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30 décembre 2023 6 30 /12 /décembre /2023 10:14

     Dans Le Club des Incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia, en 2009, un dialogue a lieu entre le héros, Michel Marini et son grand-père Enzo : « Un dimanche où nous traînions au Louvre, je lui fis part de mon trouble. Je venais de découvrir que Jules Verne était un anticommunard hystérique et un antisémite forcené. Il haussa les épaules et me montra les toiles qui nous environnaient. Que savais-je des peintres dont on admirait le travail ? Si je connaissais vraiment Botticelli, le Greco, Ingres ou Degas1, je fermerais les yeux pour ne plus voir leurs toiles. Devrais-je me boucher les oreilles pour ne plus entendre la musique de la plupart des compositeurs ou de ces chanteurs de rock2 que j’aimais tant ? Je serais condamné à vivre dans un monde irréprochable où je mourrais d’ennui. Pour lui, et je ne pouvais le soupçonner de complaisance, la question ne faisait pas débat, les œuvres étaient toujours ce qu’il y avait de plus important. Je devais prendre les hommes pour ce qu’ils faisaient, pas pour ce qu’ils étaient. Comme je n’avais pas l’air convaincu, il me dit avec un petit sourire :

- Lire et aimer le roman d’un salaud n’est pas lui donner une quelconque absolution, partager des convictions ou devenir son complice, c’est reconnaitre son talent, pas sa moralité ou son idéal. Je n’ai pas envie de serrer la main d’Hergé mais j’aime Tintin. »

   Doit-on, en effet s’interdire de lire Le Tour du Monde en quatre-vingts jours ou les Bijoux de la Castafiore en considération des idées de Verne ou d’Hergé ? Ce débat entre l’œuvre et l’auteur s’est toujours posé et revient sur le devant de l’actualité avec le souhait émis par certains d’interdire la projection des films Cyrano de Bergerac, Danton, Le Dernier métro, Tous les matins du monde, Camille Claudel, Germinal, Le Colonel Chabert, La femme d’à côté, etc. et de tous les films de Gérard Depardieu au regard des accusations qui pèsent sur lui, comme d’autres souhaitent interdire les films de Roman Polanski, de Luc Besson ou de Woody Allen.

             Il faudrait dans cette logique retirer des bibliothèques et des librairies :

