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7 août 2013 3 07 /08 /août /2013 18:13

Chapitre II

De la multiplicité des états de conscience

L’idée de durée

 

Tentative de résumé et recueil de citations

établis par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie en CPGE.

 

L’ANALYSE DU CONCEPT DE NOMBRE

 

Définition du nombre : Tout nombre est  à la fois unité et multiplicité de parties isolées.

Multiplicité de parties identiques : Ces unités décomptées sont identiques entre elles (ex. des 50 moutons dont on néglige les différences individuelles. Somme des soldats d’un bataillon ≠  appel de ces soldats : énumération). « Nous dirons donc que l’idée de nombre implique l’intuition simple d’une multiplicité de parties ou d’unités, absolument semblables les unes aux autres. »

Juxtaposition des unités dans l’espace : (Les 50 moutons diffèrent par la place qu’ils occupent dans l’espace : juxtaposés dans un espace idéal ou 50 répétitions successives de l’image d’un seul : la série prend alors place dans la durée plutôt que dans l’espace). Or la juxtaposition des unités s’opère dans l’espace et non dans la durée pure. « On nous accordera d’ailleurs sans peine que toute opération par laquelle on compte des objets matériels implique la représentation simultanée de ces objets, et que, par là même, on les laisse dans l’espace» Cette intuition de l’espace s’applique-t-elle au nombre abstrait ?

Le nombre dans la durée ou l’espace : Les diverses formes du nombre du concret à l’abstrait : de l’imagination au signe, nécessaire au calcul. Retour à l’image étendue dans  la représentation du nombre : habitude de compter dans le temps plutôt que dans l’espace (ex.  le nombre 50 : on compte les moments de la durée plutôt que les points de l’espace). Mais n’est-ce pas avec les points de l’espace qu’on aura compté les moments de la durée ? « Toute idée claire du nombre implique une vision dans l’espace »

Unité définitive et unité provisoire : Unité définitive (pure et simple, irréductible) qui forme le nombre en s’ajoutant à elle-même et unité provisoire, celle de ce nombre (une somme, morcelable)

Discontinuité et indivisibilité : La formation d’un  nombre implique la discontinuité. Pour former un nombre, il faut fixer son attention sur chacune des unités qui le composent. Points mathématiques traduisant l’indivisibilité de l’acte et se développant en ligne où les divisions s’effacent. Irréductibilité de l’unité pendant qu’on la pense et discontinuité du nombre pendant qu’on le construit. La part du subjectif et de l’objectif dans l’idée de nombre. « L’espace est la matière avec laquelle l’esprit construit le nombre, le milieu où l’esprit le place. »

Le nombre, juxtaposition dans l’espace : Contrairement à l’arithmétique qui morcèle les unités, le sens commun tend à construire le nombre avec des indivisibles simples. « Il faut donc bien que, dès l’origine nous nous soyons représenté le nombre par une juxtaposition dans l’espace. C’est la conclusion à laquelle nous avions abouti d’abord, en nous fondant sur ce que toute addition implique une multiplicité de parties, perçues simultanément. »

 

Deux espèces de multiplicités, des objets matériels et des faits de conscience :

-     objets matériels  concrets: localisation simple dans l’espace sans effort de représentation symbolique

-  états purement affectifs de l’âme ou représentations échappant à la vue et au toucher : nécessité de passer par une figuration symbolique (ex. bruits de pas dans la rue, coups successifs d’une cloche)

« Mais la plupart des esprits ne procèdent pas ainsi : ils alignent les sons successifs dans un espace idéal, et s’imaginent compter alors les sons dans la pure durée. » C’est dans l’espace et non dans le temps que s’effectue cette opération qui devient de plus en plus difficile à mesure que nous pénétrons dans les profondeurs de la conscience. « D’où résulte enfin qu’il y a deux espèces de multiplicité : celle des objets matériels, qui forme un nombre immédiatement, et celle des faits de conscience, qui ne saurait prendre l’aspect d’un nombre sans l’intermédiaire de quelque représentation symbolique, où intervient nécessairement l’espace. »

Impénétrabilité de la matière, solidarité du nombre et de l’espace : Impénétrabilité : propriété fondamentale des corps comme la pesanteur ou la résistance mais invalidée par les sens qui révèlent expériences de mélanges et de combinaisons : pénétration d’un corps dans un autre corps. En fait, ce n’est pas une nécessité d’ordre physique mais d’ordre logique selon laquelle deux corps ne sauraient occuper en même temps le même lieu. « Poser l’impénétrabilité de la matière, c’est donc simplement reconnaître la solidarité des notions de nombre et d’espace, c’est énoncer une propriété du nombre, plutôt que de la matière ». Quand on compte les éléments qui se pénètrent, on ne les compte qu’à condition de les représenter par des unités homogènes occupant des places distinctes dans l’espace. « L’impénétrabilité fait donc son apparition en même temps que le nombre ; et lorsqu’on attribue cette qualité à la matière pour la distinguer de tout ce qui n’est point elle, on se borne à énoncer sous une autre forme la distinction que nous établissions plus haut entre les choses étendues, qui se peuvent traduire immédiatement en nombre, et les faits de conscience, qui impliquent d’abord une représentation symbolique dans l’espace»

