’autre remonte jusqu’à l’aéroport. Tout le monde regarde la carte projetée sur l’écran. Hakim rappelle la géographie de la ville pour expliquer l’isolement. Dave continue de commenter : le groupe qui va vers l’aéroport vient de se diviser à son tour. Quatre sont partis prendre le contrôle de l’aérogare et de la piste. Les deux autres ont trouvé la voiture que des amis d’Azahari ont préparée et ils sont partis s’occuper de la route côtière. Dès qu’ils l’auront fait sauter, explique Hakim, la partie est de la capitale abritant les bâtiments publics, le siège de la police et les casernes, sera isolée de la zone du palais. Selma fait remarquer qu’elle sera encore ouverte vers Temburong par le grand pont. Jo est parti à la rencontre des Ibans de ce côté-là. Mais Delachaux ne veut pas que les minorités soient trop visibles. Soudain, Dave les informe que Harvey est arrivé au palais et qu’il a fait sa jonction avec Flora.

Dans la maison de Greta, Flora commence à trouver le temps long face à cette femme qui la déteste. 5h sonnent, une minute plus tard, elle entend deux explosions. Flora demande à Greta de se préparer. Le téléphone de Flora bipe. Les deux femmes sortent dans le jardin puis elles remontent en direction du palais jusqu’à la porte de service. Un groupe de six hommes attend devant : quatre ont le visage découvert et des traits de Malais, les deux autres sont dissimulés par des cagoules. Harvey se présente discrètement à Flora et désigne Nurul comme chef de ceux qui n’ont pas de masque. Greta s’insurge : elle tient à dire qu’elle agit sous la contrainte. Les deux femmes s’avancent jusqu’à la porte et Greta présente son badge. La première porte s’ouvre. Puis Flora confie le badge à Harvey pour qu’il entre avec ses hommes. Pendant ce temps, Greta regarde la caméra qui doit permettre d’ouvrir la seconde porte du couloir. Ils avancent vers le poste de garde et Azahari interroge Greta pour savoir qui habite encore dans le palais. Personne, d’après elle. Sur les pelouses du palais, ils n’aperçoivent aucun garde, les pièces intérieures sont désertes aussi. La plupart des Gurkhas semblent partis également. Ils débouchent dans une immense salle de réception sans avoir rencontré personne. Puis, ils se dirigent vers le poste de surveillance. Un camarade de Harvey ouvre la porte d’un coup de pied. Dans la pièce, Flora reconnaît le capitaine Shankar. Azahari se présente comme « le nouveau chef d’État » et lui demande s’il peut compter sur sa loyauté. Le soldat qui n’a jamais appris à questionner la légitimité de ses chefs, obtempère : « A vos ordres, Majesté. » (400) Il s’incline respectueusement. Azahari lui demande de les conduire à la salle du trône.

Chapitre 41. Proclamation du nouveau chef d’État.

         7h n’ont pas encore sonné à Brunei et le bilan est déjà impressionnant. Hakim fait le point devant toute l’équipe réunie au 4: trois axes routiers entre l’est et l’ouest de la ville sont coupés. Les forces de sécurité sont enfermées à l’est. L’aérogare est sous contrôle. La tour est investie par un des gars de Harvey. Ils ont saboté les deux hélicoptères de la police stationnés sur le tarmac. Côté frontière, c’est la panique vers le Sarawak, les Ibans tiennent leur côté du grand pont. Jo est parti les voir. Ils n’ont pas de nouvelles de lui. L’enterrement de l’imam n’a pas pu avoir lieu du côté de la grande mosquée, la cérémonie a eu lieu de façon discrète. Hakim donne des nouvelles du palais : il est sous contrôle. Le seul Gurkha présent s’est rangé derrière Azahari. Il est l’heure de diffuser la proclamation, dit Delachaux. Mais il leur manque une photo du trône. Pendant ce temps, Selma fait part des réactions internationales. Seule la presse malaise a réagi en signalant les explosions. Ils attendent des échos de Londres. Dave a enfin récupéré une photo du trône. Azahari s’est habillé pour l’occasion. Imre commence à travailler à un montage solennisant l’image. Ronald décide alors de lancer la proclamation avec ce plan fixe. Ils donnent des instructions aux hackeurs. Selma fait le point sur la télévision brunéienne : les dirigeants sont paralysés par la peur et se gardent bien de parler de l’actualité. Pourtant les chaînes sont toujours regardées dans les foyers malais les plus modestes. Delachaux en profite pour rappeler que tous les coups d’État du XXe siècle ont commencé par la prise de la radio et de la télévision. Quelques minutes plus tard, l’écran prouve qu’Imre a pris le contrôle de la télévision.

         Après la diffusion de l’hymne national, Azahari apparaît sur son trône et une voix d’homme en malais annonce une allocution du nouveau chef de l’État. Nurul annonce la fin de 56 années d’une odieuse tyrannie et annonce le retour de la liberté. Delachaux n’apprécie pas ce couplet qui ne correspond pas à ce qu’ils ont prévu. Il ne s’agit pas de changer de régime. Azahari continue son discours en garantissant la prééminence des Malais et le respect des droits des autres minorités. Il continue sur l’islam qui restera la religion officielle. Et aborde trois points essentiels : 1. La faillite économique (fin des réserves pétrolières et absence de réserves financières), 2. Les voies du redressement (soutien massif des grands acteurs de l’économie numérique), 3. Le maintien des engagements internationaux (respect des alliances et des traités, maintien de l’activité des industries pétrolières, fin de la présence des troupes étrangères sur le territoire). Hakim est furieux et craint la réaction des Anglais. Hakim passe ensuite aux questions pratiques : couvre-feu total, interdiction de répondre à l’appel d’agitateurs étrangers, convocation des chefs d’état-major de la police et de l’armée pour recevoir les nouveaux ordres, nomination du capitaine Shankar comme chef de sa garde personnelle. La proclamation se termine par quelques phrases d’ordre général et une sourate du Coran. Ronald remarque que ce n’est pas Azahari qui récite. En fait, il n’est pas très pratiquant, il connaît mal la religion et pas du tout la langue arabe, précise Selma.

         Une fois la retransmission terminée, toute l’équipe se réjouit sauf Delachaux : « c’est après la prise du pouvoir que les difficultés commencent » (411). Ronald essaie d’appeler Marvin. Mais personne ne répond. Dans les réjouissances, personne n’entend la sonnette. Au 3e coup, Ronald va ouvrir.

          Chapitre 42. Retournements inattendus : Azahari et Archie.

         Dans le palais, l’atmosphère et étrange et joyeuse. Le nouveau souverain et sa petite bande découvrent le faste du palais, utilisent la piscine, trouvent des bières, se prélassent sur des chaises longues. Azahari s’assoupit. Et Flora a du mal à mettre de l’ordre dans ses idées en repensant à tout ce qui s’est passé. Avec ces hommes, elle fait l’expérience d’une fraternité qu’elle a toujours désirée. Elle est agréablement surprise de découvrir qu’Azahari n’est pas ce qu’elle imaginait. Quand il se réveille, elle commence à discuter avec lui. « Je ne suis pas sultan et ne le serai jamais. […] Je n’ai pas fait tout cela pour trahir l’idéal de mon père. […] Le pouvoir ne l’intéressait pas. Il voulait faire de sa patrie un pays vraiment libre. Une démocratie. […] Rendre le pouvoir au peuple. » (415) Flora est ébranlée par les propos de Nurul. Il fait ce qu’elle n’a pas eu le courage de faire : se délivrer de l’emprise de Ronald et poser un acte de souveraineté sur sa vie. Elle lui fait remarquer que ce n’est pas ce qu’attendent ceux qui l’ont mis au pouvoir. Il réaffirme sa liberté : il fera ce qu’il a décidé de faire. Brunei devra devenir une république comme les états voisins. Flora est prête à le suivre.

         C’est la dernière personne que Ronald s’attendait à voir devant la porte de l’agence : Archie ! Ronald le fait entrer et présente à l’équipe Archibald Gallway, fondateur et président à vie de l’agence Providence. Spontanément, Delachaux a une réaction de défiance. Archie semble pourtant très à l’aise. Il reconnaît d’ailleurs beaucoup d’entre eux, notamment Selma et fait des compliments à Delachaux. Selma lui propose une coupe de champagne pour trinquer à leur succès Tous lèvent leur verre mais ils pressentent que cela risque de tourner mal. En effet, Archie continue à vanter leur coup d’État mais en introduisant des nuances : leur théorie aura bientôt une valeur universelle et sera utilisée ailleurs, « grâce à vous, c’est sans doute une ère coloniale nouvelle manière qui s’ouvre. » (419) Il les complimente sur l’économie de moyens et sur le non-recours à la violence. Ils ont réussi avec quelques fake news et le sabotage minimaliste d’une cuve à fuel. Tout le monde comprend qu’un conflit larvé oppose les deux vieillards et qu’il vaut mieux ne pas s’en mêler. Archie poursuit en insistant sur les risques qu’ils ont pris : les artificiers du pont auraient pu être découverts, Greta aurait pu les dénoncer. Delachaux ne comprend pas où il veut en venir : « Je suis venu vous remercier […] d’avoir exécuté cette besogne. Ce qui a épargné à mon agence l’effort de s’en charger elle-même. » (421) Le commanditaire de l’opération (Marvin) était méfiant. Il a sollicité un deuxième avis en s’adressant à Providence, l’agence dont Ronald avait fait des compliments. Ils ont audité leurs décisions, émis des réserves sur « ces histoires de coup d’État clefs en main » et ils ont validé l’opération à une exception près : ils ont négligé un paramètre, le Prince Mateen.

