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28 octobre 2019 1 28 /10 /octobre /2019 14:05

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien

Résumé et citations établis par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie en CPGE (et en 1ère).

Les références renvoient à l’édition Folio n°921

Ce résumé ne remplace évidemment pas la lecture intégrale du texte

VI. PATIENTIA

 

L’île d’Achille. Arrien m’écrit : il a terminé la circumnavigation du Pont-Euxin.  A Sinope, les reconnaissants des grands travaux de réfection et d’élargissement du port m’ont élevé une statue. Il a inspecté les garnisons côtières dont les commandants méritent les plus grands éloges. Il a fait faire des rectifications des plans de la côte et sur la côte de Colchide, il a questionné les habitants au sujet des enchantements de Médée et des (295) exploits de Jason. Mais ils paraissent ignorer ces histoires… Sur la rive septentrionale de cette mer inhospitalière, ils ont touché une petite île bien grande dans la fable : l’île d’Achille, qui est aussi l’île de Patrocle. « Les innombrables ex-voto qui décorent les parois du temple sont dédiés tantôt à Achille, tantôt à son ami, car, ceux qui aiment Achille chérissent et vénèrent la mémoire de Patrocle. Achille lui-même apparaît en songe aux navigateurs qui visitent ces parages : il les protège et les avertit des dangers de la mer, comme le font ailleurs les Dioscures. Et l’ombre de Patrocle apparaît aux côtés d’Achille.  […] Achille me semble parfois le plus grand des hommes par le courage, la force d’âme, les connaissances de l’esprit unies à l’agilité du corps, et son ardent amour pour son jeune compagnon. Et rien en lui ne me paraît plus grand que le désespoir qui lui fit mépriser la vie et désirer la mort quand il eut perdu le bien-aimé. »

« Je laisse retomber sur mes genoux le volumineux rapport du gouverneur de la Petite-Arménie, du chef de l’escadre. Arrien comme toujours a bien travaillé. Mais, cette fois, il fait plus : il m’offre un don (296) nécessaire pour mourir en paix ; il me renvoie une image de ma vie telle que j’aurais voulu qu’elle fût. Arrien sait que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce qu’on n’inscrit pas sur les tombes ; il sait aussi que le passage du temps ne fait qu’ajouter au malheur un vertige de plus. Vue par lui, l’aventure de mon existence prend un sens, s’organise comme dans un poème ; […] Arrien m’ouvre le profond empyrée des héros et des amis : il ne m’en juge pas trop indigne. » Je traîne mon corps vieilli dans la chambre de la Villa ; mon passé me propose d’autres retraites où j’échappe à mes misères, lieux chers mais souvent associés aux prémisses d’une erreur. La fatigue de mon corps se communique maintenant à ma mémoire. « Arrien m’offre mieux. À Tibur, du sein d’un mois de mai brûlant, j’écoute sur les plages de l’île d’Achille la longue plainte des vagues ; j’aspire son air pur et (297) froid ; j’erre sans effort sur le parvis du temple baigné d’humidité marine ; j’aperçois Patrocle… Ce lieu que je ne verrai jamais devient ma secrète résidence, mon suprême asile. J’y serai sans doute au moment de ma mort. »

