Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
17 août 2016 3 17 /08 /août /2016 10:24

(entre parenthèses, numéros des pages dans l’édition Babel, Actes Sud n°1400)

 

ACTE III

 

Même espace. La table et les chaises qui l’entourent, initialement près du sofa, ont été déplacées au milieu de la pièce. Une lampe allumée sur la table. La porte du vestibule est ouverte. On entend une musique de danse à l’étage au-dessus.

Madame Linde est assise près de la table et feuillette distraitement un livre ; elle s’efforce de lire mais semble incapable de fixer son attention ; par deux fois, elle tend l’oreille vers la porte d’entrée.

 

MADAME LINDE (regardant sa montre). Toujours pas. Et pourtant il est grand temps. Pourvu qu’il n’ait pas -. (Tendant l’oreille à nouveau.) Ah, le voilà. (Elle passe dans le vestibule et ouvre avec précaution la porte d’entrée ; on entend quelqu’un monter l’escalier à pas lents ; elle chuchote.) Entrez. Je suis seule.

 

KROGSTAD (à la porte). J’ai trouvé chez moi un mot de vous. Qu’est-ce que ça signifie ?

 

MADAME LINDE. Il faut absolument que je vous parle.

 

KROGSTAD. Ah ? Et il faut absolument que ce soit ici, dans cette maison ? (101)

 

MADAME LINDE. Chez moi, c’était impossible ; mon logement n’a pas d’entrée séparée. Venez ; nous sommes seuls ; la maison dort et les Helmer sont au bal au-dessus.

 

KROGSTAD (entrant dans le salon). Tiens, tiens ; ils dansent ce soir ? Réellement ?

 

MADAME LINDE. Oui, quoi d’étonnant ?

 

KROGSTAD. Oh, rien.

 

MADAME LINDE. Krogstad, nous avons à parler tous les deux.

 

KROGSTAD. Aurions-nous encore des choses à nous dire ?

 

KROGSTAD. Je ne l’aurais pas cru.

 

MADAME LINDE. Oui, vous ne m’avez jamais bien comprise.

 

KROGSTAD. N’était-ce pas la chose au monde la plus simple à comprendre ? Une femme sans cœur éconduit un homme quand se présente un meilleur parti.

 

MADAME LINDE. Croyez-vous que je sois à ce point sans cœur ? et croyez-vous que j’aie rompu d’un cœur léger ?

 

KROGSTAD. Non ?

 

MADAME LINDE. Krogstad, l’avez-vous vraiment cru ? (102)

 

KROGSTAD. En ce cas, pourquoi m’avoir alors écrit comme vous l’avez fait ?

 

MADAME LINDE. Je ne pouvais pas faire autrement. Puisqu’il fallait rompre avec vous, j’avais le devoir d’anéantir en vous tout sentiment pour moi.

 

KROGSTAD (se tordant les mains). C’était donc cela. Et cela -cela simplement faute d’argent !

 

MADAME LINDE. N’oubliez pas que j’avais une mère impotente et deux jeunes frères. Nous ne pouvions pas vous attendre, Krogstad ; vos projets d’alors étaient si loin d’aboutir.

 

KROGSTAD. C’est possible ; mais vous n’aviez pas le droit de larguer les amarres pour un autre.

 

MADAME LINDE. Je ne sais pas. Souvent, je me suis demandé si j’en avais le droit.

 

KROGSTAD (baissant la voix). Quand je vous ai perdue, c’était comme si le sol se dérobait sous mes pieds. Regardez-moi ; je suis maintenant un naufragé sur une épave.

 

MADAME LINDE. Le salut est peut-être proche.

 

KROGSTAD. Il était proche ; mais vous êtes venue et m’en avez privé.

 

MADAME LINDE. A mon insu, Krogstad. Aujourd’hui seulement, j’ai appris que c’était vous que j’allais remplacer à la banque. (103)

 

KROGSTAD. Je vous crois, si vous le dites. Mais maintenant que vous savez, n’allez-vous pas renoncer à ce poste ?

 

MADAME LINDE. Non ; car cela ne vous serait d’aucun profit.

 

KROGSTAD. Oh, le profit, le profit – à votre place, je le ferais tout de même.

 

MADAME LINDE. J’ai appris à être raisonnable. La vie et l’âpre nécessité me l’ont appris.

 

KROGSTAD. Et la vie, moi, m’a appris à ne pas croire aux belles paroles.

 

MADAME LINDE. La vie vous a appris une chose fort raisonnable. Mais aux actes, vous croyez tout de même ?

 

KROGSTAD. Que voulez-vous dire ?

 

MADAME LINDE. Vous disiez que vous étiez comme un naufragé sur une épave.

 

KROGSTAD. J’avais de bonnes raisons de le dire.

 

MADAME LINDE. Je suis, moi aussi, comme une femme naufragée sur une épave. Je n’ai souci de personne et personne n’a souci de moi.

 

KROGSTAD. Ce fut votre choix.

 

MADAME LINDE. Je n’avais pas d’autre choix.

 

KROGSTAD. Bon, et alors ?

 

MADAME LINDE. Krogstad, et si les deux naufragés que nous sommes allaient l’un vers l’autre. (104)

 

KROGSTAD. Qu’est-ce que vous dites ?

 

MADAME LINDE. Deux sur une épave, c’est toujours mieux que chacun sur la sienne.

 

KROGSTAD. Kristine !

 

MADAME LINDE. Pourquoi croyez-vous que je sois venue ici ?

 

KROGSTAD. Auriez-vous pensé à moi ?

 

MADAME LINDE. Il me faut travailler pour supporter de vivre. Tous les jours de ma vie, aussi loin que je m’en souvienne, j’ai travaillé, pour ma plus grande et mon unique joie. Mais aujourd’hui je suis seule au monde, effroyablement vide et délaissée. Il n’y a pas de joie à travailler pour soi. Krogstad, donnez-moi quelque chose, donnez-moi quelqu’un qui donne sens à mon travail.

 

KROGSTAD. Je ne crois rien de tout ça. Ce n’est rien d’autre que l’orgueil d’une femme exaltée qui s’offre en sacrifice.

 

MADAME LINDE. M’avez-vous jamais vue exaltée ?

 

KROGSTAD. En seriez-vous capable réellement ? Dites-moi – êtes-vous pleinement au courant de mon passé ?

 

MADAME LINDE. Oui.

 

KROGSTAD. Et savez-vous quel homme je passe pour être ?

 

MADAME LINDE. Si je vous ai bien compris tout à l’heure, vous disiez qu’avec moi, vous auriez pu devenir un autre homme. (105)

 

KROGSTAD. J’en suis certain.

 

MADAME LINDE. Cela pourrait se faire encore ?

 

KROGSTAD. Kristine – vous avez bien réfléchi ? Oui, je le vois à votre visage. Vous auriez le courage - ?

