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12 août 2017 6 12 /08 /août /2017 15:49

Traduction Jean-Jacques Mayoux, (entre parenthèses : numéros des pages dans l’édition GF n°530)

« Non, ils ne m’ont pas enterré quoiqu’il y ait eu une période que je me rappelle obscurément, avec des frémissements de stupeur, comme un passage à travers un monde inconvenable qui ne recelait espoir ni désir. Je me retrouvais dans la cité sépulcrale, j’en voulais à ces gens que je voyais courir les rues pour se chiper quelques sous les uns les autres, pour dévorer leur infâme cuisine, pour avaler leur mauvaise bière, pour rêver leurs rêves insignifiants et stupides. Ils empiétaient sur mes pensées. C’étaient des intrus de qui la connaissance de la vie était pour moi une irritante (178) imposture, tant je me sentais certain qu’il n’était pas possible qu’ils connussent les choses que je connaissais. Leur comportement, qui était simplement celui d’individus comme allant à leurs affaires dans la certitude d’une sécurité parfaite, me blessait comme les bravades outrageantes de la sottise en face d’un danger qu’elle est incapable de concevoir. Je n’avais pas spécialement le désir de les éclairer, mais j’avais quelque peine à me retenir de leur rire à la figure, pleins comme ils étaient de stupide importance. Il se peut que je ne me sois pas porté très bien en ces temps-là. Je titubais dans les rues – il y avait diverses affaires à régler -, ricanant amèrement face à des gens parfaitement respectables. J’admets que ma conduite était inexcusable, mais aussi bien ma température était rarement normale à l’époque. Les efforts de ma chère tante pour “me rendre des forces” semblaient tout à fait à côté de la question. Ce n’étaient pas mes forces qu’il fallait me rendre, c’était mon imagination qu’il fallait apaiser. Je gardais la liasse de papiers que m’avait donnés Kurtz sans savoir exactement quoi en faire. Sa mère était morte récemment, veillée, m’avait-on dit, par sa Promise. Un homme au visage glabre, l’air officiel, portant des lunettes cerclées d’or, me rendit visite un jour et s’enquit, d’une façon d’abord détournée ensuite suave mais pressante, sur ce qu’il lui plaisait de nommer certains « documents ». Je ne fus pas surpris, car je m’étais déjà deux fois chamaillé avec le Directeur sur le sujet, là-bas. J’avais refusé de céder la moindre paperasse de ce paquet, et j’eus la même attitude vis-à-vis de l’homme aux lunettes. Il finit par se montrer obscurément menaçant, et, avec beaucoup de vivacité, fit valoir que la Compagnie avait droit au moindre élément d’information sur ses “territoires”. Et, dit-il, “la connaissance qu’avait Kurtz de régions inexplorées avait dû, nécessairement, être considérable et particulière - compte tenu de ses grandes capacités, et des déplorables circonstances dans lesquelles il avait été placé – donc…”. Je l’assurai que le savoir de M. Kurtz, si (179) large qu’il fût, ne portait pas sur des problèmes de commerce ou d’administration. Il invoqua alors le nom de la science. “Ce serait une perte incalculable si”, etc. etc. Je lui offris le rapport sur “la Suppression des Coutumes Sauvages” avec le post-scriptum arraché. Il le prit avidement, mais finit par faire la fine bouche, laissant paraître un air dédaigneux. “Ceci n’est pas ce que nous étions en droit d’attendre”, remarqua-t-il. “N’attendez rien d’autre, dis-je. Il n’y a que des lettres personnelles.” Il se retira sur des menaces de poursuites judiciaires, et je ne le revis pas ; mais un autre type, qui se disait cousin de Kurtz, survint deux jours après, anxieux d’apprendre tous les détails des derniers moments de son cher parent. Incidemment, il me donna à entendre que Kurtz avait été essentiellement un grand musicien. “Il avait de quoi remporter un immense succès”, dit l’homme, qui était organiste, je crois, et dont les cheveux gris tombaient plats sur un col de paletot graisseux. Je n’avais pas de raison de mettre ses déclarations en doute : à ce jour, je suis incapable de dire quelle avait été la profession de Kurtz, s’il en avait eu une – quel était son talent principal. Je l’avais pris pour un peintre qui écrivait pour les journaux, à moins qu’il ne fût un journaliste qui savait peindre – mais même son cousin – (qui prisait pendant l’entrevue) ne pouvait pas me dire ce qu’il avait été, exactement. C’était un génie universel – sur ce point je tombai d’accord avec le vieux, qui là-dessus se moucha bruyamment dans un grand mouchoir de coton et se retira, en proie à une agitation sénile, emportant quelques lettres de famille et des mémoranda sans importance. Finalement un journaliste soucieux d’apprendre quelque chose du sort de son “cher collègue” survint. Ce visiteur m’informa que la sphère véritable de Kurtz aurait dû être la politique, celle “du parti populaire”. Il avait des sourcils raides et buissonneux, des cheveux hérissés coupés court, un monocle sur un large ruban, et, se faisant expansif, il confessa son opinion qu’en réalité Kurtz était bien incapable d’écrire – “mais pour Dieu ce que l’homme pouvait parler ! Il électrisait de (180) grosses réunions. Il avait la foi – vous saisissez ? – il avait la foi. Il pouvait faire croire n’importe quoi – n’importe quoi. Il aurait été un superbe chef de parti extrême”. “Quel parti” ? demandai-je. “N’importe lequel, répondit l’autre. C’était un – un extrémiste.” Est-ce que je n’étais pas d’accord ? J’acquiesçai. Est-ce que je savais, demanda-t-il avec un soudain éclair de curiosité, “ce qui avait pu l’inciter à partir de là-bas” ? “Oui”, dis-je, et séance tenante je lui tendis le fameux Rapport, pour être publié, s’il le jugeait bon. Il le parcourut rapidement, marmonnant tout le temps, décida que “ça irait”, et s’en fut avec son butin.

