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16 août 2015 7 16 /08 /août /2015 10:17

Document établi par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie  en CPGE

(les n°s entre parenthèses renvoient aux numéros de page dans l’édition GF n° 1556)

1ère partie (chapitre 1 à 44)

 

I. (1) Où la passion va-t-elle se nicher ?

Vers le milieu du mois de juillet de l’année 1838, le capitaine Crevel arrive chez le baron Hulot d’Ervy, commissaire ordonnateur sous la République, ancien intendant général d’armée, et alors directeur d’une des plus importantes administrations du ministère de la guerre, conseiller d’État, grand officier de la Légion d’honneur, qui occupe une grande maison nouvellement construite entre la rue de Bellechasse et la rue de Bourgogne (56). En le voyant, la baronne Adeline Hulot demande à sa fille Hortense d’aller dans le jardin avec Elisabeth Fischer, dite Lisbeth ou Cousine Bette, une vieille fille sèche qui paraît plus âgée que la baronne, quoiqu’elle ait cinq ans de moins (portrait) (57). Lisbeth doit alors chez M. Crevel le lendemain.

Adeline Hulot conduit M. Crevel dans un salon en s’assurant que la porte du boudoir et la fenêtre du grand salon soient bien fermées (58). Pendant ce temps, le garde national observe l’ameublement défraîchi d’un air satisfait. Puis, la baronne revient et lui dit de s’asseoir. Crevel plaisante sur ces précautions habituellement réservées à … un amant.

 

II. (2) De beau-père à belle-mère

Cette plaisanterie n’amuse pas la baronne (59). Même si Crevel a 50 ans (soit dix ans de moins que le baron) et 50.000 livres de rentes, même s’il revendique son amour, son entêtement et ses droits, elle ne lui cèdera pas (60). Victorin Hulot, fils de la baronne, a épousé Célestine Crevel, fille unique que le capitaine aime au point de ne pas rester veuf pour lui préserver son héritage (61). Victorin est un des premiers avocats de Paris et député depuis un an mais le beau-père se plaint des dépenses somptueuses de son gendre. Dans un an, s’il devient ministre, dit la baronne, il fera nommer Crevel, ancien parfumeur, officier de la Légion d’honneur et conseiller de préfecture à Paris (62). Crevel a bien senti la pique de la baronne mais prend à témoin des mutations sociales, l’ancien droguiste Popinot (gendre de César Birotteau dont Crevel a racheté le fonds), qui est devenu ministre du commerce.

Mais si la baronne a fait venir Crevel, c’est surtout parce qu’il a fait manquer le mariage d’Hortense avec le conseiller Lebas. Crevel n’a pas voulu promettre que la dot de dot de 200.000 F serait payée (63). Mais si la baronne cédait à ses avances, le problème serait réglé. Il met un genou à terre et lui baise la main en lui rappelant qu’elle reste fidèle à un… libertin (64). Crevel a des révélations à lui faire qui pourraient la faire souffrir. Mais à 48 ans, la baronne n’est pas assez prude pour ne pas entendre (65). Crevel commence son récit : le baron et lui se sont connus chez leurs maîtresses.

 

III. (3) Josépha

Alors qu’il était veuf depuis cinq ans, Crevel a pris comme maîtresse une petite ouvrière de quinze ans, Josépha dont il devient amoureux. Il confia son éducation à sa tante (66) et elle devint une cantatrice réputée. Ils furent heureux pendant cinq ans. En 1834, alors qu’elle avait 20 ans, Josépha fit la connaissance de Jenny Cadine, une actrice du même âge dont le protecteur, depuis sept années,  était… le baron Hulot (67). La baronne prétend qu’elle avait ses raisons pour lui laisser cette liberté mais Crevel ne croit pas à son argument (68). Mais Crevel reprend le fil de son histoire : le baron et Crevel sont devenus des compagnons de débauche mais trois mois après le mariage de Victorin avec Célestine (69), le baron, qui se savait supplanté dans le cœur de Jenny par un jeune conseiller d’Etat et un artiste, lui a soufflé Josépha Mirah, qui a pris goût à l’argent et l’a ruiné puis l’a trompé à son tour avec Keller, le marquis d’Esgrignon (70) et finalement le duc d’Hérouville. Crevel veut donc se venger du baron qui lui a pris Josépha (71).

 

IV. (4) Attendrissement subit du parfumeur

A cinquante ans passés, Crevel n’espère pas retrouver un bonheur pareil d’autant qu’il veut protéger l’héritage de sa fille. Mais quand il a vu la baronne pour la première fois, il a été touché et pour se venger du baron, il compte bien lui prendre sa femme (72). Il la fera plier en se servant de sa fille car le baron aime trop les femmes (73) et les mettra sur la paille. La baronne est au désespoir (74).

 

V. (5) Comment on peut marier les belles filles sans fortune

Crevel insiste. Si elle a des bontés pour lui, sa fille sera mariée et elle recevra 300.000 F. La baronne ne veut pas renoncer à ses 32 ans d’honneur (75) mais quand l’ancien parfumeur à la Reine des roses, rue Saint-Honoré, abandonne l’agressivité pour un semblant de commisération sur leur ruine prochaine, la baronne fond en larmes et se laisse baiser les mains par Crevel qui se retrouve à genoux (76). Elle est désemparée. Que va devenir sa fille qui a 21 ans (77). Il n’y a que trois manières de marier sa fille, dit Crevel : par son secours, en trouvant un vieillard riche et sans enfants ou un « homme d’énergie » (comme du Tillet ou Popinot) qui l’épousera sans dot (78). La baronne voudrait devienne son ami et abandonne ses idées ridicules mais il veut accomplir la loi du talion et se venger d’Hulot.

 

VI. (6) Le capitaine perd la bataille

Crevel continue sa rhétorique manipulatrice. Comme la baronne ne se résoudra pas à laisser sa fille à un vieillard ou à un homme d’énergie (79) elle finira par se déshonorer elle-même pour gagner la dot de 200.000 F plutôt que de laisser sa fille se déshonorer. « Je vous ennuie, et ce que je dis est profondément immoral, n’est-ce pas ? Mais, si vous étiez mordue par une passion irrésistible, vous vous feriez, pour me céder, des raisonnements comme s’en font les femmes qui aiment… Eh bien, l’intérêt d’Hortense vous les mettra dans le cœur, ces capitulations de conscience… »

La baronne examine les autres recours : son oncle, le père Fischer, le comte Hulot. Mais le baron leur a déjà soutiré de l’argent. La baronne essaie de l’attendrir : « On guérit facilement d’une passion pour une femme de mon âge, et vous prendrez des idées chrétiennes. Dieu protège les malheureux… »

Mais Crevel ne veut pas en rester là (80). Il pointe du doigt la misère des lieux et ne comprend pas pourquoi elle manifeste autant de persévérance pour un libertin.

Alors que Crevel s’en va en faisant un geste menaçant, elle va rouvrir les portes qu’elle avait fermées et se laisse tomber sur le divan de son boudoir bleu, les yeux rivés vers le kiosque où se trouve sa fille et la cousine Bette. « Depuis les premiers jours de son mariage jusqu’à ce moment, la baronne avait aimé son mari, comme Joséphine a fini par aimer Napoléon, d’un amour admiratif, d’un amour maternel, d’un amour lâche. » Sans connaître tous les détails que venait de lui révéler Crevel, la baronne se doutait bien des infidélités de son mari mais elle avait feint de ne pas les voir et avait reçu en échange une forme de vénération de la part du baron. Cette affection et ce respect sont devenus contagieux : Hortense croit son père un modèle d’amour conjugal (81), Victorin admire son père et le craint.

« Maintenant, il est nécessaire d’expliquer le dévouement extraordinaire de cette belle et noble femme, et voici l’histoire de sa vie en peu de mots. »

 

VII. (7) Une belle vie de femme

Analepse : Balzac revient sur l’histoire des trois frères Fischer, simples laboureurs, à la fin du XVIIIe siècle, dans un village situé sur les extrêmes frontières de la Lorraine, au pied des Vosges. En 1799, le second des frères, André, veuf, et père de Mme Hulot, laisse sa fille aux soins de son frère aîné, Pierre Fischer, qu’une blessure reçue en 1797 a rendu incapable de servir, et fait quelques entreprises partielles dans les transports militaires, service qu’il doit à la protection de l’ordonnateur Hulot d’Ervy. Par un hasard assez naturel, Hulot, qui vient à Strasbourg, voit la famille Fischer. Le père d’Adeline et son jeune frère  Johann sont alors soumissionnaires des fourrages en Alsace. Adeline, alors âgée de 16 ans est une beauté complète (82) comme « toutes ces femmes, restées belles en dépit des années, de leurs passions ou de leur vie à plaisirs excessifs ». Portrait et caractère d’Adeline (83). Les frères Fischer admirent Hulot qui est protégé de l’empereur et à qui ils doivent leur sort et ils acceptent donc le mariage de l’ordonnateur en chef avec Adeline (84). C’est pour la jeune fille un accomplissement : elle passe des boues du village à la cour impériale, Hulot est nommé baron, elle fait son éducation. Le bel homme qu’est alors Hulot abandonne sa carrière galante par attachement conjugal (85). Il devient pour elle une espèce de dieu auquel elle doit fortune, bonheur, titre, célébrité et les hommages de l’empereur. « Il n’est donc pas besoin de beaucoup d’intelligence pour reconnaître, dans une âme simple, naïve et belle, les motifs du fanatisme que Mme Hulot mêlait à son amour. » Elle devient la servante dévouée de son créateur. Proche du prince de Wissembourg, le baron participe au Cent-Jours, en 1815, jusqu’au désastre de Waterloo, puis il paie cette fidélité napoléonienne en 1816 dans le ministère Feltre avant d’être réintégré dans le corps de l’intendance au moment de la guerre d’Espagne en 1823. En 1830, il reparaît dans l’administration comme quart de ministre, lors de cette espèce de conscription levée par Louis-Philippe dans les vieilles bandes napoléoniennes. Depuis l’avènement au trône de la branche cadette (86), dont il est un actif coopérateur, il reste directeur indispensable au ministère de la guerre. Mais resté inoccupé de 1818 à 1823, Hulot a repris du service auprès des femmes. La baronne garde de l’affection pour son mari, elle feint de ne pas voir, y compris quand elle aperçoit son mari avec Jenny Cadine au Théâtre des Variétés (87).

 

VIII. (8) Hortense

La baronne a un admirateur passionné dans son beau-frère, le lieutenant général Hulot, le vénérable commandant des grenadiers à pied de la garde impériale, à qui l’on devait donner le bâton de maréchal pour ses derniers jours. Ce vieillard, après avoir, de 1830 à 1834, commandé la division militaire où se trouvaient les départements bretons, théâtre de ses exploits en 1799 et 1800, est venu fixer ses jours à Paris près de son frère, auquel il portait toujours une affection de père. Ce vieillard de 72 ans qui ne s’est pas marié faute d’avoir trouvé son Adeline à travers toutes ses campagnes (88), est pour Adeline une admiration plus qu’une protection car il est sourd.

Au début, les amourettes du baron n’ont pas eu d’influence sur sa fortune mais avec l’âge, elles lui ont coûté de plus en plus cher. Le baron faisant beaucoup de frais pour bien paraître, sa fortune a vite diminué. Il avait essayé de rassurer sa femme qui avait encore confiance en lui. Mais on conçoit son inquiétude nouvelle après les révélations de Crevel (89). Elle entrevoit maintenant la réalité, la complicité de Crevel et Hulot, l’arrangement pour marier Victorin et Célestine. Pendant qu’elle observe Hortense, elle se demande si son mari ne l’a pas oubliée. La beauté d’Hortense (90). La perspective de la chute de son mari lui fait perdre connaissance.

 

IX. (9) Un caractère de vieille fille

La cousine Bette ne s’aperçoit pas qu’Adeline a rouvert la fenêtre (91). Portrait de Lisbeth Fischer, cinq ans de moins et beaucoup moins belle que sa cousine dont elle est  « prodigieusement jalouse ». « La jalousie formait la base de ce caractère ». Portrait de Lisbeth (92). La famille a sacrifié la fille vulgaire à la jolie fille et celle-ci a voulu se venger en lui arrachant le nez, en déchirant ses robes. « Lors du mariage fantastique de sa cousine, Lisbeth avait plié devant cette destinée, comme les frères et les sœurs de Napoléon plièrent devant l’éclat du trône et la puissance du commandement. » Mais la bonne Adeline la fit venir à Paris en 1809 et le baron mit cette fille qui ne savait ni lire ni écrire en apprentissage chez les frères Pons, brodeurs de la cour impériale (93). En deux ans, elle se métamorphosa, apprit à lire, à compter et à écrire, devint ouvrière en passementerie d’or et d’argent et première demoiselle en 1811. Mais Lisbeth craignant que l’essor de la passementerie ne périclite avec l’Empire, elle refusa en 1815 les propositions de s’associer avec Rivet, acquéreur de la maison Pons et elle redevint simple ouvrière.

« La famille Fischer était alors retombée dans la situation précaire d’où le baron Hulot l’avait tirée (94). Ruinés par la catastrophe de Fontainebleau, les trois frères Fischer servirent en désespérés dans les corps francs de 1815. L’aîné, père de Lisbeth, fut tué. Le père d’Adeline, condamné à mort par un conseil de guerre, s’enfuit en Allemagne, et mourut à Trèves, en 1820. Le cadet, Johann, vint à Paris implorer la reine de la famille […]. Johann Fischer, alors âgé de quarante-trois ans reçut du baron Hulot une somme de dix mille francs pour commencer une petite entreprise de fourrages à Versailles, obtenue au ministère de la Guerre par l’influence secrète des amis que l’ancien intendant général y conservait. »

Ces malheurs familiaux et la disgrâce du baron désamorcèrent le conflit de Lisbeth avec sa cousine ; « mais l’envie resta caché dans le fond du cœur, comme un germe de peste qui peut éclore et ravager une ville, si l’on ouvre le fatal ballot de laine où il est comprimé. De temps en temps, elle se disait bien :

— Adeline et moi, nous sommes du même sang, nos pères étaient frères, elle est dans un hôtel, et je suis dans une mansarde. »

Mais la générosité de la famille à son égard ne se dément pas (95). On a procuré son indépendance à cette fille qui a peur de toute espèce de joug (elle ne veut pas loger chez la baronne, a rejeté toutes les propositions de mariage et ne veut pas non plus aller vivre chez son oncle). Singularité d’une nature qui s’est développée tard. « Méchante, elle eût brouillé la famille la plus unie. » Un moment de splendeur, le baron la trouve mariable mais elle se contente de sa propre admiration et elle finit par se trouver heureuse. En 1837, elle préfère l’intimité aux grands dîners ; elle semble partout chez elle (chez le général Hulot, Crevel, Hulot fils, Rivet). Sa familiarité lui concilie la bienveillance des domestiques. On la prend pour une bonne fille (97). Elle veut plaire à tout le monde, rit avec les jeunes, paraît être une bonne confidente, sa discrétion lui vaut la confiance des gens âgés. « La cousine se surnommait elle-même le confessionnal de la famille. La baronne seule, à qui les mauvais traitements qu’elle avait reçus, pendant son enfance, de sa cousine plus forte qu’elle, quoique moins âgée, gardait une espèce de défiance. » Pour la cousine Bette, la maison Hulot garde encore toute sa splendeur (98). Avec le temps, elle contracte des manies de vieille fille : au lieu de s’adapter à la mode, elle veut que la mode s’adapte à elle et elle gâte tout ce qu’elle touche. Cet entêtement la rend ridicule et personne ne l’invite en soirée.

Le baron lui a trouvé quatre fois des partis qu’elle a refusés (un employé de son administration, un major, un entrepreneur des vivres, un capitaine en retraite). Il la surnomme « La Chèvre ». Le sauvage lorrain qui n’obéit qu’à ses sentiments (99). Même quand elle se laisse habiller à la mode, elle a la raideur d’un bâton. « Or, sans grâces, la femme n’existe point à Paris. » (100). Sa singularité n’étonne plus personne et disparaît dans le mouvement parisien de la rue.

 

X. (10) L’amoureux de Bette

Hortense rit car elle vient de soutirer à sa cousine un aveu demandé depuis 3 ans. La jeune fille veut savoir pourquoi sa cousine ne s’est pas mariée. « Hortense, qui connaissait l’histoire des cinq prétendus refusés, avait bâti son petit roman, elle croyait à la cousine Bette une passion au cœur, et il en résultait une guerre de plaisanteries ». L’amoureux (101) (vrai ou faux) de Lisbeth devient un sujet de railleries et d’interrogation de la part de la baronne et d’Hortense. Les deux femmes ont des doutes (102).

— L’aimes-tu ? avait demandé la baronne.

— Ah ! je crois bien ! je l’aime pour lui-même, ce chérubin. Voilà quatre ans que je le porte dans mon cœur.

— Eh bien, si tu l’aimes pour lui-même avait dit gravement la baronne, et s’il existe, tu serais bien criminelle envers lui. Tu ne sais pas ce que c’est que d’aimer.

— Nous savons toutes ce métier-là en naissant ! dit la cousine.

— Non ; il y a des femmes qui aiment et qui restent égoïstes, et c’est ton cas !…

La cousine avait baissé la tête, et son regard eût fait frémir celui qui l’aurait reçu, mais elle avait regardé sa bobine.

Lisbeth finit par avouer que son amoureux est un réfugié polonais, placé par le grand-duc Constantin (103) comme professeur de beaux-arts dans un gymnase dont les élèves ont commencé la révolte. Il est arrivé en France en 1833 après avoir parcouru l’Allemagne à pied. Il avait à peine vingt-quatre ans lors de l’insurrection, il a vingt-neuf ans aujourd’hui. Il donne des leçons et s’appelle Wenceslas. Les deux femmes se moquent encore d’elle. Lisbeth en rit mais dit quand même à Hortense : « Ces petites filles, avait dit la cousine Bette en regardant Hortense quand elle était revenue près d’elle, ça croit qu’on ne peut aimer qu’elles. » La jeune fille est prête à donner son châle de cachemire jaune si Bette lui prouve que ce n’est pas un conte. Lisbeth livre peu à peu des informations (104) le comte Wenceslas Steinbock vient de Livonie où son père s’est établi après la mort du roi de Suède. Ce père a perdu sa fortune en 1812, laissant le pauvre enfant, à l’âge de huit ans, sans ressource. Le grand-duc Constantin, à cause du nom de Steinbock, l’a pris sous sa protection et l’a mis dans une école… Mais Hortense ne la croira que quand elle le verra.

 

XI. (11) Entre vieille et jeune fille

La cousine Bette, fascinée à l’idée de posséder le cachemire jaune usé (donné à sa femme en 1808 et transmis à Hortense en 1830) (105) apporte un cadeau qu’elle compte faire à la baronne, un cachet d’argent composé de trois figurines adossées (foi, espérance et charité) (106), réalisé par son amoureux à l’issue de dix mois de travail (preuve de l’existence de celui-ci) (107). Lisbeth est persuadé que son amoureux deviendra riche et célèbre. Lisbeth insiste : Wenceslas l’adore (elle a refusé six prétendants dont un en Lorraine) (108). Les femmes en plaisantent. Son amoureux a fait un groupe en bronze (Samson déchirant un lion). Bette voudrait que le baron parle de cette œuvre au ministre Popinot ou au comte de Rastignac (109) pour la vendre à un bon prix. Hortense promet que son père les rendra riches. Mais Wenceslas est paresseux et flâneur. « Et les deux cousines continuèrent à plaisanter. Hortense riait comme lorsqu’on s’efforce de rire, car elle était envahie par un amour que toutes les jeunes filles ont (110) subi, l’amour de l’inconnu, l’amour à l’état vague et dont les pensées se concrètent autour d’une figure qui leur est jetée par hasard […] Depuis dix mois, elle avait fait un être réel du fantastique amoureux de sa cousine, par la raison qu’elle croyait, comme sa mère, au célibat perpétuel de sa cousine ; et, depuis huit jours, ce fantôme était devenu le comte Wenceslas Steinbock, le rêve avait un acte de naissance, la vapeur se solidifiait en un jeune homme de trente ans. Le cachet qu’elle tenait à la main, espèce d’Annonciation où le génie éclatait comme une lumière, eut la puissance d’un talisman. Hortense se sentait si heureuse, qu’elle se prit à douter que ce conte fût de l’histoire ; son sang fermentait, elle riait comme une folle pour donner le change à sa cousine. »

 

XII. (12) M. Le Baron Hector Hulot d’Ervy

Hortense s’inquiète de la tristesse de sa mère (111) et voudrait garder le cachet pour le montrer à son père. Bette lui répond que la situation de sa mère s’arrangera et qu’il vaut mieux ne pas montrer le cachet à sa mère. Arrivées à la porte du boudoir, elles trouvent la baronne évanouie. Quand Lisbeth revient avec des sels, elle trouve la fille et la mère dans les bras l’une de l’autre (112).

Arrivée du baron. Sa prestance (il ne fait pas son âge). Il parle des discours à l’assemblée, salue Bette et embrasse sa fille (113). Alors que le baron annonce qu’il resortira après le dîner, la baronne profite d’un article de journal parlant de Josépha dans Robert le diable pour aborder la question de Jenny Cadine et de Josépha. Une lettre anonyme, dit-elle lui a parlé de l’échec du mariage d’Hortense à cause de la sa situation financière (114). Le baron fait profil bas : «  Adeline, tu es un ange, et je suis un misérable… » Il reconnaît qu’il n’a pas d’argent et qu’il a mis l’oncle Fischer dans l’embarras pour une femme qui le trompe. Adeline est prête à donner ses diamants pour sauver son oncle. Le baron lui dit de les garder pour sa fille (115). Parenthèse moraliste sur les vicieux qui sont plus aimables que les gens vertueux. Le baron se montre aimable avec tout le monde : sa femme, ses enfants, Bette, sa belle-fille, son petit-fils. Il entraîne son fils dans le jardin pour lui donner des conseils (116). Hulot fils, jeune homme fabriqué par la révolution de 1830.

Arrivée du comte de Forzheim. Portrait physique et social. Il constate la joie de tous (117). Le général aime bien Bette. Sur certains points, ils se ressemblent. « Quiconque eût vu cet intérieur de famille aurait eu de la peine à croire que le père était aux abois, la mère au désespoir, le fils au dernier degré de l’inquiétude sur l’avenir de son père, et la fille occupée à voler un amoureux à sa cousine. » (118)

 

XIII. (13) Le Louvre

A sept heures, le baron laisse son frère, sa femme et ses enfants jouer au whist et part applaudir sa maîtresse à l’Opéra en emmenant Bette rue Doyenné (119). Description d’un pâté de maisons ruinées près du Louvre, une verrue en plein Paris, véritable coupe-gorge (120-121). Bette loge là depuis 1823, à cause de la modicité du loyer. Elle a gardé l’habitude paysanne de se lever et de se coucher avec le soleil.

