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30 novembre 2019 6 30 /11 /novembre /2019 20:16

François-René de Chateaubriand

René

1802

Résumé établi par Bernard Martial (professeur de lettres en CPGE et en 1ère)

Le roman et le récit du Moyen-Âge au XXIe siècle

Soi-même comme un autre

2e partie du texte

Amélie dépérit

« L'hiver finissait lorsque je m’aperçus qu'Amélie perdait le repos et la santé, qu’elle commençait à me rendre. Elle maigrissait ; ses yeux se creusaient, sa démarche était languissante et sa voix troublée. Un jour je la surpris tout en larmes au pied d’un crucifix. Le monde, la solitude, mon absence, ma présence, la nuit, le jour, tout l’alarmait. D’involontaires soupirs venaient expirer sur ses lèvres ; tantôt elle soutenait sans se fatiguer une longue course ; tantôt elle se traînait à peine : elle prenait et laissait son ouvrage, ouvrait un livre sans pouvoir lire, commençait une phrase qu’elle n’achevait pas, fondait tout à coup en pleurs, et se retirait pour prier. En vain je cherchais à découvrir son secret. Quand je l’interrogeais en la pressant dans mes bras, elle me répondait avec un sourire qu’elle était comme moi, qu’elle ne savait pas ce qu’elle avait. Trois mois se passèrent de la sorte, et son état devenait pire chaque jour. Une correspondance mystérieuse me semblait être la cause de ses larmes, car elle paraissait, ou plus tranquille, ou plus émue, selon les lettres qu’elle recevait. »

Amélie est partie en laissant une lettre.

« Enfin, un matin, l’heure à laquelle nous déjeunions ensemble étant passée, je monte à son appartement ; je frappe : on ne me répond point ; j’entrouvre la porte : il n’y avait personne dans la chambre. J’aperçois sur la cheminée un paquet à mon adresse. Je le saisis en tremblant, je l’ouvre, et je lis cette lettre, que je conserve pour m’ôter à l'avenir tout mouvement de joie. »

La lettre d’Amélie

" A René.

" Le ciel m’est témoin, mon frère, que je donnerais mille fois ma vie pour vous épargner un moment de peine ; mais, infortunée que je suis, je ne puis rien pour votre bonheur. Vous me pardonnerez donc de m'être dérobée de chez vous comme une coupable ; je n’aurais jamais pu résister à vos prières, et cependant il fallait partir... Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Vous savez, René, que j’ai toujours eu du penchant pour la vie religieuse ; il est temps que je mette à profit les avertissements du ciel. Pourquoi ai-je attendu si tard ! Dieu m’en punit. J'étais restée pour vous dans le monde... Pardonnez, je suis toute troublée par le chagrin que j’ai de vous quitter. C’est à présent, mon cher frère, que je sens bien la nécessité de ces asiles contre lesquels je vous ai vu souvent vous élever. Il est des malheurs qui nous séparent pour toujours des hommes : que deviendraient alors de pauvres infortunées !... Je suis persuadée que vous-même, mon frère, vous trouveriez le repos dans ces retraites de la religion : la terre n’offre rien qui soit digne de vous. Je ne vous rappellerai point votre serment : je connais la fidélité de votre parole. Vous l’avez juré, vous vivrez pour moi. Y a-t-il rien de plus misérable que de songer sans cesse à quitter la vie ? Pour un homme de votre caractère, il est si aisé de mourir ! Croyez-en votre sœur, il est plus difficile de vivre. Mais, mon frère, sortez au plus vite de la solitude, qui ne vous est pas bonne ; cherchez quelque occupation. Je sais que vous riez amèrement de cette nécessité où l’on est en France de prendre un état. Ne méprisez pas tant l’expérience et la sagesse de nos pères. Il vaut mieux, mon cher René, ressembler un peu plus au commun des hommes et avoir un peu moins de malheur. " Peut-être trouveriez-vous dans le mariage un soulagement à vos ennuis. Une femme, des enfants occuperaient vos jours. Et quelle est la femme qui ne chercherait pas à vous rendre heureux ! L'ardeur de votre âme, la beauté de votre génie, votre air noble et passionné, ce regard fier et tendre, tout vous assurerait de son amour et de sa fidélité. Ah ! avec quels délices ne te presserait-elle pas dans ses bras et sur son cœur ! Comme tous ses regards, toutes ses pensées, seraient attachés sur toi pour prévenir tes moindres peines ! Elle serait tout amour, tout innocence devant toi : tu croirais retrouver une sœur.