Représentation symbolique des faits de conscience, le temps, l’espace et la durée : La sensation représentative des faits de conscience en tant que qualité pure devient quantité : on l’appelle intensité. «  Lorsque nous parlons du temps, nous pensons le plus souvent à un milieu homogène où nos faits de conscience s’alignent, se juxtaposent comme dans l’espace, et réussissent à former une multiplicité distincte. Le temps ainsi compris ne serait-il pas à la multiplicité de nos états psychiques ce que l’intensité est à certains d’entre eux, un signe, un symbole, absolument distinct de la vraie durée ? »  Mais le temps, entendu au sens d’un milieu où l’on distingue et où l’on compte, n’est que de l’espace. Nécessité d’une étude directe des idées d’espace et de temps.

 

LA CRITIQUE DES SCIENCES

 

L’espace, une abstraction ou une réalité, indépendante de son contenu (Kant) : Difficulté de démêler

-  si l’étendue est un aspect de ces qualités physiques (espace se réduirait à une abstraction ou à un extrait, exprimant ce que certaines sensations ont de commun)

-  ou si ces qualités sont inétendues par essence, l’espace venant s’y ajouter (réalité aussi solide que ces sensations).  Cf. Kant dans l’Esthétique transcendantale : existence de l’espace indépendante de son contenu (Conception pas très différente de la croyance populaire). « Bien loin d’ébranler notre foi à la réalité de l’espace, Kant en a déterminé le sens précis et en a même apporté la justification. »

Les empiristes et les nativistes et le problème de l’espace : La solution donnée par Kant s’est imposée aux philosophes  nativistes et empiriques. Ils négligent le problème de la nature de l’espace, considèrent les sensations comme inextensives et établissent une distinction radicale entre la matière de la représentation et sa forme. Pour eux, les sensations sont inétendues et simplement qualitatives. Si Kant a détaché l’espace de son contenu, les empiristes cherchent comment ce contenu, isolé de l’espace par notre pensée, arrive à y reprendre place. Ils méconnaissent cependant  l’activité de l’intelligence et inclinent à engendrer la forme extensive de notre représentation par une alliance des sensations : l’espace, sans être extrait des sensations, résulterait de leur coexistence. Mais pour que l’espace naisse de la coexistence des sensations inextensives, il faudrait un acte de l’esprit qui les embrasse et les juxtapose : « cet acte sui generis ressemble assez à ce que Kant appelait une forme a priori de la sensibilité. »

Conception de l’espace comme milieu vide homogène : « Car il n’y a guère d’autre définition possible de l’espace : c’est ce qui nous permet de distinguer l’une de l’autre plusieurs sensations identiques et simultanées : c’est donc un principe de différenciation autre que celui de la différenciation qualitative, et, par suite, une réalité sans qualité. » Des sensations simultanées ne sont jamais identiques et il n’y a pas deux points d’une surface homogène qui produisent sur la vue et le toucher la même impression. « Il faudrait donc distinguer entre la perception de l’étendue et la conception de l’espace : elles sont sans doute impliquées l’une dans l’autre, mais, plus on s’élèvera dans la série des êtres intelligents, plus se dégagera avec netteté l’idée indépendante d’un espace homogène. » Exemple des animaux qui ne perçoivent pas le monde extérieur comme nous et pour lesquels l’espace n’est pas aussi homogène que pour nous. Nous avons « la faculté spéciale de percevoir ou de concevoir un espace sans qualité ». Ce n’est pas la faculté d’abstraire. « Ce qu’il faut dire, c’est que nous connaissons deux réalités d’ordre différent, l’une hétérogène, celle des qualités sensibles, l’autre homogène, qui est l’espace. Cette dernière, nettement conçue par l’intelligence humaine, nous met à même d’opérer des distinctions tranchées, de compter, d’abstraire, et peut-être aussi de parler. »

Le temps, autre milieu indéfini et homogène ? : « On s’accorde à envisager le temps comme un milieu indéfini, différent de l’espace, mais homogène comme lui : l’homogène revêtirait ainsi une double forme, selon qu’une coexistence ou une succession le remplit ». En soustrayant ainsi le temps à la durée, on en revient à l’espace. Mais il faut se demander si le temps conçu comme milieu homogène n’est pas un concept bâtard dû à l’intrusion de l’espace dans le domaine de la conscience pure. Mais ces deux formes de l’homogène ne sont-elles pas réductibles l’une à l’autre ?  « Or l’extériorité est le caractère propre des choses qui occupent de l’espace, tandis que les faits de conscience ne sont point essentiellement extérieurs, les uns aux autres, et ne le deviennent que par un déroulement dans le temps, considéré comme un milieu homogène. Si donc l’une de ces deux prétendues formes de l’homogène, temps et espace, dérive de l’autre, on peut affirmer a priori que l’idée d’espace est la donnée fondamentale. Mais, abusés par la simplicité apparente de l’idée de temps, les philosophes qui ont essayé d’une réduction de ces deux idées ont cru pouvoir construire la représentation de l’espace avec celle de la durée. En montrant le vice de cette théorie, nous ferons voir comment le temps, conçu sous la forme d’un milieu indéfini et homogène, n’est que le fantôme de l’espace obsédant la conscience réfléchie. »

Deux conceptions de la durée : Ramener les rapports d’étendue à des rapports de succession dans la durée (école anglaise) : ex des sensations éprouvées, les yeux fermés, en suivant une surface avec nos doigts. Une série réversible  de sensations qualitatives : les rapports de situation dans l’espace se définissent alors comme des rapports réversibles de succession dans la durée. Mais il y a une conception bien superficielle de la durée.