Chapitre 43. Débarquement des Gurkhas du Prince Mateen au palais.

Delachaux est surpris : ils n’ont pas trouvé le Prince Mateen pour le neutraliser. Mais pour Archie, il n’est pas question de le neutraliser mais de… l’utiliser. Le Prince Mateen est le seul capable de faire l’unanimité au sein de son peuple et de réconcilier le régime avec l’opinion internationale. Il a toujours été proche de son oncle Jefri, l’affairiste qui lui a certainement enseigné ses méthodes illicites. A la fin de médiocres études, le sultan lui a demandé de superviser une partie des investissements extérieurs du pays, en lui confiant un secteur en particulier : les technologies de l’information. Le prince s’est constitué un portefeuille dans ce domaine. Il est impliqué dans les sociétés de leur « commanditaire ». Il siège même au conseil d’administration de sa holding. Ronald est furieux de ne pas avoir été mis au courant. Archie prend la défense du dit-commanditaire qui n’avait peut-être pas identifié cet investisseur. Ce sont eux qui lui ont fait remarquer qu’ils avaient chez eux l’homme idéal pour leur livrer son pays, « clefs en main ». Mateen, explique Archie, est un jouisseur, paresseux qui acceptera volontiers que d’autres fassent tourner le pays à sa place et à son profit. Azahari, au contraire, constitue un choix désastreux. C’est un idéaliste. Delachaux s’insurge à son tour : pourquoi les avoir laissé faire avec Azahari ? Archie répond avec une allégorie. Les lévriers sont des chiens entraînés à poursuivre les lièvres ; Azahari a servi de lièvre. Et, abandonnant la métaphore, Archie continue. L’ordre de succession hiérarchique très strict empêche Mateen de succéder au sultan. Ce coup d’État lui donne un moyen d’y parvenir. De plus, le prince est apprécié des Windsor et Providence a pu l’assurer du soutien de l’Angleterre. A ce moment-là, Archie regarde sa montre : « il doit être en train de faire débarquer ses Gurkhas au palais. » (429)

Flora ne répond pas à l’appel de Ronald. On ne connaît la suite que par le témoignage de Shankar. Le soir-même, bouleversé et le visage en sang, il a débarqué chez Yohann et lui a raconté ce qui s’était passé. Le premier hélicoptère est arrivé vers 14h. Il s’est d’abord contenté de tournoyer au-dessus du palais. Harvey a essayé de joindre ses hommes à l’aéroport par talkie-walkie. Plus tard, il a appris que le détachement qui gardait l’aérogare avait été mitraillé. Un des deux mercenaires avait été tué et l’autre avait tenté de fuir vers Kota Kinabalu, on ne l’avait jamais revu. Azahari est devenu fou et il a commencé à distribuer les armes. Flora s’est emparé d’une mitrailleuse. Chaque fois que l’hélicoptère approchait, Azahari et les autres tiraient une rafale dans sa direction et l’appareil s’est éloigné. Finalement, ils ont compris que c’était un hélicoptère des Gurkhas ce qui a accru la fureur d’Azahari. Les passagers de l’hélico se sont mis à tirer ce qui a eu le don d’exciter Flora. A son tour, elle a tiré sur l’hélicoptère et l’a touché. L’appareil s’est éloigné puis un second est arrivé. Et les deux se sont posés dans le jardin et l’assaut a commencé. Alors que les soldats approchaient, Shankar s’est mis à l’abri. A la fin de l’attaque, il a prétendu qu’il avait été retenu prisonnier et on l’avait laissé partir. La dernière image qu’il a gardée : celle d’Azahari et Flora blottis l’un contre l’autre derrière le parapet. Il était devant le palais quand ils ont sorti les corps, sous des draps. En retournant au yacht-club, les jours suivants, Yohann apporte une photo de lui avec Flora.

Épilogue.

Le sultan abdique le jour suivant sans désigner de successeur, ce qui revient à reconnaître la légitimité de Mateen désormais installé au palais. Une foule en transe descend dans les rues pour acclamer le nouveau souverain. Moins d’une semaine plus tard, Marvin débarque à Brunei pour donner une conférence de presse : il annonce son soutien au sultan et son intention de construire dans le pays un centre de recherche de portée mondiale. Il s’engage également à développer un système de reconnaissance faciale qui assurerait, plus efficacement qu’une police et une armée, un contrôle complet de la population. Pendant ce temps, Mateen s’absorbe dans les préparatifs de son couronnement chez les bijoutiers de luxe et les grands couturiers. Il nomme Premier Ministre un Américain, d’origine malaise, qui a occupé auparavant un poste de direction dans le groupe de Marvin. Son premier acte est de faire retirer de la législation toute mention de l’homosexualité et toute restriction sur les recherches en matière de bioéthique. Pour le peuple, cependant, la charia dans se version modérée reste en vigueur.

Pendant ce temps-là, à Nice, les locaux de l’agence se vident. Les hackeurs sont repartis à Palo Alto. Selma a raccompagné Archie jusqu’à Providence. Ronald a été payé et Gérard a établi les fiches de paie de chacun. Delachaux a eu la douleur de perdre sa chienne Agrippine le jour de la venue d’Archie. Il est rentré chez lui avec l’intention d’écrire un livre sur cette première application de sa théorie. Ronald, lui, ne cesse de ruminer le mot d’Archie qui lui a dit qu’il faisait un bon second et qu’il fallait se contenter de ce qu’il avait. La nuit, le visage de Flora le hante. Il se laisse glisser dans la dépression. Il prend l’avion pour Paris.

Jo a réussi à rejoindre les Ibans à la sortie du pont. Il a retrouvé Kim et l’a suivie jusqu’à son lodge. Les parents de Kim étant âgés et fatigués, Kim assure la direction de l’établissement. Jo lui propose des améliorations et il fait merveille auprès des touristes. La forêt passionne Jo. Le soir, il joue du flamenco. Kim sait bien qu’il est nomade et qu’un jour, il repartira.

Mosquée à Bandar Seri Begawan, capitale du sultanat de Brunei. Achevée en 1958, elle porte le nom d’Omar Ali Saifuddien III28e sultan de Brunei.         

 2. Critique.

Au tout début de l’histoire, il y a, dès le premier chapitre, la rencontre entre deux hommes, amis d’enfance mais archétypes de deux forces qui vont se conjuguer : Marvin Glowic et Ronald Daume. Le premier a convoqué le second pour lui faire part de son projet. Martin Glowic, créateur du moteur de recherche Golhoo, est un des personnages les plus puissants et les plus respectés de Californie et du monde entier. L’allusion à Google est transparente et on pense évidemment, pour Glowic, à ses fondateurs Sergei Brin et Larry Page, d’autant qu’il est bientôt question dans le roman d’Elon Musk (Tesla, X-Twitter, SpaceX), Mark Zuckerberg (Facebook, Meta) et Jeff Bezos (Amazon) et des GAFAM. Comme le précise le récit et l’auteur dans sa postface, deux activistes, Louis Marinelli et Marcus Ruiz Evans, en 2014, ont lancé une campagne pour l’indépendance de la Californie. Soutenue par l’investisseur de la Silicon Valley Shervin Pishevar (Hyperloop), cette campagne a été relayée par plusieurs dirigeants de la high-tech. L’achat de terrains dans le comté de Solano s’inspire aussi de faits avérés. Selon le site de Géo : « Aux États-Unis, Flannery Associates, une mystérieuse société soutenue par des milliardaires de la Silicon Valley, a acquis plus de 20.000 hectares de terres agricoles dans le comté de Solano pour la somme de 800 millions de dollars. L’objectif serait de construire une nouvelle ville, au nord-est de San Francisco (Californie), rapporte le site Business Insider, dimanche 27 août, s’appuyant sur des documents judiciaires. C’est en 2018 que Flannery Associates aurait commencé à acheter des terres situées aux abords de la base aérienne de Travis. De leur côté, le New York Times et le Wall Street Journal indiquent que plusieurs responsables gouvernementaux ont commencé à enquêter sur ces achats, redoutant les motivations de l’entreprise. » Le roman fait également référence à la défaite de Donald Trump en novembre 2020 : les membres du cercle fermé de Palo Alto voient dans cet événement la fin de leurs espoirs de changer le rapport de force avec l’État fédéral. Ces libertariens convaincus croient à la liberté absolue, que l’État n’a pas le droit de la limiter. Il faut le contrôler pour l’empêcher de nuire. Ronald a parfaitement compris où voulait en venir Marvin : « Votre problème, c’est l’État. Aussi bien la Californie que l’État fédéral. Et pour se soustraire à l’État, il faut en avoir un. » (42)  Au chapitre 9, le vieux professeur trotskiste Delachaux n’est pas surpris non plus quand Ronald lui fait part des projets : « Alors comme ça, les patrons des grosses boîtes de l’Internet veulent leur propre Etat. [...] Ils ont raison. A vrai dire, si on y pense, c’était fatal qu’ils en arrivent là. Avec la puissance qu’ils ont accumulée, ils ont les moyens de tout faire. » (104) Le chiffre d’affaires de Golhoo équivaut au budget de nombreux États, et même de la plupart si on prend en compte tous les GAFAM. Mais ces États possèdent une chose qu’ils n’ont pas : la souveraineté.  C’est là qu’intervient le second personnage clef du roman : Ronald Daume. « Prendre le contrôle d’un pays, c’est un métier. Il faut choisir judicieusement sa cible, analyser les forces en présence et mettre en œuvre toutes sortes de techniques de subversion. Dans notre jargon, on appelle ça un coup d’État clefs en main. » (44)

