Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
28 juin 2023 3 28 /06 /juin /2023 09:49

L’ANOMALIE d’Hervé Le Tellier, Folio, Gallimard 2020. (références du résumé Folio n°7096)

Le 24 juin 2021, le Boeing 787 du vol Air France 006 reliant Paris à New York traverse un orage qui le secoue violemment. Il y a à bord deux cent quarante-trois passagers. Mais quand le commandant Markle demande à atterrir, les autorités portuaires cherchent à vérifier l’identité du vol et lui demandent de se diriger vers McGuire Air Force Base. C’est que cent six jours plus tôt, le 10 mars 2021, le même avion s’est déjà posé à New York avec le même commandant, le même personnel de bord et les mêmes passagers. Avec ce roman publié le 20 août 2020, Hervé Le Tellier a obtenu le prix Goncourt. Tiré à plus d’un million d’exemplaires, le roman a été traduit en quarante-cinq langues et vendu dans des pays comme les États-Unis, l’Allemagne, le Japon, le Danemark, mais aussi en Ouzbékistan ou en Estonie. En juin 2022, le roman a été publié au format poche chez Folio. Les références données dans ce résumé renvoient à cette édition.

Attention ! La suite du texte dévoile l’intrigue. Si vous n’avez pas encore lu le roman, passez au 2. Critique.

 1. Résumé détaillé.

I. Aussi noir que le ciel (mars-juin 2021)

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence et même le génie, c’est l’incompréhension. » L’Anomalie, Victør Miesel

             1. BLAKE

a. Pour Blake, tuer, n’était pas une vocation, c’était une disposition, un état d’esprit. A onze ans, alors qu’il ne s’appelait pas encore Blake, sa mère avait écrasé un chien sur une route près de Bordeaux. Mais alors que sa mère avait été dans tous ses états, lui n’avait rien ressenti. Tuer, c’était aussi des compétences qu’il avait découvertes en allant à la chasse avec son oncle Charles : en tirant trois coups, il avait abattu trois lièvres. Son oncle lui avait appris à dépecer les animaux. A vingt ans, il s’était inscrit dans une école hôtelière d’une petite ville des Alpes. Ce n’était pas un choix par défaut : il adorait cuisiner. Un soir, dans un bar, un type un peu ivre lui avait fait la confidence qu’il voulait faire tuer quelqu’un et qu’il proposait une somme à trois zéros. L’apprenti-cuistot lui avait répondu que pour le double, il pourrait connaître quelqu’un. C’est cette nuit-là qu’il avait inventé le personnage de Blake. Au bout de quelques jours, l’affaire avait été conclue. Sa cible, qu’il avait décidé d’appeler Ken, habitait un F3 au rez-de-chaussée d’un pavillon près d’Annemasse. Après un premier repérage, Blake s’était introduit chez lui, l’avait tué et avait maquillé son meurtre en décès accidentel à la sortie de la douche du soi-disant Ken, dont on apprit bientôt qu’il s’appelait Samuel Tadler. Tout cela s’était passé il y a longtemps. Depuis, Blake s’était construit deux vies, une invisible, avec vingt identités, autant de passeports et d’identités, et une autre visible : sous le nom de Jo il dirigeait une entreprise parisienne de livraison à domicile de plats cuisinés végétariens. Il avait ouvert des filiales à Bordeaux, Lyon, Berlin et New York. Sa collaboratrice Flora, était aussi sa femme et leurs deux enfants se plaignaient qu’il voyageât trop souvent à leur goût.

b. 21 mars 2021, Quogue, New York State. Arrivé à New York dix jours plus tôt avec un passeport australien au nom de Dan Mitchell, sous-directeur logistique chez Oracle New-Jersey, après un voyage transatlantique effroyable où il avait cru sa dernière heure arrivée, il avait fait tous les jours, à la même heure, son jogging de trois kilomètres de plage à Qogue devant les villas de luxe, rue Dune Road. Devant une maison merveilleuse, le neuvième jour, il avait feint l’essoufflement pour s’arrêter avant d’engager la conversation avec le propriétaire. Soudain, le pseudo-Dan avait sorti son pistolet et tiré six coups, trois sur le garde du corps et trois sur Franck. Un contrat de plus, sans bavure. 100.000 $ gagnés facilement. Cinq heures plus tard, il avait pris l’avion pour Londres puis l’Eurostar pour Paris sous une identité nouvelle.