 

XIV. (14) Où l’on voit que les jolies femmes se trouvent sous les pas des libertins comme les dupes vont au-devant des fripons

Au moment où il prend congé de la cousine Bette (122), le baron aperçoit une jeune femme qui entre dans une maison. Le libertin a une impression étrange (123). La jeune femme monte l’escalier et rejoint son mari au 2e étage. Le baron a l’impression qu’ils le connaissent. Il a l’impression d’être observée. Intrigué, le baron compte demander qui c’est à Bette. Dans l’appartement, Marneffe a effectivement reconnu le baron Hulot directeur au ministère de la guerre où il travaille et comprend que la vieille fille qui habite au 3e étage au fond de la cour est sa cousine. Il est aussi étonné que celle-ci vive avec un jeune homme (124).

 

XV. (15) Le ménage Marneffe

Valérie Fortin, fille naturelle du comte de Montcornet, l’un des plus célèbres lieutenants de Napoléon, a été mariée au moyen d’une dot de 20.000 F à un employé subalterne du ministère de la guerre arrivé au poste de premier commis de bureau. Mais la mort de Montcornet a fragilisé leur situation et justifié le choix de la rue Doyenné. Portrait de Jean-Paul Stanislas Marneffe, employé résistant à l’abrutissement par la dépravation et qui pourrait se retrouver aux assises pour outrage aux mœurs (125). Description détaillé de l’appartement des Marneffe (la salle à manger mal entretenue, la chambre de monsieur en désordre, celle de madame, plus soignée, qui sent la femme entretenue) (126). Dîner retardé des Marneffe (127). Samanon leur réclame de l’argent. Marneffe craint que le propriétaire ne les saisisse. Valérie se demande si son père ne lui a pas laissé un testament que sa femme aurait détruit. Ils doivent quatre termes, 1.500 F (128). Elle ira voir le propriétaire et demande à son mari de se rapprocher de Bette qui est cousine du directeur.

 

XVI. (16) La mansarde des artistes

Ignorance des locataires d’une même maison de ce que font leurs voisins, surtout quand on est occupés comme les Marneffe. L’existence de Lisbeth est de celles qu’on ne remarque pas (129). Madame Olivier, la portière, a pu calomnier Lisbeth sans même savoir ce qu’elle faisait. La vieille fille reçoit son bougeoir des mains de Mme Olivier et s’avance pour voir si les fenêtres de la mansarde au-dessus de son appartement sont éclairées. Mme Olivier lui confirme que Steinbock n’est pas sorti. Mais Lisbeth se moque du qu’en dira-t-on (130). Elle monte à la mansarde de Wenceslas. Elle le trouve travaillant à la lueur d’une petite lampe et lui donne les friandises et les fruits qu’elle a gardés du dessert. Il la remercie. A 29 ans, Wenceslas en paraît cinq de moins (131). Il a envie de se distraire mais Lisbeth veut qu’il travaille d’abord pour faire sa fortune. Quiconque aurait assisté à cette scène, eût reconnu la fausseté des calomnies des époux Olivier (132). Elle agit pour lui comme une mère. Elle lui parle du cachet qu’Hortense a trouvé joli et du bronze qu’elle fera vendre (133). Il veut savoir ce qu’a dit sa « jolie » cousine. « Qui vous a dit qu’elle fût jolie ? demanda vivement Lisbeth avec un accent où rugissait une jalousie de tigre. » Lisbeth lui dit que ce n’est pas une femme pour lui, il lui faut un homme de 60.000 F. Voyant le lit défait, elle l’arrange. Si le Livonien était tombé sur Mme Marneffe, il serait tombé au plus bas. « Aussi, tout en déplorant l’âpre cupidité de la vieille fille, sa raison lui disait-elle de préférer ce bras de fer à la paresseuse (134) et périlleuse existence que menaient quelques-uns de ses compatriotes. Voici l’événement auquel était dû le mariage de cette énergie femelle et de cette faiblesse masculine, espèce de contre-sens assez fréquent, dit-on, en Pologne. »

 

XVII. (17) Histoire d’un exilé

Analepse : la rencontre de Wenceslas Steinbock et d’Elisabeth Fischer. En 1833, vers 1h du matin, alors qu’elle travaille de nuit quand elle a beaucoup d’ouvrage, Lisbeth est alertée par une odeur d’ « acide carbonique » et des plaintes d’un mourant provenant de la mansarde au-dessus de son appartement. Elle sauve son occupant du suicide (135). Sur la table, se trouve la lettre d’adieu du comte Wenceslas Steinbock, né à Prelie en Livonie, petit-neveu d’un général de Charles XII venu de Dresde à Paris. Lisbeth veille sur lui en continuant son ouvrage (136). Peu à peu, l’exilé lui raconte son histoire, parle de sa vocation d’artiste, de son manque d’argent pour étudier, de sa trop grande fatigue pour entreprendre une œuvre. La vieille fille lui conseille d’abord de reprendre de l’énergie. Elle lui prêtera de l’argent et s’occupera de lui jusqu’à ce qu’il puisse le rembourser. L’exilé dit sa reconnaissance envers la France et envers Bette (137). Il lui propose d’être son ami : « Oh ! non, je suis trop jalouse, je vous rendrais malheureux ; mais je serai volontiers quelque chose comme votre camarade, reprit Lisbeth. » Il promet de se remettre au travail. Bette lui propose de venir partager son déjeuner.

Lisbeth prit son ouvrage et vint travailler dans cette mansarde, en veillant le pauvre gentilhomme.

. (18) Aventure d’une araignée qui trouve dans sa toile une belle mouche trop grosse pour elle

Dès le lendemain, Mlle Fischer prend les choses en main. Elle prend des renseignements sur le métier de sculpteur (138), place Wenceslas comme dessinateur dans l’atelier d’ornements des Florent et Chanor (138). Cinq mois plus tard, il fait la connaissance de Stidmann, le principal sculpteur de la maison Florent. L’élève dépasse bientôt le maître, mais en 30 mois, Lisbeth dépense les 5 000 F qu’elle avait économisés en 16 ans. Elle s’affole et va consulter M. et Mme Rivet qui l’accusent d’imprudence. Ils la poussent à prendre des sécurités. M. Rivet est juge au tribunal de commerce. Il lui dit qu’un étranger qui ne paye pas ses dettes reste en prison (139) et lui propose de s’occuper de sa lettre de change pour qu’elle soit couverte. Elle se laisse mettre en règle ; l’exilé lui fait une confiance aveugle. En vingt-quatre heures, elle peut l’envoyer en prison. Rivet se rend alors chez Florent et Chanor pour prendre des renseignements sur Steinbock. Stidmann qui est présent, prend sa défense (140). Ils parlent de Wenceslas et des artistes qui veulent leur indépendance (141) et négligent leurs devoirs. Stidmann  défend la liberté des artistes. Rivet revient rassuré. Il confirme à Lisbeth que Wenceslas a du talent mais qu’il faut le tenir, le faire travailler, l’empêcher de flâner (142). Lisbeth devient alors tyrannique avec lui en l’accablant de reproches et de … bontés. Il se laisse dominer. Elle prend sur lui un empire absolu : «  L’amour de la domination, resté dans ce cœur de vieille fille à l’état de germe, se développa rapidement. Elle put satisfaire son orgueil et son besoin d’action : n’avait-elle pas une créature à elle, à gronder, à diriger, à flatter, à rendre heureuse, sans avoir à craindre aucune rivalité ? Le bon et le mauvais de son caractère s’exercèrent donc également. » Un jour qu’il était allé flâner au lieu de travailler, elle lui fait une scène (143). Elle évoque la menace de prison. Le lendemain, elle lui demande pardon (144). Ils se réconcilient. Cet épisode,  survenu 6 mois, a fait produire trois choses : le cachet, le groupe mis chez le marchand de curiosités et une pendule.

L’attachement de Bette pour son Livonien : tendresse d’une mère, jalousie d’une femme et esprit d’un dragon.

« Il est facile maintenant de comprendre l’espèce d’attachement extraordinaire que Mlle Fischer avait conçu pour son Livonien : elle le voulait heureux, et elle le voyait dépérissant, s’étiolant dans sa mansarde. On conçoit la raison de cette situation affreuse. La Lorraine surveillait cet enfant du Nord avec la tendresse d’une mère, avec la jalousie d’une femme et l’esprit d’un dragon ; ainsi elle s’arrangeait pour lui rendre toute folie, (145) toute débauche impossible, en le laissant toujours sans argent. Elle aurait voulu garder sa victime et son compagnon pour elle, sage comme il était par force, et elle ne comprenait pas la barbarie de ce désir insensé, car elle avait pris, elle, l’habitude de toutes les privations. Elle aimait assez Steinbock pour ne pas l’épouser, et l’aimait trop pour le céder à une autre femme ; elle ne savait pas se résigner à n’en être que la mère, et se regardait comme une folle quand elle pensait à l’autre rôle.

Ces contradictions, cette féroce jalousie, ce bonheur de posséder un homme à elle, tout agitait démesurément le cœur de cette fille. Eprise réellement depuis quatre ans, elle caressait le fol espoir de faire durer cette vie inconséquente et sans issue, où sa persistance devait causer la perte de celui qu’elle appelait son enfant. Ce combat de ses instincts et de sa raison la rendait injuste et tyrannique. Elle se vengeait sur ce jeune homme de ce qu’elle n’était ni jeune, ni riche, ni belle puis, après chaque vengeance, elle arrivait, en reconnaissant ses torts en elle-même, à des humilités, à des tendresses infinies. Elle ne concevait le sacrifice à faire à son idole qu’après y avoir écrit sa puissance à coups de hache. »

La situation psychologique  de l’artiste qui s’ennuie (146) et les plaisirs de Lisbeth qui goûte les fruits amers de cette réclusion : « Aussi prévoyait-elle avec terreur que la moindre passion allait lui enlever son esclave. »

« Le lendemain, ces trois existences, si diversement et si réellement misérables, celle d’une mère au désespoir, celle du ménage Marneffe et celle du pauvre exilé, devaient toutes être affectées par la passion naïve d’Hortense et par le singulier dénouement que le baron allait trouver à sa passion malheureuse pour Josépha. »

 

XIX. (19) Comment on se quitte au treizième arrondissement

Au moment d’entrer à l’Opéra (147), rue Le Peletier, le baron découvre qu’il fait relâche pour indisposition. Il décide d’aller chez Josépha, rue Chauchat. Le portier s’étonne de sa présence et lui dit que l’appartement de Mlle Mirah est occupé par Mlle Héloïse Brisetout, M. Bixiou, M. Léon de Lora, M. Lousteau, M. de Vernisset, M. Stidmann, et des femmes qui pendent la crémaillère (148). Il lui apprend également que Josépha habite maintenant  rue de la Ville-l’Evêque, dans un hôtel que lui a donné le duc d’Hérouville. Le baron se précipite à cette nouvelle adresse. On le fait patienter dans un salon dont il admire le luxe (149). Josépha arrive enfin (150) et lui explique l’argent que le duc d’Hérouville a investi dans ce logement. « Le duc a mis là tous les bénéfices d’une affaire en commandite dont les actions ont été vendues en hausse. » Tous les invités de Josépha, dit-elle (d’Esgrignon, Rastignac, Maxime, Lenoncourt, Verneuil, Laginski, Rochefide, la Palférine, et, en fait de banquiers, Nucingen et du Tillet, avec Antonia, Malaga, Carabine et la Schontz) compatissent au malheur du baron. Hulot demande une explication. Josépha lui explique qu’il ne peut pas lutter contre ce que lui offre le duc (151) et qu’il devrait la remercier de ne pas finir de manger sa fortune pour elle. Puis elle prend congé de lui après lui avoir dit que ses affaires sont disponibles rue Chauchat.

 

XX. (20) Une de perdue, une de retrouvée

Hulot revient furieux chez lui (152). La baronne, inquiète, croit à un désastre et l’entraîne dans le petit salon où elle était 5h plus tôt avec Crevel. Il lui raconte l’infamie de Josépha. Elle le plaint et lui conseille de prendre une maîtresse moins chère et de condition sociale plus basse. Elle se compare à Joséphine (153).

Le lendemain, Hortense demande à son père de venir la rejoindre dans le jardin. Elle veut flâner avec lui. Ils arrivent rue du Doyenné près d’une boutique (154). Le baron, bien décidé à suivre les conseils de sa femme, pense à la femme qu’il a vue dans cette rue. En regardant les fenêtres, il voit justement M. Marneffe qui fait le guet puis se trouve face à face avec Mme Marneffe (155). Il lui fait des compliments sur sa beauté. La femme lui demande de faire justice à son mari qui travaille au ministère de la guerre, dans la division de M. Lebrun, bureau de Coquet. Le baron lui donne rendez-vous chez sa cousine Bette. Mme Marneffe se présente comme une femme honnête au désespoir depuis qu’elle a perdu son père, le maréchal Montcornet, sans héritage (156). Les deux sont contents de leur succès. Le baron se demande d’où elle peut venir à cette heure.

 

XXI. (21) Le roman de la fille

En entrant dans la boutique de curiosités, le baron manque de heurter un jeune homme (Wenceslas) qu’il voit courir vers la maison de Mme Marneffe. En entrant dans cette boutique, Hortense y a vu le fameux groupe du sculpteur (157). Considérations sur le brio artistique (158) et sur l’œuvre de Wenceslas. Hortense demande le prix au marchand : 1.500 F. Wenceslas est ému en voyant Hortense et celle-ci le reconnaît à la façon dont l’artiste rougit (159). La jeune fille négocie le prix avec le marchand qui prétend que l’œuvre est ancienne. Elle conteste. Wenceslas intervient auprès du marchand pour qu’elle ait son œuvre au prix qu’elle demande (1.200 F). Fasciné par la beauté d’Hortense, Wenceslas se présente comme l’auteur de ce groupe. Hortense lui donne la carte de son père en lui recommandant de ne rien dire à sa cousine Bette.

« Ce mot "notre cousine" produisit un éblouissement à l’artiste, il entrevit le paradis en en voyant une des Eves (160) tombées. Il rêvait de la belle cousine dont lui avait parlé Lisbeth, autant qu’Hortense rêvait de l’amoureux de sa cousine, et, quand elle était entrée :

— Ah ! pensait-il, si elle pouvait être ainsi !

On comprendra le regard que les deux amants échangèrent, ce fut de la flamme, car les  amoureux  vertueux n’ont pas la moindre hypocrisie. »

 

XXII. (22) Laissez faire les jeunes filles

Dans la boutique, le baron demande à sa fille ce qu’elle faisait. Hortense lui annonce qu’elle a dépensé ses 1.200 F d’économies. Il devra même lui avancer 100 F de plus. Ce n’est pas cher si elle a trouvé un mari (161). Elle demande à son père s’il lui défendrait d’épouser un grand artiste et ce qu’il pense de la sculpture. C’est un art sans débouchés. Hortense parle de l’artiste : noble, comte et sans fortune (162). Hortense sait très bien que sa mère s’est évanouie à cause de l’échec de son mariage. S’il se présentait un homme d’énergie et de talent, ils seraient heureux. Elle évoque les diamants que sa mère est prête à vendre (163) et ses conversations avec sa cousine Bette. Hortense veut montrer à son père le chef d’œuvre du sculpteur. Elle veut que son père lui obtienne un crédit, une statue et un logement. Le père plaisante : si on les laissait faire, ils seraient mariés en onze jours. « On attend onze jours ? répondit-elle en riant. Mais, en cinq minutes, je l’ai aimé, comme tu as aimé maman en la voyant ! et il m’aime, comme si nous nous connaissions depuis deux ans. Oui, dit-elle à un geste que fit son père, j’ai lu dix volumes d’amour dans ses yeux.  […]

Je l’aimais sans le connaître, mais j’en suis folle depuis une heure que je l’ai vu.

— Un peu trop folle, fit le baron, que le spectacle de cette naïve passion réjouissait.

— Ne me punis pas de ma confiance, reprit-elle. C’est si bon de crier dans le cœur de son père : "J’aime, je suis heureuse d’aimer ! " répliqua-t-elle. » [… ]  (164) Ma cousine Bette épouser ce jeune homme-là, elle qui serait sa mère !… Mais ce serait un meurtre ! Comme je suis jalouse de ce qu’elle a dû faire pour lui ! Je me figure qu’elle ne verra pas mon mariage avec plaisir. »

Ils veulent en parler à la baronne et lui montrer le cachet. Hortense ne veut pas trahir Bette à propos du cachet, elle n’a rien promis pour l’artiste (le baron souligne cette contradiction). Le baron veut vérifier si le comte est en règle. Il se chargera de Bette. Hortense lui demande de ne pas parler de ce mariage à sa cousine. Elle craint sa réaction (165).

 

XXIII. (23) Une entrevue

Après le déjeuner, on annonce le marchand, l’artiste et le groupe. Hortense rougit. Le baron demande à l’artiste s’il est prêt à faire une statue. Hortense fait admirer le bronze à sa mère. Le marchand pose la pendule sur le buffet. La baronne est intriguée. Cet artiste peut gagner beaucoup d’argent, dit le marchand (166). Le marchand se retire après que l’artiste lui eut demandé de rester discret sur cette visite. Le baron interroge alors le sculpteur sur son identité et sa situation et sur sa capacité à faire une statue de neuf pieds (167). Il veut obtenir pour lui la réalisation de la statue du maréchal Montcornet qui sera érigée sur sa tombe au père-Lachaise. Le baron montrera le groupe à deux ministres pour soutenir son dossier. Il ne doit rien dire à Bette. Frappé de la beauté de la baronne, le sculpteur se déclare prêt à faire son buste. Le baron lui montre que sa vie peut devenir belle. Hortense lui remet une bourse avec soixante pièces d’or (168). Wenceslas s’en va. Il va se promener aux Tuileries sans oser rentrer dans sa mansarde.  Il se sent une puissance à tailler le marbre (169).

La baronne demande des explications. Hortense lui dit qu’elle vient de voir l’amoureux de Bette dont elle espère qu’il est désormais le sien. La baronne compte interroger Bette pour en savoir un peu plus sur ce jeune homme. Hortense raconte son histoire. « Les passions vraies ont leur instinct. […] L’œuvre de la nature, en ce genre, s’appelle : aimer à la première vue. En amour, la première vue est tout bonnement la seconde vue. » La baronne est heureuse de cette solution qui correspond à la troisième manière évoquée par Crevel (170).

 

XXIV. (24) Où le hasard, qui se permet souvent des romans vrais, mène trop bien les choses pour qu’elles aillent longtemps ainsi

Le forçat de Mlle Fischer cache sa joie d’amoureux derrière sa joie d’artiste. Il prétend que son groupe a été vendu au duc d’Hérouville. Il montre les 1.200 F. Il va pouvoir s’acquitter de sa dette, lui dit Lisbeth. Elle a des projets pour lui : l’habiller, le loger, le meubler mieux mais d’abord, il doit reprendre le travail (171). Elle va passer chez M. Graff, le tailleur avant d’aller chez Crevel.

Le lendemain, le baron, devenu fou de Mme Marneffe, va voir sa cousine Bette. Celle-ci est occupée et craint qu’Hortense ne veuille lui prendre son amoureux. Description de l’appartement de Bette (172) : la médiocrité dans chaque chose. Il explique la raison de sa venue : Mme Marneffe. Il a été renvoyé par Josépha. Il voudrait que Bette fasse la connaissance de Mme Marneffe. A ce moment-là, Mme Marneffe arrive chez Bette. Elle a pris la liberté de venir en voyant que le baron était là pour lui parler de son mari. (173). Le baron va la rejoindre chez elle. Elle a pris soin d’elle et rangé son appartement. Cet homme de l’Empire ignore les façons de l’amour moderne. «  Ce nouvel art d’aimer consomme énormément de paroles évangéliques à l’œuvre du diable. La passion est un martyre. On aspire à l’idéal, à l’infini, de part et d’autre on veut devenir meilleurs par l’amour. » (174) Mme Marneffe s’est renseignée sur la baron et a préparé sa stratégie. Elle obtient pour son mari la promesse d’une place de sous-chef et de la croix de la Légion d’honneur. Le baron s’engage dans des frais pour les Marneffe : dîners au Rocher de Cancale, sorties (175), cadeaux. Le couple déménage pour s’installer rue Vanneau. Puis M. Marneffe part pour quinze jours de congés dans son pays. Pendant la même période, le baron s’occupe aussi de Wenceslas. Popinot, le ministre du commerce a donné 2 000 F pour un exemplaire du groupe ; un prince en a offert 30.000 F. Le ministre de la guerre a confié à Steinbock la réalisation du monument du maréchal Montcornet. Le comte de Rastignac a également voulu une œuvre et lui a promis un atelier au Dépôt des marbres du gouvernement, situé, au Gros-Caillou (176). Wenceslas connaît un succès écrasant. Tous les jours, quand Lisbeth sort dîner, Wenceslas passe deux heures chez la baronne.

« Le baron, sûr des qualités et de l’état civil du comte Steinbock ; la baronne, heureuse de son caractère et de ses mœurs ; Hortense, fière de son amour approuvé, de la gloire de son prétendu, n’hésitaient plus à parler de ce mariage ; enfin, l’artiste était au comble du bonheur, quand une indiscrétion de Mme Marneffe mit tout en péril. Voici comment. »

 

XXV. (25) Stratégie de Marneffe

Valérie Marneffe invite Lisbeth à sa pendaison de crémaillère et l’apitoie sur le sort de leur ménage. Bientôt, la vieille fille ne jure plus que par elle (177) au point de soutenir le baron dans les efforts qu’il fait pour eux. « De son côté, le baron, admirant dans Mme Marneffe une décence, une éducation, des manières que ni Jenny Cadine, ni Josépha, ni leurs amies ne lui avaient offertes, s’était épris pour elle, en un mois, d’une passion de vieillard, passion insensée qui semblait raisonnable. » Devenue son amie et sa confidente, Mme Marneffe, 23 ans, proclame sa vertu (178). Le baron déploie d’autant plus d’efforts pour lui faire des présents (179). Valérie a su par le baron les secrets du prochain mariage de Wenceslas avec Hortense. Il lui a également dit que tout était fini avec sa femme depuis vingt-cinq ans et que le mariage de sa fille règlerait sa situation. Enfin, il lui promet de quitter sa femme  (180) et de s’installer rue Vanneau.

 

XXVI. (26) Terrible indiscrétion

Mme Marneffe  a envie de voir le jeune comte mais cette curiosité déplaît au baron. Elle se fait payer cette abstention par un nouveau cadeau. Mais elle n’a pas renoncé. Un jour, elle entame la conversation avec Lisbeth qu’elle a invitée à prendre un café chez elle. Elle demande à Lisbeth pourquoi elle ne lui a pas présenté son amoureux qui est devenu célèbre et qui va faire la statue de son père (181) commandée par le ministère de la guerre. Elle ajoute que le gouvernement va lui donner un atelier et un logement. Lisbeth ignore tout cela bien évidemment. Mme Marneffe fait durer le suspense et lui demande de garder le secret (182). La vieille fille est dans tous ses états (183). Puis Mme Marneffe lui donne le coup de grâce en lui annonçant que Wenceslas épousera Hortense dans un mois. Valérie Marneffe fait semblant de ne pas comprendre la colère de la vieille fille : puisqu’elle aime cet homme comme une mère, elle doit être contente qu’il ait trouvé le bonheur. Lisbeth tourne alors sa colère contre Adeline et raconte la façon dont elle a été maltraitée (184). Lisbeth veut une preuve de ce que lui dit sa nouvelle amie (185). Hortense possède le groupe de Samson et c’est le baron qui lance la carrière de son gendre. Lisbeth n’en peut plus. Mme Marneffe craint qu’elle ne soit devenue folle. Lisbeth ne sait plus quoi faire (186). « Il faut seulement s’occuper de tirer le plus de foin à soi du râtelier. Voilà la vie à Paris. » lui répond Valérie. Lisbeth dit qu’elle mourra si elle perd cet enfant. Au moins, a-t-elle trouvé une consolation dans l’amitié nouvelle pour Valérie. Mme Marneffe se reproche hypocritement d’avoir trop parlé (187). Pour regagner sa confiance, elle lui parle de sa propre vie. Son mari lui demande comment elle gagne son argent.

