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1 août 2015 6 01 /08 /août /2015 13:23

Document établi par Bernard Martial (professeur de lettres en CPGE)

(Edition de référence : Garnier Flammarion n°557. Traduction et présentation de Jean-Pierre Cléro)

SECTION I

1. Quelques objets, par la structure originale de nos organes, produisent immédiatement une sensation agréable et sont, pour cette raison, dénommés des « BIENS » ; tandis que d’autres, à cause de leur sensation immédiatement désagréable, reçoivent l’appellation de « MAUX ». Ainsi la chaleur modérée est-elle agréable et bonne ; la chaleur excessive, pénible et mauvaise.
Il existe encore d’autres objets qui, par leur conformité ou leur contrariété naturelles à
une passion, suscitent une sensation agréable ou pénible ; ils sont appelés pour cette raison des biens ou des maux. Le châtiment d’un adversaire, qui satisfait notre désir de revanche, est un bien ; la maladie d’un ami, parce qu’elle porte atteinte à notre amitié, est un mal.

2. Tout bien ou tout mal, en quelque lieu qu’il survienne, produit diverses passions et affections, selon l’éclairage sous lequel on le considère.
Lorsqu’un bien est certain ou très probable, il produit de
la JOIE; lorsqu’un mal se trouve dans la même situation, survient le CHAGRIN ou la TRISTESSE.
Lorsqu’un bien ou un mal est incertain, il suscite
la CRAINTE ou l’ESPOIR, selon le degré d’incertitude existant d’un côté ou de l’autre.
Le DÉSIR naît d’un bien considéré tout simplement et l’AVERSION, d’un mal. La VOLONTÉ intervient à chaque fois que l’on peut se procurer la présence d’un bien ou se débarrasser d’un mal par une action quelconque de l’esprit ou du corps.

3. De toutes les passions précédentes, aucune ne paraît rien contenir de curieux ni de remarquable, hormis l’espoir et la crainte ; ceux-ci, dérivant de la probabilité de quelque bien ou de quelque mal, sont des passions mixtes qui méritent notre attention.
La probabilité résulte d’une opposition de chances ou de causes contraires  qui ne permet à l’esprit de se fixer, mais qui, le ballotant sans cesse d’un côté à l’autre, le détermine, à considérer un objet tantôt comme existant, tantôt comme inexistant. L’imagination ou l’entendement, comme il vous plaira de l’appeler, fluctue entre des vues opposées ; et quoique, peut-être, elle (ou il) se tourne plus souvent d’un côté que d’un autre, il lui est impossible, en raison de l’opposition des causes ou des chances, de se reposer en l’un plutôt qu’en l’autre. Le pour et le contre prévalent alternativement ; et l’esprit, qui considère les objets résultant de causes opposées, trouve une contrariété telle qu’elle détruit en lui toute certitude ou toute opinion ferme.
Supposez alors que l’objet, à propos duquel nous sommes dans le doute, produise soit du désir, soit de l’aversion ; selon que l’esprit se tourne d’un côté ou de l’autre, il est évident qu’il doit sentir une impression momentanée de
joie ou de tristesse. Un objet dont nous désirons l’existence nous donne satisfaction lorsque nous pensons aux causes qui le produisent ; et, pour la même raison, il suscite du chagrin ou du malaise par la considération opposée (des causes qui l’entravent). De sorte que, comme l’entendement, dans les questions de probabilité, se divise entre des points de vue contraires, le cœur doit, de la même façon, se diviser entre des émotions opposées.
Or, si nous considérons l’esprit humain, nous observerons que, pour ce qui est des
passions, il ne ressemble pas à un instrument à vent, qui, tandis qu’on en parcourt les touches, laisse retomber le son dès que l’on cesse de souffler ; il ressemble plutôt à un instrument à cordes qui, à chaque attaque, en conserve les vibrations encore quelque temps, pendant que le son décline par degrés insensibles. L’imagination est extrêmement preste et agile ; les passions sont, en comparaison, lentes et rétives. Pour cette raison, quand un objet se présente qui offre une diversité de vues à l’une d’entre elles en donnant le branle à l’autre, la fantaisie peut bien changer ses vues avec une grande célérité, chaque attaque ne produira pas une note claire et distincte de passion : l’une des passions sera toujours mêlée et confondue avec l’autre. Selon que la probabilité penche vers le bien ou vers le mal, la passion du chagrin ou celle de la joie prédomine dans la composition ; et ces passions, entremêlées par les vues contraires de l’imagination, produisent, par leur union, les passions de l’espoir et de la crainte.

4. Puisque cette théorie semble enfermer sa propre évidence, nous serons plus concis dans nos preuves.
Les passions de crainte et d’espoir peuvent se produire lorsque les chances sont égales des deux côtés et qu’on ne peut déceler aucune supériorité de l’une ou l’autre. C’est même dans cette situation que les passions sont plutôt les plus fortes, puisque l’esprit secoué par la plus grande incertitude, dispose du moindre fondement pour trouver le repos. Mettez un degré de probabilité de plus du côté du chagrin, vous verrez aussitôt cette passion diffuser sur la composition et la teinter de crainte. Faites croître encore la probabilité et, par ce moyen, le chagrin : la crainte se mettra à prévaloir, tandis que la joie diminuera constamment, jusqu’à se changer à la fin en pur chagrin. Une fois que vous l’aurez réduite à cette situation, diminuez le chagrin par une opération contraire à celle qui l’accroissait, c’est-à-dire en diminuant la probabilité du côté de la mélancolie : vous verrez alors la passion s’éclaircir graduellement jusqu’à se transformer insensiblement en espoir ; lequel se changera, par degrés infimes, en joie, lorsque vous accroîtrez cette part de la composition en accroissant la probabilité. N’atteignons-nous, en prouvant que les passions de la crainte et de l’espoir sont des mélanges de chagrin et de joie, la même évidence qu’en optique ? Pour établir qu’un rayon solaire de couleur qui passe à travers un prisme est la composition de deux autres, on diminue ou l’on accroît la quantité de l’un de ceux-ci et l’on découvre sa prééminence sur l’autre diminuée ou accrue selon le même rapport, dans la composition.

5. Il y a deux sortes de probabilités : soit lorsque l’objet est lui-même incertain et doit sa détermination au hasard ; soit quand l’objet est déjà certain en lui-même, mais incertain relativement à notre jugement, qui trouve un certain nombre de preuves ou de présomptions de chaque côté d’une question. Ces deux sortes de probabilité causent la crainte et l’espoir qui résultent nécessairement de cette propriété qu’elles partagent, c’est-à-dire celle de conférer l’incertitude et la fluctuation à la passion par cette contrariété de vues qui leur est commune.

6. C’est un bien ou un mal probable qui ordinairement cause l’espoir ou la crainte ; parce que la probabilité, en produisant une considération inconstante et oscillante d’un objet, occasionne naturellement un mélange et une incertitude semblables de la passion. Cependant, nous pouvons observer que, partout où ce mélange peut se produire par d’autres causes, naissent les passions de la crainte et de l’espoir, même là où il n’est pas question de probabilité.
Un mal conçu comme simplement possible produit parfois de la crainte ; en particulier si le mal est très grand. Un homme ne peut pas penser à une douleur excessive ou à une torture sans trembler, s’il encourt le moindre risque de les souffrir. La grandeur du mal compense alors la faiblesse de la probabilité.
Même des maux impossibles causent de
la crainte ; ainsi frémissons-nous au bord d’un précipice quand bien même nous nous avons en parfaite sécurité et qu’il ne dépend que de nous d’avancer d’un pas. La présence immédiate du mal influe sur l’imagination et produit une espèce de croyance ; mais, contrecarrée par la réflexion sur notre sécurité, cette croyance bat aussitôt en retraite et cause la même sorte de passion que lorsque, d’une contrariété de chances, résultent des passions contraires.  
Les maux certains ont parfois le même effet que les maux possibles ou impossibles. Un homme qui, enfermé dans une prison indestructible, ne dispose pas du moindre moyen d’évasion, tremble en pensant à la torture à laquelle il est condamné. Ici, le mal est fixé en lui-même ; mais l’esprit n’a pas le courage de se fixer sur lui et cette fluctuation donne naissance à une passion qui s’apparente à la crainte.