 

MADAME LINDE. J’ai besoin de quelqu’un à qui tenir lieu de mère, et vos enfants ont besoin d’une mère. Nous deux, nous avons besoin l’un de l’autre. Krogstad, j’ai foi en vous, en votre bon fond – avec vous, j’oserai tout.

 

KROGSTAD (lui prenant les mains). Merci, merci, Kristine – maintenant, je saurais me relever aux yeux du monde. – Ah, mais j’oubliais –

 

MADAME LINDE (écoutant). Chut ! La tarentelle ! Partez, partez !

 

KROGSTAD. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

 

MADAME LINDE. Vous entendez cette danse là-haut ? La danse finie, ils vont rentrer.

 

KROGSTAD. Eh bien, je m’en vais. D’ailleurs, tout est vain. Vous n’êtes pas au courant, naturellement, de ma démarche à l’encontre des Helmer.

 

MADAME LINDE. Si, Krogstad, je suis au courant.

 

KROGSTAD. Et malgré tout, vous auriez le courage de - ?

 

MADAME LINDE. Je sais jusqu’où le désespoir peut pousser un homme comme vous. (106)

 

KROGSTAD. Oh, si je pouvais défaire ce que j’ai fait !

 

MADAME LINDE. Vous le pouvez ; votre lettre est encore dans la boîte.

 

KROGSTAD. Vous en êtes sûre ?

 

MADAME LINDE. Tout à fait sûre ; mais –

 

KROGSTAD (la regardant d’un œil scrutateur). Serait-ce l’explication ? Vous voulez sauver votre amie à tout prix. Dites-le franchement. C’est bien cela ?

 

MADAME LINDE. Krogstad ; quand on s’est déjà vendu soi-même une fois pour sauver quelqu’un, on ne recommence pas.

 

KROGSTAD. Je vais redemander ma lettre.

 

MADAME LINDE. Non, non.

 

KROGSTAD. Bien sûr que si ; j’attends que Helmer descende ; je lui dirai de me rendre la lettre – qu’elle ne traite que de mon licenciement – qu’il n’a pas à lire ça –

 

MADAME LINDE. Non, Krogstad, vous n’allez pas réclamer votre lettre.

 

KROGSTAD. Mais dites-moi, n’était-ce pas pour ça que vous m’avez donné rendez-vous ici ?

 

MADAME LINDE. Oui, dans un premier affolement ; mais vingt-quatre heures ont passé, et entre-temps j’ai été témoin de choses incroyables dans cette (107) maison Helmer doit tout savoir ; ce funeste secret doit être rompu ; il faut qu’ils s’expliquent entre eux ; ça ne peut pas continuer, tous ces non-dits et ces faux-fuyants.

 

KROGSTAD. Eh bien, soit ; si vous en prenez le risque -. Mais il y a une chose, en tout cas, que je peux faire et qu’il faut faire sur-le-champ –

 

MADAME LINDE (écoutant). Dépêchez-vous ! Partez, partez ! La danse est finie ; nous n’avons plus un instant à nous.

 

KROGSTAD. Je vous attends en bas.

 

MADAME LINDE. Entendu ; vous m’accompagnerez jusqu’à ma porte.

 

KROGSTAD. C’est incroyable, jamais je n’ai été aussi heureux.

 

Il sort par la porte d’entrée ; la porte, entre le salon et le vestibule, reste ouverte.

 

MADAME LINDE (remettant un peu d’ordre dans la pièce et préparant son manteau). Quel tournant ! Oui, quel tournant ! Des gens pour qui travailler – pour qui vivre ; un foyer à rendre chaleureux. Eh bien, il va falloir s’y mettre – s’ils pouvaient se dépêcher -. (Elle écoute.) ah, les voilà. Mon manteau.

 

Elle prend son manteau et son chapeau.

Les voix de Helmer et de Nora parviennent du dehors ; une clef tourne et Helmer pousse Nora presque de force dans le vestibule. Elle est en costume italien, enveloppée dans un grand châle noir ; (108) Helmer est en habit de soirée, un domino noir jeté sur les épaules.

 

NORA (encore sur le seuil, résistant). Non, non, non ; pas ici ! Je veux remonter ! Je ne veux pas m’en aller de si tôt.

 

HELMER. Mais, Nora chérie –

 

NORA. Je t’en prie Torvald, je t’en supplie – rien qu’une heure encore !

 

HELMER. Pas même une minute, ma petite Nora. Tu sais que c’était convenu. Allons ; rentre ; ici, tu vas prendre froid.

 

Il l’entraîne dans le salon malgré sa résistance.

 

MADAME LINDE. Bonsoir.

 

NORA. Kristine !

 

HELMER. Quoi, madame Linde, vous êtes encore là, si tard !

 

MADAME LINDE. Oui, excusez-moi ; j’avais tellement envie de voir Nora en costume.

 

NORA. Tu es restée ici à m’attendre ?

 

MADAME LINDE. Oui ; je ne suis pas arrivée assez tôt, malheureusement ; tu étais déjà là-haut ; et je me suis dit que je ne pouvais pas m’en aller avant de t’avoir vue.

 

HELMER (enlevant le châle de Nora). Oui, regardez-la bien. Ça vaut la peine de la regarder. N’est-elle pas jolie, madame Linde ? (109)

 

MADAME LINDE. Oui, je dois dire –

 

HELMER. N’est-elle pas remarquablement jolie ? C’était d’ailleurs, l’avis de tous, là-haut. Mais terriblement têtue – la petite chose. Et que peut-on y faire ? Imaginez-vous, j’ai presque dû user de force pour la faire partir.

 

NORA. Torvald, tu regretteras de ne pas m’avoir accordé ne fût-ce qu’une demi-heure de plus.

 

HELMER. Vous entendez, madame. Elle danse sa tarentelle – elle a un succès fou – et bien mérité -encore qu’elle ait mis peut-être un peu trop de naturel dans l’interprétation ; je veux dire – un peu plus que ne l’exigent strictement les règles de l’art. Mais passons ! L’essentiel, c’est qu’elle a du succès ; un succès fou. Fallait-il qu’elle reste après ça ? Affaiblir l’effet ? Non merci ; j’ai pris par le bras ma jolie fille de Capri – ma capricieuse petite fille de Capri- pourrais-je dire ; un rapide tour de salle ; courbettes à la ronde et – comme on dit dans les romans – la belle apparition s’est évanouie. Il faut toujours soigner le dénouement, madame Linde ; mais ça, impossible de le faire comprendre à Nora. Comme il fait chaud ici. (Il jette son domino sur une chaise et ouvre la porte de son bureau.) Comment ? Il n’y a pas de lumière. Ah oui, bien sûr. Excusez-moi –

 

Il va dans son bureau et allume quelques bougies.

 

NORA (chuchotant rapidement, haletante). Eh bien ?

