Pour ceux qui auraient manqué la sortie en salle de Mémoires de nos pères, le 25
octobre 2006, et de Lettres d’Iwo Jima le 21 février 2007, la publication en DVD de ces deux films de Clint Eastwood est une excellente occasion de combler cette lacune et de
plonger dans cette page, un peu méconnue en Europe, de la Seconde guerre Mondiale mais qui a pris, dans la zone Pacifique, une valeur symbolique forte. Tout cela à cause d'une photo:
Raising the flag on Iwo Jima prise le 23 février 1945 par Joe Rosenthal et qui eut autant d'importance pour influencer le moral de la population américaine que celle d'une petite fille
nue courant sur une route bombardée du Vienam pour entamer le processus de contestation.
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De cette photo légendaire (qui valut à son auteur le prix Pulitzer) a été faite une sculpture pour le US Marines Corps War
Memorial situé à proximité du cimetière national d’Arlington, non loin de Washington, autrement dit l’équivalent de l’Arc de Triomphe. Mémoires de nos pères raconte autant
l’histoire de cette photo au drapeau que de la bataille. Au retour du combat, les soldats de la photo sont accueillis en héros et embarqués dans une campagne médiatique et politique pour
récolter des fonds pour financer l’effort de guerre. Clint Eastwood semble donc a priori ajouter sa pierre à l’édifice épique de cet héroïsme américain si souvent glorifié par Hollywood.
Mais le film, heureusement, évite ce chant trop manichéen. Les hommes célébrés ne sont pas ceux de la photo, l’héroïsme encensé est fondé sur un malentendu ou plutôt une méprise : la
plupart des soldats de la photo sont morts et les généraux victorieux ont voulu garder le premier drapeau comme trophée. Il a donc « fabriquer » pour la presse une seconde photo sur le
mont Suribachi. Et c’est celle-ci, un peu joué par d’autres acteurs qui est devenue l’icône de la victoire spontanée alors que la bataille était loin d’être terminée. Mais le peuple et
les politiciens n’ont que faire de ces détails, il faut des symboles forts pour entretenir la propagande et le moral du pays. Et tant pis si les héros d’un jour seront oubliés le
lendemain quand ils auront fait leur usage ou quand ils seront remplacés par d’autres idoles. Le film construit sur des va-et-vient permanents entre la bataille et les scènes postérieures
aux Etats-Unis est une réflexion sur l’absurdité de la guerre et sur le malentendu de l’héroïsme. Pour ces survivants de l’horreur, les véritables héros sont morts et ce peuple qui exulte
n’est guère différent de ceux qui provoquent ces boucheries spectaculaires mais inutiles. L’un des personnages forts de ce film, Ira Hayes, marine d’origine indienne mourra misérablement
de froid, seul près d’une grange non sans avoir subi le racisme et le mépris de ses propres compatriotes.
Dans Mémoires de nos pères évidemment la bataille est vue du côté américain. On pense sans arrêt, en regardant les
scènes de débarquement, au célèbre soldat Ryan de Spielberg, les pitons rocheux du mont Suribachi ayant remplacé les falaises de Normandie. Mais le réalisateur de Million
Dollar Baby et de Mystic River a voulu aller plus loin. En filmant dans le même élan Lettres d’Iwo Jima, il a eu l’idée lumineuse de montrer la même bataille du
côté japonais. Son premier film était basé sur le livre homonyme de James Bradley (fils d’un des marines sur la photo) et de Ron Powers. Le second s’appuie sur Picture letters from
Commander in Chief du général Tadamichi Kuribayashi, joué à l’écran par Ken Watanabe. Ces témoignages directs donnent aux deux histoires leur authenticité et leur force. Le film
japonais est plus économe en flashbacks et autres digressions qui alourdissent un peu le premier opus même si quelques scènes brèves et
opportunes nous familiarisent avec le passé des personnages principaux. On s’attache dans ce film au général Kuribayashi, fin stratège, patriote et qui respecte pourtant ses hommes, au
boulanger Saigo qui a peur de mourir et sera un des seuls survivants, au policier Shimizu renvoyé de la police militaire pour avoir refusé d’abattre un chien et qui finira abattu avec un
drapeau blanc à la main, au baron Nishi, champion olympique d’équitation qui connaîtra lui aussi une fin tragique, à Fujita l’aide de camp fidèle à son maître. L’issue de la bataille est
connue puisqu’historique. Cette île volcanique et inhospitalière laissera 21000 morts du côté japonais, 7000 du côté américain et de nombreux blessés. La chute d’Iwo Jima faisant sauter
le dernier verrou sur la route du Japon signifiera pour le Japon la fin de sa suprématie asiatique.
De nombreux films avaient déjà illustré cette folie meurtrière des hommes sacrifiés par centaines pour un bout de terre noire
mais le diptyque de Clint Eastwood le fait de façon radicalement nouvelle et définitive. En partageant ce double point de vue, on comprend pour de bon que l’humanité, la peur, la lâcheté,
le courage, le devoir, le fanatisme sont équitablement répartis, que l’héroïsme et le patriotisme n’excluent pas la fragilité et le doute dans les deux camps, qu’il y a partout des hommes
droits et généreux et des brutes bornées dont la guerre exacerbe la folie. Et ce n’est pas le moindre mérite que ce soit Clint Eastwood, cette figure emblématique du héros américain qui
ait fait ces deux films : le premier qui dit par l’image la vérité sur une autre image, le second qui fait le film que les Japonais eux-mêmes
n’avaient pas encore fait.
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