Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
12 août 2017 6 12 /08 /août /2017 09:43

1.– L’AVENTURE MORTELLE

L’aventureux, disions-nous, est dedans-dehors, mais quelquefois plus dedans que dehors, quelquefois plus dehors que dedans, et quelquefois l’un autant que l’autre inextricablement. Dans le premier style d’aventure, l’homme est plus dedans que dehors, c’est-à-dire que l’aventure comprend à la fois le jeu et le sérieux, mais le sérieux prévaut ici sur le jeu et l’immanence sur la transcendance ; en sorte qu’elle vire facilement en tragédie : le glissement se produit quand disparaît le grain de sel de l’élément ludique qui assaisonne et futilise toute aventure ; alors l’aventure tend à se confondre avec la vie elle-même ; alors les vicissitudes et péripéties dramatiques de l’aventure ont envahi toute l’existence. En même temps que l’homme est engagé dans l’aventure, et ceci avec l’âme toute entière, il doit donc en être relativement dégagé. L’aventureux est à la fois engagé, comme on dit si souvent aujourd’hui, et désengagé, mais de telle manière que l’engagement l’emporte dans une grande mesure sur le dégagement et le détachement. Cette amphibolie peut être formulée en termes temporels. Selon la chronologie en effet, l’aventure est vécue comme une continuation par celui qui est dedans, et pendant, et en expérimente sur le moment toutes les vicissitudes. L’aventure dépend de moi dans son commencement, (19) mais sa continuation ne dépend pas toujours de moi, et sa terminaison encore moins. Ou vice versa : je suis plus dedans que dehors, mais j’ai commencé par me mettre librement dedans. Un homme décide un beau jour d’escalader l’Himalaya. Il n’est pas obligé de se donner cette peine. Il est obligé de payer ses impôts, de faire son service militaire, d’exercer un métier, car ces choses-là sont « sérieuses » ; mais pour ce qui est d’escalader l’Everest, non, personne ne l’y oblige. Le commencement de l’aventure est donc un décret autocratique de notre liberté, et il est en cela, comme tout acte arbitraire et gratuit, de nature un peu esthétique. Mais voici que l’homme dégagé s’engage à fond. L’amateur qui a quitté volontairement sa famille et ses occupations se trouve pris, sur les pentes de l’Everest, dans une tourmente de neige. À partir de ce moment il regrette sans doute d’être parti, mais il est trop tard pour regretter et revenir sur ses pas : à partir de ce moment, il se bat pour son tout-ou-rien, il se bat pour sa peau. Ce qui est en jeu désormais c’est sa destinée et son existence même ; c’est, comme on dit, une question de vie ou de mort. L’aventure, alors, est sur le point de cesser d’être une aventure pour devenir une tragédie : à plus forte raison si l’alpiniste meurt de froid sur le glacier ou tombe dans une crevasse, si l’aventure finit tragiquement ; il arrive qu’on la commence par force et qu’on la continue par jeu, mais le plus souvent c’est l’inverse : on la commence pour jouer, mais on ne sait ni quand ni comment elle peut finir, ni jusqu’où elle peut aller. Elle commence frivole, (20) elle continue sérieuse, et elle se termine tragique ; son déclenchement est libre et volontaire, mais sa continuation et surtout sa conclusion se perdent dans les brumes menaçantes, dans l’inquiétante ambiguïté de l’avenir. L’aventurier a brûlé ses vaisseaux, les vaisseaux du retour et de la résipiscence. En ce point commence la tragédie ! Par rapport à l’entreprise saugrenue et baroque nommée aventure, l’homme est un peu dans la situation de l’apprenti-sorcier. Ce demi-sorcier sait le mot qui déclenche les forces magiques, mais il ne sait pas le mot qui les refrénerait : l’apprenti ne sait donc que la moitié du mot. Seul le maître sorcier connaît les deux mots, le mot qui déclenche et le mot qui arrête. Si l’homme savait les deux mots de l’aventure, il serait non point un demi-magicien, un apprenti, et pour tout dire un aventurier, mais un magicien complet, ou mieux, il serait comme Dieu. Il n’y a que Dieu qui soit maître à la fois de déclencher et de stopper à volonté, qui sache à la fois le mot du commencement et le mot de la fin, qui soit à la lettre omnipotent : l’homme en cela n’est qu’un demi-dieu, comme sa liberté n’est que demi- liberté, comme sa puissance est non pas toute-puissance, mais moitié de puissance ; le fiat initial est seul entre nos mains, et seulement pour l’amorçage d’une entreprise qui se déroule ensuite toute seule. Par rapport à l’irréversibilité du temps, nos pouvoirs sont des pouvoirs boiteux, tronqués, unilatéraux, et c’est sans doute cette dissymétrie qui explique la prépondérance du sérieux. (21) Comment s’étonner qu’une telle dissymétrie nous inspire des sentiments ambivalents ?

