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4 janvier 2020 6 04 /01 /janvier /2020 10:31

Salvatore Piracci, commandant de la marine italienne chargé de la surveillance des côtes et du sauvetage des bateaux de migrants en danger, voit sa vie basculer quand il retrouve, par hasard, une femme qu’il a sauvée deux ans plus tôt et qui lui demande un service inattendu. L’itinéraire à rebours de Piracci va croiser ceux de ces exilés en quête d’Eldorado à travers le désert africain ou les tempêtes méditerranéennes.  

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique

1. Résumé détaillé.

Le récit alterne deux histoires entrecroisées qui vont finir par se rejoindre :

  1. L’histoire de Salvatore Piracci, commandant de la marine italienne
  1. La femme du Vittoria

Marin depuis vingt ans, Salvatore Piracci, quarante ans, était commandant de la frégate Zeffiro qui patrouillait au large de l’île de Lampedusa ; séparé de sa femme depuis quatre ans, il partageait sa vie entre ses escales à Lampedusa et son port d’attache à Catane où il retrouvait régulièrement son seul ami, Angelo, un homme de soixante ans qui, après avoir été ingénieur toute sa vie, s’était installé comme marchand de journaux sur la Piazza Placido. Ce matin-là, avant même d’avoir vu Angelo, alors qu’il déambulait, le matin, au marché au poisson, il eut le sentiment d’être observé par quelqu’un.

En ressortant l’après-midi, il se retrouva, en effet, face à face avec une femme brune, à la peau mate, parlant avec un fort accent (qu’il supposait être turc), qui lui tendit une coupure de journal. Il se souvint, alors, d’avoir intercepté un navire au large des côtes italiennes, deux ans auparavant, en 2004 : le Vittoria dérivait depuis trois jours avec des centaines d’hommes et d’enfants. Il se rappela, d’un coup, cette femme qu’il avait trouvée à la fin du transfert, prostrée dans un coin. Il avait été frappé par « cette tristesse noire qui lui faisait serrer la rambarde de toute sa force. C’était le visage de la vie humaine battue par le malheur. Elle avait été rouée de coups par le sort. Cela se voyait. Elle avait été durcie par mille offenses successives. Et il sentit que, malgré cette faiblesse physique qui la rendait peut-être incapable de se lever toute seule et de marcher sans aide, elle était infiniment plus forte que lui, parce que plus éprouvée et tenace » (20) Elle avait fini par lâcher la rambarde et avait refusé toute aide : « Quelque chose en elle l’interdisait. Une sorte de noblesse racée qui tenait éloignée d’elle la pitié. » (20) C’est cette même femme qui se trouvait devant lui ; il lui proposa de monter chez lui et elle lui raconta son histoire : tout avait commencé à Beyrouth où elle attendait un bateau avec son fils de onze mois. Le bateau avait levé l’ancre au milieu de la nuit avec une dizaine d’hommes d’équipage et tous ses passagers. Elle entrevoyait déjà l’issue de ce voyage mais, à l’aube du deuxième jour, des cris signalèrent la disparition de l’équipage sur l’unique canot de sauvetage. « Dérivant avec la lenteur de l’agonie. Un temps infini pouvait passer avant qu’un autre bateau ne les croise. Les visages, d’un coup, se fermèrent. On savait que si l’errance se prolongeait, la mort serait monstrueuse. Elle les assoifferait. Elle les étreindrait. Elle les rendrait fous à se ruer les uns contre les autres. » (27) Les premiers hommes périrent et la femme réalisa, bientôt, que son propre fils était mort de soif entre ses bras. Deux hommes finirent par lui arracher l’enfant et le jetèrent par-dessus bord. « Elle se souvenait encore du bruit horrible de ce corps aimé, embrassé, touchant l’eau. » (28) Dès lors, elle cessa de lutter et s’agrippa à la rambarde. La frégate italienne les avait interceptés à quelques kilomètres de la côte des Pouilles. Il y avait plus de cinq cents passagers au départ de Beyrouth. Seuls trois cent quatre-vingt-six survécurent, dont elle. Piracci s’imagina qu’elle était venue lui demander de l’argent. Il fut surpris quand elle lui dit : « Je voudrais que vous me donniez une arme » (29), et elle répondit par avance à ses objections : « si j’avais voulu mourir, j’aurais eu mille occasions de le faire ». Elle avait eu le temps, depuis, de retrouver des informations sur le Vittoria, navire battant pavillon ouzbek, affrété à Beyrouth par un dénommé Hussein Marouk, un homme d’affaires véreux proche des services secrets syriens. « Il voulait que nous nous échouions sur une plage européenne et que cela fasse la une des journaux. C’est un combat politique : l’Europe hausse le ton contre la mainmise de la Syrie sur le Liban, en réponse Damas affrète un navire de crève-la-faim qu’il lance à l’assaut de la forteresse européenne. » (33) L’équipage était libanais et elle avait payé 4500 $ pour elle et son fils. Piracci essayait de l’apaiser en prédisant une fin violente à Marouk. Mais la femme l’interrompit : « - Je prie chaque jour pour qu’ils ne le tuent pas avant moi. C’était donc cela. La vengeance. C’est cela qui l’avait fait tenir. » (34) « - Ils m’ont fait payer le billet de mon fils. Mille cinq cents dollars, commandant. Mille cinq cents dollars pour mourir de soif dans mes bras. Comment voulez-vous que je pardonne ça ? » (34) Le commandant essaya de la dissuader mais elle ne voulut rien entendre. Il refusa d’abord de lui donner une arme et finit par sortir son arme de poing qu’elle emporta. « Il se sentait vide par rapport à elle. D’un vide confortable qui le dégoûtait. » (40)