Je pars pour le couvent de... Ce monastère, bâti au bord de la mer, convient à la situation de mon âme. La nuit, du fond de ma cellule, j’entendrai le murmure des flots qui baignent les murs du couvent ; je songerai à ces promenades que je faisais avec vous au milieu des bois, alors que nous croyions retrouver le bruit des mers dans la cime agitée des pins. Aimable compagnon de mon enfance, est-ce que je ne vous verrai plus ? A peine plus âgée que vous, je vous balançais dans votre berceau ; souvent nous avons dormi ensemble. Ah ! si un même tombeau nous réunissait un jour ! Mais non, je dois dormir seule sous les marbres glacés de ce sanctuaire où reposent pour jamais ces filles qui n’ont point aimé. Je ne sais si vous pourrez lire ces lignes à demi effacées par mes larmes. Après tout, mon ami, un peu plus tôt, un peu plus tard, n’aurait-il pas fallu nous quitter ? Qu’ai-je besoin de vous entretenir de l’incertitude et du peu de valeur de la vie ? Vous vous rappelez le jeune M... qui fit naufrage à l’Ile-de-France. Quand vous reçûtes sa dernière lettre, quelques mois après sa mort, sa dépouille terrestre n’existait même plus, et l’instant où vous commenciez son deuil en Europe était celui où on le finissait aux Indes. Qu’est-ce donc que l’homme, dont la mémoire périt si vite ? Une partie de ses amis ne peut apprendre sa mort que l’autre n'en soit déjà consolée ! Quoi, cher et trop cher René, mon souvenir s’effacera-t-il si promptement de ton cœur ? O mon frère ! si je m’arrache à vous dans le temps, c’est pour n'être pas séparée de vous dans l’éternité. "

" Amélie. "

P. S. " Je joins ici l’acte de la donation de mes biens ; j’espère que vous ne refuserez pas cette marque de mon amitié. "

Réactions à la lettre d’Amélie

En découvrant la lettre, j’eus l’impression que la foudre était tombée à mes pieds. Quel secret me cachait-elle ? Qui la forçait si subitement à embrasser la vie religieuse ? Pourquoi était-elle venue me détourner de mon dessein pour m’abandonner aussitôt ?  Je lui en voulais de m’abandonner : « "Ingrate Amélie, disais-je, si tu avais été à ma place, si comme moi tu avais été perdue dans le vide de tes jours, ah ! tu n’aurais pas été abandonnée de ton frère !  Cependant, quand je relisais la lettre, j'y trouvais je ne sais quoi de si triste et de si tendre, que tout mon cœur se fondait. » Je pensai tout à coup qu’elle avait peut-être conçu une passion pour un homme qu’elle n'osait avouer. « Ce soupçon sembla m’expliquer sa mélancolie, sa correspondance mystérieuse et le ton passionné qui respirait dans sa lettre. Je lui écrivis aussitôt pour la supplier de m’ouvrir son cœur. Elle ne tarda pas à me répondre, mais sans me découvrir son secret : elle me mandait seulement qu’elle avait obtenu les dispenses du noviciat et qu’elle allait prononcer ses vœux. Je fus révolté de l’obstination d’Amélie, du mystère de ses paroles et de son peu de confiance en mon amitié. Après avoir hésité un moment sur le parti que j’avais à prendre, je résolus d’aller à B... pour faire un dernier effort auprès de ma sœur. »

 