           Comme le souligne Jean-Christophe Rufin dans sa Postface, la notion de coup d’État « clefs en main » est une notion bien connue des officines de renseignement. Il rapporte une confidence de l’ancien président du Sénégal Abdoulaye Wade, à l’époque où il était ambassadeur. Il lui avait confié avoir été approché lorsqu’il était dans l’opposition par une agence occulte. Ses interlocuteurs lui proposaient de s’occuper de tout pour le mettre au pouvoir, charge à lui de les rétribuer ensuite. Il avait refusé. Jean-Christophe Rufin donne un autre exemple dans une interview. Alors qu’il était au Mozambique avec sa compagne, l’armée locale débordée avait fait appel à un groupe de mercenaires sud-africains pour contrer une offensive djihadiste dans le nord du pays. Le groupe se présentait sous l’apparence d’une société chargé de lutter contre les braconniers. Pour surveiller le parc naturel, elle disposait d’hélicoptères et d’armes. On reconnaît le modèle qui a servi au groupe de Harvey Robson. « Beaucoup de dirigeants, dans des pays instables et fragiles redoutent ce type d’opérations et en deviennent à tel point obsédés qu’ils nourrissent parfois des soupçons sans fondement. Une affaire récente, à Madagascar, a conduit en prison un ancien officier français [Philippe François] reconverti dans les affaires, au motif non prouvé qu’il aurait préparé un coup d’État pour le compte d’un opposant malgache. Ces opérations ne sont pourtant pas de simples fantasmes. Certaines sont allées jusqu’à un début de réalisation. Ce fut le cas en 2004, lorsque deux avions partis d’Afrique du Sud et chargés de mercenaires sous le commandement de Simon Mann, fondateur de l’agence Sandline International, ont pris la direction de la Guinée équatoriale pour y installer un nouveau pouvoir. Le fils de Margaret Thatcher [Mark] était personnellement impliqué dans cette affaire (qui s’est terminée prématurément par l’arrestation des protagonistes, lors d’une escale à Harare, au Zimbabwe ». L’auteur explique également que, pour composer le personnage de Flora, « petite-fille de mercenaire », il s’est inspiré de Katie Denard, fille du célèbre mercenaire Bob Denard (le grand-père de Flora et le père de Katia finissant tous les deux avec la maladie d’Alzheimer). Mais le coup d’État mené ici n’est pas un putsch « à l’ancienne » avec des armes et des soldats.

« Il existe une importante littérature consacrée au déroulement des coups d’État, explique encore Rufin dans sa Postface. Au XIXe siècle, l’œuvre de Marx a surtout mis l’accent sur les processus révolutionnaires, occultant d’autres travaux, plus spécifiquement consacrés à l’action insurrectionnelle, dans le sillage d’Auguste Blanqui, notamment. A partir de la révolution bolchévique, le courant trotskiste s’est attaché à décrire en détail et en soi le mécanisme de la prise de pouvoir, indépendamment de la situation sociale et politique du pays concerné. Le livre de Curzio Malaparte Technique du coup d’État a magistralement synthétisé ces mécanismes en comparant l’action de divers personnages historiques de Trotski à Mussolini, en passant par Bonaparte, Primo de Rivera et Hitler. Plus récemment, le politologue américain Edward Luttwak a systématisé ces techniques dans un ouvrage célèbre paru en 1968 qui se présente comme un véritable manuel. Son titre donne le ton : Coup d’État : A Practical Handbook. » (442) Dans le roman, c’est Hugues Delachaux qui apporte cette connaissance théorique et historique du sujet qu’il a résumée sous le concept de « théorie de l’ébranlement » (chapitre 13) : « on peut aboutir au coup d’État non seulement par l’infiltration des forces de sécurité […] mais aussi par l’explosion du peuple. Toutes les sociétés contiennent une violence latente qui ne demande qu’à s’exprimer. C’est cela que cherche à provoquer l’« ébranlement ». » (144). Le processus de prise de pouvoir développé dans le roman pourrait être ainsi qualifié de coup d’État 2.0.  Un clic de souris a remplacé le doigt sur la détente d’un fusil. Comme le souligne Archie au chapitre 42 : « Ce qui m’a frappé, c’est l’économie de moyens avec laquelle vous avez conduit l’affaire. Et quelle humanité dans votre manière d’éviter tout recours direct à la violence. Si l’on y regarde de plus près, que voit-on ? Vous avez réussi en utilisant seulement quelques fakes news et le sabotage minimaliste d’une cuve à fuel. » (420) L’essentiel de la stratégie de l’agence consiste effectivement à trouver des informations et à en diffuser. Les deux hackeurs basés à Nice, Imre et Ioura, révèlent les ressources pétrolières et gazières de Brunei, retrouvent la trace d’Azahari et inventent des moyens de pression sur sa société, accèdent au dossier médical du sultan et en fabrique un faux, envoient une vidéo salace sur le prince héritier, sélectionne le journaliste australien Li Wang, débusque un dossier compromettant sur l’intendante Greta, dégotent les plans du palais du sultan. « J’ai toujours pensé que maîtriser les technologies de l’information était une aventure qui nous conduirait au-delà de l’imagination. Nous y sommes », dit Marvin au chapitre 3 (36).

Dans le sous-sol de sa maison de Santa Monica, Marvin Glowic suit les événements qu’il a déclenchés. Il a regardé les vidéos sur le sultan : « une compétition personnelle l’opposait à cet homme qu’il n’avait jamais rencontré et qui avait été longtemps le plus riche du monde. Marvin en avait fait un combat singulier. » (271) Hassanal Bolkiah Mu’izzaddin Waddaulah était encore considéré, en 1997, comme l’homme le plus riche du monde (3e en 1998). Au 1er mars 2024, le magazine Forbes classe désormais n°2 Elon Musk, n°3 Jeff Bezos, n°4 Mark Zuckerberg, n°5 Larry Ellison (Oracle), n°7 Bill Gates (Microsoft), n°8 Larry Page, n°9 Steve Ballmer (Microsoft), n°10 Sergei Brin. Presque tous, à part Bernard Arnault (n°1), Warren Buffett (n°6) ont bâti leurs fortunes sur le numérique. C’est une lutte entre l’ancien monde représenté par le sultan de Brunei, dont la richesse est liée au pétrole et au gaz et le nouveau, représenté par Marvin Glowic, dont la fortune vient du numérique, qui se joue ici. Le sultan est le troisième sommet du triangle. A la fin du roman, un ultime rebondissement vient bouleverser tous les plans apparents du mécanisme mis en place par Daume et Delachaux : Azahari est remplacé par le Prince Mateen sur le trône. Retour à la légitimité dynastique ? non. Archie s’explique : « Lorsqu’il a terminé ses études, plus médiocres qu’on le prétend d’ailleurs, aux États-Unis, son sultan de père l’a chargé de superviser une partie des investissements extérieurs du pays Et il lui a confié un secteur en particulier : les technologies de l’information. Notre cher prince s’est constitué un portefeuille dans ce domaine. Il est impliqué dans les sociétés de leur « commanditaire ». Il siège même au conseil d’administration de sa holding. » (426) Quelques minutes plus tôt, Archie disait d’ailleurs à Delachaux et aux membres de l’agence : « Grâce à vous, c’est sans doute une ère coloniale nouvelle manière qui s’ouvre. » (419) Le sultan avait tenu à s’émanciper de la puissance coloniale britannique. Ce coup d’État balaye cette indépendance pour établir une nouvelle aliénation. Mateen sera la marionnette, non pas des Etats-Unis, mais de Glowic et de sa puissance. Moins d’une semaine après le coup, Marvin débarque à Brunei pour donner une conférence de presse : il annonce son soutien au sultan et son intention de construire dans le pays un centre de recherche de portée mondiale. Il s’engage également à développer un système de reconnaissance faciale qui assurerait, plus efficacement qu’une police et une armée, un contrôle complet de la population. Pendant ce temps, Mateen s’absorbe dans les préparatifs de son couronnement chez les bijoutiers de luxe et les grands couturiers. Il nomme Premier Ministre un Américain, d’origine malaise, qui a occupé auparavant un poste de direction dans le groupe de Marvin. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce roman qui jusqu’au bout réserve bien des surprises. Ronald était le chef d’orchestre de coup d’État moderne, se présentant comme le successeur d’un Archibald dépassé. La stratégie mise en œuvre conduit l’agence à mettre au pouvoir l’opposant Azahari, un idéaliste qui veut établir la démocratie et rendre le pouvoir à son peuple. Flora, l’adjointe de Ronald, le suit dans cette entreprise. Mais ces Machiavel myopes n’ont pas vu venir ce qui se tramait derrière eux : Marvin a doublé Ronald et fait appel, en parallèle à Archie pour placer le pion en lieu et place d’Azahari, qui est d’ailleurs éliminé. Delachaux en ressort ébranlé. « Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge », disait Voltaire. Comme dans un jeu de bonneteau, Ronald et Flora, les deux pionniers du coup d’État, se font finalement duper par cette machination qui les dépasse eux-mêmes.