Parlant d’une aventure où le sérieux l’emporte sur le jeu, nous n’avons pas encore dit le mot essentiel qui en indique l’objet et qui explique pourquoi notre destinée entière y est tragiquement engagée. Ce mot, c’est le mot de mort. Ce mot innommé, et même inavouable, donne à l’aventure son apparence immotivée. Sans doute l’homme est-il hors de la mort par la conscience qu’il en prend ; mais comme cette conscience n’empêche nullement l’être pensant de mourir en fait, l’être pensant- mortel est avant tout au-dedans de la mort. Car c’est la mort, en fin de compte, qui est le sérieux en tout aléa, le tragique en tout sérieux, et l’enjeu implicite de toute aventure. Une aventure, quelle qu’elle soit, même une petite aventure pour rire, n’est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible, dose souvent infinitésimale, dose homéopathique si l’on veut et généralement à peine perceptible… C’est tout de même cette petite et parfois lointaine possibilité qui donne sel à l’aventure et la rend aventureuse. Plus généralement : la douleur, le malheur, la maladie, le danger sont à cet égard logés à la même enseigne. Un danger n’est dangereux que dans la mesure où il est en danger de mort. Le risque mortel peut ne représenter qu’une chance sur mille, - non pas une chance sur vingt, comme dans cette « roulette du suicide » qui fut naguère le passe-temps des officiers russes, mais une sur mille ; c’est pourtant l’appréhension de cette toute petite chance, (22) c’est ce minuscule souci qui rend périlleux le péril et passionnante l’aventure. La mort est le dangereux en tout danger, le mal en toute maladie : la maladie, fût-elle un bobo, la plus bénigne des migraines, le plus insignifiant des furoncles, la maladie n’est qu’une maladie que parce que l’homme peut théoriquement en mourir : une rage de dents, après tout, n’est-elle pas une possibilité de mort ? Un danger duquel la possibilité même de la mort serait d’avance exclue, ce danger est une comédie, et non point un danger sérieux ; une aventure dans laquelle on serait assuré par avance de réchapper n’est pas une aventure du tout ; tout au plus serait-ce une aventure de matamore. - La raison en est facile à donner : cette raison est la finitude de la créature. Un ange, étant incapable de mourir, ne peut courir d’aventures : il aurait beau descendre dans les entrailles du sol, explorer les profondeurs de l’océan, monter en fusée jusqu’à l’étoile polaire… Rien n’y fait ! l’être immortel, avec son invisible cotte de mailles, ne peut courir de dangers puisqu’il ne peut mourir. Peut-être des anges auraient-ils bien envie de mourir pour pouvoir, comme tout le monde, courir des aventures ; ils sont condamnés, hélas ! à l’immortalité et meurent peut-être de ne pas mourir ! C’est une chose bien simple : pour pouvoir courir une aventure, il faut être mortel, et de mille manières vulnérable ; il faut que la mort puisse pénétrer en nous par tous les pores de l’organisme, par tous les joints de l’édifice corporel. Mieux vaut ne pas penser aux innombrables façons qu’a ce fragile édifice de se démolir ! Notre (23) sécurité est une réussite si exceptionnelle, et elle suppose la réunion d’un si grand nombre de conditions toujours révocables que sa reconduction de jour en jour est déjà en elle-même une coïncidence miraculeuse et un heureux hasard dont il faudrait sans cesse rendre grâce au destin. C’est le cas de le dire : la vie est l’ensemble des chances qui nous soustraient journellement à la mort. La fragilité essentielle et la précarité incurable de notre existence psychosomatique fondent la possibilité de l’aventure. La mort est ce qu’on trouve lorsque l’on creuse jusqu’à l’extrémité de l’humain, jusqu’au rebord aigu et indépassable d’une expérience ; la mort est la limite absolue qu’on atteindrait si on allait à fond et jusqu’au bout au lieu de s’arrêter en route : c’est le fond infime de toute profondeur et l’apogée suprême de toute hauteur et le point extrême de toute distance. La mort est au bout de toutes les avenues lorsqu’on les prolonge indéfiniment en quelque sens que ce soit. Si on prolongeait un boulevard de Paris vers l’un quelconque des points cardinaux, on finirait tôt ou tard par rencontrer l’océan, cet océan primordial et terminal sur lequel les continents eux-mêmes flottent comme des îles… Et de même, lorsqu’on augmente progressivement l’intensité d’une sensation ou d’une perception, on rencontre la mort : par exemple, le crescendo d’une douleur, et même l’inflation d’une joie ne peuvent être supportés indéfiniment : l’homme a la poitrine trop étroite pour cela ! Il arrive un moment où le fil craque. On peut mourir de douleur, (24) et même de joie. Une expérience, gonflée sans ménagement, finit par éclater et se perd dans le néant qui cerne notre finitude. C’est pourquoi l’homme en quête d’aventures pousse des pointes périlleuses dans la direction des extrémités. Le besoin d’atteindre les extrêmes et les finistères qui sont le nec plus ultra de l’espace, d’aller dans les profondeurs du sol ou de l’océan, au sommet des montagnes ou vers l’extrême altitude du monde sidéral, au pôle Nord, au pôle Sud, en Extrême- Orient, en Extrême- Occident, tout cela témoigne clairement d’une tentation extrémiste et même puriste. L’aventureux aspire à un au-delà de la zone mitoyenne, de cette zone de mélanges qui est aussi la zone de l’optimum biologique, celle où l’homme vit et respire le plus confortablement, mais dans laquelle, n’étant ni ange ni bête, il mène l’existence la plus bourgeoise et la plus casanière. Les hommes de la continuation engraissent et prospèrent dans cet entre-deux, équidistant de l’alpha et de l’oméga, où déjà Pascal assignait sa place à l’amphibie humain et qui est la région tempérée intermédiaire entre les pôles ; et l’homme de l’aventure, au contraire, va vers les extrémités, vers les pôles nord et sud de son existence empirique ; il renonce au confort de la zone tempérée et ne fait pas grand cas de ce juste milieu, de cette heureuse intermédiarité qu’Aristote confondait un peu vite avec l’excellence.

