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17 août 2016 3 17 /08 /août /2016 21:03

Résumé et sélection de citations établis par Bernard Martial

(professeur de lettres en CPGE)

 

(Edition de référence : Garnier Flammarion n° 394. Editions prépas scientifiques 2017)

Entre parenthèses : n° des pages dans l’édition GF 394.

 

  1. Dans L’Iliade, Homère fait dire à Ulysse qu’il n’est pas bon d’avoir plusieurs maîtres. (107) Il aurait dû s’en tenir à ce premier vers et ne pas rajouter qu’il vaut mieux un seul maître puisque tout homme, dès qu’il prend ce titre est « dur et déraisonnable ». Mais il faut excuser ce propos circonstanciel d’Ulysse lié au contexte de la querelle des chefs paralysant le progrès de la guerre de Troie.
  2. Mais en vérité, c’est un grand malheur de dépendre d’un maître dont on ne peut être sûr qu’il sera bon ou mauvais ; et dépendre de plusieurs maîtres est encore pire. Si je ne veux pas encore débattre des qualités respectives de la république (« chose publique ») et de la monarchie (« pouvoir d’un seul »), il faut voir s’il y a la moindre « chose publique » dans ce type de gouvernement. Mais cette question délicate demanderait une étude à part entière.
  3. Pour le moment, j’aimerais bien comprendre comment autant de gens peuvent supporter un tyran qui ne tire sa puissance que de celle qu’ils lui ont donnée. (108) Il est stupéfiant et néanmoins banal de voir des millions d’hommes servir misérablement et volontairement un homme seul dont ils ne devraient pas craindre la puissance et l’aimer alors qu’il est cruel avec eux. La faiblesse de l’homme est telle qu’il doit souvent céder à la force comme ce fut le cas pendant la dictature des trente tyrans imposée à Athènes par la cité de Sparte. Il faut alors faire preuve de patience pour attendre des jours meilleurs.
  4. Notre nature portée vers le bien nous invite à honorer ceux qu’on aime. (109) Ainsi, si les habitants d’un pays décident d’obéir à un grand personnage qui leur a rendu service, je ne suis pas sûr qu’il soit prudent de l’enlever du lieu pour le mettre là où il pourrait faire le mal. Il peut y faire le bien mais aussi le mal.
  5. Mais comment doit-on nommer ce malheureux vice ? Voir un grand nombre de personnes être tyrannisées non par un héros ou un chef de guerre mais par un homme lâche et efféminé. (110) Si des millions d’hommes ne sont pas capables de se défendre contre un seul, n’est-ce pas de la lâcheté ? A ce niveau-là, ce n’est plus de la lâcheté, mais comment l’appeler ? (111)
  6. Si l’on met face à face dans une bataille ceux qui défendent la liberté et d’autres qui se battent pour la servitude qui triomphera ? assurément les premiers : « Lesquels pensera-l’on qui plus gaillardement iront au combat, ou ceux qui espèrent pour guerdon de leurs peines l’entretènement de leur liberté, ou ceux qui ne peuvent attendre autre loyer des coups qu’ils donnent ou qu’ils reçoivent que la servitude d’autrui ? » C’est cette volonté de lutter pour la liberté qui donna la victoire à Militiade, Léonidas et Thémistocle contre les Perses en Grèce, il y a deux mille ans. (112)
  7. Ce courage que la liberté met dans le cœur n’est pas seulement une rumeur, c’est un fait avéré. Si cela ne se passait que dans des pays étrangers et lointains, on pourrait dire que c’est une légende. Ce tyran solitaire, il n’est d’ailleurs pas besoin de le combattre, il suffit de ne rien lui concéder : « Encore ce seul tyran, il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de le défaire, il est de soi-même défait, mais que le pays ne consente à sa servitude ; il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien ; il n’est pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. » C’est le peuple qui s’asservit tout seul alors qu’il a le choix de la servitude ou de la liberté : « c’est le peuple (113) qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse. » S’il lui en coûtait quelque chose de recouvrer sa liberté, je ne le forcerais pas mais que peut-il y avoir de plus cher que de retrouver son humanité. Il n’est même pas question de prendre des risques mais simplement d’exercer sa volonté. La tyrannie peut se répandre comme un incendie mais si on ne l’alimente pas, elle s’éteint d’elle-même. (114)
  8. Le désir d’acquérir ce qui rend heureux semble commun à tous les hommes mais il est incompréhensible de voir qu’il fait défaut pour la liberté qui est pourtant un bien si plaisant. Quand la liberté est perdue, les maux s’enchaînent et tout est dénaturé par la servitude. Malheureusement, les hommes ne désirent pas la liberté. S’ils la voulaient vraiment, ils l’auraient car comment peut-on refuser quelque chose d’aussi facile à acquérir ?
