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28 octobre 2019 1 28 /10 /octobre /2019 14:53

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien

Résumé et citations établis par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie en CPGE (et en 1ère).

Les références renvoient à l’édition Folio n°921

Ce résumé ne remplace évidemment pas la lecture intégrale du texte

II. VARIUS MULTIPLEX MULTIFORMIS (Varié, multiple et changeant)

Second séjour à Rome. Mariage avec Sabine : « Ma popularité commençante répandit sur mon second séjour à Rome quelque chose de ce sentiment d’euphorie que je devais retrouver plus tard, à un degré beaucoup plus fort, durant mes années de bonheur. » Je n’avais plus de souci d’argent (Trajan m’avait donné deux millions de sesterces pour faire des largesses au peuple). J’avais perdu en grande partie mon ignoble peur de déplaire. Une cicatrice au menton me fournit le prétexte pour porter la courte barbe des philosophes grecs. Je mis dans mes vêtements une simplicité que j’exagérai encore à l’époque impériale : mon temps de bracelets et de parfums était passé. Je m’habituais au dénuement. A propos des vêtements, un incident dont on tira des présages m’arriva pendant l’année. Un jour où j’avais à parler en public par un temps épouvantable, je perdis (68) mon manteau de pluie de grosse laine gauloise. Je dus continuer mon discours sous une toge dont les replis faisaient des gouttières, en repoussant la pluie de mon front ; à partir de ce jour, on crut à ma fortune. « On parle souvent des rêves de jeunesse. On oublie trop ses calculs. Ce sont des rêves aussi, et non moins fous que les autres. Je n’étais pas seul à en faire pendant cette période de fêtes romaines : toute l’armée se précipitait dans la course aux honneurs. J’entrai assez gaiement dans ce rôle de l’ambitieux que je n’ai jamais joué longtemps avec conviction, ni sans avoir besoin du soutien constant d’un souffleur. » Acceptant de remplir l’ennuyeuse fonction de curateur des actes du Sénat, je rendis des services. L’impératrice Plotine persuada l’empereur de me laisser faire ses discours romains. « Seul dans ma chambre, essayant mes effets devant un miroir, je me sentais empereur. En vérité, j’apprenais à l’être », ce qui m’autorisait (69) des audaces. La pensée de l’empereur me devint familière. Certains jours où Trajan fut obligé de garder la chambre, je fus chargé de lire moi-même ces discours dont il ne prenait même plus connaissance et mon énonciation désormais sans reproche, faisait honneur aux leçons de l’acteur tragique Olympos. Ces fonctions secrètes me valaient l’intimité et la confiance de l’empereur mais l’ancienne antipathie subsistait (analyse de ces rapports ambigus de confiance et de méfiance, d’enthousiasme et d’animosité). « L’empereur détestait d’instinct les subalternes indispensables. Je paraissais presque suspect à force d’être sans reproches. On le vit bien quand l’impératrice crut servir ma carrière en m’arrangeant un mariage avec la petite-nièce de Trajan. Il s’opposa obstinément à ce projet, alléguant mon manque de vertus domestiques, l’extrême jeunesse de l’adolescente et jusqu’à mes lointaines histoires de dettes ». (70) L’impératrice s’entêta ; je me pris au jeu ; Sabine n’était pas sans charme. « Ce mariage, tempéré par une absence presque continuelle, a été pour moi, par la suite, une telle source d’irritations et d’ennuis que j’ai peine à me rappeler qu’il fut un triomphe pour un ambitieux de vingt-huit ans. J’étais plus que jamais de la famille ; je fus plus ou moins forcé d’y vivre. Mais tout me déplaisait dans ce milieu, excepté le beau visage de Plotine ». Les comparses espagnols et les cousins de province que je retrouverai plus tard à la table de ma femme, étaient déjà là et paraissaient déjà vieux. L’empereur connaissait mal Rome et s’entourait d’hommes honnêtes mais de culture un peu lourde et dont je ne goûtais guère la philosophie un peu molle (affabilité empesée de Pline, sublime roideur compassée de Tacite). L’entourage non officiel était d’une grossièreté rebutante ce qui m’évita de courir des risques. Je me montrai poli, déférent, encanaillé, habile selon mes interlocuteurs. « Ma versatilité m’était (71) nécessaire ; j’étais multiple par calcul, ondoyant par jeu. Je marchais sur la corde raide. Ce n’était pas d’un acteur, mais d’un acrobate, qu’il m’aurait fallu les leçons ». (72)