Deux conceptions de la durée :

- la durée pure : la forme que prend la succession de nos états de notre conscience quand notre moi se laisse vivre (ex. des notes d’une mélodie). Conception de la succession sans distinction et comme pénétration mutuelle.

- la durée où intervient subrepticement l’idée d’espace : projection du temps dans l’espace, expression de la durée en étendue et représentation de la succession sous forme d’une ligne continue dont les parties se touchent sans se pénétrer : perception simultanée de l’avant et de l’après.

« Bref, lorsque le déplacement de mon doigt le long d’une surface ou d’une ligne me procurera une série de sensations de qualités diverses, il arrivera de deux choses l’une : ou je me figurerai ces sensations dans la durée seulement, mais elles se succéderont alors de telle manière que je ne puisse, à un moment donné, me représenter plusieurs d’entre elles comme simultanées et pourtant distinctes ; — ou bien je discernerai un ordre de succession, mais c’est qu’alors j’ai la faculté, non seulement de percevoir une succession de termes, mais encore de les aligner ensemble après les avoir distingués ; en un mot, j’ai déjà l’idée d’espace. L’idée d’une série réversible dans la durée, ou même simplement d’un certain ordre de succession dans le temps, implique donc elle-même la représentation de l’espace, et ne saurait être employée à le définir. »

L’erreur de ceux qui considèrent la pure durée comme une chose analogue à l’espace : Un point qui voudrait prendre conscience de son appartenance à une ligne devrait s’élever dans l’espace tridimensionnel au-dessus de cette ligne. « Bref, la pure durée pourrait bien n’être qu’une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l’hétérogénéité pure. » «  Dès l’instant où l’on attribue la moindre homogénéité à la durée, on introduit subrepticement l’espace. »

Les oscillations d’un pendule : « Il est vrai que nous comptons les moments successifs de la durée, et que, par ses rapports avec le nombre, le temps nous apparaît d’abord comme une grandeur mesurable, tout à fait analogue à l’espace. » Exemples :

- représentation des soixante oscillations d’un pendule d’un coup (sur une ligne fixe), successivement ou en conservant avec l’image de l’oscillation présente le souvenir de la précédente ;

- oscillations du balancier nous invitant au sommeil : lequel produit cet effet ? les sons se composent entre eux et agissent par la qualité que leur quantité présente, c’est-à-dire par l’organisation rythmique de leur ensemble. Chaque surcroît d’excitation s’organise avec les excitations précédentes

« La vraie durée, celle que la conscience perçoit, devrait donc être rangée parmi les grandeurs dites intensives, si toutefois les intensités pouvaient s’appeler des grandeurs ; à vrai dire, ce n’est pas une quantité, et dès qu’on essaie de la mesurer, on lui substitue inconsciemment de l’espace. »

Difficulté à nous représenter la durée dans sa pureté originelle : « et cela tient, sans doute, à ce que nous ne durons pas seuls : les choses extérieures, semble-t-il, durent comme nous, et le temps, envisagé de ce dernier point de vue, a tout l’air d’un milieu homogène. Non seulement les moments de cette durée paraissent extérieurs les uns aux autres, comme le seraient des corps dans l’espace, mais le mouvement perçu par nos sens est le signe en quelque sorte palpable d’une durée homogène et mesurable. » Si la durée ne se mesure pas, il paraît bien que le temps entre dans les mesures de l’astronome, du physicien, notamment pour mesurer la vitesse d’un mouvement en tant que grandeur mesurable et mesurable. Mais nous verrons que ce n’est qu’une illusion.

Les oscillations du pendule, des simultanéités, des intervalles de temps dans l’espace : En suivant les oscillations du pendule, on ne mesure pas la durée, on compte des simultanéités.

-  En dehors de moi : une seule position de l’aiguille et du pendule. Extériorité réciproque sans succession

-     Au-dedans de moi : « processus de pénétration mutuelle des faits de conscience qui se poursuit, qui constitue la durée vraie ». Succession sans extériorité réciproque.