7. Toutefois la crainte ou l’espoir ne naissent pas seulement là ou le bien et le mal sont incertains quant à leur existence ; ils naissent aussi quand l’incertitude porte sur leur espèce. Si l’on rapportait à quelqu’un que l’un de ses fils est mort accidentellement, la passion, occasionnée par cet événement, ne se fixerait comme chagrin qu’une fois connu celui de ses fils qui a péri. Quoique chaque côté de la question produise, dans cette situation, la même passion, celle-ci ne peut se fixer, mais reçoit de l’imagination, qui est sans attache, un mouvement vibratoire instable qui ressemble à un mélange conflictuel de chagrin et de joie.

8. Ainsi, par les vues opposées qu’elles nous présentent, toutes les sortes d’incertitude ont une forte connexion avec la crainte, quand bien même elles ne causeraient aucune opposition de passions. Si je devais quitter un ami malade, je ressentirais plus d’anxiété à son égard que si je restais près de lui ; encore que je fsse peut-être dans l’incapacité de lui porter assistance et même de juger du tour que prendrait sa maladie. C’est qu’il y a mille menus détails de sa situation et de sa condition que je désirerais savoir et dont la connaissance empêcherait cette fluctuation et cette incertitude qui s’apparentent si étroitement à la crainte. Horace a remarqué ce phénomène :

Ut assidens implumibus pullus avis
Serpentium allapsus timet
Magis relictis ; non, ut adsit, auxili
Latura plus praesentibus.

Une vierge, la nuit de ses noces, se couche pleine de craintes et d’appréhensions, alors qu’elle n’espère rien d’autre que du plaisir. La confusion des souhaits et des joies, la nouveauté et l’importance de l’événement inconnu troublent tellement son esprit qu’il ne sait pas à quelle image ou à quelle passion se fixer.

9. En ce qui concerne le mélange des affections, nous pouvons remarquer en général que, lorsque des passions naissent d’objets qui n’ont aucune espèce de liaison entre eux, elles se remplacent à tour de rôle. Ainsi,  quand un homme s’afflige de la perte d’un procès et se réjouit de la naissance d’un fils, il est difficile à son esprit, si rapide soit-il dans sa course de l’objet agréable à l’objet funeste, de tempérer une affection par l’autre et de rester entre elles dans un état d’indifférence.
Cette situation calme, l’esprit peut l’atteindre plus facilement lorsque le même événement est de nature mixte et comporte, parmi ses différentes composantes, des éléments d’adversité et d’autres de prospérité. Car, dans ce cas,
les deux passions, se mêlant l’une à l’autre au moyen de la relation, en viennent à se détruire mutuellement et laissent l’esprit dans une tranquillité parfaite.
Supposez désormais que l’objet, au lieu d’être composé de bien et de mal, soit considéré comme probable ou improbable à un degré quelconque ; en ce cas, les passions contraires seront toutes deux présentes en même temps dans l’âme et, au lieu de s’équilibrer et de se tempérer l’une par l’autre, elles subsisteront ensemble et produiront en s’unissant une troisième impression ou affection, telle que l’espoir ou la crainte.
On voit évidemment dans toute cette affaire l’influence des relations d’idées (que nous expliquerons plus complètement par la suite). Si des passions sont contraires et si leurs objets sont totalement différents, elles sont alors comme deux liqueurs distinctes contenues dans des bouteilles différentes : elles n’ont pas d’influence l’une sur l’autre. Si leurs objets sont en connexion intime, les passions sont comme un alcali et un acide qui, mêlés, se détruisent l’un l’autre. Si la relation est plus imparfaite et consiste en vues contradictoires sur le même objet, les passions sont comme l’huile et le vinaigre qui, de quelque façon qu’on les mêle, ne s’unissent jamais parfaitement en un seul corps.
Nous expliquerons ci-dessous l’effet d’un mélange de
passions quand l’une d’elles prédomine au point d’absorber l’autre.

SECTION II

1. Outre les passions qui résultent d’une poursuite directe du bien ou d’une aversion pour le mal, et dont nous avons traité ci-dessus, il en est d’autres, d’une nature plus compliquée, qui impliquent le concours de plusieurs perspectives ou de plusieurs considérations. Ainsi l’orgueil est-il une certaine satisfaction que nous ressentons en nous-mêmes pour quelque perfection ou quelque possession dont nous jouissons, tandis que l’humilité est un mécontentement contre nous-mêmes à cause de quelque défaut ou infirmité.
L’amour ou l’amitié est une complaisance envers autrui pour ses perfections ou ses services ; la haine est le contraire.

2. Dans ces deux couples de passions, la distinction est évidente entre l’objet de la passion et sa cause. L’objet de l’orgueil et de l’humilité est soi-même ; la cause de la passion est quelque excellence dans le premier cas et quelque défaut, dans le second. L’objet de l’amour et de la haine est une autre personne ; leurs causes sont, de façon comparable, soit des excellences, soit des défauts.
De la considération de toutes ces passions, il ressort que les causes sont ce qui suscite l’émotion, tandis que l’objet est ce vers quoi l’esprit dirige sa vue quand l’émotion est suscitée. Notre mérite, par exemple, déclenche l’orgueil ; alors qu’il est essentiel à l’orgueil de tourner notre vue sur nous-mêmes avec complaisance et satisfaction.
Or, du fait que les passions ont des causes très nombreuses et très différentes tandis que leur objet est uniforme et simple, on peut être curieux de savoir quelle est cette circonstance en laquelle s’accordent toutes ces causes différentes ; en d’autres termes, quelle est la véritable cause efficiente de la passion. Nous commencerons par l’orgueil et l’humilité.

3. Afin de déterminer les causes de ces passions, nous devons réfléchir sur des principes qui, pour avoir une influence puissante sur toutes les opérations de l’entendement comme sur celles des passions, n’en sont pas moins ordinairement négligés par les philosophes. Le premier d’entre eux est celui de l’association des idées, c’est-à-dire ce principe par lequel nous passons par une transition facile d’une idée à une autre. Quelque incertaines et changeantes que puissent être nos pensées, elles ne sont pas entièrement dépourvues de règle et de méthode dans leurs changements. Elles passent ordinairement avec régularité d’un objet à ce qui lui ressemble, à ce qui lui est contigu ou à ce qu’il produit. Quand une idée est présente à l’imagination, une autre, qui lui est unie par les relations précédentes, la suit naturellement et, introduite par ce moyen, pénètre l’imagination avec plus de facilité.
La seconde propriété que j’observerai dans l’esprit humain est une association comparable des impressions ou émotions. Toutes les impressions qui se ressemblent sont reliées entre elles : l’une n’a pas plus tôt surgi que les autres suivent naturellement.
Le chagrin et la déception suscitent la colère ; la colère, l’envie ; l’envie, la malveillance ; et la malveillance ressuscite le chagrin. D’une façon comparable, une humeur joyeuse nous porte naturellement à l’amour, à la générosité, au courage, à l’orgueil et autres affections semblables.
En troisième lieu, on peut observer que l’une de ces associations corrobore l’autre et que la transition s’effectue plus facilement lorsque toutes deux concourent au même objet. Ainsi un homme mis hors de lui et contrarié par un tort infligé par autrui est-il enclin à trouver une centaine de sujets de
haine, de mécontentement, d’impatience, de crainte et d’autres passions inquiètes ; surtout s’il peut les découvrir dans l’entourage de la personne, voire dans la personne même qui fut l’objet de sa première émotion. Les principes qui régissent la transition des idées concourent ici avec ceux qui agissent sur les passions ; en unissant leur action, ils confèrent à l’esprit une double impulsion.
Je citerai à ce propos un passage d’un écrivain raffiné qui s’exprime ainsi : « Comme l’imagination se plaît à tout ce qui est grand, étrange ou beau et se sent d’autant plus satisfaite qu’elle trouve davantage de ces perfections dans le même objet, elle est susceptible de recevoir un surcroît de plaisir du concours d’un autre sens. Ainsi, un son continuel comme le chant des oiseaux ou une chute d’eau, tient à chaque instant l’esprit du spectateur en éveil et le rend plus attentif aux multiples beautés du lieu qui s’offrent à lui. A peine les effluves de parfums lui parviennent-ils qu’ils vivifient le plaisir de l’imagination et vont jusqu’à rendre plus agréables les couleurs et la verdure du paysage ; car les idées de ces deux sens se recommandent les unes aux autres et donnent plus de plaisir ensemble que si elles entraient séparément dans l’esprit. Tout comme les différentes couleurs d’une peinture, quand elles sont bien disposées, servent de faire-valoir les unes aux autres et reçoivent une prime de beauté de l’avantage de la situation. » Dans ces phénomènes, on peut remarquer l’association, tant des impressions que des idées, et l’assistance mutuelle que ces deux sortes d’associations se prêtent l’une à l’autre.