  1. Le cimetière de Lampedusa

Quelques mois plus tard, Piracci reçut une lettre qu’il voulut montrer à Angelo. Elle avait été postée du Liban dix jours plus tôt. La femme avait trouvé une place sur le Sakala. De Beyrouth, elle allait rejoindre Damas pour accomplir sa mission. « - Je me demande parfois si ce n’était pas à moi d’y aller » dit le commandant à son ami (57). Ils imaginent la rencontre de la femme avec Marouk et Piracci médite sur son propre destin :  A l’école de commandement, « ils nous disaient que nous étions là pour garder les portes de la citadelle. Vous êtes la muraille de l’Europe. C’est cela qu’ils nous disaient. C’est une guerre, messieurs. Ne vous y trompez pas. Il n’y a ni coups de feu ni bombardements mais c’est une guerre et vous êtes en première ligne. Vous ne devez pas vous laisser submerger. Il faut tenir. Ils sont toujours plus nombreux et la forteresse Europe a besoin de vous. » (62). Piracci a longtemps cru à cette mission, « être un des gardiens de la citadelle ». Maintenant, il était fatigué de traquer les désespérés.

Il était déjà une heure du matin quand Matteo, son second, vint le chercher. En chemin, il l’informa de la situation. La marine avait reçu un appel de détresse pour avarie d’un cargo, à dix mille de Catane, à 0h10. Il n’y avait plus à bord que les membres de l’équipage. Tous les clandestins avaient été mis dans les cinq canots de sauvetage. La frégate quitta Catane pour affronter une mer démontée. Au bout de quelque temps, ils aperçurent deux embarcations dont ils récupérèrent les passagers. Il s’adressa à un homme d’une trentaine d’années qui parlait anglais. Les barques avaient été séparées par la tempête deux heures plus tôt. Le commandait voulut à tout prix poursuivre les recherches mais la tempête avait redoublé. Il dût se résoudre à mettre le cap sur Lampedusa.