c. Dimanche 27 juin, 11h43, quartier latin, Paris. Blake avait ouvert son premier restaurant végétarien rue de Buci, près de l’Odéon. Dans le quartier, tout le monde l’appelait Jo : son nom n’apparaissait nulle part. Ici, il baissait la garde. Il allait chercher ses deux enfants à l’école, même depuis qu’ils avaient pris un gérant pour chacun des quatre restaurants. Flora et lui allaient au théâtre, au cinéma. Il s’était blessé à l’arcade sourcilière en accompagnant sa fille Mathilde au poney. Jo et Flora remboursaient un appartement à deux pas du Luxembourg, deux ans plus tôt, il avait acheté un deux pièces près de la gare du Nord, rue La Fayette dont les portes et les fenêtres étaient blindées. Jo avait lu le livre que lui avait conseillé Flora, il n’avait pas avoué qu’il avait reconnu l’auteur dans le Paris-New York de mars. A midi, Flora avait emmené Quentin et Mathilde chez ses parents. Lui, devait repasser rue La Fayette. A trente mètres, un homme à capuche l’observait.

2. VICTOR MIESEL

Les deux romans de Victor Miesel, Les montagnes viendront nous trouver et Des échecs qui ont raté avaient reçu un bon accueil critique mais un piètre succès commercial. A quarante-trois ans, dont quinze d’écriture, le petit monde de la littérature lui paraissait « un train burlesque où des escrocs sans ticket s’installent tapageusement en première avec la complicité de contrôleurs incapables, tandis que restent sur le quai de modestes génies ». (30) Il n’était pas aigri et acceptait de fréquenter les salons du livre pour de trop rares signatures. Il tirait ses revenus de traductions : il parlait l’anglais, le russe et le polonais que sa grand-mère lui avait parlé durant son enfance. Il avait traduit Odoïewski et Leskov en français, En attendant Godot en klingon, quelques best-sellers anglo-saxons divertissants. Depuis la mort de son père sur son chantier, Miesel, par superstition, gardait dans sa poche une brique de Lego, souvenir du château commencé par lui et son père avant sa disparition. C’était il y a trente-quatre ans. A la mort de sa mère, il avait glissé une brique dans son cercueil. Sans enfant, Miesel avait volé d’échec en échec sentimental. Pourtant, il avait rencontré une femme, il y a quatre ans, aux assises de la traduction d’Arles où il expliquait comment « traduire l’humour chez Gontcharov ». Il avait échangé sur la traduction de « crème anglaise », elle avait proposé « Ascot cream » et elle était repartie. Il était revenu deux années de suite aux assises dans l’espoir secret de la retrouver.

En début d’année, il était parti aux États-Unis pour recevoir un prix de traduction décerné par un organisme franco-américain. L’avion était entré dans de nombreuses turbulences et la tempête avait tordu l’appareil. Il s’était accroché à son fauteuil. A quelques rangées devant lui, il avait vu une femme qui lui rappelait cette Arlésienne, elle souriait à son voisin, un homme plus âgé. L’appareil était tombé dans un trou d’air avant d’échapper à l’orage. Le responsable du bureau du livre était venu le chercher à l’aéroport pour le conduire à son hôtel. Le lendemain, ils durent insister pour qu’il s’habille et assiste à la réception à la librairie Albertine sur la 5e Avenue en face de Central Park. Miesel lut son discours sans enthousiasme au grand mécontentement du conseiller culturel. De retour à Paris, il s’était mis à écrire, comme sous la dictée, et la mécanique incontrôlable de cette écriture même l’avait plongé dans un abîme d’angoisse. Ce livre aurait pour titre L’Anomalie, et ce serait le septième de l’écrivain. (36) En quelques semaines, Miesel avait rempli une centaine de pages entre lyrisme et métaphysique. Les derniers jours, il n’était plus sorti de chez lui. Ayant posé ces mots, envoyé le fichier à son éditrice, Victor Miesel, envahi par une angoisse intense sur laquelle il ne parvenait pas à mettre un nom, avait enjambé le balcon, en était tombé. Ou bien s’en était jeté. Il ne laissait aucune lettre, mais tout le texte le menait à ce geste ultime. « Je ne mets pas fin à mon existence, je donne vie à de l’immortalité. »  (38) On était le 22 avril 2021, il était midi.