4. Il me semble que ces deux espèces de relations ont lieu quand  se produit l’orgueil ou l’humilité, et sont les véritables causes efficientes de cette passion.
Pour ce qui est de la première relation, celle des idées, on n’en saurait douter. Tout ce qui nous enorgueillit doit, d’une façon ou d’une autre, nous appartenir. C’est toujours par nos connaissances, notre intelligence, notre beauté, nos possessions, notre famille que nous nous  mettons en valeur.  Le moi, en tant qu’il est objet de la passion, doit encore être relié à cette qualité ou à cette circonstance qui cause la passion. Il doit y avoir, entre cet objet et cette cause, une connexion : une transition aisée de l’imagination ou une facilité de la conception quand elle passe de l’un à l’autre. Partout où cette connexion manque, un objet ne peut exciter ni orgueil, ni humilité ; en outre, plus vous affaiblirez la connexion, plus vous affaiblirez la passion.

5. Il ne reste plus qu’à mener l’enquête pour savoir s’il existe une relation semblable d'impressions ou de sentiments partout où l’on ressent l’orgueil et l’humilité ; si la circonstance qui cause la passion excite préalablement un sentiment semblable à cette passion ; et s’il existe une transfusion facile de l’une à l’autre.
L’impression ou le sentiment d’orgueil est agréable ; celle ou celui d’humilité est pénible. Une sensation agréable est, par conséquent, reliée au premier ; une sensation pénible au second. Et si nous découvrons, après examen, que tout objet qui produit l’orgueil produit aussi un plaisir séparé, tandis que tout objet qui cause l’humilité suscite, de même, un malaise séparé, nous devons accorder, dans ces conditions, que la présente théorie a fait ses preuves et se trouve pleinement assurée. On admettra sans contestation possible la double relation d’idées et de sentiments.

6.  Commençons par le mérite et le démérite personnels, qui sont les causes les plus évidentes de ces passions (d’orgueil et d’humilité). Ce n’est certes pas le lieu d’examiner le fondement des distinctions morales. Il nous suffira d’observer que la théorie précédente touchant à l’origine de ces passions peut être défendue en toute hypothèse. Le système le plus probable que l’on ait avancé pour expliquer la différence entre le vice et la vertu est que, soit par une constitution primitive de la nature, soit par quelque sens de l’intérêt public ou privé, certains caractères produisent un malaise, se contenterait-on de les voir et de les contempler ; tandis que d’autres, dans les mêmes conditions, suscitent du plaisir. Le malaise et la satisfaction, produits chez le spectateur, sont essentiels au vice et à la vertu. Approuver un caractère, c’est éprouver une jouissance lorsqu’il nous apparaît. Le désapprouver, c’est ressentir un malaise. Puisque la peine et le plaisir sont donc, d’une certaine façon, la source primitive du blâme et de la louange, ils doivent être aussi les causes de tous leurs effets ; et par conséquent, celles de l’orgueil et de l’humilité qui accompagnent inévitablement cette distinction.
Mais quand bien même on n’admettrait pas cette théorie morale, il resterait évident  que le plaisir et la douleur, s’ils ne sont plus les sources des distinctions morales, ne peuvent néanmoins se séparer d’elles. D’une part, la simple considération d’un caractère noble et généreux nous remplit de satisfaction et ne manque jamais de nous charmer et de nous enchanter, ne fût-ce que par sa présence dans un poème ou dans une fable. D’autre part, la cruauté et la traîtrise déplaisent par leur nature même ; et, qu’elles se trouvent en nous-mêmes ou chez les autres, il n’est jamais possible de s’en accommoder. La vertu produit donc toujours un plaisir distinct de
l’orgueil ou de la satisfaction de soi qui l’accompagne ; le vice, un malaise séparé de l’humilité ou du remords.
Toutefois la plus ou moins haute opinion que l’on conçoit de soi-même ne provient pas seulement de ces qualités de l’esprit qui, selon les systèmes ordinaires de l’éthique, ont été définies comme des constituants du devoir moral ; elle provient aussi de toute autre qualité, en connexion avec le plaisir et le malaise. Rien ne flatte davantage notre vanité que le talent de plaire par notre esprit, notre bonne humeur ou quelque autre perfection ; et rien ne nous mortifie plus cruellement qu’un échec dans une tentative pour plaire de cette façon. Personne n’a jamais été capable de nous dire avec précision ce qu’est l’esprit et de montrer pourquoi tel système de pensée est digne de cette désignation tandis que tel autre ne l’est pas. Seul le goût nous permet d’en décider ; nous ne disposons d’aucune autre règle pour former un jugement de cette nature. Or qu’est-ce que ce goût auquel tient la justesse ou la fausseté de l’esprit et sans lequel une pensée ne saurait avoir le moindre titre à ce genre de dénominations ? Il n’est évidemment rien d’autre qu’une sensation de plaisir qui provient de l’esprit et qu’une sensation de dégoût laissée par le faux esprit, sans que nous soyons capables de dire les raisons de cette satisfaction ou de ce malaise. Le pouvoir d’exciter ces sensations opposées constitue donc toute l’essence de la justesse ou de la fausseté d’esprit ; il est par conséquent cause de la vanité ou de la mortification qui naît qui naît de l’une ou de l’autre.

7. La beauté, quelle qu’elle soit, nous donne une jouissance et une satisfaction particulières ; de même, la difformité produit-elle du déplaisir, en quelque sujet qu’elle se trouve, qu’il s’agisse d’un être animé ou d’un être inanimé. Si cette beauté ou cette difformité est celle de notre propre visage, de notre silhouette ou de notre personne, le plaisir ou le malaise se convertit en orgueil ou en humilité ; dans cette situation, en effet, toutes les circonstances sont réunies pour produire une transition parfaite, conformément à la théorie soutenue ici.
Il semblerait bien que l’essence de la beauté réside entièrement dans son pouvoir de produire du plaisir. Tous ses effets doivent donc procéder de cette composante ; et si la beauté est aussi universellement sujet de vanité, elle le doit seulement au fait qu’elle est cause de plaisir.
Quant à l’ensemble des autres perfections corporelles, nous pouvons observer en général que tout ce qui, en nous-mêmes, est utile, beau ou étonnant, est objet d’
orgueil ; le contraire étant objet d’humilité. Ces qualités n’ont d’autre point commun que celui de produire un plaisir séparé.
Nous tirons vanité des aventures surprenantes auxquelles nous avons été mêlés, des périls auxquels nous avons réchappé, des dangers que nous avons encourus, aussi volontiers que des exploits où éclatent notre vigueur et notre activité. De là vient le mensonge commun des hommes qui, même sans aucun intérêt et par pure vanité, font provision d’un tas d’événements extraordinaires sortis tout droit des fictions de leur cerveau ou, quand ces événements seraient vrais, sans aucun rapport avec leur personne. Leur invention fertile est la pourvoyeuse d’une grande variété d’aventures ; et lorsqu’ils sont dépourvus de ce talent, ils s’approprient ce qui revient à autrui afin de flatter leur vanité. Car cette
passion et le sentiment de plaisir sont toujours en étroite connexion.

