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28 octobre 2019 1 28 /10 /octobre /2019 15:01

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien

Résumé et citations établis par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie en CPGE (et en 1ère).

Les références renvoient à l’édition Folio n°921

Ce résumé ne remplace évidemment pas la lecture intégrale du texte

II. VARIUS MULTIPLEX MULTIFORMIS (Varié, multiple et changeant)

La mère Domitia Paulina : Ma mère Domitia Paulina s’installa pour la vie dans un austère veuvage ; je ne l’ai pas revue depuis le jour où, appelé par mon tuteur, je partis pour Rome. Je garde le souvenir de sa figure allongée d’Espagnole (41), de sa douceur mélancolique, de ses petits pieds dans d’étroites sandales et du doux balancement des hanches de danseuse de cette matrone irréprochable.

Les « vertus » d’Italica : On se trompe en croyant qu’un homme, une famille participe nécessairement aux idées ou aux événements de son temps. « Le contre-coup des intrigues romaines atteignait à peine mes parents dans ce recoin d’Espagne, bien qu’à l’époque de la révolte contre Néron, mon grand-père eût offert pour une nuit l’hospitalité à Galba. On vivait sur le souvenir d’un certain Fabius Hadrianus, brûlé vif par les Carthaginois au siège d’Utique, d’un second Fabius, soldat malchanceux qui poursuivit Mithridate sur les routes d’Asie Mineure ». Mon père ignorait presque tout des écrivains du temps (pourtant originaires d’Espagne), Lucain et Sénèque. Mon grand-oncle Ælius, qui était lettré, se limitait aux auteurs les plus connus du siècle d’Auguste. Ce dédain des modes contemporaines leur épargnait bien des fautes de goût. L’hellénisme et l’Orient étaient inconnus, ou regardés de loin avec un froncement sévère ; il n’y avait pas une seule statue grecque dans toute la péninsule. L’économie allait de pair avec la richesse, la rusticité avec une solennité pompeuse. Ma sœur Pauline, grave, silencieuse et renfrognée, s’est mariée jeune avec un vieillard. La probité était rigoureuse, mais on était dur avec les esclaves. On n’était curieux de rien ; on s’observait à penser sur tout ce qui convient à un citoyen de Rome. « De tant de vertus, si ce sont bien là des vertus, j’aurai été le dissipateur. » (42)

Éducation romaine : La fiction officielle veut qu’un empereur romain naisse à Rome, mais je suis né à Italica. « Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil sur soi-même : mes premières patries ont été des livres. A un moindre degré, des écoles » : celles d’Espagne s’étaient ressenties des loisirs de la province, celle de Térentius Scaurus, à Rome, enseignait médiocrement les philosophes et les poètes mais préparait bien aux vicissitudes de l’existence humaine. Les magisters exerçaient sur les écoliers une tyrannie que je rougirais d’imposer aux hommes ; chacun était cloisonné sur sa matière. Entre ces pédants qui se perdaient en disputes de mots, querelles de préséance, intrigues, calomnie et la brutalité de l’enfance, je fus bien préparé à la société. Pourtant, j’ai aimé certains de mes maîtres (le plus grand séducteur, ce n’est pas Alcibiade mais Socrate quand il enseigne à ses disciples). Les méthodes des grammairiens et des rhéteurs se sont avérées moins absurdes que je ne le pensais.