Cette histoire est une fiction. Bill Gates, Elon Musk ou Jeff Bezos n’ont pas déstabilisé l’État brunéien et pris le pouvoir à Bandar Seri Begawan, Hassanal Bolkiah Mu’izzaddin Waddaulah est toujours sultan. Le prince Mateen n’a pas pris sa place ; il n’a d’ailleurs rien à voir avec le rôle qu’on lui fait jouer dans le roman. De même, l’intendante allemande du palais ne peut être en rien soupçonnée de cacher des origines troubles. « Le livre s’apparente en quelque sorte à un jeu dont les cartes sont authentiques mais complètement rebattues, explique Rufin dans sa Postface. Brunei sert ici de laboratoire pour une expérience qui aurait aussi bien pu être menée ailleurs et dans un tout autre contexte. Le décor est réaliste, mais la pièce qui s’y joue est pure invention. Mais le but n’est pas le vrai mais le vraisemblable. Reste que l’aventure de Flora et ses comparses, si elle est romanesque, n’en est pas pour autant impossible. Ailleurs, sans doute. Demain, peut-être… » (443) Force est de constater, pourtant, que le numérique et les technologies de l’information ou de la désinformation sont déjà largement en œuvre dans les rapports de force économiques, sociaux, politiques ou militaires au sein des sociétés ou entre les états : cyberattaques, piratage de données. L’excellente série The undeclared war de Peter Kosminsky aborde ce sujet. En 2024, sur fond d’élections britanniques impliquant le Premier ministre conservateur noir du Royaume-Uni. Une équipe d’analystes au cœur du GCHQ, l’agence d’espionnage britannique de type NSA, tentent de parer à une cyber-attaque contre le système électoral du pays. La Russie est régulièrement mentionnée dans les affaires de cyberattaques, de diffusion de fakes news et de manipulation informatique, notamment des élections (américaines ou françaises notamment). Les Jeux Olympiques de juillet 2024 ne sont pas à l’abri de telles attaques dans le contexte tendu de la guerre d’Ukraine.

Au chapitre 8, Selma explique le choix du sultanat de Brunei, comme laboratoire idéal pour la mise en œuvre de ce coup d’État. Ce micro-État qui réunit tous les critères d’éligibilité à l’action de l’agence est aussi un décor parfait pour un coup de théâtre avec quasiment son unité de lieu, de temps et d’action. Pour le lecteur, c’est surtout un dépaysement formidable. Avant de tourner au roman d’aventure à la Walter Scott ou à la Alexandre Dumas, au roman d’espionnage à la John Le Carré, le livre se présente d’abord comme un livre d’histoire et un manuel de géographie, entre Wikipédia et Guide du routard. C’est ce que j’aime dans les romans, apprendre et comprendre, me distraire et m’évader. Plus qu’un long traité historique et géopolitique sur le sultanat de Brunei, D’or et de jungle nous donne toutes les clés pour comprendre cette région. On n’oubliera pas que la triple formation de médecin, de diplomate et d’écrivain, a donné à Rufin le sens de la synthèse, du diagnostic et de l’essentiel. Mais Rufin ne s’est pas contenté de compiler de la documentation. Il est allé sur place et ça se voit, notamment quand il constate le décalage entre le principe de la charia intégrale et la relativité de la pratique, quand il décrit la configuration de la ville au milieu de la jungle et les paradoxes entre habitat vétuste et voitures de luxe, quand il découvre les restaurants ouverts dans les étages pendant le ramadan. Le lecteur suit l’auteur et ses deux personnages, Flora et Jo dans leur découverte du pays. Avant de faire du renseignement, ils sont des touristes curieux et des ethnologues, animés par la curiosité plus que par la malveillance. Les rencontres avec Kiu, la Chinoise, Kim, la guide ibane, Yohann, l’ingénieur sud-africain, Marc, le professeur à l’Alliance française nous permettent de rentrer chez les gens et de mieux sentir la réalité humaine. Car derrière les ors et la puissance du sultan, c’est toute une diversité ethnique et sociologique qui se dévoile : Malais favorisés par le pouvoir politique, Chinois brunéiens qui soutiennent l’économie mais qui sont considérés comme des citoyens de seconde zone (certains étant même apatrides), minorités ibanes et dayaks méprisés, fanatiques musulmans faisant pression sur le sultan. On ressort de cette lecture avec une bien meilleure connaissance de ce pays.

Jean-Christophe Rufin a trouvé une intrigue originale et dynamique en inventant ce coup d’État crédible mené par une agence cybernétique pour le compte d’un tycoon du numérique contre un pétro-sultanat autoritaire. Mais son talent est avant tout littéraire. D’abord par l’incarnation. Entre l’essai historique théorique et le roman, la différence est la présence de personnages qui donnent vie à l’histoire et en qui on peut s’identifier. D’or et de jungle présente, à ce titre, un casting de luxe dont on ne pourrait faire l’inventaire objectif : à l’agence, Ronald Daume, le barbouze élégant et manipulateur, Flora la baroudeuse romantique et torturée, Selma la queer surdouée, Hugues Delachaux, le vieux trotskiste à moumoute, théoricien de l’ébranlement, Imre et Ioura, les deux hackeurs androgynes et asociaux (les Dupont du Dark-Web), Hakim, le directeur des opérations, Emma, la collaboratrice et amante de Selma, Harvey Robson, l’ex-artificier de Providence, Jo le Gitan tendre et macho, croyant et nomade. Martin Glowic, le milliardaire californien en proie à la libido dominandi, Ray, le patron d’un fonds d’investissement qui sert d’intermédiaire entre Marvin et Ronald, Yohann, l’ingénieur secrètement amoureux de Flora, Kiu, la jeune Chinoise qui tient la caisse dans un restaurant chinois, Kim, Greta, le capitaine Shankar, népalais officiant pour les Gurkhas du palais, Li Wang, le Chinois brunéien exilé en Australie devenu journaliste sont autant de personnages qui nous attachent à ce roman et le rendent vivants. Un dernier mot : le plaisir de la lecture. Dans la jungle des pages blanches et des mots noirs, se trouve ici l’or des idées et des rêves.

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27 février 2024 2 27 /02 /février /2024 11:46

         Réfugié dans une clinique de luxe sur les rives du lac de Calafquén, au Chili, à l’invitation du professeur Binswanger, Augustin Harbour se souvient d’un voyage accompli, une quarantaine d’années plus tôt, durant l’été 1982, pour trouver Garama, cité disparue du royaume de Garamantes, dans le Sud libyen avec son guide Hamza Nedjma. Une tempête de sable était survenue et les hommes s’étaient perdus dans le désert avant de trouver refuge dans une oasis inconnue : Zindān. Avait alors commencé ce séjour étrange que l’anthropologue aventurier essaie de se remémorer grâce à ses carnets, croquis et annotations tout en ajoutant des notes sur sa vie contemporaine au Chili. Auteur hors-norme de Là où les tigres sont chez eux, La Montagne de minuit, L’île du Point Nemo, Dans l’épaisseur de la chair, Jean-Marie Blas de Roblès nous embarque encore une fois aux confins du monde et de la fiction dans un roman encyclopédique et fantasmagorique, hallucinant et fascinant, philosophique et comique.

 

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

 

1. Résumé détaillé.

« Une folie en commun cesse d’être une folie et devient magie : une folie qui a ses règles et qu’on vit en pleine conscience. » Novalis. (7)

« Ce roman est une fantasmagorie, mais il s’inspire d’un fait réel : « l’épreuve de lucidité » qui permit à un homme d’échapper à son enfermement. »

Traumatisé par le désastre de la Première Guerre Mondiale, Aby Warburg, célèbre historien d’art, sombre dans la folie. Il sera interné cinq ans, dont deux années à Bellevue, clinique de Suisse où il côtoie le danseur Vaslav Nijinski, le peintre Ludwig Kirchner et la militante féministe Berta Pappenheim. En 1923, Aby Warburg prononce une conférence pour prouver le rétablissement de ses facultés mentales : « Le rituel du serpent » : récit d’un voyage effectué entre 1895 et 1896 chez les Indiens Hopis.

Chapitre I. Ghat. – Préparatifs de l’expédition. – En route vers Garama. – perdus dans le désert de l’Acacus. – Une oasis inconnue.

Ce mémoire est la mise en forme des carnets de note d’Augustin Harbour, sur la suggestion du professeur Binswanger. Il écrit sur les bords du lac de Calafquén, au Chili, dans la villa où le chercheur l’a invité avec ses compagnons pour quelques semaines de villégiature. L’auteur cite Lucien de Samosate disant à propos de son Histoire véritable : « il faut que les lecteurs n’en croient absolument rien ! » (11) Tout ce qu’il s’apprête à raconter, il en a été le témoin.

Parti de Tripoli un 15 août, il y a bientôt quarante ans, Harbour parvient à Ghat, dans le sud libyen, au début du mois suivant. Il trouve la personne que lui a recommandé l’archéologue Carlo Mazzocchi à l’université de Bologne : Hamza Nedjma, un Amazigh prétendant connaître l’emplacement de Garama, capitale disparue du royaume des Garamantes. La part d’héritage d’Augustin Harbour lui autorise cette passion dispendieuse pour l’ethnographie. Carlo l’a autorisé à accomplir ce voyage. L’attentat de la rue des Rosiers (9 août 1982) augmente son empressement à quitter Paris. Une caravane est mise sur pieds avec cinq méharis. Son équipage l’attend à l’aube de ce 8 septembre. Ils quittent Ghat en direction du nord-est. Hamza a promis un voyage de trois-quatre jours. Dans l’après-midi du deuxième jour, ils pénètrent dans le labyrinthe de l’Acacus. L’enfer les aspire. Au troisième jour, une violente tempête de sable se déclenche : elle dure un jour et une nuit. Hamza conseille de faire demi-tour. Harbour est d’accord. Mais la boussole s’affole et Hamza devient anxieux. Ils sont perdus. Harbour souffre de fièvre et délire.