  9. Misérables peuples, vous vous laissez dépouiller ! (115) Vous faites en sorte de ne pouvoir vous vanter de n’avoir rien qui vous appartienne et ce malheur ne vient pas de vos ennemis mais de celui pour qui vous êtes prêts à vous sacrifier, qui n’a d’autre force que celle que vous lui donnez pour vous détruire. Le pouvoir qu’il a, c’est vous qui lui avez donné. Que pourrait-il faire si vous n’étiez pas complice de ses crimes ? Vous lui fournissez tout ce dont il abuse (fruits, maisons, filles, enfants) (116) : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. » Je ne vous demande même pas de le renverser. Il suffit de ne pas le soutenir et il tombera de lui-même.
  10. Certes, il n’est pas raisonnable de vouloir s’attaquer à un peuple atteint d’une maladie mortelle mais il faut savoir comment cette maladie s’est enracinée en l’homme au point de lui faire perdre sa liberté : « comment s’est ainsi si avant enracinée cette opiniâtre volonté de servir, qu’il semble maintenant que l’amour même de la liberté ne soit pas si naturelle. »
  11.  « Si nous vivions avec les droits que la nature nous a donnés et avec les enseignements qu’elle nous apprend, nous serions naturellement obéissants aux parents, sujets à la raison, et serfs de personne. » (117). Naturellement, nous obéissons à nos parents et la raison s’épanouit dans la vertu. Au-delà des différences, la nature nous a faits pour que nous vivions fraternellement. Elle nous a donné la même terre, la même maison, le même modèle, le présent de la parole pour communiquer et ne faire qu’un (118). La nature ne nous a pas faits pour la servitude mais pour la liberté : « il ne faut pas faire doute que nous ne soyons naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons, et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie. »
  12. Nous sommes nés avec la liberté et le désir de la défendre puisque nous, on ne peut tenir quelqu’un dans la servitude sans lui faire du tort. « Mais, à la vérité, c’est bien pour néant de débattre si la liberté est naturelle, puisqu’on ne peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort, et qu’il n’y a rien si contraire au monde à la nature, étant toute raisonnable, que l’injure. Reste donc la liberté être naturelle, et par même moyen, à mon avis, que nous ne sommes pas nés seulement en possession de notre franchise, mais aussi avec affectation de la défendre. » Si nous en venions à oublier notre liberté (119) nous devrions considérer les bêtes qui luttent pour la leur au point de se révolter ou de mourir (le poisson, l’éléphant, le cheval, (120) les bœufs les oiseaux). Ainsi donc, puisque toute chose sensible recherche la liberté, puisque les bêtes n’acceptent qu’on renâclât leur servitude, qu’est-ce qui a fait perdre le souvenir et le désir de sa liberté naturelle ?  « Ainsi donc, puisque toutes choses qui ont sentiment, dès lors qu’elles l’ont, sentent le mal de la sujétion et courent après la liberté, puisque les bêtes, qui encore sont faites pour le service de l’homme, ne se peuvent accoutumer à servir qu’avec protestation d’un désir contraire, quel malencontre a été cela qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier être et le désir de le reprendre ? »
  13. Il y a trois sortes de tyrans : ceux qui tiennent leur royaume de la force des armes, ceux qui en ont hérité et ceux qui l’ont eu par l’élection du peuple (121). Ces derniers devraient être plus supportables que les deux premiers spontanément autoritaires, mais grisés par le pouvoir, ils ne peuvent le rendre et étendent la servitude : « c’est chose étrange de combien ils passent en toutes sortes de vices et même en la cruauté, les autres tyrans, ne voyant autres moyens pour assurer la nouvelle tyrannie que d’étreindre si fort la servitude et étranger tant leurs sujets de la liberté, qu’encore que la mémoire en soit fraîche, ils la leur puissent faire perdre. » Ainsi, il n’y a guère de différences entre les trois.