« Or, entre cette succession sans extériorité et cette extériorité sans succession une espèce d’échange se produit, assez analogue à ce que les physiciens appellent un phénomène d’endosmose. » (Osmose  entre  deux  liquides  de  densité différente et qui va du dehors en dedans.) Habitude d’établir les moments successifs de notre vie consciente, qui pourtant se pénètrent, comme les oscillations distinctes du balancier. « De là l’idée erronée dune durée interne homogène, analogue à l’espace, dont les moments identiques se suivraient sans se pénétrer. » Grâce au souvenir que notre conscience a organisé de l’ensemble des oscillations pendulaires, nous créons « une quatrième dimension de l’espace, que nous appelons le temps homogène, et qui permet au mouvement pendulaire, quoique se produisant sur place, de se juxtaposer indéfiniment à lui-même. » En faisant la part du réel et de l’imaginaire dans ce  processus complexe, nous trouvons ceci : « Il y a un espace réel, sans durée, mais où des phénomènes apparaissent et disparaissent simultanément avec nos états de conscience. Il y a une durée réelle, dont les moments hétérogènes se pénètrent, mais dont chaque moment peut être rapproché d’un état du monde extérieur qui en est contemporain, et se séparer des autres moments par l’effet de ce rapprochement même. De la comparaison de ces deux réalités naît une représentation symbolique de la durée, tirée de l’espace. La durée prend ainsi la forme illusoire d’un milieu homogène, et le trait d’union entre ces deux termes, espace et durée, est la simultanéité, qu’on pourrait définir l’intersection du temps avec l’espace. »

Le concept de mouvement, symbole vivant d’une durée en apparence homogène : On opère la même dissociation. « On dit le plus souvent qu’un mouvement a lieu dans l’espace, et quand on déclare le mouvement homogène et divisible, c’est à l’espace parcouru que l’on pense, comme si on pouvait le confondre avec le mouvement lui-même. Or, en y réfléchissant davantage, on verra que les positions successives du mobile occupent bien en effet de l’espace, mais que l’opération par laquelle il passe d’une position à l’autre, opération qui occupe de la durée et qui n’a de réalité que pour un spectateur conscient, échappe à l’espace. » Le mouvement est un progrès, une synthèse mentale, un processus psychique inétendu. En percevant autre chose que des positions du mobile, la conscience se remémore les positions successives et en fait une synthèse qualitative, une organisation graduelle, une unité analogue à celle d’une phrase mélodique. Exemple de l’étoile filante : dissociation dans l’espace parcouru qui apparaît sous la forme d’une ligne de feu. « Bref, il y a deux éléments à distinguer dans le mouvement, l’espace parcouru et l’acte par lequel on le parcourt, les positions successives et la synthèse de ces positions. Le premier de ces éléments est une quantité homogène ; le second n’a de réalité que dans notre conscience ; c’est, comme on voudra, une qualité ou une intensité. Mais ici encore un phénomène d’endosmose se produit, un mélange entre la sensation purement intensive de mobilité et la représentation extensive d’espace parcouru. »  D’une part nous attribuons au mouvement, à tort, la divisibilité même de l’espace, d’autre part, nous projetons, tout aussi indûment, cet acte lui-même dans l’espace.

De cette confusion entre le mouvement et l’espace parcouru par l’espace sont nés les sophismes de l’école d’Elée : « car l’intervalle qui sépare deux points est divisible infiniment, et si le mouvement était composé de parties comme celles de l’intervalle lui-même, jamais l’intervalle ne serait franchi. » Zénon se trompe en recomposant le mouvement d’Achille selon la même loi que le mouvement de la tortue, en oubliant que l’espace seul se prête à un mode de décomposition et de recomposition arbitraire, et confondant ainsi espace et mouvement.

Il n’est donc pas nécessaire d’admettre, malgré l’analyse d’Evellin, que « la rencontre des deux mobiles implique un écart entre le mouvement réel et le mouvement imaginé, entre l’espace en soi et l’espace indéfiniment divisible, entre le temps concret et le temps abstrait. Pourquoi recourir à une hypothèse métaphysique, si ingénieuse soit-elle, sur la nature de l’espace, du temps et du mouvement, alors que l’intuition immédiate nous montre le mouvement dans la durée, et la durée en dehors de l’espace ? Point n’est besoin de supposer une limite à la divisibilité de l’espace concret ; on peut le laisser infiniment divisible, pourvu qu’on établisse une distinction entre les positions simultanées des deux mobiles, lesquelles sont en effet dans l’espace, et leurs mouvements, qui ne sauraient occuper d’espace, étant durée plutôt qu’étendue, qualité et non pas quantité. » Mesurer la vitesse d’un mouvement, c’est simplement constater une simultanéité. La mathématique reste dans son rôle en s’occupant de déterminer les positions simultanées d’Achille et de la tortue ou en admettant la rencontre de deux mobiles en un point X, mais elle en sort en prétendant reconstituer ce qui se passe dans l’intervalle de deux simultanéités et en inventant de nombreuses simultanéités nouvelles qui devraient l’avertir « qu’on ne fait pas du mouvement avec des immobilités, ni du temps avec de l’espace. Bref, de même que dans la durée il n’y a d’homogène que ce qui ne dure pas, c’est-à-dire l’espace, où s’alignent les simultanéités, ainsi l’élément homogène du mouvement est ce qui lui appartient le moins, l’espace parcouru, c’est-à-dire l’immobilité. »

La science n’opère sur le temps et le mouvement qu’en éliminant d’abord l’élément essentiel et qualitatif :

-     du temps, la durée

-     du mouvement, la mobilité

Pour s’en convaincre, il faut examiner le rôle des considérations de temps, de mouvement et de vitesse en astronomie et en mécanique.