Tentation du suicide. « J’ai donné jadis au philosophe Euphratès la permission du suicide. Rien ne semblait plus simple : un homme a le droit de décider à partir de quel moment sa vie cesse d’être utile. Je ne savais pas alors que la mort peut devenir l’objet d’une ardeur aveugle, d’une faim comme l’amour. Je n’avais pas prévu ces nuits où j’enroulerais mon baudrier autour de ma dague, pour m’obliger à réfléchir à deux fois avant de m’en servir. Arrien seul a pénétré le secret de ce combat sans gloire contre le vide, l’aridité, la fatigue, l’écœurement d’exister qui aboutit à l’envie de mourir. On ne guérit jamais : la vieille fièvre m’a terrassé à plusieurs reprises ; j’en tremblais d’avance, comme un malade averti d’un prochain accès. Tout m’était bon pour reculer l’heure de la lutte nocturne : le travail, les conversations follement prolongées jusqu’à l’aube, les baisers, les livres. Il est convenu qu’un empereur ne se suicide que s’il y est acculé par des raisons d’État ; Marc Antoine lui-même avait l’excuse d’une bataille perdue. Et mon sévère Arrien admirerait moins ce désespoir rapporté d’Égypte si je n’en avais pas triomphé. Mon propre code interdisait aux soldats cette sortie volontaire que j’accordais aux sages ; je ne me sentais pas plus libre de déserter que le premier légionnaire venu. Mais je sais ce que c’est que d’effleurer voluptueusement de la main l’étoupe d’une corde ou le fil d’un couteau. J’avais fini par faire de ma mortelle envie un rempart contre elle-même : la perpétuelle possibilité du suicide m’aidait à supporter moins impatiemment l’existence, tout comme la présence à portée de la main d’une potion sédative calme un homme atteint d’insomnie. (298) Par une intime contradiction, cette obsession de la mort n’a cessé de s’imposer à mon esprit que lorsque les premiers symptômes de la maladie sont venus m’en distraire ; j’ai recommencé à m’intéresser à cette vie qui me quittait ; dans les jardins de Sidon, j’ai passionnément souhaité jouir de mon corps quelques années de plus.

On voulait mourir ; on ne voulait pas étouffer ; la maladie dégoûte de la mort ; on veut guérir, ce qui est une manière de vouloir vivre. Mais la faiblesse, la souffrance, mille misères corporelles découragent bientôt le malade d’essayer de remonter la pente : on ne veut pas de ces répits qui sont autant de pièges, de ces forces chancelantes, de ces ardeurs brisées, de cette perpétuelle attente de la prochaine crise. Je m’épiais : cette sourde douleur à la poitrine n’était-elle qu’un malaise passager, le résultat d’un repas absorbé trop vite, ou fallait-il s’attendre de la part de l’ennemi à un assaut qui cette fois ne serait pas repoussé ? Je n’entrais pas au Sénat sans me dire que la porte s’était peut-être refermée derrière moi aussi définitivement que si j’avais été attendu, comme César, par cinquante conjurés armés de couteaux. Durant les soupers de Tibur, je redoutais de faire à mes invités l’impolitesse d’un soudain départ ; j’avais peur de mourir au bain, ou dans de jeunes bras. Des fonctions qui jadis étaient faciles, ou même agréables, deviennent humiliantes depuis qu’elles sont devenues malaisées ; on se lasse du vase d’argent offert chaque matin à l’examen du médecin. Le mal principal traîne avec soi tout un cortège d’afflictions secondaires : mon ouïe a perdu son acuité d’autrefois ; hier encore, j’ai été forcé de prier Phlégon de répéter toute une phrase : j’en ai eu plus de honte que d’un crime. Les mois qui suivirent l’adoption d’Antonin furent affreux : le séjour de Baïes, le retour à Rome et les négociations qui (299) l’accompagnèrent avaient excédé ce qui me restait de forces. L’obsession de la mort me reprit, mais cette fois les causes en étaient visibles, avouables ; mon pire ennemi n’en aurait pu sourire. Rien ne me retenait plus : on eût compris que l’empereur, retiré dans sa maison de campagne après avoir mis en ordre les affaires du monde, prît les mesures nécessaires pour faciliter sa fin. Mais la sollicitude de mes amis équivaut à une constante surveillance : tout malade est un prisonnier. Je ne me sens plus la vigueur qu’il faudrait pour enfoncer la dague à la place exacte, marquée jadis à l’encre rouge sous le sein gauche ; je n’aurais fait qu’ajouter au mal présent un répugnant mélange de bandages, d’éponges sanglantes, de chirurgiens discutant au pied du lit. Il me fallait mettre à préparer mon suicide les mêmes précautions qu’un assassin à monter son coup. »