Et finalement, à l’issue d’un défilé, il découvre une oasis habitée. Après une heure de marche, ils sont accueillis par les habitants à la peau claire, à peine vêtus. Un homme les effleure la peau avec une écharpe faite d’un dégradé de couleurs. Il conduit Harbour dans une maison ; sa nièce sera son guide. « Soyez le bienvenu à Zindān… que Hadj Hassan vous ait sous sa protection. » (17) Hadj Hassan, explique-t-il, c’est leur Dieu.

Chapitre II. Zindān. – Premières impressions. – Habitat et clans. – Un urbanisme en forme d’étoile. – Tabous alimentaires.

Naïma, une fillette d’une douzaine d’années présente la maison à Augustin Harbour dans un français académique. Puis Harbour visite la cité nommé « La Ville », « Zindān », ou encore « Zindān el Attari ». Elle ressemble à Ghadamès, une termitière de sable et de boue pour résister à la chaleur. Mestre Pantone, l’oncle de Naïma, lui fait cadeau d’une boîte contenant un plan sommaire de la ville. Un des principes de base de l’anthropologie est de ne s’étonner de rien. La ville a une forme d’étoile à quatre branches, quatre portes qu’on ferme la nuit. Chacun doit regagner son clan… Harbour veut prendre des photos mais le résultat est catastrophique. Il se résout à tout dessiner à l’ancienne.

Zindān est divisée en quatre quartiers : 1. Bab et Kelb (porte du chien) donne accès au clan des Trayeurs de chiennes, 2. Bal el Jambari au clan des Mangeurs de crevettes, 3. Bab et Amazun au clan des Amazones, 4. Bab el Sidr (porte du jujubier) au clan des privilégiés « du jujubier ». Ces clans se fréquentent sans animosité mais se distinguent par leurs tabous alimentaires. Ceux du jujubier s’abstiennent de consommer crustacés, jujubes et animaux mâles, les Amazones mangent de toutes les bêtes mâles, s’interdisent l’ours et le cochon, les mangeurs de crevettes se gardent de tout être vivant qui ne vient pas du lac, les trayeurs de chiennes ne mangent rien qui ressemble à leur animal fétiche mais se régalent de fromage. Tous se nourrissent de leurs défunts. Ils ne font pas mystère de leur goût pour la chair humaine.

Ricordi 1. Ces quelques feuilles intercalées constituent le journal intime d’Augustin Harbour à Lican Ray. Elles n’étaient pas destinées à être transmises. Ernst Ludwig, Liszynki, Dolorès, Aby et Augustin sont réunis dans une maison au bord du lac, près du volcan Villarrica, autour du professeur Otto Binswanger et de son assistante neurologue Lydia Kraüter. Diego, fils de Lydia, est là pour quelques jours. Binswanger les invite à remplir leur verre avec l’eau du lac. Aby refuse par peur d’être contaminé. Diego appelle son chien Junkie.

Chapitre III. Rites funéraires. – Phénomènes de combustion spontanée. – L’écharpe fatidique. – Cannibalisme.

Quelques heures après son réveil, le lendemain de ce premier jour, Naïma informe Harbour que son arrivée à Zindān a correspondu à la mort de deux habitants : Augustin a remplacé un trayeur de chienne et Hamza un habitant du jujubier. Le soir venu, Harbour déguste un plat de semoule : c’est la tante de Naïma ! En l’apprenant, il éprouve un haut-le-cœur. A Zindān, la majorité des gens trépassent par combustion spontanée. Ils ne laissent sur le sol que des cendres fumantes qu’un préposé ramasse avec une pelle et une balayette rituelles. Un « grand ordonnateur chargé de la balance » distribue la semoule funéraire (cendres mélangées à de la farine et autres ingrédients) aux membres de la famille. Certaines soirées funéraires peuvent s’éterniser. Les membres ou organes qui ne sont pas consumées entièrement sont réduits en poudre à l’aide d’un mâche-croûte ou d’un puissant broyeur. L’origine de cette cène macabre était de conserver en eux le corps et l’esprit du disparu.

Lors d’une incursion aux abords de la source, Harbour reconnait Hamza sur une chaise à porteurs. Il a pris du poids. Il apprendra plus tard qu’il a été engraissé pour être mangé. Les habitants de Zindān ne mangent que des êtres humains à peau noire. C’est l’écharpe de Pantone qui détermine la couleur limite. Harbour commente ce cas d’anthropophagie liée à une forme d’eugénisme pour préserver l’intégrité biologique de la population de Zindān en évitant le métissage.

Ricordi 2. Après leur aménagement, Binswanger met en place son programme de remise en forme pour chacun des patients, comme s’ils étaient dans son établissement de Kreuzlingen au bord du lac De Constance. Le professeur a placé tous ses espoirs dans cette délocalisation exotique au Chili. Une brochure vante sa méthode thérapeutique. Les règles de vie sont strictes. L’infirmière Erna et l’aide-soignant Walter sont chargés de les faire respecter avec « bienveillance » et « énergie ».

Chapitre IV. Démographie. – Langage : immédiateté de la communication. – Rapports sociaux entre hommes et femmes. – Naissances. – Éducation des enfants.

Tout décès étant compensé par une naissance ou l’apparition intempestive d’un arrivant, la population ne varie pas en nombre. La disparition d’Hamza a été compensée par l’arrivée d’une voyageuse, Adélaïde McCord qui implore la protection d’Harbour (elle le croit anglais alors qu’il est parisien). Un des prodiges de Zindān est d’ailleurs la compréhension instantanée de tous (qui eût comblé la nièce de Voltaire). McCord a évoqué la promotion 1898 d’Eton à laquelle était censé appartenir Augustin : « J’eus vite la conviction, cependant, qu’on arrivait à Zindān, d’à peu près n’importe où, mais qu’on y arrivait aussi d’à peu près n’importe quand. » (36)

Les rituels en vigueur à Zindān ne laissent pas s’étonner augustin Harbour, en particulier les modes de séduction et les pratiques sexuelles. Il évoque ensuite la naissance, l’accouchement, l’allaitement tardif des enfants tout en rappelant sa volonté d’observer les faits sans les juger. Certains hommes peuvent donner naissance à de petits mammifères par césarienne. Adélaïde McCord a étudié l’archéologie, la zoologie et a un bon coup de crayon. Elle accompagne Harbour dans sa découverte de la ville. McCord a voulu atteindre le Haut-Nil en passant par le Tchad et le Darfour pour devenir la première femme digne des explorateurs qu’elle admire. Parvenue à Mourzouk, elle s’est jointe à la caravane d’Alexandre Tinné qui s’ébranlait en direction du Lac Tchad. Tout s’est brouillé ensuite : rébellion des Touaregs, corps dénudé d’Alexandrine, tempête de sable et arrivée à Zindān.

Ricordi 3. Dolorès Adios Los Fiertes les a rejoints dans le groupe. Elle tousse beaucoup. C’est une très belle femme de trente-deux ans, désabusée. Une actrice que les théâtres cubains se sont arrachées avant de la remplacer par une actrice fraîche. Harbour a de la sympathie pour elle et sa façon d’entretenir l’auréole de sa gloire passée.

Chapitre V. Dangers de la surdité et moyens de s’en prévenir. – De leur système d’écriture. – L’Encyclopaedia lethargica. – Récitantes douées d’hyperesthésie du toucher. – Méthode d’observation. – Fêtes pour célébrer les histoires premières et les chants d’importance.

Les portes des maisons s’ouvrent vers l’extérieur (ce qui provoque quelques accidents). –Les sourds ont mis au point un système de protection qui les fait reconnaître dans les ruelles. – Il y a à Zindān une grande quantité de livres (les habitants n’écrivent pas et ne lisent pas) : ils servent d’éléments de trocs, de parures, d’emballages ou de mortifications. Quand on veut garder les traces de quelque chose, on va chez un potier qui tourne un vase proportionné à ce qu’ils ont à raconter. Pour les confidences les plus intimes, on va voir un potier sourd. Les poteries sont entreposées dans des archives publiques et on peut les emprunter. Pour écouter ces poteries, on fait appel à des récitantes douées d’une hyperesthésie admirable du toucher. L’existence d’enregistrements sur poterie paraît extravagant à Augustin car ils posent d’insolubles questions de logique (réf. à Georges Charpak et Jacques Legout). Il passe des mois à écouter ces enregistrements et prend des notes. Pour gérer cet afflux d’informations, il aménage le code SINPO des radio-amateurs. Les récitantes ne comprennent pas le don qui leur est propre de décoder les stries sur les poteries et de lire les signes parleurs tatoués sur la peau des habitants (réf. à Mollie Fancher, Rosa Kuleshova, Bertrand Russell) Qui a conçu ces tatouages dessinés sur les corps ? Toutes ces données forment ce que les habitants de Zindān nomment Encyclopaedia lethargica dont la provenance est encore inconnue. La multiplicité de ces sources donne à ces lectures « un caractère délirant incompatible avec notre sens de la logique. » (49). Très prisées par les habitants, ces histoires peuvent aller jusqu’à provoquer des troubles du comportement. Harbour a vu des êtres dénaturés par la puissance du verbe. Il a été un des seuls à ne pas y succomber, contrairement à Adélaïde McCord.