  • La grammaire, avec son mélange de règle logique et d’usage arbitraire, propose au jeune esprit un avant-goût de ce que lui offriront les sciences de la conduite humaine, le droit ou la morale, tous les systèmes où l’homme a codifié (43) son expérience instinctive.
  • La rhétorique (où nous étions successivement Xerxès et Thémistocle, Octave et Marc-Antoine) m’enivra ; je me sentis Protée. « Ils m’apprirent à entrer tour à tour dans la pensée de chaque homme, à comprendre que chacun se décide, vit et meurt selon ses propres lois. »
  • La lecture des poètes eut des effets plus bouleversants encore : « je ne suis pas sûr que la découverte de l’amour soit nécessairement plus délicieuse que celle de la poésie. Celle-ci me transforma : l’initiation à la mort ne m’introduira pas plus loin dans un autre monde que tel crépuscule de Virgile ». Plus tard, j’ai préféré la rudesse d’Ennius, l’amertume savante de Lucrèce, l’humble parcimonie d’Hésiode (à la généreuse aisance d’Homère). J’ai goûté surtout les poètes les plus compliqués et les plus obscurs obligeant la pensée à un effort intellectuel. Mais à cette époque, je préférais les auteurs plus accessibles : le métal polo d’Horace, Ovide et sa mollesse de chair. Scaurus me désespéra en m’assurant que je ne serais jamais qu’un poète médiocre faute de don et d’application (j’ai un ou deux de ses volumes de vers d’amour imités de Catulle). Il m’importe peu aujourd’hui que mes vers soient bons.
  • L’étude du grec : je suis reconnaissant à Scaurus de m’avoir mis jeune à l’étude du grec (44). J’ai aimé cette langue, « presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec ».  Il y a d’autres langues : elles sont pétrifiées ou à naître (les signes égyptiens, l’hébreu obsédé par les dieux expliqué par le rabbin Joshua, les chants celtes, les jargons barbares). Le grec a ses trésors d’expérience de l’homme et de l’État. « Des tyrans ioniens aux démagogues d’Athènes, de la pure austérité d’un Agésilas aux excès d’un Denys ou d’un Démétrius, de la trahison de Démarate à la fidélité de Philopoemen, tout ce que chacun de nous peut tenter pour nuire à ses semblables ou pour les servir a, au moins une fois, été fait par un Grec. Il en va de même de nos choix personnels : du cynisme à l’idéalisme, du scepticisme de Pyrrhon aux rêves sacrés de Pythagore, nos refus ou nos acquiescements ont eu lieu déjà ; nos vices et nos vertus ont des modèles grecs. Rien n’égale la beauté d’une inscription latine votive ou funéraire : ces quelques mots gravés sur la pierre résument avec une majesté impersonnelle tout ce que le monde a besoin de savoir de nous. C’est en latin que j’ai administré l’empire ; mon épitaphe sera incisée en (45) latin sur les murs de mon mausolée au bord du Tibre, mais c’est en grec que j’aurai pensé et vécu. »

Athènes : J’avais seize ans : je revenais d’une période d’apprentissage auprès de la Septième Légion dans les Pyrénées (région sauvage de l’Espagne Citérieure, très différente de la partie méridionale où j’avais grandi). Acilius Attianus, mon tuteur qui voulait contrebalancer ces mois rudes et farouches se laissa persuader par Scaurus de m’envoyer à Athènes auprès du sophiste Isée (génial improvisateur). Athènes immédiatement me conquit. L’écolier un peu gauche goûta à cette volupté. Les mathématiques et les arts m’occupèrent en recherches et je suivis les cours de médecine de Léotichyde. La profession de médecin m’aurait plus ; son esprit ne diffère pas essentiellement de celui dans lequel j’ai essayé de prendre mon métier d’empereur. Nous marchions le soir au bord de la mer ; les moyens et les lieux d’expérimentation (comme les salles du Musée d’Alexandrie) lui manquaient (46). « Esprit sec, il m’apprit à préférer les choses aux mots, à me méfier des formules, à observer plutôt qu’à juger. Ce Grec amer m’a enseigné la méthode. » J’ai assez peu aimé la jeunesse, malgré la légende qui m’entoure, la mienne moins que toute autre. Cette jeunesse tant vantée est souvent une époque mal dégrossie, à deux ou trois exceptions, dont toi-même, Marc, auras été la plus pure. « En ce qui me concerne, j’étais à peu près à vingt ans ce que je suis aujourd’hui, mais je l’étais sans consistance. Tout en moi n’était pas mauvais, mais tout pouvait l’être : le bon ou le meilleur étayait le pire. Je ne pense pas sans rougir à mon ignorance du monde, que je croyais connaître, à mon impatience, à une espèce d’ambition frivole et d’avidité grossière. » Au sein de la vie studieuse d’Athènes, je regrettais l’atmosphère de Rome où se fait et se défait le monde. Le règne de Domitien s’achevait ; mon cousin Trajan, qui s’était couvert de gloire sur les frontières du Rhin, tournait au grand homme populaire ; la tribu espagnole s’implantait à Rome. J’étais frustré par la passivité grecque. J’avais faim de puissance, d’argent et de gloire (47).