Autrefois, le commandant ne faisait qu’un avec ses hommes. Maintenant, ils lui étaient comme des étrangers : « Oui, c’était cela. Il n’était plus tout à fait en lui, comme s’il se décollait de sa vie » (96) « La foi en la nécessité de sa tâche l’avait définitivement quitté. Pire cette foi s’était transformée en suspicion » (97). Il somnolait sur sa couche quand Gianni frappa. Le clandestin qui lui avait expliqué la situation en anglais venait lui demander une faveur : « Y aurait-il un moyen pour que…je ne débarque pas avec les autres » (98) « Commandant… Vous pouvez changer ma vie. Il suffit de… » (100). L’homme lui tendit de l’argent. Mais Piracci lui dit de sortir. Peu de temps après, ils arrivèrent à Lampedusa. Le second ordonna aux clandestins de descendre. Le commandant eut un moment d’hésitation. Mais il était trop tard. Il croisa le regard de l’interprète « un long regard noir et douloureux qui disait sa rancune. » (102) Le commandant aurait voulu s’enfermer dans sa cabine mais il dut descendre pour signer les papiers. Puis, il aperçut les Libyens qui avaient abandonné leurs passagers et il frappa le capitaine au visage. Le colonel des carabiniers lui dit de « foutre le camp ». Piracci remonta sur la frégate. Une heure plus tard, il se décida à sortir et, au lieu de rejoindre le café où les hommes devaient commenter son geste, il prit la direction du cimetière de Lampedusa. Au début, les habitants de l’île, bouleversés par le sort des premières victimes avaient accepté de les inhumer dans le cimetière municipal puis, au fil du temps, avec l’augmentation des naufragés, ils s’étaient lassés. Piracci ne savait pas où allaient les corps échoués. Il se demanda « si l’hospitalité des gens de Lampedusa s’était usée comme son propre regard. Si lui aussi, à trop croiser la misère, n’avait pas fini par assécher son humanité. » (111) Soudain, il entendit une voix derrière lui : « - C’est le cimetière d’Eldorado. […] L’Eldorado, commandant. Ils l’avaient au fond des yeux. Ils l’ont voulu (111) jusqu’à ce que leur embarcation se retourne. En cela, ils ont été plus riches que vous et moi. Nous avons le fond de l’œil sec, nous autres. Et nos vies sont lentes. » L’homme s’éloigna. « L’Eldorado. Oui. Il avait raison. Ces hommes-là avaient été assoiffés. Ils avaient connu la richesse de ceux qui ne renoncent pas. Qui rêvent toujours plus loin. Le commandant regarda autour de lui. La mer s’étendait à ses pieds avec son calme profond. L’Eldorado. Il sut, à cet instant, que ce nom lointain allait régner sur chacune de ses nuits. »  (112).

  1. La route d’Eldorado

Une semaine plus tard, Piracci se retrouva à Catane avec Angelo. Il lui parla de la scène de Lampedusa et du courrier officiel donnant l’ordre de se présenter trois jours plus tard à la capitainerie pour s’expliquer avec un officier supérieur. « Je n’irai pas à leur convocation. Et je ne retournerai plus sur ma frégate. C’est ainsi. C’est terminé. » (128) Il pensait à l’homme à qui il avait dit non. « Je ne veux plus être dans cette position, Angelo. Si cela devait se reproduire, demain ou dans cinq ans, je n’hésiterais plus. Je le cacherais. Et j’essaierais même d’en faire tenir le plus grand nombre dans ma cabine. Mais pas tous. Comment est-ce que je choisirai ? Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Cela me rendra fou. Ce pouvoir sur la vie des hommes, je n’en veux pas. Non. On ne fait pas ce métier si c’est pour essayer de sauver ceux qu’on arrête. Je n’y retournerai pas. Je ne peux plus supporter ces regards de (128) demande infinie puis de déception. Ces regards de peur et de dévastation. Je ne veux plus. » Piracci annonça à son ami son désir de partir ; celui-ci n’essaya pas de le retenir. Lorsque Salvatore Piracci quitta la boutique d’Angelo, la nuit était déjà tombée : « Je suis sur le point de dire adieu à ma vie, pensa-t-il, et je n’en éprouve aucune tristesse. » (132) Dans une ruelle, il brûla sa carte d’identité : « J’ai peur. Un peu. Oui. J’ai peur. Cela me réchauffe. Il n’y a plus de commandant. J’en ai fini avec lui. » (133) Puis, il monta dans une barque où il avait déposé quelques paquets la veille. Il mit le cap sur la Libye puis, plus tard dans la nuit, doubla l’île de Lampedusa sans s’y arrêter. « L’Eldorado. Il ne pensait plus qu’à cela. Il savait bien qu’il allait à contre-courant du fleuve des émigrants. Qu’il allait au-devant de pays où la terre se craquelle de faim. Mais il y avait l’Eldorado tout de même, et il ne pouvait s’empêcher d’y rêver. La vie qui l’attendait ne lui offrirait ni or ni prospérité. Il le savait. Ce n’est pas cela qu’il cherchait. Il voulait autre chose. Il voulait que ses yeux brillent de cet éclat de volonté qu’il avait souvent lu avec envie dans le regard de ceux qu’il interceptait.  […] Il n’était plus personne. Il se sentait heureux. Comme il était doux de n’être rien. Rien d’autre qu’un homme de plus, un pauvre homme de plus sur la route de l’Eldorado. » (137)