Les traités de mécanique ne définissent pas la durée mais l’égalité de deux durées : On note l’instant où le mouvement commence et celui où il finit, c’est-à-dire deux simultanéités et on mesure la seule chose qui soit mesurable, l’espace parcouru. Il n’est pas question de durée mais seulement d’espace et de simultanéités. L’intervalle de durée n’existe  en nous qu’à cause de la pénétration mutuelle de nos états de conscience ; en dehors de nous, il n’y a que de l’espace et des simultanéités dont on ne peut même pas dire qu’elles soient successives. « Ce qui prouve bien que l’intervalle de durée lui-même ne compte pas au point de vue de la science, c’est que, si tous les mouvements de l’univers se produisaient deux ou trois fois plus vite, il n’y aurait rien à modifier ni à nos formules, ni aux nombres que nous y faisons entrer. La conscience aurait une impression indéfinissable et en quelque sorte qualitative de ce changement, mais il n’y paraîtrait pas en dehors d’elle, puisque le même nombre de simultanéités se produirait encore dans l’espace. » L’astronome agit ainsi, par exemple, en prédisant une éclipse en réduisant les intervalles de durée à une succession de simultanéités.

La notion de vitesse :

le mouvement uniforme (trajectoire d’un mobile et phénomène physique se répétant indéfiniment dans des conditions identiques, comme la chute d’une pierre) : « On définit donc la vitesse d’un mouvement uniforme sans faire appel à d’autres notions que celles despace et de simultanéité. »

le mouvement varié (éléments inégaux entre eux : pour définir la vitesse du mobile, il suffit d’imaginer un nombre indéfini de mobiles tous animés de mouvements uniformes dont les vitesses correspondent à toutes les grandeurs possibles.

« Or, dans cette analyse du mouvement varié, comme dans celle du mouvement uniforme, il n’est question que despaces une fois parcourus, et de positions simultanées une fois atteintes. Nous étions donc fondés à dire que si la mécanique ne retient du temps que la simultanéité, elle ne retient du mouvement lui-même que l’immobilité. »

Les équations algébriques ne peuvent pas traduire la durée et le mouvement : La mécanique opère nécessairement sur des équations algébriques qui expriment toujours un fait accompli.  « Or il est de l’essence même de la durée et du mouvement, tels qu’ils apparaissent à notre conscience, d’être sans cesse en voie de formation : aussi l’algèbre pourra-t-elle traduire les résultats acquis en un certain moment de la durée et les positions prises par un certain mobile dans l’espace, mais non pas la durée et le mouvement eux-mêmes. En vain on augmentera le nombre des simultanéités et des positions que l’on considère, par l’hypothèse d’intervalles très petits ; en vain même, pour marquer la possibilité d’accroître indéfiniment le nombre de ces intervalles de durée, on remplacera la notion de différence par celle de différentielle : c’est toujours à une extrémité de l’intervalle que la mathématique se place, si petit qu’elle le conçoive. Quant à l’intervalle lui-même, quant à la durée et au mouvement, en un mot, ils restent nécessairement en dehors de l’équation. C’est que la durée et le mouvement sont des synthèses mentales, et non pas des choses ; c’est que, si le mobile occupe tour à tour les points d’une ligne, le mouvement n’a rien de commun avec cette ligne même ; c’est enfin que, si les positions occupées par le mobile varient avec les différents moments de la durée, s’il crée même des moments distincts par cela seul qu’il occupe des positions différentes, la durée proprement dite n’a pas de moments identiques ni extérieurs les uns aux autres, étant essentiellement hétérogène à elle-même, indistincte, et sans analogie avec le nombre. »

Espace homogène, multiplicité distincte et temps homogène : L’espace seul est homogène. Les choses situées dans l’espace constituent une multiplicité distincte et toute multiplicité distincte s’obtient par un déroulement dans l’espace. Il n’y a dans l’espace ni durée ni succession, au sens où la conscience prend ces mots. Chacun des états successifs du monde extérieur existe seul et leur multiplicité n’a de réalité que pour une conscience capable de les conserver puis de les juxtaposer en les extériorisant les uns par rapport aux autres.  « L’espace employé à cet usage est précisément ce qu’on appelle le temps homogène. »

Multiplicité qualitative et multiplicité quantitative (ou multiplicité distincte) : « La multiplicité des états de conscience, envisagée dans sa pureté originelle, ne présente aucune ressemblance avec la multiplicité distincte qui forme un nombre. Il y aurait là, disions-nous, une multiplicité qualitative. Bref, il faudrait admettre deux espèces de multiplicité, deux sens possibles du mot distinguer, deux conceptions, l’une qualitative et l’autre quantitative, de la différence entre le même et l’autre. »

-    Multiplicité qualitative : cette hétérogénéité ne contient le nombre qu’en puissance (Aristote), discrimination qualitative sans arrière-pensée ou de créer les qualités : quantité.

-   Multiplicité quantitative : multiplicité de termes qui se comptent ou peuvent se compter que l’on pense à extérioriser et à développer dans l’espace.

