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28 octobre 2019 1 28 /10 /octobre /2019 15:07

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien

Résumé et citations établis par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie en CPGE (et en 1ère).

Les références renvoient à l’édition Folio n°921

Ce résumé ne remplace évidemment pas la lecture intégrale du texte

Animula vagula blandula,

Hospes comesque corporis,

Quae nunc abibis in loca

Pallidula, rigida, nudula,

Nec, ut soles, dabis iocos.

P. AElius Hadrianus, Imp.

Petite âme vagabonde et câline (errante et accueillante)

Visiteuse, compagne du corps

Au pays pour lequel tu pars,

Toute transie, livide et nue,

Reprendras-tu tes anciens jeux ?

I. ANIMA VAGULA BLANDULA (Petite âme vagabonde et câline)

Mon cher Marc,

La mort approche : Je suis allé ce matin chez mon médecin Hermogène qui m’a examiné. Mon corps « s’apprête à mourir d’une hydropysie du cœur »« Ce matin, l’idée m’est venue pour la première fois que mon corps, ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme, n’est qu’un monstre sournois qui finira par dévorer son maître ». (12) Hermogène essaie de me cacher ma mort mais mes jambes enflées ne me soutiennent plus pendant les longues cérémonies romaines : j’ai soixante ans et je n’ai aucune illusion sur l’échéance de la mort (13). J’ai peu de chances de mourir d’un assassinat, d’une chute de cheval, de la peste, de la lèpre, du cancer, au combat ou en mer, je mourrai plus probablement d’un étouffement à Tibur, Rome ou Naples, « je commence à apercevoir le profil de la mort ».

Activités physiques et sportives : J’ai renoncé à la chasse (13), à faire du cheval (14) (mon aide de camp Céler exerce le successeur de Borysthènes sur la route de Préneste), à la natation et à la course à pied (le souvenir de mes courses sur les collines d’Espagne et de l’entente avec les athlètes du stade). « Ainsi de chaque art pratiqué en son temps, je tire une connaissance qui me dédommage en partie des plaisirs perdus. J’ai cru, et dans mes bons moments je crois encore, qu’il serait possible de partager de la sorte l’existence de tous, et cette sympathie serait l’une des espèces les moins révocables de l’immortalité. Il y eut des moments où cette incompréhension s’efforça de dépasser l’humain, alla du nageur à la vague. Mais là, rien d’exact ne me (15) renseignant plus, j’entre dans le domaine de la métamorphose des songes ».

Manger et boire : « Trop manger est un vice romain, mais je fus sombre avec volupté. Hermogène n’a rien eu à modifier à mon régime », si ce n’est peut-être cette impatience qui me faisait manger n’importe où et n’importe quand. Je préférais l’odeur des banquets de camps aux festins de Rome. Je n’ai pas de mépris pour la nourriture qui se change en énergie (16) mais les plaisirs des mets romains se noient dans la profusion et le mélange. Aux plats sophistiqués de Lucius, je préférais la chair nette d’un oiseau ou la cuisine de la Grèce. J’ai apprécié la nourriture rustre mais fraîche des bouges d’Égine ou de Phalère (17) ou la viande des soirs de chasse. La magie du vin bu dans les campagnes, je ne la retrouve pas dans le pédantisme des grands connaisseurs de Rome ; il en va de même pour l’eau même si je dois en user désormais avec sobriété. Je ne pratique plus, comme tu le fais, l’abstinence de viande chère aux Gymnosophistes indiens, qui nous coupe trop des hommes (18) ; je ne cède pas davantage à la gourmandise. « Un prince manque ici de la latitude offerte au philosophe : il ne peut se permettre de différer sur trop de points, et les dieux savent que mes points de différence n’étaient déjà que trop nombreux, bien que je me flattasse que beaucoup fussent invisibles ». J’ai connu les avantages et les dangers de cette forme d’abstinence dans des périodes de jeûne ou d’initiations religieuses. « A d’autres moments, ces expériences m’ont permis de jouer avec l’idée du suicide progressif, du trépas par inanition qui fut celui de certains philosophes, espèce de débauche retournée où l’on va jusqu’à l’épuisement de la substance humaine. Mais il m’eût toujours déplu d’adhérer à un système, et je n’aurais pas voulu qu’un scrupule m’enlevât le droit de me gaver de charcuterie, si par hasard j’en avais envie, ou si cette nourriture était la seule facile ». (19)