3. LUCIE

Lundi 28 juin 2021, Ménilmontant, Paris. Lucie Bogaert était devenue la monteuse favorite de nombreux réalisateurs. A cinq heures du matin, son fils Louis dormait encore. En attendant, elle remontait en urgence une scène d’intérieur d’un Maïwenn qu’elles devaient revoir ensemble. Une sonnerie l’avertit de l’arrivée d’un mail d’André. Elle était en colère de son insistance. André, Lucie avait fait sa connaissance trois ans plus tôt chez des amis cinéastes. Sur le point de partir, il était resté en la voyant arriver. La cinquantaine, André Vannier était architecte au cabinet Vannier & Edelman. Ils s’étaient revus. Un soir, André l’avait invitée à dîner dans son vaste appartement haussmannien où il avait invité un peintre, un chirurgien, un journaliste du monde, un bibliothécaire alcoolique et Armand Mélois, dirigeant du contre-espionnage français. Puis, elle lui avait présenté Louis. Un jour, elle avait manqué de se faire écraser par un camion. André l’avait sauvée en la tirant par le bras. Il lui avait dit « Je t’aime tellement » pour s’excuser de lui avoir fait mal. Quinze jours plus tard, ils s’étaient revus dans un restaurant coréen et elle l’avait embrassé. Dès lors, ils ne s’étaient plus quittés. André devait partir à New York sur le chantier du Silver Ring début mars et Lucie finissait le montage du dernier von Trotta. Il lui avait proposé de partir à New York ensemble. Luis serait confié à sa grand-mère. Le vol avait été effrayant. L’avion avait failli se casser en deux. André lui avait parlé en souriant. Ils devaient rester huit jours à New York, ils y étaient restés quinze jours. En revenant à Paris, tout s’était abîmé. Elle n’était pas disposée à cet envahissement. Début juin, ils étaient revenus Chez Kim pour des adieux difficiles. Il lui avait tendu un livre, L’Anomalie de Victør Miesel : « L’espoir nous fait patienter sur le palier du bonheur. Obtenons ce que nous espérions, et nous entrons dans l’antichambre du malheur. » […] « La séduction a toujours été un savoir-faire commun, la rupture un art majeur. » C’était trois semaines avant le départ d’André pour Mumbai, pour la Soyara Tower. Elle ne s’intéressait plus à ce qu’il faisait. Les phrases d’André lui paraissaient maintenant bavardes, ridicules. Soudain, le téléphone avait sonné : c’était le commissaire Maupas, de la police nationale ? Il avait déjà glissé un mandat d’amener sous sa porte.

4. DAVID

a. 29 mai 2021, 3e Avenue, New York. David avait retrouvé son frère Paul et l’avait suivi dans son cabinet d’oncologie donnant sur Lexington Avenue. Jody les rejoindrait plus tard, elle donnait son cours à l’Institut Goethe. Paul avait reçu la biopsie de son frère : il était question d’une tumeur maligne sur la queue du pancréas, d’une tumeur cancéreuse qui n’avait pas seulement envahi les vaisseaux sanguins et les ganglions voisins mais qui avait provoqué des métastases au foie et à l’intestin grêle. On en était au stade 4. Il était trop tard pour une pancréatectomie distale. David avait accusé le coup. Paul avait remarqué un jaune malsain et caractéristique dans le blanc oculaire de David. Il fallait engager une chimio et une radiothérapie. Paul avait essayé de le rassurer, lui avait proposé un rendez-vous chez un autre médecin pour un deuxième avis. David n’avait pas voulu et il avait demandé quand il commencerait. Il se demandait quand ça s’était déclenché. « On n’aurait pas pu intervenir, il y a deux mois ? après ce Paris – New York infernal où la grêle a massacré mon avion, j’étais déjà un peu fatigué, tu te souviens ? » (53) Paul lui avait conseillé de se concentrer sur le futur et lui avait promis de tout essayer. Il lui mentait. Il se souvenait de Deborah Spencer qu’ils aimaient tous les deux et qui avait couché avec Toni le Dinosaure, du premier mariage de David avec Fiona. Il pensait aussi à Jody, à Grace et à Benjamin qui allaient devoir être courageux. Ils avaient abordé la question de la couverture médicale.