  • Voyage au bout de la nuit ou Mort à Crédit : Louis-Ferdinand Destouches, alias Céline est sinistrement connu pour son antisémitisme et sa collaboration active avec l’occupant nazi. Proche des milieux collaborationnistes et du service de sécurité nazi, il rejoint en 1944 le gouvernement en exil du Régime de Vichy à Sigmaringen. Le , dans le cadre de l’épuration, il est condamné définitivement par contumace par la chambre civique de la Cour de justice de Paris pour collaboration, à une année d'emprisonnement, 50.000 francs d’amende, la confiscation de la moitié de ses biens et à l’indignité nationale. Le , Jean-Louis Tixier-Vignancour, son avocat depuis 1948, obtient son amnistie de Céline au titre de « grand invalide de guerre » (depuis 1914) en présentant son dossier sous le nom de Louis-Ferdinand Destouches sans qu’aucun magistrat n’ait fait le rapprochement.
  • Charlie et la chocolaterie : Obsédé sexuel, raciste, menteur et parfois brutal, l’immense écrivain pour enfants Roald Dahl avait tout d’un salaud, à en croire plusieurs témoignages, et notamment celui de la femme qui a partagé sa vie pendant trente ans, l’actrice américaine Patricia Neal, décédée en 2010, avait notamment fait état de la double vie de Roald Dahl avec Felicity d’Abreu, une décoratrice de cinéma, que le romancier avait fini par épouser après leur divorce. Opposé à Salman Rushdie au moment de la publication des Versets sataniques, il tient également des propos antisémites dans les années 80 et 90.
  • David Copperfield et Oliver Twist : Charles Dickens était un sale type, égoïste et insensible, qui a abandonné sa première épouse et gâché sa vie. A l’âge de 45 ans, le romancier a chassé Catherine Hogarth, la mère de ses dix enfants, pour vivre avec une actrice de près de trente ans sa cadette. Il justifia sa décision dans la presse en accusant sa femme de souffrir de « troubles mentaux »
  • Mrs Dalloway, La Promenade au phare et Les Vagues : Virginia Woolf pouvait être odieuse, snob et même antisémite. Elle avait comparé sa rivale Katherine Mansfield à un chat de gouttière qui se prendrait pour un chat de salon. Elle déplorait le judaïsme de sa belle-mère et disait que son mari Leonard venait d’une famille de « neuf Juifs, qui tous, à l’exception de Leonard, auraient pu périr noyés sans que le monde ne s’en porte plus mal. » 
  • A la courbe du fleuve et Une Maison pour M. Biswas : À en croire tous ceux qui l’ont approché, le Prix Nobel de littérature 2001 V.S. Naipaul était un infâme salaud. Il trompait régulièrement sa femme avec des prostituées. Et quand elle est tombée malade d’un cancer, il lui a reproché de ne pas mourir assez vite – il voulait passer à autre chose et épouser sa maîtresse. Tous ces épisodes ont été relatés dans une biographie autorisée signée Patrick French, non traduite en français. Naipaul était aussi d’un snobisme répugnant « Je ne connais pas La Guerre des étoiles, le cinéma ne m’intéresse pas », a-t-il lancé à George Lucas lors d’une soirée.
  • Monsieur Ripley ou L’Inconnu du Nord-Express : La publication posthume des journaux intimes ainsi que des biographies les plus récentes de Patricia Highsmith la dépeignent comme étant furieusement antisémite, ce qui ne l’empêcha pas d'avoir comme amantes des partenaires d’origine juive.
  • Le Festin nu : Le 6 septembre 1951, en voyage à Mexico, l’auteur de la beat generation, William Burroughs ivre, tua sa femme d’une balle en pleine tête, alors qu’il essayait de reproduire la performance de Guillaume Tell, qui fendit d’une flèche la pomme posée sur la tête de son fils. Burroughs fut inculpé pour homicide involontaire. Il fut arrêté et passa un court séjour en prison avant d’être relâché.
  • Lire Marx ou L’avenir dure longtemps : Le 16 novembre 1980, après trente ans de relation et alors qu’elle a décidé de le quitter, le philosophe Louis Althusser étrangle son épouse, la sociologue Hélène Rytmann, dans leur appartement de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Le 23 janvier 1981, le juge d’instruction clôt par une ordonnance de non-lieu l'information ouverte pour meurtre contre Louis Althusser du fait que les trois experts psychiatres désignés par le juge avaient conclu que le meurtrier se trouvait en état de démence au moment des faits, et en vertu de l'article 64 du code pénal, en vigueur à cette date, suivant lequel « il n’y a ni crime ni délit lorsque l’accusé était en état de démence au moment des faits ».
  • Ballade des pendus, Ballade des dames du temps jadis ou Le Testament : À 24 ans, François de Montcorbier, dit Villon tue un prêtre dans une rixe et fuit Paris. Amnistié, il s’exile de nouveau, un an plus tard, après le cambriolage du collège de Navarre. Emprisonné à Meung-sur-Loire, libéré à l’avènement de Louis XI, il revient à Paris après quelque six ans d’absence. De nouveau arrêté lors d’une rixe, il est condamné à la pendaison. Après appel, le Parlement casse le jugement mais le bannit pour dix ans ; il a 31 ans.
  • Notre-Dame-des- Fleurs ou Journal du voleur : Né de père inconnu en 1910, Jean Genet, abandonné à sept mois par sa mère, Camille Gabrielle Genet, est envoyé dans une famille nourricière du Morvan. A dix ans, il commet son premier vol. En , l’Assistance publique le sépare d’office de sa famille d’adoption et l’envoie à l’École d’Alembert, un centre d’apprentissage de Seine-et-Marne, pour suivre une formation d’ouvrier typographe dans l’imprimerie. Se sentant une vocation d’artiste, il fugue le . Arrêté pour vagabondage, il enchaîne fugue sur fugue. En , il est placé chez le compositeur aveugle René de Buxeuil. Lorsqu’il est finalement arrêté en  dans un train entre Paris et Meaux sans billet, il est incarcéré quarante-cinq jours. Le , il est confié par les tribunaux jusqu’à sa majorité à La Paternelle, colonie pénitentiaire agricole de Mettray. Il quitte les lieux à dix-huit ans en  et s’engage pour deux ans dans la Légion étrangère. Durant les six années de sa carrière militaire, il est envoyé en Syrie et au Maroc. En , il déserte l’armée et se réfugie à Brno en Tchécoslovaquie pour échapper aux poursuites. À partir de , revenu à Paris, vivant de petits larcins, Genet passe presque quatre ans dans des prisons pour adultes, pour l’essentiel à la Santé et à la maison d’arrêt.
  • Le malheur indifférent ou La femme gauchère : Le dramaturge autrichien Peter Handke, Prix Nobel de littérature 2019, est connu pour son soutien à l’ancien dictateur serbe, politicien ultranationaliste, Slobodan Milošević, visé par des accusations de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide auprès du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de La Haye. L’auteur autrichien de Mon année dans la baie de Personne (Gallimard, 1997) s’est rendu en 2006 aux funérailles de Milošević décédé lors de la cinquième année de son procès sans qu’aucun jugement n’ait été rendu.  Lors de son procès, le dirigeant serbe avait cité Peter Handke comme témoin pour sa défense. Même si Handke refusa de répondre à cette demande, il écrit un essai s’intitulant Les Tables de Daimiel portant comme sous-titre Un rapport testimonial détourné pour le procès contre Slobodan Milošević.

