Depuis quelques semaines, un nouveau jeu fait fureur sur internet. Il s’agit de noter
ses professeurs à partir de six critères : « clair, intéressant, disponible, équitable, respecté, motivé » (pourquoi pas beau/belle, bien rasé, sympa, cool, jeune, mince, généreux, amusant,
laxiste… ?). Les résultats souvent liés à une seule appréciation sont livrés en pâture au grand public avec le nom des enseignants et des établissements. Un des co-fondateurs du site Not2be.com,
Stéphane Cola, a d’ailleurs abandonné la liste UMP de Pierre Lellouche à Paris pour se consacrer à cette entreprise dont il prétend qu’elle correspond à un besoin d’expression et qui doit aider,
selon lui, les professeurs à progresser ( ?). Il s’appuie par ailleurs sur l’exemple de plusieurs pays européens qui ont déjà ce genre de site comme le célèbre spickmich.com allemand pour légitimer son projet. Les syndicats d’enseignants ont vivement réagi à cette initiative en portant plainte auprès de la CNIL ; le
SNES a, quant à lui, assigné en référés les fondateurs du site. Le ministre de l’Education enfin, a condamné à son tour avec fermeté cette initiative.
Sur les sites participatifs de la toile les débats font rage. Pour répondre aux uns qui semblent trouver le projet « intéressant » et aux autres qui en profitent pour se déchaîner sur « les
professeurs frileux et tyranniques incapables d’accepter de se remettre en question », j’ai écrit ces quelques lignes que je propose au débat au risque de faire de la publicité à ce site qu’il
faudrait peut-être ignorer.
1. SUR LA NOTATION : « Il est temps de permettre aux élèves d’exprimer leur opinion par des notations » dit un
internaute. Qu’est-ce que ça veut dire « noter » ? Les professeurs notent les compétences et les connaissances des élèves en fonction
d’un programme, d’une progression et d’un travail accompli en classe, en application d’un certain nombre de critères explicités, relatifs au fond et la forme. La notation dépend à la fois du
niveau attendu dans une classe donnée par rapport à des programmes, à un examen ou un concours précis et des performances respectives des autres élèves. Elle permet à l’élève de se situer par
rapport aux objectifs à atteindre et à évaluer ses acquis, ses progrès et ses difficultés. Bref, ON NE NOTE PAS L’ELEVE mais simplement ses activités, en s’interdisant toute remarque blessante ou
humiliante. La note que l’on peut attribuer à un élève ne préjuge rien de sa personnalité, de son caractère et de ses qualités humaines. Elle est objective, réfléchie et rationnelle (même dans
une matière comme le français) puisqu’elle est le fruit d’une définition précise et le résultat d’une réflexion approfondie comme en témoignent les longues réunions d’harmonisation qui se
tiennent au moment du baccalauréat, en amont et en aval des épreuves. Cette science porte un non : la docimologie qui n’a rien à voir avec la pifométrie ou la démagogie. Je rappelle enfin qu’on a
supprimé les classements dans les classes pour éviter justement de stigmatiser les élèves en difficulté. Quant à la transmission des notes, elle est toujours confidentielle. On ne publie pas les
bulletins scolaires sur internet ou sur les murs de la ville, on les remet en mains propres aux parents ou on les envoie par courrier.
2. SUR LE SITE INTERNET
: « Ce qui manque dans notre pays, ce
sont les contre-pouvoirs. Et cela devrait commencer dès l’école. N’importe que parent d’élève sait que certains instits ou profs peuvent prendre un élève en grippe et lui « matraquer » sa
notation pendant une année ou plusieurs années ». Nous y voilà, la vengeance, le règlement de comptes, la lutte des « classes », le pouvoir ! L’école n’est pas un lieu de pouvoir mais de
savoir. Ce site pseudo-démocratique qui invite les élèves de noter leurs professeurs me paraît par conséquent démagogique, populiste et malsain. Il laisse croire aux élèves qu’ils ont les
capacités d’évaluer leurs professeurs alors qu’ils vont porter sur eux des jugements d’ordre passionnel ou affectif et certainement pas rationnel et professionnel.
Ils vont NOTER LES PERSONNES et non leurs compétences et leurs connaissances sans aucune réflexion sur les finalités et la pertinence du travail.
En entretenant la confusion des rôles, cette démarche ne rend pas service à l’élève puisqu’elle le maintient dans l’illusion de l’omnipotence alors que l’apprentissage naît de l’écoute, du
respect, de l’admiration, de l’humilité, de la reproduction, du dialogue et du doute. Il faut souvent des années pour apprécier ce qu’un professeur nous a apporté (les graines doivent prendre le
temps de germer) au-delà de l’inévitable réaction répulsive au travail intellectuel. La nature humaine encline à la facilité et au repli dans ses certitudes n’aime pas la contrainte nécessaire à
l’acquisition d’une culture et d’une habitude d’efforts.
Que les élèves discutent avec leurs enseignants de l’efficacité ou de l’opportunité de
leurs méthodes, je trouve cela très utile et même indispensable.
Les professeurs le font d’ailleurs au quotidien en s’adaptant à la capacité d’assimilation de sa classe. Mais je suis choqué de voir se mettre en place, sous de vagues justifications libérales
(qui sont en réalité des prétextes mercantiles) un système nauséabond de délation publique digne des heures les plus sombres de la Révolution Culturelle Chinoise. Devra-t-on faire défiler les
professeurs désignés à la vindicte populaire avec des bonnets d’âne et des pancartes de contrition (dazibaos) sur le grand air de la calomnie du Barbier de
Séville, ou bien leur faire porter un san-benito et des mitres de papier comme Candide à Lisbonne avec la note infâme écrite en rouge dans le dos
? Il revient aux autorités de l’Education Nationale d’évaluer leurs personnels en fonction des missions que la société leur assigne mais ce n’est pas à la foule de passer sa colère sur ces
boucs-émissaires. L’éducation est l’affaire de tous. Au lieu de désigner du doigt des coupables, nous ferions mieux de renouer ce dialogue et de trouver des moyens de travailler ensemble.
« C’est tout de même intéressant de voir qu’il
y a des professions qui s’estiment en droit de ne pas être jugées » Mais nous le sommes sans arrêt puisque nous sommes en relation directe avec des élèves qui nous obligent forcément à nous
remettre en question. Mais que l’on arrête avec cette obsession hiérachisante de la notation. Les professeurs vont-ils noter les parents ? les maris leur femme ? les enfants leurs parents, les
résidents leurs voisins, les jeunes leurs amis, les vieux les nouvelles générations ?