Distinction difficile à exprimer par le langage. La représentation d’une multiplicité sans rapport avec le nombre ou l’espace ne saurait se traduire dans la langue du sens commun. « Et pourtant nous ne pouvons former l’idée même de multiplicité distincte sans considérer parallèlement ce que nous avons appelé une multiplicité qualitative. » Quand nous comptons explicitement des unités en les alignant dans l’espace, à côté de cette addition dont les termes identiques se dessinent sur un fond homogène, se poursuit dans les profondeurs de l’âme une organisation des unités les unes avec les autres (ex des coups de marteau sur une enclume). Les nombres d’un usage journalier ont chacun leur équivalent émotionnel (19,99 F). « Bref, le processus par lequel nous comptons des unités et en formons une multiplicité distincte présente un double aspect : d’un côté nous les supposons identiques, ce qui ne se peut concevoir qu’à la condition que ces unités s’alignent dans un milieu homogène ; mais d’autre part la troisième unité, par exemple, en s’ajoutant aux deux autres, modifie la nature, l’aspect, et comme le rythme de l’ensemble : sans cette pénétration mutuelle et ce progrès en quelque sorte qualitatif, il n’y aurait pas d’addition possible. — C’est donc grâce à la qualité de la quantité que nous formons l’idée d’une quantité, sans qualité. »

 

LES DEUX MOI

 

Représentation symbolique de la durée réelle, les deux « moi », les quatre coups de l’horloge :

L’idée d’un temps homogène, image symbolique de la durée réelle : « Il devient dès lors évident qu’en dehors de toute représentation symbolique le temps ne prendra jamais pour notre conscience l’aspect d’un milieu homogène, où les termes d’une succession s’extériorisent les uns par rapport aux autres. Mais nous arrivons naturellement à cette représentation symbolique par ce seul fait que, dans une série de termes identiques, chaque terme prend pour notre conscience un double aspect : l’un toujours identique à lui-même, puisque nous songeons à l’identité de l’objet extérieur, l’autre spécifique, parce que l’addition de ce terme provoque une nouvelle organisation de l’ensemble. De là la possibilité de déployer dans l’espace, sous forme de multiplicité numérique, ce que nous avons appelé une multiplicité qualitative, et de considérer l’une comme l’équivalent de l’autre. Or, nulle part ce double processus ne s’accomplit aussi facilement que dans la perception du phénomène extérieur, inconnaissable en soi, qui prend pour nous la forme du mouvement. Ici nous avons bien une série de termes identiques entre eux, puisque c’est toujours le même mobile ; mais d’autre part la synthèse opérée par notre conscience entre la position actuelle et ce que notre mémoire appelle les positions antérieures fait que ces images se pénètrent, se complètent et se continuent en quelque sorte les unes les autres. C’est donc par l’intermédiaire du mouvement surtout que la durée prend la forme d’un milieu homogène, et que le temps se projette dans l’espace. Mais, à défaut du mouvement, toute répétition d’un phénomène extérieur bien déterminé eût suggéré à la conscience le même mode de représentation. » Exemple de la ligne mélodique et du progrès dynamique des coups de marteau.  « Mais sachant que la même cause objective agit, nous découpons ce progrès en phases que nous considérons alors comme identiques ; et cette multiplicité de termes identiques ne pouvant plus se concevoir que par déploiement dans l’espace, nous aboutissons encore nécessairement à l’idée d’un temps homogène, image symbolique de la durée réelle. »

Le moi profond et le moi superficiel : « En un mot, notre moi touche au monde extérieur par sa surface ; nos sensations successives, bien que se fondant les unes dans les autres, retiennent quelque chose de l’extériorité réciproque qui en caractérise objectivement les causes ; et c’est pourquoi notre vie psychologique superficielle se déroule dans un milieu homogène sans que ce mode de représentation nous coûte un grand effort. Mais le caractère symbolique de cette représentation devient de plus en plus frappant à mesure que nous pénétrons davantage dans les profondeurs de la conscience : le moi intérieur, celui qui sent et se passionne, celui qui délibère et se décide, est une force dont les états et modifications se pénètrent intimement, et subissent une altération profonde dès qu’on les sépare les uns des autres pour les dérouler dans l’espace. Mais comme ce moi plus profond ne fait qu’une seule et même personne avec le moi superficiel, ils paraissent nécessairement durer de la même manière. Et comme la représentation constante d’un phénomène objectif identique qui se répète découpe notre vie psychique superficielle en parties extérieures les unes aux autres, les moments ainsi déterminés déterminent à leur tour des segments distincts dans le progrès dynamique et indivisé de nos états de conscience plus personnels. Ainsi se répercute, ainsi se propage jusque dans les profondeurs de la conscience cette extériorité réciproque que leur juxtaposition dans l’espace homogène assure aux objets matériels : petit à petit, nos sensations se détachent les unes des autres comme les causes externes qui leur donnèrent naissance, et les sentiments ou idées comme les sensations dont ils sont contemporains. — Ce qui prouve bien que notre conception ordinaire de la durée tient à une invasion graduelle de l’espace dans le domaine de la conscience pure, c’est que, pour enlever au moi la faculté de percevoir un temps homogène, il suffit d’en détacher cette couche plus superficielle de faits psychiques qu’il utilise comme régulateurs. Le rêve nous place précisément dans ces conditions ; car le sommeil, en ralentissant le jeu des fonctions organiques, modifie surtout la surface de communication entre le moi et les choses extérieures. Nous ne mesurons plus alors la durée, mais nous la sentons ; de quantité elle revient à l’état de qualité ; l’appréciation mathématique du temps écoulé ne se fait plus ; mais elle cède la place à un instinct confus, capable, comme tous les instincts, de commettre des méprises grossières et parfois aussi de procéder avec une extraordinaire sûreté. Même à l’état de veille, l’expérience journalière devrait nous apprendre à faire la différence entre la durée-qualité, celle que la conscience atteint immédiatement, celle que l’animal perçoit probablement, et le temps pour ainsi dire matérialisé, le temps devenu quantité par un développement dans l’espace. »