 

MADAME LINDE (à voix basse). Je lui ai parlé. (110)

 

NORA. Et alors - ?

 

MADAME LINDE. Nora – il faut tout dire à ton mari.

 

NORA (d’une voix blanche). Je le savais.

 

MADAME LINDE. Tu n’as rien à craindre de Krogstad mais il faut parler.

 

NORA. Je ne parlerai pas.

 

MADAME LINDE. Alors la lettre parlera pour toi.

 

NORA. Merci, Kristine ; je sais maintenant ce qui me reste à faire. Chut - !

 

HELMER (rentrant). Eh bien, madame, l’avez-vous admirée ?

 

MADAME LINDE. Oui ; et maintenant je vais vous souhaiter bonne nuit.

 

HELMER. Comment, déjà ? C’est à vous, ce tricot ?

 

MADAME LINDE (le prenant). Oui ; merci ; j’allais l’oublier.

 

HELMER. Ainsi, vous tricotez ?

 

MADAME LINDE. Eh oui.

 

HELMER. Vous savez quoi, vous devriez plutôt broder.

 

MADAME LINDE. Ah bon ? Pourquoi ?

 

HELMER. Parce que c’est beaucoup plus joli. Regardez ; on tient l’ouvrage – comme ça – de la main (111) gauche, et de la main droite on tire l’aiguille – comme ça – d’un ample mouvement gracieux, n’est-ce pas - ?

 

MADAME LINDE. Oui, c’est bien possible –

 

HELMER. Tandis que tricoter – ça ne peut qu’être laid ; tenez ; les bras serrés – les aiguilles qui vont et viennent – ça a quelque chose de chinois. – Ah, quel fameux champagne on nous a servi.

 

MADAME LINDE. Oui, bonne nuit Nora, et ne sois donc plus entêtée.

 

HELMER. Bien parlé, madame Linde !

 

MADAME LINDE. Bonne nuit, monsieur le directeur.

 

HELMER (l’accompagnant à la porte). Bonne nuit ; rentrez bien. J’aurais volontiers – mais vous n’avez pas long à marcher. Bonne nuit, bonne nuit. (Elle sort ; il ferme la porte derrière elle et revient.) Enfin ; nous avons fini par la mettre à la porte. Elle est terriblement ennuyeuse, cette femme.

 

NORA. N’es-tu pas fatigué, Torvald ?

 

HELMER. Non, pas le moins du monde.

 

NORA. Tu n’as pas sommeil non plus ?

 

HELMER. Pas du tout ; je me sens au contraire parfaitement éveillé. Mais toi ? Oui, tu sembles fatiguée et tomber de sommeil.

 

NORA. Je suis très fatiguée. Je vais bientôt aller dormir.

 

HELMER. Tu vois ; tu vois ! J’avais donc bien raison de ne pas vouloir rester plus longtemps. (112)

 

NORA. Tu as toujours raison dans tout ce que tu fais.

 

HELMER (l’embrassant sur le front). Voici que l’alouette parle comme un être humain. Mais as-tu remarqué combien Rank était gai ce soir ?

 

NORA. Ah ? Il était gai ? Je n’ai pas eu l’occasion de lui parler.

 

HELMER. Moi, presque pas non plus ; mais il y a longtemps que je ne l’ai vu de si bonne humeur. (Il la regarde un moment ; puis il s’approche d’elle.) Hm – c’est tout de même magnifique d’être à nouveau chez soi, d’être tout seul avec toi. – Oh, ma jeune femme ravissante et délicieuse !

 

NORA. Ne me regarde pas comme ça, Torvald !

 

HELMER. Je ne regarderais pas mon bien le plus précieux ? Toute cette splendeur qui est à moi, à moi seul, à moi tout entière.

 

NORA (passant de l’autre côté de la table). Il ne faut pas me parler comme ça, ce soir.

 

HELMER (la suivant). Tu as encore la tarentelle dans le sang, je vois. Et ça te rend encore plus attirante. Ecoute ! Les invités commencent à partir. (Plus bas.) Nora – bientôt le silence règnera dans toute la maison.

 

NORA. Oui, je l’espère.

 

HELMER. Oui, n’est-ce pas, ma Nora, mon aimée ? Oh, sais-tu bien – quand je suis avec toi de sortie dans le monde – sais-tu pourquoi je te parle si peu, pourquoi je me tiens loin de toi et te jette un regard à la dérobée parfois – sais-tu pourquoi ? C’est parce (113) qu’alors je m’imagine que tu es mon amour secret, ma secrète fiancée et que personne ne se doute qu’il y a quelque chose entre nous.

 

NORA. Oui, oui, oui ; je sais bien que toutes tes pensées sont pour moi.

 

HELMER. Et quand vient le départ, et que je pose le châle sur tes fines épaules juvéniles – sur cette nuque à la courbure miraculeuse – alors je m’imagine que tu es ma jeune épousée, que nous revenons de la cérémonie, que pour la première fois je te conduis chez moi – que je suis pour la première fois seul avec toi – tout seul avec toi, ma jeune beauté frémissante ! Toute cette soirée, je n’ai rien fait d’autre que te désirer. Quand je t’ai vue, lascive et provocante, danser la tarentelle – mon sang bouillait ; je n’y tenais plus – c’est pourquoi je t’ai ramenée si tôt –

 

NORA. Va- t’en, Torvald ! Laisse-moi. Je ne veux pas.

 

HELMER. Comment ? Tu te moques de moi, petite Nora. Vouloir, vouloir ? Ne suis-je pas ton mari - ?

 

On frappe à la porte.

 

NORA (tressaillant). Tu as entendu –

 

HELMER (allant vers le vestibule). Qui est là ?

 

RANK (du dehors). C’est moi. Puis-je entrer un instant ?

 

HELMER (à voix basse, l’air contrarié). Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ? (A voix haute.) Attends un peu. (114) (Il va ouvrir.) Eh bien, c’est gentil à toi de ne pas passer devant notre porte sans frapper.

 

RANK. J’ai cru entendre ta voix ; et j’ai eu envie de vous voir. (Il jette un coup d’œil autour de lui.) Eh oui, ces lieux familiers me sont chers. On est heureux chez vous, c’est chaleureux.

 

HELMER. Tu n’avais pas l’air malheureux non plus, là-haut.

 

RANK. – Eminemment bien. Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas jouir de tout ce monde ? En tout cas, tant qu’on peut et aussi longtemps qu’on peut. Le vin était excellent –

 

HELMER. Surtout le champagne.

 

RANK. Tu l’as remarqué ? C’est presque incroyable ce que j’ai pu absorber.

 

NORA. Torvald aussi a bu beaucoup de champagne ce soir.

 

RANK. Ah ?

 

NORA. Oui ; et il est toujours si drôle après.

 

RANK. Et pourquoi ne pas s’accorder une bonne soirée après une journée bien remplie ?

 

HELMER. Bien remplie ; je n’oserais pas m’en vanter.