L’amour et les plaisirs : Pour les cyniques et les moralistes, les voluptés de l’amour sont des jouissances grossières (peur de s’abandonner à la puissance terrible du plaisir). « De tous nos jeux, c’est la seul qui risque de bouleverser l’âme, le seul aussi où le joueur s’abandonne nécessairement au délire du corps. Il n’est pas indispensable que le buveur abdique sa raison, mais l’amant qui garde la sienne n’obéit pas jusqu’au bout à son dieu. […] toute démarche sensuelle nous place en présence de l’Autre, nous implique dans les exigences et les servitudes du choix ». C’est une des relations les plus intenses et les plus vraies (20). « Ce jeu mystérieux qui va de l’amour d’un corps à l’amour d’une personne m’a semblé assez beau pour lui consacrer une part de ma vie. ». Les mots trompent : celui de « plaisir » par exemple qui recouvre des réalités contradictoires (douceur et douleur). La petite phrase obscène de Poeidonius que je t’ai vu recopier ne définit pas davantage le phénomène de l’amour. « C’est moins la volupté qu’elle insulte que la chair elle-même, cet instrument de muscles, de sang, et d’épiderme, ce rouge nuage dont l’âme est l’éclair. Et j’avoue que la raison reste confondue en présence du prodige même de l’amour, de l’étrange obsession qui fait que cette même chair dont nous nous soucions si peu quand elle compose notre propre corps, nous inquiétant de la laver, de la nourrir, et, s’il se peut, de l’empêcher de souffrir, puisse nous inspirer une telle passion de caresses simplement parce qu’elle est animée par une individualité différente de la nôtre, et parce qu’elle présente certains linéaments de beauté, sur lesquels, d’ailleurs, les meilleurs juges ne s’accordent pas. Ici, la logique humaine reste en deçà, comme dans les révélations des Mystères. La tradition populaire ne s’y est pas trompée, qui a toujours vu dans l’amour une sorte d’initiation, l’un des points de rencontre du secret et du sacré. L’expérience sensuelle se compare encore aux Mystères en ce que la première approche fait au non-initié l’effet d’un rite plus ou moins effrayant, scandaleusement éloigné des fonctions (21) familières du sommeil, du boire, et du manger, objet de plaisanterie, de honte, ou de terreur. Tout autant que la danse des Ménades ou le délire des Corybantes, notre amour nous entraîne dans un univers différent, où il noud est, en d’autres temps, interdit d’accéder, et où nous cessons de nous orienter dès que l’ardeur s’éteint ou que la jouissance se dénoue. Cloué au corps aimé comme un crucifié à sa croix, j’ai appris sur la vie quelques secrets qui déjà s’émoussent dans mon souvenir, par l’effet de la même loi qui veut que le convalescent, guéri, cesse de se retrouver dans les vérités mystérieuses de son mal, que le prisonnier relâché oublie la torture, ou le triomphateur dégrisé la gloire. J’ai rêvé parfois d’élaborer un système de connaissance humaine basé sur l’érotique, une théorie du contact, où le mystère et la dignité d’autrui consisteraient précisément à offrir au Moi ce point d’appui d’un autre monde. La volupté serait dans cette philosophie une forme plus complète, mais aussi plus spécialisée, de cette approche de l’Autre, une technique de plus mise au service de la connaissance de ce qui n’est pas nous. » Mêmes les rencontres les moins sensuelles ont lieu par les signaux du corps (exemples : le regard d’un tribun auquel on explique une manœuvre, le salut d’un subalterne figé à notre passage, le coup d’œil amical d’un esclave qu’on vient de remercier, la moue d’un vieil ami) (22). Parfois, un seul être nous envahit tout entier. J’aurais pu être un séducteur, je n’en ai pas eu envie et j’ai préféré me consacrer à autre chose (23). J’ai aussi été victime de ma position supérieure qui pousse beaucoup à la flagornerie et au mensonge. Je ne condamne pas la débauche mais je ne m’y ordonne guère (il faut des sens bien inertes pour se mettre en frais de tels appareils). « Si j’ai à peu près renoncé à ces formes trop machinales du plaisir, ou ne m’y (24) suis pas enfoncé trop avant, je le dois plutôt à ma chance qu’à une vertu incapable de résister à rien. »