« Je restai donc enfin avec un mince paquet de lettres et le portrait de la jeune fille. Je la trouvai belle – belle d’expression, veux-je dire. Je savais qu’on peut faire mentir même le soleil, mais on sentait que nulle manipulation de la lumière et de la pose n’aurait pu transmettre la délicate nuance de sincérité de ces traits.

« Elle semblait prête à écouter sans réserve mentale, sans un soupçon, sans une pensée égoïste. Je conclus que j’irais en personne lui rendre son portrait et ces lettres. Curiosité ? Oui, et aussi un autre sentiment, peut-être. Tout ce qui avait été à Kurtz m’était sorti des mains : son âme, son corps, son poste, ses plans, son ivoire, sa carrière. Il ne restait que sa mémoire et sa Promise – et je voulais abandonner cela, aussi, au passé, en un sens, restituer personnellement tout ce qui me restait de lui à cet oubli qui est le dernier mot de notre sort commun. Je ne me défends pas. Je n’avais pas une idée claire de ce que je voulais vraiment. Peut-être était-ce une impulsion de loyauté inconsciente, ou l’accomplissement d’une de ces nécessités ironiques qui se dissimulent dans les faits de l’existence. Je ne sais. Je ne puis dire, mais j’y allai.

« Je pensais que son souvenir serait comme ceux d’autres morts, accumulés dans la vie de chacun – une vague impression sur le cerveau d’ombres qui sont tombées sur lui dans leur prompt et final passage. Mais devant la grande et lourde porte, devant les hautes maisons d’une rue aussi tranquille (181) et correcte qu’une allée bien tenue dans un cimetière, j’eus une vision de lui sur la civière, ouvrant une bouche vorace, comme pour dévorer toute la terre avec toute son humanité. Il vivait là devant moi ; il vivait autant qu’il avait jamais vécu – une ombre, insatiable d’apparences splendides, de réalités effroyables, une ombre plus ténébreuse que l’ombre de la nuit, et drapée noblement dans les plis d’une éloquence fastueuse. La vision sembla entrer dans la maison avec moi – la civière, les porteurs spectraux, la foule sauvage d’adorateurs soumis, l’obscurité des forêts, le scintillement de la longueur de fleuve entre les sombres courbes, le battement du tam-tam, régulier et sourd comme un battement de cœur – le cœur des ténèbres victorieuses. C’était un moment de triomphe pour la brousse, une invasion, une ruée vengeresse que, me semblait-il, j’aurais à contenir seul pour le salut d’une autre âme. Et le souvenir de ce que je l’avais entendu dire là-bas, avec ces silhouettes cornues qui bougeaient dans mon dos, dans la lueur des feux, la patience des bois, ces phrases brisées me revenaient, je les entendais de nouveau dans leur sinistre et terrifiante simplicité. Je me rappelais ses plaidoyers abjects, ses abjectes menaces, l’échelle colossale de ses méprisables désirs, la mesquinerie, le tourment, l’angoisse orageuse de son âme. Et plus tard il me sembla retrouver sa manière composée et languide quand il dit un jour : “Ce stock actuel d’ivoire est véritablement à moi. La Compagnie ne l’a pas payé. Je l’ai rassemblé moi-même à de très grands risques personnels. Je crains qu’ils n’essaient de le réclamer comme leur, cependant. Hum… C’est un cas difficile. Que pensez-vous que je doive faire – résister ? Hein ? Je ne veux rien d’autre que la justice…” Il ne voulait rien d’autre que la justice. Je tirai la sonnette devant une porte d’acajou au premier étage, et tandis que j’attendais il semblait me dévisager du panneau de verre – de ce regard ample, immense qui embrassait, condamnait, vomissait tout l’univers. Il me semblait entendre ce cri murmuré : “Horreur ! Horreur !” (182)