Il faudrait aussi supprimer des cinémathèques et des télévisions :

  • Les Enfants du Paradis, Les Visiteurs du soir ou Hôtel du Nord. Léonie Bathiat, connue sous le nom d’Arletty a été accusée de « collaboration horizontale ». Arletty est enceinte d’un officier allemand, Hans Jürgen Soehring, l’un des hommes de confiance de Hermann Göring à Paris, le 25 mars 1941, présentés par Josée de Chambrun, fille de Pierre Laval et épouse de l’avocat René de Chambrun. Soehring est, à l’époque assesseur au conseil de guerre de la Luftwaffe à Paris. Arletty avorte pendant le tournage des Enfants du paradis. Le , elle est arrêtée et internée quelques jours à Drancy, puis quelques semaines à Fresnes, avant d’être astreinte à la résidence surveillée pendant 18 mois. Prise à partie par l’un des FFI lors de son arrestation, elle répond : « Si mon cœur est français, mon cul, lui, est international ! », phrase qui lui avait été suggérée par Henri Jeanson, mais qui est peut-être apocryphe. Elle répond à une détenue qui lui demande des nouvelles de sa santé : « Pas très résistante ». Elle parle de sa propre situation en ces termes : « Après avoir été la femme la plus invitée de Paris, je suis la femme la plus évitée. » Symbolisant la « collaboration horizontale », elle aurait répondu à ses juges : « Si vous ne vouliez pas que l'on couche avec les Allemands, fallait pas les laisser entrer ».
  • Dans Paris ville des plaisirs voulue par les Allemands, la Continental financée par Berlin produit une centaine de films avec Fernandel, Raimu, Danielle Darrieux, Michel Simon… « La Libération, j’en ai été le premier prévenu. » Sacha Guitry n’a jamais été avare d’un bon mot, même à ses pires moments. Le 23 août 1944, à 10 heures, il est arrêté chez lui. Il a fait la grasse matinée, il porte un pyjama. Guitry a bien vécu sous l’Occupation. Il produit six pièces et cinq films. On retrouve dans les journaux collaborateurs des annonces de ses conférences parisiennes sur l’âme de la nation française. En pleine insurrection, à deux jours de la Libération, le voilà traîné dans les rues jusqu’à la mairie du VIIe arrondissement dans son fameux pyjama. Il passera soixante jours en prison, mais échappera à toute condamnation. Le commissaire du gouvernement rend une décision de non-lieu. Acteur français remarqué pour ses seconds rôles dans les films français des années trente et quarante, dont La BanderaLe Quai des brumes, Goupi Mains Rouges ou Golgotha, Robert le Vigan  est condamné, à la Libération, à la dégradation nationale et à dix ans de travaux forcés pour son implication dans la collaboration . Bénéficiant d’une libération conditionnelle après trois ans de travail dans un camp, il passe en Espagne puis s’exile en Argentine où il meurt dans le dénuement.