  1. La reine d’Al-Zuwarah

En Libye, Piracci se retrouva au poste de police d’Al-Zuwarah où un policier essaya de lui extirper des réponses sur son identité puis le conduisit, étrangement vers un immeuble où il présenta l’Italien à une femme énorme au visage laid : « Je suis la reine d’Al-Zuwarah. […] Je suis à la tête du plus grand réseau de passeurs de la région. D’Al-Zuwarah à Tripoli, tous ceux qui veulent partir pour l’Europe passent entre mes mains. Ça fait cinq ans que cela dure. » (163). Piracci l’accusa de saigner les émigrés mais elle lui répondit qu’elle se contentait de faire des affaires et lui jeta une liasse de billets : « Ils sont soulagés de trouver quelqu’un à qui donner leur argent, qui va prendre en charge leur douleur et leur offrir ce qu’ils veulent. Si je ne le faisais pas, d’autres le feraient. Plus mal. Et plus cher. » (166) Elle voulait l’engager comme capitaine de bateau : il connaissait parfaitement la côte sicilienne et en tant que blanc, il rassurerait les clients. « Le travail commencera demain. Si tu refuses, je saurai te retrouver et Dieu sait ce qui pourra t’arriver. » (167) En sortant de chez cette femme, Piracci arriva près d’une gare routière et prit un bus en partance pour Ghardaïa.

Le car s’arrêta au bord de la route et le chauffeur passa parmi les passagers pour leur réclamer de l’argent. Piracci, surpris, lui donna sa liasse de billets. Et le car repartit. Puis, les passagers essayèrent d’engager la conversation avec l’Européen en espérant qu’il leur vante les mérites du continent. Mais il leur fit un tableau apocalyptique de la vie d’esclave qui attendait la plupart de ceux qui tentaient le voyage. Les hommes étaient déçus : « Il voyait dans leur regard qu’ils ne le croyaient pas et que rien de ce qu’il avait dit ne les empêcherait de continuer à caresser leur rêve d’Europe avec délices. » (190) Le silence revint. Il se promit de ne plus répondre à aucune question : « Il n’enverrait personne sur les routes. Il ne nourrirait le rêve d’émigration de personne. Il se tairait. Traversant simplement des pays qui lui seraient étrangers. » (190) Quand le chauffeur s’arrêta de nouveau pour redemander de l’argent, les passagers se joignirent à lui pour expulser l’oiseau de mauvais augure. A la nuit tombée, il se rapprocha d’un groupe d’une trentaine d’hommes. Au centre du cercle, un homme était en train de raconter l’histoire de Massambalo : « Hamassala ou El-Rashtu, le dieu des émigrés. Il vit quelque part en Afrique, terré dans un trou dont il ne sort jamais…. Il a des esprits qui voyagent pour lui. On les appelle « les ombres de Massambalo ». Elles sillonnent le continent. Du Sénégal au Zaïre. De l’Algérie au Bénin. Elles peuvent revêtir différentes formes : un enfant gardant quelques chèvres sur le bord de la route. Une vieille femme. Un chauffeur de camion au regard étrange. Ces ombres ne disent rien. C’est à travers elles que Massambalo voit le monde. Il voit ce qu’elles regardent. Il entend ce qu’elles écoutent. À travers elles, il veille sur les centaines de milliers d’hommes qui ont quitté leur terre. Ces ombres sont toujours en route. On ne les voit qu’une fois. Le temps d’une halte. D’un voyage. Le temps de leur demander son chemin ou une cigarette. Elles ne parlent pas. Ne révèlent jamais qui elles sont. C’est au voyageur qui les croise de deviner leur identité. S’il le fait, il doit s’approcher doucement, avec respect, et poser cette simple question : « Massambalo ? » Si l’ombre acquiesce, alors, il peut lui laisser un cadeau. L’ombre de Massambalo prend l’offrande et la conserve. C’est signe que le périple se passera bien. Que le vieux dieu veillera sur vous. » (193) Les hommes buvaient les paroles du conteur. Piracci fut submergé par une sorte de dégoût de ne pas pouvoir partager leur enthousiasme et leur crédulité : « Il savait, lui, qu’à l’heure des tempêtes, il n’y a pas d’esprit pour veiller sur les malheureux. Tout cela était un mensonge. […] Je ne fais plus partie des hommes. » (194) « Je ne vis plus pour rien. […] Il est temps de mourir. Me voilà arrivé au bout de ma course. » (195) Il versa de l’essence sur son corps mais il n’avait ni briquet ni allumette. « Il faut que je boive l’amertume jusqu’à la lie » (198) Quelqu’un s’approcha de lui. Puis l’ex-commandant Piracci de la marine italienne s’évanouit.