 

RANK (lui donnant une tape sur l’épaule). Mais moi, j’ose, vois-tu !

 

NORA. Docteur Rank, vous avez sans doute procédé à quelque analyse scientifique, aujourd’hui. (115)

 

RANK. Exactement.

 

HELMER. Tiens, tiens ; la petite Nora parle d’analyses scientifiques.

 

NORA. Et peut-on vous féliciter du résultat ?

 

RANK. Oui, certes vous le pouvez.

 

NORA. Un bon résultat donc ?

 

RANK. Le meilleur possible, pour le médecin comme pour le patient – la certitude.

 

NORA (vite et le regard scrutateur). La certitude ?

 

RANK. La certitude absolue. Ne pouvais-je pas m’accorder une bonne soirée après ça ?

 

NORA. Oui, vous avez bien fait, docteur Rank.

 

HELMER. C’est aussi mon avis ; pour peu que tu n’en pâtisses pas demain.

 

RANK. Bah, on n’a rien pour rien dans la vie.

 

NORA. Docteur Rank – vous aimez certainement beaucoup les mascarades ?

 

RANK. Oui, quand il y a beaucoup de costumes fantasques –

 

NORA. Dites, quels costumes aurons-nous, vous et moi, à la prochaine mascarade ?

 

HELMER. Petite folle – tu songes déjà à la prochaine ! (116)

 

RANK. Vous et moi ? Je vais vous le dire ; vous, vous serez en porte-bonheur –

 

HELMER. Oui, mais va- t’en trouver un costume qui puisse représenter ça.

 

RANK. Laisse ta femme paraître comme elle est dans la vie –

 

HELMER. C’est vraiment fort bien dit. Mais toi, sais-tu comment tu seras ?

 

RANK. Oui, mon cher ami, pour moi, la chose est claire.

 

HELMER. Eh bien ?

 

RANK. A la prochaine mascarade, je serai l’homme invisible.

 

HELMER. En voilà une idée.

 

RANK. Il existe un grand chapeau noir – tu n’as pas entendu parler du chapeau qui rend invisible ? On s’en couvre et fini, plus personne ne vous voit.

 

HELMER (réprimant un sourire). Oui, tu as raison.

 

RANK. Mais j’oubliais pourquoi je suis venu, Helmer, donne-moi un cigare, un de tes havanes bruns.

 

HELMER. Avec grand plaisir.

 

Il lui présente l’étui. Rank en prend un et coupe le bout.

 

RANK. Merci. (117)

 

NORA (frottant une allumette). Laissez-moi vous donner du feu.

 

RANK. Merci bien. (Elle approche l’allumette ; il allume son cigare.) Et maintenant, adieu !

 

HELMER. Adieu, adieu, cher ami !

 

NORA. Dormez bien, docteur Rank.

 

RANK. Merci pour ce souhait.

 

NORA. Souhaitez-moi la même chose.

 

RANK. A vous ? allons bon, puisque vous le voulez – dormez bien. Et merci pour le feu.

 

Il fait à tous les deux un signe de tête et sort.

 

HELMER (à mi-voix). Il avait considérablement bu.

 

NORA (l’esprit ailleurs). Peut-être.

(Helmer sort son trousseau de clefs de sa poche et va vers le vestibule.)

Torvald – que fais-tu ?

 

HELMER. Je vais vider la boîte aux lettres ; mais elle est pleine ; il n’y aura pas de place pour les journaux demain matin –

 

NORA. Tu veux travailler cette nuit ?

 

HELMER. Tu sais bien que non. – ça alors ? On a tenté de forcer la serrure.

 

NORA. La serrure - ?

 

HELMER. A l’évidence. Qu’est-ce que ça signifie ? Je n’aurais pourtant jamais cru que les bonnes - ? Cette épingle brisée, là, sur le sol. Nora, c’est un de tes – (118)

 

NORA (vite). Ça doit être les enfants –

 

HELMER. Il faudra leur ôter cette habitude. Hm, hm – j’ai fini par l’ouvrir tout de même.

(Il sort le contenu et crie vers la cuisine.) Hélène ? – Hélène ; éteignez la lampe de l’entrée.

(Il revient au salon et ferme la porte du vestibule. Les lettres à la main.) Regarde. Il y en a un paquet. (Il feuillette.) Qu’est-ce que c’est ?

 

NORA (à la fenêtre). La lettre ! Oh non, non, Torvald !

 

HELMER. Deux cartes de visite -de Rank.

 

NORA. Du docteur Rank ?

 

HELMER (les examinant). Rank, docteur en médecine. Elles étaient au-dessus ; il a dû les glisser en sortant.

 

NORA. Y a- t- il quelque chose d’écrit ?

 

HELMER. IL y a une croix noire au-dessus du nom. Regarde. La plaisanterie est sinistre. C’est comme s’il nous faisait part de son propre décès.

 

NORA. C’est ce qu’il fait.

 

HELMER. Quoi ? Sais-tu quelque chose ? Il t’a dit quelque chose ?

 

NORA. Oui, Si ces cartes sont là, c’est qu’il a pris congé de nous. Il va s’enfermer et mourir.

 

HELMER. Mon pauvre ami. Je savais bien que je ne le garderais pas longtemps. Mais si tôt – et il se cache comme une bête blessée. (119[BM1] )

 

NORA. Quand ça doit se passer, mieux vaut se passer des mots. N’est-ce pas Torvald ?

 

HELMER (marchant de long en large). Il était si lié à nous. Je n’arrive pas à m’imaginer sa disparition. Avec ses souffrances et sa solitude, il était comme l’ombre portée de notre bonheur ensoleillé. – Enfin, c’est peut-être mieux ainsi. Pour lui, en tout cas. (Il s’arrête.) Et peut-être aussi pour nous, Nora. Maintenant, nous voilà tous les deux seul à seul. (Il la prend dans ses bras.) Oh, mon aimée ; je ne tiendrai jamais suffisamment fort dans mes bras. Le sais-tu, Nora- bien souvent j’ai souhaité qu’un danger pressant te menace, pour que je puisse donner ma vie, mon sang, tout, tout, pour toi.

 

Nora se dégage.

 

NORA (d’une voix ferme et résolue). Maintenant, tu vas lire tes lettres, Torvald.

 

HELMER. Non, non, pas cette nuit. Je veux être près de toi, mon aimée.

 

NORA. Avec en tête la mort de ton ami - ?

 

HELMER. Tu as raison. Cela nous a secoués tous les deux ; quelque chose de laid s’est immiscé entre nous : la pensée de la mort et de la dissolution. Il faudra nous en délivrer. En attendant – retirons-nous chacun chez soi.

 

NORA (se jetant à son cou). Torvald – bonne nuit ! Bonne nuit ! (120)

 

HELMER (l’embrassant sur le front). Bonne nuit, mon alouette. Dors bien, Nora. Je vais lire ces lettres.