 

Quelques adultères avec des femmes : On m’a reproché à cette époque mes adultères avec des patriciennes. Deux ou trois de ces liaisons si critiquées ont plus ou moins duré jusqu’aux débuts de mon principat. Rome, assez facile à la débauche, n’a jamais beaucoup apprécié l’amour chez ceux qui nous gouvernent. Marc-Antoine et Titus en ont su quelque chose. Mes aventures furent une façon de me familiariser avec le peuple varié des femmes. Mes ennemis (en tête desquels on trouvait mon vieux beau-frère Servianus, qui avait trente ans de plus que moi) prétendaient que l’intimité avec les épouses me permettait de connaître les secrets des maris. Le fait est que je me rapprochais des maris (73) sans toutefois en tirer beaucoup de profit. J’éprouvais même de la compassion pour ces maris bafoués. Ces liaisons, agréables quand ces femmes étaient habiles, devenaient émouvantes quand elles étaient belles. J’étudiais les arts, les statues (la Vénus de Cnide ou la Léda tremblant sous le cygne). C’était le monde de Tibulle et de Properce (rendez-vous amoureux secrets et passionnés). J’ignorais tout de la vie de ces femmes ; elles ignoraient tout de la mienne ; l’esprit du jeu exigeait ces déguisements, ces excès, ces plaisirs feints ou dissimulés et ces répliques de théâtre. « J’ai souvent pensé que les amants passionnés des femmes s’attachent au temple et aux accessoires du culte autant qu’à leur déesse elle-même ». (74) Ces tendres idoles sophistiquées des villes différaient en tout des femmes barbares ou des paysannes. « J’aurais voulu davantage : la créature humaine dépouillée, seule avec elle-même, comme il fallait bien pourtant qu’elle le fût quelquefois, dans la maladie, ou après la mort d’un premier-né, ou quand une ride apparaissait au miroir. Un homme qui lit, ou qui pense, ou qui calcule, appartient à l’espèce et non au sexe ; dans ses meilleurs moments il échappe même à l’humain. Mais mes amantes semblaient se faire gloire de ne penser qu’en femmes : l’esprit, ou l’âme, que je cherchais, n’était encore qu’un parfum ». Il y avait autre chose : j’épiais comme un comédien derrière un rideau l’intimité d’un caractère qui cessait dès qu’on me savait là. A mon absence, elles devaient se remettre à penser à leurs enfants, à leurs habits, à leur argent, à leurs maris.  (75) Je comparais mes maîtresses aux femmes de ma famille en essayant de relier ces deux faces du monde des femmes, matrones et amantes. L’an dernier, après la conspiration où finit par périr Servianus, une de mes maîtresses vint à la Villa pour me dénoncer un de ses neveux. Je n’ai pas retenu l’accusation mais sa conversation m’intéressait, mélanges de querelles familiales, d’intérêts financiers et d’aigreurs (comme chez ma fâcheuse Sabine). La beauté s’était fanée et les souvenirs voluptueux s’étaient effacés ; je la traitais avec la même bonne volonté un peu agacée que j’aurais eu pour une cousine espagnole ou une parente arrivée de Narbonne. (76) Parmi ces maîtresses, il en est au moins une que j’ai délicieusement aimée. Elle était à la fois plus fine et plus ferme, plus tendre et plus dure que les autres. Sa chevelure était comme une grappe de raisin. Elle me parlait de ses nombreuses amours avec une impudeur admirable, notamment pour un jeune et beau danseur nommé Bathylle. Elle mourut jeune dans une île malsaine où sa famille l’exila à la suite d’un divorce qui fit scandale (elle craignait de vieillir). Elle avait d’immenses besoins d’argent et je lui avais prêté cent mille sesterces. Assise sur le sol (77) à compter cet argent, je n’existais plus. Elle ne m’a jamais tant charmé. (78)