 

XXVII. (27) Confidences suprêmes

Valérie Marneffe continue ses confidences. Elle a tous les dehors de l’honnêteté (188) mais elle est indépendante. Son mari s’occupe avec la bonne. Elle avoue un autre secret : « Je n’ai eu qu’une passion, un bonheur… c’était un riche Brésilien parti depuis un an, ma seule faute ! Il est allé vendre ses biens, tout réaliser pour pouvoir s’établir en France. » Lisbeth lui dit que le baron voudrait qu’elle aille, elle aussi, s’installer rue Vanneau (189). Au début, elle ne voulait pas mais maintenant qu’elles sont amies et confidentes, Lisbeth a changé d’avis. Lisbeth parle de la générosité du baron. Pour faciliter son installation, Mme Marneffe fait cadeau à Lisbeth de tous ses meubles. La vieille lui voue une infinie reconnaissance et se retire.

« — Comme elle pue la fourmi !… se dit la jolie femme quand elle fut seule ; je ne l’embrasserai pas souvent, ma cousine ! Cependant, prenons garde, il faut la ménager, elle me sera bien utile, elle me fera faire fortune. » (190)

La nonchalance voluptueuse de Mme Marneffe et ses goûts de courtisane qu’elle tient de sa mère. La folie des grandeurs de l’Empire et l’économie des nobles de la Restauration. Valérie est bien décidée à faire de sa beauté le moyen de sa fortune. Elle a besoin d’avoir près d’elle une âme damnée (191). Elle a bien compris pourquoi le baron voulait la lier à Lisbeth et sa « terrible indiscrétion » a été préméditée mais elle a quand même été un peu effrayée par la réaction de la vieille fille.

 

XXVIII. (28) Transformation de la Bette

En un instant, la cousine Bette est redevenue elle-même. Les caractéristiques de la virginité, mère des grandes choses (192). « En un moment donc, la cousine Bette devint le Mohican dont les pièges sont inévitables, dont la dissimulation est impénétrable, dont la décision rapide est fondée sur la perfection inouïe des organes. Elle fut la haine et la vengeance sans transaction, comme elles sont en Italie, en Espagne et en Orient. Ces deux sentiments, qui sont doublés de l’amitié, de l’amour poussés jusqu’à l’absolu, ne sont connus que dans les pays baignés de soleil. Mais Lisbeth fut surtout fille de la Lorraine, c’est-à-dire résolue à tromper. » (193) Pour elle, la mise au secret devient un emprisonnement.

En sortant de chez Valérie Marneffe, elle va chez Rivet et dénonce son Polonais. Le juge déteste ceux qui veulent ruiner la paix indispensable au commerce. Bette, elle, ne veut pas perdre ses 3.210 F et veut envoyer Wenceslas en prison (194). Il sera coffré après-demain après qu’on lui aura signifié ce commandement, dit Rivet. Bette est impatiente mais sûre de son coup. Pour le juge, ce n’est pas le tout de le boucler, il ne sait pas par qui elle sera payée. Par ceux qui lui donnent l’argent pour ériger le monument du général Montcornet, répond Lisbeth. Rivet fait l’éloge de cet homme qui « payait recta » (195). Elle annonce à Rivet qu’elle va s’installer rue Vanneau. Rivet l’approuve qui trouve l’état du quartier du Louvre navrant. (196).

Pour se rendre chez Crevel, qui a été nommé chef de bataillon de sa légion, Lisbeth fait un long détour. « Cette route illogique était tracée par la logique des passions, toujours excessivement ennemie des jambes. » Elle a laissé Wenceslas en train de s’habiller mais elle le reconnaît dans la rue et le suit discrètement jusqu’à la maison de Mme Hulot. Cette dernière preuve confirmant les confidences de Mme Marneffe, la met hors d’elle-même. Elle arrive chez Crevel, rue des Saussayes (197).

 

XXIX. (29) De la vie et des opinions de M. Crevel

Les modèles que l’on suit avec un certain décalage temporel. Pour Crevel, c’est Grindot, architecte dépassé (gloires éteintes soutenues par des admirations arriérées). Le logement de Crevel (198). Les portraits de famille peints par Pierre Grassou. Tout cet or dépensé pour des sottises aurait pu contribuer à achever les embellissements de Paris (199). Crevel a reproduit toutes les grandeurs de César Birotteau, son infortuné prédécesseur. L’appartement qui occupe le premier étage d’un ancien hôtel. Crevel y demeure très peu (200). Le siège de la véritable existence de Crevel, c’est rue Chauchat. Il passe tous les jours deux heures rue des Saussayes et donne le reste de son temps à Mlle Héloïse Brise-tout qui lui doit 500 F de bonheur par mois. Il a choisi cette situation pour protéger sa fille (201). Il tire de cette situation un vernis de supériorité et croit avoir dépassé César Birotteau.

 

XXX. (30) Suite du précédent

Crevel parle à Lisbeth du mariage d’Hortense avec Wenceslas. Il ne pardonne pas à Hulot de lui avoir pris Josépha et il est obsédé par l’idée de prendre sa revanche (202). Lisbeth a compris que si Crevel ne revenait plus chez les Hulot, c’est qu’il faisait la cour à la baronne. « Et elle m’a traité comme un chien ; pis que cela, comme un laquais ; je dirai mieux, comme un détenu politique ! Mais je réussirai, dit-il en fermant le poing et en s’en frappant le front. » Lisbeth lui apprend que Josépha a renvoyé le baron. Crevel l’ignorait car il est allé chez les Lebas à Corbeil et n’a même pas pu assister à la pendaison de crémaillère d’Héloïse (203).Le baron a bien pris ce désagrément, dit Lisbeth. Crevel demande s’il est revenu vers sa femme. « Je ris de vos idées, répondit Lisbeth. Oui, ma cousine est encore assez belle pour inspirer des passions ; moi, je l’aimerais, si j’étais homme. » Lisbeth suggère que le baron a trouvé une autre maîtresse (204). Crevel, excité par cette nouvelle est prêt à donner de l’argent à Lisbeth si elle l’aide à se venger. Lisbeth se fait prier pour livrer au compte-gouttes ses informations : le baron va payer le loyer, il dépense plus de 30.000 F dans l’appartement (205) de cette… femme mariée… de 23 ans… dont le père était maréchal de France. Crevel est prêt à donner 100.000 F. Le mari de cette femme a été nommé sous-chef (206). A choisir entre Crevel et le baron, Lisbeth prétend qu’elle choisirait… Crevel. Il n’a encore rien obtenu d’elle, continue Lisbeth qui feint d’avoir des remords. Crevel veut tout savoir. Il placera une somme en viager sur Lisbeth de manière à lui faire 600 F de rente (207). Pour Crevel, son idéal est la baronne Hulot. Le baron, dit Lisbeth, est fou : «  Il n’a pas su trouver quarante mille francs pour établir sa fille, et il les a dénichés pour cette nouvelle passion

— Et le croyez-vous aimé ? demanda Crevel.

— A son âge !… répondit la vieille fille. »

Crevel salue sa fille et son gendre. Puis fait une gaffe en parlant d’un prochain mariage dans la famille (208). Il essaie de se rattraper en parlant du mariage de Lebas avec Mlle Popinot.

 

XXXI. (31) Dernière tentative de Caliban sur Ariel

A sept heures, Lisbeth revient chez elle en omnibus, il lui tarde de revoir Wenceslas. Dans la mansarde, elle le trouve occupé à terminer les ornements d’une boîte destinée à Hortense. Elle lui reproche de trop travailler en août. Elle lui a apporté des fruits de chez Crevel et a emprunté 2.000 F. Elle place la dénonciation de la contrainte par corps sous l’esquisse du maréchal Montcornet (209) et lui demande pour qui il travaille. Pour un bijoutier. Pourquoi ne fait-il rien pour elle ? Il réaffirme son attachement. Elle a réussi à faire sa fortune.

« Lisbeth ne put se refuser le plaisir sauvage de regarder Wenceslas, qui la contemplait avec un amour filial où débordait son amour pour Hortense, ce qui trompa la vieille fille. En apercevant pour la première fois de sa vie les torches de la passion dans les yeux d’un homme, elle crut les y avoir allumées. 

— M. Crevel nous commandite de cent mille francs pour fonder une maison de commerce, si, dit-il, vous voulez m’épouser ; il a de singulières idées, ce gros bonhomme-là… Qu’en pensez-vous ? demanda-t-elle. »

L’artiste pâlit à ces mots (210) et Lisbeth comprend qu’il la trouve laide. Wenceslas essaie de se défendre. Il n’a pas 30 ans, elle en a 43 ! «  Ma cousine Hulot, qui en a quarante-huit, fait encore des passions frénétiques ; mais elle est belle, elle ! » L’artiste essaie de détourner la conversation en disant que son argent lui sera rendu d’ici quelques jours. Elle l’accuse de vouloir la quitter alors qu’elle a tout fait pour lui pendant 4 ans.

« — Mademoiselle, assez ! assez ! dit-il en se mettant à ses genoux et lui tendant les mains. N’ajoutez pas un mot ! Dans trois jours, je parlerai, je vous dirai tout ; laissez-moi, dit-il en lui baisant les mains, laissez-moi être heureux, j’aime et je suis aimé.

— Eh bien, sois heureux, mon enfant, dit-elle en le relevant. 

Puis elle l’embrassa sur le front et dans les cheveux avec la frénésie que doit avoir le condamné à mort en savourant sa dernière matinée (211).

 — Ah ! vous êtes la plus noble et la meilleure des créatures, vous êtes l’égale de celle que j’aime, dit le pauvre artiste.

— Je vous aime assez encore pour trembler de votre avenir, reprit-elle d’un air sombre. Judas s’est pendu !… tous les ingrats finissent mal ! Vous me quittez, vous ne ferez plus rien qui vaille ! Songez que, sans nous marier, car je suis une vieille fille, je le sais, je ne veux pas étouffer la fleur de votre jeunesse, votre poésie, comme vous le dites, dans mes bras qui sont comme des sarments de vigne ; mais, sans nous marier, ne pouvons-nous pas rester ensemble ? Ecoutez, j’ai l’esprit du commerce, je puis vous amasser une fortune en dix ans de travail, car je m’appelle l’Economie, moi ; tandis qu’avec une jeune femme, qui sera tout dépense, vous dissiperez tout, vous ne travaillerez qu’à la rendre heureuse. Le bonheur ne crée rien que des souvenirs. Quand je pense à vous, moi, je reste les bras ballants pendant des heures entières… Eh bien, Wenceslas, reste avec moi… Tiens, je comprends tout : tu auras des maîtresses, de jolies femmes semblables à cette petite Marneffe qui veut te voir, et qui te donnera le bonheur que tu ne peux pas trouver avec moi. Puis tu te marieras quand je t’aurai fait trente mille francs de rente.

— Vous êtes un ange, mademoiselle, et je n’oublierai jamais ce moment-ci, répondit Wenceslas en essuyant ses larmes.

— Vous voilà comme je vous veux, mon enfant, dit-elle en le regardant avec ivresse. »  (212)

Lisbeth croit à son triomphe.

« — Je suis engagé, répondit-il, et j’aime une femme contre laquelle aucune autre ne peut prévaloir. Mais vous êtes et vous serez toujours la mère que j’ai perdue. »

Lisbeth effondrée descend s’enfermer dans son appartement.

 

XXXII. (32) La vengeance manquée

Le surlendemain, à quatre heures et demie du matin,  M. Grasset, successeur de M. Louchard, garde du commerce, accompagné de deux recors, vient frapper à la porte du comte Steinbock (213) pour le conduire à la prison de Clichy. A 10h, il est demandé au greffe de la prison et y retrouve Lisbeth qui promet de s’occuper de lui. « Oh ! je vous devrai deux fois la vie ! » s’écrie Wenceslas. Lisbeth espère pourtant faire manquer (214) son mariage avec Hortense « en le disant marié, gracié  par les efforts de sa femme, et parti pour la Russie. » Pour exécuter ce plan,  elle se rend chez la baronne. Les deux femmes sont surprises de la voir. Elle les provoque : pourquoi ne lui parlent-elles plus de son amoureux ? Lisbeth dit que l’empereur Nicolas lui fait grâce et que sa femme lui a écrit. Il veut partir (215) Hortense s’évanouit. La baronne accuse Lisbeth d’avoir tué sa fille puis s’excuse.

Arrivée de Wenceslas. Il embrasse Hortense qui reprend ses esprits.

« — Voilà donc ce que vous me cachiez ? dit la cousine Bette en souriant à Wenceslas et en paraissant deviner la vérité d’après la confusion des deux cousines. — Comment m’as-tu volé mon amoureux ? dit-elle à Hortense en l’emmenant dans le jardin. »

Hortense raconte naïvement le roman de son amour à sa cousine. Sa mère et son père, persuadés que la Bette ne se marierait jamais, ont, dit-elle, autorisé les visites du comte Steinbock (216).  Steinbock vient rejoindre les deux cousines et remercie Lisbeth pour sa délivrance. La vieille fille reproche à Wenceslas de ne pas avoir avoué son amour pour Hortense. Elle l’embrasse au front et Hortense se jette dans ses bras : « Je te dois mon bonheur, lui dit-elle, je ne l’oublierai jamais ». La baronne vient dire à Lisbeth qu’ils ont tous une dette envers elle. La famille veut qu’elle ne travaille plus. Ils lui donneront de l’argent (217). Lisbeth prend cette générosité pour du dédain. Hortense lui raconte toutes les faveurs qui pleuvent sur Wenceslas.

 

XXXIII. (33) Comment se font beaucoup de contrats de mariage

En rentrant, le baron trouve sa famille au complet. Sa femme et sa fille courent vers lui. « Ce mariage n’est pas fait » dit le baron. Wenceslas prend peur (218). Le baron entraîne sa fille et le futur dans le jardin et demande au comte s’il aime sa fille. Il la prendra même sans argent. Le baron veut ensuite parler seul à seul avec le jeune homme (219). Son fils sera ministre et il trouvera facilement 200.000 F pour sa fille. Il s’occupera de son gendre qui recevra 60.000 F grevés d’une petite rente pour Lisbeth qui est poitrinaire et devrait mourir bientôt. Sa fille aura un trousseau de 20.000 F, plus les 6.000 F des diamants de sa mère. Quant aux 120.000 F manquants, il les recevra du gouvernement en commandes. Il aura un atelier et le fera entrer à l’Institut. Il aura des travaux à Versailles et à Paris. Wenceslas se sent la force de faire la fortune de sa femme (220). Le baron donne son consentement. Le contrat sera signé le  dimanche et le samedi suivant, il les mènera à l’autel. Le père et le gendre s’embrassent.

En rentrant chez lui, Wenceslas trouve le dossier de sa créance avec une quittance acquittée et une lettre de Stidmann. Il est passé le matin à 10h pour le présenter à une altesse qui désirait le connaître quand il a su qu’il avait été envoyé en prison. Il est allé voir Léon de Lora et Bridau qui ont payé  4.000 F pour le sortir de prison (221). Wenceslas est soulagé. Balzac juge nécessaire ici d’expliquer comment le baron a réussi à trouver autant d’argent pour sa fille et pour Mme Marneffe.

 

XXXIV. (34) Un magnifique exemplaire de séide

La veille, au matin, Johann Fischer, s’est trouvé dans la nécessité de déposer son bilan faute de payer 30.000 F encaissés par le neveu. Le vieillard de 70 ans a attendu avec le garçon de Banque (222) dans l’antichambre de son entreprise. A 8h, le baron est arrivé et a donné l’argent au représentant de la banque qui est reparti. Puis le baron a donné rendez-vous au père Fischer au fond du jardin pour lui exposer un projet (223). Un employé de la guerre lui achètera sa maison de commerce et il ira en Algérie fournir les vivres de guerre, grains et fourrages. Il trouvera ses fournitures dans le pays à 70% au-dessous des prix auxquels ils leur en tiendront compte. Il y a beaucoup de grains et de fourrages en Algérie et il pourra y faire fortune (224). L’acquéreur de son établissement viendra le soir-même et lui donnera 10.000 F. Le baron lui dit de ne pas se soucier de l’autorité, c’est lui qui l’a placée là-bas. Cela durera 2 ans et il aura 100.000 F pour vivre heureux dans les Vosges. Il lui parle du mariage d’Hortense (225).

Tout ceci ne pouvait pas fournir 60.000 F pour la dot et le trousseau d’Hortense et les 30.000 F pour Mme Marneffe. Où avait-il pris les 30.000 F qu’il venait d’apporter ? Quelques jours auparavant, Hulot était allé se faire assurer pour une somme de cent cinquante mille francs et pour trois ans, par deux compagnies d’assurances sur la vie. Muni de la police d’assurance dont la prime était payée, il était allé demander 70.000 F au baron de Nucingen en lui demandant de prendre un prête-nom à qui il déléguerait pour trois ans la quotité engageable de ses appointements de 25.000 F par an, soit 75.000 F. En gage de sécurité, Hulot lui a montré la police d’assurance de 150.000 F transférée à concurrence de 90.000 F. Pour justifier sa demande,  Hulot a expliqué qu’il mariait sa fille (226). Cette véreuse affaire s’était faite par l’entremise de Vauvinet, un petit usurier qui lui avait promis de lui négocier 30.000 F de lettres de change, à quatre-vingt-dix jours, en s’engageant à les renouveler quatre fois et à ne pas les mettre en circulation. Le successeur de Fischer devait donner 40.000 F pour obtenir cette maison, mais avec la promesse de la fourniture des fourrages dans un département voisin de Paris.

« Tel était le dédale effroyable où les passions engageaient un des hommes les plus probes jusqu’alors, un des plus habiles travailleurs de l’administration napoléonienne : la concussion pour solder l’usure, l’usure pour fournir à ses passions et pour marier sa fille. » (227) Tout cela pour paraître plus grand à Mme Marneffe. Personne ne s’aperçut de rien.

 

XXXV. (35) Où la queue des romans ordinaires se trouve au milieu de cette histoire trop véridique, assez anacréontique et terriblement morale

Adeline est soulagée mais encore un peu inquiète. La veille du mariage d’Hortense, Mme Marneffe doit prendre possession de son appartement rue Vanneau. Le baron parle à sa femme de se retirer dans trois ans, de prendre sa retraite et de diminuer leur train de vie (228). Il a trouvé rue Plumet un appartement plus modeste. Ils peuvent limiter leurs dépenses. Adeline est aux anges. Ils recevront leur famille une fois par semaine et iront dîner régulièrement chez leurs enfants et chez Crevel. Adeline promet de faire des économies (229). Ainsi commence l’amoindrissement de la maison de la baronne et son abandon promis à Mme Marneffe. Crevel, invité à la signature du mariage s’y comporte très bien. Il invite même la baronne chez lui en lui promettant de bien se tenir. Elle viendra s’il tient parole. Hulot et Crevel se réconcilient (230).

Mme Marneffe veut être invitée au mariage. Il y a tant d’invités qu’ils décident de faire un bal plutôt qu’un dîner.  Le maréchal prince de Wissembourg et le baron de Nucingen du côté de la future, les comtes de Rastignac et Popinot du côté de Steinbock sont les témoins.  Des représentants de l’émigration polonaise, du conseil d’Etat, de l’armée sont présents (on a lancé 200 invitations). La baronne consacre les 15.000 F de la vente des diamants au trousseau et à l’ameublement de l’appartement des jeunes mariés, rue Saint-Dominique, près de l’esplanade des Invalides.  Les cadeaux de M. et Mme Hulot jeunes, du père Crevel et du comte de Forzheim.

Le jour du mariage arrive (231). Le bal de noces : un monde en raccourci.

 

XXXVI. (36) Les deux nouvelles mariées

Au moment le plus animé, Crevel remarque Mme Marneffe (232). Il veut que Hulot la lui présente et il le recevra chez Héloïse. La cousine Bette revient chez elle, rue Vanneau, à 10h, pour voir les 1.200 F de rente. On devine comment Crevel a été informé pour Mme Marneffe. Le baron a été imprudent en offrant à Valérie une robe beaucoup trop luxueuse : cela fait jaser (233) mais le baron ne sait pas cacher son ivresse. Après le départ de la baronne et des jeunes mariés, le baron s’éclipse dans la voiture de Mme Marneffe. Celle-ci joue la comédie de la tristesse : le baron a compromis son honneur en l’affichant trop ostensiblement. Elle a dû inventer une histoire pour justifier sa tenue auprès de Mme Coquet, la femme du chef de bureau de son mari. « Mme Marneffe avait fini, comme on voit, par tellement fasciner le vieux beau de l’Empire, qu’il croyait lui faire commettre (234) sa première faute, et lui avoir inspiré assez de passion pour lui faire oublier tous ses devoirs. » Elle se prétend abandonnée par son mari. Au moment où la baronne s’apprête donc à abandonner les jeunes mariés, Valérie s’apprête à céder au baron. A 7h du matin, il revient au bal pour relever son fils et sa belle-fille. Les derniers invités qui s’incrustent.

Annonce de mariage à Saint-Thomas d’Aquin dans les journaux avec la liste des invités les plus célèbres (« Léon de Lora, Joseph Bridau (235), Stidmann, Bixiou ; les notabilités de l’administration de la Guerre, du conseil d’État, et plusieurs membres des deux Chambres ; enfin les sommités de l’émigration polonaise, les comte Paz, Laginski, etc. ») et une notice biographique sur Wenceslas.

Malgré sa détresse effroyable, rien ne manque au baron Hulot. Cette fête fait taire les rumeurs sur sa situation financière.

Ici se termine, en quelque sorte, l’introduction de cette histoire. Ce récit est au drame qui le complète ce que sont les prémisses à une proposition, ce qu’est tout exposition à toute tragédie classique.