 

Il entre dans son bureau en emportant les lettres et referme la porte derrière lui.

Nora, les yeux hagards, tâtonnant autour d’elle, saisit le domino de Helmer, s’en enveloppe et dit :

 

NORA (d’une voix rauque et saccadée). Jamais plus le revoir. Jamais. Jamais. Jamais. (Se jetant son châle sur la tête.) Jamais plus revoir les enfants. Eux non plus. Jamais ; jamais -. Oh, l’eau noire et glacée. Oh, cette chose sans fond – cette – oh, en finir seulement – maintenant, il la prend ; maintenant, il la lit. Oh non, non ; pas encore. Torvald, adieu, toi et les enfants –

 

Elle va pour se précipiter dans le vestibule ; au même instant, Helmer ouvre violemment sa porte, et paraît, une lettre ouverte à la main.

 

HELMER. Nora !

 

NORA (poussant un cri perçant). Ah - !

 

HELMER. C’est quoi ça ? Sais-tu ce qu’il y a dans cette lettre ?

 

NORA. Oui, je le sais. Laisse-moi partir ! Laisse-moi sortir !

 

HELMER (la retenant). Où veux-tu aller ?

 

NORA (essayant de se dégager). Tu ne me sauveras pas, Torvald ! (121)

 

HELMER (reculant). Vrai ! C’est vrai ce qu’il écrit ? Horreur ! Non, non ; impossible que ça puisse être vrai.

 

NORA. C’est vrai. Je t’ai aimé plus que tout au monde.

 

HELMER. Oh, trêve de niaiseries.

 

Nora fait un pas vers lui.

 

NORA. Torvald - !

 

HELMER. Malheureuse – qu’est-ce que tu fais là ?

 

NORA. Laisse-moi partir. Tu ne prendras pas sur toi ma faute, tu n’en porteras pas le poids.

 

HELMER. Finie la comédie. (Il ferme à clef la porte du vestibule.) Tu vas rester là et me rendre des comptes. Comprends-tu ce que tu as fait ? Réponds-moi ! Comprends-tu ?

 

Nora le regarde fixement et dit, le visage pétrifié :

 

NORA. Oui, je commence à le comprendre parfaitement.

 

HELMER (arpentant le salon). Le réveil est brutal. Durant ces huit années – elle qui était ma joie et ma fierté – une hypocrite, une menteuse – pire encore -une criminelle ! – Une laideur abyssale recouvre tout ! Pouah !

(Nora se tait et continue de le regarder fixement. Helmer s’arrête devant elle.)

J’aurais dû me douter que ce genre de choses arriverait, j’aurais dû le prévoir. La légèreté de ton père, (122) son absence de principes -. Tais-toi ! La légèreté de ton père, son absence de principes, tu en as hérité. Pas de religion, pas de morale, pas de sens du devoir – oh, je suis bien puni d’avoir fermé les yeux sur sa conduite. C’est pour toi que je l’ai fait ; et voilà comment tu me récompenses.

 

NORA. Oui.

 

HELMER. Tu as détruit tout mon bonheur. Tout mon avenir, tu l’as anéanti. Cette pensée m’épouvante. Je suis à la merci d’un homme sans scrupules ; il peut faire de moi ce qu’il veut, exiger de moi n’importe quoi, disposer de moi comme bon lui semble – et je n’oserai souffler mot. Et ainsi, lamentablement, je peux couler, sombrer par le fond, à cause d’une femme sans principes !

 

NORA. Quand j’aurai quitté ce monde, tu seras libre.

 

HELMER. Oh, pas de grandiloquence. De belles phrases comme celle-là, ton père en avait toujours en réserve. A quoi cela me servirait que tu quittes ce monde, comme tu dis ? Strictement à rien. Il peut toujours ébruiter l’affaire ; et s’il le fait, on me soupçonnera peut-être d’avoir été complice de ton acte criminel. On croira peut-être que j’étais derrière tout ça – que je t’y ai poussée ! Et tout cela par ta faute, toi que je t’ai portée dans mes bras tout au long de notre vie conjugale. Comprends-tu ce que tu m’as fait ?

 

NORA (d’un calme glacial). Oui.

 

HELMER. Je ne peux le concevoir tant c’est incroyable. Mais tâchons de retourner la situation. (123) Enlève ton châle. Enlève-le, te dis-je ! Il faut lui donner satisfaction d’une manière ou d’une autre. Il s’agit d’étouffer l’affaire à tout prix. – Et pour ce qui est de nous, il faut donner le change, comme si, entre nous, tout était comme avant. Aux yeux du monde, bien entendu. Tu resteras donc ici ; cela va de soi. Mais les enfants, je t’interdis de les élever ; je n’ose plus te les confier – être obligé de dire ça à celle que j’ai tant aimée et qu’encore maintenant - ! Allons, tout est fini, il le faut. Il ne s’agit plus de bonheur désormais ; il s’agit seulement de sauver les restes, les débris, les apparences.

(On sonne à la porte d’entrée. Helmer sursaute.)

Qu’est-ce que c’est ? Si tard. Serait-ce déjà le comble de l’horreur - ? Aurait-il - ? Cache-toi, Nora ! Dis que tu es malade.

 

Nora reste debout, immobile. Helmer va ouvrir la porte du vestibule.

 

LA BONNE (à moitié habillée, sur le seuil). Une lettre pour madame.

 

HELMER. Donne-moi ça. (Il prend la lettre et ferme la porte.) Oui, c’est de lui. Tu ne l’auras pas ; je la lirai moi-même.

 

NORA. Lis- la

 

HELMER (près de la lampe). Je n’en ai pas le courage. Peut-être sommes-nous perdus, toi et moi. Non ; il faut que je sache. (Il ouvre la lettre à la hâte ; parcourt quelques lignes ; regarde une pièce jointe ; pousse un cri de joie.) Nora ! (124)

(Nora le regarde d’un air interrogateur.)

Nora ! – Non ; il faut que je lise encore une fois. – Si, si ; c’est bien ça. Je suis sauvé ! Nora, je suis sauvé !

 

NORA. Et moi ?

 

HELMER. Toi aussi, bien sûr ; nous sommes sauvés, tous les deux, toi et moi. Regarde. Il te renvoie ta reconnaissance de dette. Il écrit qu’il se repent et regrette – qu’un heureux changement dans sa vie – oh, peu importe ce qu’il écrit. Nous sommes sauvés, Nora ! Personne ne peut plus te nuire. Nora, Nora – non, avant tout, détruisons ces abominations. Voyons -. (Il jette un coup d’œil sur le document.) Non, je ne veux pas voir ça ; ce n’est rien d’autre pour moi qu’un mauvais rêve, voilà tout. (Il déchire le reçu et les deux lettres, jette le tout dans le poêle et regarde brûler.) Voilà ; ça n’existe plus. – Il écrivait que depuis la veille de Noël -. Tu as dû passer trois jours épouvantables, Nora.