Détour par la terre de mon enfance

 « La terre où j’avais été élevé se trouvait sur la route. Quand j’aperçus les bois où j’avais passé les seuls moments heureux de ma vie, je ne pus retenir mes larmes, et il me fut impossible de résister à la tentation de leur dire un dernier adieu. » Mon frère avait vendu l’héritage paternel et le nouveau propriétaire ne l’habitait pas. J’arrivai au château par la longue avenue de sapins ; je traversai à pied les cours désertes. Il semblait à l’abandon à en juger par la végétation qui l’envahissait. Un gardien inconnu m’ouvrit brusquement les portes et alors que j’hésitais à franchir le seuil, il s’écria : « " Eh bien ! allez-vous faire comme cette étrangère qui vint ici il y a quelques jours ? Quand ce fut pour entrer, elle s’évanouit, et je fus obligé de la reporter à sa voiture. Il me fut aisé de reconnaître l’étrangère qui, comme moi, était venue chercher dans ces lieux des pleurs et des souvenirs ! » J’entrai sous le toit de mes ancêtres et parcourus les pièces : la chambre où ma mère avait perdu la vie en me mettant au monde, celle où se retirait mon père, celle où j’avais dormi dans mon berceau, celle enfin où l’amitié avait reçu mes premiers vœux dans le sein d’une sœur. Partout les salles étaient détendues, et l’araignée filait sa toile dans les couches abandonnées. Je sortis précipitamment de ces lieux, je m’en éloignai à grands pas, sans oser tourner la tête. « Qu’ils sont doux, mais qu’ils sont rapides, les moments que les frères et les sœurs passent dans leurs jeunes années, réunis sous l’aile de leurs vieux parents ! La famille de l’homme n’est que d’un jour : le souffle de Dieu la disperse comme une fumée. A peine le fils connaît-il le père, le père le fils, le frère la sœur, la sœur le frère ! Le chêne voit germer ses glands autour de lui : il n’en est pas ainsi des enfants des hommes ! »

Au couvent de B…

« " En arrivant à B... je me fis conduire au couvent ; je demandai à parler à ma sœur. On me dit qu’elle ne recevait personne. Je lui écrivis : elle me répondit que, sur le point de se consacrer à Dieu, il ne lui était pas permis de donner une pensée au monde ; que si je l’aimais, j'éviterais de l’accabler de ma douleur. Elle ajoutait : " Cependant, si votre projet est de paraître à l'autel le jour de ma profession, daignez m’y servir de père : ce rôle est le seul digne de votre courage, le seul qui convienne à notre amitié et à mon repos. " » Cette froide fermeté qu’on opposait à l’ardeur de mon amitié me jeta dans de violents transports, partagé entre l’idée de partir, de rester ou même de me poignarder dans l’église et de mêler mes derniers soupirs aux vœux qui m’arrachaient ma sœur. La supérieure du couvent me fit prévenir qu’on avait préparé un banc dans le sanctuaire, et elle m’invitait à me rendre à la cérémonie, qui devait avoir lieu dès le lendemain.