Installation à Rome : J’étais pressé de me confronter à Rome qui semblait capable de gérer les grandes affaires. Je quittai donc la chaude Athènes pour l’austère Rome où se jouait le sort du monde et où un jeune homme provincial pouvait apprendre à se mesurer aux hommes et à servir. Tout n’était pas beau dans l’avènement de cette nouvelle classe moyenne à la faveur d’un changement de régime ; l’honnêteté politique gagnait parfois la partie à l’aide de stratagèmes assez louches. Ma famille était proche des nouveaux hommes (48). Je fus nommé juge au tribunal chargé des litiges d’héritage. C’est de ce poste que j’assistai aux dernières passes du duel à mort entre Domitien et Rome. Le tyran, lâché par l’armée, ne tenait que par les exécutions. Je considérais cet empereur aux abois avec un mépris arrogant sans trop comprendre. Sur les conseils d’Attianus, je fis mon métier sans trop m’occuper de politique. Mon collègue au tribunal, Nératius Priscus m’initia au droit ; il resta jusqu’à sa mort mon conseiller légal et mon ami. Il était maître de sa matière et pourtant capable de la relativiser en termes humains. Il m’a aidé dans certaines réformes. Je dus faire d’autres efforts, notamment pour corriger mon accent de province, en prenant des leçons d’élocution avec des acteurs. « La débauche même devenait une étude durant ces années difficiles : je tâchais de me mettre au ton de la jeunesse dorée de Rome ; je n’y ai jamais complètement réussi. Par une (49) lâcheté propre à cet âge, dont la témérité toute physique se dépense ailleurs, je n’osais qu’à demi me faire confiance à moi-même ; dans l’espoir de ressembler aux autres, j’émoussai ou j’aiguisai ma nature ». On m’aimait peu. Il n’y avait d’ailleurs aucune raison pour qu’on le fît : mon goût des arts était gênant chez l’officier et le magistrat ; mon hellénisme maladroit était sujet à sarcasme ; au Sénat, on me surnommait « l’étudiant grec », je commençais à avoir ma légende, mélange de mes actions et de ce que les autres pensaient d’elles. « Des plaideurs éhontés me déléguaient leurs femmes, s’ils savaient mon intrigue avec l’épouse d’un sénateur, leur fils, quand j’affichais ma passion pour quelque jeune mime. Il y avait plaisir à confondre ces gens-là par mon indifférence. Les plus piteux étaient encore ceux qui, pour me plaire, m’entretenaient de littérature. La technique que j’ai dû élaborer dans ces postes médiocres m’a servi plus tard pour mes audiences impériales. Être tout à chacun pendant la brève durée de l’audience, faire du monde une table rase où n’existaient pour le moment que ce banquier, ce vétéran, cette veuve » (parallèle avec le cabinet du médecin (50) où les conflits familiaux éclatent). « Le peu de respect que j’ai personnellement pour l’institution de la famille n’y a guère résisté. Je ne méprise pas les hommes. Si je le faisais, je n’aurais aucun droit, ni aucune raison, d’essayer de les gouverner ». Je connais leurs défauts : je suis comme eux, du moins par moments, ou j’aurais pu l’être. Mon attitude est aussi éloignée de la froide supériorité du philosophe que de l’arrogance du César. Il y a quelque chose de bon dans chaque homme. « Notre grande erreur est d’essayer d’obtenir de chacun en particulier les vertus qu’il n’a pas, et de négliger de cultiver celles qu’il possède. […] J’ai rencontré chez la plupart des hommes peu de consistance dans le bien, mais pas davantage dans le mal ; leur méfiance, leur indifférence plus ou moins hostile cédait presque trop vite, presque honteusement, se changeait presque trop facilement en gratitude, en respect, d’ailleurs sans doute aussi peu (51) durables, leur égoïsme même pouvait être tourné à des fins utiles. Je m’étonne toujours que si peu m’aient haï, je n’ai eu que deux ou trois ennemis acharnés dont j’étais, comme toujours, en partie responsable. Quelques-uns m’ont aimé : ceux-là m’ont donné beaucoup plus que je n’avais le droit d’exiger, ni même d’espérer d’eux, leur mort, quelquefois leur vie. »