La mésaventure de mort est donc l’aventureux en toute aventure, comme elle est le dangereux en tout danger et le douloureux en toute douleur, le mal du (25) malheur et de la maladie. Retrouvons ici l’aventureuse ambiguïté dont nous sommes partis. L’indétermination de la mort est celle même de l’avenir ambigu. Car la mort est, par excellence, ce qui est absolument certain et absolument incertain ; les deux ensemble ! Elle n’est pas dans l’ombre, mais dans la pénombre. Le fait que nous mourrons est certain en général ; mais la date de notre mort reste indéterminée ; et c’est ce qui nous permet de vivre ; car si au lieu d’être des apprentis et des demi-dieux, si au lieu d’avoir une nature démonique nous savions les deux parties du mot, le quod et le quando, le fait-que et la date de la fin, nous ne pourrions pas supporter la vie. Platon raconte dans le Gorgias que Zeus, ayant privé les hommes de l’immortalité, voulut quand même leur faire un humble cadeau, un cadeau de misère dans leur condition délaissée. Il leur a caché la date de leur mort : nous mourrons, mais nous ne saurons jamais quand. Maigre compensation, à vrai dire, et consolation dérisoire ! En tout cas ce brouillard propice permet au centenaire de faire légitimement des projets d’avenir, de dire comme tout le monde : dimanche prochain, l’été prochain. La date de la mort est une date absolument incertaine et contingente. « Hora incerta », disent les prédicateurs, en commentant l’Evangile : Vous ne savez ni le jour ni l’heure. Mais vice versa la possibilité d’ajourner indéfiniment cette date justifie l’espérance progressiste et l’optimisme médical. La quoddité ou effectivité est certaine, et pourtant nous sommes dans l’incertitude absolue quant aux ignorances ; nous ignorons (26) notamment la plus importante et la plus troublante de toutes : la date. Quand ? On ne peut répondre à cette question, et pas davantage aux autres questions circonstancielles : où, comment, quelle est la cause ? etc. Mourrai-je dans mon lit ? à pied ? à cheval, à la tête de mes troupes ? dans quelle ville ? à la suite de quelle maladie ? et ainsi du reste. Toutes les catégories sont ici en échec. Nous ne savons la grande réponse générale, celle qui ne répond même pas à une question : nous savons que nous mourrons. Cette dissymétrie qui est symptôme de mystère, Pascal la vérifiait à propos de Dieu, Jean Chrysostome à propos des rapports de l’âme et du corps. Nous devinons qu’il y a un Dieu, mais nous ne savons pas quel est ce Dieu, quelle est sa nature, quels sont ses attributs, quel est son visage. Ce Dieu est donc à demi caché, fere absconditus. Nous avons l’intuition d’un nombre infini, mais nous ne savons pas si ce nombre est pair ou impair : à peine avons-nous dit combien, assigné la quantité, nommé par exemple un nombre pair, et voici qu’un nombre impair plus grand se présente à l’esprit ; et ainsi « à l’infini », puisque c’est précisément ce mouvement indéterminé d’enchère et de majoration sans limite, puisque c’est cette auction même qui est l’infini.