Demande d’aide au suicide. Je sollicitai d’abord mon maître des chasses, Mastor, de m’aider à en finir.  Tout d’abord, il ne comprit pas. Puis, la lumière se fit ; il fut épouvanté. Il me croit immortel ; il m’arracha des mains son glaive, dont je m’étais saisi, et s’enfuit en hurlant.  Le lendemain, je m’aperçus que Céler avait (300) remplacé un style de métal par un calame de roseau. Je me cherchai un meilleur allié. Je cherchais un autre allié en Iollas, jeune médecin d’Alexandrie qu’Hermogène s’était choisi l’été dernier comme substitut durant son absence. Il me comprit mais son serment hippocratique l’empêchait de me donner du poison. J’insistai, il céda et promit enfin d’aller chercher la dose de poison. Quelques heures plus tard, on le retrouva victime de son propre poison. Le lendemain, Antonin arriva, en larmes, atterré de voir que je cherchais à en finir. Il voulait (301) aider à me soulager, se sentait responsable du reste de mes jours. Ces naïves promesses m’apportèrent soulagement et réconfort. Les simples paroles d’Antonin et le geste d’Iolla me convainquirent d’aller jusqu’au bout de mon métier d’empereur.

Patientia. J’ai vu hier Domitius Rogatus, devenu procurateur des monnaies, et chargé de présider à une nouvelle frappe ; j’ai choisi cette légende « Patientia » qui sera mon dernier mot d’ordre. « Ma mort me semblait la plus personnelle de mes décisions, mon suprême réduit d’homme libre ; je me trompais. La foi de millions de Mastors ne doit pas être ébranlée ; d’autres Iollas ne seront pas mis à l’épreuve. J’ai compris que le suicide paraîtrait au petit groupe d’amis dévoués qui m’entourent une marque d’indifférence, d’ingratitude peut-être ; je ne veux pas laisser à leur amitié cette image grinçante d’un supplicié incapable de supporter une torture de plus. D’autres considérations se sont présentées à moi, lentement, durant la nuit qui a suivi la mort d’Iollas : l’existence m’a beaucoup donné, ou, du moins, j’ai su beaucoup obtenir d’elle ; en ce moment, comme au temps de mon bonheur, et pour des raisons toutes contraires, il me paraît qu’elle n’a plus rien à m’offrir : je ne suis pas sûr de n’avoir plus rien à en apprendre. J’écouterai ses instructions secrètes jusqu’au bout. Toute ma vie, j’ai fait confiance à la sagesse de mon corps ; j’ai tâché de goûter avec discernement les sensations que me procurait cet ami : je me dois d’apprécier aussi les dernières. (302) Je ne refuse plus cette agonie faite pour moi, cette fin lentement élaborée au fond de mes artères, héritée peut-être d’un ancêtre, née de mon tempérament, préparée peu à peu par chacun de mes actes au cours de ma vie. L’heure de l’impatience est passée ; au point où j’en suis, le désespoir serait d’aussi mauvais goût que l’espérance. J’ai renoncé à brusquer ma mort. » (303)

 

Tout reste à faire. Mes domaines africains doivent devenir un modèle d’exploitation agricole ; les paysans du village de Borysthènes ont droit à des secours au sortir d’un hiver pénible ; il faut par contre refuser des subsides aux riches cultivateurs quémandeurs de la vallée du Nil. Julius Vestinus, préfet des études, m’envoie son rapport sur l’ouverture des écoles publiques de grammaire ; je viens d’achever la refonte du code commercial de Palmyre. On réunit en ce moment un congrès de médecins et de magistrats chargés de statuer sur les limites extrêmes d’une grossesse. Je statue sur les nombreux cas de bigamie dans les colonies militaires.  Je compose l’inscription qui figurera sur le nouveau Panthéon d’Athènes (304). La lutte contre la brutalité judiciaire continue en réprimandant le gouverneur de Cilicie qui s’avisait de faire périr dans les supplices de simples voleurs de bestiaux. J’ai prohibé la pratique de l’État des municipalités qui condamnaient facilement aux travaux forcés pour se procurer une main-d’œuvre à bon marché. J’ai interdit aux prêtres de Baal les sacrifices d’enfant en certains points du territoire de l’ancienne Carthage. J’ai réparé l’injustice commise par nos tribunaux civils à l’égard des héritiers des Séleucides en Asie Mineure. En Grèce, le procès d’Hérode Atticus dure encore. La boîte aux dépêches de Phlégon, ses grattoirs de pierre ponce et ses bâtons de cire rouge seront avec moi jusqu’au bout.