b. Jeudi 24 juin 2021, 22h28, Mount Sinai Hospital, New York. David se trouvait maintenant dans la chambre 344 du Mount Sinai Hospital qu’il libèrerait dans quelques jours. Contre le cancer, trop avancé, l’équipe médicale avait renoncé. A côté de David inconscient, Jody dormait dans le fauteuil. Les enfants étaient chez Paul depuis trois jours. Soudain, deux hommes en costume noir étaient entrés dans la chambre. Le premier avait prélevé de la salive sur David, le second avait photographié le mourant.

5. LA LESSIVEUSE

10 mars 2021, côte Est des USA, eaux internationales, 42°8’50’’N 65°25’9’’W. Il était 16h13 quand le vol Air France 006, au sud de la Nouvelle-Ecosse, avait vu se dresser devant lui la barrière ouatée d’un immense cumulonimbus. Le front nuageux s’était vite levé, il était encore à un quart d’heure de navigation. Il s’étendait au nord comme au sud sur des centaines de kilomètres en axes de cercle et plafonnait à près de 45.000 pieds. Le Boeing 787 amorçant sa descente vers New York, ne pouvait y échapper.  Dans le cockpit, le copilote Gid Favereaux observait les cartes : aucun front froid n’était signalé. Le mur opaque, irisé en son sommet par un soleil éblouissant, poussait vers eux à une vitesse folle. Le commandant Markle affichait la fréquence de Boston. Le radar météo se colorait de rouge à 120 nautiques.

Selon Boston, tous les terrains étaient fermés sauf KJFK, plus aucun décollage n’était possible depuis une demi-heure. KJFK Canarsie était ouvert pour l’atterrissage. Markle avait demandé à Boston le cap 350 sur les prochains 80 nautiques. Contactez Kennedy sur 125.7 avait répondu Boston. Markle grimaçait. Pour son avant-dernier vol sur l’Atlantique, le ciel lui offrait un souvenir mémorable. Puis il avait demandé à Kennedy Approach de pouvoir longer le front jusqu’à Washington. On lui avait dit de reprendre sa route vers Kennebunk.

Markle avait alors fait une annonce demandant aux passagers de regagner leur siège et d’éteindre leurs appareils électroniques car ils traversaient une zone de grande turbulence. Le cumulonimbus se rapprochait, un supercellulaire, des dizaines d’enclume soulevées par une main invisible fusionnant dans la tropopause. Markle n’avait jamais vu ça. Les dômes stratosphériques plafonnaient à seize kilomètres de hauteur. Le radar météo affichait désormais une longue barre oblique : une muraille d’eau et de glace. Gid s’inquiétait de la vitesse d’évolution. Markle avait renouvelé son message aux passagers. Soudain, le Boeing avait manqué d’air et avait plongé. Malgré l’isolation de la porte, Markle et Favereaux croyaient entendre des passagers hurler. L’avion avait connu dix interminables secondes de chute libre avant de pénétrer dans le cumulonimbus au pire endroit, au sud-ouest de la colonne avec une inclinaison effarante, un angle de 30° qui lui imposait une assistance au pilotage. Le Boeing était roulé dans les courants bouillonnants du nuage. Une nuit noire, un fracas épouvantable. Des centaines d’énormes grêlons mitraillaient les vitres laissant des impacts dans le verre blindé. Quelques instants qui avaient paru sans fin et malgré les rafales de la tornade, le Boeing avait retrouvé le courant ascendant chaud : cette fois-ci, cela avait été une intense sensation d’écrasement de bas de grand huit. Markle avait poussé les deux moteurs. Lui et son copilote se battaient avec la tempête, la plus violente des dix dernières années. L’avion avait résisté, s’était maintenu puis s’était stabilisé.  Le soleil était revenu, éblouissant. Le Boeing avait accéléré. Malgré une chute de cinq minutes, l’altitude affichait 39.000 pieds. Et après un nouveau message aux passagers, Markle avait appelé Kennedy Approach : « Mayday, Kennedy Approach, ici Air France 006. Suite à des turbulences en traversant la couche et au givrage important, pas de blessés, mais nous n’avons plus d’instruments, ni altitude, ni vitesse, le radar est HS, le pare-brise est endommagé. » (65) Trois fois, Kennedy avait demandé à l’avion de confirmer le code transpondeur 7700. Puis la communication avait été coupée. Kennedy ne parvenait pas à les identifier. Puis, quand la communication s’était rétablie, Air Traffic Control avait demandé le nom du commandant de bord à la grande surprise de Markle.