 

Première expédition contre les Sarmates. La nouvelle des incursions sarmates arriva à Rome pendant la célébration du triomphe dacique de Trajan. Cette fête longtemps différée durait depuis huit jours : massacre de douze mille bêtes fauves venues d’Afrique et d’Asie, égorgement de dix mille gladiateurs. Je me trouvais ce soir-là sur la terrasse de la maison d’Attianus avec Marcius Turbo et notre hôte. L’empereur se désintéressait de la situation au nord-est qu’il considérait comme réglée. Cette première guerre sarmate fut présentée comme une simple expédition punitive. J’y fus envoyé avec le titre de gouverneur de Pannonie et les pouvoirs de général en chef. (79) elle dura onze mois et fut atroce. Depuis l’effondrement du royaume dace de Décébale, le pays était envahi par les Sarmates ; nos effectifs étaient insuffisants et nos tribuns faisaient preuve d’une insouciance dangereuse. Un autre danger commençait à poindre : quatre ans de réquisitions avaient ruiné les campagnes. A la longue, les populations paysannes finiraient par nous préférer les barbares. Les rapines de la soldatesque présentaient un problème plus voyant : « je mis à la mode une austérité que je pratiquai moi-même (80) ; j’inventai le culte de la Discipline Auguste que je réussis plus tard à étendre à toute l’armée. » Je renvoyai à Rome les imprudents et les ambitieux et fit venir des techniciens dont nous manquions. Je m’appliquai à réorganiser la défense et l’organisation en chassant les fonctionnaires incapables et en faisant exécuter les pires. « Je me découvrais impitoyable ». Après l’été humide, l’automne fut brumeux et l’hiver froid. Ma courte barbe de philosophe grec devint celle d’un chef barbare. Je revécus toutes les horreurs de la guerre que j’avais connues durant les campagnes daces ; nous nous montrâmes aussi impitoyables qu’eux (81). L’hiver préleva ses victimes. Mais une solidarité se créa autour de moi et on reprit progressivement le dessus sur l’ennemi grâce à des alliances et des retournements. Un chef sarmate se donna la mort et l’on retrouva à côté de lui le cadavre de femmes et d’enfants. Nos assaillants refluèrent. « La guerre n’était pas finie. J’eus à la reprendre quelques mois après mon avènement. L’ordre du moins, régnait momentanément à cette frontière. Je rentrai à Rome couvert d’honneurs. Mais j’avais vieilli. » (82)

 