    Lors d’un voyage à Berlin en 1941, des acteurs, des écrivains et des peintres – Derain, Vlaminck, Van Dongen – se compromettent avec l’Occupant.

Il faudra donc décrocher des musées :

  • Les tableaux de Derain, Vlaminck, Van Dongen : En échange de la promesse de libération de prisonniers français et de récupérer sa maison de Chambourcy, André Derain accepte une invitation d’artistes français pour une visite officielle en Allemagne en 1941, avec notamment Paul Landowski et son ami Maurice de VlaminckKees van Dongen, André Dunoyer de Segonzac  ou encore les sculpteurs Louis-Aimé Lejeune et Paul Belmondo, vice-président de la section des arts plastiques du groupe Collaboration, avec lequel il est au comité de l’exposition « Arno Breker », inaugurée le  à l’Orangerie de Paris. C’est Jean Cocteau qui ouvre par un discours cette exposition. Ce voyage organisé par la propagande allemande eut un grand retentissement et sera reproché à ses participants. Selon Breker, Derain et Maillol auraient reçu des commandes de Berlin auxquels les artistes n’avaient pas donné suite. L’architecte Albert Speer précise dans ses mémoires, Au cœur du Troisième Reich qu’il a aidé Derain, Vlaminck et Despiau à plusieurs reprises, en leur passant différentes commandes. Pour Jean Hélion, Derain donnait dans « la sénilité, la platitude et le léchage de botte des nazis ». Derain apparaît ainsi sur une liste noire de collaborateurs français qui devaient être assassinés ou jugés après la Libération, avec Céline, Jacques Chardonne, Jean Luchaire, Pétain, Pierre Laval, etc. liste publiée par Life Magazine aux États-Unis, le . À la Libération, Derain fut mis en cause en raison de sa participation au voyage de 1941. Le , un collectif de « juges improvisés » se réunit sous la présidence de Picasso. Derain est exonéré des accusations portées contre lui. En revanche, un an plus tard, en juin 1946, le Comité national d’épuration des artistes peintres, dessinateurs, sculpteurs et graveurs institué par les pouvoirs publics frappa Derain, Vlaminck, Van Dongen d’une interdiction professionnelle d’exposer et de vendre pendant un an à compter, rétroactivement, du 1er septembre 1944. Derain n’acceptera jamais cette décision et se retirera dans sa maison de Chambourcy.
  • La tentation de Saint-Antoine ou La Persistance de la Mémoire : Salvador Dalí était misogyne et admirateur du Général Franco. Comme le rapporte l’historien Ian Gibson3, le peintre disait de Franco qu’il était « l’homme politique clairvoyant qui a imposé la vérité, la lumière et l’ordre dans le pays, dans un moment de grande confusion et d’anarchie dans le monde ». En 1975, il déclarait encore à l’AFP que Franco « est le plus grand héros vivant de l’Espagne », que « c’est un homme merveilleux ». Sa muse Amanda Lear a témoigné de son machisme.
  • Les Tricheurs ou Judith décapitant Holopherne : Souvent mêlé à des rixes, Michelangelo Merisi da Caravaggio dit le Caravage finit au moins onze fois au tribunal et plusieurs fois en prison. Le 19 novembre 1600, un homme porte plainte contre l’artiste de 29 ans pour coups et blessures au bâton et à l’épée ! En 1601, il blesse un garde du château Saint-Ange. Le 28 août 1603, un peintre rival, Giovanni Baglione le poursuit pour diffamation, le Caravage ayant écrit et diffusé à son sujet des poèmes grossiers, truffés d’insultes carabinées ! Ce qui lui vaut un emprisonnement. Plus incongru, le 24 avril 1604, un garçon d’auberge lui reproche de lui avoir lancé un plat d’artichauts brûlants à la figure ! Quelques mois plus tard, le peintre est incarcéré pour insulte à la milice urbaine, puis arrêté le 28 mai 1605 pour port d’arme illégal. En juillet 1605, le voilà accusé par un notaire de l’avoir blessé à la tête d’un coup d’épée à cause de la belle Lena Antognetti, une courtisane qui a posé pour Caravage à plusieurs reprises, et que son interlocuteur a qualifiée avec mépris de prostituée L’affaire est grave : le multirécidiviste se réfugie à Gênes pendant deux mois, jusqu’au retrait de la plainte. Condamné à mort par contumace par le pape, l’artiste est en cavale. Dès son retour à Rome, sa logeuse l’accuse d’avoir démoli ses volets à coup de pierres. Excédée, elle venait de le mettre à la porte pour six mois de loyers impayés, et pour avoir troué son plafond à des fins d’éclairage artistique ! Mais les frasques du Caravage ne s’arrêtent pas là. L’historien de l’art américain Felix Witting rapporte qu’il aurait, « par jalousie », « menacé gravement le peintre Guido Reni », et même, « envoyé un tueur à gages sicilien pour blesser au visage le peintre Niccolò Pomarancio », qui avait réussi à obtenir la commande d’une grande fresque ! Le 28 mai 1606, les choses se corsent. Alors que toute la ville fête le couronnement du pape Paul V, le Caravage, accompagné d’amis, se querelle en pleine rue avec un jeune noble à la réputation sulfureuse, Ranuccio Tomassoni… et le tue. Le conflit ayant dégénéré en duel à quatre contre quatre, le peintre lui aurait mortellement transpercé la cuisse. Selon certains, le différend aurait eu pour objet une prostituée du nom de Fillide. Pour Baglione, il s’agit d’une partie de jeu de paume – une dette de match de 10 écus, précise en 1672 un autre biographe, Giovanni Bellori.