Le sommeil : Le sommeil (un des bonheurs les plus précieux et les plus communs) m’abandonne lentement. « J’accorde que le sommeil le plus parfait reste presque nécessairement une annexe de l’amour : repos réfléchi, reflété dans deux corps. » Mais ce qui m’intéresse ici, c’est le mystère spécifique du sommeil, cette plongée solitaire dans un océan où nous rencontrons la mort. Ce qui nous rassure du sommeil, c’est qu’on en ressort inchangé et reposé. « Je préfère parler de certaines expériences de sommeil pur, de pur réveil, qui confinent à la mort et à la résurrection ». Je tâche de ressaisir les sommeils foudroyants de l’adolescence (25), les brusques sommeils de chasse. « Qu’étaient ces particularités auxquelles nous tenons le plus, puisqu’elles comptaient si peu pour le libre dormeur, et que, pour une seconde, avant de rentrer à regret dans la peau d’Hadrien, je parvenais à savourer à peu près consciemment cet homme vide, cette existence sans passé ? » La maladie et l’âge ont aussi leurs prodiges, et reçoivent du sommeil d’autres formes de bénédiction.  Il y a environ un an, après une journée interminable à Rome, je suis retourné, épuisé, à la Villa à cheval (26) et après avoir avalé une bouillie chaude j’ai dormi une heure mais ce fut suffisant pour me rétablir. « Le sommeil, en si peu de temps, avait réparé mes excès de vertu avec la même impartialité qu’il eût mise à réparer ceux de mes vices ». Le sommeil est un phénomène qui absorbe au moins un tiers de notre vie. Nous sommes tous égaux pendant le sommeil (Caïus Caligula et le juste Aristide, moi et le noir janiteur qui dort en travers de mon seuil). « Qu’est notre insomnie, sinon l’obstination maniaque de notre intelligence à manufacturer des pensées, des suites de raisonnements, des syllogismes et des définitions bien à elle, son refus (27) d’abdiquer en faveur de la divine stupidité des yeux clos ou de la sage folie des songes ? » L’homme qui ne dort pas (expérience que je fais souvent depuis quelques mois) se refuse plus ou moins consciemment à faire confiance au flot des choses. Frère de la Mort… Isocrate se trompait. La mort a d’autres secrets, plus étranger encore à notre condition d’hommes. Et pourtant nous sentons confluer la source blanche et la source sombre. Ceux qui dorment nous échappent et chaque homme a honte de son visage entaché de sommeil. Chaque nuit, nous ne sommes plus. (28)

 

Le projet autobiographique : « Peu à peu, cette lettre commencée pour t’informer des progrès de mon mal est devenue le délassement d’un homme qui n’a plus l’énergie nécessaire pour s’appliquer longuement aux affaires d’État, la méditation écrite d’un malade qui donne audience à ses souvenirs. Je me propose maintenant davantage : j’ai formé le projet de te raconter ma vie. A coup sûr, j’ai composé l’an dernier un compte rendu officiel de mes actes, en tête duquel mon secrétaire Phlégon a mis son nom. J’y ai menti le moins possible. L’intérêt public et la décence m’ont forcé néanmoins à réarranger certains faits. La vérité que j’entends exposer ici n’est pas particulièrement scandaleuse, ou ne l’est qu’au degré ou toute vérité fait scandale. Je ne m’attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose. Je tiens pourtant à t’instruire, à te choquer aussi. Tes précepteurs, que j’ai choisis moi-même, t’ont donné cette éducation sévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont j’espère somme toute un grand bien pour toi-même et pour l’État. Je t’offre ici comme correctif un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même. J’ignore à quelles conclusions ce récit m’entraînera. Je compte sur cet examen des faits pour (29) me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour mieux me connaître avant de mourir » J’ai trois moyens pour évaluer l’existence : 1. L’étude de soi : la plus difficile, la plus dangereuse et la plus féconde des méthodes, 2. L’observation des hommes : ils s’arrangent pour nous cacher leurs secrets ou faire croire qu’ils en ont, 3. Les livres, avec les erreurs particulières de perspectives : j’ai lu à peu près tout (historiens, poètes et conteurs) et j’y peut-être plus appris que dans ma propre vie. « La lettre écrite m’a enseigné à écouter la voix humaine. […] Par contre, et dans la suite, la vie m’a éclairci les livres. »

 Le mensonge des livres : « Mais ceux-ci mentent, et même les plus sincères. » Les moins habiles donnent une image plate et pauvre de la vie (Lucain : une image lourde et solennelle que la vie n’a pas ; Pétrone : l’image légère d’une balle rebondissante et creuse). Les poètes nous transportent dans un monde différent de la réalité et en pratique inhabitable ; les philosophes font subir des transformations à la réalité ; les historiens proposent des systèmes trop parfaits (30) (« je sais que même à Plutarque échappera toujours Alexandre. »), les conteurs apprennent « à l’étal de petits morceaux de viande fort appréciés des mouches.  Je m’accommoderais fort mal d’un monde sans livres, mais la réalité n’est pas là, parce qu’elle n’y tient pas tout entière. »