« Le crépuscule tombait. Je dus attendre dans un salon haut de plafond, avec trois grandes fenêtres sur toute la hauteur qui étaient comme trois colonnes lumineuses et drapées. Les pieds et les dossiers dorés du mobilier luisaient en courbes indistinctes. La haute cheminée de marbre était d’une blancheur froide et monumentale. Un piano à queue se dressait, massif, dans un coin, avec des lueurs foncées sur les surfaces plates qui faisaient penser à un sarcophage sombre et poli. Une haute porte s’ouvrit – se referma. Je me levai.

« Elle s’avança, tout en noir, la tête pâle, flottant vers moi dans le crépuscule. Elle était en deuil. Il y avait plus d’un an qu’il était mort, plus d’un an que la nouvelle en était arrivée : il semblait qu’elle dût se souvenir et garder le deuil à jamais. Elle prit mes mains dans les siennes et murmura : “J’avais appris votre venue.” Je remarquai qu’elle n’était pas très jeune – je veux dire, pas une jeune fille. Elle avait une aptitude mûrie à la fidélité, à la confiance, à la souffrance. La pièce semblait s’être assombrie, comme si toute la triste lumière de la brumeuse soirée s’était réfugiée sur son front. Ces cheveux blonds, ce pâle visage, ce front pur, semblaient entourés d’un halo cendré d’où les yeux sombres me regardaient. Ce regard était innocent, profond, confiant, ouvert. Elle portait sa tête triste comme si elle eût été fière de cette tristesse, comme si elle eût voulu dire, Moi, moi seule je sais mener son deuil comme il le mérite. Mais tandis que nous nous serrions encore les mains, une telle expression de terrible désolation parut sur son visage que je compris qu’elle était un de ces êtres qui ne sont pas les jouets du temps. Pour elle il était mort seulement la veille. Et, par Dieu ! l’impression était si forte que pour moi aussi il semblait n’être mort que la veille – bien plus, à cette minute même. Je les vis elle et lui dans le même instant – la mort de l’un et la tristesse de l’autre – je vis la tristesse au moment même de la mort. Vous comprenez ? Je les vis ensemble – je les entendis ensemble. Elle avait dit, en reprenant profondément son haleine, “J’ai survécu”, tandis que (183) mes oreilles tendues semblaient entendre distinctement, mêlé à ce ton de regret désespéré, le murmure dans lequel il avait résumé son éternelle condamnation. Je me demandai ce que je faisais là, avec au cœur une sensation de panique comme si je m’étais fourvoyé dans un lieu de mystères cruels et absurdes qu’il ne sied pas à un être humain de contempler. Elle me désigna une chaise. Nous nous assîmes. Je posai le paquet doucement sur la petite table, et elle mit sa main dessus… “Vous l’avez bien connu”, murmura-t-elle, après un moment de silence endeuillé.

« L’intimité avance vite là-bas, dis-je. Je l’ai connu aussi bien qu’il est possible qu’un homme en connaisse un autre. »

« “Et vous l’admiriez, dit-elle. C’était impossible de le connaître et de ne pas l’admirer. N’est-ce pas ?”

« “C’était un homme remarquable”, dis-je, d’une voix mal assurée. Puis devant l’appel de son regard fixe, qui semblait guetter d’autres paroles sur mes lèvres, je poursuivis : “Il était impossible de ne pas…” “L’aimer”, finit-elle, avidement, me réduisant à un silence horrifié. “Comme c’est vrai ! comme c’est vrai ! Mais quand on pense que personne ne l’a connu aussi bien que moi ! J’avais toute sa noble confiance. C’est moi qui l’ai le mieux connu.”

« “C’est vous qui l’avez le mieux connu”, répétai-je. Et c’était peut-être vrai. Mais avec chaque parole la pièce s’assombrissait, et seul son front, lisse et blanc, restait illuminé par la lumière inextinguible de la croyance et de l’amour.