Une technique de la liberté : Il n’y a qu’un point sur lequel je me sens supérieur aux hommes : « je suis tout ensemble plus libre et plus soumis qu’ils n’osent l’être. Presque tous méconnaissent également leur juste liberté et leur vraie servitude. Ils maudissent leurs fers ; ils semblent parfois s’en vanter. D’autre part, leur temps s’écoule en vaines licences ; ils ne savent pas se tresser eux-mêmes le joug le plus léger. Pour moi, j’ai cherché la liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parce qu’en partie elle favorisait la liberté. Ce qui m’intéressait n’était pas une philosophie de l’homme libre (tous ceux qui s’y essayent l’ennuyèrent) mais une technique : je voulais trouver la charnière où notre volonté s’articule au destin, où la discipline seconde, au lieu de la freiner, la nature. » Il ne s’agit pas ici de la dure volonté du stoïque ni de quelque choix ou refus abstrait. J’ai rêvé d’un plus secret acquiescement ou d’une plus souple bonne volonté. La vie m’était comme un cheval dressé dont on épouse les mouvements. Je m’efforçais d’atteindre par degré et état de liberté, ou de soumission, presque pur. La gymnastique (52) et la dialectique m’y aidaient. Je cherchai d’abord une simple liberté de vacances, puis une liberté de simultanéité, où deux actions seraient possibles (comme César). « J’inventai un mode de vie où la plus lourde tâche pourrait être accomplie parfaitement sans m’engager tout entier ; en vérité, j’ai parfois osé me proposer d’éliminer jusqu’à la notion physique de fatigue ». A d’autres moments, je m’exerçais à pratiquer une liberté d’alternance (être capable de se détacher de tout à tout moment pour échapper à la tyrannie et à la servitude) toute une journée autour d’une idée ou d’un propos à bâtons rompus. Les décisions difficiles à prendre s’émiettaient en une poussière de décisions minuscules devenues inévitables et plus faciles. « Mais c’est encore à la liberté d’acquiescement, la plus ardue de toutes, que je me suis le plus rigoureusement appliqué. Je voulais l’état où j’étais ; dans mes années de dépendance, ma sujétion perdait ce qu’elle avait d’amer, ou même d’indigne, si j’acceptais d’y voir (53) un exercice utile. Je choisissais ce que j’avais, m’obligeant seulement à l’avoir totalement et à le goûter le mieux possible. Les plus mornes travaux s’exécutaient sans peine pour peu qu’il me plût de m’en éprendre. Dès qu’un objet me répugnait, j’en faisais un sujet d’étude ; je me forçais adroitement à en tirer un motif de joie. En face d’une occurrence imprévue ou quasi désespérée, d’une embuscade ou d’une tempête en mer, toutes les mesures concernant les autres étant prises, je m’appliquais à faire fête au hasard, à jouir de ce qu’il m’apportait d’inattendu, et l’embuscade ou la tempête s’intégraient sans heurt dans mes plans ou dans mes songes. Même au sein de mon pire désastre, j’au vu le moment où l’épuisement enlevait à celui-ci une part de son horreur, où je le faisais mien en acceptant de l’accepter. Si j’ai jamais à subir la torture, et la maladie va sans doute se charger de m’y soumettre, je ne suis pas sûr d’obtenir longtemps de moi l’impassibilité d’un Thraséas, mais j’aurai du moins la ressource de me résigner à mes cris. E c’est de la sorte, avec un mélange de réserve et d’audace, de soumission et de révolte soigneusement concertées, d’exigence extrême et de concessions prudentes, que je me suis finalement accepté moi-même. » (54)

 