  14. De fait, s’il naissait aujourd’hui, un homme ignorant de tout cela, (122) nul doute qu’il choisirait la liberté (sauf à être d’Israël). Sinon, il faut, pour se laisser assujettir, que les hommes soient contraints (Sparte et Athènes) ou trompés par autrui ou eux-mêmes (Syracuse abusée par Denis 1er) (123). Il est incroyable de voir qu’un peuple assujetti oublie vite la liberté. Les premiers hommes servent encore sous la contrainte, ensuite leurs descendants le font spontanément comme si cela avait toujours été : « Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise, qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais ceux qui viennent après servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. C’est cela, que les hommes naissant sous le joug, et puis nourris et élevés dans le servage, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensent point avoir autre bien ni autre droit que ce qu’ils ont trouvé, ils prennent pour leur naturel l’état de leur naissance. » Et toutefois il n’est point d’héritier qui ne s’interroge sur l’héritage de son père. Mais la coutume qui a un grand pouvoir sur nous, nous apprend à supporter sa servitude (comme Mithridate le poison) (« et ne trouver point amer le venin de la servitude ») (124) et surpasse la nature (ex. des arbres fruitiers que l’on greffe). Qui verrait les Vénitiens habitués à la liberté (125) et les hommes du sultan de Turquie, penserait-il que ces hommes ont le même naturel ? Lycurgue éduqua ainsi les Lacédémoniens à n’avoir d’autre seigneur que le roi et la raison (histoire des deux chiens nourris du même lait et élevés différemment).
  15. Autrefois, les Athéniens et les Spartains ayant accueilli les ambassadeurs de Darius en les jetant dans les puits, Xerxès, son fils, n’avait pas osé une nouvelle ambassade préliminaire à son annexion. Mais deux Spartains, Sperte et Bulis, craignant d’indisposer le dieu Talthybie, se rendirent chez Indarne, un lieutenant de Xerxès. Le Persan leur promit des honneurs s’ils se soumettaient mais eux ne voulaient pas renoncer à leur liberté  (127) : « et l’un et l’autre parlait comme il avait été nourri ; car il ne se pouvait faire que le Persan eût regret à la liberté, ne l’ayant jamais eue, ni que le Lacédémonien endurât la sujétion, ayant goûté la franchise. »
  16. Caton d’Utique, encore enfant, avait constaté la tyrannie exercée par le dictateur Sylla chez qui il allait fréquemment (128). Il proposa à son maître d’assassiner le tyran. L’anecdote est bien digne de cet homme et d’un homme né dans une Rome libre. Mais quel que soit le lieu et la personne, la servitude est bien amère et la liberté agréable. Il faut accorder notre pitié, nos excuses et notre pardon à ceux qui n’ont pas connu cette liberté : « en toutes contrées, en tout air, est amère la sujétion et plaisant d’être libre ; mais parce que je suis d’avis qu’on ait pitié de ceux qui, en naissant, se sont trouvés le joug sous le col, ou bien que si on les excuse, ou bien qu’on leur pardonne, si, n’ayant vu seulement l’ombre de la liberté et n’en étant point avertis, ils ne s’aperçoivent point du mal que ce leur est d’être esclaves. » (129) (exemple, cité par Homère, de quelqu’un qui naîtrait pendant le semestre d’obscurité chez les Cimmériens sans connaître la lumière). On ne peut regretter que ce qu’on a connu. La nature de l’homme est bien d’être libre et de vouloir le redevenir mais l’éducation parfois le change : « La nature de l’homme est bien d’être franc et de le vouloir être, mais aussi sa nature est telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui donne. »