8. Toutefois, quoique l’orgueil et l’humilité aient pour causes naturelles les plus immédiates les qualités de notre esprit et de notre corps, c’est-à-dire de notre moi, nous trouvons par expérience que ces affections sont produites par bon nombre d’autres objets. Notre vanité se fonde tout autant sur des maisons, des jardins, un équipage et autres objets extérieurs, que sur le mérite et les perfections personnels. C’est le cas lorsque les objets extérieurs acquièrent avec nous  une relation particulière, par association ou par connexion. Mais quelles que soient les qualités extraordinaires dont on puisse les doter et quel que soit le degré auquel ils peuvent naturellement porter notre surprise et notre admiration, un beau poisson dans l’océan, un animal  bien proportionné dans une forêt et, en fin de compte, toute chose qui échappe à notre possession ou n’a pas de relation avec nous, n’influent en aucune façon sur notre vanité. Une chose doit nous être, d’une manière ou d’une autre, associée pour toucher notre orgueil. Son idée doit être, en quelque façon, suspendue à celle que nous avons de nous-mêmes ; la transition de l’une à l’autre devant être facile et naturelle.
Les hommes sont fiers de la beauté de leur pays, de leur comté, voire de leur paroisse. Dans ce cas, l’idée de beauté produit évidemment un plaisir. Ce plaisir est relié à
l’orgueil. L’objet ou la cause de ce plaisir est, par hypothèse, relié au moi, objet de l’orgueil. Par cette double relation de sentiments et d’idées, une transition s’effectue de la première (soit l’idée de beauté) au dernier (c’est-à-dire le moi, objet de l’orgueil).
Les hommes sont fiers aussi de la température clémente du climat sous lequel ils sont nés ; de la fertilité de leur sol natal ; de la qualité des vins, des fruits et des vivres qu’il produit ; de la douceur ou de la force de leur langue et d’autres détails de même sorte. Ces objets se réfèrent     de toute évidence au plaisir des sens et on les tient originellement pour agréables au toucher, au goût et à l’ouïe. Comment pourraient-ils devenir causes d’
orgueil si  ce n’était au moyen de la transition expliquée ci-dessus ?
On découvre chez quelques-uns une vanité d’un genre opposé : ils affectent de déprécier leur propre pays en le comparant à ceux dans lesquels ils ont voyagé. Ces personnes, revenues chez elles et entourées de leurs concitoyens, jugent la forte relation qui existe entre elles et leur propre nation si commune qu’elle perd en quelque sorte toute valeur à leurs yeux ; alors qu’une relation moins étroite avec un pays étranger qui s’est constituée parce qu’on l’a vu et qu’on y a vécu, se renforce par la considération du très petit nombre de gens qui ont fait comme nous. C’est pourquoi elles admirent toujours davantage la beauté, l’utilité et la rareté de ce qu’elles ont pu trouver à l’étranger que celles des choses qu’elles trouvent chez elles.
Puisqu’il est possible de nous enorgueillir d’un pays, d’un climat ou de tout autre objet inanimé avec lequel nous sommes en relation, il n’est pas étonnant que nous puissions nous enorgueillir des qualités de ceux qui nous sont liés par le sang ou par l’amitié. Ainsi constatons-nous que les mêmes qualités qui produisent
l’orgueil, quand elles nous appartiennent, produisent aussi, à un moindre degré, la même affection lorsque nous les découvrons chez des personnes qui nous sont reliées. Par orgueil, les hommes  font méticuleusement étalage de la beauté, du mérite, du crédit et des honneurs de leur parenté et ils en tirent une vanité considérable.    
De même que nous sommes fiers des richesses que nous possédons, de même nous désirons, afin de satisfaire notre vanité, que tous ceux qui ont quelque connexion avec nous en soient également pourvus ; et nous sommes honteux de ceux qui, parmi nos amis et relations, sont pauvres ou de rang médiocre. Comme nous tenons nos aïeux pour nos relations les plus intimes, nous affectons naturellement d’appartenir à une bonne famille et de descendre d’une longue lignée d’ancêtres riches et honorables.
Ceux qui se vantent de l’ancienneté de leur  famille sont bien aise de pouvoir y ajouter que leurs ancêtres, pendant des générations, ont possédé sans interruption la même portion de territoire , que leur famille n’a jamais changé de possession, ni émigré dans un autre comté ou dans une autre province. C’est une occasion supplémentaire de vanité de pouvoir se vanter que ces possessions ont été transmises  en ligne masculine sans que jamais honneurs ni fortune ne soient passés par quelque femme. Tachons d’expliquer ces phénomènes par la théorie précédente.
Lorsqu’une personne se met en valeur par l’ancienneté de sa famille, elle ne tire pas vanité de la seule  durée de cette ancienneté et du seul nombre de ses ancêtres (car, de ce point de vue, tous les hommes se ressemblent !) sans joindre à ces circonstances les richesses et le crédit des ancêtres dont elle est censée recevoir l’éclat, en raison de sa connexion avec eux.
Puisque la passion dépend donc de cette connexion, tout ce qui renforce la connexion doit accroître la passion, et tout ce qui affaiblit doit diminuer la passion. Or il est certain que l’identité des possessions doit renforcer la relation des idées qui naît du sang et de la parenté, et conduire l’imagination avec une plus grande facilité d’une génération à une autre, des ancêtres les plus reculés à la postérité de leurs héritiers et de leurs descendants. Cette facilité rend le sentiment plus complètement transmissible et suscite un degré plus élevé d’orgueil et de vanité.
Il en va de même pour la transmission des honneurs et de la fortune par lignée masculine, sans que jamais elle ne soit passée par les femmes. C’est une qualité manifeste de la nature humaine que l’imagination se tourne naturellement vers tout ce qui est important et considérable ; lorsque deux objets se présentent, un grand et un petit, elle néglige ordinairement le second et se consacre entièrement au premier. C’est la raison pour laquelle les enfants portent communément le nom de leur père et qu’on les considère d’extraction plus ou moins noble en prenant en compte la seule famille paternelle. Quoique la mère fût pourvue de qualités supérieures à celles du père, comme il arrive fréquemment, la règle générale  prévaut en dépit de l’exception, conformément à la doctrine qui sera expliquée ci-dessous. Il y a plus : même quand une supériorité (de quelque ordre qu’elle soit) est si grande ou quand  toutes sortes de raisons font que les enfants deviennent  plutôt les représentants de la famille de leur mère que celle de leur père, la règle générale s’applique encore avec assez d’efficience pour affaiblir la relation et introduire une espèce de rupture dans la lignée des ancêtres.
L’imagination ne la suit pas avec la même facilité et ne parvient pas à transférer l’honneur et le crédit des ancêtres à la postérité du même nom et de la même famille aussi promptement que si la transition était conforme à  la règle générale et était passée par la lignée masculine, de père en fils, ou de frère à frère.

9. Mais la propriété, parce qu’elle confère la plénitude du pouvoir et de l’autorité sur son objet, est la relation qui a la plus grande influence sur ces passions.
Tout ce qui appartient au vaniteux est toujours ce qu’on peut trouver de mieux. Sa suffisance lui fait estimer ses demeures, son équipage, ses meubles, ses habits, ses chevaux, ses chiens au-dessus de tous les autres ; et il n’est pas difficile de voir qu’il tire du moindre avantage en l’un de ses biens un surcroît d’orgueil et de vanité. Son vin, à l’en croire, a un bouquet plus subtil qu’aucun autre ; sa cuisine est plus exquise ; sa table, mieux servie ; ses serviteurs sont plus habiles ; l’air qu’il respire est plus sain ; le sol qu’il cultive est plus fertile ; ses fruits mûrissent les premiers et sont les mieux formés. Tel objet qu’il possède est remarquable pour sa nouveauté ; tel autre, pour son antiquité. Celui-ci est l’ouvrage d’un artiste de renom ; celui-là appartint jadis à un prince ou à tel grand homme. Bref, tous les objets qui sont utiles, beaux ou étonnants, voire ceux qui leur sont reliés, peuvent, par le biais de la propriété, faire naître cette passion. Ils s’accordent tous en ce qu’ils donnent du plaisir ; il n’y a guère que ce trait qui leur soit commun ; il est donc la qualité qui produit la passion comme leur effet commun. Comme tout nouvel exemple constitue un argument de plus, et comme le nombre de ces exemples est, sur ce point, incalculable, il semblerait bien que notre théorie soit amplement confirmée par l’expérience.
La richesse implique le pouvoir de se procurer tout ce qui est agréable ; le grand nombre des objets de vanité qu’elle englobe la destine nécessairement à être l’une des principales causes de cette passion.