6. SOPHIA KLEFFMAN

a. Vendredi 25 juin 2021, Howard Beach, New York State. Betty, la grenouille de Sophia s’étant échappée du vivarium, Liam dit à sa sœur qu’elle était crevée. Le père, le lieutenant Clark Kleffman descendit et reprocha à sa femme Avril le bruit des enfants qui l’empêchaient de se reposer puis il se moqua de sa fille. Betty avait reçu cette grenouille pour ses six ans et elle avait ensuite beaucoup appris sur les grenouilles. Puis Clark mit de l’eau sur l’animal qui sembla bouger. Il s’excita avec grossièreté : « Je suis chez moi, putain, je parle comme je veux ! Pour vous tous, je suis quoi, juste une machine à payer les mensualités et à aller se faire tuer dans un pays de cons, c’est ça ? Ras le cul, avril, ras le cul, tu entends ? » (71) Les enfants étaient figés face à la colère de leur père. Deux semaines avant la résurrection de Betty, Thompson, un mercenaire de la firme paramilitaire Académie s’était pris une rafale de Zastava dans le Oshkosh entre Bagram et Kaboul. Pendant que le sergent Jack s’était occupé de Thompson, Clark avait mitraillé depuis la tourelle mais ils étaient arrivés trop tard. Alors, désolé Clark n’en avait rien à foutre d’être vulgaire devant les gosses, il faudrait bien « qu’ils apprennent dans quel monde de merde ils vivent. » (73) Il dit à Avril d’aller faire des courses avec Liam. Lui aiderait Sophia à remettre Betty sans son vivarium et à prendre son bain. Quatre mois plus tôt, ils étaient allés à Paris pour leur anniversaire de mariage. Sophie, Liam et Avril étaient repartis pour New York par un vol régulier si agité que dans la dernière demi-heure les enfants n’avaient pas cessé de hurler. Clark, lui, était reparti en mission en Irak, via Varsovie. L’intelligence de Sophia faisait la fierté d’Avril. Elle était partie très jeune de ses parents pour épouser ce grand blond délicat qui lui avait écrit des poèmes autour de son nom. Clark avait essayé d’être moniteur d’auto-école mais il avait perdu ses nerfs avec des clients. L’armée lui avait alors offert un cadre et 15.000 $. Avril avait négocié un emprunt et acheté à Howard Beach. Avec le temps, Clark était devenu autoritaire, brutal, égoïste. Elle avait commencé à avoir peur de lui. A la fin de sa formation, Liam était né et Sophia était déjà en route. Des années plus tard, Avril avait ouvert un livre et découvert par hasard le poème « Fall for April » que Clark lui avait soi-disant écrit. Elle en avait pleuré de rage.

b. A peine Clark avait-il mis la grenouille dans le vivarium qu’on entendit des portes claquer. Clark voulait que Sophia prenne un bain. Mais déjà, on sonnait à la porte. Un agent du FBI, Heather Chapman, rejoignit Sophia dans la salle de bains. Sophia lui dit où était sa mère et son frère.

