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13 avril 2024 6 13 /04 /avril /2024 15:32

         Vingt ans après le succès phénoménal de Clochemerle, publié en 1934, Gabriel Chevallier fait paraître une suite à la chronique de ce village du Beaujolais, sous le titre de Clochemerle-Babylone. Alors que l’action du premier volume se déroulait essentiellement entre l’automne 1922 et l’été 1923, celle du deuxième tome (puisqu’il y en aura un troisième Clochemerle-les-Bains, en 1963), couvre une période plus large, entre 1933 et 1936. Le roman est composé de deux parties « Les temps nouveaux », composé de sept chapitres et « Le chômeur », en huit parties. Certains protagonistes du premier opus ont quitté la scène : François Toumignon est mort en 1927 et sa femme, la rousse Judith, est partie s’installer à Mâcon, le notaire Hyacinthe Girodot, mort en 1928 a été remplacé par Pimpalet, Eusèbe Basèphe a repris l’officine du pharmacien Dieudonné Poilphard, Justine Putet, l’hystérique grenouille de bénitier, a été internée à Bourg et bientôt remplacée sur ce créneau de la bigoterie par Clémentine Chavaigne et Pauline Coton, Tafardel a pris sa retraite et Piéchut est devenu sénateur, Hippolyte Foncimagne est parti. Un certain nombre de protagonistes sont toujours là, le garde-champêtre Beausoleil, Rose et Claudius Brodequin, les Torbayon, le marguillier Coiffenave, la baronne de Courtebiche, le docteur Mouraille, le poète Samothrace, le boulanger Farinard, la buraliste Eugénie Fouache, Nicolas le suisse… D’autres figures apparaissent : les belles Marie Coquelicot, Lulu Bourriquet, Anaïs Frigoul, Flora Baboin, Anita Trimouille, Claudine Soupiat et Mathurine Maffigue, le nouvel instituteur Armand Jolibois, les curés Noive et Patard, l’ouvrier Massoupiau, Tistin la Quille, le chômeur polygame. Entre progrès et tradition, soubresauts de l’Histoire et conflits personnels, la vie à Clochemerle continue.

Merci à G.F. de m'avoir prêté ce livre devenu assez difficile à trouver.

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

1. Résumé détaillé.

 

PREMIÈRE PARTIE : LES TEMPS NOUVEAUX

 I. UN MORT, DES PRODIGES ET DES CHANSONS.

En septembre 1933, le bon curé Ponosse, représentant d’une religion tolérante et d’un Dieu conciliant, était mort. Pour préserver l’ordre et la paix sociale, on faisait, de son temps, des concessions à la morale et on tolérait quelques infidélités comme exutoires. La mort de Ponosse menaçait de changer, à Clochemerle, la forme du gouvernement de Dieu. * Ponosse était mort un jour de septembre, en plein mois des vendanges. Le matin encore, il remontait la rue du village, parlait avec les Clochemerlins. Loin des théories de Mgr l’Archevêque, il voulait étendre la mansuétude divine à tous. Trois ans plus tôt, le conseil municipal de gauche avait voté les crédits pour la remise en état de son presbytère. Le sénateur Piéchut, libre penseur et franc-maçon, avait fait envoyer son meilleur vin à la cure. Pour Babette Manapoux, la reine des commères, il y avait « de la graine de saint homme », en lui. * Arrivé à la grande place, il s’était assis au bord de la terrasse. Pour le vieux curé, l’homme était plus sot que méchant et sa tache originelle était surtout sa bêtise. * Il avait rencontré Tafardel, l’instituteur, désormais retraité. Les deux hommes qui s’étaient violemment opposés, étaient désormais réconciliés et s’étonnaient même d’avoir été autant en conflit. Arrivé quatre ans à Clochemerle après Ponosse, Tafardel avait parlé avec Ponosse de la religion et de son engagement laïc mais en reconnaissant une estime mutuelle : « s’il n’y avait eu que vous » … « si tous les instituteurs vous ressemblaient ». « Il y a trente ans que nous aurions dû avoir cette conversation » (14), avaient-ils concédé. Arrivés à la porte du presbytère, le curé avait proposé à l’instituteur d’entrer mais Tafardel avait décliné l’invitation. * Le curé n’avait pas d’appétit, il avait déjeuné légèrement. Se sentant frileux, il était sorti dans le jardin pour s’asseoir au soleil dans son fauteuil d’osier. Plus tard, Honorine lui avait apporté son café, une eau-de-vie, sa pipe et sa blague à tabac. Ils avaient discuté de sa santé et des envies de danser d’Honorine puis elle l’avait laissé à sa sieste pour aller boire du vin chez Adèle. Il avait commencé à somnoler puis sa tête s’était incliné sur sa poitrine et sa pipe était tombée. * En revenant, Honorine avait appelé le curé puis elle l’avait découvert au fond du jardin dans un état de frustration. Comprenant qu’il était mort, elle s’était alors précipitée dans l’impasse des Moines et avait appelé Clémentine Chavaigne. * Comme le dit le poète Bernard Samothrace, « la mort a cela de bon qu’elle fait l’unanimité sur un être ». On fait un temps d’arrêt, avant l’oubli, pour feuilleter la table des matières d’une vie. On n’imaginait pas Clochemerle sans lui. Avec lui, disparaissait une époque. Le bourg avait décidé de faire des funérailles imposantes à son vieux bourg. Il avait passé ses dernières 48h dans son église. *