 

NORA. J’ai livré un rude combat durant ces trois jours.

 

HELMER. Et tu désespérais, et tu ne voyais pas d’autre issue que -. Non ; oublions toutes ces horreurs. Réjouissons-nous et répétons : C’est fini, c’est fini ! Ecoute-moi, Nora ; tu n’as pas l’air de comprendre : c’est fini. Alors pourquoi – cette expression figée. Ma pauvre petite Nora, je comprends ; tu as du mal à croire que je t’ai pardonné. Mais je t’ai pardonné, Nora ; je te le jure : je t’ai tout pardonné. Je sais bien que ce que tu as fait, tu l’as fait par amour pour moi. (125)

 

NORA. C’est vrai.

 

HELMER. Tu m’as aimé comme une femme doit aimer son mari. Seulement, dans le choix des moyens, tu as manqué de jugeote. Mais crois-tu que tu me sois moins chère parce que tu ne sais pas être autonome ? Non, non ; repose-toi sur moi ; je te conseillerai ; je te guiderai. Je ne serais pas un homme si tes incapacités toutes féminines ne te rendaient doublement séduisante à mes yeux. N’attache pas d’importance aux mots durs que j’ai prononcés dans mon premier effroi, quand tout semblait s’écrouler sur moi. Je t’ai pardonné, Nora ; je te jure que je t’ai pardonné.

 

NORA. Je te remercie de ton pardon.

 

Elle sort par la porte de droite.

 

HELMER. Non, reste -. (Regardant dans la chambre.) que vas-tu faire dans la chambre ?

 

NORA (de la chambre). Tomber ce costume de mascarade.

 

HELMER (près de la porte restée ouverte). Oui, c’est ça ; tâche de reprendre tes esprits, de retrouver ton équilibre, ma petite alouette effarouchée. Sois confiante ; j’ai de larges ailes pour te protéger. (Déambulant à proximité de la porte.) Comme notre foyer est charmant et chaleureux, Nora. Ici, tu es à l’abri : je te garderai comme une colombe pourchassée que j’aurais arrachée, intacte, des griffes du vautour ; j’apaiserai ton pauvre cœur pantelant. Cela se fera peu à peu, Nora ; crois-moi. Demain, (126) tout ça t’apparaîtra sous un autre jour ; bientôt, tout sera comme avant ; je n’aurai plus besoin de répéter que je t’ai pardonné ; tu le sentiras bien toi-même. Comment peux-tu imaginer que je veuille te repousser ou même te faire des reproches ? Oh, tu ne sais pas vraiment ce que cache un cœur d’homme, Nora. C’est, pour un homme, quelque chose d’inexprimable et doux, une grande satisfaction, de sentir qu’il a pardonné à sa femme – qu’il lui a pardonné du fond du cœur. Elle est, par là, devenue doublement sa propriété ; il l’a pour ainsi dire mise au monde une nouvelle fois ; elle est en quelque sorte à la fois sa femme et son enfant. C’est ce que tu seras pour moi désormais, petite créature indécise et désarmée. Ne t’inquiète de rien, Nora ; ouvre-moi ton cœur et je serai à la fois ta volonté et ta conscience. – Qu’y a- t- il ? Tu ne te couches pas ? Tu t’es rhabillée ?

 

NORA (dans sa robe de tous les jours). Oui, Torvald, je me suis rhabillée.

 

HELMER. Mais pourquoi maintenant, si tard - ?

 

NORA. Cette nuit, je ne dormirai pas.

 

HELMER. Mais, ma chère Nora –

 

NORA (regardant sa montre). Il n’est pas si tard encore. Assieds-toi, Torvald ; nous avons à parler.

 

Elle s’assied d’un côté de la table.

 

HELMER. Nora -qu’y a- t- il ? Cette expression figée –

 

NORA. Assieds-toi. Ce sera long. J’ai beaucoup de choses à te dire. (127)

 

Il s’assied en face d’elle.

 

HELMER. Tu m’inquiètes, Nora. Je ne te comprends pas.

 

NORA. Oui, c’est exact. Tu ne me comprends pas. Et moi non plus, je ne t’ai jamais compris – avant ce soir. Non, ne m’interromps pas. Ecoute-moi bien seulement. – Nous soldons les comptes, Torvald.

 

HELMER. Que veux-tu dire ?

 

NORA (après un court silence). N’es-tu pas frappé d’une chose à nous voir assis comme nous le sommes ?

 

HELMER. Que veux-tu dire ?

 

NORA. Cela fait huit ans que nous sommes mariés. N’es-tu pas frappé de constater que c’est la première fois que nous avons, toi et moi, mari et femme, une conversation sérieuse ensemble ?

 

HELMER. Sérieuse – qu’est-ce que ça veut dire ?

 

NORA. Depuis huit ans -et plus encore -depuis notre première rencontre, nous n’avons jamais eu d’échanges sérieux sur un sujet sérieux.

 

HELMER. Fallait-il constamment que je t’accable de mes soucis dont tu n’aurais de toute façon pas pu me soulager ?

 

NORA. Je ne parle pas de tes soucis. Je dis que nous n’avons jamais cherché à y voir clair en quoi que ce soit. (128)

 

HELMER. Mais, chère Nora, une femme a-t-elle à s’en préoccuper ?

 

NORA. Nous y voilà. Tu ne m’as jamais comprise. – On m’a fait grand tort, Torvald. D’abord papa et puis toi.

 

HELMER. Quoi ! Nous deux – nous deux qui t’avons aimée plus que tout autre ?

 

NORA (secouant la tête). Vous ne m’avez jamais aimée. Vous avez seulement trouvé amusant d’être amoureux de moi.

 

HELMER. Mais, Nora, que dis-tu là ?

 

NORA. Oui, c’est comme ça, Torvald. Quand j’étais chez papa, il m’exposait ses opinions et alors j’avais les mêmes opinions ; et si j’en avais d’autres, je les cachais ; car il n’aurait pas aimé ça. Il m’appelait sa poupée et il jouait avec moi comme je jouais avec mes poupées. Et puis je suis venue chez toi –

 

HELMER. Quelle curieuse expression pour parler de notre mariage ?

 

NORA (imperturbable). Je veux dire, des mains de papa, je suis passée dans les tiennes. Tu as tout arrangé à ton goût et j’ai fini par avoir le même goût que toi ; ou bien je faisais semblant ; je ne sais plus – c’était selon, je crois ; tantôt l’un, tantôt l’autre. Quand j’y pense, il me semble que j’ai vécu ici comme une pauvresse – au jour le jour. J’ai vécu des pirouettes que je faisais pour toi, Torvald. Mais c’est bien ce que tu voulais. Toi et papa, vous avez (129) grandement péché contre moi.