Tribun de la Légion : « Si elle s’était prolongée trop longtemps, cette vie à Rome m’eût à coup sûr aigri, corrompu, ou usé. Le retour à l’armée me sauva ».  […] « Le départ pour l’armée signifiait le voyage ; je partis avec ivresse. J’étais promu tribun à la Deuxième Légion, l’Adjutrice : je passai sur les bords du Haut-Danube quelques mois d’un automne pluvieux » (avec un volume de Plutarque). Je fus transféré en novembre à la Cinquième Légion Macédonique sur les frontières de la Moésie inférieure. La neige qui bloquait les routes m’empêcha de voyager par terre. Je m’embarquai à Pola. J’eus à peine le temps de revisiter Athènes. « La nouvelle de l’assassinat de Domitien, annoncée peu de jours après mon arrivée au camp, n’étonna personne et réjouit tout le monde. Trajan fut bientôt adopté par Nerva ; l’âge avancé du nouveau prince faisait de cette succession une matière de mois tout au plus ». les légions étaient en état d’effervescence et d’attente en raison de la nouvelle politique de conquête de mon cousin (55). Les légions danubiennes étaient plus entraînées que celles que j’avais connues en Espagne ; les officiers de l’armée s’intéressaient plus à l’avenir de l’empire qu’aux querelles de palais. La colonisation romaine prenait un tour brutal dont je n’avais pas l’habitude. Nous profitions de la division des barbares au nord-est (pertes peu nombreuses mais continues) (56). Je pensais qu’on pouvait être efficace à moindre frais. Poussé par mon goût du dépaysement, j’aimais à fréquenter les barbares. Ce grand pays situé entre les bouches du Danube et celles du Borysthènes compte parmi les régions les plus surprenantes du monde pour les hommes nés sur les rivages de la Mer Intérieure, habitués aux paysages du sud. J’ai adoré là-bas la déesse Terre comme nous adorons ici la déesse Rome. Notre sol grec ou latin a l’élégance nette d’un corps mâle ; la terre scythe avait l’abondance un peu lourde d’un corps de femme étendue. La plaine ne se terminait qu’au ciel ; je m’émerveillais devant un fleuve énorme charriant les boues de terres inconnues. C’était la première fois que je me trouvais face à un véritable hiver. Le soir de mon arrivée au camp, le Danube était une immense route de glace (57). Nous nous protégions du froid par des fourrures. Le gel donnait à tout une transparence et une dureté céleste. Assar, mon guide caucasien, fendait la glace au crépuscule pour abreuver nos chevaux ; ces bêtes nous permettaient d’établir le contact avec les barbares pour les prouesses équestres. Bien des fois, au printemps, il m’est arrivé de tourner le dos à l’horizon du sud et de l’ouest pour m’enfoncer dans les terres, dans les steppes ou par-delà les contreforts du Caucase, vers le nord ou la plus lointaine Asie pour découvrir des peuples inconnus. A Odessos, un négociant (58) me fit cadeau d’une pierre précieuse verte qui fit sur moi le même effet qu’une pierre tombé du ciel. « Nous connaissons encore mal la configuration de la terre. A cette ignorance, je ne comprends pas qu’on se résigne. J’envie ceux qui réussiront à faire le tour des deux cent cinquante mille stades grecs si bien calculés par Ératosthène, et dont le parcours nous ramènerait à notre point de départ. Je m’imaginais prenant la simple décision de continuer à aller de l’avant, sur la piste qui déjà remplaçait nos routes. Je jouais avec cette idée.  […] Il va de soi que ce n’était qu’un rêve, et le plus bref de tous. Cette liberté que j’inventais n’existait qu’à distance ; je me serais bien vite recréé tout ce à quoi j’aurais renoncé. Bien plus, je n’aurais été partout qu’un Romain absent. Une sorte de cordon ombilical me rattachait à la Ville. Peut-être, à cette époque, à ce rang de tribun, me sentais-je encore plus étroitement lié à l’empire que je ne le suis comme empereur. » Néanmoins, j’ai fait ce rêve de liberté (59).

 