  17. « Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume ». Comme des animaux domestiqués, certains se persuadent de leur servitude en alléguant leur héritage, la fatalité et le temps (130). Mais il s’en trouve toujours quelques-uns, mieux nés que les autres, qui ne peuvent se résoudre à cette servitude. Quand bien même la liberté aurait disparu, ils continueraient à la concevoir et rejetteraient la servitude quel que soit son accommodement : « Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et toute hors du monde, l’imaginent et la sentent en leur esprit, et encore la savourent, et la servitude ne leur est de goût, pour tant bien qu’on l’accoutre. »
  18. Le grand Turc avait bien compris que les livres induisaient le rejet de la tyrannie mais dans son pays personne n’en demandait (131). Le goût de la liberté est vain s’il n’est pas partagé (Momius se moquait de Vulcain qui n’avait pas mis une fenêtre au cœur de l’homme pour qu’on connût ses pensées). On a prétendu que Brutus et Cassius, en délivrant Rome et le monde ne voulurent pas associer Cicéron car ils jugeaient trop peu courageux. Et pourtant, on ne trouvera personne qui voyant son pays malmené n’ait entrepris de le délivrer en soutenant la liberté. Harmodios, Aristogiton, Thrasybule, Brutus le vieux, Valère et Dion (132) l’exécutèrent avec bonheur après l’avoir pensé avec vertu : dans une telle situation, la fortune ne résiste pas à la bonne volonté. Brutus le jeune et Cassius abolirent la servitude mais moururent en ramenant la liberté et la république périt avec eux. Les autres actes accomplis contre les empereurs romains n’étaient que les conjurations de gens ambitieux cherchant non à détruire la tyrannie mais des tyrans ; ils ont bien mérité leur sort. Il ne faut pas abuser du saint nom de liberté pour accomplir quelque mauvaise entreprise.
  19. Pour en revenir à notre sujet, la première raison pour laquelle les hommes sont soumis à la servitude c’est qu’ils sont nés serfs et éduqués comme tels ; la seconde est qu’ils deviennent lâches et efféminés : « la première raison pourquoi les hommes servent volontiers, est pour ce qu’ils naissent serfs et sont nourris tels. De celle-ci en vient une autre, qu’aisément les gens deviennent, sous les tyrans, lâches et efféminés » Je suis reconnaissant à Hippocrate de s’en être rendu compte et de l’avoir écrit dans son livre (133) Des maladies. Il refusa la proposition du Grand Roi de guérir les Barbares qui tuaient les Grecs et de servir ceux qui asservissaient la Grèce. Avec la liberté se perd le courage. Ainsi, quand les gens libres se battent avec ardeur, ceux qui sont asservis sont comme paralysés, ils perdent le goût de tout. Les tyrans qui le savent bien, contribuent à cet état de fait.
  20. Dans un livre où il fait parler Simonide et Hiéron, tyran de Syracuse, le grand écrivain grec Xénophon (134) fait des critiques justes que les tyrans feraient bien de méditer. Il démontre que les tyrans qui font du mal sont contraints à leur tour de craindre tout le monde. Il ajoute que les mauvais rois se servent de mercenaires parce qu’ils n’osent pas confier des armes à leurs sujets à qui ils font du tort (certains bons rois ont eu recours à des mercenaires, comme les Français mais pour sauvegarder leurs sujets, comme Scipion l’Africain qui préférait sauver un citoyen que battre cent ennemis). Mais le tyran ne pense jamais que la puissance lui est assurée tant qu’il a un homme sous lui (phrase de Thrason, chez Térence, au maître des éléphants) (135).