 

HELMER. Nora, tu es absurde et ingrate ! N’as-tu pas été heureuse, ici ?

 

NORA. Non, je ne l’ai jamais été. Je croyais l’être ; mais je ne l’ai jamais été.

 

HELMER. En rien - heureuse !

 

NORA. Non, seulement gaie. Et tu as toujours été si gentil avec moi. Mais notre maison n’a été rien d’autre qu’un espace de jeux. Ici, j’étais ton épouse de chiffon, ta poupée, comme j’étais la poupée de papa. Et les enfants, à leur tour, ont été mes poupées. Je trouvais amusant que tu me prennes et joues avec moi, comme ils trouvaient amusant que je les prenne et joue avec eux. Voilà ce qu’a été notre mariage, Torvald.

 

HELMER. Il y a du vrai dans ce que tu dis – même si tu exagères outrageusement. Mais désormais il en sera autrement. Le temps des jeux est passé ; maintenant vient le temps de l’éducation.

 

NORA. L’éducation de qui ? La mienne ou celle des enfants ?

 

HELMER. La tienne et celle des enfants, Nora, mon aimée.

 

NORA. Ah, Torvald, tu n’es pas homme à faire l’éducation de ton épouse.

 

HELMER. Et c’est toi qui dis cela ? (130)

 

NORA. Et – comment serais-je préparée, moi, à faire l’éducation des enfants ?

 

HELMER. Nora !

 

NORA. Ne le disais-tu pas toi-même – cette tâche, tu n’oses pas me la confier.

 

HELMER. C’était sous le coup de la colère ! Comment peux-tu m’en faire grief ?

 

NORA. C’était fort bien dit de ta part. La tâche est au-dessus de mes forces. Il me faut d’abord accomplir une autre tâche. Je dois faire ma propre éducation. Et tu n’es pas homme à pouvoir m’y aider. Je dois être seule pour cela. Et c’est pourquoi je te quitte.

 

Helmer se lève d’un bond.

 

HELMER. Qu’est-ce que tu as dit ?

 

NORA. Je dois être seule pour voir clair en moi et en tout ce qui m’entoure. C’est pourquoi je ne peux pas rester chez toi plus longtemps.

 

HELMER. Nora ! Nora !

 

NORA. Je vais partir d’ici tout de suite. Kristine m’hébergera sûrement pour la nuit –

 

HELMER. Tu es folle ! Tu n’as pas le droit ! Je te l’interdis !

 

NORA. Il ne sert à rien de m’interdire quoi que ce soit désormais. J’emporte ce qui m’appartient en propre. De toi, je ne veux rien, ni maintenant ni plus tard. (131)

 

HELMER. Quelle aberration !

 

NORA. Demain, je retournerai chez moi – je veux dire, à mon ancien domicile. C’est là qu’il me sera le plus facile de trouver du travail.

 

HELMER. Tu t’aveugles, pauvre créature sans expérience !

 

NORA. Je dois tâcher d’en acquérir, Torvald.

 

HELMER. Abandonner ton foyer, ton mari, tes enfants ! Et tu ne songes pas à ce que les gens vont dire.

 

NORA. Je n’ai pas à m’en préoccuper. Je sais seulement que, pour moi, c’est indispensable.

 

HELMER. C’est révoltant. Trahir ainsi tes devoirs les plus sacrés.

 

NORA. Quels sont, selon toi, mes devoirs les plus sacrés ?

 

HELMER. Faut-il te les redire ? Est-ce que ce ne sont pas tes devoirs envers ton mari et tes enfants ?

 

NORA. J’ai d’autres devoirs tout aussi sacrés.

 

HELMER. Non, tu n’en as pas. Quels autres devoirs ?

 

NORA. Des devoirs envers moi-même.

 

HELMER. Tu es d’abord et avant tout épouse et mère.

 

NORA. Ça, je n’y crois plus. Je crois que je suis d’abord et avant tout un être humain, au même titre que toi – ou en tout cas que je dois m’efforcer de (132) le devenir. Je sais bien que la plupart des gens te donneront raison, Torvald, qu’on trouve ce genre de choses dans les livres. Mais je ne peux plus me contenter de ce que les gens disent ni de ce qu’il y a dans les livres. Je dois penser par moi-même et tâcher d’y voir clair.

 

HELMER. Tu ne vois pas clairement quel est ton rôle dans ton propre foyer ? N’as-tu pas en la matière un guide infaillible ? N’as-tu pas la religion ?

 

NORA. Ah, Torvald, je ne sais pas vraiment ce qu’est la religion.

 

HELMER. Qu’est-ce que tu dis-là ?

 

NORA. J’en sais ce que le pasteur Hansen m’en a dit quand j’ai fait ma confirmation. Il disait que la religion était ceci et cela. Quand j’aurai tout quitté et que je serai seule, j’examinerai aussi cette question -là. Je verrai si le pasteur Hansen disait vrai ou en tout cas si c’est vrai pour moi.

 

HELMER. De la part d’une si jeune femme, c’est vraiment inouï ! Mais si la religion ne peut pas te servir de guide, laisse-moi tout de même tarauder ta conscience. Car tu as tout de même un sens moral ? Ou bien – réponds-moi – tu n’en as pas, peut-être ?

 

NORA. Il n’est pas facile de répondre, Torvald. Je n’en sais rien. Tout ça me semble tellement confus. Je sais seulement que j’ai là-dessus une tout autre opinion que la tienne. Je découvre aussi que les lois ne sont pas ce que je croyais ; mais que ces lois puissent être justes, je n’arrive pas à l’admettre. (133) Une femme n’aurait donc pas le droit d’épargner son vieux père mourant ou de sauver la vie de son mari ! Je n’y crois pas.

 

HELMER. Tu parles comme une enfant. Tu ne comprends pas la société où tu vis.

 

NORA. Non, c’est vrai. Mais maintenant je vais m’y mettre. Il faut que je sache enfin qui a raison : la société ou moi.

 

HELMER. Tu es malade, Nora ; tu as la fièvre ; je crois même que tu perds la tête.

 

NORA. Je ne me suis jamais sentie aussi lucide, aussi sûre de moi que cette nuit.

 

HELMER. Et c’est lucide et sûre de toi que tu abandonnes ton mari et tes enfants ?

 

NORA. Oui.

 

HELMER. Alors il n’y a qu’une explication possible.

 

NORA. Laquelle ?

 

HELMER. Tu ne m’aimes plus.

 

NORA. Oui, c’est cela.

 

HELMER. Nora ! – et tu dis ça comme ça !

 

NORA. Oh, ça me fait tant de peine, Torvald ; tu as toujours été si gentil avec moi. Mais je n’y peux rien. Je ne t’aime plus.

 

HELMER (s’efforçant de rester calme). Et c’est encore lucide et sûre de toi que tu fais tienne cette conviction. (134)

 

NORA. Oui, parfaitement lucide et sûre de moi. C’est pourquoi je ne veux plus rester ici.