Premier consulat en Syrie et en Grèce. « Mon premier consulat fut encore une année de campagne, une lutte secrète, mais continue, en faveur de la paix ». Mais je n’étais plus seul : Licinius Sura, Attianus, Turbo, auxquels j’avais longtemps dissimulé mes pensées, commençaient à me rejoindre. « Ce qui importait, c’est que quelqu’un s’opposât à la politique de conquêtes, en envisageât les conséquences et les fins, et se préparât, si possible, à en réparer les erreurs. » (83) « Mon retour à l’administration civile me permit d’accumuler contre le parti militaire un dossier plus décisif encore que toutes les preuves amassées aux armées. » Les guerres arrachaient les hommes à l’Italie et entraînaient un profond désordre économique. Je voulais désormais que les guerres fussent purement défensives et protéger nos frontières. « Tout accroissement nouveau du vaste organisme impérial me semblait une excroissance maladive, un cancer, ou l’œdème d’une hydropisie dont nous finirions par mourir ». Aucune de ces vues n’aurait pu être présentée à l’empereur pour qui tous les projets de paix (84) valaient toujours moins qu’une seule victoire. Une folie de dépenses s’était emparée de cet homme si noblement parcimonieux quand il s’agissait de ses besoins personnels. L’or barbare du Danube, les cinq cent mille lingots du roi Décébale alimentaient les largesses faites au peuple, les donations militaires, le luxe des jeux et les grandes aventures d’Asie. « Ces richesses malfaisantes faisaient illusion sur le véritable état des finances. Ce qui venait de la guerre s’en retournait à la guerre ». « Lucinius Sura mourut sur ces entrefaites. C’était le plus libéral des conseillers privés de l’empereur. Sa mort fut pour nous une bataille perdue. Il avait toujours fait preuve envers moi d’une sollicitude paternelle ». Il employa ses dernières forces à des conseils fort utiles. « J’ai vécu à son chevet, d’avance, et dans le dernier détail de l’administration, certaines des futures phases de mon règne. Les critiques de ce mourant épargnaient l’empereur, mais il sentait qu’il emportait avec lui ce qui restait de sagesse au régime. S’il avait vécu deux ou trois années de plus, certains cheminements tortueux qui marquèrent mon accession au pouvoir m’eussent peut-être été évités ; il eût réussi à persuader l’empereur (85) de m’adopter plus tôt, et à ciel ouvert. Mais les dernières paroles de cet homme d’État qui me léguait sa tâche ont été l’une de mes investitures impériales ». Si le nombre de mes partisans augmentait, celui de mes ennemis faisait de même. Le plus dangereux était Lusius Quiétus, Romain métissé d’Arabe dont les escadrons numides avaient joué un rôle important dans la seconde campagne dace et qui poussait à la guerre en Asie. Je détestais ce personnage cruel. Le parti militaire était divisé mais fort et j’étais exposé aux méfiances de Palma ou à la haine de Celsus. Heureusement, ma position au gouvernement civil était inexpugnable ; je pouvais compter sur Nératius Priscus, sur Attianus et sur la prudente approbation de Plotine. Un an avant la guerre, je fus promu au poste de gouverneur de Syrie, auquel s’ajouta plus tard celui de légat aux armées. Je participais malgré moi à une entreprise que je condamnais mais je ne pouvais pas me couper du pouvoir (86). Une décision me fit passer pour frivole par mes ennemis : j’étais allé quelques mois en Grèce comme archonte d’Athènes, dans les années précédant la crise. Au cours de ces quelques mois de promenade et d’étude, je fus accueilli chez Plutarque à Chéronée, j’eus des chasses en Arcadie, je priai à Delphes, des bergers m’enseignèrent un air de flûte à Sparte, au bord de l’Eurotas, je me mêlai à une noce paysanne près de Mégare. Les traces de nos crimes étaient partout visibles (murs de Corinthe ruinés par Mummius, statues volées dans les sanctuaires lors du voyage de Néron). La Grèce appauvrie continuait dans une atmosphère de volupté sage, rien n’avait changé depuis mon premier voyage, depuis des siècles (87). « Il me semblait parfois que l’esprit grec n’avait pas poussé jusqu’à leurs extrêmes conclusions les prémisses de son propre génie ; les moissons restaient à faire. […] J’entrevoyais la possibilité d’helléniser les barbares, d’atticiser Rome, d’imposer doucement au monde la seule culture qui se soit un jour séparée du monstrueux, de l’informe, de l’immobile, qui ait inventé une définition de la méthode, une théorie de la politique et de la beauté. » Le dédain des Grecs ne m’offensait pas ; je le trouvais naturel. « Mais pour laisser aux Grecs le temps de continuer, et de parfaire leur œuvre, quelques siècles de paix étaient nécessaires, et les calmes loisirs, les prudentes libertés qu’autorise la paix. La Grèce comptait sur nous pour être ses gardiens, puisque enfin nous nous prétendons ses maîtres. Je me promis de veiller sur le dieu désarmé. » (88)

 