  21. La ruse des tyrans pour abrutir leurs sujets ne peut être mieux illustrée que par l’exemple de Cyrus après la prise de Sardis, ville de Lydie et l’arrestation du riche roi Crésus. Ne voulant pas détruire une si belle ville et entretenir une armée d’occupation, il fit établir des bordels, des tavernes et des jeux publics et obligea les habitants de les fréquenter. Il n’eut pas besoin de tirer un seul coup d’épée et LUDI finit par rimer avec LYDI. Tous les tyrans n’ont pas déclaré aussi explicitement qu’ils voulaient affaiblir leurs peuples mais à la vérité, ce que lui a fait ouvertement, les autres ont cherché à le faire discrètement, pour la plupart d’entre eux. De fait le peuple, dont le nombre est toujours plus important dans les villes (136), est toujours méfiant à l’égard de celui qui l’aime et candide envers celui qui le trompe. Aucun oiseau ne se prend mieux à l’appeau, aucun poisson à l’hameçon, que le peuple à la servitude dès qu’on le caresse : « tous les peuples s’allèchent vitement à la servitude, par la moindre plume qu’on leur passe, comme l’on dit, devant la bouche ; et c’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller ainsi tôt, mais seulement qu’on les chatouille. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries, c’étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces allèchements avaient les anciens tyrans, pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples, assotis, trouvent beaux ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir, qui leur passait devant les yeux, s’accoutumaient à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfants qui, pour voir les luisantes images des livres enluminés, apprennent à lire. » Les tyrans romains s’avisèrent encore d’offrir des festins réguliers pour abuser cette canaille (137).  Ne comprenant pas que cet argent qu’ils recevaient étaient le leur et que le tyran n’aurait pu le leur donner s’il ne le leur avait pris. Un tel qui bénissait Tibère et Néron était obligé le lendemain de leur abandonner ses biens, ses enfants et son sang sans un mot. Le peuple a toujours été comme cela corrompu par le plaisir qu’il ne peut avoir de façon honnête et insensible à la douleur qu’il ne peut supporter. Je ne vois personne aujourd’hui qui tremble en entendant parler de ce monstre de Néron et pourtant le noble peuple romain fut chagriné de sa mort, regrettant ses jeux et festins (138) comme l’a écrit Cornélius Tacite. On ne trouvera pas cela étrange vu que ce peuple avait fait à la mort de Jules César, fossoyeur du droit et de la liberté, car sa pseudo-humanité ; plus terrible que la cruauté du plus sauvage tyran, fut comme une douceur venimeuse qui adoucit la servitude et après sa mort, ce peuple-là, encore nourri de sa prodigalité, lui fit tant d’honneurs. Les empereurs romains n’oublièrent pas de prendre le titre de tribun du peuple pour gagner sa confiance par ce simple titre. Ceux qui aujourd’hui (139) font précéder le bien public et le soulagement commun ne font pas beaucoup mieux et tu sais bien, Longa, à quel texte ils pourraient se référer mais chez la plupart, il peut y avoir de finesse là où il y a tant d’arrogance. Les rois d’Assyrie puis les peuples qui furent sous leur contrôle, et les rois de Mède, se montrèrent le moins possible pour renforcer le mystère de leur identité et renforcer la crainte. Les rois d’Egypte s’exhibaient avec un chat, une branche ou du feu sur la tête, provoquaient l’admiration de leurs sujets ou la moquerie de ceux qui étaient moins sots ou aliénés. Cela fait pitié de voir combien les tyrans du passé usaient de moyens pour (140) fonder leur tyrannie, trouvant toujours la populace prête à les croire et à se laisser piéger et si facilement bernée qu’ils s’en moquaient encore plus qu’ils ne l’assujettissaient.
  22. Voilà d’autres exemples d’inventions auxquelles les peuples anciens finirent par croire : le gros doigt de Pyrrhus, roi des Epirotes, censé guérir les malades de la rate et survivant à la crémation, le pouvoir de Vespasien de redresser les boiteux, de redonner la vue aux aveugles. Les tyrans (141) se servent encore de la religion, pour se protéger des hommes, comme d’un bouclier, empruntant ici quelque échantillon de divinité pour assurer leur méchante vie. Virgile raconte dans L’Enéide que Salmonée alla en enfer pour avoir voulu contrefaire Jupiter auprès des Grecs d’Elide. S’il lui est arrivé cela, j’imagine le sort réservé à ceux qui abusent de la religion. (142)
  23. Les nôtres répandirent en France des crapauds, des fleurs de lis, l’ampoule et l’oriflamme, ce dont je ne veux pas douter puisque nous avons eu des bons rois, dans la paix et dans la guerre, apparemment choisis par Dieu pour gouverner ; et quand ce ne serait pas, je ne veux pas me mêler de ce débat sur lequel s’exprimera notre poésie française, refaite à neuf par Ronsard, Baïf et du Bellay qui mettent notre langue au niveau du grec et du latin. Je ferais grand tort à notre poésie (143) qui retrouve sa noblesse en la privant des beaux contes du roi Clovis où s’exercera volontiers l’inspiration de Ronsard dans sa Franciade. Il fera son affaire de l’oriflamme comme les Romains des boucles sacrées (Virgile), il ménagera notre ampoule du saint-chrême comme les Athéniens le panier d’Erichtonios (144) ; il fera parler de nos armes aussi bien qu’ils le firent de leur olive qu’ils disent être encore au sommet de la tour de Minerve. Je commettrais un outrage en voulant démentir nos livres et en entrant ainsi en concurrence avec nos poètes. Mais pour revenir à mon propos, il faut constater que les tyrans pour renforcer leur pouvoir ont habitué les peuples non seulement à l’obéissance et à la servitude mais aussi à la dévotion : « il n’a jamais été que les tyrans, pour s’assurer, ne se soient efforcés d’accoutumer le peuple envers eux, non seulement à obéissance et servitude, mais encore à dévotion. » Ce que j’ai dit jusqu’à présent sur la façon dont les tyrans apprennent aux gens à les servir ne concerne que le « menu et grossier peuple ».