             7. JOANNA

Vendredi 25 juin 2021, Philadelphie. Depuis sept ans, l’entreprise pharmaceutique Valdeo était cliente de la firme Denton & Lovell où Joanna Wasserman travaillait elle-même depuis trois ans. Cela faisait deux mois que Sean Prior le CEO de Valdeo était son interlocuteur direct. Prior avait choisi cette femme noire, majore de promotion à Stanford qui gagnait tous ses procès pour des raisons stratégiques mais elle n’était pas dupe de son mépris social, voire racial. Elle devait défendre Valdeo dans le procès de l’heptachloran, un insecticide fortement cancérigène, perturbateur endocrinien, lancé sans valider les tests. Soixante-cinq malades étaient déjà recensés. Le cabinet Austin Baker avait déjà lancé une class action. Il fallait établir une stratégie de défense. Prior avait fait son enquête : on avait diagnostiqué chez Ellen, la sœur de Joanna, une cholangite sclérosante primitive et il était persuadé que c’était pour couvrir les frais de ce traitement que Joanna avait accepté son offre. Avant de partir, Prior avait proposé à Joanna de se joindre à la réunion du Dodder Club le lendemain, club fermé réunissant le gotha du « big pharma ». La réunion avait pour thème « la fin de la mort ». Mais il y avait une chose que Prior ignorait.

Joanna était enceinte. Sept semaines plus tôt elle avait fait un test. L’homme qu’elle aimait était illustrateur de presse. Elle l’avait défendu contre un leader néonazi qui avait porté plainte contre lui pour un dessin qu’il jugeait injurieux et elle avait gagné. Il l’avait alors invité au restaurant et il lui avait fait sa déclaration à la fin du repas. Il lui avait offert un stylo-plume Waterman. Tout de suite, ils avaient voulu un enfant. C’est après le retour d’Europe, dans ce vol abominable, début mars, que Joanna avait décidé que si elle survivait, elle l’épouserait.

Prior insistait pour le Dodder. Mais il fut dérangé par le téléphone. Il avertit Joanna que deux officiers du FBI l’attendaient.

8. L’AFFAIRE MIESEL

Jeudi 22 avril, jour où Victor Miesel tombe du balcon. Clémence aimait bien Victor, son dernier roman Des échecs qui ont raté, avait figuré dans les premières listes du Goncourt. C’était un auteur talentueux même si la gloire tardait. Alors qu’elle s’apprêtait à sortir au Luxembourg, elle avait reçu le mail et avait lu L’Anomalie en pièce jointe. Ce texte ne ressemblait à rien. Elle était décidée à l’appeler mais c’est la police qui lui avait répondu. Elle avait appris le geste fatal de Miesel. Elle avait vu Victor début mars pour fêter son prix de traduction chez Lipp. Elle avait relu L’Anomalie et avait remarqué le ø de Victør, symbole de l’ensemble vide. Balmer avait voulu contacter quelqu’un ; il n'avait pas de famille. Ilena Leskova, jeune enseignante russe aux Langues Orientales l’avait quitté un an plus tôt après un an de relations orageuses. Elle s’était occupée de tout, des annonces aux médias avec des extraits de L’Anomalie, de la publication express du livre, tiré à 10.000 exemplaires. Le succès avait été immédiat. On avait organisé des rencontres et la Société des amis de Victør Miesel compta rapidement pléthore de « meilleurs amis ». On la rebaptisa l’Avimi puis les « Anomalistes ». Mlle Leskova se hissa au rang de veuve officielle, au grand écœurement de Balmer. « Toute gloire ne saurait être qu’une imposture, sauf peut-être dans la course à pied. Mais je suspecte quiconque affirme la dédaigner d’enrager d’avoir seulement dû y renoncer », avait écrit Victor. (99)

9. SLIMBOY

Vendredi 25 juin 2021, Eko Atlantic, Lagos, Nigéria. Dans les salons de l’Hôtel Eko Atlantic, Ugo Darchini s’était approché de la consule de France Hélène Charrier qui lui avait demandé des nouvelles de sa fille, repartie à Sienne avec sa mère. Renata, quatorze ans, avait été enlevée et il avait fallu payer 70.000 $ pour la libérer. A Lagos, le kidnapping était un business comme les autres. Selon la consule, la situation de Lagos ne cessait de se dégrader.