Ricordi 4. Augustin sent une présence derrière lui, c’est Aby qui louche sur ses papiers. Il n’aime pas cet homme. Les femmes n’apprécient pas non plus ses regards salaces et son insistance à les importuner. Augustin s’installe à l’extrémité du ponton pour éviter son manège.

Chapitre VI. Clan des Mangeurs de crevettes. – Leur source de nourriture. – Faustin Soulouque Ier. – Expériences sur les poules et les lapins. – Notes sur Réaumur et Buffon.

Au sud-ouest de Bab el Jambari se trouve un lac dont les habitants du clan tirent leur subsistance. L’eau bleue est saturée de sel et rien n’y survit à part des crustacés microscopiques qui se nourrissent d’algues cryptogames comestibles récoltés par les femmes. Les Mangeurs de crevettes font grand cas de ces produits de la pêche à l’odeur insupportable. Adélaïde qui a l’odorat sensible, étudie l’aspect archéologique du quartier avec un cache-nez.

Cette exclusivité nutritive rend curieuse la passion de Faustin Soulouque, nouveau gouverneur de Bab el Jambari pour les poules et les lapins. Inspiré par Hadj Hassan et Réaumur, il s’est mis en tête de créer une espèce hybride en croisant une poule et un lapin. En vain. Cette manie d’hybridation fascine Augustin. Un QR code tatoué sur la fesse gauche du duc de Trou-Bonbon lui livre un commentaire de Réaumur consacré à d’autres accouplements antinaturelles (cane et coq). Exxon Waldez met Harbour sur la piste d’un vase spiralé témoignant de l’intérêt de Buffon pour ces croisements (épagneul-truie en 1774, taureau et jument). Adélaïde s’offusque de ces expériences. Impatiente d’acquérir une forme d’invisibilité pour étudier les coutumes, se débarrasse de ses vêtements. Augustin se prend à rêver d’une idylle avec elle mais comprend très vite qu’elle préfère la compagnie des Amazones.

Les Mangeurs de crevettes se distinguent par quelques spécificités : quand ils voient un crachat à terre, ils mettent le pied dessus ; des techniques de marche bénéfiques mais complexes ; une démocratie platonicienne consistant à élire un nouveau roi au début de chaque année.

Ricordi 5. Fatigué par une séance de bain de vapeur, Augustin cherche le repos dans un carré de pelouse. Il aperçoit Liszynki flottant, jambes à l’horizontal sur le bleu du ciel. Ce jeune Polonais a été le plus grand danseur étoile de son époque mais une brouille avec son maître de ballets l’a réduit à n’être qu’un aigle aux ailes rognées. Binswanger l’a récupéré après un traitement de cent quatre-vingts chocs insuliniques. Quand on ne l’observe pas, il fait des sauts de biche en pleine nature, rivalisant avec les oiseaux.

Chapitre VII. Clan des Trayeurs de chiennes. – Canards chasseurs de rats. – Al-Fassik « l’impudique ». – Fromage, leur nourriture de prédilection. – Système de gouvernement. – Sur Canicula, l’épouse d’Al-Fassik. – Ancienneté de la ville : les mausolées romains.

Si le quartier des Mangeurs de crevettes pullule de poules et de lapins, celui des Trayeurs de chienne est envahi de canards. L’Encyclopaedia lethargica garde mémoire d’œufs de cane couvés par une chatte en mal de progéniture. Progressivement les chats avaient communiqué aux canards leur instinct pour chasser les rats au point où les canards avaient surpassé leurs maîtres dans leurs aptitudes à chasser les rongeurs. Les chats ne servirent plus que d’animaux de compagnie. Lors de son avènement, Kirdir a décidé la démarcation entre animaux utiles, nuisibles et inutiles. Les chats furent considérés comme inutiles et exterminés. Harbour ne voit ni chat ni rat à Zindān.

Le gouverneur d’alors, Al-Fassik, « l’impudique » est aussi obtus pour l’élevage des chiens. Les chiennes fournissent le lait servant à la fabrication des trois cents fromages qui font la fierté de ce quartier (méthode pour obtenir une plus grande quantité de lait). Al-Fassik est surnommé « l’impudique » car il trompe son épouse. Il se livre aussi à la débauche avec les courtisanes de son clan. Élu par aboiements, Al-Fassik gouverne en despote, dédaigneux de tout ce qui ne concerne pas ses chiens. Canicula, son épouse, s’intéresse davantage aux canards qu’aux chiens.

Du côté des mausolées, Adélaïde découvre les vestiges d’une nécropole romaine. Elle entraîne Augustin sur les lieux (ressemblance avec la nécropole de Ghirza). Adélaïde s’est fait une idée de l’ancienneté de Zindān : une occupation ininterrompue depuis le Néolithique.

Ricordi 6. Les conditions de vie et d’écriture sont difficiles à Lican Ray. Aby fait son numéro à chaque repas. Il accuse notre cuisinière mapuche Marcela de farcir les aubergines avec la chair de ses enfants – pourtant bien vivants. Dolorès plaisante à propos des aubergines ? Liszynki la reprend. Binswanger les apaise et convainc Marcela de préparer un en-cas végétarien pour Aby.

Chapitre VIII. Clan des Amazones. – Rappel historique. – Une société matrilinéaire de frondeuses. – Leur habileté à utiliser les bolas. – Visites furtives et principe d’arrosage. – Rapport avec les Na. – Fascination pour les phasmes. _ Règles d’héritage judicieuses. Philodina, reine des Amazones. _ Notes sur Lady Stanhope.

Harbour doit beaucoup à miss McCord pour tout ce qu’il sait sur le clan des Amazones. Sans elle, il n’aurait pas pu l’étudier. Le mythe des Amazones a passionné les érudits grecs : Diodore de Sicile parle de ces guerrières libyennes qui s’atrophient le sein droit pour mieux tirer à l’arc et tenir le bouclier – étymologie « a-mazos » (privé de mamelle) – Pour Hippocrate, elles disloquent les articulations de la hanche ou du genou de leurs enfants mâles pour les rendre boiteux et incapables de comploter contre le pouvoir des femmes. Hérodote nie ces affabulations mais confirme l’existence des Amazones chez les Sarmates, femmes libres refusant la sujétion des concubines du pays. Elles tirent à l’arc, au javelot, montent à cheval, ne savent rien des travaux domestiques. L’auteur fait état d’une dot versée aux femmes par les hommes. L’anecdote des « seins coupés » ne serait due qu’à une erreur d’interprétation étymologique : il s’agirait plutôt de « femmes mamelues ».

Tout se fait là à l’inverse des autres clans. Les hommes sont réduits au rôle de reproducteurs, privés de toute autorité familiale et domestique. Les filles sont élevées par leurs mères à l’exercice de la fronde, à la gymnastique, à la course, à la lutte et à l’athlétisme. Elles utilisent une arme de jet semblable aux bolas des gauchos. Adélaïde veut apprendre à manier la fronde. Elle y est instruite par Minithyia (en visant mal elle touche la tête du comte de Coupe-Haleine). Le clan des Amazones est une société matrilinéaire sans mariage et sans famille. Les femmes s’apparient aux hommes du clan lors de visites furtives. La fidélité sexuelle est tenue pour dégradante et contraire au libre usage de son corps. Les enfants n’ont pas de père et les mâles n’ont pas d’enfants. A Zindān, les hommes se consacrent aux travaux des champs, au cannage des paniers et à la cuisine. Philodina, reine de Bab el Amazun a hérite ce titre de sa mère. Vertueuse et ferme, intraitable en matière d’aristocratie féminine, elle est attachée à préserver la bonne entente avec les hommes de sa tribu. Les autres clans privilégient le premier né mâle de la fratrie dans la succession. Chez les Amazones, la mère laisse la fille aînée le diviser en autant de parts qu’elle a de filles et de garçons. La demeure de la reine est indiscernable. Il y a devant chez elle un pieu acéré (qui servait jadis à empaler les ennemis), spectre emblématique des fondements de la puissance royale. Adélaïde raconte à Augustin l’histoire de Lady Stanhope : né en 1776, Esther Stanhope part, à trente ans, visiter l’Europe et le Proche-Orient. Elle se lie d’amitié avec le pacha de Saint-Jean d’Acre, se crée une espèce de royauté aux environs de Palmyre où elle est proclamée reine de Tadmor par cinquante mille Arabes des tribus avoisinantes. Elle se fait construire un palais, s’entoure d’esclaves. Ruinée, elle doit quitter la Syrie et se réfugier au Liban. Elle y achète un monastère à Djihoun. Les Bédouins la prennent pour une folle mais Lamartine, en 1832, la trouve saine d’esprit malgré son illuminisme. Cette Circé du désert attend le Messie.

Ricordi 7. Ernst Ludwig, artiste-peintre, a une haute opinion de lui-même. Une crise nerveuse, trois ans plus tôt, l’a conduit dans le purgatoire alpin. Son atelier est installé à l’entresol. Il peint nu sans la moindre gène grâce à la morphine et à la vodka Dolorès et Erna lui servent de modèles.

Chapitre IX. Clan du Jujubier. – Amnésie contagieuse. – Système de gouvernement. – Débauche de Sixte XXXV et de son épouse. – Notes sur Typhoid Mary. – Vin de palme délicieux. – Le jujubier sacré.