  24.  J’en viens maintenant à un point qui est, à mon sens, le secret de la domination et la base de la tyrannie. Celui qui pense que les armes et les soldats protègent le tyran se trompe totalement ; ils s’en servent davantage par principe que par conviction. Les empereurs romains ont plus souvent été tués que protégés par les archers qui interdisent le palais aux miséreux mais pas à ceux qui peuvent y faire quelque chose. Ce ne sont ni les soldats ni les armes qui soutiennent le tyran (145) mais quatre ou cinq personnes qui, proches de lui, tiennent tout le pays en servitude et imposent autant leur cruauté que la sienne. Ces six ont six cents qui profitent sous eux qui à leur tour en tiennent six mille à qui on confie les provinces et les deniers puis cent mille et des millions dans cette chaîne identique à celle par laquelle Jupiter contrôle les dieux (146). De là vient l’augmentation du nombre de sénateurs, l’établissement de nouveaux états, la création de nouvelles magistratures contribuant non pas à l’amélioration de la justice mais à la consolidation de la tyrannie au point qu’il se trouve quasiment autant de gens ayant intérêt à la tyrannie que ceux qui souhaitent la liberté. Et comme dans un corps gâté où tout le mal converge vers la corruption, toute la lie du royaume s’amasse autour du roi qui s’est déclaré tyran. Ainsi fallut-il envoyer le grand Pompée (147) contre les pirates siciliens (ciliciens ?) qui s’étaient alliés à des villes et des ports qui leur servaient de refuge et qu’ils payaient du profit de leur pillage.
  25. Ainsi le tyran asservit ses sujets en se servant des autres et il est gardé par ceux dont il devrait se méfier : « Ainsi le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres, et est gardé par ceux desquels, s’ils valaient rien, il se devrait garder ». Ses hommes de main font souffrir non pas le tyran mais ceux qui souffrent comme eux et qui n’en peuvent plus. Voyant ces gens qui servent le tyran pour exécuter les basses besognes de la tyrannie, j’éprouve à la fois de la stupeur devant leur méchanceté et de la pitié devant leur bêtise, car, en réalité, en s’approchant du tyran, on s’éloigne de la liberté et on embrasse des deux mains la servitude : « Toutefois, voyant ces gens-là, qui nacquetent le tyran pour faire leurs besognes de sa tyrannie et de la servitude du peuple, il me prend souvent ébahissement de leur méchanceté, et quelquefois pitié de leur sottise : car, à dire vrai, qu’est-ce autre chose de s’approcher du tyran que se tirer plus arrière de sa liberté, et par manière de dire serrer à deux mains et embrasser la servitude ? » (148). Leurs victimes (villageois et paysans) sont plus libres qu’eux. Le laboureur et le paysan sont rapidement quittes de leur servitude mais ils doivent constamment penser comme le tyran et même aller au-devant de ses pensées : « Ce n’est pas tout à eux que de lui obéir, il faut encore lui complaire ». Il faut qu’ils s’oublient pour être totalement à lui. Est-ce que cela s’appelle vivre heureux ? Est-ce que cela s’appelle même vivre ? Est-il, au monde, rien de moins supportable pour un homme ? Quelle condition est plus misérable que de tenir ainsi sa situation, sa liberté, son corps et sa vie de quelqu’un d’autre ? : « Quelle condition est plus misérable que de vivre ainsi, qu’on n’aie rien à soi, tenant d’autrui son aise, sa liberté, son corps et sa vie ? » (149)
  26. Ils veulent servir pour posséder des biens comme si c’était possible sous un tyran alors qu’ils ne s’appartiennent pas eux-mêmes et que ce sont ces liens qui leur donnent la force de les enlever aux autres pour ne laisser rien à personne. Ils voient que rien ne provoque plus la cruauté et les crimes que ces biens mais devraient se souvenir que ceux qui ont un peu gagné auprès des tyrans ils ont rapidement perdu non seulement leurs biens mais la vie. Les histoires anciennes nous montrent que ceux qui ont approché les princes et abusé de leur méchanceté ont finalement péri (150).