La mort-propre, pour chacun, est toujours à venir, de même que la naissance-propre est, pour chacun, toujours du déjà-fait ; et ainsi la mort, toute notre vie durant, sera au futur, de même que la naissance, pendant toute notre vie, du commencement à la fin, aura été du passé : car la date initiale est seule déterminée. (27)

La vie est donc fermée seulement a parte ante, et du côté du commencement ; a parte post, la futurition la maintient ouverte. La vie est donc entr’ouverte. Et en cela encore elle est une aventure. Sans doute la mort aura-t-elle le dernier mot : à cet égard tout, de toute façon, finira mal : dans cette « aventure » que nous n’avons pas choisie et qui s’appelle la vie, le dénouement est connu d’avance, et par conséquent la dose d’aventure et de jeu y est fort limitée. Mais avec l’ajournement indéfini de la terminaison, un vague espoir nous est laissé : et comme il n’est jamais nécessaire de mourir à telle date plutôt qu’à telle autre, comme il n’est jamais absurde d’en réchapper, tous les projets du malade se trouvent du même coup justifiés. L’aération de la chance n’est refusée qu’à l’invivable désespoir. Il apparaît maintenant que l’objet innommé de notre intense curiosité et de notre horreur était la mort. La mort est le précieux épice de l’aventure. La tension la plus aiguë n’est-elle pas la tension qui se crée entre l’horreur du non-être et l’attirance paradoxale de ce suprême naufrage ? (28)

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de POT ETHIQUE A LENTS TICS
  • : Commentaires sur l'actualité politique et culturelle. Poésie. Parodie. Lettres-philosophie en CPGE scientifiques.
  • Contact

Profil

  • POT ETHIQUE A LENTS TICS

Recherche

Pages

Catégories