« “Vous étiez son ami”, poursuivit-elle. “Son ami”, répéta-t-elle, un peu plus haut. “Il faut que vous l’ayez été, s’il vous a donné cela, et s’il vous a envoyé à moi. Je sens que je puis vous parler – et oh ! il faut que je parle. Je veux que vous – vous qui avez entendu ses dernières paroles – vous sachiez que j’ai été digne de lui… Ce n’est pas de l’orgueil… Oui ! Je suis fière de savoir que je l’ai compris mieux que quiconque sur terre – il me l’a dit lui-même. Et depuis la mort de sa mère je n’ai eu personne… personne… à… à…” (184)

 « J’écoutais. L’obscurité s’épaississait. Je n’étais pas même sûr que c’était le bon paquet qu’il m’avait donné. J’ai plutôt idée qu’il voulait que je prenne soin d’une autre liasse de ses papiers qu’après sa mort je vis le Directeur examiner sous la lampe. Et la jeune femme parlait, soulageant sa peine dans la certitude de ma sympathie ; elle parlait comme on boit quand on a soif. J’ai entendu dire que ses fiançailles avaient rencontré le désaccord des siens. Il n’était pas assez riche, ou quelque chose de ce genre. Et en vérité je ne sais s’il n’avait pas été pauvre toute sa vie. Il m’avait donné quelque raison de déduire que c’était son impatience d’une relative pauvreté qui l’avait poussé à aller là-bas.

« … “Qui ne devenait pas son ami s’il l’entendait une fois parler ? disait-elle. Il attirait les hommes par ce qu’ils avaient de meilleur.” Elle me regarda avec intensité. “C’est le don des grands”, poursuivit-elle, et le son assourdi de sa voix semblait accompagné de tous les autres sons, pleins de mystère, de désolation, et de tristesse, que j’aie jamais entendus – les vaguelettes du fleuve, le murmure des arbres balancés par le vent, le chuchotement des foules, la vague résonance de mots incompréhensibles criés de loin, le bruit sourd d’une voix qui parle plus loin que le seuil d’une nuit éternelle. “Mais vous l’avez entendu ! Vous savez !” s’écria-t-elle.

« “Oui, je sais”, dis-je avec au cœur une manière de désespoir, mais courbant la tête devant la foi qui était en elle, devant cette grande illusion salvatrice dont je n’aurais pas pu la défendre – dont je ne pouvais même pas me défendre moi-même.

« “Quelle perte pour moi – pour nous ! ” se corrigea-t-elle avec une belle générosité ; puis elle ajouta dans un murmure : “Pour le monde.” Aux dernières lueurs du crépuscule je pus voir briller ses yeux, pleins de larmes – de larmes qui ne tomberaient pas.

« “J’ai été très heureuse, gâtée du sort, - très fière, poursuivit-elle. Trop gâtée. Trop heureuse à court terme. Et maintenant je suis malheureuse pour – pour la vie.” (185)

« Elle se leva. Ses cheveux blonds semblèrent prendre tout ce qui restait de lumière dans une lueur d’or. Je me levai aussi.

« “Et de tout cela, poursuivit-elle tristement, de tout ce qu’il promettait, de toute sa grandeur, de son âme généreuse, de son noble cœur, rien ne reste – rien qu’un souvenir. Vous et moi…”        

« “Nous nous souviendrons toujours de lui”, dis-je, en hâte.

« “Non ! s’écria-t-elle. Il est impossible que tout cela soit perdu – qu’une pareille vie soit sacrifiée pour ne rien laisser- que de la tristesse. Vous savez quels vastes plans il avait. J’en étais informée, aussi. Je ne pouvais peut-être pas comprendre – mais d’autres en étaient informés. Quelque chose doit rester. Ses paroles, au moins, ne sont pas mortes. ”

« “Ses paroles resteront”, dis-je.

« “Et son exemple », murmura-t-elle pour elle-même. « Les regards se levaient vers lui – le bien paraissait dans chacune de ses actions. Son exemple…”

« “C’est vrai, dis-je, son exemple aussi. Oui, son exemple. J’oubliais cela.”

« “Mais pas moi. Je ne peux pas – je ne peux pas croire – pas encore. Je ne peux pas croire que je ne le verrai plus, que personne ne le verra plus jamais, jamais, jamais.”