10. La société et la sympathie affectent considérablement nos opinions en tout genre et il nous est presque impossible de soutenir un principe ou un sentiment contre l’assentiment de tous ceux dont nous partageons l’amitié ou que nous fréquentons. Mais de toutes les opinions, celles que nous formons en notre faveur ont beau être flatteuses et présomptueuses, elles sont aussi, en fin de compte, les plus fragiles et les plus faciles à ébranler par la contradiction et l’opposition d’autrui. Nous accordons assez d’intérêt à cette situation de conflit pour nous en alarmer aussitôt et pour mettre nos passions sous surveillance : la conscience d’être partial à notre égard nous fait craindre que nos opinions ne soient erronées. La difficulté considérable de porter un jugement sur un objet qui n’est jamais posé à bonne distance de nous, et n’est jamais considéré d’un point de vue convenable, nous pousse à prêter anxieusement l’oreille aux opinions des autres, qui sont mieux qualifiés que nous pour former de justes opinions sur notre compte. De là ce puissant amour de la renommée qui s’empare de tous les hommes. Ce n’est pas par une passion originale, mais bien pour fixer et confirmer la bonne opinion qu’ils forment d’eux-mêmes, que les hommes recherchent l’approbation des autres. Et lorsqu’un homme désire être loué, c’est pour la même raison qu’une jeune beauté trouve plaisir à voir ses charmes avantageusement réfléchis par un miroir.
Quoi qu’il soit généralement difficile, en matière de spéculation, de distinguer entre une cause qui accroît un effet et une autre qui le produit purement et simplement, il semble que les phénomènes invoqués en l’occurrence soient assez forts et assez pertinents pour confirmer le principe précédent.
L’approbation de ceux que nous estimons et approuvons nous donne plus de satisfaction que l’approbation de ceux que nous méprisons et dédaignons.
Lorsque l’estime est gagnée par une longue et intime fréquentation, elle flatte notre vanité d’une façon toute particulière.
Le suffrage de ceux qui sont avares de louanges et réservés sur le chapitre est accueilli avec un plaisir et une délectation accrus pour peu qu’on puisse le tourner en notre faveur.
Quand un grand choisit avec discernement ses favoris, chacun brigue avec une plus grande sollicitude son appui et sa protection.
La louange ne nous réjouit fort que si elle coïncide avec notre propre opinion et nous est adressée pour les qualités qui font principalement notre excellence.
Ces phénomènes semblent prouver que l’on tient compte des suffrages du monde en notre faveur pour autant qu’ils confèrent l’autorité à nos opinions et qu’ils les confirment. Et si les opinions d’autrui ont, en cette affaire, plus d’influence que dans toute autre, on peut en rendre compte par la nature même du sujet.

11. Ainsi n’est-il que peu d’objets, de quelque façon que nous leur soyons liés et quelque plaisir qu’ils nous procurent, susceptibles d’exciter à un haut degré l’orgueil et la satisfaction de soi, à moins qu’ils n’apparaissent évidemment être tels aux autres et ne provoquent l’approbation des spectateurs. Sans doute, n’existe-t-il pas de disposition d’esprit plus enviable que celle qui, paisible, résignée et contente, se soumet de plein gré à tous les décrets de la Providence et garde une sérénité inébranlable au milieu des plus grands revers de fortune et des plus vives contrariétés. Mais une telle disposition peut bien être reconnue comme une vertu ou comme une perfection, elle est rarement le fondement d’une grande vanité ou d’une approbation de soi ; car sans brillant ni éclat extérieur, elle est plus propre à réjouir le cœur qu’à vivifier la conduite et la conversation. C’est encore le cas de bien d’autres qualités tant de l’esprit, du corps que de la fortune : la circonstance précédente, jointe aux doubles relations dont nous avons parlé ci-dessus, ne doit pas être négligée dans la production de ces passions.
Une seconde circonstance d’importance dans cette affaire tient au caractère constant et durable de l’objet de la passion. Nous ne tirons guère de joie et moins encore d’orgueil de ce qui est par trop fortuit, passager et de ce qui échappe au cours ordinaire des affaires humaines. Ce n’est pas la chose même qui nous satisfait dans ce cas ; encore moins pouvons-nous ressentir, grâce à elle, quelque satisfaction plus intense de nous-mêmes. Nous tirons peu de plaisir d’une chose dont nous prévoyons et anticipons le changement. Nous comparons sa durée à notre longévité ; ce qui fait davantage ressortir sa brièveté. Il paraît ridicule de nous prendre pour objet de passion en nous fondant sur une qualité aussi éphémère ou sur une possession de compagnie aussi fuyante.
Une troisième circonstance ne doit pas être  négligée : les objets propres à déclencher l’orgueil ou l’estime de soi-même doivent nous être particuliers ; du moins doivent-ils échapper  au lot commun. Les avantages de l’éclat du soleil, du beau temps, d’un climat favorable, etc. ne nous singularisent guère de nos autres compagnons et ne permettent pas de nous accorder la préférence ou la supériorité. La comparaison, qu’à tout moment nous sommes si prompts à établir, ne tourne guère l’inférence à notre profit ; et, en dépit des agréments que nous en tirons, de tels avantages nous laissent sur un pied d’égalité avec tous nos amis et connaissances qui les partagent.
Puisque les hommes en général passent constamment de la santé à la maladie et qu’il n’est personne qui puisse uniquement et en toute certitude s’installer en l’une ou en l’autre, nous séparons de nous en quelque sorte ces bienfaits ou calamités accidentels et nous ne les traitons pas comme des fondements de vanité ou d’humiliation. Mais à partir du moment où une maladie est assez enracinée dans notre constitution pour ne plus nous laisser aucun espoir de guérison, elle meurtrit notre amour-propre ; on le voit bien chez les vieillards que rien ne mortifie plus que la considération de leur âge et de leurs infirmités. Ils s’efforcent, le plus longtemps possible, de cacher leur cécité et leur surdité, leurs rhumatismes et leur goutte ; ils ne les avouent jamais sans gêne ni répugnance. Et quoique les jeunes gens se plaignent sans vergogne de tous leurs maux de tête ou de leurs rhumes, il n’est toutefois pas de pensée plus propre à rabaisser l’orgueil humain et à nous intimer une faible opinion de notre nature que celle d’être continuellement soumis à de telles affections. Ce qui prouve que la souffrance physique et la maladie sont par elles-mêmes des causes spécifiques d’humilité ; même si l’habitude d’estimer toute chose par comparaison, plutôt que par son prix et sa valeur intrinsèques, nous porte à dépasser ces calamités qui frappent si communément les hommes et nous incline à concevoir une idée de notre mérite et de notre caractère indépendamment de celles-ci.
Nous avons honte des maladies qui impressionnent les autres, pour le danger ou le désagrément qu’elles leur occasionnent : de l’épilepsie dont les crises horrifient les témoins ; de la gale, qui est contagieuse ; des écrouelles, souvent transmises à la descendance. Les hommes tiennent toujours compte des sentiments d’autrui pour se juger eux-mêmes.

Une quatrième circonstance qui influe sur ces passions tient aux règles générales par lesquelles  nous concevons des rangs différents entre les hommes, selon les pouvoirs ou les richesses qu’ils détiennent ; cette notion ne se trouve pas compromise par les singularités de santé et de caractère qui peuvent priver les personnes de la pleine jouissance de leurs possessions. L’habitude ne tarde pas à nous transporter au-delà des justes limites, tant dans nos passions que dans nos raisonnements.
Il ne sera pas mal à propos d’observer que l’influence des maximes et des règles générales sur les passions contribue fort à faciliter les effets de tous les principes ou du mécanisme interne que nous expliquons ici. En effet, il semble évident que si une personne d’âge adulte et de même nature que nous était brusquement plongée dans notre monde, elle se trouverait fort embarrassée par quelque objet que ce soit et ne déterminerait pas aussitôt quel devrait être le degré d’amour et de haine, d’orgueil ou d’humilité, comme de toute autre passion, déclenché par cet objet. Les passions se diversifient souvent selon des principes fort subtils qui ne fonctionnent pas toujours avec une régularité parfaite, en particulier lors d’une première épreuve. Mais dès que l’habitude ou la pratique ont mis en lumière tous ces principes et fixé chaque chose à sa juste valeur, il en résulte certainement une production aisée des passions et, par l’établissement de règles générales, un repère dans les proportions que nous devrions respecter quand nous préférons un objet à un autre. Cette remarque pourra peut-être pallier les difficultés qui surviennent à propos des causes que nous assignons ici même à des passions particulières et dont on estimera peut-être qu’elles sont trop raffinées pour agir aussi universellement et aussi certainement que nous l’avons établi.

SECTION III

1. Si l’on parcourait toutes les causes qui produisent la passion d’orgueil et celle d’humilité, il apparaîtrait aussitôt que la même circonstance, transférée de nous-mêmes à une autre personne, transformerait cette dernière en objet d’amour ou de haine, d’estime ou de mépris. La vertu, le génie, la beauté, la naissance, les richesses et l’autorité d’autrui engendrent des sentiments favorables à son égard ; ses vices, sa folie, sa laideur, sa pauvreté et la médiocrité de son rang déclenchent des sentiments contraires. La double relation d’impressions et d’idées agit tout autant sur les passions d’amour et de haine que sur celles d’orgueil et d’humilité. Tout ce qui donne un plaisir ou une douleur séparés et se trouve relié à autrui ou en connexion avec lui le transforme en objet de notre affection ou de notre dégoût
De là vient aussi que la violation de nos droits ou le mépris à notre égard sont l’une des plus grandes sources de notre
haine ; tandis que les services rendus ou l’estime le sont de notre amitié.