La cérémonie des vœux monastiques

Au lever de l'aube, j’entendis le premier son des cloches ; vers dix heures, je me rendis au monastère. « "Rien ne peut plus être tragique quand on a assisté à un pareil spectacle ; rien ne peut plus être douloureux quand on y a survécu. » L’église était pleine. On me conduisit au banc du sanctuaire. Déjà le prêtre attendait à l’autel ; tout à coup la grille mystérieuse s’ouvre, et Amélie s’avance, parée de toutes les pompes du monde. « Elle était si belle, il y avait sur son visage quelque chose de si divin, qu’elle excita un mouvement de surprise et d’admiration. Vaincu par la glorieuse douleur de la sainte, abattu par les grandeurs de la religion, tous mes projets de violence s’évanouirent ; ma force m’abandonna ; je me sentis lié par une main toute-puissante, et, au lieu de blasphèmes et de menaces, je ne trouvai dans mon cœur que de profondes adorations et les gémissements de l’humilité. » Amélie se place sous un dais. La cérémonie commence à la lueur des flambeaux, au milieu des fleurs et des parfums, qui devaient rendre l'holocauste agréable. « A l’offertoire, le prêtre se dépouilla de ses ornements, ne conserva qu’une tunique de lin, monta en chaire, et, dans un discours simple et pathétique, peignit le bonheur de la vierge qui se consacre au Seigneur. Quand il prononça ces mots : " Elle a paru comme l’encens qui se consume dans le feu", un grand calme et des odeurs célestes semblèrent se répandre dans l'auditoire. […] " Le prêtre achève son discours, reprend ses vêtements, continue le sacrifice. Amélie, soutenue de deux jeunes religieuses, se met à genoux sur la dernière marche de l'autel. On vient alors me chercher pour remplir les fonctions paternelles. Au bruit de mes pas chancelants dans le sanctuaire, Amélie est prête à défaillir. On me place à côté du prêtre pour lui présenter les ciseaux. En ce moment je sens renaître mes transports ; ma fureur va éclater quand Amélie, rappelant son courage, me lance un regard où il y a tant de reproche et de douleur, que j’en suis atterré. La religion triomphe. Ma sœur profite de mon trouble ; elle avance hardiment la tête. Sa superbe chevelure tombe de toutes parts sous le fer sacré ; une longue robe d’étamine remplace pour elle les ornements du siècle sans la rendre moins touchante ; les ennuis de son front se cachent sous un bandeau de lin, et le voile mystérieux, double symbole de la virginité et de la religion, accompagne sa tête dépouillée. Jamais elle n’avait paru si belle. L’œil de la pénitente était attaché sur la poussière du monde, et son âme était dans le ciel. Cependant Amélie n’avait point encore prononcé ses vœux, et pour mourir au monde il fallait qu’elle passât à travers le tombeau. Ma sœur se couche sur le marbre ; on étend sur elle un drap mortuaire ; quatre flambeaux en marquent les quatre coins. Le prêtre, l’étole au cou, le livre à la main, commence l’Office des morts ; de jeunes vierges le continuent. O joies de la religion, que vous êtes grandes, mais que vous êtes terribles ! On m’avait contraint de me placer à genoux près de ce lugubre appareil. »

L’aveu

« Tout à coup un murmure confus sort de dessous le voile sépulcral ; je m’incline, et ces paroles épouvantables (que je fus seul à entendre) viennent frapper mon oreille : " Dieu de miséricorde, fais que je ne me relève jamais de cette couche funèbre, et comble de tes biens un frère qui n’a point partagé ma criminelle passion ! " A ces mots échappés du cercueil, l’affreuse vérité m’éclaire ; ma raison s’égare ; je me laisse tomber sur le linceul de la mort, je presse ma sœur dans mes bras ; je m’écrie : " Chaste épouse de Jésus-Christ, reçois mes derniers embrassements à travers les glaces du trépas et les profondeurs de l’éternité, qui te séparent déjà de ton frère ! " Ce mouvement, ce cri, ces larmes, troublent la cérémonie : le prêtre s’interrompt, les religieuses ferment la grille, la foule s’agite et se presse vers l’autel ; on m’emporte sans connaissance. »