Dieu thaumaturge. Ils continuent à me croire dieu au moment même où ils offrent au ciel des sacrifices pour le rétablissement de la Santé Auguste. Cette croyance bienfaisante ne me paraît pas insensée. Une vieille aveugle, arrivée à pied de Pannonie, a recouvré la vue par la simple imposition de mes mains. D’autres prodiges se sont produits (305) ; des malades prétendent s’être réveillés guéris, ou du moins soulagés. « Je ne souris pas du contraste entre mes pouvoirs de thaumaturge et mon mal ; j’accepte ces nouveaux privilèges avec gravité. Cette vieille aveugle cheminant vers l’empereur du fond d’une province barbare est devenue pour moi ce que l’esclave de Tarragone avait été autrefois : l’emblème des populations de l’empire que j’ai régies et servies. Leur immense confiance me repaie de vingt ans de travaux auxquels je ne me suis pas déplu. »  Un Juif d’Alexandrie m’attribue des pouvoirs surhumains, réveillant les forces génératrices du sol, établissant partout la prospérité et la paix, de l’initié qui a relevé les lieux saints de toutes les races, du connaisseur en arts magiques, du voyant qui plaça un enfant au ciel. J’aurai été mieux compris par ce Juif enthousiaste que par bien des sénateurs et des proconsuls ; cet adversaire rallié complète Arrien ; « je m’émerveille d’être à la longue devenu pour certains yeux ce que je souhaitais d’être, et que cette réussite soit faite de si peu de chose. » La vieillesse et la mort toutes proches ajoutent désormais leur majesté à ce prestige ; on ne me compare plus au Zeus rayonnant mais au Mars Gradivus, dieu des longues campagnes et de l’austère discipline, au grave Numa inspiré des dieux, et à Pluton, dieu des ombres. Seuls, quelques intimes, quelques amis éprouvés et chers échappent à cette terrible contagion du respect. Le jeune avocat Fronton (306) s’est adressé à moi d’une voix tremblante où se mêlait la révérence et la crainte. « Les joies tranquilles de l’amitié humaine ne sont plus pour moi ; ils m’adorent ; ils me vénèrent trop pour m’aimer. »