2. Il arrive qu’une affection soit suscitée envers une personne qui nous est reliée. Mais c’est à condition que se trouve impliquée une relation de sentiments ; faute de quoi, elle perdrait toute influence.
Une personne qui nous est reliée ou qui est en connexion avec nous, que ce soit par le sang, par une similitude de fortune, de destin, de profession, ou de pays, ne tarde pas à nous être d’agréable compagnie, parce que nous pénétrons sans peine des sentiments et des conceptions qui nous sont familiers. Nous ne sommes choqués par rien d’étranger ou de nouveau ; notre imagination s’élance du moi, qui nous est toujours si intimement présent, glisse sans entrave selon la relation ou la connexion et conçoit en toute sympathie la personne qui nous est étroitement reliée. Point d’effort pour accepter celui avec qui nous marchons aussitôt du même pas ; nulle distance, nulle réserve ne se font jour dès lors que la personne est censée être en connexion étroite avec nous.
La relation a ici la même influence que la coutume ou la familiarité : elle suscite l’affection, et par les mêmes causes. La facilité et la satisfaction qui, dans un cas comme dans l’autre, accompagnent nos rapports ou notre commerce constituent la source de l’amitié.

3. Les passions de haine et d’amour sont toujours suivies de bienveillance et de colère ; ou plutôt, elles leur sont toujours conjointes. C’est cette conjonction qui fait la principale distinction entre ces affections et celles d’orgueil et d’humilité. Car l’orgueil et l’humilité sont de pures émotions de l’âme qui ne s’accompagnent d’aucune sorte de désir et ne nous incitent pas immédiatement à l’action. En revanche, l’amour et la haine ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils ne s’en tiennent pas à l’émotion qu’ils produisent et portent l’esprit au-delà de lui-même. L’amour est toujours suivi d’un désir que la personne aimée soit heureuse et d’une aversion pour sa misère ; tandis que la haine produit un désir de misère et une aversion pour le bonheur de la personne haïe. Ces désirs opposés semblent être originellement et primitivement conjoints aux passions de l’amour et de la haine. Cela par une constitution de nature dont nous ne saurions pousser plus avant l’explication.

4. Il arrive que la compassion surgisse alors qu’elle n’est précédée ni d’estime, ni d’amitié ; la compassion est un malaise qui nous saisit lors de souffrances d’autrui. Il semble qu’elle jaillisse de la conception forte et intime de ses souffrances ; notre imagination progressant de l’idée vive de la misère d’autrui à l’impression réelle de celle-ci.
Il arrive aussi que
la méchanceté et l’envie surgissent dans l’esprit sans qu’une haine ou quelque injustice ne les aient précédées ; elles tendent pourtant au même but que la colère et la malveillance. Il semble bien que la comparaison de nous-mêmes avec les autres soit la source de l’envie et de la méchanceté. Plus l’autre est malheureux, plus nous nous figurons être heureux.

5. La ressemblance de tendances entre la compassion et la bienveillance, d’une part, entre l’envie et la colère, d’autre part, constitue une relation très étroite en chacune des deux paires de passions, quand cette relation serait d’une espèce très différente de celle que nous avons soulignée jusqu’à présent. Il ne s’agit pas, cette fois, d’une ressemblance d’émotion ou de sentiment, mais d’une ressemblance de tendance ou de direction. Son effet n’en demeure pas moins le même : elle produit une association de passions. La compassion n’est que rarement, voire jamais, ressentie sans quelque mélange de tendresse et d’amitié ; et l’envie s’accompagne naturellement de colère ou de malveillance. Lorsqu’on désire le bonheur de l’autre, pour quelque motif que ce soit, on est déjà tout disposé à l’affection ; se réjouir de ses malheurs engendre presque inévitablement de l’aversion à son égard.
Même lorsque l’intérêt est la source de nos préoccupations, s’ensuivent ordinairement les mêmes conséquences. Un partenaire est naturellement un objet d’amitié ; un rival, un objet d’inimitié.

6. La pauvreté, la médiocrité de condition, l’échec produisent le mépris et le dégoût ; mais quand ces malheurs sont énormes ou quand ils nous sont représentés sous des couleurs très vives, ils suscitent alors la compassion, la tendresse et l’amitié. Comment rendre compte de cette contradiction ? La pauvreté et la médiocrité d’autrui, telles qu’elles apparaissent pour l’ordinaire, nous indisposent par une espèce de sympathie imparfaite ; ce malaise produit, à son tour, de l’aversion et du dégoût, par la ressemblance des sentiments. Mais quand nous entrons plus intimement dans les affaires d’autrui au point de souhaiter son bonheur tout comme nous sommes sensibles à ses misères, l’amitié ou la bonne volonté jaillissent alors de la tendance semblable des inclinations.
Un failli bénéficie, d’abord, de compassion et d’amitié, tant que l’idée de son désastre reste encore toute neuve et tant que nous sommes frappés par la comparaison du malheur de sa situation présente et de sa prospérité passée. Mais que le temps affaiblisse ces idées et les efface,
la compassion risque fort de sa conjuguer avec le mépris. 

7. Pas de respect sans un mélange d’humilité et d’estime ou d’affection ; pas d’orgueil sans un mélange de mépris.
La passion amoureuse se compose ordinairement du  plaisir pris à la vue de la beauté, d’un appétit charnel et aussi d’amitié ou d’affection. Il est très manifeste qu’une relation étroite existe entre ces sentiments et que, par là, ils s’engendrent les uns les autres. Si nous ne disposions d’autres phénomènes pour confirmer la présente thèse, elle se suffirait, à mon avis, à elle seule.

SECTION IV

1. La présente théorie des passions repose entièrement sur les doubles relations de sentiments et d’idées et sur l’assistance que ces relations se prêtent les unes aux autres. Il ne saurait donc être déplacé d’illustrer ces principes par quelques exemples complémentaires.

2. Nous sommes portés à aimer autrui et à l’estimer pour ses vertus, ses talents, ses perfections et ses possessions ; parce que ces objets suscitent une sensation de plaisir  qui est reliée à l’amour. Comme ils ont une relation ou une connexion avec la personne, cette union des idées facilite l’union des sentiments, ainsi qu’il a été prouvé ci-dessus.
Mais supposons que la personne aimée nous soit aussi reliée par le sang, la patrie ou l’amitié ; nous ne manquerons pas de tirer vanité de ses perfections et de ses possessions, par le biais de cette même double relation sur laquelle nous avons déjà tant insisté. La personne nous est reliée : la pensée effectue une transition aisée d’elle à nous ; comme les sentiments suscités par les avantages et les vertus de cette personne nous sont agréables, ils sont par conséquent reliés à l’orgueil. Ainsi trouvons-nous que les gens sont naturellement  fiers des bonnes qualités ou d’une heureuse destinée de leurs amis ou de leurs compatriotes.

3. En revanche, on peut noter que, si nous renversions l’ordre des passions, le même effet ne s’ensuivrait pas. Nous passons sans peine de l’amour et de l’affection à l’orgueil et à la vanité ; mais pas de ces passions-ci à celles-là, en dépit de l’identité des relations. Nous n’aimons pas ceux qui nous sont reliés sur le seul fondement de notre propre mérite ; quand même ils tireraient naturellement vanité de ce mérite. Quelle est la raison de cette différence ? La transition de l’imagination est facile des objets qui nous sont reliés à nous-mêmes ; pour deux raisons qui tiennent, l’une, à la relation qui facilite la transition, l’autre, au passage des objets les plus éloignés à ceux qui sont contigus. Toutefois quand on passe de nous-mêmes aux objets qui nous sont reliés, sans doute la première raison contribue-t-elle à la transition de la pensée, mais la seconde lui fait obstacle ; par conséquent, il n’y a pas de transfusion des passions aussi aisée de l’orgueil à l’amour que de l’amour à l’orgueil.

4. Les vertus d’un homme, ses services et sa fortune nous disposent spontanément à porter notre estime et notre affection à quiconque lui est relié. Le fils d’un ami est naturellement qualifié pour devenir notre ami. Les parents d’un homme de très haut rang se prévalent de cette relation et on les estime sur ce pied. Le principe de la double relation se manifeste ici dans toute sa force.