  1. L’histoire de Soleiman
  1. Jamal

Soleiman, vingt-cinq ans (le narrateur) et son frère, Jamal, font un dernier tour de ville avant de partir. Ils s’arrêtent dans un café pour boire du thé, puis dans une épicerie pour acheter des dattes. Puis, ils rentrent chez eux où leur mère les attend. « Tant que nous serons deux, la longue traîne de notre vie passée flottera dans notre dos. Tant que nous serons deux, tout sera bien. Partons, mon frère. Je te suis. » se dit Soleiman (52).

Les deux frères soudanais et leur guide s’approchent maintenant de la frontière libyenne. Mais soudain, Jamal dit à son frère : « Je ne peux pas venir avec toi. […] Je suis venu pour t’accompagner. Je ne peux pas poursuivre. […] Je suis malade. […] Je l’ai découvert il y a quelques mois. Des signes commençaient à m’inquiéter. Je suis allé voir un médecin qui m’a dit, après analyse, que j’étais malade de cette mort lente qui engloutit les hommes par générations entières. » (83-84) Soleiman voulut rentrer avec lui mais Jamal refusa : « Je vais t’accompagner jusqu’à la voiture qui t’emmènera sur la côte libyenne, à Al-Zuwarah ». (85) Avant de se séparer, Jamal donne à son frère son collier de perles vertes. Soleiman poursuit son voyage seul.

  1. Boubakar

Soleiman quitte Al-Zuwarah dans une camionnette avec une vingtaine de personnes. Au bout d’une heure, la camionnette s’arrête et trois hommes les font sortir en leur demandant leur argent. Soleiman frappe l’un des hommes au visage ; les deux autres le rouent de coups. Quand il revient à lui, Soleiman se retrouve seul avec un homme maigre et petit d’environ trente-cinq ans. Il s’appelle Boubakar : « Je suis parti il y a sept ans. Chaque kilomètre parcouru durant ces sept années m’empêche jamais de rebrousser chemin. » (122) Il compte rejoindre Ghardaïa en Algérie, puis le Maroc et l’Espagne. Soleiman décide l’accompagner ; il remarque qu’il boîte de la jambe gauche.

Grâce à des billets cousus dans l’élastique de son pantalon, Boubakar a pu payer le camion qui les emmène à Ghardaïa. De là, ils iront à Oujda, au Maroc. Près d’eux, Ahmed, un Algérien rentre chez lui à Zelfana. Il n’arrête pas de parler. Le camion s’arrête à Ouargla pour quinze minutes de pause et … Soleiman le frappe de toutes ses forces au visage et lui vole une pochette pleine de billets. Le camion repart sans Ahmed. Soleiman n’est pas fier de lui : « J’ai volé. […] Je suis une bête charognarde qui sait sentir l’odeur de l’argent comme celle d’une carcasse faisandée. » (146) Il fourre deux liasses dans la main de Boubakar. « Son regard m’accueille avec tristesse dans la communauté des hommes déchus par la peur et l’urgence » (148) Le dégoût s’empare de Soleiman : « Je ne suis plus rien qui vaille d’être sauvé. » (149). A cinq heures, ils arrivent à Ghardaïa. Boubakar va se préoccuper de trouver un camion. En attendant, Soleiman erre dans les rues de la ville*. Quand ils se retrouvent, Boubakar remarque que Soleiman n’a plus son collier. « - Je l’ai offert à quelqu’un » répond Soleiman. (153)

  1. Ceuta

Soleiman et Boubakar sont maintenant près de la frontière de Ceuta qui sépare le Maroc de l’enclave espagnole. Les chefs délibèrent sur la conduite à tenir : il y a là un Malien, un Camerounais, un Nigérian, un Togolais, un Guinéen, un Libérien. L’avis de Boubakar est écouté, car c’est le doyen d’entre tous ces hommes : « La barrière qui sépare Ceuta du Maroc fait six mètres de haut. Mais il est des endroits où elle n’en fait que trois. C’est là que nous attaquerons. »  dit Abdou (177). Il y a cinq cents hommes dans le camp. Les préparatifs commencent. Les hommes fabriquent des échelles de fortune et attendent, tapis dans les herbes. Puis, à trois heures du matin, après la relève de la garde espagnole entre les deux lignes, Abdou donne le signal de l’assaut.