  27. Les gens de bien eux-mêmes, quelles que soient leurs qualités, finissent par subir les affres de la tyrannie. Sénèque, Burrhus et Thraséas qui avaient pris en charge les affaires de Néron (151) périrent et leur sort prouve bien qu’on ne peut pas se fier à un mauvais maître. A la vérité, quelle amitié peut-on attendre de quelqu’un qui a le cœur si dur qu’il hait son propre pays et le détruit ?
  28. Si les gens de bien périssent, les méchants ne durent pas longtemps. Néron aimait Pompée et l’empoisonna, Agrippine avait tué pour lui son mari Claude mais Néron lui ôta la vie. Personne ne s’en plaignit (152). Claude avait été dupé facilement. Passionnément amoureux de Messaline, il l’avait pourtant confiée au bourreau. Les tyrans cruels font preuve d’une forme de candeur à ne pas voir venir la cruauté d’autrui. On connaît aussi le mot de cet homme amoureux d’une femme et l’avertissant qu’il pourra lui trancher le cou s’il l’ordonne. Voilà comment la plupart des tyrans anciens étaient le plus souvent tués par leurs favoris : Domitien par Etienne, Commode par une amie, Antonin par Macrin et la plupart des autres.
  29. En définitive, le tyran n’est pas aimé et il n’aime pas. Car l’amitié n’existe qu’entre gens de bien (153) ; les méchants ne se rassemblent que pour des complots, ils se craignent, sont complices mais pas amis. Il ne peut y avoir d’amitié là où il y a de la cruauté, de la déloyauté et de l’injustice.
  30. Il est, de toute façon, difficile de trouver un amour sûr chez le tyran car il se situe au-delà des bornes de l’amitié qui ne cherche que les rapports d’égalité. Les voleurs au moins restent solidaires sinon amis, pour partager leur butin mais personne ne peut avoir confiance au tyran qui les domine tous. Comment se fait-il alors que personne n’ait la sagesse, en approchant le tyran, de lui dire ce que dit le renard au lion du conte (154): « J’en vois beaucoup qui rentrent chez toi mais aucun qui entre ».
  31. Ces misérables, en voyant briller les trésors du tyran font comme les papillons (ou le satyre de Prométhée) qui s’approchent du feu pour s’y consumer. Et même s’ils échappent à ce tyran, que feront- ils à son successeur : si celui-ci est bon, il devra répondre de leurs crimes, s’il est mauvais, il aura de nouveaux rivaux chez les favoris. Se peut-il donc qu’il y ait quelqu’un d’intéressé par cette place dangereuse où tout est à craindre en permanence (155).
  32. Mais c’est un plaisir de voir ce qui leur revient de ce grand tourment. Mais le mal qu’il subit, le peuple n’en accuse pas le tyran mais le gouvernement : tous le maudissent et après leur mort, ils sont honnis dans des livres.
  33. Faisons donc pour le mieux. Quant à moi, je ne pense pas m’être trompé puisqu’il n’est rien de si contraire à Dieu que la tyrannie qui réserve aux tyrans et à ses complices un sort particulier (157).

 

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