Réaction à l’événement

En revenant à moi, j’appris le sacrifice était consommé et que ma sœur avait été saisie d'une fièvre ardente. Elle me faisait prier de ne plus chercher à la voir. « O misère de ma vie ! une sœur craindre de parler à un frère, et un frère craindre de faire entendre sa voix à une sœur ! Je sortis du monastère comme de ce lieu d'expiation où des flammes nous préparent pour la vie céleste, où l'on a tout perdu comme aux enfers, hors l'espérance. On peut trouver des forces dans son âme contre un malheur personnel, mais devenir la cause involontaire du malheur d'un autre, cela est tout à fait insupportable. Eclairé sur les maux de ma sœur, je me figurais ce qu'elle avait dû souffrir. Alors s'expliquèrent pour moi plusieurs choses que je n'avais pu comprendre : ce mélange de joie et de tristesse qu'Amélie avait fait paraître au moment de mon départ pour mes voyages, le soin qu'elle prit de m'éviter à mon retour, et cependant cette faiblesse qui l'empêcha si longtemps d'entrer dans un monastère : sans doute la fille malheureuse s'était flattée de guérir ! Ses projets de retraite, la dispense du noviciat, la disposition de ses biens en ma faveur, avaient apparemment produit cette correspondance secrète qui servit à me tromper. O mes amis ! je sus donc ce que c'était que de verser des larmes pour un mal qui n'était point imaginaire ! Mes passions, si longtemps indéterminées, se précipitèrent sur cette première proie avec fureur. Je trouvai même une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon chagrin, et je m'aperçus, avec un secret mouvement de joie, que la douleur n'est pas une affection qu'on épuise comme le plaisir. J'avais voulu quitter la terre avant l'ordre du Tout-Puissant ; c'était un grand crime : Dieu m'avait envoyé Amélie à la fois pour me sauver et pour me punir. Ainsi, toute pensée coupable, toute action criminelle entraîne après elle des désordres et des malheurs. Amélie me priait de vivre, et je lui devais bien de ne pas aggraver ses maux. D'ailleurs (chose étrange !) je n'avais plus envie de mourir depuis que j'étais réellement malheureux. Mon chagrin était devenu une occupation qui remplissait tous mes moments : tant mon cœur est naturellement pétri d'ennui et de misère ! »

Décision de partir pour l’Amérique

« " Je pris donc subitement une autre résolution ; je me déterminai à quitter l’Europe et à passer en Amérique. » On équipait alors, au port de B… une flotte pour la Louisiane ; je m’arrangeai avec un des capitaines de vaisseau, je fis savoir mon projet à Amélie, et je m’occupai de mon départ. Ma sœur avait touché aux portes de la mort mais Dieu ne voulut pas la rappeler si vite à lui. « "Descendue une seconde fois dans la pénible carrière de la vie, l’héroïne, courbée sous la croix, s’avança courageusement à l’encontre des douleurs, ne voyant plus que le triomphe dans le combat, et dans l’excès des souffrances l’excès de la gloire." » La vente du peu de bien qui me restait, et que je cédai à mon frère, les longs préparatifs d'un convoi, les vents contraires, me retinrent longtemps dans le port. J’allais chaque matin m’informer des nouvelles d’Amélie, et je revenais toujours avec de nouveaux motifs d’admiration et de larmes. En errant autour du monastère, bâti au bord de la mer, j’apercevais souvent, à une petite fenêtre grillée qui donnait sur une plage déserte, une religieuse assise dans une attitude pensive ; elle rêvait à l’aspect de l’Océan où apparaissait quelque vaisseau cinglant aux extrémités de la terre. Plusieurs fois, à la clarté de la lune, j’ai revu la même religieuse aux barreaux de la même fenêtre : elle contemplait la mer, éclairée par l’astre de la nuit, et semblait prêter l’oreille au bruit des vagues qui se brisaient tristement sur des grèves solitaires. J’entends encore la cloche qui, la nuit, appelait les religieuses à la prière ; je courais alors au monastère et là, seul au pied des murs, j’écoutais dans une sainte extase les derniers sons des cantiques, qui se mêlaient sous les voûtes du temple au faible bruissement des flots.

Apaisement

« "Je ne sais comment toutes ces choses, qui auraient dû nourrir mes peines, en émoussaient au contraire l’aiguillon. Mes larmes avaient moins d’amertume, lorsque je les répandais sur les rochers et parmi les vents. Mon chagrin même par sa nature extraordinaire, portait avec lui quelque remède : on jouit de ce qui n’est pas commun, même quand cette chose est un malheur. J’en conçus presque l’espérance que ma sœur deviendrait à son tour moins misérable."»