 

XXXVII. (37) Réflexions morales sur l’immoralité

Vivre de ses charmes ne veut pas dire forcément faire fortune (236). Encore faut-il quelques circonstances favorables et trouver un homme riche qui lui donne son prix. Cette « chance » se réalise assez difficilement à Paris, ce qui a sans doute protégé beaucoup de ménages. Mme Marneffe figure néanmoins comme un type de cette histoire de mœurs. Différents exemples de ces femmes qui « obéissent à la fois à des passions vraies et à la nécessité » (Mme Colleville  (237) et le banquier Keller) ou qui sont poussées par la vanité (Mme de la Baudraye et Lousteau)… Le type de Mme Marneffe. « Ces Machiavels en jupons sont les femmes les plus dangereuses ». Plus dangereuses que les vraies courtisanes comme les Josépha, les Schontz, les Malaga, les Jenny Cadine (238). On voit des Mme Marneffe à tous les étages de l’état social. « Malheureusement, ce portrait ne corrigera personne de la manie d’aimer de anges au doux sourire, à l’air rêveur, à figure candide, dont le cœur est un coffre-fort. »

 

XXXVIII. (38) Où l’on voit l’effet des opinions de Crevel

Environ trois ans après le mariage d’Hortense, en 1841, le baron Hulot d’Ervy passe pour s’être rangé. Mme Marneffe lui coûte pourtant deux fois plus cher que Josépha. Elle affecte la simplicité d’une femme mariée mais va quand même au spectacle en grande tenue (239). L’appartement de la rue Vanneau respire l’honnêteté. La maison de Mme Marneffe a acquis la réputation d’être agréable. On répand le bruit qu’elle a touché un legs de son père. Elle passe pour être très croyante. Aussi croit-on à la pureté de ses relations avec le baron (240). Pour donner le change, il se retire à minuit avec tout le monde et revient un quart d’heure après. Les portiers de la rue Doyenné, M. et Mme Olivier, sont venus rue Vanneau. Depuis que Mme Marneffe a évité à leur fils aîné Benjamin, déjà petit clerc de notaire, d’être soldat pendant six ans, ils lui vouent une dévotion totale. On ne connaît pas l’antécédent du Brésilien, M. Montès de Montejanos et tout le monde a beaucoup d’indulgence pour une femme chez qui on s’amuse (241).   Claude Vignon, devenu secrétaire du maréchal prince de Wissembourg, et qui rêve d’être maître des requêtes au conseil d’Etat, est un habitué. Les différents groupes qui s’agglomèrent chez elle. Dès le 3e mois de son installation rue Vanneau, Valérie a reçu Crevel, devenu maire de son arrondissement et officier de la Légion d’honneur. Il a jugé sa liaison avec Héloïse incompatible avec ses nouvelles fonctions et payé 6.000 F le droit de prendre sa revanche sur le baron. Valérie a très vite su à qui elle avait affaire (242).

Analepse sur l’histoire de Crevel : mariage d’argent avec la fille d’un meunier de la Brie, une femme laide, vulgaire et sotte, morte après lui avoir donné pour seul plaisir celui de la paternité. Obtenir les faveurs de Mme Marneffe est devenu une question d’amour-propre pour lui. Celle-ci lui fait croire ce que Josépha et Héloïse n’avaient pas fait : l’amour.

« Les tromperies de l’amour vénal sont plus charmantes que la réalité. L’amour vrai (243) comporte des querelles de moineaux où l’on se blesse au vif ; mais la querelle pour rire est, au contraire, une caresse faite à l’amour-propre de la dupe. Ainsi, la rareté des entrevues maintenait chez Crevel le désir à l’état de passion. Il s’y heurtait toujours contre la dureté vertueuse de Valérie, qui jouait le remords, qui parlait de ce que son père devait penser d’elle dans le paradis des braves. Il avait à vaincre une espèce de froideur de laquelle la fine commère lui faisait croire qu’il triomphait, elle paraissait céder à la passion folle de ce bourgeois ; mais elle reprenait, comme honteuse, son orgueil de femme décente et ses airs de vertu, ni plus ni moins qu’une Anglaise, et aplatissait toujours son Crevel sous le poids de sa dignité, car Crevel l’avait de prime abord avalée vertueuse. Enfin, Valérie possédait des spécialités de tendresse qui la rendaient indispensable à Crevel aussi bien qu’au baron. »

Le double-jeu de Mme Marneffe, candide en public, courtisane dans l’intimité. Crevel croit être l’unique auteur de cette comédie.

 

XXXIX. (39) Le bel Hulot démantelé

Valérie s’est approprié le baron Hulot et l’a obligé à vieillir, jugeant nécessaire sa dissolution prochaine (244). Six mois après leur « mariage adultère », elle l’a d’abord convaincu de ne plus faire semblant et d’assumer son âge. Il cesse de se teindre les cheveux (elle lui en fait le compliment). Une fois lancé dans cette voie, Hulot se laisse aller et vieillit rapidement (245). On observe chez lui « les efforts d’une passion en rébellion avec la nature ». Il est alors une « belle ruine ». On saura plus tard comment Valérie a pu maintenir côte à côte Crevel et Hulot. Lisbeth et Valérie ont inventé une prodigieuse machine. Marneffe est devenu fou de voir sa femme triompher. Il a acquis la laideur du vice (246) et il est devenu le cauchemar du maire qu’il plume. En voyant Crevel le craindre, le baron se croit à l’abri de toute rivalité. « Valérie, protégée par ces deux passions en sentinelle à ses côtés et par un mari jaloux, attirait tous les regards, excitait tous les désirs, dans le cercle où elle rayonnait. » Voilà comment Mme Marneffe est arrivée, en trois ans,  à triompher comme courtisane. Même Claude Vignon est amoureux d’elle (247). « Voici maintenant celui de son associée Lisbeth. »

 

XL. (40) Une des sept plaies de Paris

Lisbeth occupe dans la maison Marneffe les fonctions de dame de compagnie et de femme de charge sans en subir les humiliations. L’amitié entre Lisbeth et Valérie suscite des commérages. Grâce à Valérie, Lisbeth a changé. Elle fait davantage attention à elle (248).  Description (249). A l’abri du besoin, elle est d’humeur charmante. Le baron paye son loyer et continue, cependant, à confectionner des ouvrages de passementerie. Tous les matins, Bette va à la grande Halle avec la cuisinière. Elle gère  le livre de dépense de Valérie qui ruine le baron (250). Digression sur les vols commis par les domestiques (251) et la dépravation des classes inférieures. Lisbeth a fait venir des Vosges, une parente du côté maternel, ancienne cuisinière de l’évêque de Nancy, vieille fille pieuse et d’une excessive probité. Elle accompagne Mathurine à la grande Halle et l’habitue à savoir acheter (252) puis Mathurine finit par y aller seule sauf les jours où Valérie a du monde. « Le baron avait commencé par garder le plus strict décorum ; mais sa passion pour Mme Marneffe était en peu de temps devenue si vive, si avide, qu’il désira la quitter le moins possible. » Il veut y manger tous les jours. Les dîners de Mme Marneffe et la bonne gestion de Lisbeth.

 

XLI. (41) Espérances de la cousine Bette

La toilette de Valérie étant payée largement par Crevel et par le baron, les deux amies trouvent encore un billet de 1.000 F par mois sur cette dépense. Valérie possède alors environ 150.000 F d’économies. Elle a accumulé ses rentes et ses bénéfices mensuels en les capitalisant et les grossissant de gains énormes dus à la générosité avec laquelle Crevel faisait participer le capital de sa petite duchesse au bonheur de ses opérations financières. Crevel l’a initiée à la Bourse (253). Lisbeth, qui ne dispense rien de ses 1.200 F, possède également un capital de 5 à 6.000 F que Crevel fait valoir. L’amour du baron et de Crevel est néanmoins une charge pour Valérie. Un jour, elle plaisante même avec Lisbeth en lui proposant de la remplacer auprès de Crevel. Les deux femmes en rient (254) mais Lisbeth n’oublie pas sa vengeance. Elle n‘a pas oublié son projet de faire venir Wenceslas chez Valérie. Ce sera fait d’ici une semaine. La relation entre Lisbeth et Valérie. « Lisbeth avait d’ailleurs rencontré, dans son entreprise et dans son amitié nouvelle, une pâture à son activité bien autrement abondante que dans son amour insensé pour Wenceslas. Les jouissances de la haine satisfaite sont les plus ardentes, les plus fortes au cœur. L’amour est en quelque sorte l’or, et la haine est le fer de cette mine à sentiments qui gît en nous. Enfin Valérie offrait dans toute sa gloire, à Lisbeth, cette beauté qu’elle adorait, comme on adore tout (255) ce qu’on ne possède pas, beauté bien plus maniable que celle de Wenceslas, qui, pour elle, avait toujours été froid et insensible.

Après bientôt trois ans, Lisbeth commençait à voir les progrès de la sape souterraine à laquelle elle consumait sa vie et dévouait son intelligence. Lisbeth pensait, Mme Marneffe agissait. Mme Marneffe était la hache, Lisbeth était la main qui la manie, et la main qui démolissait à coups pressés cette famille qui, de jour en jour, lui devenait plus odieuse, car on  hait  de plus en plus, comme on aime tous les jours davantage, quand on aime. L’amour et la haine sont des sentiments qui s’alimentent par eux-mêmes ; mais, des deux,  la haine  a la vie la plus longue. L’amour a pour bornes des forces limitées, il tient ses pouvoirs de la vie et de la prodigalité ; la haine ressemble à la mort, à l’avarice, elle est en quelque sorte une abstraction active, au-dessus des êtres et des choses. »

 Lisbeth déploie toutes ses facultés. Elle rêve maintenant d’être Mme la maréchale Hulot (256). Marneffe convoite la place de Coquet et Valérie espère fait traiter de la démission du chef de bureau par Hulot le soir-même. Lisbeth va aller chez le baron. Elle veut le faire expier.

 

XLII. (42) À quelles extrémités les libertins réduisent leurs femmes légitimes

Lisbeth va rue Plumet, comme on va au spectacle, pour s’y repaître d’émotions (257). Description de l’appartement de Mme Hulot (258). A la fin de la première année de son exil dans cet appartement, la baronne mesure le malheur dans toute son étendue. Mais elle a la conscience tranquille : elle n’a pas failli et a fait son devoir. Le portrait de Hulot peint par Robert Lefebvre en 1810. Lisbeth demande des nouvelles de sa cousine à Mariette, la cuisinière (259). Elle mange peu, dépense peu. Mariette voudrait que Lisbeth s’occupe de la situation. Le baron n’est pas venu depuis 20 à 25 jours. Depuis cinq jours, elle ne quitte plus son fauteuil. Bette, hypocritement, dit qu’elle fait ce qu’elle peut pour cette famille (260). Mariette lui dit que la baronne est reconnaissante. Le maréchal Hulot est chez la baronne. En sortant précipitamment, il fait tomber un papier où il est question des difficultés financières de la baronne (261).

 

XLIII. (43) La famille attristée

Lisbeth surprend Adeline en pleurs et lui saute au cou. Elle lui dit qu’elle sait tout, lui demande depuis combien de temps son mari ne lui a pas donné de l’argent. Adeline s’insurge. Il lui en a donné mais Hortense en avait besoin. Elle comprend qu’elle n’a pas de quoi donner à dîner et veut lui donner ses économies. Mais Adeline prétend que sa gêne n’est que momentanée et demande des nouvelles de son mari. Lui a-t-elle dit qu’ils devaient dîner ensemble ? Oui, répond Lisbeth mais Mme Marneffe donne un dîner et elle espère traiter de la démission de Coquet. Cette femme ruinera le baron (262). Adeline croit recevoir un coup de poignard dans le cœur. Si elle devient la femme et la veuve du maréchal, elle pourra les aider.

Retour du maréchal : il a donné 2.000 F à Mariette. Larmes d’Adeline. Puis Hulot jeune et sa femme arrivent. Le maréchal demande si Hulot dîne avec eux (263). Adeline lui fait un mot (mode de communication avec le maréchal qui est sourd) : le baron est accablé de travail à cause de l’Algérie. Hortense et Wenceslas entrent à leur tour. Portrait de Wenceslas. L’attachement d’Hortense pour son mari et une mélancolie cachée. « Lisbeth, dès les premiers jours de la lune de miel, avait jugé que le jeune ménage avait de trop petits revenus pour une si grande passion (264) Hortense parle à l’oreille de sa mère. Bette pense qu’Adeline sera bientôt obligée de travailler pour vivre. A 6h, la famille passe à table. Le couvert du baron. Il vient parfois tard, dit la baronne.

 

XLIV. (44) Le dîner

Lisbeth observe toutes les physionomies. Elle connaît Victorin et Hortense depuis leur naissance (265) et reconnaît quelque malheur prêt à fondre sur Adeline et que Victorin hésite à révéler. Hortense, occupée de ses propres chagrins, éprouve les premières inquiétudes de ce manque d’argent. Bette découvre que sa mère ne lui a pas donné d’argent. Toutes ces préoccupations rendent triste le dîner. Trois personnes animent la scène : Lisbeth, Célestine et Wenceslas.  Hortense cache ses tourments à son mari ; elle se demande si sa mère ne travaille pas. Victorin demande à Lisbeth et à Hortense de le rejoindre (266). Il leur parle de Vauvinet qui veut poursuivre le baron pour 60.000 F de lettres de change. Il ne faut rien dire à la baronne. Hortense est prête à pleurer. Victorin a donné rendez-vous à Vauvinet le lendemain. Il veut de l’argent comptant pour faire des escomptes usuraires. Lisbeth propose de vendre sa rente. C’est insuffisant. Victorin lui dit de garder sa fortune. Il essaiera de retarder les poursuites : il ne veut pas voir attaquer la réputation de son père. Ils ne peuvent pas offrir les appointements de son père. Vauvinet a renouvelé onze fois les lettres de change (267). Il faudrait que Mme Marneffe le quitte. Les enfants ont bien changé d’avis sur leur père. Il faut cacher l’affaire à leur mère. Lisbeth veut qu’ils s’assurent en la mariant au maréchal et elle invite Hortense à dîner le lendemain puis elle rentre chez elle (268).

 

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16 août 2015 7 16 /08 /août /2015 10:14

Document établi par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie  en CPGE

(les n°s entre parenthèses renvoient aux numéros de page dans l’édition GF n° 1556)

2e partie (chapitre 45 à 88)

 

XLV. (45) Un revenant à revenu

Pendant les parties de whist chez Mme Marneffe, le valet de chambre annonce l’arrivée d’Henri Montès de Montejanos. Valérie affolée (elle le croyait mort dans un naufrage), veut le faire passer pour un cousin. Description du Brésilien (269) : …  « Le front, busqué comme celui d’un satyre, signe d’entêtement dans la passion ». Cette entrée en scène détermine deux mouvements d’angoisse identiques chez Crevel et le baron comprend pour Crevel : « Ce fut chez tous deux la même expression, le même pressentiment. Aussi la manœuvre inspirée à ces deux passions réelles devint-elle si comique, par la simultanéité de cette gymnastique, qu’elle fit sourire les gens d’assez d’esprit pour y voir une révélation. » Ils veulent avoir une explication avec Valérie. Pendant ce temps, ils perdent aux cartes (270). Valérie est « délicieusement mise » ce soir-là. Le Brésilien lui déclare qu’il lui revient fidèle et deux fois plus riche et destiné à vivre auprès d’elle. Elle insiste à le faire passer pour son cousin (271) à cause de Marneffe : « Marneffe a pris, comme les mourants qui chaussent tous un dernier désir, une passion pour moi ». Il s’étonne de son luxe.

« Elle venait de recevoir deux regards enflammés de jalousie qui l’avaient atteinte au point de l’obliger à regarder les deux âmes en peine. Crevel, qui jouait contre le baron et M. Coquet, avait pour partner M. Marneffe. La partie fut égale à cause des distractions respectives de Crevel et du baron, qui accumulèrent fautes sur fautes. Ces deux vieillards amoureux avouèrent, en un moment, la passion que Valérie avait réussi à leur faire cacher depuis trois ans ; mais elle n’avait pas su non plus éteindre dans ses yeux le bonheur de revoir l’homme qui, le premier, lui avait fait battre le cœur, l’objet de son premier amour. Les droits de ces heureux mortels vivent autant que la femme sur laquelle ils les ont pris.

Entre ces trois passions absolues, l’une appuyée sur l’insolence de l’argent, l’autre sur le droit de possession, la dernière sur la jeunesse, la force, la fortune et la primauté, Mme Marneffe resta calme et l’esprit libre ». (272)

Le Brésilien se pencha vers Mme Marneffe pour causer à voix basse.

XLVI. (46) A quel âge les hommes à bonnes fortunes deviennent jaloux

La jalousie de Hulot qu’il n’avait pas connue avec Josépha : « Les philtres et les vertiges que verse à torrents ce sentiment fou venaient de couler dans son cœur en un instant. ». Sentiments de crainte et de curiosité des habitués du salon. Marneffe craint Hulot autant que Crevel craint Marneffe (273). Marneffe se lève et va dire un mot à sa femme. Valérie passe dans sa chambre à coucher avec le Brésilien et son mari. Crevel et le baron sont curieux de ce cousin. Le baron abandonne le jeu et va s’asseoir. Départ de la plupart des invités (les Coquet, Claude Vignon). Crevel va écouter à la porte de la chambre quand celle-ci s’ouvre d’un seul coup. Le baron veut savoir où est Valérie : elle est montée chez Lisbeth, dit le mari. Lisbeth est soi-disant victime d’une indigestion et Mathurine a demandé du thé. Le cousin… est parti (274). Le baron, soupçonnant des connivences, monte chez Lisbeth. Crevel, lui, reste jouer au piquet avec Marneffe. Le baron trouve la porte fermée. Les deux femmes jouent la comédie de l’indigestion (275). Lisbeth accuse le baron d’être responsable de son état : elle s’occupe des intérêts de Valérie pour que ça lui coûte moins cher mais elle aime aussi Adeline. Or celle-ci n’a pas vu son mari depuis un mois et il la laisse sans argent. Elle parle du dîner payé par le maréchal et le projet de la baronne de travailler. Tout cela l’a rendue malade (276). « Vous voyez, Valérie, dit le baron, jusqu’où me mène mon adoration pour vous !… à commettre des crimes domestiques » dit le baron qui reconnaît qu’il n’a pas donné d’argent à sa femme depuis plus de neuf mois. Valérie est la seule femme qui le rend jaloux. Il a aussi compris que Crevel l’aimait : « C’est que Crevel, ce cube de chair et de bêtise, vous aime, et que vous accueillez ses galanteries assez bien (277) pour que ce niais ait laissé voir sa passion à tout le monde ». Valérie lui pose un ultimatum : « Que M. Crevel m’aime, il est dans son droit d’homme ; que je sois favorable à sa passion, ce serait le fait d’une coquette ou d’une femme à qui vous laisseriez beaucoup de choses à désirer… Eh bien aimez-moi avec mes défauts, ou laissez-moi. » Le baron souffre, il veut qu’elle s’explique. Elle lui demande d’aller l’attendre en bas. Bette reproche au baron de ne pas demander des nouvelles de ses enfants. Les deux femmes lui font la morale. Le Brésilien, caché dans le cabinet de toilette, a tout entendu (278).

 

XLVII. (47) Une première scène de haute comédie féminine

Mme Marneffe joue la comédie des larmes en disant que Montès ne l’aime plus. Le Brésilien lui demande pourquoi elle ne quitte pas tout pour lui. Elle répond qu’elle est mariée et que son mari, simple sous-chef au ministère de la guerre, veut être le chef de bureau. Il lui impose donc Hulot, un vieux odieux de 63 ans (279). Il aura 1.000 écus de plus. Le Brésilien est prêt à tout payer ; ils quitteront ensuite Paris. Mais Valérie ne veut pas quitter Paris. D’après elle, son mari est malade et n’a pas cinq ans à vivre. Il est le seul homme dont elle veut être la femme : « c’est toi que je veux pour mari, toi seul que j’aime, de qui je veuille porter le nom. Et je suis prête à te donner tous les gages d’amour que tu voudras ». (280). Le Brésilien est « vaincu par le bavardage effréné de la passion. » Elle lui demande de jurer de la prendre pour femme au bout de son année de veuvage. Il en fait le serment. En attendant, il doit rester dans la petite pièce et partir le lendemain. Sur le palier, Valérie parle à Lisbeth : cet homme revient trop tôt (281). La vengeance n’est pas encore accomplie.

 

XLVIII. (48) Scène digne des loges

Hulot descend jusqu’à la loge pour interroger Mme Olivier. Il veut savoir si elle connaît l’homme qui est venu ce soir. Elle a bien reconnu Montès qui lui donnait la pièce quand il venait rue du Doyenné (282). Mais, restée fidèle à Mme Marneffe, elle feint d’apprendre que c’est le cousin de Valérie. Il va descendre, dit le baron, mais Mme Olivier qui a tout compris, assure qu’il est déjà parti. Le baron l’interroge ensuite sur Crevel. Mme Olivier l’assure que Mme Marneffe n’aime que le baron et qu’elle a une vie transparente (283). Elle n’a aucun secret pour elle et pour Reine, sa femme de chambre. Le baron, rassuré, remonte chez Valérie. Crevel et Marneffe ont commencé un second piquet et Crevel, préoccupé, s’est fait plumer de 30 F. Le baron s’étonne de ne plus voir personne. Marneffe rappelle que sa femme et le cousin ont des choses à se dire après une séparation de trois ans. L’indisposition de Lisbeth a mis tout en déroute (284). Le baron confirme l’indigestion de Lisbeth. Crevel l’accuse de cynisme. Rage de Marneffe (47 ans) (285) et agressivité de Crevel à son égard Mais au moins, Marneffe prend bien les plaisanteries.

 

XLIX. (49) Deuxième scène de haute comédie féminine

Mme Marneffe entre et voit son mari avec Crevel et le baron. Elle demande à son mari d’aller se coucher (286). Il veut finir sa partie de piquet. Puis elle demande au baron d’aller marcher rue Vanneau. Il finit par sortir (287). Marneffe sort à son tour. Crevel, resté seul avec Valérie, lui parle du Brésilien. Valérie lui avoue que ce n’est pas son cousin mais qu’il n’a pas à s’en mêler. Elle lui rappelle qu’il n’est avec elle que pour se venger de Hulot (288). Elle ne veut pas que Crevel fasse scandale. Il est encore question d’argent. Et le maire explique que s’il a commencé cette relation par calcul, il a fini par l’aimer autant que sa fille (289). Crevel veut renvoyer Hulot et le Brésilien et lui donner encore plus d’argent. L’argent ! ils n’ont que ce mot à la bouche, s’insurge Valérie. Elle réaffirme que Henri et Hulot l’aiment. Marneffe fait une apparition pour voir où ils en sont (290). Elle lui dit de s’en aller. Elle veut que Crevel dise à Hulot qu’il est le seul aimé et qu’il l’emmène rue du Dauphin. Il pourra ainsi se venger complètement de lui. Hulot en mourra peut-être mais il sauvera sa famille. Elle lui demande de le retenir. Crevel sort au comble du bonheur (291). Valérie appelle Mme Olivier et lui demande de mettre les verrous à la grande porte. Mme Olivier raconte la tentative de corruption du baron. Valérie la félicite puis va frapper trois petits coups à la porte de Lisbeth avant de revenir donner ses ordres à Reine « car jamais une femme ne manque l’occasion d’un Montès arrivant du Brésil. »

 

L. (50) Crevel se venge

Crevel compare la classe de Valérie à Josépha (« de la gnognote ! ») (292). Rue de Babylone, il aperçoit Hulot sous la pluie et il lui conseille de rentrer car il ne verra pas les lumières à la croisée. C’est sa Valérie qui lui a dit. C’est de bonne guerre, dit Crevel mais ils peuvent rester amis. Le baron le prend très mal. C’est pour lui une question de vie ou de mort. Crevel lui dit de relativiser (293). Le baron est abattu. Il veut utiliser la clé mais la porte est fermée. Le baron, perdu, se perd en conjectures. En passant sur le pont Royal, il pense à se jeter à l’eau (294).