Cette mort s’était accompagnée d’épisodes miraculeux. Catherine Repinois jura avoir senti une odeur de fleurs du ciel et entendu un bruit de clarinette puis une voix dire : « un jour, tu seras Saint Ponosse » (22). Puis les visions angéliques avaient été remplacées par des apparitions infernales. Prise de panique, Catherine Repinois s’était précipitée dehors et avait tout raconté à Sophie Baratin et à la veuve Zoé Voinard qui venaient prendre la veille. Les deux esprits crédules accréditèrent ces propos. Le lendemain, tout le monde était instruit de l’événement, avec des réactions différentes. La palme de la piété revint à quelques vieilles filles parmi lesquelles Clémentine Chavaigne, qui avait détrôné Justine Putet. Elles se dressèrent contre le miracle de la nuit, arguant qu’une telle annonciation ne pouvait se faire qu’à des vierges. Catherine Repinois et ses sept enfants, ne pouvait être qu’une menteuse. La nuit suivante, un second prodige s’était produit : vers 3h du matin, les cierges avaient fondu, une colombe phosphorescente était apparue, puis une auréole lumineuse, une voix s’était fait entendre : « Je vous ai désignée, Mademoiselle Clémentine Chavaigne pour veiller mon cher Clochemerle et recevoir l’annonciation des miracles » (25). Pauline Coton proposa une variante du discours : « Mesdemoiselles Pauline Coton et Clémentine Chavaigne, je vous ai désignées… ». Mélanie Boigne, mère de quinze enfants, se rangea au parti de Catherine Repinois en haine des vieilles filles. Un cortège de femmes mariées voulut vérifier l’information. De leur côté, les vieilles filles recrutèrent des adeptes parmi les infécondes. Il y avait là les germes d’une nouvelle guerre. Mais le débat fut mis en suspens pour l’enterrement de Ponosse. *