Le cauchemar commence entre les deux grilles. Les policiers espagnols chargent avec leurs matraques puis tirent avec des balles en caoutchoucs. Soleiman tire Boubakar par la manche ; il reçoit un coup de matraque à l’épaule, frappe le policier au visage. Les deux hommes finissent par passer. Soleiman a la jambe fracturée, Boubakar quelques points de suture. Les policiers espagnols ne font plus attention à eux : « Les démons s’apaisent en une fraction de seconde et viennent nous caresser la joue. » (205) A peine un tiers des hommes est passé. « Nous avons traversé l’enfer. » dit Soleiman. Côté marocain, la police a mis le feu au campement. Soleiman repense à celui qu’il a rencontré sur le marché de Ghardaïa. Celui à qui il a donné le collier de Jamal. Il le remercie en pensée. « Je me mets à pleurer doucement de joie, pour la première fois de ma vie. J’ai hâte. Plus rien, maintenant, ne pourra m’arrêter. » (207)

  1. L’ombre de Massambalo : rencontre de Piracci et de Soleiman.

La nuit tombait sur Ghardaïa. Salvatore Piracci était assis sur la place où il était arrivé le matin même. Après son évanouissement les hommes lui avaient donné à manger et lui avaient demandé où il allait. Puis, ils l’avaient déposé à Ghardaïa. Sur la place, il remarqua un homme qui l’observait. Le jeune homme s’approcha et lui demanda : « - Massambalo ? » Le commandant, stupéfait, pensa que s’il acquiesçait, cela suffirait à rendre à cet homme la force qu’il n’avait plus.  « Il y avait ce regard qui l’avait frappé, un regard ample et décidé, un regard tout entier dans sa demande. C’était le même regard que (213) que celui de la femme du Vittoria, le regard de ceux qui veulent et qui iront jusqu’au bout de leurs forces. » Il repensa à sa vie sicilienne. Il était maintenant de l’autre côté. « Depuis son arrivée en Libye, il savait qu’il ne trouverait aucune terre à sa convenance. L’Eldorado n’était pas pour lui. Il y avait cru un temps, mais il avait fini par comprendre que ce n’était pas cela qu’il recherchait, mais bien plutôt un épanouissement au monde. Face à ce jeune homme, il comprenait que l’Eldorado existait pour les autres et qu’il était en son pouvoir de faire en sorte qu’ils ne doutent pas de leur chance. Eux aspiraient à des pays où les hommes n’ont pas faim et où la vie est un pacte avec les dieux. La fièvre d’Eldorado, c’est cela qu’il pouvait transmettre. » (214) L’homme posa sa question pour la troisième fois et Piracci acquiesça de la tête. Alors, le visage de l’homme s’illumina et il tendit à Piracci un petit collier de perles vertes. Salvatore Piracci le mit autour de son cou. L’homme dit son nom « Soleiman ». Plus rien ne l’effraierait.

A la nuit tombée, Piracci se remit en marche le long d’une route. A un moment, il voulut la traverser et … il se fit renverser par un camion. « L’Eldorado était là. Il ne fallait pas tarder ». (219) Puis il mourut. Des perles vertes avaient roulé tout autour de lui. (220)