Trajan empereur : « Trajan se trouvait à la tête des troupes en Germanie Inférieure ; l’armée du Danube m’y envoya le féliciter. J’étais à trois jours de marche de Cologne, en pleine Gaule, quand la mort de Nerva fut annoncée à l’étape du soir. Je fus tenté de prendre les devants sur la poste impériale, et d’apporter moi-même à mon cousin la nouvelle de son avènement. Je partis au galop et fis route sans m’arrêter nulle part, sauf à Trèves, où mon beau-frère Servianus résidait en qualité de gouverneur. Nous soupâmes ensemble ». cet homme qui cherchait à me nuire s’avisa de me devancer en envoyant à Trajan son propre courrier. Deux heures plus tard, je fus attaqué au gué d’une rivière ; nos assaillants blessèrent mon ordonnance et tuèrent nos chevaux. Un de nos agresseurs, ancien esclave de mon beau-frère, avoua tout. « Je dus faire à pied une douzaine de milles avant de rencontrer un paysan (60) qui me vendit son cheval. J’arrivai le soir-même avant le courrier de mon beau-frère. Cette espèce d’aventure eut du succès. J’en fus d’autant mieux reçu par l’armée. L’empereur me garda auprès de lui en qualité de tribun de la Deuxième Légion Fidèle. » Trajan n’avait pas été surpris par la nouvelle de son avènement à laquelle il s’attendait. Il resta ce qu’il était, un chef d’armée ; mais sa vertu était d’avoir acquis, grâce à une conception toute militaire de la discipline, une idée de ce qu’est l’ordre dans l’État. Empereur-soldat, il ne changea rien à sa vie ; sa modestie se passait d’affectation comme de morgue. Il acceptait ses nouvelles responsabilités comme un travail à accomplir et montrait à ses intimes son contentement avec simplicité. « Je lui inspirais peu confiance. Il était mon cousin, de vingt-quatre ans mon aîné, et depuis la mort de mon père, mon cotuteur. Il remplissait ses obligations de famille avec un sérieux de province ; il était prêt à faire l’impossible pour m’avancer, si j’en étais digne, et, incompétent, à me traiter avec plus de rigueur qu’aucun autre. Il avait pris mes folies de jeune homme avec une indignation qui n’était pas absolument injustifiée, mais qu’on ne rencontre guère qu’en famille ; mes dettes le scandalisaient d’ailleurs beaucoup plus que mes écarts. D’autres traits en moi l’inquiétaient : assez peu cultivé, il avait pour les philosophes et les lettrés un respect touchant, mais c’est une chose que d’admirer de loin les grands (61) philosophes, et c’en est une autre que d’avoir à ses côtés un jeune lieutenant trop frotté de littérature. Ne sachant où se situaient mes principes, mes crans d’arrêt, mes freins, il m’en supposait dépourvu, et sans ressources contre moi-même. Au moins, n’avais-je jamais commis l’erreur de négliger mon service. Ma réputation d’officier le rassurait, mais je n’étais pour lui qu’un jeune tribun plein d’avenir, et à surveiller de près. »  Un incident de ma vie privée faillit pourtant me perdre : Gallus, secrétaire de Trajan dénonça à son maître mon attachement pour un jeune homme que l’empereur lui-même avait remarqué. Des amis, Acilius Attianus entre autres, intercédèrent en ma faveur et Trajan finit par céder à leurs insistances. « J’avoue avoir conservé envers ce Gallus une haine incomparable. Bien des années plus tard, il fut convaincu de faux en écritures publiques, et c’est avec délices que je me suis vengé. »