5. Les exemples qui suivent sont d’une espèce toute différente ; ils n’en permettent pas moins de découvrir l’action des mêmes principes. L’envie est suscitée par quelque supériorité d’autrui. On notera toutefois que ce n’est pas la grande disproportion de lui à moi qui suscite cette passion ; c’est, au contraire, notre proximité. Une grande disproportion interrompt la relation des idées : soit en empêchant de nous comparer avec ce qui nous est éloigné, soit en diminuant les effets de la comparaison.
Un poète ne saurait envier un philosophe ; ni même un poète d’un genre différent du sien, d’une nation ou d’une époque différente de la sienne. Toutes ces différences, qui n’empêchent pas la comparaison l’affaiblissent néanmoins et, par conséquent, avec elle, la passion.
Pour la même raison, les objets ne paraissent grands ou petits que confrontés à ceux qui sont leur espèce. La comparaison d’un cheval avec une montagne ne saurait ni le grandir ni le diminuer ; en revanche, si l’on voit côte à côte un cheval FLAMAND et un cheval GALLOIS, l’un paraîtra plus grand et l’autre plus petit que si on les avait considérés à part.
Le même principe permet d’expliquer cette remarque faite par les historiens que, lors d’une guerre civile ou d’une sédition factieuse, les partis en présence préfèrent toujours en appeler à un ennemi étranger, quels qu’en soient les risques, plutôt que de se soumettre à leurs concitoyens. GUICHARDIN applique la remarque précédente aux guerres d’ITALIE où les relations entre les différents Etats ne sont, pour ainsi dire, que de nom, de langue et de contiguïté. Cependant, ces relations, en rendant la comparaison plus naturelle, font, du même coup, paraître plus odieuse la supériorité qui les accompagne et elles portent dès lors les hommes à en rechercher une autre ; cette nouvelle supériorité, dépourvue de toute autre relation, peut, de cette façon, peser moins sensiblement sur l’imagination. Lorsqu’il nous est impossible de briser le lien d’association, nous ressentons un désir plus impérieux de renverser la supériorité. Cela paraît bien être la raison pour laquelle les voyageurs, ordinairement enclins à encenser les CHINOIS ou les PERSANS, s’attachent à discréditer les nations voisines de leur pays natal, qui peuvent entrer sur un pied de guerre avec lui.

6. Les beaux-arts nous offrent des exemples analogues. Si un auteur s’avisait de composer un traité comportant une partie sérieuse et profonde et une autre légère et pleine d’humour, on lui reprocherait d’avoir négligé toutes les règles de l’art et de la critique et l’on condamnerait un tel mélange pour son étrangeté. Toutefois, nous ne blâmons point PRIOR d’avoir uni dans le même volume son Alma et son Salomon ; en dépit du ton gai puis du ton mélancolique que cet aimable poète a parfaitement su adopter dans l’une et dans l’autre de ces compositions. A supposer même qu’il les lise l’une après l’autre, le lecteur ne serait guère ou pas en peine de changer de passions. Pourquoi donc, sinon parce qu’il considère ces deux pièces comme entièrement différentes ? C’est par cette rupture dans les idées que se trouve interrompu le progrès dans les affections et que la première lecture ne peut exercer son influence sur l’autre ni entrer en contradiction avec elle.
Il serait monstrueux d’unir en un seul tableau un motif héroïque et un motif burlesque ; mais nous n’avons aucun scrupule à accrocher dans le même salon deux tableaux présentant des caractères aussi différents.

7. Nous ne nous étonnerons pas qu’une transition facile de l’imagination ait autant d’influence sur l’ensemble de nos passions. Car c’est très exactement cette circonstance qui constitue l’ensemble des relations et des connexions entre les objets. Nous n’avons pas connaissance d’une connexion réelle entre une chose et une autre. Tout ce que nous avons, c’est que l’idée d’une chose est associée à celle d’une autre et que l’imagination effectue une transition facile entre elles. Or, comme la transition facile des idées et celle des sentiments se portent mutuellement assistance, nous pourrions a priori conjecturer que ce principe doit avoir quelque puissante influence sur l’ensemble de nos mouvements internes et de nos affections. Théorie amplement confirmée par l’expérience.
Pour changer d’exemples, supposez que je traverse, avec un compagnon, un pays auquel l’un et l’autre sommes tout à fait étrangers ; si les perspectives sont belles, les routes agréables, les champs admirablement cultivés, tout cela contribuera évidemment à me mettre de bonne humeur, tant à l’égard de moi-même qu’à l’égard de mon compagnon de voyage. Mais comme le pays n’a de connexion ni avec moi-même ni avec mon ami, il ne pourra être la cause immédiate ni d’une mise en valeur de moi-même, ni d’une considération à son égard. Par conséquent,
si je ne fonde pas cette passion sur quelque autre objet qui soutient avec l’un de nous une relation plus étroite, mes émotions doivent plutôt être considérées comme les effusions d’une disposition exaltée et généreuse que comme une passion bien installée. Mais si l’agréable perspective qui s’ouvre devant moi est contemplée du manoir de mon ami ou du mien, cette nouvelle connexion d’idées donne alors une nouvelle direction au sentiment de plaisir qui dérive de cette perspective ; elle suscite l’émotion de considération ou de vanité, selon la nature de la connexion. Je ne pense pas qu’il subsiste là-dessus un doute ou une difficulté.

SECTION V

1. Il paraît évident que la raison, prise dans un sens exact, c’est-à-dire comme jugement du vrai et du faux, ne peut jamais être, par elle-même, un motif de la volonté et qu’elle ne peut exercer son influence sans toucher quelque passion ou affection. Les relations abstraites entre les idées sont objets de curiosité ; pas de volition. Quant aux questions de fait, dès lors qu’elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, qu’elles ne suscitent ni désir ni aversion, elles sont entièrement indifférentes ; qu’on en ait conscience ou non, qu’on les appréhende correctement ou faussement, on ne peut les traiter comme des motifs pour agir.

2. Ce qu’on appelle communément raison- dans un sens populaire, cette fois-, et que les discours moraux nous recommandent si fort, n’est rien d’autre qu’une passion générale et calme qui embrasse son objet d’un point de vue  éloigné et qui met en œuvre la volonté, sans susciter pour autant une émotion sensible. Dire que c’est par raison qu’un homme s’acquitte scrupuleusement de ses fonctions signifie qu’il agit avec le désir tranquille de s’enrichir et de faire fortune. Se conforme-t-il à la justice par raison ? C’est dire qu’il s’y tient par une considération calme du bien public ou par souci de sa respectabilité aux yeux d’autrui comme aux siens propres.

3. Les objets qui prétendent relever de la raison- prise dans le sens précédent- sont exactement les mêmes que les objets de ce qu’on appelle passion, dès lors qu’ils se rapprochent de nous, qu’ils tirent d’autres attraits de leur situation extérieure ou de leur conformité à notre disposition interne, et qu’ils trouvent le moyen d’exciter une émotion sensible et tumultueuse. Quand on évite un mal que l’on voit venir de loin, on dit que c’est par raison ; quand il est à proximité, le mal produit l’aversion, l’horreur et la crainte et il est objet de passion.

4. C’est l’erreur commune des métaphysiciens d’avoir attribué la direction de la volonté à l’un de ces principes exclusivement, en supposant l’inefficience de l’autre. Or, les hommes agissent souvent sciemment contre leur intérêt ; ils ne se laissent donc pas influencer dans tous les cas par la vue du plus grand bien possible. Souvent, ils répriment une passion violente dans la poursuite de leurs intérêts et de leurs objectifs lointains ; le malaise présent ne saurait donc seul les déterminer. On peut remarquer de façon générale que ces deux principes agissent de concert sur la volonté ; lorsqu’ils se contrarient, l’un des deux prévaut selon le caractère général de la personne ou selon sa disposition présente. Ce que nous appelons force d’âme implique la prévalence des passions calmes sur les passions violentes ; on nous concèdera toutefois qu’il n’est guère de personne assez constamment vertueuse pour ne jamais, à l’occasion, succomber à la sollicitation d’une affection ou d’un désir violents. C’est à cause de ces variations de tempérament qu’il est si difficile de conjecturer ce que feront les hommes et ce qu’ils se résoudront à faire, en cas de contrariété de motifs et de passions.