Exemple des quatre coups sonnés à une horloge voisine que le philosophe a entendus en écrivant ce texte  et dont il essaie de reconstituer le processus. «  Bref, le nombre des coups frappés a été perçu comme qualité, et non comme quantité ; la durée se présente ainsi à la conscience immédiate, et elle conserve cette forme tant qu’elle ne cède pas la place à une représentation symbolique, tirée de l’étendue. »

Il faut donc distinguer :

-    deux formes de la multiplicité : « au-dessous de la multiplicité numérique des états conscients, une multiplicité qualitative »,

-    deux appréciations bien différentes de la durée : « au-dessous de la durée homogène, symbole extensif de la durée vraie, une psychologie attentive démêle une durée dont les moments hétérogènes se pénètrent » 

-    deux aspects de la vie consciente : « au-dessous du moi aux états bien définis, un moi où succession implique fusion et organisation. » « Mais nous nous contentons le plus souvent du premier, c’est-à-dire de l’ombre du moi projetée dans l’espace homogène. La conscience, tourmentée d’un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n’aperçoit la réalité qu’à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental. »

Double impression laissée par la visite d’une ville :

-        une impression destinée à durer

-       et une impression qui se modifiera sans cesse

Changement des impressions au bout d’un temps assez long : « Il semble que ces objets, continuellement perçus par moi et se peignant sans cesse dans mon esprit, aient fini par m’emprunter quelque chose de mon existence consciente ; comme moi ils ont vécu, et comme moi vieilli. Ce n’est pas là illusion pure ; car si l’impression d’aujourd’hui était absolument identique à celle d’hier, quelle différence y aurait-il entre percevoir et reconnaître, entre apprendre et se souvenir ? » Cette différence échappe à l’attention de la plupart car nous attachons moins d’importance à notre existence intérieure et individuelle qu’à notre vie extérieure et sociale. «  Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet. De même que la durée fuyante de notre moi se fixe par sa projection dans l’espace homogène, ainsi nos impressions sans cesse changeantes, s’enroulant autour de l’objet extérieur qui en est cause, en adoptent les contours précis et l’immobilité. »

Les sensations, les goûts et l’influence du langage : Les sensations simples (saveur, parfum) offrent moins de consistance encore. Le langage solidifie sous forme de goût  les sensations qui ont pu changer. « Mais en réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaine que des progrès. Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. » Cette influence du langage sur la sensation est profonde : il nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations et nous trompe sur la variété de la sensation éprouvée. Exemple de l’influence de la réputation d’un mets sur l’appréciation qu’on en fait.  « Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité. »

Les phénomènes de sentiments : « Nulle part cet écrasement de la conscience immédiate n’est aussi frappant que dans les phénomènes de sentiment. Un amour violent, une mélancolie profonde envahissent notre âme : ce sont mille éléments divers qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans la moindre tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres ; leur originalité est à ce prix. Déjà ils se déforment quand nous démêlons dans leur masse confuse une multiplicité numérique : que sera-ce quand nous les déploierons, isolés les uns des autres, dans ce milieu homogène qu’on appellera maintenant, comme on voudra, temps ou espace ? »

La dénaturation du sentiment  et les efforts vains du romancier: Le sentiment qui nous pousse à des résolutions, est un être qui vit. « Mais il vit parce que la durée où il se développe est une durée dont les moments se pénètrent : en séparant ces moments les uns des autres, en déroulant le temps dans l’espace, nous avons fait perdre à ce sentiment son animation et sa couleur. Nous voici donc en présence de l’ombre de nous-mêmes : nous croyons avoir analysé notre sentiment, nous lui avons substitué en réalité une juxtaposition d’états inertes, traduisibles en mots, et qui constituent chacun l’élément commun, le résidu par conséquent impersonnel, des impressions ressenties dans un cas donné par la société entière. » En raisonnant sur ces états, nous leur appliquons une logique simple en les érigeant en genres pour servir à une déduction future. Nous pouvons louer le romancier qui dénonce cette absurdité mais en déroulant notre sentiment dans un temps homogène et en en exprimant les éléments par des mots, il nous en présente qu’une ombre à son tour :  « seulement, il a disposé cette ombre de manière à nous faire soupçonner la nature extraordinaire et illogique de l’objet qui la projette ; il nous a invités à la réflexion en mettant dans l’expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle, qui constitue l’essence même des éléments exprimés. Encouragés par lui, nous avons écarté pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous. Il nous a remis en présence de nous-mêmes. »

La question des idées : Nous aurions la même surprise, en brisant les cadres du langage,  en nous efforçant de saisir nos idées à l’état naturel  et telles que notre conscience, délivrée de l’obsession de l’espace, les apercevrait. Cette dissociation aboutissant à l’abstraction est très commode dans la vie pratique et dans le débat philosophique.