 

LI. (51) La petite maison du sieur Crevel

Arrivé rue du Dauphin, Crevel s’arrête devant une porte bâtarde qui s’ouvre sur un long corridor : présentation de la maison de Crevel, un petit appartement discret pour rendez-vous galants (295) où une femme peut entrer discrètement. Le baron est étonné du luxe de cet endroit. Crevel lui propose de passer la nuit ici. Le baron veut des preuves : Crevel montre une robe de chambre appartenant à Valérie (296), une lettre, des bonnets et pantoufles, une liasse de mémoires. Crevel a payé les entrepreneurs en décembre 1838 et il a étrenné cette maison dès octobre 1838. Le baron se demande comment elle faisait, il connaissait son emploi du temps heure par heure : elle  venait se promener aux Tuileries de 1h à 4h. Hulot ne doute plus. Crevel a pitié de lui et il lui propose de jouer la troisième manche de ce match nul (297).

 

LII. (52) Deux confrères de la grande confrérie des confrères

Le baron est en plein désarroi. Il a pourtant, lui dit Crevel, la plus belle femme du monde. Le baron répond qu’il mérite son sort en comparant les qualités de sa femme et les défauts de Valérie

 — Comment se faire aimer ?… se demandait Hulot sans écouter Crevel.

— C’est une bêtise, à nous autres, de vouloir être aimés, mon cher, dit Crevel ; nous ne pouvons être que supportés, car Mme Marneffe est cent fois plus rouée que Josépha… (298) 

Les deux hommes méditent sur ce que Valérie leur coûte. S’ils s’étaient entendus, elle leur aurait coûté moins cher mais elle les tromperait toujours. Le baron veut savoir si c’est elle qui a parlé de la lumière à la fenêtre. Oui… elle a son Brésilien. Les deux hommes se déchaînent contre elle : elle qui joue les prudes, c’est la pire des rouées. Crevel conseille à Hulot de retourner à sa femme. Il connaît ses soucis. Lui-même se dit guéri des femmes (299). Ils sont vieux et le Brésilien est jeune et beau. Mais comment renoncer au plaisir des femmes : c’est la seule chose agréable de la vie (300). « Le mensonge vaut souvent mieux que la vérité [… ] Valérie est une fée, cria le baron, elle vous métamorphose un vieillard en jeune homme ». Les deux hommes se couchent, les meilleurs amis du monde. Ils s’endorment en se rappelant de bons souvenirs. Le lendemain, à 9h, le baron va au ministère ; Crevel a affaire à la campagne (301). C’est bien fini !

 

LIII. (53) Deux vrais enragés buveurs

A 10h30, Crevel revient chez Mme Marneffe. Elle déjeune avec le Brésilien et Lisbeth. Il lui demande une audience privée et lui propose de l’épouser, il est plus riche que le Brésilien. Valérie promet de venir rue du Dauphin à 2h. En revenant dans la salle à manger, Valérie aperçoit le baron qui demande audience à son tour. Valérie dit la vérité au baron sur le Brésilien (302). Elle veut que Crevel et lui soient ses amis. Hulot la menace : son mari ne sera pas chef de bureau. Elle lui donne rendez-vous chez Lisbeth. Hulot et Crevel repartent ensemble.

Valérie explique à Lisbeth qu’elle s’est enfin débarrassée d’eux. Henri s’en veut de ne pas lui avoir donné d’argent (303). Il s’en va à son tour, le plus heureux de tout Paris. Vers midi, Valérie et Lisbeth se retrouvent dans la chambre à coucher. Valérie lui raconte les événements. Valérie se demande ce qu’elle doit faire. Le Brésilien est jeune, elle peut attendre de l’épouser. Valérie a peur qu’il ne puisse rien faire en tant qu’étranger. Aujourd’hui, les choses changent (304). Maintenant, Valérie veut voir Wenceslas : « Wenceslas et Henri, voilà mes deux seules passions. L’un, c’est l’amour ; l’autre, c’est la fantaisie. » Lisbeth fait des compliments à Valérie qui lui conseille d’arranger son châle.

 

LIV. (54) Autre vue d’un ménage légitime

Lisbeth va chez Hortense rue Saint-Dominique. Description de l’appartement d’Hortense et Wenceslas (305). Hortense qui vient d’habiller le petit Wenceslas, vient ouvrir à Lisbeth. Wenceslas cause avec Stidmann et Chanor dans le salon. Lisbeth veut parler avec Hortense seule à seule. Hortense est très pâle. La presse critique Wenceslas : le marbre du maréchal est considéré comme mauvais. Stidmann a confirmé que Wenceslas devrait abandonner la grande sculpture (306). Lisbeth fait semblant de la consoler mais l’enfonce un peu plus : ce n’est pas avec des idées qu’on paie ses fournisseurs. S’il se replie sur l’ornement, il devra renoncer à l’Institut, aux grandes créations de l’art, et ils n’auront plus les 300.000 F de travaux que Versailles, la ville de Paris, le ministère, leur tenaient en réserve.

« — Et ce n’est pas là ce que tu rêvais, pauvre petite chatte ! dit Bette en baisant Hortense au front ; tu voulais un gentilhomme dominant l’art, à la tête des sculpteurs… Mais c’est de la poésie, vois-tu… Ce rêve exige cinquante mille francs de rente, et vous n’en avez que deux mille quatre cents, tant que je vivrai ; trois mille après ma mort.

Quelques larmes vinrent dans les yeux d’Hortense, et Bette les lapa du regard comme une chatte boit du lait. » (307)

 

LV. (55) Ce qui fait les grands artistes

Histoire succincte de cette lune de miel. Ce qui doit mériter la gloire dans l’art, c’est le courage. Wenceslas est passé de la conception à l’exécution sans mesurer les abîmes qui séparent les deux hémisphères de l’art. Concevoir une belle œuvre est une occupation délicieuse. Cette faculté, tous les artistes la possèdent mais produire est autre chose (308). Il ne faut pas se rebuter à l’exécution des travaux. Le travail est une lutte lassante que le redoutent les organisations qui s’y  brisent. Si l’artiste se précipite dans son œuvre sans réfléchir (309), elle restera inachevée et périra au fond de l’atelier. La nature paresseuse et nonchalante de Wenceslas : son vrai caractère que seule la nature despotique de Lisbeth avait su bousculer.

 

LVI. (56) Effet de la lune de miel dans les arts

« L’artiste pendant les premiers mois aima sa femme. Hortense et Wenceslas se livrèrent aux adorables enfantillages de la passion légitime, heureuse, insensée. » Hortense, jalouse de la sculpture, est la première à le dispenser de travailler. En 6 ou 7 mois, il désapprend à travailler. Le prince de Wissembourg veut voir la statue (310). Il promet de s’y mettre. En fait de statue, il fait un enfant à Hortense et se trouve toujours des excuses pour ne pas travailler. Le prince de Wissembourg doit se fâcher. Pendant la première année de leur mariage, le ménage jouit d’une certaine aisance. Hortense, folle de son mari, maudit le ministère de la guerre. Elle dit à son mari de prendre son temps. Elle vient à l’atelier et Wenceslas perd du temps avec elle (311) au lieu de travailler. Il met 18 mois à terminer son œuvre. Hortense, le baron, la baronne et même le ministre crient au chef d’œuvre mais bientôt l’avis change. Stidmann essaie d’éclaire son ami : on crie à la jalousie. Puis, on concède qu’il peut y avoir une différence entre le plâtre et la statue à l’avantage de la seconde. « En deux ans et demi, Steinbock fit une statue et un enfant. L’enfant était sublime de beauté, la statue fut détestable. » La pendule et la statue payent les dettes du jeune ménage. Steinbock a l’habitude d’aller dans le monde. Il parle bien mais ne travaille pas (312). L’inspiration s’enfuit à l’aspect de cet enfant malade.

 

LVII. (57) De la sculpture

Considérations sur la sculpture (313). Le travail constant est la loi de l’art (314). Lisbeth a aidé Wenceslas à aborder les chemins de la gloire mais le bonheur d’Hortense l’a rendu à sa paresse. Ces rêveurs paraissent souvent supérieurs aux véritables artistes mais les grands hommes appartiennent à leur œuvre. Hortense s’en aperçoit trop tard (315)  mais elle aime trop Wenceslas pour se faire son bourreau.

 

LVIII. (58) Où l’on voit la puissance de ce grand dissolvant social, la misère

Lisbeth dit à Hortense de ne pas désespérer et lui demande ce dont elle a besoin : 5 à 6.000 F. Lisbeth n’en a que 3.000. Il fait un dessert pour le duc d’Hérouville pour 6.000 F et doit rembourser une dette d’honneur à Léon de Lora et Bridau (316). Le monument du maréchal n’a donné que 16.000 F et ils dépensent 12.000 F par an. Elle voudrait pouvoir sculpter elle-même pour l’aider. Il faut épouser un artiste quand il a fait fortune ! dit ironiquement Lisbeth. On entend Stidmann et Wenceslas qui reconduisent Chanor. L’artiste vient avec Stidmann. Valérie voudrait bien avoir chez elle cet homme qui vient de rompre avec Mme Schontz. C’est la première fois que Lisbeth le voit et elle surprend les regards d’Hortense sur lui. Lui-même n’est pas insensible à Hortense même si elle feint l’indifférence (317). Stidmann s’en va. Hortense parle des diamants. Wenceslas promet, la larme à l’œil, de travailler. Lisbeth promet de leur laisser un joli magot s’ils l’aident à épouser le maréchal. Elle les prendra en pension chez elle. Puis, elle leur conseille de ne pas recourir au mont-de-piété et prie Wenceslas de venir chez Mme Marneffe qui pourra les aider (318). Cette perspective fait horreur à Hortense. « Il faut considérer les gens dans le monde comme des ustensiles dont on se sert, qu’on prend, qu’on laisse selon leur utilité. Servez-vous, mes chers enfants, de Mme Marneffe, et quittez-la plus tard. As-tu peur que Wenceslas, qui t’adore, se prenne de passion pour une femme de quatre ou cinq ans plus âgée que toi, fanée comme une botte de luzerne, et… » Mais Hortense ne veut pas que son mari aille en enfer (319), chez cette femme qui a ruiné son père. Pour Lisbeth, c’est Josépha et non Valérie qui a ruiné le baron. Hortense va au jardin voir son fils. Resté seul avec Lisbeth, Wenceslas explique que leur situation est grave. Qu’il emprunte donc à Mme Marneffe sans laisser son âme en gage (320). « Ecoutez, Wenceslas, je vous aime trop tous les deux pour ne pas vous prévenir du danger. Si vous venez-là, tenez votre cœur à deux mains, car cette femme est un démon ; tous ceux qui la voient l’adorent ; elle est si vicieuse, si affriolante !… Elle fascine comme un chef-d’œuvre. Empruntez-lui son argent, et ne laissez pas votre âme en gage. Je ne me consolerais pas si ma cousine devait être trahie… La voici ! s’écria Lisbeth ; ne disons plus rien, j’arrangerai votre affaire. » Wenceslas promet de travailler : il a beaucoup d’idées. Il convient avec Lisbeth de venir le lendemain.

 

LIX. (59) Considérations sur les mouches

Valérie, instruite le soir même de ce triomphe, exige du baron Hulot qu’il invite à dîner Stidmann, Claude Vignon et Steinbock. Le lendemain, Valérie se prépare à mettre tous ses avantages en avant (321). Les trois mouches, les cheveux cendrés (322). Lisbeth est allée à la Halle et Mathurine a préparé un dîner fin.

 

LX. (60) Une belle entrée

Stidmann, Claude Vignon et le comte Steinbock arrivent vers 6h. Valérie, pourtant prête depuis 5h, attend dans sa chambre et se fait désirer. Les différents objets qui révèlent la femme et « que commande aux fabricants la passion dans son premier délire ou pour son dernier raccommodement. » (323). L’ivresse du succès de Valérie. Elle a promis à Crevel de l’épouser à la mort de son mari et Crevel lui a transféré 10.000 F de rente. Elle possède 32.000 F et  « dans le paroxysme de passion où sa duchesse l’avait plongé de deux heures à quatre (il donnait ce surnom à Mme de Marneffe pour compléter ses illusions) » il lui a promis un hôtel rue Barbette. Valérie se réjouit de la situation auprès de Lisbeth et fait son entrée dans le salon. Claude Vignon la salue et Lisbeth lui présente Wenceslas (324). Valérie feint l’indifférence et remercie Stidmann de sa présence. Puis on annonce Crevel, le baron Hulot, et un député nommé Beauvisage (du même parti que Giraud et Victorin qui se fait un point d’honneur de ne pas venir chez Valérie). Beauvisage a pris Crevel pour mentor (325). Au milieu de cette cour, Valérie paraît à Wenceslas comme une femme supérieure. Compliment appuyé de Vignon : « être aimé d’elle, c’est un triomphe qui peut suffire à l’orgueil d’un homme et en remplir la vie ». Valérie, en apparence froide et insouciante pour son ancien voisin, en attaque la vanité.

 

LXI. (61) Des Polonais en général et de Steinbock en particulier

Considérations sur le caractère des Polonais : un côté enfant chez les Slaves et les peuples nouvellement civilisés. Enfantillage des Polonais, courage, esprit, force mais inconsistance (326), goût des magnificences, sublime de la douleur. Ce que la Pologne aurait dû faire pour triompher.

Wenceslas se fait un point d’honneur à être remarqué par Mme Marneffe (327). Il compare à Valérie à Hortense : il trouve plus d’esprit et de piquant à la première. Le dévouement absolu d’Hortense lui semble un dû. Le dédain et le mépris de Valérie excitent sa curiosité. Beaucoup d’hommes veulent avoir une femme et une maîtresse (infériorité de ne pas savoir faire de la première la seconde). Lisbeth demande à Wenceslas comment il trouve Valérie : « Trop charmante ! ». S’il avait voulu rester avec elle, dit Lisbeth, il aurait pu être son amant puis l’épouser et avoir 40.000 livres de rente (328). Lisbeth a éperonné la vanité de Wenceslas qui va se jeter dans le précipice.

 

LXII. (62) Commentaires sur l’histoire de Dalila

Hulot est content de voir son gendre et satisfait de s’être réconcilié avec Valérie. Amabilité du baron et de Stidmann. Mots d’esprits de Steinbock. Valérie lui sourit. Wenceslas s’enfonce dans le bourbier du plaisir. Il s’étend sur le divan et Mme Marneffe vient s’asseoir à côté de lui (329). Il reviendra pour causer affaire. Il pense qu’il aurait du écouter Lisbeth quand Lisbeth lui disait que Valérie l’aimait. Réaction de femme vertueuse qui excite encore plus Wenceslas : « Ce mouvement de femme vertueuse, réprimant une passion gardée au fond du cœur, était plus éloquent mille fois que la déclaration la plus passionnée ». Valérie se comporte comme une femme applaudie. Lisbeth fait semblant de lui reprocher de réagir comme tous les autres hommes (330). Les artistes ne devraient pas se marier, leurs enfants, ce sont leurs œuvres. Steinbock veut paraître familier et prend Valérie par la main. Il pense qu’il n’aurait pas dû se marier précipitamment. Valérie lui promet ses 10.000 F… sans intérêts. En échange, elle veut un groupe en bronze représentant Dalila coupant les cheveux de Samson (331) : « Il s’agit d’exprimer la puissance de la femme. Samson n’est rien, là. C’est le cadavre de la force. Dalila, c’est la passion qui ruine tout. » Discussion sur les époques de composition de la Bible (332). Les hommes admirent Valérie et discutent de ce projet de sculpture. Valérie explique la façon dont elle conçoit cette statue : une Dalila qui regrette son geste au pied du lit (333). Crevel propose de faire de Dalila un portrait de Valérie. Il est prêt à aider le sculpteur.

 

LXIII. (63) Jeune, artiste et Polonais que vouliez-vous qu’il fît ?

Valérie apporte elle-même une tasse de thé à Steinbock (334) : ce geste a un sens. « Valérie fut plus qu’une femme, elle fut le serpent fait femme, elle acheva son œuvre diabolique en marchant jusqu’à Steinbock, une tasse de thé à la main. » Wenceslas dit à Valérie que Crevel est prêt à lui acheter un groupe 1.000 écus si elle veut bien poser en Dalila (335). Valérie triomphe. Elle dit à l’oreille de Lisbeth que sa vengeance est en train de s’accomplir. Tant qu’elle ne sera pas la maréchale, Lisbeth n’aura rien fait. Les Hulot jeunes ont racheté les lettres de change du baron à Vauvinet et ont souscrit une obligation de 72.000 F à 5% d’intérêt. Les voilà dans la gêne pour 3 ans. Le baron est sans ressources même s’il doit rentrer dans son traitement en septembre et s’il a renouvelé sa police d’assurance. Valérie est bien décidée à l’achever. Lisbeth conseille à Wenceslas de se reprendre car il est en train de compromettre sa réputation (336). Il prétend que Valérie lui a demandé de rester le dernier pour régler leurs affaires. Non, Lisbeth va lui remettre les 10.000 F car son mari la surveille. Demain, à 9h, il apportera la lettre de change en passant d’abord chez Lisbeth. Elle constate qu’il est libertin.

 

LXIV. (64) Retour au logis

Wenceslas revient chez lui vers 1h du matin ; Hortense l’attendait depuis environ 9h30 ; il lui a dit qu’il allait dîner chez Chanor et Florent en prenant soin de son apparence (337). Au fur et à mesure de l’avancement de la soirée, son inquiétude n’a cessé d’augmenter. La force des femmes qui aiment : « La passion fait arriver les forces nerveuses de la femme à cet état extatique où le pressentiment équivaut à la vision des voyants. » Elle est au paroxysme de l’angoisse quand Wenceslas rentre. Elle se promet de ne plus le laisser sortir (338). Le mensonge de Wenceslas : il y avait là Bixiou, Claude Vignon, Mme Florent. Il s’emmêle en évoquant le lieu de la soirée. Hortense s’étonne qu’il revienne à pied de la rue des Tournelles sans avoir les bottes crottées. Pour couper court à cet interrogatoire sur son itinéraire, Wenceslas parle des 5.000 F prêtés par Chanor. Il a fait deux paquets de 5.000 F : un pour Hortense et un autre pour régler d’autres dettes ignorées par sa femme. Il promet de se mettre au travail dès le lendemain. Le soupçon d’Hortense a disparu (339). Quand elle le voit partir le lendemain à 9h, elle est complètement rassurée.

 

LXV. (65) Le premier coup de poignard

Hortense croit à son heureux avenir. Vers 11h, la cuisinière annonce l’arrivée de Stidmann. Il vient voir Stidmann pour ses travaux. La jeune femme veut en savoir plus sur la soirée de la veille. Stidmann commet la gaffe de parler de Mme Marneffe (340). Hortense devient pâle et s’évanouit, victime d’une attaque nerveuse. La cuisinière prévient que le comte n’est pas dans son atelier. Hortense est sûre qu’il est chez cette femme. Stidmann court chez Mme Marneffe « en reconnaissant la vérité de cet aperçu, dû à la seconde vue des passions. » (341) Il fait dire que la femme de Steinbock se meurt. Bientôt, Wenceslas sort et rejoint Stidmann. Il a commis la faute de ne pas mettre son ami dans la confidence. Valérie l’a rendu fou. Stidmann s’en va (342). Au coin de la rue Hillerin-Bertin, Lisbeth, avertie par Reine, rejoint Wenceslas et lui dit quelques mots.

 

LXVI. (66) La première querelle de la vie conjugale

Hortense pleure en voyant sa mère. Elle raconte ses malheurs : Wenceslas est allé chez Mme Marneffe après lui avoir promis de ne pas le faire. Elle évoque l’engagement de son frère et  de Célestine à retirer 72.000 F de lettres de change pour cette femme. Elle veut la poignarder (343). La baronne doit contrôler sa douleur et couvre sa fille de baisers.  Elle conseille à sa fille d’attendre Wenceslas et de s’expliquer avec lui. Elle-même a été abandonnée pendant 23 ans pour des Jenny Cadine, des Josépha, des Marneffe. Hortense est surprise. La baronne conseille à sa fille d’avoir la conscience paisible. Si elle-même s’était livrée à des fureurs, leur famille n’y aurait pas résisté. Elle a voulu protéger la réputation du baron : « Mon officieux et bien courageux mensonge a jusqu’à présent protégé Hector ; il est encore considéré ; seulement, cette passion de vieillard l’entraîne trop loin, je le vois. Sa folie, je le crains, crèvera le paravent que je mettais entre le monde et nous… Mais je l’ai tenu pendant vingt-trois ans, ce rideau derrière lequel je pleurais, sans mère, sans confident, sans autre secours que celui de la religion, et j’ai procuré vingt-trois ans d’honneur à la famille ». Les paroles de sa mère apaisent Hortense (344). La baronne évoque 10 ans de bonheur et 24 ans de désespoir. Hortense, elle, n’a eu que 3 ans de bonheur. Mais rien n’est perdu, dit sa mère. Les hommes commettent des crimes, les femmes sont vouées au sacrifice. Elle demande à sa fille de ne parler qu’à elle de ses chagrins (345).

Wenceslas arrive. Il prétend être allé chez Stidmann. Hortense n’y croit pas. Wenceslas dit qu’il na pas voulu inquiéter sa femme mais ils devaient non pas 5.000 mais 10.000 F. Il a frappé vainement à toutes les portes. Lisbeth leur a offert ses économies mais 2.00 F, cela ne suffisait pas. Hortense a voulu mettre ses diamants au mont-de-piété, mais là encore, cela n’aurait pas suffi (346). Comment Hortense peut-elle croire qu’il lui préfèrerait quelqu’un d’autre ? La baronne est rassurée par ces paroles. Wenceslas promet de rendre l’argent d’ici deux mois. Hortense se plaint de son père (347). La baronne leur demande de ne pas se fâcher.

 

LXVII. (67) Un soupçon suit toujours le premier coup de poignard

Après avoir reconduit la baronne, Wenceslas et sa femme se retrouvent seuls. Hortense veut que Wenceslas raconte sa soirée en toute franchise. Il soutient qu’il ne pensait qu’à leur 10.000 F. Qu’aurait-elle fait s’il avait été coupable ? Elle aurait pris Stidmann sans l’aimer. Il l’aurait tuée, dit Wenceslas en plaisantant. Hortense se jette sur son mari et l’embrasse, persuadée d’être aimée (348). Wenceslas ne reviendra chez cette femme que pour retirer son billet. Hortense boude et Wenceslas part dans son atelier pour faire la maquette de son groupe de Samson et Dalila qu’il cache quand Hortense arrive. Elle lui demande ce que c’est. Il lui montrera quand ce sera fini. Hortense remarque que la femme est bien jolie et mille soupçons poussent dans son âme.

 

LXVIII. (68) Un enfant trouvé

Au bout de 3 semaines, Mme Marneffe est irritée contre Hortense (349). Wenceslas n’a pas fait une seule visite rue Vanneau. Lisbeth n’a trouvé personne chez les Steinbock. Ils sont toujours ensemble à l’atelier. Wenceslas subit le despotisme de l’amour. Valérie épouse donc la haine de Lisbeth envers Lisbeth et son caprice devient une rage. Elle se propose d’aller à l’atelier quand survient un événement.