L’observation des hommes est insuffisante : « L’observation des hommes est une méthode moins complète encore, bornée le plus souvent aux constatations assez basses dont se repaît la malveillance humaine ». Chacun a une vision assez limitée du fait de sa position (ce que je sais du vieil Euphorion et ce qu’il sait de moi). « Presque tout ce que nous savons d’autrui est de seconde main. Si par hasard un homme se confesse, il plaide sa cause ; son apologie est toute prête. Si nous l’observons, il n’est pas seul. » J’aimais lire les rapports de police (on me l’a reproché) qui réservaient toujours des surprises sur l’âme humaine. Mais je n’en connais pas pour autant les hommes (31).

L’observation de moi-même : « Quant à l’observation de moi-même, je m’y oblige, ne fût-ce que pour entrer en composition avec cet individu auprès de qui je serai jusqu’au bout forcé de vivre, mais une familiarité de près de soixante ans comporte encore bien des chances d’erreur. Au plus profond, ma connaissance de moi-même est obscure, intérieure, informulée, secrète comme une complicité. Au plus impersonnel, elle est aussi glacée que les théories que je puis élaborer sur les nombres : j’emploie ce que j’ai d’intelligence à voir de loin et de plus haut ma vie, qui devient alors la vie d’un autre. Mais ces deux procédés de connaissance sont difficiles, et demandent, l’un une descente en soi, l’autre, une sortie hors de soi-même. Par inertie, je tends comme tout le monde à leur substituer des moyens de pure routine, une idée de ma vie partiellement modifiée par l’image que le public s’en forme, des jugements tout faits, c’est-à-dire mal faits, comme un patron tout préparé auquel un tailleur maladroit adapte laborieusement l’étoffe qui est à nous. Équipement de valeur inégale ; outils plus ou moins émoussés ; mais je n’en ai pas d’autres : c’est avec eux que je me façonne tant bien que mal une idée de ma destinée d’homme. »

Une vie informe : « Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe. L’existence des héros, celle qu’on nous raconte, est simple ; elle va droit au but comme une flèche. » La plupart des hommes aiment à résumer leur vie dans une formule (dans une vanterie, une plainte ou une récrimination) : « leur mémoire leur fabrique complaisamment une existence explicable et claire. Ma vie a des contours moins fermes. Comme il arrive souvent, c’est ce que je n’ai pas été, peut-être, qui la définit avec le plus de justesse : bon soldat, mais point grand homme de (32) guerre, amateur d’art, mais point cet artiste que Néron crut être à sa mort, capable de crimes, mais point chargé de crimes. Il m’arrive de penser que les grands hommes se caractérisent justement par leur position extrême, où leur héroïsme est de se tenir toute la vie. Ils sont nos pôles, ou nos antipodes. J’ai occupé toutes les positions extrêmes tour à tour, mais je ne m’y suis pas tenu ; la vie m’en a toujours fait glisser. Et cependant, je ne puis pas non plus, comme un laboureur ou un portefaix vertueux, me vanter d’une existence située au centre. »

Un paysage composite : « Le paysage de mes jours se compose de matériaux entassés pêle-mêle. « J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d’instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l’inévitable ; partout, les éboulements du hasard. Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œil du souvenir. » De temps en temps, je crois reconnaître une fatalité, « mais trop de routes ne mènent nulle part, trop de sommes ne s’additionnent pas. Je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d’une personne, mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances ; ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l’eau. »