« Mais lorsque nous nous figurons que les éléments dissociés sont précisément ceux qui entraient dans la contexture de l’idée concrète, lorsque, substituant à la pénétration des termes réels la juxtaposition de leurs symboles, nous prétendons reconstituer de la durée avec de l’espace, nous tombons inévitablement dans les erreurs de l’associationnisme. » Les opinions auxquelles nous tenons le plus sont souvent celles que nous avons par instinct et que nous avons le plus de mal à justifier. Ces idées qui sont vraiment nôtres remplissent notre moi entier à la différence de celles qui flottent à la surface : idées toutes faites, idées que nous avons négligé d’entretenir et qui se sont desséchées dans l’abandon. « Si, à mesure que nous nous éloignons des couches profondes du moi, nos états de conscience tendent de plus en plus à prendre la forme d’une multiplicité numérique et à se déployer dans un espace homogène, c’est précisément parce que ces états de conscience affectent une nature de plus en plus inerte, une forme de plus en plus impersonnelle. Il ne faut donc pas s’étonner si celles-là seules de nos idées qui nous appartiennent le moins sont adéquatement exprimables par des mots : à celles-là seulement, comme nous verrons, s’applique la théorie associationniste. Extérieures les unes aux autres, elles entretiennent entre elles des rapports où la nature intime de chacune d’elles n’entre pour rien, des rapports qui peuvent se classer : on dira donc qu’elles s’associent par contiguïté, ou par quelque raison logique. Mais si, creusant au-dessous de la surface de contact entre le moi et les choses extérieures, nous pénétrons dans les profondeurs de l’intelligence organisée et vivante, nous assisterons à la superposition ou plutôt à la fusion intime de bien des idées qui, une fois dissociées, paraissent s’exclure sous forme de termes logiquement contradictoires. Les rêves les plus bizarres, où deux images se recouvrent et nous présentent tout à la fois deux personnes différentes, qui n’en feraient pourtant qu’une, donneront une faible idée de l’interpénétration de nos concepts à l’état de veille. L’imagination du rêveur, isolée du monde externe, reproduit sur de simples images et parodie à sa manière le travail qui se poursuit sans cesse, sur des idées, dans les régions plus profondes de la vie intellectuelle. »

            Double aspect de la vie consciente selon qu’on l’aperçoit directement ou par réfraction à travers l’espace : « Les états de conscience profonde n’ont aucun rapport avec la quantité : ils sont qualité pure ;  ils se mêlent de telle manière qu’on ne saurait dire s’ils sont un ou plusieurs, ni même les examiner à ce point de vue sans les dénaturer aussitôt. La durée qu’ils créent ainsi est une durée dont les moments ne constituent pas une multiplicité numérique : caractériser ces moments en disant qu’ils empiètent les uns sur les autres, ce serait encore les distinguer. » L’intuition d’un espace homogène est un acheminement à la vie sociale (ex. contraire de l’animal qui ne se représente pas  un monde extérieur distinct de lui). A mesure que se réalisent les conditions de la vie sociale, que s’accentue le courant qui emporte nos états de conscience du dedans au dehors, ces états se transforment en choses et se détachent de nous. « Nous ne les apercevons plus alors que dans le milieu homogène où nous en avons figé l’image et à travers le moi qui leur prête sa banale coloration. Ainsi se forme un second moi qui recouvre le premier, un moi dont l’existence a des moments distincts, dont les états se détachent les uns des autres et s’expriment, sans peine par des mots. » Nous ne réintroduisons pas ici la multiplicité numérique que nous avions exclue. C’est le même moi qui aperçoit des états distincts et verra ensuite ces états se fondre entre eux. Il a tout intérêt, d’ailleurs, à ne pas rétablir la confusion et à ne point troubler cet ingénieux arrangement d’états impersonnels.

« Une vie intérieure aux moments bien distincts, aux états nettement caractérisés, répondra mieux aux exigences de la vie sociale. Même, une psychologie superficielle pourra se contenter de la décrire sans tomber pour cela dans l’erreur, à condition toutefois de se restreindre à l’étude des faits une fois produits, et d’en négliger le mode de formation. — Mais si, passant de la statique à la dynamique, cette psychologie prétend raisonner sur les faits s’accomplissant comme elle a raisonné sur les faits accomplis, si elle nous présente le moi concret et vivant comme une association de termes qui, distincts les uns des autres, se juxtaposent dans un milieu homogène, elle verra se dresser devant elle d’insurmontables difficultés. Et ces difficultés se multiplieront à mesure qu’elle déploiera de plus grands efforts pour les résoudre, car tous ses efforts ne feront que dégager de mieux en mieux l’absurdité de l’hypothèse fondamentale par laquelle on a déroulé le temps dans l’espace, et placé la succession au sein même de la simultanéité. »

 

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