Lors d’un déjeuner avec Lisbeth et Marneffe, elle annonce qu’elle est enceinte. Marneffe pense qu’avec cette nouvelle, il aura la promotion attendue. Lisbeth reproche à Marneffe de ne pas s’occuper de leur premier fils Stanislas (350) mais le mari espère que le baron s’occupera de son enfant. Puis il part au ministère (il y va à 11h et n’y fait pas grand chose). Une fois seules, Lisbeth et Valérie se mettent à rire. Lisbeth lui demande de conformer la nouvelle : c’est une vérité physique ! Elle compte bien s’en servir contre Hortense. Elle a préparé une lettre pour Wenceslas où elle réaffirme son amour et lui annonce qu’il est père (351). Il faut qu’Hortense reçoive cette lettre quand elle sera seule. Wenceslas doit aller chez Chanor avec Stidmann à 11h. Lisbeth souligne qu’elle ne pourra plus se montrer ostensiblement avec elle après cela. Mais elles se reverront quand elle sera maréchale. Lisbeth d’envoyer Mme Olivier pour faire passer la lettre à Hortense. Valérie la fait appeler par Reine.

 

LXIX. (69) Second père de la chambre Marneffe

Dix minutes après l’envoi de cette fatale lettre, le baron Hulot arrive. Mme Marneffe lui saute au cou (352) et lui annonce qu’il est père. Le baron est surpris et Valérie lui donne des preuves. Il devra maintenant faire nommer son mari chef de bureau et le faire officier de la Légion d’honneur Marneffe adore d’après elle son petit Stanislas, « ce petit monstrico ». Le baron pourra peut-être donner une rente de 1.200 F à Stanislas. Le baron préfère que ce soit au nom de son fils. Le piège se referme et la phrase imprudente devient vite une promesse de rente pour l’enfant à naître.

 

LXX. (70) Différence entre la mère et la fille

Au moment où le baron Hulot sort de la rue Vanneau (353), Mme Olivier se fait arracher « inopinément » par Hortense la lettre qu’elle devait remettre … au comte. Hortense la lit. Elle est tellement sonnée qu’elle n’entend pas le cri de son fils puis elle recouvre la raison. Elle sonne la cuisinière pour que Louise prépare ses affaires : elle quittera la maison dans une heure avec Louise et la cuisinière restera avec le comte. Puis elle écrit une lettre à son mari (354) dans laquelle elle explique sa décision. Elle ne veut pas être héroïque comme sa mère et préfère s’occuper de son fils loin de lui. S’il la trahit ainsi au bout de trois ans, que fera-t-il plus tard ? Elle lui souhaite de conquérir gloire et fortune et de retrouver une femme (355). Elle souhaite qu’il respecte sa volonté. « Cette lettre fut péniblement écrite, Hortense s’abandonnait aux pleurs, aux cris de la passion égorgée. » Puis la jeune fille s’en va.

La baronne accueille sa fille. En vingt jours, la baronne a reçu deux blessures. Le baron a mis Victorin et sa femme dans la gêne puis il a été la cause du dérangement de Wenceslas (356). Les Hulot jeunes se défient maintenant du baron et Adeline pressent la dissolution de la famille.

 

LXXI. (71) Troisième père de la chambre Marneffe

La baronne loge sa fille dans la salle à manger. Après avoir achevé la lecture des deux lettres, Wenceslas se sent à la fois joyeux, triste et libéré. Stidmann qui espère consoler Hortense félicite Wenceslas de la passion qu’il inspire à Valérie. Le sculpteur est heureux de retourner chez Mme Marneffe tout en se rappelant son bonheur avec Hortense. Il pense un temps à aller chez la baronne  mais va finalement voir Valérie pour lui dire le mal qu’elle a fait et en tirer bénéfice. Il trouve Crevel chez elle (357). Lisbeth entre et Crevel se félicite discrètement auprès d’elle d’être père. Pendant ce temps, Valérie parle à Wenceslas de sa liberté nouvelle. Elle lui promet de faire revenir Hortense et lui dit que son beau-père est fini. Mais, s’il ne veut pas avoir d’orages chez lui, il ne doit pas rester vingt jours sans venir voir sa maîtresse (358). Elle lui propose de rester dîner.

 

LXXII. (72) Les cinq pères de l’église Marneffe

On annonce le baron Montès ; Valérie va lui parler. Il est certain de sa paternité, lui ! « Grâce à cette stratégie basée sur l’amour-propre de l’homme à l’état d’amant, Valérie eut à sa table, tous joyeux, animés, charmés, quatre hommes se croyant adorés, et que Marneffe nomma plaisamment à Lisbeth, en s’y comprenant, les cinq Pères de l’Église. » Le baron pourtant se montre un peu soucieux : au moment de quitter son cabinet, il est allé voir le général, directeur du personnel, et lui a parlé de la nomination de Marneffe à la place de Coquet. Le général lui a conseillé de ne pas trop insister avec cette nomination au risque du scandale (359). Certes le baron peut faire cette demande et le général ne fera rien contre mais il lui dit cela dans son intérêt personnel. Le baron a des ennemis qui convoitent sa place (360). Au lieu d’insister sur ce point, le baron ferait mieux d’abandonner sa direction générale pour une place de conseiller d’état en service ordinaire et de pair de France. Hulot  verra le ministre et enverra son frère sonder le terrain. Mais avec Valérie, le baron finit par se mettre à l’unisson du groupe.

 

LXXIII. (73) Exploitation au père

Vers 11h, Valérie prend à part le baron dans un coin de son divan (361). Elle reproche à Hortense d’avoir fait un scandale dont elle ne veut pas porter la responsabilité. Elle veut que le baron obtienne la réconciliation des deux jeunes gens. Lisbeth menace de partir si cette réconciliation ne se fait pas. Le baron promet de s’en occuper. Puis, elle aborde la question du poste de Coquet promis à son mari. Devant la difficulté évoquée par le baron, Valérie parle de la menace (362) que son mari ne quitte plus la chambre de Valérie. Le baron répond qu’il vaut mieux attendre que les choses puissent se faire. Elle le presse. Hulot en parlera donc à Marneffe (363). Ce dernier le menace : dans cette maison, c’est lui le maître. Hulot souffre pendant que Valérie se débarrasse de Montès. Crevel parle du petit hôtel : c’est demain l’adjudication définitive. Valérie se préoccupe déjà de le meubler. Il la rassure à condition qu’elle ne soit plus qu’à lui (364). Enfin, Lisbeth parle de son retour chez la baronne. Le baron y reviendra lui aussi.

 

LXXIV. (74) Un triste bonheur

Dès le matin, Lisbeth va chez Victorin à qui elle apprend la séparation d’Hortense et de Wenceslas. Le baron rentre chez lui vers 22h30 et va droit à la chambre de sa femme. Il la voit en train de prier (365). Elle voit son mari et croit sa prière exaucée : «  Elle crut si bien sa prière exaucée, qu’elle fit un bond et saisit son Hector avec la force que donne la passion heureuse. » elle lui demande s’il revient. Le baron veut parler d’Hortense qui leur fait plus de mal que son « absurde passion pour Valérie » mais comme leur fille dort, ils en causeront demain (366).

 

LXXV. (75) Quels ravages font les madame Marneffe au sein des familles

Le lendemain, à 9h du matin, le baron attend sa fille dans le salon « cherchant des raisons à donner pour vaincre l’entêtement le plus difficile à dompter, celui d’une jeune femme offensée et implacable, comme l’est la jeunesse irréprochable, à qui les honteux ménagements du monde sont inconnus, parce qu’elle en ignore les passions et les intérêts. » La jeune fille arrive ; Assis sur une chaise, sa fille à ses genoux, il lui fait la morale : elle n’aurait pas dû partir au risque du scandale. « Les enfants élevés, comme vous, dans le giron maternel restent plus longtemps enfants que les autres, ils ne savent pas la vie ! La passion naïve et fraîche, comme celle que tu as pour Wenceslas, ne calcule malheureusement rien, elle est toute à ses premiers mouvements. Notre petit cœur part, la tête suit. On brûlerait Paris pour se venger, sans penser à la cour d’assises ! Quand ton vieux père vient te dire que tu n’as pas gardé le convenances, tu peux le croire ; et je ne te parle pas encore de la profonde douleur que j’ai ressentie, elle est (367) bien amère, car tu jettes le blâme sur une femme dont le cœur ne t’est pas connu, dont l’inimitié peut devenir terrible… Hélas ! toi, si pleine de candeur, d’innocence, de pureté, tu ne doutes de rien : tu peux être salie, calomniée. D’ailleurs, mon cher petit ange, tu as pris au sérieux une plaisanterie, et je puis, moi, te garantir l’innocence de ton mari. Mme Marneffe ». Le baron assure sa fille que Mme Marneffe traite Wenceslas froidement. Mais Hortense  est choquée d’apprendre une autre nouvelle dans la bouche de son père : Wenceslas était donc encore chez elle la veille au soir  après la lettre reçue ! En entendant sa fille pleurer, la baronne se précipite vers sa fille. Elle lui demande néanmoins d’écouter son père, de revenir dans son ménage et de pardonner à son mari : « Je te demande ce sacrifice, si c’est un sacrifice que de pardonner la plus légère des fautes à un mari (368) qu’on aime ! je te le demande par mes cheveux blancs, par l’amour que tu portes à ta mère… Tu ne veux pas remplir mes vieux jours d’amertume et de chagrin ? » Hortense se jette aux pieds de son père mais elle ne veut pas faire comme sa mère et elle parle de la faute impardonnable d’ « avoir un enfant avec cette femme ». En attendant ce mot, Hulot est surpris.

Victorin et sa femme arrivent à ce moment-là. Le baron demande l’aide de Lisbeth. Hortense parle alors de la statue de Dalila comme preuve supplémentaire (369). La cousine charge le baron et Mme Marneffe qu’elle présente comme une dépravée. Le baron est au fond d’un abîme. La baronne et sa fille jettent un regard de reconnaissance à la vieille fille. Lisbeth continue : Mme Marneffe n’aime pas Wenceslas, elle veut seulement se venger. Elle-même va déménager pour revenir dans sa famille. Wenceslas n’est pas coupable, mais faible (370). Elle demande enfin au baron de ne pas se prêter à la nomination de Marneffe et conseille à Hortense de tenir bon. La baronne, qui se croit vengée, embrasse Lisbeth et se jette aux pieds de son mari. Hulot est furieux que ses enfants soient contre lui mais Victorin lui renouvelle son dévouement (371). Au contraire, il s’est brouillé avec son beau-père pour avoir retiré les 60.000 F de lettres de change de Vauvinet. Mais il rappelle leur situation financière. Le baron dit qu’ils ne parlent que d’argent et il se dirige vers la porte. La baronne le supplie de ne pas partir. Lisbeth, pendant ce temps, observe la scène avec « un sourire superbe ». Le maréchal arrive et la famille décide de ne plus parler de ce sujet (372).

 

LXXVI.  (76) Résumé de l’histoire des favorites

A la porte, un fourier de régiment venant d’Algérie, demande à voir le baron. Celui-ci croit à l’envoi des fonds qu’il a demandés et va dans l’antichambre. Mais l’homme lui remet une lettre de l’oncle Fischer : non seulement, il ne peut pas lui envoyer cet argent mais il est poursuivi par un procureur du roi. Il doit lui rendre service en le neutralisant. Cette lettre porte un coup au baron qui dit à l’homme de revenir le lendemain (373). Puis, il prend congé de la famille. La baronne, inquiète, veut savoir ce qui se passe et demande à Lisbeth de rester encore 2 ou 3 jours chez Valérie pour en savoir plus. Elle promet aussi à Lisbeth d’arranger son mariage avec le maréchal. Hortense et Victorin la remercient à leur tour. Lisbeth revient raconter la scène à Mme Marneffe : les ravages qu’une femme peut exercer dans une famille (374).

 

LXXVII. (77) Audace d’un des cinq pères

A Paris, chaque ministère est une petite ville d’où les femmes sont bannies ; mais il s’y fait des commérages et la position de Marneffe est mise à jour. On observe les réactions de chacun. Marneffe vient voir le baron dans son salon d’audience. Il sait que le directeur du personnel est parti pour un mois et ne veut pas être la risée de tous (375). Le baron lui demande d’attendre. Marneffe craint que le baron ne saute avant. Pour le baron, cette démarche ressemble à une sommation.

 

LXXVIII. (78) Autre sommation

Deux heures après, au moment où le baron achève de donner des instructions à Claude Vignon pour qu’il se renseigne sur les autorités judiciaires dans la circonscription desquelles se trouve Johann Fischer, Reine vient lui remettre une lettre de Valérie (376). Elle lui dit que Marneffe est rentré furieux, décidé à fermer la porte au baron. Valérie lui dit de ne pas céder tout en lui renouvelant son amour. Elle lui propose de se retirer avec lui et leur fils Hector à la campagne et ajoute qu’elle a été insultée par Marneffe : « Oh ! je t’aurais voulu là pour le punir par le spectacle de la passion insensée qui me prenait pour toi. Mon père aurait sabré ce misérable ; moi je ne peux que ce que peut une femme : t’aimer avec frénésie ! Aussi, mon amour, dans l’état d’exaspération où je suis, m’est-il impossible de renoncer à te voir. Oui ! je veux te voir en secret, (377)  tous les jours ! Nous sommes ainsi, nous autres femmes : j’épouse ton ressentiment. De grâce, si tu m’aimes, ne le fais pas chef de bureau, qu’il crève sous-chef !… En ce moment, je n’ai plus la tête à moi, j’entends encore ses injures. ». Marneffe a parlé d’appeler la police. Elle lui demande de répondre par lettre. Le baron demande à Reine des nouvelles de Valérie : elle est au lit après une attaque de nerfs (378). Le baron lui écrit : il ne nommera pas Marneffe et partira avec elle après avoir pris sa retraite. Reine emporte la lettre. Il se croit sûr de parer les coups portés à son oncle (sûr de la prééminence des militaires sur les civils).

 

LXXIX. (79) La porte au nez

A 4h30, le baron va chez Mme Marneffe. Le cœur lui bat en montant l’escalier (379). La lettre de Valérie lui prouve qu’il est aimé. Marneffe entrouvre la porte et lui dit de s’en aller en le menaçant d’un pistolet. Il lui dit qu’il a prévenu le commissaire de police et lui ferme la porte au nez. Lisbeth monte alors chez Lisbeth. Mais elle n’est pas chez elle. Mme Olivier lui dit qu’elle est allée chez la baronne. Au détour de la rue Vanneau et de la rue de Babylone, il aperçoit Valérie. Marneffe la retire violemment de la fenêtre (380).

Lisbeth est venue annoncer la nouvelle à la famille : le baron ne pouvant pas nommer Marneffe sera congédié. Adeline a commandé un dîner pour accueillir son mari. Lisbeth apprend que le maréchal a accepté qu’elle soit sa ménagère. Le baron est accueilli avec des témoignages d’affection. A 8h, il veut reconduire Lisbeth ; il lui parle de son amour pour Valérie (381). Lisbeth lui confirme qu’il est aimé. Elle a des bontés pour Crevel mais elle le déteste. Et elle lui donne la clé de l’appartement de Crevel rue du Dauphin. Lisbeth reviendra diner le lendemain et elle récupèrera la clé et ils se verront le surlendemain. En échange, Lisbeth demande au baron de ne pas s’opposer à son mariage avec le maréchal. Le baron est surpris. (382) ce mariage, dit Lisbeth, lui permettra de soutenir la famille. Le baron promet d’en parler à son frère. Le baron revient chez lui pour le whist. Pendant quinze jours, il reste dans la famille.

 

LXXX. (80) Un réveil

Victorin est content que son père soit revenu. La baronne sait qu’il pense encore à elle mais espère que ça lui passera : « la passion des femmes n’est pas comme le jeu, comme la spéculation, ou comme l’avarice, on y voit un terme. » Adeline se trompe (383). Pendant ce laps de vertu, le baron est allé trois fois rue du Dauphin. « La passion ranimée le rajeunissait et il eût livré son honneur à Valérie, sa famille, tout, sans un regret. » Valérie ne lui demande plus rien. Le quatrième rendez-vous a été pris au dernier moment du troisième pour 9h. A 8h, Reine remet une lettre au baron. Elle lui dit que son mari est malade et reporte le rendez-vous à 9h du soir (384). Le baron répond pour donner son accord. Le soir, le baron dit qu’il doit aller travailler avec le ministre à Saint-Cloud et qu’il ne reviendra qu’à 4 ou 5h du matin et il va rue du Dauphin. Sensation du baron à 5h du matin (385). Valérie dort. Il entend une voix derrière la porte. La porte s’ouvre devant un commissaire de police et un juge de paix amenés par Marneffe (386).

 

LXXXI. (81) Son, recoupe et recoupette

Portrait du commissaire de police. Le juge envie le baron. Le commissaire s’excuse auprès du baron de sa démarche. Valérie ouvre les yeux et pousse un cri. Marneffe menace le baron : si sa femme devient folle, il sera un assassin. (387) Le baron demande aux deux hommes de veiller sur la malheureuse femme et promet à Marneffe d’avoir ce qu’il demande. Mais celui-ci veut que le procès-verbal soit dressé et que le baron fasse ce qu’il demande d’ici deux jours. Il exhibe des lettres prouvant que le baron est le père de l’enfant, qu’il lui doit une rente, qu’il sera successeur de Coquet et porté sur la liste de promotion au grade d’officier de la Légion d’honneur (388). Le juge n’est pas insensible à la beauté de Valérie qui lance une œillade au commissaire. Marneffe demande à sa femme de s’habiller. Le baron supplie les deux fonctionnaires d’être discret. Hulot s’active à son tour et dit à l’oreille de Valérie qu’ils doivent fuir (389). Puis Valérie quitte l’appartement.

 

LXXXII. (82) Opération chirurgicale

Le baron qui doit signer le procès-verbal, reste seul avec le commissaire qui a remarqué que le baron aimait beaucoup cette femme mais il pense que ce n’est peut-être pas réciproque :

      « — Vous êtes bien amoureux, je me tais, dit-il. Je respecte les passions invétérées, autant que les médecins respectent les maladies invé… J’ai vu M. de Nucingen, le banquier, atteint d’une passion de ce genre-là… (390)

— C’est un des mes amis, reprit le baron. J’ai soupé bien souvent avec la belle Esther, elle valait les deux millions qu’elle lui a coûté.

— Plus, dit le commissaire. Cette fantaisie du vieux financier a coûté la vie à quatre personnes. Oh ! ces passions-là, c’est comme le choléra. »

Le commissaire lui révèle que la femme était d’accord avec le mari : la preuve, la lettre où il est question de l’enfant. Le baron la cherche dans son portefeuille (391). Quand ils sont arrivés, explique le commissaire, Marneffe est passé le premier et a pris cette lettre que sa femme avait posée sur le meuble comme convenu entre eux et qu’elle lui a dérobée pendant son sommeil. Le commissaire montre la lettre qui fait partie du dossier. Considérations sur le libertinage (392). Le commissaire lui conseille d’abandonner. Ils vont fermer l’appartement.

 

LXXXIII. (83) Réflexions morales

Hulot revient chez lui abattu et raconte ses mésaventures à la baronne. Cette confession lui cause une joie intérieure. Il faut sauver Wenceslas, dit le baron. Adeline est effrayé par le changement de son mari (393), lui demande  de rester avec eux. « Beaucoup de femmes mariées, attachées à leurs devoirs et à leurs maris, pourront ici se demander pourquoi ces hommes si forts et si bons, si pitoyables à des madame Marneffe, ne prennent pas leurs femmes, surtout quand elles ressemblent à la baronne Adeline Hulot, pour l’objet de leur fantaisie et de leurs passions. Ceci tient aux plus profonds mystères de l’organisation humaine. L’amour, cette immense débauche de la raison, ce mâle et sévère plaisir des grandes âmes, et le plaisir, cette vulgarité vendue sur la place, sont deux faces différentes d’un même fait. La femme qui satisfait ces deux vastes appétits des deux natures est aussi rare, dans le sexe, que le grand général, le grand écrivain, le grand artiste, le grand inventeur le sont dans une nation. L’homme supérieur comme l’imbécile, un Hulot comme un Crevel ressentent également le besoin de l’idéal et celui du plaisir ; tous vont cherchant ce mystérieux androgyne, cette rareté, (394) qui, la plupart du temps, se trouve être un ouvrage en deux volumes. Cette recherche est une dépravation due à la société. Certes, le mariage doit être accepté comme une tâche, il est la vie avec ses travaux et ses durs sacrifices également faits des deux côtés. Les libertins, ces chercheurs de trésors, sont aussi coupables que d’autres malfaiteurs plus sévèrement punis qu’eux. Cette réflexion n’est pas un placage de morale, elle donne la raison de bien des malheurs incompris. »

 

LXXXIV. (84) Fructus Belli, tout retombe sur le ministère de la guerre

Le baron va promptement chez le maréchal prince de Wissembourg (395). Le ministre lui demande ce qu’il veut. Hulot vient pour lui demander la promotion de Marneffe. Le maréchal se souvient d’avoir vu Mme Marneffe au mariage d’Hortense et lui conseille d’abandonner cette affaire qui pourrait le mener en correctionnelle. Hulot raconte sa mésaventure. Le maréchal redit son amitié au baron (396) et lui accorde ses requêtes mais il recommande au baron de faire attention car il sera surveillé. Le maréchal demande au baron quel âge il a : 70 ans dans 3 mois (397).

Puis le baron va chez le baron Nucingen et lui emprunte encore 40.000 F en engageant son traitement pour 2 ans de plus. Le lendemain, le procès-verbal, la plainte du mari, les lettres, tout est anéanti. Les scandaleuses promotions de Marneffe sont à peine remarquées.

 

LXXXV. (85) Autre désastre

Lisbeth, en apparence brouillée avec Mme Marneffe, s’installe chez le maréchal Hulot. Dix jours après ces événements, on publie le premier ban du mariage de la vieille fille avec l’illustre vieillard (398), à qui, pour obtenir un consentement, Adeline a raconté la catastrophe financière arrivée à son Hector en le priant de ne jamais en parler au baron. Lisbeth triomphe donc : « Elle allait atteindre au but de son ambition, elle allait voir son plan accompli, sa haine satisfaite. Elle jouissait par avance du bonheur de régner sur la famille qui l’avait si longtemps méprisée. Elle se promettait d’être la protectrice de ses protecteurs, l’ange sauveur qui ferait vivre la famille ruinée ; elle s’appelait elle-même madame la comtesse ou madame la maréchale ! en se saluant dans la glace. » Elle se voit déjà admise aux Tuileries pendant qu’Adeline et Hortense achèveront leurs jours dans la détresse.

Mais un événement vient tout remettre en question. Le jour même, un autre messager d’Afrique envoyé par Johann Fischer apporte un courrier : le vieillard est menacé d’aller en cour d’assises ou devant un conseil de guerre (399) s’il ne trouve pas 20.000 F, sinon, il mourra. Tous ces soucis ont empêché Hulot de penser au pauvre Fischer. Il s’affaisse sur le canapé du salon. Attirée par le bruit, la baronne accourt et découvre la lettre et la lit. Elle entraîne son mari dans sa chambre (400). Où trouver cet argent ? Adeline ne voit qu’une seule issue : Crevel, avec ce que sa comporte de déshonneur (401). Elle dit au baron d’aller au ministère pour convaincre le ministre d’envoyer un commissaire. A 5h, il aura les 200.000 F, elle aura perdu son honneur et il ne la reverra pas. Hulot ne comprend pas. La baronne rédige tout de suite une lettre à Crevel en lui donnant rendez-vous et demande à Louise, la femme de chambre de sa fille de porter la lettre et de revenir avec la réponse (402).