  1. Critique

Dans la nuit du 28 au 29 septembre 2005, vers trois heures du matin, « cinq cents immigrés sub-sahariens donnèrent l’assaut » pour franchir les clôtures de sécurité qui font office de frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Ceuta.  Les clandestins munis d’échelles de fabrication artisanale et qui tentaient d’escalader en plusieurs points la double barrière de grille essuyèrent la riposte des forces de l’ordre marocaines et espagnoles. Au moins onze personnes auraient été tuées et de nombreux blessés furent à dénombrer. Cet épisode tragique inspira à Laurent Gaudé le chapitre X. « L’assaut » d’Eldorado qui voit Soleiman et Boubakar monter grimper sur la barrière à l’issue de leur périple africain. Ce n’est pas le seul événement contemporain qui a pu inspirer ce roman en prise directe avec ce drame de l’émigration clandestine : bateaux fantômes abandonnés par leur équipage, naufrages en mer, exploitation des clandestins par les passeurs. Cette tragédie se comptabilise en nombre de victimes. 114 morts sur le Vittoria, trois canots disparus au large de Lampedusa dans la tempête, tous ces naufragés que les habitants de Lampedusa se lassent d’enterrer dans le cimetière municipal. Eldorado de Laurent Gaudé égrène ainsi son chapelet de disparus dans le grand cimetière méditerranéen. On cherche des chiffres dans les archives informatiques mais cette comptabilité morbide est quasi impossible à établir avec précision : « L’OIM (Organisation Internationale pour les Migrations) compte près de 17.000 morts et disparus en Méditerranée entre le 1er janvier 2014 et le 30 juillet 2018. Ces 5.773 morts et 11.089 disparus ont à 86 % lieu en Méditerranée centrale, entre la Libye, la Tunisie, Malte et l’Italie, ce qui en fait selon l’OIM « la route migratoire la plus meurtrière au monde ». Le réseau United for Intercultural Action dénombre, lui, 34.361 migrants morts lors de leur migration vers et à travers l’Europe entre 1993 et 2018, dont 80 % de morts en mer. Les deux organisations et le Guardian soulignent que le chiffre réel est sûrement bien plus élevé, des milliers de personnes ayant disparus sans laisser de trace. Les corps retrouvés sont majoritairement enterrés dans des tombes anonymes en Europe ou dans des fosses communes en Afrique. Les ONG critiquent qu’aucun décompte officiel ne soit réalisé au niveau européen. » (source Wikipédia) … Mais les chiffres sous-estimés ou surestimés, manipulés ou contestés, brandis par les uns comme un épouvantail et par les autres comme une honte internationale, n’ont guère plus de sens que des taux de chômage pour dire la misère ou des statistiques pour dire la barbarie d’une guerre. La littérature, en ce sens, donne « corps » à cette réalité en l’incarnant. La femme du Vittoria, l’interprète de Lampedusa, Jamal, Soleiman, Boubakar, nous démontrent mieux qu’un long article de presse, la réalité de cette migration effroyable qui pousse des millions de miséreux à se jeter à travers le désert et la mer, à se jeter sur les grilles barbelées des frontières pour accéder à ce qu’ils veulent croire être l’Eldorado. Avant la chaleur, le froid, la faim et l’eau, leurs premiers ennemis semblent d’ailleurs les régimes qui exploitent cette migration pour effrayer l’Europe (comme la Syrie) et les multiples mafias qui s’engraissent sur le dos des pauvres qu’elles exploitent : Hussein Marouk au Liban, la reine d’Al-Zuwarah, en Libye et tous ceux qui détroussent les nomades plus ou moins légalement (comme ce chauffeur de bus).

Pendant des années, le commandant Salvatore Piracci a été l’un des éléments importants de ce rouage infernal. Commandant d’une frégate italienne, il avait à la fois la mission de sauver les naufragés de la mort et de les remettre aux autorités. Mais comme le lecteur du roman de Gaudé, le marin a cessé de se fier aux chiffres quand il s’est arrêté aux destins de cette femme du Vittoria et de l’interprète sauvé de la noyade. Il réalise alors qu’il n’a même pas la volonté de ces gens animés par la rage de vivre, de se venger ou d’accéder au paradis perdu. Lui qui a l’autorité et le confort, qui est du bon côté de la Méditerranée, et sur le pont supérieur du navire, perd le sens de sa vie et, pour filer la métaphore maritime, part à la dérive. Sur un simple canot, il fait le chemin à l’envers, échoue en Libye et côtoie la reine d’Al-Zuwarah qui veut l’embaucher comme pilote de bateau fantôme. Un comble. Dans le bus, Piracci essaie d’avertir les candidats à l’utopie de ce qui les attend en Europe mais ceux-ci ne veulent pas l’entendre et le chassent. Par un retournement terrible de la symbolique, l’Européen se retrouve mendiant sur une place de Ghardaïa. Puis, en croisant par hasard la route de Soleiman, il accepte de faire passer pour Massambalo. Mais cette incarnation du dieu des émigrés qui donne de la force au jeune Soudanais enlève les dernières forces de Piracci. Après avoir raté sa première tentative de suicide par le feu, il réussit la seconde (moins volontaire apparemment) en passant sous les roues d’un camion. Ainsi le militaire européen est-il mort seul, loin de sa terre, dans des conditions pitoyables et misérables qui n’attirent guère de compassion. Il n’aura probablement pas plus de sépulture que les naufragés de la mer. Comme si cette mort cathartique avait pour fonction de soulager quelque peu la culpabilité d’un continent du bon côté du bonheur mais incapable de faire face à ce malheur migratoire.