Les derniers honneurs furent rendus à Ponosse par l’abbé Jouffe, curé de Valsonnas, lui-même très âgé. Le garagiste Fadet alla le chercher en auto. Jouffe ne crut guère aux prodiges, il ne voyait pas Ponosse faire l’objet d’une désignation divine. Son adieu au curé Ponosse fut sec et un peu bref et non dénué d’une certaine jalousie. Il insinua même quelques restrictions dans son compliment. Tout le monde était là le jour de l’enterrement, mis à part les invalides et les malades. On vit même des athées dans l’église, comme le docteur Mouraille qui passait ses clients à Ponosse depuis 30 ans. Au cimetière, les Clochemerlins étaient réunis autour de la tombe par catégorie, les femmes d’un côté, les hommes de l’autre. Au premier rang, on remarqua la baronne de Courtebiche, l’ancienne belle Alphonsine qui avait eu ses jours de gloire à Paris. Elle était vexée que le curé, qui venait la voir chaque semaine, soit mort sans passer la voir. Elle était flanquée de sa fille, Estelle de Saint-Choul, mollassonne de forte corpulence que sa mère rudoyait. Avec elle, il y avait d’autres notables : Noémie Piéchut, l’épouse du sénateur-maire, Mme Pimpalet, la femme du nouveau notaire, Mme Cudoine, la femme du brigadier de gendarmerie, Mlle Auvergne, la receveuse des postes, Mlle Dupré l’institutrice, Mme Fouache, la receveuse-buraliste, Adèle Torbayon, l’aubergiste. Parmi les femmes de vignerons, celles dont on honorait les nombreuses maternités, Mélanie Boigne, Catherine Repinois, Eulalie Ouille, Marie-Louise Maffigue, Annette Soupiat, etc. encadraient Rose Brodequin comme citait en exemple d’épouse fidèle. Plus loin, les vieilles filles et veuves désabusées étaient regroupées autour de Clémentine Chavaigne et Pauline Coton qui jetaient des regards froids à l’assistance. Entre les deux groupes de femmes, on avait disposé les enfants de Marie. Et parmi elles, on remarquait surtout la belle Marie Coquelicot, qui faisait l’unanimité chez les femmes et les hommes. Le sénateur Piéchut rendit hommage au curé Ponosse dans un discours politique (par son attachement à la cause des humbles, le curé était de gauche… comme Jésus-Christ). Puis le foule se dispersa, laissant le curé Ponosse aux mains de Joanny Cadavre, le fossoyeur que tout le monde craignait, notamment le docteur Mouraille qui alla se réconforter chez Torbayon avant de reprendre ses visites. L’hommage au curé défunt se prolongea dans les caves de Beaujolais. Le lieu le plus fréquenté était la cave de Coco Bridois qui poussait la chansonnette. Au petit matin, il entonna le fameux Noé à Clochemerle, écrit par Bernard Samothrace.

     II. LE MONDE CHANGE.

Clochemerle traversait le temps des saisons dans l’heureux isolement de sa demi-altitude propice au mûrissement des crus. La vie du bourg tournait autour du vin. Mais dernière cette sérénité séculaire, se préparait une mutation qui allait changer le monde ancien et sortir Clochemerle de son isolement rural. De bons esprits comme Tafardel et Mouraille estimaient que le bourg serait entraîné à participer à la grande aventure humaine qui s’entamait. A côté de l’idéalisme de l’instituteur et du matérialisme sceptique du médecin, le pragmatisme politique de Piéchut était plus prudent et conditionné par la conservation du pouvoir. * Rose Brodequin va à la gare avec son troisième enfant, son fils de six mois, chercher Claudius qui rentre d’une période militaire. Ils sont heureux de se retrouver. Rose l’interroge sur ce qu’il a vu à Lyon, les rues modernes, les femmes sophistiquées mais il préfère la simplicité de Rose. * A Clochemerle, tout le monde constatait que « le monde change » : Mme Fouache, les vieux, les grands-parents, Beausoleil, le garde-champêtre, Cudoine, le brigadier de gendarmerie, Nicolas le suisse, Torbayon, l’aubergiste, le boucher, le boulanger, etc. pour des raisons liées à leurs habitudes et à leurs intérêts. Mais Mouraille s’irritait : « bandes d’idiots, tout le monde est en voie de changement ! Il l’est toujours, comme tout ce qu’on vit. » (43) Pour augmenter les profits, on s’est mis à sucrer le vin pour augmenter la teneur en alcool et vendre la récolte à meilleur prix quitte à ce que le vin y perde son caractère. Le vieux Tuvelat s’indignait déjà de cette pratique à la veille de sa mort. Maintenant, les vins se ressemblaient tous et on sacrifiait la qualité à la quantité. Dans les propriétés, les jeunes se disputaient avec leurs aînés pour cette conception du vin mais aussi pour ces histoires de guerre dont les jeunes ne voulaient plus entendre parler. Les vieux n’avaient qu’à se taire. Désormais, Clochemerle s’éclairait à l’électricité, le fils Farinard, boulanger qui avait succédé à son père, possédait son pétrin mécanique et une camionnette pour livrer le pain. François Laridon, fils de l’entrepreneur servait dans l’aviation comme pilote. La baronne avait remplacé son antique guimbarde par une B12. Les Clochemerlins savaient se servir du téléphone. Plusieurs avaient des postes de radio. Toine Bezon était parti en Amérique comme cuisinier et il envoyait des lettres qui faisaient rêver : son logement au 27e étage, son salaire dix fois plus important que celui du préfet de Villefranche, les taxis aussi gros que la voiture du président de la République, sa Ford pour aller en Californie, les femmes d’Amérique, les cigares, le whisky, les gangsters, les cinémas grands comme des cathédrales… Au-delà du bourg, il y avait donc un monde immense et merveilleux. Certains garçons étaient bien décidés à ne plus être vignerons comme leurs pères. On commençait à rêver à autre chose qu’à Clochemerle. Certaines filles, notamment, avaient des rêves de stars, comme Lulu Bourriquet, 17 ans. Elle voulait aller à Villefranche apprendre la dactylographie avant d’aller à Paris pour rencontrer un mécène. Elle avait en tête l’exemple d’Anaïs Frigoul. Elle aussi avait quitté Clochemerle pour Lyon avant de rejoindre Paris. Elle avait franchi les échelons de la galanterie et rencontré le puissant protecteur capable de l’introduire dans les milieux désirés. Elle était revenue au pays exhiber sa réussite quelques années plus tard et son triomphe avait incendié l’esprit de quelques personnes qui n’avaient ni sa beauté ni son intelligence. Plusieurs partirent, deux ou trois sombrèrent dans la prostitution. *