Dans le journal, un article parle des malversations dans le service des vivres de la province d’Oran. Le baron s’empresse d’aller au ministère. Dans un autre article de la Revue des beaux-arts, signé par Claude Vignon, Hortense a vu une gravure du groupe de Dalila par le comte Steinbock, au-dessous de laquelle était imprimé : Appartenant à Madame Marneffe. Elle s’en plaint à sa mère mais celle-ci pense à autre chose. (403)

 

LXXXVI. (86) Autre toilette

Adeline va dans sa chambre, s’examine et s’habille avec soin. Elle éprouve une violente fièvre à la certitude de sa faute (404) Lisbeth a raconté les circonstances de l’infidélité de Wenceslas. Et la baronne se demande comment font ces femmes. Elle aurait voulu consulter Lisbeth mais le temps lui manque. Elle n’a pas la science de courtisanerie de Valérie (405). « Etre une honnête et prude femme pour le monde, et se faire courtisane pour son mari, c’est être une femme de génie, et il y en a peu. Là est le secret des longs attachements, inexplicables pour les femmes qui sont déshéritées de ces doubles et magnifiques facultés. » Mme Hulot attend Crevel dans les dispositions qui le faisaient venir trois ans auparavant. «  Enfin, chose étrange ! la baronne était fidèle à elle-même, à son amour, en se livrant à la plus grossière des infidélités, celle que l’entraînement d’une passion ne justifie pas aux yeux de certains juges. » Elle se donne du courage pour être courtisane (406). Crevel se demande ce qu’elle peut bien lui vouloir : veut-elle lui parler de sa querelle avec Célestin et Victorin ? En entrant dans le salon, il constate le dénuement des lieux.

 

LXXXVII. (87) Une courtisane sublime

L’apparence de Crevel a changé avec l’ambition politique. Un Crevel seconde manière sous l’influence de Valérie (407). Il aborde donc la question des dettes des enfants et du mari. Il ne s’agit pas de cela dit Adeline (408). Crevel qui dit qu’il honore l’argent, éprouve de l’admiration pour Adeline mais il ne veut pas entamer son capital (409). Elle essaie maladroitement de le séduire et il commence à se demander si elle ne veut pas se venger de Hulot. Ce que précisément elle lui demande (410) : « Ah ! si vous m’aimiez encore, vous pourriez me retirer du gouffre où je suis ! Oui, je suis dans l’enfer ! » Sourire niais de Crevel. Elle pousse le verrou de la porte, se jette aux pieds de Crevel et lui baise la main. Elle le supplie de « sauver une famille entière dans la ruine » et en larmes, elle dit : « Il me faut deux cent mille francs ! » (411). L’inexpérience de la vertu par rapport au vice. Crevel qui vient de comprendre, lui dit de se relever.

 

LXXXVIII. (88) Crevel professe

L’énormité de la somme agit si fortement sur Crevel, que sa vive émotion, en voyant à ses pieds cette belle femme en pleurs, se dissipe. Il lui demande de se calmer et de lui dire pourquoi elle veut cette somme (412). Elle ne veut pas donner d’explication. Vous ne trouverez personne qui vous donnera une telle somme. L’argent est plus puissant que le roi, dit Crevel (413). L’argent ne se donne pas sans intérêts et sans motifs. Un homme mourra de chagrin, l’autre se tuera et elle-même deviendra folle. Pas si folle, pense Crevel, puisqu’elle est venue le trouver. Il y a trois ans, il lui avait offert sa fortune. Aujourd’hui, c’est trop tard car cet argent est allé dans l’escarcelle d’une autre. Il voulait se venger de Hulot qui lui avait pris sa maîtresse et il lui a soufflé cette femme qui est folle de lui. (414). Crevel, fier de lui, s’est redressé. Il est vengé. Mme Marneffe est sa maîtresse et si son mari meurt, elle sera sa femme. La baronne lui demande si son mari le sait. Il est retourné la voir et Valérie a supporté pour que son mari soit chef de bureau. Si la baronne ne l’avait pas humilié, c’est elle qui aurait les 400.000 F mais il retrouvera son argent en épousant Mme Marneffe (415).

 

 

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16 août 2015 7 16 /08 /août /2015 10:06

Document établi par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie  en CPGE

(les n°s entre parenthèses renvoient aux numéros de page dans l’édition GF n° 1556)

3e partie (chapitre 89 à 132)

 

LXXXIX. (89) Où la fausse courtisane se révèle une sainte

 Crevel fait l’éloge de Valérie Marneffe. Il lui doit tout. Elle devient très influente (416). L’indignation a séché les larmes de la baronne. Crevel lui fait remarquer qu’elle ignore bien le monde. Elle comprend en tout cas qu’il se venge d’elle après s’être vengé du baron. Revirement de Crevel qui lui propose cette somme. Elle est prête à tout pour cela (417). Si elle veut jouer les Adeline, il est prêt à la… vendre au député Beauvisage qui veut être aimé d’une femme comme il faut. La baronne craque : elle ne peut pas faire cela (418) Elle joue d’ailleurs mal son rôle. Crevel est abasourdi par cette attitude sublime et il se rend sans condition. Il déposera l’argent à la Banque. La baronne crie au miracle. Elle propose son amitié à Crevel. Il lui dit de ne plus trembler. « Songez, mon ami, dit-elle en livrant ses secrets, qu’il s’agit d’empêcher le suicide de mon pauvre oncle Fischer, compromis par mon mari, car j’ai confiance en vous maintenant et je vous dit tout ! Ah ! si nous n’arrivons pas à temps, je connais le maréchal, il a l’âme si délicate, qu’il mourrait en quelques jours. » (420) Le baron a volé l’état. Crevel admire la baronne et disparaît.

 

XC. (90) Autre guitare

Pour prendre des inscriptions chez lui rue Plumet, Crevel ne peut résister au plaisir de passer chez Valérie, rue Vanneau. Reine est en train de la coiffer. Valérie lui demande de se retirer (421). Elle lui demande ce qui se passe. Il finit par lui dire qu’il lui faut 200.000 F dans deux heures. Elle est sûre qu’il les trouvera. Elle n’a pas employé les 50.000 F du procès-verbal et peut en demander l’équivalent à Henri. Crevel s’agace d’entendre parler de lui. Elle n’est pas prête à le congédier : il lui sert à savoir si Crevel l’aime. Elle le taquine : il ne l’aime pas ce matin :

      « — Je ne t’aime pas, Valérie ! dit Crevel, je t’aime comme un million !

— Ce n’est pas assez !… reprit-elle en sautant sur les genoux de Crevel en lui passant ses deux bras au cou comme autour d’une patère pour s’y accrocher. Je veux être aimée comme dix millions, comme tout l’or de la terre, et plus que cela. »

Elle veut savoir ce qu’il a sur le cœur (422). Crevel demande à Valérie de promettre de ne pas répéter ce qu’il va lui dire. Il lui parle de la baronne et des 200.000 F et de sa promesse de l’aider. Valérie est mécontente et se détourne de lui (423). Elle joue la comédie de la femme outragée et pieuse, évoque son sacrifice (424). Crevel est épouvanté de cette excitation : s’il la perdait, il en mourrait (425). Elle feint de dire une prière à Sainte Valérie, elle se dit prête à tout, même à renoncer à « celui qu’elle aime tant ». Elle se montre froide et indifférente. Son devoir est d’être à son mari mourant. Elle va quitter Crevel. Il pleure et … elle ricane en se moquant de lui : «  Gros cornichon ! s’écria-t-elle en poussant un infernal éclat de rire, voilà la manière dont les femmes pieuses s’y prennent pour vous tirer une carotte de deux cent mille francs ! » Elle lui reproche de s’être laissé prendre à ce piège. S’il donne de l’argent à cette femme, il ne la reverra pas. (426) Crevel ferait mieux de lui prêter ces 200.000 F pour son hôtel. Si au moins il faisait œuvre de bienfaisance, il gagnerait une réputation. Les jeter ainsi est stupide. (427) Elle pousse Crevel hors de sa chambre. Voilà Lisbeth vengée.

 

XCI. (91) Un trait du maréchal Hulot

 L’hôtel du maréchal Hulot, rue du Mont-Parnasse. Il n’occupe que le rez-de-chaussée. Lisbeth veut louer le premier étage pour que ça ne coûte rien au comte (428). Les tristes pensées du maréchal qui a deviné la gêne de sa belle-sœur et s’attend à loger la baronne et sa fille. Fortune médiocre du maréchal. Le ministre de la guerre a insisté pour qu’il ait une indemnité d’installation avec laquelle il a meublé le rez-de-chaussée. Une voiture avec des chevaux. Un domestique et une cuisinière. Il va à pied de la rue du Mont-Parnasse à la rue Plumet par le boulevard. Dans la rue, les soldats le saluent – Anecdote qui donne la mesure du respect pour le maréchal: un jour, un jeune ouvrier demande à un vieux capitaine des Invalides qui il salue. Le capitaine raconte son souvenir de la grande armée, en 1809 où Hulot (429), alors colonel des grenadiers de la garde s’est illustré aux côtés de Masséna en dégageant un pont. L’ouvrier crie alors : « vive le maréchal ! » mais celui-ci est sourd- (430) Affliction du maréchal qui a obtenu des aveux de Lisbeth sur la situation de son frère en lui promettant de l’épouser. Le maréchal s’offusque que son frère ait eu trois maîtresses alors qu’il avait Adeline. Lisbeth voudrait que le maréchal obtienne pour la baronne une place honorable, par exemple d’inspectrice des associations de bienfaisance. Le maréchal veut aller voir le ministre de la guerre (431). Lisbeth trône déjà dans la maison du maréchal. Elle est crainte par les trois serviteurs et se rend indispensable au maréchal qui l’apprécie pour ses qualités démocratiques.

 

XCII. (92) La mercuriale (remontrance) du prince

Le baron Hulot quitte les bureaux de la guerre pour se rendre au cabinet du ministre de la guerre qui l’a fait demander (432). Hulot est inquiet. L’huissier Mitouflet lui dit que le ministre a une dent contre lui. Hulot devient blême. Portrait du ministre (rival de Bernadotte). Hulot arrive chez le ministre. Le maréchal regarde le directeur sans rien dire au point que Hulot baisse les yeux. Le baron dit qu’il a eu tort de faire des razzias en Algérie sans lui en parler (433). Il se plaint du manque de fortune des serviteurs de l’Etat. « Vous avez volé l’État ! vous vous êtes mis dans le cas d’aller en cour d’assises, dit le maréchal, comme ce caissier du Trésor ! et vous prenez cela, monsieur, avec cette légèreté ? » lui dit le ministre. Le baron se défend : il n’a pas plongé les mains dans la caisse (434). Le ministre lui reproche d’avoir compromis la haute administration pour 200.000 F et une gueuse – Anecdote, racontée par le colonel Pourrin, du lancier de Saverne qui a vendu des effets de sa compagnie pour offrir un châle à une petite Alsacienne, et qui est mort pour sauver sin honneur -  Le baron craint que le ministre ne l’abandonne.

 

XCIII. (93) Très court duel entre le maréchal Hulot, comte de Forzheim, et Son Excellence monseigneur le maréchal Cottin, prince de Wissembourg, duc d’Orfano, ministre de la guerre.

Le maréchal Hulot, ayant appris que son frère et le ministre étaient seuls, se permet d’entrer (435). Le ministre lui dit que sa démarche est inutile. Il est en colère contre le baron. Puis, il prend un dossier sur sa table et le montre au maréchal Hulot contenant plusieurs documents. La première note résume l’affaire (436) : tripotage sur les grains et les fourrages dans la région d’Oran. Le garde-magasin a fait des aveux et s’est enfui. Johann Fischer s’est poignardé avec un clou dans sa prison. Mais, avant sa mort ; cet honnête homme a écrit une lettre qui a été saisie par le procureur du roi. Celui-ci s’est inquiété de la mise en accusation d’un conseiller d’Etat. Pour régler cette affaire, le procureur général a consenti à ce que le dossier soit transmis à Paris pour que cette affaire soit réglée au plus vite. Le papier tombe des mains du maréchal Hulot mais il cherche la lettre de Johann Fischer. Celle-ci annonce le suicide du vieil homme (437). On ne trouvera pas de preuves contre lui car Chardin est en fuite. Il n’a plus besoin d’envoyer les 200.000 F. Le maréchal Hulot demande pardon au prince de Wissembourg et demande à son frère combien il a pris : 200.000 F. Le comte de Forzheim promet de rendre cet argent sous 48h. Le ministre ne veut pas de l’argent mais leurs démissions et leurs retraites. Leur procès serait une honte pour tous. Puis, il fait appeler Marneffe (438) à qui il reproche d’avoir ruiné le baron. Le ministre lui demande de rendre les 200.000 F ou d’aller en Algérie. Il lui signifie son avis de changement. Marneffe préfère démissionner. « J’en mourrai ! » dit le maréchal Hulot (439). Le ministre demande à son vieil ami pourquoi il est venu. Pour la baronne. Le ministre continue ses reproches au baron. Il s’occupera de la baronne. Le ministre regarde les deux frères « le brave et le lâche, le voluptueux et le rigide, l’honnête et le concussionnaire », persuadé que le maréchal en mourra (440).

 

XCIV. (94) Théorie des canards

Différents articles des journaux du lendemain :

Le premier annonce la retraite du baron Hulot d’Ervy suite à une…  attaque de paralysie. Regret du départ de ce serviteur de l’Etat après 45 ans de service. Rappel de su dévouement de l’ordonnateur en chef de la garde impériale à Varsovie.

Le second parle de l’affaire des fourrages d’Alger et de la mort de « Johann Wisch » (441), honnête homme tué dans sa prison et de la fuite de son complice Chardin.

Le troisième annonce la création par le ministre de la guerre d’un bureau des subsistances en Afrique dont Marneffe, chef de bureau devra gérer l’organisation. Le comte Martial de la Roche-Hugon, député, beau-frère de M. le comte de Rastignac succèdera au baron Hulot. Massol, maître des requêtes, est  nommé conseiller d’État, et Claude Vignon maître des requêtes. Voilà comment la presse officielle berne les gens (442).

 

XCV. (95) La mercuriale du frère

Le maréchal Hulot ramène son frère dans son hôtel. Dans son cabinet, le comte tire une boîte avec deux pistolets offerts par l’empereur et les montre à son frère : « Voilà ton médecin ». Effrayée, Lisbeth court chercher la baronne. Le maréchal sonne son factotum et lui demande de convoquer pour midi son notaire, le comte Steinbock, sa nièce Hortense et l’agent de change du Trésor (443). Puis, il va chercher une cassette offerte par le Czar et contenant 152.000 F. La baronne arrive et demande ce qui se passe. Le maréchal parle du déshonneur, du vol, de l’humiliation publique devant l’homme qu’il estime le plus, du pain arraché à sa famille, de la mort de l’oncle Fischer, de la façon dont il a traité sa femme (444).Il ne veut plus le voir. Puis, le maréchal se laisse tomber sur le divan de son cabinet. Il demande à Adeline de l’emmener sinon il le tuera lui-même (445). Elle emmène le baron rue Plumet où il prend le lit.

 

XCVI. (96) Un bel enterrement

A midi et demi, Lisbeth introduit dans le cabinet du maréchal M. Hannequin, notaire et le comte Steinbock. Il veut que Wenceslas signe une autorisation pour vendre une inscription de rente en faveur de sa femme. Il veut pouvoir vendre le titre à la Bourse le jour même pour qu’elle puisse signer l’acte (446). Le lendemain, à 10h, il se fait annoncer chez le prince de Wissembourg. Le maréchal apporte les 200.000 F. Le ministre ne peut les accepter car ils seraient obligés d’avouer la concussion de Hulot mais il prendra les ordres du roi à ce sujet. Le maréchal dit adieu au ministre (447) qui est sûr qu’il n’a pas 3 jours à vivre.

Trois jours après, le maréchal meurt. Foule immense et hommage unanime à son enterrement. Même le marquis de Montauran, frère de son vieil ennemi (cf. Les Chouans), est là (448). Cette mort, quatre jours avant la dernière publication de son mariage, est une catastrophe pour Lisbeth. Elle se retrouve à la rue et va pleurer chez Mme Marneffe. Crevel, pourtant, s’occupe de ses intérêts. Un mot du maréchal a aussi demandé à la baronne, à Hortense et à Victorin de lui payer 1.200 F de rente viagère.

 

XCVII. (97) Départ du père prodigue

Adeline cache la mort du maréchal pendant quelques jours mais il comprend en voyant Lisbeth en deuil (449).  La famille réunie, Hortense dit qu’ils ne peuvent plus rester dans leur logement. Victorin logera sa mère dans l’appartement au-dessus du leur. Le baron se sent de trop et leur dit que bientôt, il ne les dérangera plus puis il se retire dans sa chambre où Adeline le suit. Il demande pardon à sa femme (450). Mais dit qu’il doit partir (451). Il ne peut rester. Sa pension est engagée pour 4 ans, il va être sous le coup d’une contrainte par corps. Il reviendra dans un mois. Adeline veut partir avec lui. Il feint d’accepter. Puis, il demande à Mariette de préparer ses affaires et demande à sa femme de le laisser seul pour rédiger ses instructions à Victorin. Mais le baron s’éclipse en laissant un mot à Mariette pour qu’elle lui adresse ses affaires (452). En apprenant ce départ, la baronne s’évanouit. Les recherches de Victorin pour le retrouver sont infructueuses.

 

XCVIII. (98) Où Josépha disparaît

Le baron passe par la place du Palais-Royal,  la rue Joquelet et va rue de la Ville-l’Evêque, au fond de l’hôtel de Josépha. Josépha peine à le reconnaître.  Il lui demande de le loger dans une chambre de domestique pendant quelques jours (453).  Elle a entendu dire que c’est une femme du monde qui l’a mis dans cet état. Elle le fera passer pour son père et lui demande si tout ce qu’on raconte sur lui est vrai. Elle admire son côté Sardanapale (454). Hulot se trouve absous dans le vice. Josépha veut le faire parler de Mme Marneffe car elle est curieuse de le voir (elle l’a entrevue en calèche au Bois) (455).  Elle pense toutefois que Crevel ne se laissera pas faire. Il est vaniteux et froid. « Ce n’est pas comme toi, mon vieux, tu es un homme à passions, on te ferait vendre ta patrie ! » Elle est prête à l’aider : 100.000 F, une chambre au second, 100 écus par mois. Le baron ne veut pas se faire entretenir. Il propose de devenir régisseur du duc d’Hérouville en Normandie sous le nom de Thoul (456). Il veut rester inconnu pendant trois ans. Josépha estime le duc et peut obtenir ce qu’elle veut de lui mais elle n’est pas sûre que la place lui convienne. Elle a son idée.

 

XCIX. (99) Une agrafe

Il lui faut des femmes. Au bas de la Courtille, rue Saint-Maur-du-Temple, elle connaît une famille qu’elle soutient avec une petite fille (457). La petite  Olympe Bijou doit venir le lendemain lui apporter une robe de chambre (458).  Josépha est prête à organiser la relation du baron (72 ans) avec Bijou (16 ans). Il sera emballé pour trois ans. Hulot veut refuser. Josépha veut le convaincre qu’il fera le bonheur d’une famille et rachètera ainsi ses fautes (459). Hulot souligne qu’il n’a pas d’argent. Josépha a tout prévu. Le duc se charger de lui avancer l’argent. Le baron ira dîner avec le duc (460). Le lendemain, il voit entrer Olympe Bijou. Son portrait (461). Josépha conseille au baron de lui tenir la bride. Dix jours après, pendant que la famille se désespère, Hector se trouve rue Saint-Maur, sous le pseudonyme de Thoul, à la tête d’un établissement de broderie sous la déraison sociale Thoul et Bijou.

 

C. (100) Le legs du Maréchal

Victorin Hulot s’est bonifié dans ces épreuves. Il jure d’accomplir ses devoirs (462). Claude Vignon le prie de venir voir le prince de Wissembourg qui lui donne les 200. 000 F. Il préfère les lui remettre à lui qu’à sa mère qui serait bien capable d’aider son mari (463). Victorin va être nommé  avocat du contentieux de la guerre, avocat consultant de la préfecture de police, et conseil de la liste civile. Ces trois fonctions lui  constitueront 18.000 F de traitement et ne lui enlèveront point son indépendance. Il pourra voter selon ses opinions. Mmes Popinot, de Rastignac, de Navarreins, d’Espard, de Grandlieu, de Carigliano, de Lenoncourt et de la Bâtie, présidentes de sociétés de bonnes œuvres,  ont créé pour sa mère une place d’inspectrice de bienfaisance. Qui lui rapportera 6.000 F par an. Ainsi, le maréchal continue à veiller sur eux (464).  Victorin remercie le ministre qui lui demande si le baron a disparu. Victorin recevra 6 mois d’honoraires et essaiera de dégager la pension de son père en parlant à Nucingen. A son retour, rue Plumet, Victorin peut accomplir son projet de prendre chez lui sa mère et sa sœur.

 

CI. (101) Grands changements

Le pavillon, acquis en 1834, par Victorin Hulot sur le boulevard entre la rue de la Paix et la rue Louis-le-Grand acheté 1 million (465). 500.000 F payés. Il se loge au rez-de-chaussée : 200.000 F offerts par Crevel à sa fille, 200.000 F payés par Victorin en 7 ans, dette de 500.000 F (466), somme remise par le ministre qui réduit la facture de 2000.000 F. Victorin donne à sa mère le premier étage et à sa sœur le deuxième où Lisbeth aura deux chambres. La situation s’améliore. La baronne a quitté la rue Plumet. Lisbeth accepte « la charge de recommencer les tours de force économiques accomplis chez Mme Marneffe, en voyant un moyen de faire peser sa sourde vengeance sur ces trois si nobles existences, objet d’une haine attisée par le renversement de toutes ses espérances ». Une fois par mois, elle va  voir Valérie, chez qui elle est envoyée par Hortense, qui veut avoir des nouvelles de Wenceslas, et par Célestine, qui est inquiète pour son père (467). Vingt mois passent : la santé de la baronne s’améliore et elle prend ses nouvelles fonctions comme une occasion de retrouver la trace du baron. Les lettres de change de Vauvinet et la pension du baron quasiment libérée. Victorin acquitte les dépenses de la famille. « La pauvre femme aurait eu presque le bonheur, sans ses perpétuelles inquiétudes sur le sort du baron, qu’elle aurait voulu faire jouir de la fortune qui commençait à sourire à la famille ; sans le spectacle de sa fille abandonnée, et sans les coups terribles que lui portait innocemment Lisbeth, dont le caractère infernal se donnait pleine carrière. »

Une scène se déroulant en mars 1843 explique « les effets produits par la haine persistante et latente de Lisbeth, toujours aidée par Mme Marneffe » :

1.     Mort à la naissance de l’enfant de Valérie.

2.     Mort de Marneffe onze mois auparavant (confirmée par le docteur Bianchon) (468).

Crevel s’est réjoui de se marier avec Mme Marneffe. Les projets de Crevel d’acquérir la terre de Presles et d’être conseiller général de Seine-et-Oise, d’avoir un fils. Après dix mois de veuvage, la terre de Presles a été achetée et Victorin et Célestine ont envoyé Lisbeth chercher des nouvelles sur le mariage de Valérie et de Crevel (469).