Campagne parthe de Trajan. J’occupais depuis un an mon poste de gouverneur en Syrie lorsque Trajan me rejoignit à Antioche. Il venait surveiller la mise au point de l’expédition d’Arménie avant la grande attaque contre les Parthes. Il était accompagné de Plotine, de sa nièce Matidie, mon indulgente belle-mère, qui le suivait en tant qu’intendante, de Celsus, Palma et Nigrinus, mes vieux ennemis, qui siégeaient à l’état-major. Tout le monde s’entassa dans le palais et les intrigues reprirent de plus belle en attendant la guerre. L’armée se mit en route vers le nord. L’empereur et sa suite s’arrêtèrent quelques jours en Commagène pour des fêtes triomphales. A Satala, les petits rois d’Orient jurèrent allégeance à Trajan. Lusius Quiétus, mon dangereux rival, occupa les bords du lac de Van au cours d’une immense promenade militaire ; la partie septentrionale (89) de la Mésopotamie fut annexée sans difficulté ; Abgar, roi d’Osroène, fit sa soumission dans Édesse. L’empereur revint prendre à Antioche ses quartiers d’hiver, remettant au printemps l’invasion de l’empire parthe. Cette aventure rendait sa jeunesse à cet homme de soixante-quatre ans. Mes pronostics étaient sombres : les juifs et les arabes étaient hostiles à la guerre, les propriétaires et les citadins à la levée de nouveaux impôts. Dès le retour de l’empereur, une première catastrophe préfigura toutes les autres : un tremblement de terre détruisit en une nuit de décembre le quart de la ville d’Antioche. L’empereur fut blessé par la chute d’une poutre. La population chercha un responsable et l’empereur laissa massacrer un groupe de chrétiens. « J’ai moi-même assez peu de sympathie pour cette secte, mais le spectacle de vieillards battus de verges et d’enfants suppliciés contribua à l’agitation des esprits, et rendit plus odieux encore ce sinistre hiver. » Avec les milliers de sans-abri campant sur les places, le mécontentement et la haine augmentaient (90) pendant que l’empereur préparait sa prochaine campagne. Il lui tardait de partir pour triompher à Rome. Cet homme impatient n’était plus le même que celui qui m’avait accueilli vingt ans plus tôt au camp de Cologne. Sa jovialité, sa bonté, sa fermeté, sa capacité de réaction, son respect pour les femmes s’étaient changés en routine vulgaire, en obstination, en refus de penser, en dépendance sénile. Ses crises de foie inquiétaient son médecin Criton, mais pas lui. Ses plaisirs baissaient de niveau et il supportait de moins en moins le vin dont il abusait (91). J’avais du mal à le voir en tête-à-tête avec cet empereur qui plongeait dans la débauche et cherchait à m’y entraîner. L’empereur vieillissant rêvait de marcher sur les traces d’Alexandre. « Mais le pire danger de ces grands plans était encore leur sagesse : comme toujours, les raisons pratiques abondaient pour justifier l’absurde, pour porter à l’impossible ». Le problème de l’Orient nous préoccupait depuis des siècles ; notre commerce avec l’Inde et le Pays de la Soie dépendait des commerçants juifs et arabes qui avaient la franchise des ports et des routes parthes (92).  La victoire sur les cavaliers Arsacides nous ouvrirait les portes de l’Asie pour ne pas dépendre que du seul port d’Alexandrie en Égypte. Mais à ces arguments, je préférais l’idée de sages traités de commerce et la fondation d’une seconde métropole grecque près de la Mer Rouge pour concurrencer Alexandrie (ce que je fis plus tard avec Antinoé). Mais ce pays au-delà de l’Euphrate était nettement plus complexe et risqué que la Dacie (exemple de la tête de Crassus lancée de main en main dans les Bacchantes d’Euripide joué par un roi barbare : Trajan voulait venger cette défaite, je voulais éviter sa répétition). Je prévoyais ce risque aventureux (93) et les problèmes que nous laisserait l’empereur mourant, d’autant qu’il n’avait pas encore désigné son successeur. L’empereur me traitait comme son fils mais je courais le risque d’être évincé par Palma ou supprimé par Quiétus. De