Pour tromper l’ennui qui planait sur le bourg, on s’adonnait au plaisir. Les filles portaient des robes légères et encourageaient les audaces des garçons. Tout cela choquait Mme Fouache qui en parlait à Mme Nicolas, la femme du suisse. Tout cela tournait la tête des jeunes gens et Clochemerle changeait : « C’est Babylone qui recommence, retenez ce que je vous dis. […] C’est une ville d’autrefois, où les empereurs passaient la vie en orgies avec les courtisanes. […] C’étaient des créatures payées pour le plaisir de l’homme. Et figurez-vous qu’il y avait des écoles pour leur apprendre toutes les saletés possibles et imaginables. Le monde était déjà cochon ! Cette cochonnerie de nature, c’est le phylloxéra du monde. Et l’orgueil par-dessus, l’orgueil de vouloir être plus que le voisin, question d’argent et d’importance. Babylone, Madame Nicolas, vous verrez. Babylone ! » (49) La baronne de Courtebiche agitait des questions du même ordre en compagnie du sénateur Piéchut qui venait la voir dans son château depuis qu’il était apparenté à la classe noble par le mariage de sa fille Francine avec un Gonfalon de Bec. La vieille aristocrate déplorait une époque où le croquant devenait l’égal de n’importe qui. Le sénateur de gauche vantait le progrès démocratique et le progrès démocratique et la lutte contre les injustices. Un boucher enrichi aux Halles et rustre était venu la voir pour lui acheter son château. La vieille femme autoritaire et le vieux libéral opportuniste discutaient ainsi à l’extrême de leurs théories, en exagérant l’un et l’autre. Ils tombaient d’accord sur un point : la bêtise humaine. *

Pourtant, si quelques-uns rêvaient d’ailleurs, la plupart des Clochemerlins demeuraient fidèles à leur métier de vignerons et n’aspiraient pas à autre chose. L’homme qui reste cramponné à la terre et à ses ancêtres est sûr d’en retirer sa subsistance. La terre est rude mais ne trahit pas. « La paysannerie constitue la première cellule sociale d’une nation, la plus indispensable, car toute vie vient de la glèbe, cette grande nourrice du monde. […] Les Clochemerlins fidèles à la terre savaient qu’ils auraient toujours le sol sous leurs pieds, le ciel au-dessus de leurs têtes, de grandes bolées d’air à respirer. Ils savaient qu’ils n’obéiraient ni à la cloche ni à la sirène et que personne ne les commanderait. La destinée s’accomplit là où vous place la naissance. L’aventure est une entreprise chimérique qui a garni plus de bagnes et d’hôpitaux que de châteaux. » (51) . Pourtant, il y avait bien un malaise, dénoncé par Mme Fouache depuis son bureau de tabac, « le malaise des temps nouveaux, époque de transition, d’adaptation à un nouvel état de choses, qui avait son origine dans ce mot merveilleux : le progrès. »