Lettre d’Amélie :

Une lettre que je reçus d’elle avant mon départ sembla me confirmer dans ces idées. Amélie se plaignait tendrement de ma douleur et m’assurait que le temps diminuait la sienne :  " Je ne désespère pas de mon bonheur, […]. L’excès même du sacrifice, à présent que le sacrifice est consommé, sert à me rendre quelque paix. La simplicité de mes compagnes, la pureté de leurs vœux, la régularité de leur vie, tout répand du baume sur mes jours. Quand j’entends gronder les orages et que l’oiseau de mer vient battre des ailes à ma fenêtre, moi, pauvre colombe du ciel, je songe au bonheur que j’ai eu de trouver un abri contre la tempête. C’est ici la sainte montagne, le sommet élevé d’où l’on entend les derniers bruits de la terre et les premiers concerts du ciel ; c’est ici que la religion trompe doucement une âme sensible : aux plus violentes amours elle substitue une sorte de chasteté brûlante où l’amante et la vierge sont unies ; elle épure les soupirs, elle change en une flamme incorruptible une flamme périssable, elle mêle divinement son calme et son innocence à ce reste de trouble et de volupté d'un cœur qui cherche à se reposer et d’une vie qui se retire. " »

Dernière nuit avant le départ

« "L’ordre était donné pour le départ de la flotte ; déjà plusieurs vaisseaux avaient appareillé au baisser du soleil ; je m’étais arrangé pour passer la dernière nuit à terre, afin d’écrire ma lettre d’adieux à Amélie. Vers minuit, tandis que je m’occupe de ce soin et que je mouille mon papier de mes larmes, le bruit des vents vient frapper mon oreille. J’écoute, et au milieu de la tempête je distingue les coups de canon d’alarme mêlés au glas de la cloche monastique. Je vole sur le rivage où tout était désert et où l’on n’entendait que le rugissement des flots. Je m’assieds sur un rocher. D’un côté s’étendent les vagues étincelantes, de l’autre les murs sombres du monastère se perdent confusément dans les cieux. Une petite lumière paraissait à la fenêtre grillée. Était-ce toi, ô mon Amélie ! qui, prosternée au pied du crucifix, priais le Dieu des orages d’épargner ton malheureux frère ? la tempête sur les flots, le calme dans ta retraite ; des hommes brisés sur des écueils, au pied de l’asile que rien ne peut troubler ; l’infini de l’autre côté du mur d’une cellule ; les fanaux agités des vaisseaux, le phare immobile du couvent ; l’incertitude des destinées du navigateur, la vestale connaissant dans un seul jour tous les jours futurs de sa vie ; d’une autre part, une âme telle que la tienne, ô Amélie, orageuse comme l’Océan ; un naufrage plus affreux que celui du marinier : tout ce tableau est encore profondément gravé dans ma mémoire. Soleil de ce ciel nouveau, maintenant témoin de mes larmes, échos du rivage américain qui répétez les accents de René, ce fut le lendemain de cette nuit terrible qu’appuyé sur le gaillard de mon vaisseau je vis s’éloigner pour jamais ma terre natale ! Je contemplai longtemps sur la côte les derniers balancements des arbres de la patrie et les faites du monastère qui s’abaissaient à l'horizon. " »

 

***

 

RETOUR AU RECIT CADRE

 

La lettre de la supérieure du couvent qui annonce la mort d’Amélie.

« Comme René achevait de raconter son histoire, il tira un papier de son sein, et le donna au père Souël, puis, se jetant dans les bras de Chactas et étouffant ses sanglots, il laissa le temps au missionnaire de parcourir la lettre qu'il venait de lui remettre. Elle était de la supérieure de... Elle contenait le récit des derniers moments de la sœur Amélie de la Miséricorde, morte victime de son zèle et de sa charité en soignant ses compagnes attaquées d’une maladie contagieuse. Toute la communauté était inconsolable et l’on y regardait Amélie comme une sainte. La supérieure ajoutait que, depuis trente ans qu’elle était à la tête de la maison, elle n'avait jamais vu de religieuse d’une humeur aussi douce et aussi égale, ni qui fût plus contente d'avoir quitté les tribulations du monde. »