fait, j’étais sans pouvoir, incapable d’obtenir une audience pour les membres du Sanhédrin d’Antioche qui craignaient un coup de force. L’influent Latinius Alexander, mon ami, ne fut pas davantage écouté. Pline, envoyé quatre ans plus tôt en Bithynie, y était mort sans avoir eu le temps d’informer l’empereur sur l’état des esprits et des finances. Les rapports du marchand lycien Opramoas furent dénigrés par Palma. Les affranchis m’éloignaient de la chambre impériale (94), Phœdime, l’ordonnance de l’empereur me refusa sa porte et Celsus, mon ennemi, s’enferma avec lui pendant deux heures. Je dus me chercher des alliés à prix d’or. Et c’est alors que m’apparut le plus sage de mes bons génies : Plotine. Je la connaissais depuis près de vingt ans et nous étions d’accord sur presque tout (philosophie épicurienne). Sa présence me devint indispensable et précieuse. « Le mystère des dieux, qui me hantait, ne l’inquiétait pas ; elle n’avait pas non plus mon goût passionné des corps. Elle était chaste par dégoût du facile, généreuse par (95) décision plutôt que par nature, sagement méfiante, mais prête à tout accepter d’un ami, même ses inévitables erreurs. » Elle m’a connu mieux que personne ; je lui ai laissé voir ce que j’ai soigneusement dissimulé à tout autre : par exemple, de secrètes lâchetés. L’intimité des corps, qui n’exista jamais entre nous, a été compensée par une grande complicité des esprits. Nous nous comprenions sans parler ; elle dépistait rapidement mes ennemis et ne parlait jamais en mal ou en bien de l’empereur devant moi. Elle réussit à faire nommer mon ancien tuteur Attianus en qualité de conseiller privé, éliminant ainsi mon ennemi Celsus. Retenu à l’arrière, j’aurai ainsi des nouvelles du front (96). Mes adversaires auraient à tenir compte de ces deux alliés (mon ancien tuteur et l’impératrice). L’armée se mit en marche : la campagne parthe commençait pour de bon. Les premières nouvelles furent sublimes : conquête de Babylone, de Ctsésiphon, passage du Tigre, assujettissement du prince de l’Arabie Characène, ouverture du cours entier du Tigre aux flottilles romaines : l’empereur s’embarqua pour le port de Charax au fond du Golfe Persique. Avais-je eu tort de m’inquiéter, de douter du génie de l’empereur ? J’étais impatient de rejoindre l’armée. Le Sénat vota (97) une succession de triomphes pour Trajan. Je fis de même. Puis, soudain, tout se déclencha : refus des Juifs de payer l’impôt à Séleucie, massacre de Cyrène, routes de Jérusalem coupées par les Zélotes, révoltes à Chypre. Je réussis à rétablir l’ordre en Syrie mais je percevais la haine des habitants. « Les Juifs et les Arabes avaient dès le début fait cause commune contre une guerre qui menaçait de ruiner leur négoce ; mais Israël en profitait pour se jeter contre un monde dont l’excluaient ses fureurs religieuses, ses rites singuliers, et l’intransigeance de son Dieu. » L’empereur, revenu de Babylone délégua Quiétus pour châtier les villes révoltées : Cyrène, Édesse, Séleucie ; les grandes métropoles de l’Orient furent livrées aux flammes en rétorsion de leur trahison. L’empereur Osroès, Abgar, les Arméniens, se retournèrent contre nous. L’empereur se trouva brusquement au centre d’un (98) immense champ de bataille où il fallait faire face de tous côtés. Trajan s’entêta pendant tout l’hiver au siège de Hatra qui nous coûta des milliers de morts. Malgré une brève attaque de paralysie, il s’obstinait à ne pas nommer de successeur. S’il venait à mourir, la guerre civile, mettant aux prises mes partisans et ceux de Celsus et de Palma, viendrait s’ajouter à cette guerre étrangère. Puis, on n’eut plus de nouvelles. « Ce fut à cette époque que je chargeai pour la première fois mon médecin de me marquer à l’encre rouge, sur la poitrine, la place du cœur : si le pire m’arrivait, je ne tenais pas à tomber vivant entre les mains de Lusius Quiétus ». La tâche difficile de pacification s’ajoutait aux terribles nuits d’insomnie. J’allais avoir quarante ans. Je