  III. LE PROGRÈS

De prime abord, le Clochemerle de 1924 ressemblait à l’ancien. Pourtant, si on prêtait l’oreille on percevait des éclats de fête surprenant dans ce cadre. Les jeunes et les vieux avaient envie de danser sous l’effet de cette musique, les matrones s’agitaient elles aussi tandis que les hommes allaient plutôt se distraire en ville. « C’est les passions déchaînées et Babylone qui recommence ! » disait Mme Fouache qui se rappelait les scandales de l’urinoir. * Pendant des siècles, Clochemerle avait vécu dans le silence et l’isolement. Voici que les rumeurs de l’univers parvenaient jusque-là avec leur lot de tentations. C’est le progrès, disaient les jeunes, on ne vivra plus comme des arriérés. Les vieux s’insurgeaient Un garçon démobilisé, qui revenait de centres urbains, lança un mot neuf en pleine auberge Torbayon : « idéologie », une nouvelle religion qui devait tout faire sauter, le monde ancien des aînés, cette « saloperie dégoûtante et trop vieille ». Son interlocuteur voulait bien qu’on le traitât de « vieux con » à la rigueur (on est toujours le vieux con de quelqu’un) mais pas « d’esclave ». Mais le réformateur surenchérissait. La révolution allait abattre ces « raclures du capitalisme ». Dans la chaleur de la discussion, ils avaient bu chacun trois pots. Le vocabulaire du bourg s’enrichissait de termes nouveaux venus de l’extérieur : idéologie, dancing, jazz, gigolo, bagnole, grand-sport, caméra, star, pin-up, et. L’automobile, surtout, avait fait son apparition à Clochemerle, conférant une importance de démiurge à Eugène Fadet qui savait ausculter un moteur. L’auto était la plus importante invention de ce début du siècle. Elle devait bouleverser les notions de temps et d’espace et les rapports entre les gens. La vitesse devint une drogue agissant sur les nerfs et les mœurs. Chacun à son tour voulait s’y adonner. Rouler était devenu le plus urgent besoin. L’humanité se ruait en avant. Clochemerle fonçait dans la compétition. *

Vantard et bricoleur, discuteur de cabaret, Eugène Fadet s’intitulait mécanicien. Son commerce de cycle périclitait, à cause du relief de la région d’abord mais surtout parce que les gens ne voulaient pas changer leurs vieilles et lourdes bécanes. Fadet se consolait en fréquentant le Café de l’Alouette où il commentait les exploits sportifs. Heureusement, Léontine Fadet, son épouse, avait davantage le sens des affaires et elle incita son mari à se lancer dans cette activité plus rémunératrice. En 1926, après un accord conclu avec un agent de Mâcon, il devint garagiste et vendeur de citroëns. Son arrivée au volant d’une voiture fit sensation. Tout le monde voulut bientôt la sienne : Mouraille, la baronne, Piéchut, Laroudelle, d’autres vignerons… Mais on ne soupçonnait pas les dangers de cette machine. Il y eut des pannes mécaniques et des accidents, des blessés et des morts. Les bourgs et les villages se mirent à communiquer. Léontine Fadet fit embellir son magasin et se lança dans une autre branche commerciale : la vente de phonographes et de postes de radio. C’est ce qui fit entrer le tintamarre dans le village. Puis on installa un cinéma. On passa d’abord un western et un grand film américain, hautement moral. « C’est un nouveau Babylone qui se prépare ! » s’indigna Mme Fouache. « Non. C’est simplement le progrès qui est en train de transformer la condition humaine » répondit Tafardel. Mouraille partageait l’opinion de Mme Fouache. Le progrès allait trop vite. Tafardel vantait les progrès de l’instruction et envisageait même une victoire sur la mort. * « C’est le progrès ! » disaient les Clochemerlins en sortant du cinéma, en tournant les boutons de la radio, en appuyant sur le démarreur de leur automobile. Ils en rayonnaient de fierté et de plaisir. Mais c’était surtout l’automobile qui les avait le plus transformés. On rencontrait des Clochemerlins partout et ils faisaient preuve d’un sentiment de supériorité sur les autres, notamment Sébastien Ouille.