Dans une écriture sobre qui refuse le pathos et le militantisme idéologique, Laurent Gaudé nous livre un roman qui, treize ans après sa rédaction, reste d’une actualité brûlante et bouleversante. On sait que l’auteur écrit pour le théâtre. Dans cette tragédie contemporaine, il n’est point de place pour le manichéisme. Le bon samaritain italien finit par perdre son âme, la mère de famille éplorée se transforme en tueuse poursuivant sa vengeance, le jeune Soleiman se fait voleur et apprend à frapper les passeurs et la police espagnole. La reine d’Al-Zuwarah elle-même semble à l’aise pour justifier son négoce philanthropique alors que Marouk apparaît comme le maillon d’un jeu diplomatique sordide. L’auteur tisse un roman de fil et de trame où les deux vies de Piracci et de Soleiman semblent aux antipodes : le policier européen et l’émigré soudanais jusqu’à cette rencontre improbable sur une place de Ghardaïa où les courses existentielles ascendantes et descendantes se croisent sous l’étoile Massambalo. Tout est pourtant déjà joué puisque l’auteur nous relate cette rencontre alors qu’on sait déjà que Soleiman a passé la frontière. Le collier de perles vertes du mourant Jamal va passer au cou du moribond Salvatore.

Alors, Eldorado est-il un roman tragiquement pessimiste ou utopiquement optimiste ? Le contexte dramatique tend à faire pencher vers la première interprétation mais comme le dit l’auteur lui-même, c’est l’idéal, le rêve et l’espoir qui restent les moteurs principaux de cette dynamique migratoire et romanesque. Dans une interview à l’émission Des mots de minuit, Laurent Gaudé disait : « Dans Eldorado, ce qui me passionne, c’est le désir et ce désir-là construit un Eldorado. Ce que j’aime beaucoup avec ce mot, c’est pour ça que j’ai voulu qu’il soit en titre, c’est qu’il est extrêmement ambigu, qu’à partir du moment où on le prononce, on sait que c’est faux. On sait très bien que l’Eldorado n’existe pas et pourtant le mot existe et on a besoin de caresser cette notion-là en esprit. J’aime bien cette idée qu’on ait besoin de ce petit rêve, tout en sachant que c’est une fiction ».  A ce titre le récit de l’histoire de Massambalo à la veillée prend une valeur exemplaire. Là se joue la rupture entre ces hommes qui continuent à croire à l’utopie et Salvatore Piracci qui n’a plus de rêve : « Une sorte de dégoût le submergea, sans qu’il sût si c’était parce qu’il ne pouvait partager cet enthousiasme ou si c’était de constater qu’une telle crédulité puisse exister. Les deux sentiments se mêlaient en lui. Il ne pouvait éprouver que du malaise face à ces histoires que les hommes se racontent et qui les poussaient sur des routes indécises. Il savait, lui, qu’à l’heure des tempêtes, il n’y a pas d’esprit pour veiller sur les malheureux. Tout cela était mensonge. Mais une autre douleur l’étreignait, paradoxale et antinomique avec la première : celle de ne pouvoir partager leur foi. Il aurait aimé y croire, lui aussi. Que ses yeux brillent de la même joie aveugle. Que ce mot simple de « Massambalo » lui confère, comme à eux, une véritable force, par simple évocation. Mais il était sec. Et usé. Plus rien ne pouvait ranimer son regard. « Je ne fais plus partie des hommes », pensa-t-il. » (194)

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