Le triste destin de Lady Stanhope trouble Augustin et lui fait penser au voyage de McCord vers le Haut-Nil. Quand il lui en parle, elle semble ne pas vouloir en parler ou avoir oublié. Ce processus d’amnésie affectant l’ensemble des habitants de Zindān a des effets sur son propre comportement. Il oublie les raisons premières de sa présence dans l’Acacus et ne pensent pas aux amis qui pourraient s’inquiéter de sa disparition « Notre mémoire à tous s’estompait jour après jour, de façon à peine discernable, mais avec une efficacité cancéreuse dont j’eus l’occasion d’observer de nombreuses métastases. » (78)

Pour en savoir plus sur Bab el Sidr, il rencontre Euthanasios, un des plus hauts dignitaires du clan (ressemblance avec Athanasius Kircher – cf. Là où les tigres sont chez eux-). Les membres du clan du jujubier se conforment aux décisions d’un chef de guilde Sixte XXXV (que Euthanasios espère remplacer un jour). Comme Faustin Ier et Al-Fassik, Sixte XXXV s’adonne au despotisme et à la débauche avec des femmes du quartier qu’il force à ramasser des poignées de jujubes. Lorsqu’un ami vient à mourir, le Vénérable doit se découper un morceau d’oreille ou l’oreille entière si c’est un ami. Sixte XXXV a encore ses deux oreilles ! Sixte XXXV siège dans sa demeure sur un abattant de cuvette de WC en céramique inutilisable (situation tout aussi incongrue que le trône de Ménélik dans sa capitale éthiopienne : une des trois chaises électriques qu’il se fit livrer en 1890… il n’y avait pas d’électricité). Sixtine, son épouse est surnommée Chamelle à cause de son dévergondage de mœurs. Elle est d’ailleurs responsable d’une sorte d’épidémie de coronavirus à Bab el Sidr à cause de sa prédilection pour les camélidés (comme Typhoid Mary à New York). La toux persistante d’Euthanasios inspire de la crainte à Augustin. Ce virus a des conséquences sur le comportement des femmes avec leurs enfants (parallèle avec les Perses). Bab el Sidr se distingue encore par son aptitude à produire un vin exquis produit avec de la sève de palmier, par une étrange habitude de se rincer chaque matin les dents et les gencives avec de l’urine. Augustin assiste également à la prestation du poète incombustible admiré pour son incontinence rhétorique et sa capacité à marcher sur les braises. Euthanasios conduit Augustin près du jujubier pour rencontrer Hadj Hassan.

Ricordi 8. Binswanger rejoint Augustin sur le ponton. Il l’appelle « Aby ». Il lui parle d’exercices de mémoire et lui demande s’il a canoté. Il est allé assez loin pour distinguer le Lanín. A presque soixante-dix ans, les forces lui manquent. Il s’est arrêté aux trois quarts du chemin. Il veut soumettre au professeur une partie de ses travaux : « je n’étais pas encore parvenu au cœur des ténèbres […] je voulais dire « au cœur de ce qui faisait sens » pour moi. » (84)

Chapitre X. Rencontre avec Hadj Hassan. – Maruschka Matlich, sa vestale. – Religion dominante : un monothéisme défaillant. – Puissance et limites du chaman. – Catéchisme des indigènes. – Notes sur le concept de deus otiosus. – Animisme et cultes annexes qui en résultent.

Augustin suit un groupe d’hommes jusqu’à une petite place. Les fidèles attendent sur des banquettes. L’homme en soutane a les pieds dans une bassine d’eau salée : il ne siège jamais sans ce lavement sacramentel. Le saint homme s’adresse à la personne assise en face de lui, la main droite posée sur son épaule. Derrière eux se tient Maruschka Matlich, sa « sœur du couchant, princesse des confins, son amie, l’épouse bien-aimée » (87) (ressemblance avec Moussa ag Amastan lors de sa visite à Paris en 1910). Le consultant de Hadj repart le visage irradiant de bonheur, transfiguré par cette communion hétérodoxe. Une femme désignée par Maruschka lui succède.

Augustin Harbour est déçu par cette première rencontre avec ce chaman thaumaturge ridicule au bain de pieds et transpirant abondamment. Il descend chaque matin la dune avec sa prêtresse pour siéger sous l’arbre puis il retourne à Qasr el Hadj avant le coucher du soleil. Après l’entrevue, Augustin interroge Euthanasios sur la nature divine de Hadj Hassan. Celui-ci récite son catéchisme : « il n’y a qu’un seul Dieu Hadj Hassan Abou Hassan et Maruschka Matlich est son prophète. Elle est la seule capable de protéger et de punir ; ses yeux sont deux prunelles qui peuvent tuer. Mais elle est mortelle. Quand elle mourra une autre femme semblable la remplacera. Hadj Hassan est le créateur de l’univers. Il n’y avait rien avant lui. Il s’est nommé lui-même en nommant le monde. Il n’a aucun pouvoir. Il apaise ceux qui l’approchent. Il est Dieu présent parmi nous. Il transpire, souffre de la chaleur. Il ne peut pas mourir. C’est le premier moteur irréprochable mais inapte à contrôler et à influencer le mouvement qu’il a produit. L’invoquer pour nos misères, c’est insulter sa nature divine » …

Hadj Hassan est un deus otiosus, un die oisif et retiré des affaires, incapable de modifier les conséquences de son action originelle. Un dieu défaillant mais nécessaire à cause du bien-être momentané qu’il dispense par sa parole. A quoi peut servir une divinité qui n’exerce aucune prière sinon à consoler ? Un moment de bonheur offert avec parcimonie aux indigènes de Zindān qui continuent à invoquer des divinités absentes. Augustin s’en accommode avec le sentiment d’avoir compris où s’enracinait un syncrétisme religieux si disparate. La « culture fondée sur la raison […] était revenue aux délices frelatés de la superstition ». (90) En arrière-plan de cette révérence commune à Hadj Hassan, les anciennes religions coexistaient sous forme d’animisme dans un enchevêtrement de cultes et de pratiques les plus absurdes rendant méconnaissable leur nature originelle. Les gens de Zindān transformaient en fétiches les objets les plus déconcertants (liste hétéroclite de Jeanne d’Arc à Donald Duck…). « J’expose ces loufoqueries avec la distance qui permet le passage des années, tout en étant conscient du trouble qu’elles suscitent chez mon lecteur. « On se fiche de moi », songe-t-il. A tort. Qu’il sache que je partageais cette même stupeur teintée d’acrimonie. » (92) « S’il est légitime de se demander comment l’humanité a pu se délivrer de la magie primitive et parvenir d’un côté à la réflexion et à la spiritualité, et de l’autre à la pensée logique, force est de constater que l’inverse était possible. » Ces formes périphériques de monothéisme demeurent indénombrables.

Ricordi 9. En faisant du canoë sur le lac, Augustin voit foncer sur lui un canot à rames. De retour à Bellevue, il en parle à Binswanger. Cette rameuse s’appelle Gabriela de Valdivia. C’est la femme du propriétaire de la villa qu’ils louent. Elle est argentine et sourde. Son mari, Pedro de Valdivia était un as de l’aviation durant la guerre es Malouines. Abattu en vol, il s’en est tiré avec une jambe en moins. Il s’est ensuite tourné vers l’alpinisme en escaladant le Llullaillaco, culminant à 6900m et s’est installé à Lican Ray. C’est là qu’entre en scène Arturo Prat, un camarade d’escadrille de Pedro. Il avait perdu un œil et était presque aveugle. Pedro l’a invité chez lui. Ils sont partis pour gravir les pentes du volcan Villarrica (2847m). A cent mètres du sommet, Arturo s’est tué en tombant dans une crevasse. Pedro l’a remonté jusqu’au sommet et au matin, après une nuit de tempête, il l’a fait glisser à l’intérieur du cratère. Binswanger n'a jamais rencontré Pedro de Valdivia.

Chapitre XI. Irrigation et agriculture. – Le compteur d’eau. – La « gourde pèlerine ». – Concombre médicinal. – Commerce et monnaies d’échange. – Conversation avec Adélaïde à propos de Hadj Hassan.

L’irrigation des jardins est la grande affaire des habitants de Zindān. Un « compteur d’eau » assisté par quelques enfants s’occupe de cet office, il surveille l’écoulement d’une clepsydre suspendue au-dessus du canal puis il fait un nœud. Tous les douze nœuds, il déplace le batardeau pour alimenter une autre rigole. Les jardins sont ainsi irrigués durant six heures. Les préposés et leurs adjoints sont relevés régulièrement. A part les dattes, les autres plantes sont produites en petite quantité. Parmi elles, on relève quelques curiosités : une longue calebasse cylindrique, conductrice d’électricité (utilisée comme olisbos), le « concombre d’âne » ou margose à piquants (Ecballium elaterium), fruit explosif aux vertus purgatives, le cornaret à trompe, la ficoïde glaciale, la mortelle de Balbis et la cyclanthère pédiaire, toutes plantes que les gens de Zindān consomment en salade.

Les transactions commerciales se font sous forme de trocs, essentiellement en échangeant de la nourriture et des objets. Pour les marchandises d’exception, on utilise deux sortes de monnaie : l’eau et les livres. On peut céder son temps d’irrigation. Pour acheter son trône en céramique, Sixte XXXV a laissé mourir un tiers de ses palmiers. Pour les livres, seul importe le poids ou le volume, pas le contenu. Un homme riche est quelqu’un « à dix ou douze brouettes de livres ». (98) A Zindān, Faustin Ier a proposé deux cents livres à Augustin pour sa boussole (déréglée) – qui a refusé –.

Adélaïde McCord fait part à Augustin de ses recherches. En fouillant un tumulus, elle a découvert un plat en céramique représentant une femme noire luttant pour sa survie. Elle est choquée par la désinvolture d’Augustin au sujet d’Hadj Hassan. Pour elle, la nature divine d’Hadj Hassan ne souffre d’aucun doute. Il lui a raconté des choses qu’elle était la seule à savoir. Cette crédulité déçoit Augustin qui décide de s’intéresser aux tatouages et autres ornements corporels des indigènes de Zindān.