   IV. ESSOR DE CLOCHEMERLE.

Retour en arrière. Après ses aventures avec un beau greffier et un galant capitaine, Adèle Torbayon et se cherchait un dérivatif. Elle conçut l’idée de porter son auberge au rang d’hostellerie, pour y accueillir une clientèle plus élégante. Arthur, son mari, échaudé d’avoir été cocu, se souciait davantage d’elle. Le projet de sa femme ne lui déplaisait pas, pourvu qu’il pût continuer à mener la vie qu’il aimait. Il savait aussi que pour maintenir sa clientèle, il devait fermer les yeux sur quelques familiarités. Il voyait d’un bon œil que sa femme se tourne vers ces projets. Elle voulait faire peindre sur la façade : CHEZ L’ADÈLE HOSTELLERIE TORBAYON. Elle convoqua les entrepreneurs, se lança dans les devis, fit installer le confort moderne, notamment des salles de bains (Torbayon n’en voyait pas l’utilité !). Adèle rêvait de Côte d’Azur et comptait bien s’y retirer une fois fortune faite. Six mois plus tard, l’hostellerie présentait une façade pimpante. Mais pour attirer la clientèle, il fallait surtout améliorer la qualité de la cuisine. Adèle s’y employa. Des voitures affluèrent en masse. On agrandit la salle en construisant une véranda et en gagnant sur les dépendances. Cette nouvelle hostellerie fit beaucoup pour le renom du bourg. * Arthur Torbayon révéla, à cette occasion, des qualités d’entraîneur d’hommes insoupçonnées. En tenue de cuisinier, il chouchoutait sa clientèle, offrant sa tournée à ses meilleurs clients et en leur proposant de visiter des caves. Les novices ne se méfiant pas, les vignerons les poussaient à boire et certains visiteurs étaient obligés de prolonger leur séjour, faute de pouvoir reprendre la route. Torbayon y trouvait son compte mais il devint, lui aussi, dépendant de cet alcoolisme ravageur. *

On vit paraître à Clochemerle une beauté saisissante, Flora Baboin qui fit chavirer l’esprit de Bernard Samothrace. Le poète avait été de toutes les célébrations locales mais il avait manqué le rendez-vous avec la gloire. La beauté du moment succédait à l’éclatante Judith Toumignon qui avait longtemps retenu l’attention. Il n’y avait face à elle que la délicieuse Marie Coquelicot. Flora inspirait le vieux poète et occupait l’esprit du jeune instituteur, Armand Jolibois, âgé de 26 ans. Cette obsession troublait le jeune instituteur au point de troubler son jugement. La jeune femme occupait aussi les conversations de Tafardel et de Mouraille. Adèle la mit au service de sa clientèle de luxe : on se pressait aussi à l’hostellerie pour avoir la chance d’être servi par elle. Mais un autre nom servit à la renommée de Clochemerle : un produit pharmaceutique à grande diffusion : le Zéphanal. *

Eusèbe Basèphe, avait été le potard de Poilphard, l’ancien pharmacien de Clochemerle. Dans l’ombre, il préparait sa revanche. Dans ce travail aride de préparation des produits, il faisait les piqûres et fantasmait sur les postérieurs de ses clientes. Une surtout l’obsédait, Anita Trimouille. * Il est vrai que les femmes préféraient la douceur de Basèphe à la brutalité de Poilphard. Un jour, Eusèbe toucha sa récompense en la personne de Maria Bouffier, dite Maria la Drue, une gaillarde d’une trentaine d’années. Alors qu’elle était sur le point de se faire piquer, elle se retourna et embrassa le jeune Eusèbe, 22 ans, tout décontenancé. * La fortune finit par sourire à Basèphe. L’héritage d’une vieille tante lui permit d’aller étudier en ville et de décrocher son diplôme. Quand il apprit que le successeur de Poilphard (allergique au vin) voulait vendre, il sauta sur l’occasion et racheta la pharmacie. Anita avait quitté la ville. Veuve, elle était partie refaire sa vie ailleurs. Basèphe fit moderniser sa pharmacie et installer un laboratoire. Il conçut le Zéphanal, un suppositoire à multiples indications, et d’un emploi largement féminin. Il proposait une démonstration sur place. Pour en faire la promotion, il envoyait aux médecins des environs une caisse de dix bouteilles. Cette politique lui réussit. Il s’entendit également avec Adèle pour offrir deux repas aux médecins venant à Clochemerle. Le mot Zéphanal se multiplia sur les ordonnances. Basèphe fit fortune. Le docteur Mouraille préconisait largement le produit. Quand il n’arrivait pas à s’endormir, dans sa mansard, Eusèbe s’administrait son produit.

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