Puis Hélène avait présenté Ugo à Swahila Opdiaka, l’attachée culturelle française à Lagos au moment où Slimboy avait fait son entrée. Ugo et Hélène ne connaissait pas l’auteur de « Money not worth it » et surtout « Yaba Girls ». Trois ans plus tôt, la notoriété de Femi Ahmed Kaduna alias Slimboy se limitait au Little Lagos qu’est Peckham, au sud de Londres, voire Westchase en banlieue de Houston. Ni le concert de Paris, ni celui de Houston n’avaient été de grands succès. C’est dans la dernière heure du vol Paris- New York, après avoir cru qu’il allait y laisser sa peau que Slimboy avait eu l’idée de « Yaba Girls ». Dans le vol du retour à Lagos, il avait conçu ce clip où il abandonnait tous les clichés du rap bling-bling pour un accompagnement musical dépouillé et un tournage dans les rues de Lagos. La chanson avait fait le tour du monde. Ce qui ne l’avait pas empêché d’acheter une Lamborghini jaune et un gigantesque appartement dans une tour d’Eko Atlantic.

Lors de la conférence de presse, quelqu’un avait demandé à Slimboy s’il était homosexuel. « Si l’Afrique tout entière est un enfer pour les homosexuels, le Nigéria est son neuvième cercle ». La loi, la police, la population les rejetaient quand ils ne les assassinaient pas. Doctor Fake avait brisé le tabou avec « Be yourself ». Slimboy avait répondu par une pirouette et Suomi l’avait embrassé sur la bouche, tout en dénonçant la lapidation de deux gamins de seize ans après la dénonciation d’un prédicateur. Mais au fond de lui, il aurait voulu raconter le destin tragique de Tom, son premier amant, brûlé vif par la foule et sa propre fuite dans Ibadan. Slimboy savait que pour continuer à vivre à Lagos, il devait s’inventer une autre vie, d’où ce pacte de connivence avec Suomi, star montante de Nollywood qui aimait les femmes.

Dans la foule, Hélène remarqua la présence de l’attaché commercial John Gray, soupçonné de faire partie des services secrets britanniques. Avant sa nomination à Lagos, Hélène Charrier, elle-même, avait été les yeux de la Direction générale de la sûreté du territoire au Kenya et en Afrique du Sud.

10. ADRIAN ET MEREDITH

a. Jeudi 24 juin 2021, Fine Hall, Princeton University, New Jersey. Devant le département de mathématiques de Princeton, on célébrait la Médaille Fields de Tanizaki et le probabiliste Adrian Miller regardait sa collègue Meredith Harper. Deux mois était passés depuis l’arrivée de la topologiste britannique. Adrian but une bière pour se donner du courage, Meredith était sa première émotion depuis longtemps. Elle habitait Trenton et elle avait rompu avec l’homme de sa vie un an plus tôt. Ils entrèrent dans la salle Turing et Meredith l’attira à lui et commença à l’embrasser quand le téléphone d’Adrian sonna. Il dut sortir et composer le code convenu. « Veuillez vous tenir prêt. Un véhicule de police arrive devant Fine Hall et vous emmènera au point de contact. » Il dut abandonner Meredith.

b. Pour comprendre la situation, il fallait revenir au 10 septembre 2001 alors qu’il était le plus jeune postdoc de l’équipe de probabilistes du professeur Robert Pozzi qui fêtait ses vingt ans au MIT. Le lendemain avait été le premier jour de travail de Ben Sliney comme directeur des opérations de la Federal Aviation Administration et à 8h14, il y avait eu les attentats de New York. Tout dans la chaîne de décision avait dysfonctionné. Il avait donc été décidé de créer un autre processus en situation de crise. C’est là qu’était apparu Adrian Miller. On lui avait confié le soin de modéliser les blocages et de réduire le nombre d’étapes et les délais d’intervention. Adrian avait sollicité l’aide de Tina Wang pour l’assister dans la théorie des graphes. Il avait recensé toutes les variables pouvant affecter le trafic aérien. Leurs modèles prenaient en compte trente-sept protocoles de base consignés dans un mémorandum de mille cinq cents pages. « Et si nous sommes confrontés à un cas n’obéissant à aucune situation étudiée ? » leur avait-on demandé. En cinq jours, il avait ajouté un ultime protocole, nommé 42.

Un véhicule de police attendait Adrian.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de POT ETHIQUE A LENTS TICS
  • : Commentaires sur l'actualité politique et culturelle. Poésie. Parodie. Lettres-philosophie en CPGE scientifiques.
  • Contact

Profil

  • POT ETHIQUE A LENTS TICS

Recherche

Pages

Catégories