Il faudrait encore ne plus considérer

  • Les réalisations architecturales de Le Corbusier : Les biographies de l’architecte, urbaniste et décorateur Le Corbusier ont mis à jour un antisémitisme de jeunesse, des liens avec des membres du groupe fasciste français Le Faisceau, son voyage dans l’Italie de Mussolini en 1934, les propos laudatifs qu’il a pu tenir sur Hitler dans les années 1930, son choix de s’installer à Vichy entre janvier 1941 et juillet 1942. Soutenu par Eugène Claudius-Petit et André Malraux, il échappe à l’épuration et engrangera des commandes architecturales…

    La liste n’est pas exhaustive de toutes les œuvres littéraires, picturales, architecturales, musicales, cinématographiques que l’on pourrait avoir la tentation d’interdire ou de supprimer au nom de l’impossibilité de dissocier l’auteur de son œuvre. Au risque de priver l’humanité d’un vaste patrimoine culturel et de faire des amalgames dommageables. Mais les autodafés et les comités de salut public ne nous rappellent rien de bon. Les films, les pièces de théâtre, les réalisations architecturales n’engagent d’ailleurs pas que le travail d’un réalisateur, d’un acteur ou d’un architecte mais la collaboration de toute une équipe qui ne peut subir les conséquences d’une condamnation individuelle. Ensuite, il faut faire la part des choses dans le jugement porté sur les œuvres. Le Voyage au bout de la nuit n’est pas Bagatelles pour un massacre, Le Tambour n’est pas « Ce qui doit être dit », poème du Prix Nobel 1999 Gunter Grass à la gloire de l’Iran des mollahs. Dans le roman ou le théâtre, l’auteur invente des personnages auxquels il peut faire dire (parfois pour les dénoncer) des paroles totalement contraires à ce qu’il est ou ce qu’il pense. Les essais et les autobiographies sont plus problématiques quand ils engagent un devoir de vérité et d’argumentation. On sera là plus à même de demander des comptes à l’auteur. Ainsi quand Jean-Jacques Rousseau, l’auteur d’Émile ou de l’éducation et abandonne ses cinq enfants, ou Paul Éluard quand il écrit en 1950 son « Ode à Staline ». Le « Journal » de Gabriel Matzneff l’engage comme une déposition judiciaire dans son comportement social.