SECTION VI

1. Nous énumérerons ici quelques-unes des circonstances qui rendent une passion calme ou violente, qui avivent ou affaiblissent une émotion.
Il est caractéristique de la nature humaine qu’une émotion qui accompagne une passion se convertit aisément en elle, quoique l’une ou l’autre soient, à l’origine, de natures différentes, voire de natures contraires. Il est vrai que, selon la théorie précédemment développée, une double relation est toujours requise pour causer une parfaite union entre les passions et faire que l’une produise l’autre. Mais lorsque deux passions sont déjà là, produites par des causes séparées et simultanément présentes dans l’esprit, elles ne tardent pas à se mêler et à s’unir, quand bien même elles n’auraient entre elles qu’une relation, voire parfois aucune. La passion prédominante absorbe la mineure et la convertit en elle-même. Les esprits animaux, une fois mis en branle, reçoivent un changement de direction qui provient, comme on l’imagine naturellement, de l’affection qui prévaut. Il est fréquent que la connexion soit plus étroite entre deux passions quelconques qu’entre l’une d’entre elles, quelle qu’elle soit, et l’indifférence.
Dès lors qu’une personne s’est éprise d’une grande passion, les petits défauts et les caprices de sa maîtresse, les jalousies et les querelles auxquelles ce commerce donne si fréquemment lieu, ont beau être désagréables et en connexion avec la colère et la haine ; on n’en trouve pas moins qu’ils apportent, en de multiples cas, un supplément de force à la passion prédominante. C’est un artifice ordinaire chez les hommes politiques, désireux d’imprimer chez une personne quelque fait dont ils veulent l’informer, de commencer par en piquer la curiosité, d’en différer autant que possible le soulagement et, par ce biais, d’aiguiser son anxiété et d’user de sa patience jusqu’à l’extrême limite où ils lui livrent le fin mot de toute l’affaire. Ils savent que la curiosité la précipitera dans la passion qu’ils ont dessein de susciter et renforcera l’influence de l’objet sur l’esprit. Un soldat qui marche au combat se sent naturellement rempli de courage et de confiance tant qu’il pense à ses camarades et à ses compagnons d’armes ; la crainte et la terreur le terrassent dès qu’il songe à l’ennemi. Ainsi, toute nouvelle émotion qui procède de sa première réflexion vient naturellement renforcer son courage ; mais que cette même émotion procède de la seconde, elle augmente sa crainte. De là vient que, dans la discipline militaire, l’uniformité et l’éclat des costumes, la régularité des figures et des évolutions, ajoutés à la pompe et à la majesté de la guerre, exaltent notre courage et celui de nos alliés ; et que, considérés chez l’ennemi, les mêmes objets, si agréables et si beaux soient-ils par eux-mêmes, nous pétrifient de terreur.
L’espoir est, en lui-même, une passion agréable, qui s’apparente à l’amitié et à la bienveillance ; pourtant il est parfois capable d’attiser la colère dès lors qu’elle est la passion prédominante. Spes addita suscitat iras. VIRG.

2. Puisque deux passions, si indépendantes soient-elles, se transfusent naturellement l’une dans l’autre, pourvu qu’elles se présentent ensemble au même moment, il s’ensuit que, lorsque le bien ou le mal est placé dans une situation telle qu’il cause une émotion particulière, outre la passion de désir ou d’aversion qu’il suscite directement, cette dernière passion acquiert nécessairement une force et une violence nouvelles.

3. Le cas est fréquent lorsqu’un objet suscite des passions contraires. On peut observer alors qu’une opposition de passions cause ordinairement un surcroît de mouvement dans les esprits animaux et produit plus de perturbation que le concours de deux affections quelconques de force égale. La nouvelle émotion se convertit aisément dans la passion prédominante et on trouve fréquemment qu’elle atteint un degré de violence supérieur à celui où elle serait parvenue si elle n’avait pas rencontré d’opposition. De là vient que nous désirons naturellement ce qui est interdit et prenons  souvent plaisir à effectuer des actions pour la simple raison qu’elles sont illégales. La notion de devoir, quand elle s’oppose aux passions, ne permet pas toujours de les surmonter ; et quand elle échoue dans cette entreprise, elle parvient plutôt à les renforcer et à les irriter davantage, en produisant une opposition entre nos motifs et principes.

4. Que l’opposition provienne de motifs internes ou d’obstacles extérieurs ne change rien à l’effet. La passion acquiert ordinairement une nouvelle force dans un cas comme dans l’autre. Les efforts que l’esprit entreprend pour surmonter l’obstacle agitent les esprits et vivifient la passion.

5. L’incertitude a le même effet que l’opposition. L’agitation de la pensée, ses brusques passages d’un point de vue à un autre, la diversité des passions qui se suivent selon les différents points de vue adoptés, tout cela concourt à produire dans l’esprit une émotion qui se transfuse dans la passion prédominante.
Au contraire, la sécurité affaiblit
l
es passions : l’esprit, livré à lui-même, s’alanguit aussitôt ; et, pour préserver son ardeur, il doit constamment être soutenu par un nouveau flux passionnel. Pour la même raison, le désespoir, quoiqu’il soit contraire à la sécurité, a le même effet.

 

6. Il n’est pas de moyen plus puissant pour susciter une affection que de dissimuler une partie de son objet, en le plongeant dans une espèce de pénombre qui en découvre assez pour nous prévenir en faveur de cet objet tandis qu’elle nous laisse le soin d’imaginer le reste. Outre que l’obscurité s’accompagne toujours d’une espèce d’incertitude, l’effort que fait la fantaisie pour compléter l’idée accélère le mouvement des esprits et apporte un degré supplémentaire de force à la passion.

7. Si le désespoir et la sécurité produisent, en dépit de leur contrariété, les mêmes effets, l’absence produit, quant à elle, des effets contraires, et l’on observe que, dans des circonstances différentes, elle renforce ou affaiblit notre affection. LA ROCHEFOUCAULD a très bien remarqué que l’absence détruit les passions faibles alors qu’elle accroît les fortes ; tout comme le vent mouche une chandelle et attise un incendie. Une longue absence affaiblit naturellement notre idée et diminue la passion ; mais lorsque l’affection est assez forte et assez vive pour s’entretenir elle-même, le malaise qui provient de l’absence accroît la passion et lui apporte, avec la force, un impact nouveau.

8. Quand l’âme s’emploie à effectuer une action ou à concevoir une chose à laquelle elle n’est pas habituée, elle trouve que ses facultés présentent une espèce de rigidité et que les esprits animaux changent difficilement de direction. Comme cette difficulté agite les esprits animaux, elle est source d’étonnement, de surprise et de toutes les émotions qui proviennent de la nouveauté ; elle est, par elle-même, agréable, comme tout ce qui anime l’esprit à un degré modéré. Mais la surprise a beau être agréable en elle-même, dès lors qu’elle met les esprits en effervescence, elle n’augmente pas nos affections agréables sans augmenter aussi nos affections pénibles, conformément au principe précédent. De là vient que tout ce qui est nouveau nous affecte davantage et nous donne soit plus de plaisir, soit plus de douleur que ce qui, à proprement parler, devrait naturellement en résulter. Au fur et à mesure qu’elle revient, la nouveauté s’use, les passions déclinent ; il n’y a plus de presse des esprits animaux ; et nous regardons l’objet d’un œil plus tranquille.

9. L’imagination et les affections s’unissent étroitement. La vivacité de l’une donne de la force aux autres. De là vient que la perspective d’un plaisir qui nous est déjà familier nous affecte davantage que tout autre plaisir dont nous pouvons bien admettre la supériorité, mais dont nous ignorons complètement la nature. Car du premier, nous pouvons former une idée particulière et déterminée ; tandis que nous concevons l’autre sous la notion générale de plaisir.
Une satisfaction dont nous venons de jouir, et dont le souvenir est frais et encore proche, agit sur la volonté avec plus de violence qu’une autre dont les traces sont atténuées et presque effacées.
Un plaisir conforme à la façon de vivre que nous avons adopté suscite davantage notre désir et notre appétit qu’un autre, qui lui est étranger.

Rien n’est plus capable d’infuser une passion dans l’esprit que l’éloquence qui représente les objets sous les couleurs les plus violentes et les plus vives. Une idée, que nous aurions pu tenir pour entièrement négligeable, exercera son influence sur nous du simple fait qu’elle est l’opinion d’un autre, surtout s’il la soutient avec passion.
On peut remarquer que les passions vives s’accompagnent ordinairement d’une imagination vive. De ce point de vue, comme à d’autres d’ailleurs, la force de la passion dépend autant du tempérament de la personne que de la nature et de la situation de l’objet.
L’influence de l’éloignement, par l’espace ou par le temps, n’équivaut pas à celle de la proximité et de la contiguïté.
Je ne prétends pas avoir épuisé le sujet dans ce texte. Il me suffit d’avoir fait apparaître que, dans leur production comme
dans leur transmission, les passions suivent une sorte de mécanisme régulier susceptible d’une investigation aussi précise que celle des lois du mouvement, de l’optique, de l’hydrostatique ou de toute autre division de la philosophie naturelle.

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