Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
9 mars 2008 7 09 /03 /mars /2008 11:59

L’art est un jeu de miroirs trompeurs qui déforme les images. Dans le film de Henry King Tendre est la nuit, sorti en 1962, Jason Robards incarne le docteur Richard Diver, un psychiatre marié à une jeune aliénée, Nicole (jouée par Jennifer Jones) qui s’éloignera de lui après un séjour dans une clinique suisse et un amour de passage le laissant seul à son désespoir et à l’alcool. Dans le roman homonyme de Francis Scott Fitzgerald paru en 1934, Dick Diver  ressemble à l’auteur et Nicole a beaucoup de Zelda Sayre, la femme du romancier phare de la génération perdue. L’art dévoile tout et brouille les identités au point que l’on ne sache plus la part du vrai et de la fiction. Parfois, il peut tenter, au contraire, de lever le voile posé sur les mythes et chercher de l’autre côté du tain des glaces réfléchissantes.

C’est ce qu’a tenté de faire Gilles Leroy dans un court roman, Alabama song, qui lui valut, à l’automne 2007, le Prix Goncourt. Prenant le double risque d’écrire à la première personne les mémoires d’une femme et de faire une œuvre de fiction sur un personnage réel et célèbre, Gilles Leroy raconte donc  la vie de cette jeune Southern Belle, fille d’un juge d’Alabama et d’une actrice frustrée, qui rencontre un jour de 1918 un lieutenant yankee de vingt et un ans en garnison à Montgomery avant de partir sur le front d’Europe. Contre l’avis de ses parents, Zelda Sayre s’enfuit deux ans plus tard et épouse, à New-York, Francis Scott Fitzgerald qui vient d’écrire sa première nouvelle au titre prémonitoire : « les enfants perdus ». Le couple deviendra célèbre au point de symboliser ce nouvel esprit des années 1920 et d’incarner toute la liberté de l’après-guerre. Mais déjà la chronologie du récit se dérègle à l’unisson de ce duo qui se déchire peu à peu dans les nuées de l’alcool, de l’ennui et des frustrations : Scott ne parvient pas à écrire et Zelda comprend qu’ils sont plus frère et sœur qu’amants ou mariés. L’amour, d’ailleurs, elle va le rencontrer en France pendant l’été 1924, dans les bras d’un aviateur français Edouard Jozan qui veut lui faire un enfant. Une vie heureuse de trois mois ; Scott la fait enlever et conduire dans un hôpital en Suisse. La petite-fille d’esclavagiste du Sud commence sa longue descente dans les cales de l’aliénation.

En cinq chapitres qui sont comme les cinq actes d’une tragédie antique, Gilles Leroy alterne l’évocation de ces années folles et amères en France et en Amérique et les longues discussions avec les psychiatres de Baltimore, de Prangins du Highland Hospital ou de la Malmaison dans tous les hôpitaux où l’on essaie de la guérir d’une prétendue schizophrénie à coups d’électrochocs, de lobotomie et de médicaments. On la croit folle quand elle parle de son avortement à Menton, de sa haine pour Lewis O’Connor (Ernest Hemingway ?) qui s’est glissé dans la vie de Scott, de sa fuite des arènes de Barcelone d’où elle essaie d’extraire sa fille Patti après l’éventration horrible d’un cheval. Zelda va perdre ses droits de mère ; d’ailleurs elle reconnaît qu’elle ne sait rien faire dans une maison et qu’elle n’a pas une âme de mère. Elle ne connaît même pas le nom des nourrices. Pourtant Zelda ne manque pas de talent. A vingt-sept ans, elle veut devenir danseuse. Elle prend des cours auprès de Lioubov Egorova, une chorégraphe russe à Paris, au point de se faire saigner et d’arriver en retard à tous ses rendez-vous mondains ce qui provoque la rage de Scott chez les Stein. De fait, elle préfère courir les dancings et les bars avec René et Lulu que d’écouter pérorer Lewis. Elle peindra également puis fera don de ses toiles pendant la Seconde Guerre pour que les artistes engagés recouvrent ses toiles de leurs œuvres. Elle sait ce que le mot palimpseste veut dire. Déjà, un autre homme lui a volé ses oeuvres.

« Ecrire je savais et j’ai alimenté tous ses chefs d’œuvre, non pas comme muse, non pas comme matière, mais comme nègre involontaire d’un écrivain qui semblait estimer que le contrat de mariage incluait le plagiat de la femme par l’époux […] j’en veux à Scott parce qu’il s’est servi de moi pour toutes ses héroïnes, qu’il m’a pris pour matériau et m’a volé ma vie […] La vérité est qu’il s’est servi de mes propres mots, qu’il a pillé mon journal et mes lettres, qu’il a signé de son nom les articles et les nouvelles que seule j’écrivais. La vérité c’est qu’il m’a volé mon art et persuadée que je n’en avais aucun ». (p. 138) Au cœur du quatrième chapitre, la véritable déchirure est là. En 1932, alors qu’ils habitent la propriété de La Paix (!) dans le Maryland, Francis Scott Fitzgerald ne veut pas qu’elle publie ce qu’elle a écrit… pour protéger leur fille. Il a pourtant allègrement pillé tous ses carnets intimes et recopié des dialogues entiers. Et les éditeurs, après avoir imprimé le prénom de Zelda, ont tranché le problème de façon violente : « Let’s father the story on him : écrire est une affaire d’hommes. De droit divin, écrire revient aux hommes ». A l’hôpital, elle a dû céder un de ses bijoux pour avoir une machine à écrire. Qui veut écouter ou lire cette femme scandaleuse et malade ? Son frère, ses tantes, son ami René se sont suicidés et Fitzgerald est devenu un auteur intouchable.

Sa mère l’avait appelée Zelda en lisant ce nom dans un roman La salamandre, elle meurt pourtant dans l’incendie de son asile d’Ashville (ville des cendres ?) en mars 1948, huit ans après la mort de Francis : « elle n’a pu s’échapper, la porte de sa chambre étant bouclée, la fenêtre unique elle-même cadenassée ».

« Il faut lire Alabama song comme un roman et non comme une biographie de Zelda Fitzgerald en tant que personne historique » nous dit l’auteur à la fin de son livre. En prêtant sa plume à Zelda, Gilles Leroy lui rend le service posthume de la recréer en tant qu’écrivain et en tant qu’être lucide et sensible : « nul ne maîtrise les tempéraments – pas plus que les orages, le vent ou la foudre : personne, ni les psychiatres ni les climatologues. Encore moins les amants ombrageux ». Gilles Leroy sait de quoi il parle ; l’amant amoureux qui lui a fait connaître Fitzgerald, voulait lui interdire d’écrire. Alors, tant pis pour le mythe du grand écrivain qui s’écorne dans ce roman fébrile et incandescent de compensation. Scotty le magnifique a eu sa part de gloire. A Zelda d’avoir la sienne que le vampire lui a volée. Elle peut se reconnaître dans le miroir sans crainte qu’on la prenne pour Nicole Diver, Jennifer Jones ou une égérie romanesque.

Alabama song, Gilles Leroy. Mercure de France.2007.  15€

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de POT ETHIQUE A LENTS TICS
  • : Commentaires sur l'actualité politique et culturelle. Poésie. Parodie. Lettres-philosophie en CPGE scientifiques.
  • Contact

Profil

  • POT ETHIQUE A LENTS TICS

Recherche

Pages

Catégories