ne voulais pas mourir inconnu de tous (99). Peu d’hommes se réalisent avant de mourir. Cette hantise d’une vie frustrée obsédait ma pensée. Face à cette convoitise du pouvoir, les tâches les plus urgentes deviennent vaines. J’avais besoin d’être rassuré pour retrouver le goût d’être utile. Ce palais d’Antioche me semblait une prison. J’envoyai des messages secrets aux oracles, je fis venir des Mages, je fis crucifier un criminel dans l’espoir de lire mon avenir dans son âme… en vain. J’interrogeai les étoiles mais il fallait chercher les signes sur terre. L’empereur leva le siège de Hatra et se décida (100) à repasser l’Euphrate. La chaleur et la pression des Parthes rendurent ce retour désastreux. Je vins à leur rencontre, un soir de mai, sur les bords de l’Oronte. On me raconta l’aventure : je garderai en moi le souvenir des larmes de Trajan à Charax, celles d’un vieil homme qui regardait peut-être sa vie pour la première fois face à face. Je lui rendis visite le lendemain matin (101). Sur son lit, seul, il niait la défaite. Il eut une seconde attaque deux jours plus tard. Mes conciliabules reprirent avec Plotine et Attianus que l’impératrice venait de faire nommer préfet du prétoire, mettant ainsi sous nos ordres la garde impériale. Mais la question de la succession était toujours tabou : il refusait d’envisager sa fin : on voit dans les familles, des vieillards obstinés mourir intestat. Je le plaignais. J’étais très différent de lui (102) mais j’étais le seul à pouvoir lui succéder. Sa santé se rétablit suffisamment pour que son médecin Criton le décide à rentrer à Rome. A la veille de son départ, il me nomma commandant en chef à sa place. Mais l’essentiel n’était pas fait. Contrairement aux ordres, je commençai des pourparlers de paix avec Osroès. Moins de dix jours plus tard, je reçus deux missives : la première annonçant que Trajan avait été débarqué à Sélinonte-en-Cilicie, la seconde… qu’il était mort. Plotine me promit de tenir l’information cachée le plus longtemps possible. Je partis sur-le-champ pour Sélinonte mais en route, un nouveau courrier confirma officiellement son décès. « Son testament, qui me désignait comme héritier, venait d’être envoyé à Rome en mains sûres. Tout ce qui depuis dix ans avait été fiévreusement rêvé, combiné, discuté ou tu, se réduisait à un (103) message de deux lignes, tracé en grec d’une main ferme par une petite écriture de femme. Attianus, qui m’attendait sur le quai de Sélinonte, fut le premier à me saluer du titre d’empereur. » Entre le débarquement du malade et sa mort, les événements sur lesquels s’était édifié mon destin (comme une certaine après-midi sur le Nil) me seront toujours difficiles à reconstituer. Mes ennemis ont accusé Plotine d’avoir profité de son agonie pour l’obliger à me désigner comme successeur, des calomniateurs ont imaginé que Criton contrefaisait la voix de l’empereur, on a fait valoir que l’ordonnance Phoedime, qui me haïssait, était morte le lendemain de son maître. « Il ne me déplairait pas qu’un petit nombre d’honnêtes gens eussent été capables d’aller pour moi jusqu’au crime, ni que le dévouement de l’impératrice l’eût entraînée si loin. » (104). Je ne puis me prononcer sur l’authenticité de cette dernière dictée du malade, « l’essentiel est que l’homme arrivé au pouvoir ait prouvé par la suite qu’il méritait de l’exercer. » Le corps fut brûlé à l’aube, sur le rivage, en comité restreint. Personne ne revint sur les incidents qui avaient précédé la mort de l’empereur. L’impératrice rentra à Rome, moi à Antioche, sous les acclamations. « Un calme extraordinaire s’était emparé de moi : l’ambition, et la crainte, semblaient un cauchemar passé. Quoi qu’il fût arrivé, j’avais toujours été (105) décidé à le défendre jusqu’au bout mes chances impériales, mais l’acte d’adoption simplifiait tout. Ma propre vie ne me préoccupait plus : je pouvais de nouveau penser au reste des hommes. » (106)

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