Le culte d’Antinoüs. Tout ce que j’ai essayé d’implanter dans l’imagination humaine y a pris racine. Le culte d’Antinoüs, la plus folle de mes entreprises, le débordement d’une douleur qui ne concernait que moi seul a rencontré le goût d’une époque avide de dieux. À Delphes, l’enfant est devenu l’Hermès gardien du seuil, maître des passages obscurs qui mènent chez les ombres. Éleusis en fait le jeune Bacchus des Mystères, prince des régions limitrophes entre les sens et l’âme. L’Arcadie ancestrale l’associe à Pan et à Diane, divinités des bois ; les paysans de Tibur l’assimilent au doux Aristée, roi des abeilles. En Asie, à l’orée des pays barbares, Antinoüs s’est confondu avec les divinités ancestrales. La jeune figure m’échappe ; elle cède aux aspirations des cœurs simples : par un de ces rétablissements inhérents à la nature des choses, « l’éphèbe sombre et délicieux est devenu pour la piété populaire l’appui des (307) faibles et des pauvres, le consolateur des enfants morts. » Le profil du garçon de quinze ans pend au cou des nouveau-nés en guise d’amulette ; on le cloue dans des cimetières de village sur de petites tombes.  Je pensais que son souvenir sombrerait avec moi. Mais il est entré dans l’immortalité. Fidus Aquila, gouverneur d’Antinoé, en route pour son nouveau poste de Sarmizégéthuse, m’a décrit les rites annuels célébrés au bord du Nil en l’honneur du dieu mort, les pèlerins venus par milliers des régions du Nord et du Sud, les offrandes et les prières ; tous les trois ans, des jeux anniversaires ont lieu à Antinoé, comme aussi à Alexandrie, à Mantinée, et dans ma chère Athènes. Ces fêtes triennales se renouvelleront cet automne, mais je n’espère pas durer jusqu’à ce neuvième retour du mois d’Athyr. On m’a reproché d’avoir composé moi-même certaines réponses à l’oracle du mort (308) comme on s’est étonné qu’ici, dans la Villa, autour de cette chapelle de Canope où son culte se célèbre à l’égyptienne, j’aie laissé s’établir les pavillons de plaisir du faubourg d’Alexandrie qui porte ce nom, leurs facilités, leurs distractions que j’offre à mes hôtes et auxquelles il m’arrivait de prendre part. Il avait pris l’habitude de ces choses-là. Et on ne s’enferme pas pendant des années dans une pensée unique sans y faire rentrer peu à peu toutes les routines d’une vie. « J’ai fait tout ce qu’on recommande. J’ai attendu : j’ai parfois prié. Audivi voces divinas… La sotte Julia Balbilla croyait entendre à l’aurore la voix mystérieuse de Memnon : j’ai écouté les bruissements de la nuit. J’ai fait les onctions de miel et d’huile de rose qui attirent les ombres ; j’ai disposé le bol de lait, la poignée de sel, la goutte de sang, support de leur existence d’autrefois. Je me suis étendu sur le pavement de marbre du petit sanctuaire ; la lueur des astres se faufilait par les fentes ménagées dans la muraille, mettait çà et là des miroitements, d’inquiétants feux pâles. Je me suis rappelé les ordres chuchotes par les prêtres à l’oreille du mort, l’itinéraire gravé sur la tombe : Et il reconnaîtra la routeEt les gardiens du seuil le laisseront passerEt il ira et viendra autour de ceux qui l’aiment pour des millions de jours… Parfois, à de longs intervalles, j’ai cru sentir l’effleurement d’une approche, un attouchement léger comme le contact des cils, tiède comme l’intérieur d’une paume. Et l’ombre (209) de Patrocle apparaît aux côtés d’Achille… Je ne saurai jamais si cette chaleur, cette douceur n’émanaient pas simplement du plus profond de moi-même, derniers efforts d’un homme en lutte contre la solitude et le froid de la nuit. Mais la question, qui se pose aussi en présence de nos amours vivants, a cessé de m’intéresser aujourd’hui : il m’importe peu que les fantômes évoqués par moi viennent des limbes de ma mémoire ou de ceux d’un autre monde. Mon âme, si j’en possède une, est faite de la même substance que les spectres ; ce corps aux mains enflées, aux ongles livides, cette triste masse à demi dissoute, cette outre de maux, de désirs et de songes, n’est guère plus solide ou plus consistant qu’une ombre. Je ne diffère des morts que par la faculté de suffoquer quelques moments de plus ; leur existence en un sens me paraît plus assurée que la mienne. Antinoüs et Plotine sont au moins aussi réels que moi. »

Méditations de la mort, rêves et présages. La méditation de la mort n’apprend pas à mourir ; elle ne rend pas la sortie plus facile, mais la facilité n’est plus ce que je recherche. Petite figure boudeuse et volontaire, ton sacrifice n’aura pas enrichi ma vie, mais ma mort.  Le monde des vivants ne nous intéresse plus. Je n’adhère pas plus aux théories des prêtres égyptiens sur l’immortalité (310) qu’à celle du néant. J’observe ma fin. « Je suis ce que j’étais ; je meurs sans changer […]. Si quelques siècles venaient par miracle s’ajouter au peu de jours qui me restent, je referais les mêmes choses, et jusqu’aux mêmes erreurs, je fréquenterais les mêmes Olympes et les mêmes Enfers. Une pareille constatation est un excellent argument en faveur de l’utilité de la mort, mais elle m’inspire en même temps des doutes quant à sa totale efficacité. » Durant certaines périodes de ma vie, j’ai noté mes rêves. Cette faculté de rêver, (311) m’a été rendue au cours de ces mois d’agonie ; « je m’enfonce avec quelque douceur dans ces régions vaines des songes ; j’y possède pour un instant certains secrets qui bientôt m’échappent ; j’y bois à des sources. » J’ai revu le lion blessé de l’oasis d’Ammon ; il m’a jeté à terre ; je me suis réveillé dans ma chambre de Tibur. J’ai revu mon père dans notre maison d’Italica et je lui ai demandé ses potions sédatives. Les présages aussi se multiplient : une pierre brisée portant mon profil. Il m’arrive de parler de moi au passé : (312) les morts dont je parle semblent être moi-même. Au cours d’un rite, la toge qui me couvrait le front retomba sur mon épaule me laissant nu tête ; « je passais ainsi du rang de sacrificateur à celui de victime. En vérité, c’est bien mon tour. »