Ricordi 10. Binswanger emmène ses patients dans le complexe thermal de Las Terras Geometricas, à vingt-cinq kilomètres de Lican Ray. Dolorès et Lydia, en maillots, rejoignent Augustin dans un bain à 39°C. Dolorès évoque son rôle de Wlasta dans Wlasta, reine des Amazones, au Théâtre Royal de Londres : héroïne tchèque du VIIIe siècle, Wlasta commande la garde féminine de Libuše, princesse de Bohême avant de créer un État de femmes guerrières comparable à celui des Amazones. Dans cet état, ce sont les femmes qui combattent, les hommes sont voués aux tâches serviles. Avec ses compagnes, Wlasta s’oppose aux troupes de Przemysl, successeur de la souveraine défunte. Elles périssent toutes durant la bataille de Widowlé. Pour Dolorès, Wlasta préfigure le Deuxième Sexe, avec 1200 ans d’avance. Lydia parle d’une bactérie capable de se passer des hommes : Philodina roseola, la véritable reine des Amazones.

Chapitre XII. Sur les tatouages. – Essai de classification. – Marques d’allégeance aux clans. _ Incisions thérapeutiques. – Les Lycanthropes. – Ce qu’en dit Mélanchthon, le chasseur de tatous. – Croyance en l’outre-monde. – Sacrilège involontaire.

Parmi les diverses mutilations infligées au corps depuis des temps immémoriaux, Augustin distingue trois types de tatouages ou de scarifications : 1. Les tatouages décoratifs, 2. Les tatouages symboliques ou thérapeutiques, 3. Les tatouages d’appartenance. La population de Zindān est constituée d’un mélange d’indigènes et d’immigrés involontaires qui s’y fondent, d’où une grande diversité dans les motifs et les significations des dessins. Les ornements allochtones sont facilement identifiables (tatouages de Faustin Ier). Ce foisonnement exotique au milieu de l’Acacus paraît une aberration et atteint un sommet avec les tatouages composites (thèmes exogènes voisinant avec des motifs spécifiques de la culture de Zindān). Augustin en isole trois types distincts : les figures appartenant aux traditions sahariennes, celles relevant des signes parleurs et celles où il reconnaît un répertoire zoomorphe. Quand le désert était une riche savane parcourue de fleuves, les hommes du Néolithique ont incisé les parois rocheuses du Messak libyen d’innombrables pétroglyphes représentant la faune locale et des créatures monstrueuses, notamment des lycanthropes puissants. Augustin reconnaît des êtres hybrides accédant à la lumière sur la peau des habitants de Zindān.

Malgré sa fonction de « tatoueur émérite », Euthanasios ne sait pas répondre aux demandes d’Augustin sur ce type de tatouages. Il s’occupe surtout des marques d’allégeance aux clans. Il soigne quelques pathologies par de petites entailles loco dolenti, à l’endroit du mal. Pour le reste, il me conseille de voir avec Babeliôn, son collègue chargé des signes parleurs ou Mélanchthon, le chasseur de tatous.

            Augustin trouve Mélanchthon à son retour de la palmeraie, un cadavre de tatou suspendu à la ceinture. Augustin lui met sous les yeux un croquis de lycanthrope. Mélanchthon s’exclame puis parle de cette « femme-hyène » chassant les hommes avec sa bande pour se livrer à des tortures et des « hommes-hyènes » qui s’emparent des femmes pour abuser d’elles. Ces fables ressemblent à la geste d’Amerolqis, lue dans les textes d’anthropologie saharienne. Mélanchthon n’a jamais dépassé le jujubier. Ces images de lycanthropes lui viennent de Hadj Hassan. Il raconte ce qu’il sait de ces lycanthropes, ces ennemis des hommes capables d’imiter la voix humaine. « Ces reflets de l’outre-monde, je les dessine à fleur de peau pour inscrire la menace dans nos corps, nous protéger de sa noirceur. » (109) Mélanchthon réagit violemment au dessin de Maruschka Matlich fait par Augustin : « Poumerlé poump ! Poumerlé poump ! Pliz, plaz ! Schmi, schmir !... Crains le tonnerre de Dieu, mécréant ! implore Hadj Hassan pour qu’il tienne ici le cri de colère ! » (110) Augustin s’excuse, arguant du fait qu’il n’est pas averti de tous les tabous à respecter. Mélanchthon se retire, il a un tatou à dépecer.

Ricordi 11. Augustin s’intéresse à la végétation autour du lac. Diego lui explique qu’il existe une application sur iPhone qui permet de reconnaître spontanément les plantes. Et il se moque du téléphone d’Augustin, un Nokia 2110, « un très bon choix en… 1993 ! » Augustin n’a pas non plus d’ordinateur. Diego l’aide à reconnaître une « tigridia pavonia » ou Flor de tigre. Diego vante la technologie. Augustin s’agace : « Poumerlé poump ! Poumerlé poump ! Pliz, plaz ! Schmi, schmir ! » (113)

Chapitre XIII. Piètre tambour divin. – Continuation sur les tatouages. – Ce qu’en dit Babeliôn. – Origine et archivage des signes parleurs. – Honoria. – Marquages ésotériques. – Douloureuse allégeance sacrificielle confinant à une forme de dandysme. – Mon entrevue avec Hadj Hassan.

Augustin apprend de manière fortuite que la colère de Mélanchthon vient d’un sermon de Luther sur la trompette du Jugement dernier. Il rencontre maintenant Babeliôn, le second tatoueur, un homme hautain qui n’en sait guère plus sur les lycanthropes mais confirme la terreur qu’ils inspirent. Il est à peine plus dissert sur les signes parleurs. Ils se contentent de les tatouer sur un membre de la communauté pour qu’un aède puisse vocaliser son contenu. Il choisit plutôt des jeunes gens car les signes parleurs sont difficiles à décoder sur un corps vieux.

Les habitants de Zindān sont eux-mêmes la bibliothèque. Babeliôn apprend à Augustin que ces peaux inscrites sont archivées dans la famille et ne reparlent que durant les grandes récitations où on les soumet à la lecture naturelle des rhapsodes. Il ne manque qu’un « moteur de recherche » à ce savoir disséminé.

Adélaïde s’avère beaucoup plus impliqué qu’Augustin ne l’aurait cru dans cet effort de compréhension des idées. Elle a observé toutes sortes de pratiques dans ce domaine : piercings, inserts et cicatrices figuratives cumulés aux tatouages. Leur localisation importe plus que leur nombre. Honoria, tatoueuse du clan des Amazones a permis à Adélaïde d’accéder à plusieurs exemples de ces interventions ésotériques. Ces interventions (parfois contraintes grâce aux dispositifs conçus par Euthanasios) sont extrêmement douloureuses. La signification de certains tatouages semble mystérieuse. D’autres sont destinés à être cachés.

Augustin est obnubilé par cette histoire de tatouages. Il entre un jour dans Zindān sans penser à autre chose quand un silence inhabituel lui fait lever la tête. C’est Maruschka Matlich qui, en le désignant du doigt, lui signifie que c’est son tour d’aller voir Hadj Hassan. Un vieil homme place dans ses mains une petite corbeille remplie d’offrandes rituelles. Hadj Hassan le regarde dans les yeux. Aucune sagesse ne se dégage de son visage disgracié mais Augustin ressent une sensation d’anesthésie quand ses doigts se posent sur son épaule. Hadj Hassan lui conte alors l’Histoire d’Alexandre de Macédoine correspondant à l’existence du consultant : dans le cas d’Augustin, Alexandre est né en 1949 à Hambourg, d’un père banquier et de l’héritière d’un riche négociant en perles. Hadj Hassan connait tout de lui depuis ses terreurs d’enfant, ses premières amours jusqu’aux mésaventures avant son arrivée à Zindān : les dates, les lieux, les noms de ses amis, de ses camarades de collège, son attirance déçue pour Adélaïde. Tout est exact dans le résumé de sa vie. Il sait même les doutes d’Augustin sur lui-même. Il n’essaie même pas de le convaincre. Hadj Hassan retire sa main de son épaule. Augustin se sent délivré de son emprise. De la corbeille d’offrandes sur ses genoux, il voit s’élever des fromages qui s’organisent autour de la coiffe de Hadj Hassan. Un murmure s’élève : j’ai été choisi ! Maruschka prend la corbeille. Augustin perçoit dans son dos la brûlure de son regard.

Ricordi 12. Augustin qui observe la fleur de tigre, voit Diego remonter de sa baignade. Une odeur de cannabis se dégage. Augustin remarque ses tatouages (qui ont choqué sa mère). Augustin a du mal à concevoir des tatouages strictement décoratifs qui marquent surtout « une propension à se démarquer, à chercher un semblant d’identité dans le regard d’autrui. »  Au repas, Binswanger les informe qu’un ordinateur a battu le champion du monde du jeu de go. Ils discutent de l’intelligence artificielle et des bouleversements sur la vie de chacun. Walter admire les voitures sans conducteur et Erna se prend à rêver de chariots de soins autonomes. Homère y avait déjà pensé, dit Dolorès. Diego essaie d’expliquer les dernières avancées de la recherche en matière de technologie comme le deep learning. Puis ils évoquent les doublures imparfaites (Golem, Frankenstein) et les robots qui tentent d’imiter l’humain.

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