Les écrivains, les peintres, les artistes ne bénéficient d’aucun statut d’immunité et d’impunité pour leurs actes individuels sous prétexte qu’ils seraient reconnus pour leur talent, voire récompensés. L’art n’est pas une extra-territorialité.  Mais à l’inverse, on ne peut en faire des boucs émissaires sous prétexte de leur expression artistique ou d’un quelconque devoir d’exemplarité. « Ne tuez pas le messager » dit Sophocle dans Œdipe roi (- 420 av. JC). Un artiste n’est ni un législateur qui dit la loi, ni un théologien qui dit le bien et le mal ou un éducateur qui dit la morale. Un artiste est un créateur de beauté et un éclaireur de vérité et celle-ci est parfois dans les côtés les plus obscurs de l’âme humaine comme le disait Baudelaire dans Les Fleurs du Mal. Pour Oscar Wilde, d’ailleurs : « Il n’existe pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. Voilà tout. » Ainsi, « Lire et aimer le roman d’un salaud n’est pas lui donner une quelconque absolution, partager des convictions ou devenir son complice, c’est reconnaitre son talent, pas sa moralité ou son idéal » comme le dit le grand-père de Michel Marini dans le Club des Incorrigibles optimistes. Et Louis Calaferte ajoute dans Septentrion, à propos de l’écrivain : « tant pis si vous vous trompez du tout au tout sur cet homme qui n’est peut-être en fin de compte qu’un joyeux luron mythomane ou un saligaud de la pire espèce toujours prêt à baiser en douce la femme de son voisin. Qu’il ait pu écrire les deux cents pages que vous avez sous les yeux doit vous suffire. Qu’il soit l’auteur d’une seule petite phrase du genre : « A quoi vous tracasser pour si peu, allez donc faire un somme en attendant », le désigne déjà en nous comme un miracle vivant. » Concernant le peintre Paul Gauguin, accusé de pédophilie et de racisme par certains, un professionnel de l’art tente une approche plus mesurée : « Je peux totalement abhorrer ou détester la personne, mais l’œuvre reste l’œuvre », explique au Times Vicente Todolí, qui fut directeur du Tate Modern et mit en scène une grande exposition sur le peintre en 2010. « Une fois qu’un artiste crée quelque chose, cela n’appartient plus à l’artiste, mais au monde. » « L’histoire de l’art grouille de salopards qui sont aussi de grands artistes, et la morale n’a pas à s’immiscer dans la création », a tranché le critique Pierre Jourde en défense de Polanski. 

Il paraît donc important sinon indispensable de connaître les failles et les gouffres de certains créateurs, ne serait-ce que pour éviter de tomber dans l’adulation naïve qui est l’autre face de la haine primaire. Les artistes ne sont admirables que parce qu’ils sont humains ; mais l’humanité va parfois avec son « misérable petit tas de secrets » comme disait Malraux en refusant d’écrire ses Mémoires. Et les vices des artistes sont parfois proportionnels à leur génie. Depuis la tragédie grecque, on connaît la vertu cathartique de l’exposition des passions humaines : les montrer dans leur expansion permet au spectateur de s’en purger. Il faut aussi se méfier, dans ce débat, des jugements anachroniques, de cette illusion rétrospective qui consiste à juger le passé en fonction du présent. La cancel culture contemporaine voudrait ainsi expurger toute la culture au nom de valeurs qu’elle érige comme absolue au risque de se voir contredite rapidement (les principes définitifs étant eux aussi guettés par l’obsolescence). La gauche libertaire qui applaudissait à la transgression des Valseuses de Bertrand Blier en 1974 n’est-elle pas l’ancêtre de cette gauche woke et féministe qui voue aujourd’hui aux gémonies son acteur principal ? Comme Junie dans Britannicus de Racine, Acte II, scène 4, l’artiste aux abois au moment de l’hallali peut s’écrier :