« Elle ouvrit les bras comme vers une forme qui se dérobait, les tendit, noirs, mains pâles serrées, contre le reflet étroit, qui s’éteignait, de la fenêtre. Ne jamais le voir ! Je le voyais assez clairement à cette minute. Je reverrai ce spectre éloquent aussi longtemps que je vivrai, et je la reverrai, elle aussi, une Ombre tragique et familière, ressemblant dans ce geste à une autre, tragique aussi, et ornée d’amulettes impuissantes, tendant la nudité de ses bras bruns par-dessus le scintillement du fleuve infernal, le fleuve des ténèbres. Elle dit soudain très bas : “Il est mort comme il a vécu.”

« “Sa fin, dis-je, une colère sourde montant en moi, fut en tous points digne de sa vie.” (186)

« “Et je n’étais pas avec lui », murmura-t-elle. Ma colère tomba devant un sentiment d’infinie pitié.

« “Tout ce qui pouvait être fait” - marmottai-je.

« “Ah, mais je croyais en lui plus que quiconque sur terre – plus que sa propre mère, plus que – lui-même. Il avait besoin de moi ! Moi ! J’aurais chéri chaque soupir, chaque mot, chaque signe, chaque regard.”

« Je me sentis comme si une poigne glacée m’avait saisi la poitrine. “Je vous en prie”, dis-je d’une voix sourde.

« “Pardonnez-moi. J’ai – j’ai mené mon deuil si longtemps en silence – en silence… Vous avez été avec lui – jusqu’à la fin ? Je pense à sa solitude. Personne auprès pour le comprendre comme j’aurais compris. Peut-être personne pour entendre…

« “Jusqu’à la fin, dis-je d’une voix chevrotante. J’ai entendu toutes ses dernières paroles…” Je m’arrêtai effrayé.

« “Répétez-les, murmura-t-elle d’un ton brisé. Je veux – je veux – quelque chose – quelque chose – avec quoi vivre.”

« J’étais sur le point de m’écrier : “Vous ne les entendez pas ? ” Le crépuscule les répétait en murmures persistants tout autour de nous, murmures qui semblaient s’enfler comme la première menace murmurée d’un vent qui se lève. “Horreur ! Horreur !”

« “Son dernier mot – pour vivre avec, insista-t-elle. Ne comprenez-vous pas que je l’aimais – je l’aimais – je l’aimais !”

« Je me ressaisis et je parlai lentement.

« “Le dernier mot qu’il ait prononcé, c’est… votre nom. ”

« J’entendis un léger soupir puis mon cœur s’arrêta, brutalement retenu par un cri exultant et terrible, par le cri d’inconcevable triomphe et d’indicible douleur : “Je le savais – j’étais sûre ! ...” Elle savait. Elle était sûre. Je l’entendis pleurer ; elle s’était caché le visage dans les mains. Il me semblait que la maison s’écroulerait avant que je puisse m’échapper, que le ciel me tomberait sur la tête. Mais rien n’arriva. Le ciel ne tombe pas pour de pareilles (187) broutilles. Serait-il tombé, je me demande, si j’avais rendu à Kurtz la justice qui lui était due ? N’avait-il pas dit qu’il ne voulait que la justice ? Mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas lui dire. Cela aurait été trop ténébreux – absolument trop ténébreux. »

Marlow se tut et s’assit tout seul, indistinct et silencieux, dans la pose d’un Bouddha méditant. Personne ne bougea d’abord. « “Nous avons manqué le début du reflux”, dit le Directeur, soudain. Je levai la tête. Le large était barré par un banc de nuages noirs, et le tranquille chemin d’eau qui mène aux derniers confins de la terre coulait sombre sous un ciel couvert – semblait mener au cœur d’immenses ténèbres. » (188)

[1] In motley. Expression typiquement shakespearienne. De toute façon la langue littéraire de Conrad fut largement apprise dans les livres (N.d.T.).

[2] Que Conrad ait été malade au Congo, et que surtout il en soit revenu très marqué, cela est sûr. Mais c’est l’une des curiosités, et l’un des mystères, liés à Heart of Darkness, que les circonstances de la maladie sur place. Conrad raconte à Garnett comment, brûlant de fièvre et prostré dans la brousse, il a été secouru par une vieille négresse qui lui a apporté de l’eau à boire. Où diable cela a-t-il pu se passer au cours de ce voyage entièrement fluvial sauf la longue marche qui n’en porte pas trace ? Mais dans Geography and Some Explorers il évoque Mungo Park, un de ses héros, gisant ainsi malade à l’ombre d’un grand arbre et secouru par une vieille femme d’un village voisin lui portant ses calebasses d’eau fraîche, qui le guérissent. C’est une partie de l’imagination hallucinée de Conrad que ce qui était arrivé à Mungo Park lui est arrivé (N.d.T.).

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