Première réaction de compassion de Chactas

« Chactas pressait René dans ses bras ; le vieillard pleurait. " Mon enfant, dit-il à son fils, je voudrais que le père Aubry fût ici ; il tirait du fond de son cœur je ne sais quelle paix qui, en les calmant, ne semblait cependant point étrangère aux tempêtes : c'était la lune dans une nuit orageuse. Les nuages errants ne peuvent l'emporter dans leur course ; pure et inaltérable, elle s'avance tranquille au-dessus d'eux. Hélas ! pour moi, tout me trouble et m'entraîne ! " »

Jugement sévère du père Souël

« Jusque alors le père Souël, sans proférer une parole, avait écouté d’un air austère l’histoire de René. Il portait en secret un cœur compatissant, mais il montrait au dehors un caractère inflexible ; la sensibilité du Sachem le fit sortir du silence : " Rien, dit-il au frère d’Amélie, rien ne mérite dans cette histoire la pitié qu’on vous montre ici. Je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît, et qui s’est soustrait aux charges de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries. On n’est point, monsieur, un homme supérieur parce qu’on aperçoit le monde sous un jour odieux. On ne hait les hommes et la vie que faute de voir assez loin. Etendez un peu plus votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous ces maux dont vous vous plaignez sont de purs néants. Mais quelle honte de ne pouvoir songer au seul malheur réel de votre vie sans être forcé de rougir ! Toute la pureté, toute la vertu, toute la religion, toutes les couronnes d'une sainte rendent à peine tolérable la seule idée de vos chagrins. Votre sœur a expié sa faute ; mais, s’il faut ici dire ma pensée, je crains que, par une épouvantable justice, un aveu sorti du sein de la tombe n’ait troublé votre âme à son tour. Que faites-vous seul au fond des forêts où vous consumez vos jours, négligeant tous vos devoirs ? Des saints, me direz-vous, se sont ensevelis dans les déserts. Ils y étaient avec leurs larmes, et employaient à éteindre leurs passions le temps que vous perdez peut-être à allumer les vôtres. Jeune présomptueux, qui avez cru que l'homme se peut suffire à lui-même, la solitude est mauvaise à celui qui n’y vit pas avec Dieu ; elle redouble les puissances de l’âme en même temps qu’elle leur ôte tout sujet pour s’exercer. Quiconque a reçu des forces doit les consacrer au service de ses semblables : s’il les laisse inutiles, il en est d’abord puni par une secrète misère, et tôt ou tard le ciel lui envoie un châtiment effroyable. " »

Conseil plus indulgent de Chactas

« Troublé par ces paroles, René releva du sein de Chactas sa tête humiliée. Le Sachem aveugle se prit à sourire, et ce sourire de la bouche, qui ne se mariait plus à celui des yeux, avait quelque chose de mystérieux et de céleste. " Mon fils, dit le vieil amant d'Atala, il nous parle sévèrement ; il corrige et le vieillard et le jeune homme, et il a raison. Oui, il faut que tu renonces à cette vie extraordinaire qui n’est pleine que de soucis : il n’y a de bonheur que dans les voies communes. » L’allégorie du Meschacebé qui au fur et à mesure où il s’élargit regrette son cours initial.

 

Epilogue

Chactas cessa de parler. Alors que la voix d’un flamant annonçait l’orage, les trois amis reprirent la route de leurs cabanes : René marchait en silence entre le missionnaire, qui priait Dieu, et le Sachem aveugle, qui cherchait sa route. On dit que, pressé par les deux vieillards, il retourna chez son épouse, mais sans y trouver le bonheur. Il périt peu de temps après avec Chactas et le père Souël dans le massacre des Français et des Natchez à la Louisiane. On montre encore un rocher où il allait s’asseoir au soleil couchant.

 

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