 

HELMER. Et peux-tu m’expliquer comment j’ai perdu ton amour ?

 

NORA. Oui, je peux. C’était ce soir, quand le miracle n’a pas eu lieu ; alors j’ai vu que tu n’étais pas l’homme que je croyais.

 

HELMER. Explique-toi ; je ne comprends pas.

 

NORA. J’ai attendu patiemment huit années durant ; mon Dieu, je savais bien qu’un miracle, ça n’a pas lieu tous les jours. Et puis ce coup terrible est tombé sur moi ; et alors j’en étais sûre : le miracle aurait lieu. Pendant que la lettre de Krogstad était là, dans la boîte – jamais ne m’a traversée la pensée que tu puisses te plier aux conditions de cet individu. J’étais tellement certaine que tu lui dirais : portez l’affaire à la connaissance de tous. Et une fois la chose faite –

 

HELMER. Oui, et après ? Après avoir livré ma propre femme à l’opprobre et à la honte - !

 

NORA. Une fois la chose faite, j’étais absolument certaine que tu allais t’avancer, tout prendre sur toi et dire : C’est moi, le coupable.

 

HELMER. Nora - !

 

NORA. Tu vas dire que je n’aurais jamais accepté un tel sacrifice de ta part ? Cela va de soi. Mais quel poids ma parole aurait-elle eu face à la tienne ? – Voilà le miracle que j’espérais que j’attendais dans (135) l’angoisse. Et c’est pour empêcher cela que je voulais mettre fin à mes jours.

 

HELMER. J’aurais travaillé avec joie nuit et jour pour toi, Nora – pour toi, j’aurais tout supporté, les soucis, la misère. Mais il n’y a personne qui sacrifie son honneur pour l’être qu’il aime.

 

NORA. Des centaines de milliers de femmes l’ont fait.

 

HELMER. Tu penses et tu parles comme une idiote.

 

NORA. Soit. Mais toi, tu ne penses ni ne parles comme l’homme que je pourrais suivre. Quand s’est envolée ta peur – non pas des menaces qui pesaient sur moi mais la peur de ce à quoi tu t’exposais toi-même, et quand tout danger fut écarté – alors ce fut pour toi comme s’il ne s’était rien passé. J’étais de nouveau ton alouette, ta poupée que tu allais désormais porter dans tes bras en redoublant de précautions, puisqu’elle était si frêle, si fragile. (Elle se lève.) Torvald – à ce moment précis, j’ai compris que depuis huit ans je vivais avec un étranger et que j’avais eu trois enfants -. Cette pensée m’est insupportable ! Je voudrais me briser moi-même en mille morceaux.

 

HELMER (accablé). Je vois ; je vois. Un abîme, certainement, s’est creusé entre nous. – Mais, Nora, ne pourrait-on le combler ?

 

NORA. Telle que je suis maintenant, je ne peux pas être une épouse pour toi.

 

HELMER. J’ai la force de devenir autre que je ne suis. (136)

 

NORA. Peut-être – si on t’enlève ta poupée.

 

HELMER. Me séparer – me séparer de toi ! Non, non, Nora, je ne peux me faire à cette idée.

 

NORA (sortant à droite). Raison de plus pour en finir.

 

Elle revient avec son manteau et un petit sac de voyage qu’elle pose sur une chaise près de la table.

 

HELMER. Nora, Nora, pas encore ! Attends jusqu’à demain.

 

NORA (mettant son manteau). Je ne peux pas passer la nuit sous le toit d’un étranger.

 

HELMER. Mais ne pouvons-nous pas vivre ici comme frère et sœur - ?

 

NORA (mettant son chapeau). Tu sais très bien que ça ne durerait pas longtemps -. (S’enveloppant dans son châle.) Adieu Torvald. Je ne veux pas voir les petits. Je sais qu’ils sont dans de meilleures mains que les miennes. Telle que je suis maintenant, je ne peux rien pour eux.

 

HELMER. Mais un jour, Nora – un jour - !

 

NORA. Comment puis-je le savoir ? Je ne sais pas même ce qu’il adviendra de moi.

 

HELMER. Mais tu es ma femme, telle que tu es et telle que tu seras.

 

NORA. Ecoute, Torvald – quand une femme quitte le domicile conjugal, comme je le fais maintenant, il paraît que la loi dégage le mari de toute obligation (137) envers elle. Je te dégage en tout cas de toute obligation. Ne te sens plus lié à rien, d’aucune façon, tout comme moi. Liberté entière de part et d’autre. Tiens, je te rends ton alliance. Rends-moi la mienne.

 

HELMER. Le faut-il ?

 

NORA. Il le faut.

 

HELMER. Le voici.

 

NORA. Bien. Ainsi, c’est fini. Je pose les clefs ici. Pour tout ce qui concerne la maison, les bonnes y pourvoiront – bien mieux que moi. Demain, quand je serai partie, Kristine viendra prendre les affaires qui m’appartiennent, celles qui viennent de chez moi. Je veux qu’on me les expédie.

 

HELMER. Fini ; fini ! Nora, tu ne penseras plus jamais à moi ?

 

NORA. Je penserai sûrement souvent à toi et aux enfants et à la maison.

 

HELMER. Pourrai-je t’écrire, Nora ?

 

NORA. Non – jamais. Je te l’interdis.

 

HELMER. Mais je pourrai bien t’envoyer quelque chose –

 

NORA. Rien ; rien.

 

HELMER. – t’aider si tu en as besoin.

 

NORA. Non, te dis-je. Je n’accepte rien d’un étranger. (138)

 

HELMER. Nora – Ne pourrai-je pas un jour devenir plus qu’un étranger pour toi ?

 

NORA (prenant son sac de voyage). Ah, Torvald, il faudrait pour cela le plus grand des miracles –

 

HELMER. Dis-moi quel est le plus grand des miracles !

 

NORA. Il faudrait que toi et moi, nous changions de telle sorte – Torvald, je ne crois plus au miracle.

 

HELMER. Mais moi, je veux y croire. Dis ! Que nous changions de telle sorte que - ?

 

NORA. Que notre vie commune devienne un vrai mariage. Adieu.

 

Elle sort par le vestibule.

Il s’effondre sur une chaise près de la porte et se couvre le visage de ses mains.

 

HELMER. Nora ! Nora ! (Il regarde autour de lui et se lève.) Vide. Elle n’est plus là. (Un espoir le traverse.) Le plus grand des miracles - ?!

 

D’en bas, on entend le fracas d’un portail qui se referme. (139)

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de POT ETHIQUE A LENTS TICS
  • : Commentaires sur l'actualité politique et culturelle. Poésie. Parodie. Lettres-philosophie en CPGE scientifiques.
  • Contact

Profil

  • POT ETHIQUE A LENTS TICS

Recherche

Pages

Catégories