Expédition contre les Daces : La première expédition contre les Daces se déclencha l’année suivante. J’étais grisé par les entreprises de Trajan malgré mon opposition au parti de la guerre. Ces années de guerre comptent parmi mes années heureuses. Je n’occupais au début que des postes secondaires, la bienveillance de Trajan ne m’étant pas (62) encore totalement acquise. Mais je connaissais le pays ; je me savais utile. Je sentais grandir en moi les objections à la politique de l’empereur mais il n’aurait servi à rien de les exprimer. Relégué en retrait de la hiérarchie je connaissais d’autant mieux mes troupes et je possédais une certaine liberté d’action ou plutôt un certain détachement par rapport à l’action. J’aimais ce pays dur et toutes ces formes d’austérité. « J’étais peut-être le seul des jeunes officiers à ne pas regretter Rome. Plus les années de campagne s’allongeaient dans la boue et dans la neige, plus elles mettaient au jour mes ressources. Je vécus là toute une époque d’exaltation extraordinaire, due en partie à l’influence d’un petit groupe de lieutenants qui m’entouraient, et qui avaient rapporté d’étranges dieux du fond des garnisons d’Asie. » Le culte de Mithra (moins répandu alors qu’il ne l’est devenu après nos expéditions chez les Parthes) me conquit un moment par les exigences de son ascétisme. « Ces rites barbares, qui créent entre les affiliés des liens à la vie à la mort, flattaient les songes les plus intimes d’un jeune homme impatient du présent, incertain de l’avenir, et par là même ouvert aux dieux. » Je fus initié dans un donjon, au bord du Danube, avec Marcius Turbo, mon compagnon d’armes. Le poids du taureau sacrifié faillit faire crouler le plancher sur lequel je me tenais pour recevoir l’aspersion sanglante. J’ai fini par sévir contre ces sortes de société secrètes qui font courir un danger à l’État sous des princes faibles mais j’avoue qu’en présence de l’ennemi elles donnent à leurs adeptes une force quasi divine. « Ces rêves bizarres qui aujourd’hui parfois m’épouvantent, ne différaient pas tellement des théories d’Héraclite sur l’identité de l’arc et du but. Ils m’aidaient alors à tolérer la vie. La victoire et la défaite étaient mêlées ». ces fantassins daces, ces cavaliers sarmates, je les frappais d’autant plus aisément que je m’identifiais à eux. Mon corps abandonné sur le champ de bataille n’eût pas différé du leur. « Je t’avoue ici des pensées extraordinaires, qui comptent parmi les plus secrètes de ma vie, et une étrange ivresse que je n’ai jamais retrouvée exactement sous cette forme. Un certain nombre d’actions d’éclat […] m’acquirent une réputation à Rome et une espèce de gloire à l’armée. La plupart de mes prétendues prouesses n’étaient d’ailleurs que bravades inutiles ; j’y (64) découvre aujourd’hui, avec quelque honte, mêlée à l’exaltation presque sacrée dont je parlais tout à l’heure, ma basse envie de plaire à tout prix et d’attirer l’attention sur moi. »  C’est ainsi qu’un jour d’automne, je traversai à cheval un Danube gonflé par les pluies avec un lourd harnachement. Cette période d’héroïques folies m’a appris à distinguer les divers aspects du courage. « Celui qu’il me plairait de posséder toujours serait glacé, indifférent, pur de toute excitation physique, impassible comme l’équanimité d’un dieu. Je ne me flatte pas d’y avoir jamais atteint ». A l’âge où j’étais encore, ce courage ivre entre insouciance cynique et délire d’intrépidité, persistait sans cesse sans souci de la mort qui l’obsède aujourd’hui. « Il serait facile de construire ce qui précède comme l’histoire d’un lettré qui veut se faire pardonner ses livres. Mais ces perspectives simplifiées sont fausses. Des personnages divers régnaient en moi tour à tour, aucun pour très longtemps, mais le tyran (65) tombé regagnait vite le pouvoir. J’hébergeai ainsi l’officier méticuleux, fanatique de discipline, mais partageant gaiement avec ses hommes les privations de la guerre ; le mélancolique rêveur des dieux ; l’amant prêt à tout pour un moment de vertige ; le jeune lieutenant hautain qui se retire sous sa tente, étudie ses cartes à la lueur d’une lampe, et ne cache pas à ses amis son mépris pour la manière dont va le monde ; l’homme d’État futur. Mais n’oublions pas non plus l’ignoble complaisant, qui pour ne pas déplaire, acceptait de s’enivrer à la table impériale ; le petit jeune homme tranchant de haut toutes les questions avec une assurance ridicule ; le beau parleur frivole, capable pour un bon mot de perdre un bon ami ; le soldat accomplissant avec une précision machinale ses basses besognes de gladiateur. Et mentionnons aussi ce personnage vacant, sans nom, sans place dans l’histoire, mais aussi moi que tous les autres, simple jouet des choses, pas plus et pas moins qu’un corps, couché sur son lit de camp, distrait par une senteur, occupé d’un souffle, vaguement attentif à quelque éternel bruit d’abeille. Mais, peu à peu, un nouveau venu entrait en fonctions, un directeur de troupe, un metteur en scène. » A la longue, mes actes me formaient. Mes succès militaires finirent par plaire à Trajan. Mes objections à ses (66) vues furent momentanément oubliées en présence du génie qu’il déployait aux armées. Placé à la tête de la Légion Minervienne, je fus désigné pour détruire les derniers retranchements de l’ennemi dans la région des Portes de Fer. Après l’encerclement de la citadelle de Sarmizégéthuse, j’entrai à la suite de l’empereur dans la salle où les conseillers du roi Décébale venaient de s’empoisonner (je fus chargé de la crémation des cadavres). « Le même soir, il passa à mon doigt l’anneau de diamants qu’il tenait de Nerva et qui était demeuré plus ou moins le gage de la succession au pouvoir. Cette nuit-là, je m’endormis content. » (67)

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