Apaisement. Ma patience porte ses fruits. Moins de souffrance, moins de colère. Je n’ai même pas essayé de confondre Platorius Népos qui a abusé de ma confiance. L’avenir du monde ne m’inquiète plus ; je laisse les dieux s’occuper de la paix romaine. Parce que j’attends peu de choses de la condition humaine, les périodes de bonheur et de prospérité (313) me semblent autant de prodiges qui compensent presque l’immense masse des maux et des échecs. Le désordre et l’ordre, la paix et la guerre alterneront ; « les mots de liberté, d’humanité, de justice retrouveront çà et là le sens que nous avons tenté de leur donner. Nos livres ne périront pas tous ; on réparera nos statues brisées ; d’autres coupoles et d’autres frontons naîtront de nos frontons et de nos coupoles ; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous : j’ose compter sur ces continuateurs placés à intervalles irréguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité. Si les barbares s’emparent jamais de l’empire du monde, ils seront forcés d’adopter certaines de nos méthodes ; ils finiront par nous ressembler. Chabrias s’inquiète de voir un jour le pastophore de Mithra ou l’évêque du Christ s’implanter à Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d’être le chef d’un cercle d’affiliés ou d’une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures universelles de l’autorité. Il héritera de nos palais et de nos archives ; il différera de nous moins qu’on ne pourrait le croire. J’accepte avec calme ces vicissitudes de Rome éternelle. »

La fin. Les médicaments n’agissent plus ; mes jambes enflent. Je console Antonin. Je suis content d’avoir ma lucidité jusqu’au bout (314) et de n’avoir pas à faire l’épreuve du grand âge. « Tout est prêt : l’aigle chargé de porter aux dieux l’âme de l’empereur est tenu en réserve pour la cérémonie funèbre. Mon mausolée, sur le faîte duquel on plante en ce moment les cyprès destinés à former en plein ciel une pyramide noire, sera terminé à peu près à temps pour le transfert des cendres encore chaudes. J’ai prié Antonin qu’il y fasse ensuite transporter Sabine ; j’ai négligé de lui faire décerner à sa mort les honneurs divins, qui somme toute lui sont dus ; il ne serait pas mauvais que cet oubli fût réparé. Et je voudrais que les restes d’Ælius César soient placés à mes côtés. » Ils m’ont emmené à Baïes ; par ces chaleurs de juillet, le trajet a été pénible, mais je respire mieux au bord de la mer. J’ai envoyé chercher Antonin.  Le petit groupe des intimes se presse à mon chevet : Chabrias, Céler, Diotime (315). « Je sens sous mes doigts des pleurs délicieux. Hadrien jusqu’au bout aura été humainement aimé. Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts. » (316)

AU DIVIN HADRIEN AUGUSTE

FILS DE TRAJAN

CONQUÉRANT DES PARTHES

PETIT-FILS DE NERVA

GRAND PONTIFE

REVÊTU POUR LA XXIIe FOIS

DE LA PUISSANCE TRIBUNITIENNE

TROIS FOIS CONSUL DEUX FOIS TRIOMPHANT

PÈRE DE LA PATRIE

ET À SA DIVINE ÉPOUSE

SABINE ANTONIN LEUR FILS

 

A LUCIUS ÆLIUS CÆSAR

FILS DU DIVIN HADRIEN

DEUX FOIS CONSUL

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commentaires

W
Merci pour tout !
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