« J’ose dire pourtant que je n’ai mérité

Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. »

Mais puisque nous voici revenus à notre point de départ : il faut rendre à Apollon5 ce qui est à Apollon et à Thémis6 ce qui est à Thémis, rendre à l’art ce qui appartient à l’art, et à la justice ce qui appartient à la justice. La sociologue Nathalie Heinich, spécialiste de l’art contemporain résume ainsi bien les choses : « L’œuvre enfreint-elle une loi ? Il est juste d’en empêcher ou d’en sanctionner la diffusion. Enfreint-elle la morale ? Alors la sanction ne devrait relever que du libre choix du lecteur, qui choisira de consommer ou pas ce qui heurte ses convictions. Est-ce l’auteur qui a enfreint une loi ? Alors c’est à la justice de sanctionner, et si elle l’a déjà fait, rien n’autorise quiconque à entraver la diffusion de l’œuvre : tout au plus peut-on s’abstenir de la cautionner ». Seules la qualité et la postérité feront le tri de ce qui relève de l’art et du bavardage ou de l’éclat. La justice a aussi sa temporalité, ce n’est pas celle des emballements médiatiques, des lynchages grégaires, des conjurations informatiques, des concerts d’injures, des pétitions et contre-pétitions.  Mais la justice a son autorité pour protéger les victimes, condamner les coupables et disculper les innocents. « Et tout le reste est littérature » comme disait Paul Verlaine qui fut condamné à deux ans de prison pour avoir tiré sur Arthur Rimbaud.


1. « Botticelli est une girouette, il doit sa carrière aux Médicis qu’il trahit pour se rallier à Savonarole et il applaudit aux exécutions et aux autodafés auxquels il participe avant de retourner sa veste après l’arrestation de Savonarole et de retourner vers les Médicis. Le Gréco n’est pas seulement un grand peintre mais un courtisan frénétique, qui dit ce que son maître veut entendre et se dit prêt à effacer les fresques de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange auxquelles on reproche leur nudité. Il passe sa vie à flatter le roi d’Espagne qui ne l'aime pas, et à dire du mal de tous les autres peintres. Ingres lui ressemble. Il change d’opinion à chaque changement de gouvernement, sans vergogne, tournant le dos à ceux qui étaient ses amis. » J.- M. Guenassia (correspondance privée). Comme Auguste Renoir, José-Marie de Hérédia, Auguste Rodin, Paul Cézanne, Henri de Toulouse-Lautrec ou Paul Valéry, Edgard Degas était anti-dreyfusard.

2. John Lennon, l’auteur d’Imagine, frappait sa première femme Cynthia et faillit battre un homme à mort parce qu’il avait suggéré qu’il pouvait être homosexuel. Elvis Presley commença à fréquenter sa future femme Priscilla Ann Wagner alors qu’elle avait 14 ans et lui 24. Michaël Jackson a été accusé d’abus sexuels sur mineurs. R. Kelly, l’interprète de I Believe I can fly a été arrêté en 2019 et inculpé pour des crimes perpétrés entre 1994 et 2018, dont trafic et exploitation sexuelle de mineurs, extorsion, corruption et travail forcé. Reconnu coupable d’agressions sexuelles sur mineurs, il est condamné, en juin 2022, à trente ans de réclusion criminelle. D’autres procès sont en cours.

3. Ian Gibson,  The Shameful Life of Salvador Dali, Faber & Faber, 1997.

4. En 1923, accompagné de sa femme Clara et d’un ami, André Malraux, encore inconnu, monte une expédition au Cambodge pour voler des statues d’Angkor et les revendre. L’aventure tourne au fiasco : prison pour le futur ministre de la Culture du Général de Gaulle.

5. Dieu des arts et de la beauté.

6.  Déesse de la justice.

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