Moi et mes actes : Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le fassent : elles sont ma seule mesure et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes. C’est peut-être l’impossibilité de continuer à s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de mort et celui de (33) vivant. « Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable. Et la preuve, c’est que j’éprouve sans cesse le besoin de les peser, de les expliquer, d’en rendre compte à moi-même. » Brefs ou longs, certains actes sont négligeables. « Par exemple, il me semble à peine essentiel, au moment où j’écris ceci, d’avoir été empereur.  Les trois quarts de ma vie échappent d’ailleurs à cette définition par les actes ». La masse de mes velléités, de mes désirs et de mes projets est nébuleuse et fuyante ; la partie authentifiée par les faits et la séquence des événements est aussi confuse. Ma propre chronologie ne s’accorde pas avec celle de Rome et quinze ans aux armées ont duré moins qu’un matin d’Athènes ; il y a des gens que j’ai connu toute ma vie et que je ne reconnaîtrai pas aux Enfers. Les plans de l’espace se chevauchent (l’Égypte et la vallée de Tempé sont proches, je ne suis pas toujours à Tibur quand j’y suis). « Tantôt ma vie m’apparaît banale au point de ne pas valoir l’être, non seulement écrite, mais même un peu longuement contemplée, nullement plus importante, même à mes propres yeux, que celle du premier venu. Tantôt, elle me semble unique, et par la même sans valeur, inutile, parce qu’impossible à réduire à l’expérience du commun des hommes. Rien ne m’explique : mes vices et mes vertus n’y suffisent absolument pas ; mon bonheur le fait davantage, mais par intervalles, sans continuité, et surtout sans acceptable cause. Mais l’esprit humain répugne à s’accepter des mains du hasard, à n’être que le produit passager de (34) chances auxquelles aucun dieu ne préside, surtout pas lui-même. Une partie de chaque vie, et même de chaque vie fort peu digne de regard, se passe à chercher les raisons d’être, les point de départ, les sources. » Mon impuissance à les découvrir me fait pencher vers les explications magiques, rechercher le sens dans l’occulte, me tourner vers le babillage des oiseaux ou vers le lointain contrepoids des astres. (35)

 

II. VARIUS MULTIPLEX MULTIFORMIS (Varié, multiple et changeant)

 

Le grand-père Marullinus : Mon grand-père Marullinus croyait aux astres. Il me concédait le même degré d’affection sans tendresse et sans signes extérieurs qu’aux animaux de la ferme et à sa collection de pierre. Il descendait d’une longue série d’ancêtres établis en Espagne depuis les Scipions. Il était de rang sénatorial, le troisième du nom ; notre famille avait été d’ordre équestre. Il avait pris une part modeste aux affaires publiques sous Titus. Ce provincial ignorait le grec et parlait le latin avec un rauque accent espagnol qu’il m’a passé. Son esprit n’était pas inculte ; après sa mort, on a trouvé chez lui une malle pleine d’instruments de mathématiques et de livres. Il avait ses connaissances mi-scientifiques, mi-paysannes, ce mélange d’étroits préjugés et de vieille sagesse, caractéristiques de l’ancien Caton (exact représentant de la dure Rome de la République). La dureté de Marullinus remontait à des époques plus antiques. C’était l’homme de (39) la tribu, l’incarnation d’un monde sacré et presque effrayant (dont j’ai trouvé les vestiges chez nos nécromanciens étrusques). Il marchait toujours nu-tête et nu-pieds, vêtu de vêtements modestes. Il passait pour un sorcier auprès des villageois ; il avait des pouvoirs sur les animaux (vipères, lézards). Il m’emmenait observer le ciel les nuits d’été…. « Il avait construit le thème de ma nativité. Une nuit, il vint à moi, me secoua pour me réveiller, et m’annonça l’empire du monde avec le même laconisme grondeur qu’il eût mis à prédire une bonne récolte aux gens de la ferme. Puis, saisi de méfiance, il alla chercher un brandon au petit feu de sarments qu’il gardait pour nous réchauffer pendant les heures froides, l’approcha de ma main, et lut dans ma paume épaisse d’enfant de onze ans je ne sais quelle confirmation des lignes inscrites au ciel. Le monde était pour lui d’un seul bloc ; une main confirmait les astres. Sa (40) nouvelle me bouleversa moins qu’on ne pourrait le croire : tout enfant s’attend à tout. Ensuite, je crois qu’il oublia sa propre prophétie, dans cette indifférence aux événements présents et futurs qui est le propre du grand âge. » On le trouva mort un matin dans un bois de châtaigniers aux confins du domaine. Avant de mourir, il avait essayé (en vain) de m’enseigner son art mais le goût de certaines expériences dangereuses m’est resté.

Le père Publius Ælius Hadrianus Afer : Mon père Aelius Afer Hadrianus était un homme accablé de vertus. Sa vie s’est passée dans des administrations sans gloire ; sa voix n’a jamais compté au Sénat. Son gouvernement d’Afrique ne l’avait pas enrichi. Dans notre municipe espagnol d’Italica, il s’épuisait à régler les conflits locaux. Il était sans ambitions, sans joie et il mettait une application maniaque aux petites choses auxquelles il se réduisait. J’ai connu moi-même ces honorables tentations de la minutie et du scrupule. L’expérience avait développé chez lui un extraordinaire scepticisme dans lequel il m’incluait. « Mes succès, s’il y eût assisté, ne l’eussent pas le moins du monde ébloui ; l’orgueil familial était si fort qu’on n’eût pas convenu que j’y puisse ajouter quelque chose ». Il mourut quand j’avais douze ans.

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