 

CII. (102) L’Epée de Damoclès

Célestine et Hortense se rapprochent. La baronne est absente de 11h à 17h pour ses œuvres de bienfaisance. Elles pensent tout comme deux sœurs. Elles se retrouvent dans un petit kiosque au milieu du jardinet. Hortense trouve que Célestine est trop sévère avec son mari (470). Hortense est pressée que Lisbeth rentre car elle voudrait avoir des nouvelles de Wenceslas. Célestine lui conseille de se réconcilier avec lui. Mais elle n’est pas prête à lui pardonner (471). Obstinée, Célestine prend exemple sur la constance de la baronne à croire au retour de son mari au point d’avoir fait aménagé une chambre pour lui. Célestine craint qu’il n’arrive à son père la même chose qu’au baron (472).

Lisbeth arrive et parle aux jeunes femmes : « Ton mari, ma bonne Hortense, est plus ivre que jamais de cette femme, qui, j’en conviens, éprouve pour lui une passion folle. — Votre père, chère Célestine, est d’un aveuglement royal. Ceci n’est rien, c’est ce que je vais observer tous les quinze jours, et vraiment je suis heureuse de n’avoir jamais su ce qu’est un homme… C’est de vrais animaux ! Dans cinq jours d’ici, Victorin et vous, chère petite, vous aurez perdu la fortune de votre père ! »  Les bans sont publiés. Lisbeth prétend avoir « négocié » auprès de Crevel qu’il libère leur maison s’ils veulent recevoir leur belle-mère. D’après Lisbeth, Crevel est bien décidé à les laisser dans l’embarras. Ils devront faire le deuil de la succession. Il a acheté 3 millions la terre de Presles et veut acheter l’hôtel de Navarreins, rue du Bac. Mme Marneffe possède, elle, 40.000 F de rente.

La baronne arrive. A 55 ans, elle est encore belle mais elle est triste et inquiète pour son mari (473). Un intendant général prétend avoir vu Hulot au théâtre avec une femme d’une beauté splendide. Adeline va se renseigner auprès du baron Vernier : il a bien vu le baron au spectacle mais il s’est éclipsé avant la fin. La baronne est heureuse de le savoir à Paris. Mais Lisbeth constate qu’il n’a pas changé et qu’il s’est remis avec une petite ouvrière en demandant l’argent à une vieille maîtresse. La baronne ne veut pas y croire. Lisbeth se complaît à faire souffrir la baronne : « Pour son plaisir, reprit Lisbeth, que ne ferait-il pas ? il a volé l’État, il volera les particuliers, il assassinera peut-être… » (474).

 

CIII. (103) L’ami du baron Hulot

Louise vient les avertir qu’un homme demande Lisbeth. Elle descend dans la cour et y trouve le père Chardin. Elle lui demande pourquoi il est là, il doit être tous les premiers samedis du mois devant l’hôtel Marneffe, rue Barbet-de-Jouy. Lisbeth l’a attendu en vain. Il était occupé à une partie de billard au café des Savants, rue du cœur-volant « et chacun a ses passions ». Lui, c’est le billard (475). Il a un message d’Hector qui demande 300 F à Lisbeth. Son fils est revenu d’Algérie et menace Hulot d’aller voir la police. Lisbeth lui donne 300 F et lui dit de ne jamais revenir ici. Elle le raccompagne et donne des instructions au concierge de ne jamais recevoir cet homme (476). Puis Lisbeth parle à Victorin : Célestine aura bientôt Mme Marneffe pour belle-mère. Depuis six mois, Lisbeth paye une pension au baron, connaît le secret de sa demeure et se plaît à faire souffrir la baronne. Victorin est bien décidé à en finir avec cette épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes. Le ministre de la guerre appuie sa démarche. Il lui a promis l’intervention de la police pour éclairer Crevel.

 

CIV. (104) Le vice et la vertu

Obsédée par la phrase de Lisbeth (« Il en demande à ses anciennes maîtresse ! »), (477) la baronne décide d’aller voir Josépha. A midi, la femme de chambre de la cantatrice la reçoit : le vice devant la vertu (478). La baronne est prise d’un tremblement. Josépha hâte ses préparatifs. La baronne attend une demi-heure dans le grand salon de l’appartement de Josépha (479). Description du luxe. La baronne observe la puissance de séduction du luxe (480). La baronne regrette d’être venue mais elle rassemble son courage. Elle aperçoit enfin Josépha. Portrait. (481) Josépha accueille la baronne. La cantatrice, en la voyant, perd l’envie de lutter avec elle mais la baronne blesse involontairement Josépha en disant qu’elle recourt « à tous les moyens ». La baronne n’a pas vu le baron depuis deux ans et demi et s’est dit que peut-être Josépha avait de ses nouvelles (482). Josépha lui demande pardon de l’avoir fait souffrir. Geste de tendresse. Elle demande à son valet d’aller chercher la petite Bijou, rue Saint-Maur-du-Temple. Dès qu’elle a été avec le Duc d’Hérouville, Josépha a renvoyé le baron vers sa famille. Elle ne tenait pas à lui qui lui a fait manquer un mariage avec Crevel : « Eh bien, voyez-vous, madame ! je serais une honnête femme aujourd’hui, n’ayant eu qu’un mari légal ! » (483) La baronne n’est pas venue lui faire des reproches. Depuis trois ans, Josépha a pourvu aux besoins du baron avec le Duc d’Hérouville. Il y a six mois environ, le baron, connu de son notaire sous le nom de Thoul, a épuisé les 8.000 F qui devaient n’être remis que par parties égales de trois en trois mois. Depuis, ils n’ont plus entendu parler du baron. Sa maîtresse en saura peut-être plus.

 

CV. (105) Liquidation de la maison Thoul et Bijou

Josépha fait un bouquet pour la baronne qui est surprise (484) : ce n’est pas la Josépha qu’elle s’attendait à voir. Le valet vient annoncer que la mère Bijou est en route mais qu’Olympe est mariée à Grenouville, un négociant et qu’elle est à la tête d’un magnifique établissement. Sa sœur aînée va épouser un riche boucher. Josépha constate que le baron n’est plus où elle l’avait casé. Dix minutes après, on annonce l’arrivée de Mme Bijou. Josépha fait passer la baronne dans le boudoir (485). Mme Bijou donne des nouvelles de sa fille. Josépha lui reproche de ne pas être venue la voir. Olympe a fait la connaissance d’Idamore (ou Chardin) un claqueur, petit-neveu d’un vieux matelassier du faubourg Saint-Marceau. Ce souteneur de pièces est la coqueluche du boulevard du Temple, où il travaille aux pièces nouvelles, et soigne les entrées des actrices. Enfin il aime les liqueurs et le billard de naissance (486). Olympe était folle de ce gars-là qui avait de mauvaises fréquentations mais M. Braulard, le chef de la claque l’a réclamé. Il a mangé tout l’argent que M. Thoul donnait à la petite. Chardin a supposé que le baron devait plus d’argent qu’il le disait. Il a envoyé sa sœur Elodie. Elle a pris le père Thoul et l’a emmené. Là-dessus, Chardin a laissé tomber Olympe et il est parti avec une jeune première des Funambules (487). Le vieux matelassier est ivre dès 6h du matin ou en train de jouer au billard. Idamore doit passer au tribunal de Melun et au bagne. M. Grenouville est devenu amoureux d’Olympe et l’a épousée (488) avec une rente de 10.000 F  et une rente pour le père Bijou. Josépha promet une récompense à la mère Bijou si elle retrouve le père Thoul.

 

CVI. (106) L’ange et le démon chassant de compagnie

En entrant dans son boudoir, Josépha trouve la baronne évanouie. Elle revient à elle (489). Josépha promet à la baronne de réparer ses torts et de retrouver le baron. La baronne veut aller tout de suite chez Mme Grenouville. Josépha dit que par respect pour la baronne, elle ne veut pas se montrer à côté d’elle. La baronne lui dit qu’elle priera pour elle (490). Le valet de chambre pense que c’est une dame de charité.

 

CVII. (107) Autre démon

Au moment où la baronne entre chez Josépha, Victorin reçoit dans son cabinet une vieille femme de 75 ans,  Mme de Saint-Estève qui se recommande de Vautrin, chef de la sûreté (491). Frisson intérieur de Victorin à la vue de cette vieille femme. Portrait de cette femme (492). Elle veut agir par considération pour son neveu qui lui a laissé carte blanche à condition que la police n’apparaisse pas dans cette affaire. Avec 30.000 F, elle débarrassera de son problème : la jeune femme résume la situation de Mme Marneffe (29 ans) qui est sur le point d’épouser Crevel (61 ans) (493). Mme de Saint-Estève est dans l’arrondissement de Crevel sous le nom de Mme Nourrisson. Il reste trois jours avant le mariage de Crevel et Mme Marneffe : « mais on peut vous les tuer ». Victorin s’insurge. Mme Nourrisson explique qu’ils remplacent le destin depuis 40 ans ; cela leur vaut 36.000 f de rente. Sueurs froides du jeune avocat qui refuse de recourir à cette solution (494). Elle constate qu’il ne veut pas se salir les mains mais suggère de simplement faire un « don » de 40.000 F à un prêtre qui viendra faire une quête dans trois mois. Il la raccompagne, persuadé d’avoir rencontré la sœur du diable. Après avoir fini ses affaires au Palais (495), Victorin va chez M. Chapuzot, le chef d’un des plus importants services à la préfecture de police, pour y prendre des renseignements sur cette inconnue.

 

CVIII. (108) La police

Chapuzot affirme que ni lui ni le préfet n’ont envoyé quelqu’un chez Victorin. Quand le ministre de la guerre a dîné avec le ministre de l’Intérieur, il a vu le préfet et a parlé de leur situation. Le préfet a parlé à son tour à Chapuzot mais aujourd’hui, la police s’interdit d’interférer dans les affaires de famille. Les choses ont changé depuis 1820. Chapuzot a donc conseillé de ne pas s’en mêler (496). Aujourd’hui la police est désarmée (497) car la presse ne fait pas de cadeau. Chapuzot conseille à Victorin de régler cela en famille : « agissez comme vous l’entendrez ; mais vous venir en aide, mais faire de la police un instrument des passions et des intérêts privés, est-ce possible ? » (498)

 

CIX. (109) Changement du père Thoul en père Thorec

Victorin revient chez lui, gardant ses perplexités, et ne pouvant les communiquer à personne. A dîner, la baronne annonce joyeusement qu’elle est sûre de revoir le baron d’ici un mois. Elle raconte sa visite chez Josépha et parle de Chardin. Mais les autres refroidissent quelque peu son enthousiasme.

Le lendemain, à 7h, Lisbeth va au n°7 de la rue des Bernardins et envoie le cocher demander … « le chevalier ». 20 minutes après, le baron apparaît, vieilli (499). Il se plaint des Chardin et voudrait passer en Amérique. Samanon le poursuit. Sa pension ne sera libre que dans 7 à 8 mois. Lisbeth lui apporte 2.000 F. Il attendra que sa pension soit libre car il a trouvé un petit ange qui n’est pas encore dépravée. Il s’est caché rue de Charonne sous le nom de père Thorec (anagramme d’Hector), ancien ébéniste (500). Le baron part en abandonnant Mlle Elodie. Pendant une demi-heure, le baron ne parle que de la petite Atala Judici « car il était arrivé par degrés aux affreuses passions qui ruinent les vieillards ». Sa cousine le dépose, muni de 2.000 F, rue de Charonne, dans le faubourg Saint-Antoine, à la porte d’une maison à façade suspecte et menaçante. Lisbeth fait  arrêter son fiacre au boulevard Beaumarchais et elle rentre en omnibus, rue Louis-le-Grand.

 

CX. (110) Une scène de famille

Le lendemain, Crevel vient chez ses enfants qu’il n’a pas vus depuis 2 ans (501). Crevel salue la baronne. Il promet à Célestine de lui laisser son mobilier de la rue des Saussayes. Victorin lui reproche de ne pas avoir tenu la parole donnée de ne pas se marier. Mais Crevel leur demande d’accueillir sa nouvelle femme (502) Mme Marneffe. L’avocat lui répond que ni lui ni sa femme n’accueilleront cette femme à cause de la ruine de son père. La baronne emmène le petit Wenceslas prendre son bain. Victorin reproche à son beau-père de ne pas avoir le sens de la famille : « Je vous plains sincèrement, mon cher monsieur Crevel ! vous n’avez pas le sens de la famille, vous ne comprenez pas la solidarité d’honneur qui en lie les différents membres. On ne raisonne pas (je l’ai trop su malheureusement !) les passions. Les gens passionnés sont sourds comme ils sont aveugles. Votre fille Célestine a trop le sentiment de ses devoirs pour vous dire un seul mot de blâme. » (503) Victorin voudrait l’arrêter au bord du gouffre. Crevel essaie de défendre sa future femme. « C’est peut-être très gentilhomme, dit l’avocat, c’est généreux quant aux choses de cœur, aux écarts de la passion ; mais je ne connais pas de nom, ni de lois, ni de titre, qui puissent couvrir le vol des trois cent mille francs ignoblement arrachés à mon père !… Je vous dis nettement, mon cher beau-père, que votre future est indigne de vous, qu’elle vous trompe et qu’elle est amoureuse folle de mon beau-frère Steinbock, dont elle a payé les dettes ». Crevel dit que c’est lui qui a payé ces dettes mais veut des preuves de cet amour de Valérie pour Wenceslas (504). Victorin est prêt à les lui donner le surlendemain. Crevel constate auprès de Lisbeth que son gendre est devenu fort. Il voulait laisser 40.000 F de rente à sa fille mais l’attitude de son gendre vient de le faire changer d’avis. De retour au salon, Lisbeth dit qu’elle va avec Crevel. Il est furieux et va les déshériter (505). Sa vanité l’en empêchera dit Victorin.

 

CXI. (111) Une autre scène de famille

Vingt minutes après, Lisbeth et Crevel entrent à l’hôtel de la rue Barbet, où Mme Marneffe attend avec impatience. « Valérie avait été prise, à la longue, pour Wenceslas de ce prodigieux amour qui, une fois dans la vie, étreint le cœur des femmes. Cet artiste manqué devint, entre les mains de Mme Marneffe, un amant si parfait, qu’il était pour elle ce qu’elle avait été pour le baron Hulot. »  Wenceslas regrette de s’être marié car il aurait pu épouser Valérie. (506). Wenceslas voudrait se débarrasser de Montès. Valérie rappelle la promesse qu’elle lui a faite : « Eh bien, ces promesses, dont il s’arme pour me tourmenter, m’obligent à me marier presque secrètement ; car, s’il apprend que j’épouse Crevel, il est homme à…, à me tuer ! » [propos prémonitoires]. Elle ne peut pas avouer que Crevel a ses entrées chez elle toutes les nuits. Elle cherche des causes de brouille avec lui où il aurait tous les torts car elle a peur de sa violence. En voyant Valérie, Lisbeth montre à Crevel combien elle est innocente (507). « Ma chère Lisbeth, répondit Crevel en position, vois-tu, pour faire d’une Aspasie une Lucrèce, il suffit de lui inspirer une passion ! » D’ailleurs, ajoute Crevel, elle serait bien ingrate avec tout l’argent qu’il a mis ici. La différence de classe entre l’hôtel de Josépha et celui de Crevel (508). Puisque la famille s’oppose, ils feront une cérémonie discrète, dit Valérie. Le planning du mariage prévu mercredi : témoins : Stidmann, Steinbock, Vignon et Massol. Mariage à la mairie à 9h, messe à 10h et déjeuner à 11h30. Les invités au déjeuner : Bixiou, du Tillet, Lousteau, Vernisset, Léon de Lora, Vernou, et Lisbeth (509). Valérie veut savoir ce que les enfants ont dit d’elle : ils prétendent que tu aimes Wenceslas, dit Crevel. Oui, elle l’aime… comme son fils. Ces femmes vertueuses voient le mal partout, répond Valérie malicieusement. Et elle ajoute qu’elle peut « devenir méchante à la fin. » (510)

 

CXII. (112) Effet de chantage

A trois heures, maître Berthier, successeur de Cardot, lit le contrat de mariage, après une courte conférence entre Crevel. Crevel reconnaît à sa future épouse une fortune composée :

1° de 40.000 F de rente dont les titres sont désignés ;

2° de l’hôtel et de tout le mobilier qu’il contient,

3° de trois millions en argent.

En outre, il fait à sa future épouse toutes les donations permises par la loi ; il la dispense de tout inventaire ; et, dans le cas où, lors de leur décès, les conjoints se trouveraient sans enfants, ils se donnent respectivement l’un à l’autre l’universalité de leurs biens, meubles et immeubles. Ce contrat réduit la fortune de Crevel à  2  millions de capital. S’il a des enfants de sa nouvelle femme, il restreindra la part de Célestine à 500.000 F, à cause de l’usufruit de la fortune accordé à Valérie. C’était la neuvième partie environ de sa fortune actuelle.

Lisbeth revient dîner rue Louis-le-Grand et commente le contrat de mariage. Célestine et Victorin y sont insensibles. Lisbeth souligne qu’ils ont irrité leur père et que Mme Marneffe a juré qu’ils viendraient chez elle. Jamais ! disent les trois de concert. Elle paraît avoir des armes contre eux, ajoute Lisbeth (511). Elle a parlé d’une histoire de 200.000 F qui regardait Adeline. La baronne est prise de convulsions et leur demande de la recevoir car elle sait tout. Victorin est furieux et épouvanté. Lisbeth insiste : elle les mettra plus bas que terre. On envoie chercher un médecin pour la baronne. Il lui donne une dose d’opium.

Le lendemain, l’avocat passe par la préfecture de police où il supplie Vautrin, le chef de la sûreté de lui envoyer Mme de Sainte-Estève (512). De retour chez lui, Victorin trouvent les médecins au chevet de la baronne (Le docteur Bianchon, le docteur Larabit et le professeur Angard, réunis en consultation). Le valet de chambre annonce l’arrivée de Mme de Saint-Estève. Les médecins s’en vont, en laissant un interne veiller sur Mme Hulot et Victorin reçoit Mme de Saint-Estève. Elle demande 50.000 F, il y a déjà 23.000 F de frais (513). Ils ont déjà acheté Mlle Reine Tousard pour qui Mme Marneffe n’a pas de secrets. La vengeance se prépare (en évoquant Macbeth). (514)

 

CXIII. (113) Combabus

Le baron Montès de Montejanos, lion admiré et lion inexpliqué, toujours seul. Un crédit de 700.000 F chez le banquier du Tillet. On calomnie ses mœurs et on l’appelle Combabus.  Explication burlesque inventé un soir chez Carabine par  Bixiou, Léon de Lora, Lousteau, Florine, Mlle Héloïse Brisetout et Nathan, à partir d’une anecdote racontée par Massol, en sa qualité de conseiller d’État, Claude Vignon, en sa qualité d’ancien professeur de grec (515). Histoire de Combabus et les plaisanteries que cela occasionne.

Le matin du même jour où Mme de Saint-Estève parle à Victorin, Carabine demande à du Tillet de donner un dîner au Rocher-de-Cancale et d’amener Combabus pour savoir s’il a une maîtresse (516). 7h30, au restaurant, cinq personnes arrivées en attendent neuf autres : Bixiou, Léon de Lora, Séraphine Sinet, dite Carabine, Jenny Cadine (517). Une troisième femme, arrivant de Valognes, Cydalise : « C’était, comme on va le voir, un pion nécessaire dans la partie que jouait mame Nourrisson contre Mme Marneffe ». (518) On en fera une Mme Combabus, dit-on en plaisantant. Arrivée des autres convives : Du Tillet avec le héros du dîner, le Brésilien, le duc d’Hérouville avec  Josépha qui arbore un collier de 120.000 F. Elle vient serrer la main de Jenny Cadine. Lousteau, le pique-assiette littéraire, La Palférine et Malaga, Massol et Vauvinet, Théodore Gaillard, l’un des propriétaires d’un des plus importants journaux politiques, complètent les invités (519). Carabine prend Combabus à sa gauche et le duc d’Hérouville à sa droite. Cydalise flanque le Brésilien, et Bixiou est mis à côté de la Normande, Malaga prend place à côté du duc.

 

CXIV. (114) Un dîner de lorettes

Le déroulement du dîner : 7h… 8h… 9h. Cette atmosphère n’a grisé que la Normande (520). Les conversations qui évoluent en groupes de deux cœurs et qui évoluent sur le sujet de l’amour. Josépha ne veut pas parler « boulot » ce soir.

      « — On te parle du véritable amour, ma petite ! dit Malaga, de cet amour qui fait qu’on s’enfonce, qu’on enfonce père et mère, qu’on vend femmes et enfants, et qu’on va Clichy…

— Causez, alors ! reprit la cantatrice. Connais pas ! […]

— Je ne vous aime donc point, Josépha ? dit tout bas le duc.

— Vous pouvez m’aimer véritablement, dit à l’oreille du duc la cantatrice en souriant ; mais, je ne vous aime pas de l’amour dont on parle, de cet amour qui fait que l’univers est tout noir sans l’homme aimé. Vous m’êtes agréable, utile, mais vous ne m’êtes pas indispensable ; et, si demain vous m’abandonniez, j’aurais trois ducs pour un… (521)

— Est-ce que l’amour existe à Paris ? dit Léon de Lora. Personne n’y a le temps de faire sa fortune, comment se livrerait-on à l’amour vrai qui s’empare d’un homme comme l’eau s’empare du sucre ? Il faut être excessivement riche pour aimer, car l’amour annule un homme, à peu près comme notre cher baron brésilien que voilà. Il y a longtemps que je l’ai déjà dit, les extrêmes se bouchent ! Un véritable amoureux ressemble à un eunuque, car il n’y a plus de femmes pour lui sur la terre ! »

Le baron Montès de Montejanos est surpris d’être le centre de l’attention. On veut savoir s’il aime. Il porte des toasts (522). Carabine sait bien que le Brésilien aime Mme Marneffe mais elle garde le secret. « Pendant que ces discours, en apparence si frivoles, se disaient à la droite de Carabine, la discussion sur l’amour continuait à sa gauche entre le duc d’Hérouville, Lousteau, Josépha, Jenny Cadine et Massol. On en était à chercher si ces rares phénomènes étaient produits par la passion, par l’entêtement ou par l’amour. » Josépha, très ennuyée de ces théories, veut changer de conversation. Elle pense qu’ils ignorent ce dont ils parlent : « Y a-t-il un de vous qui ait assez aimé une femme, et une femme indigne de lui, pour manger sa fortune, celle de ses enfants, pour vendre son avenir, pour ternir son passé, pour encourir les galères en volant l’État, pour tuer un oncle et un frère, pour se laisser si bien bander les yeux qu’il n’ait pas pensé qu’on les lui bouchait afin de l’empêcher de voir le gouffre où, pour dernière plaisanterie, on l’a lancé ? Du Tillet a sous la mamelle gauche une caisse, Léon de Lora y a son esprit, Bixiou rirait de lui-même s’il aimait une autre personne que lui, Massol a un portefeuille ministériel à la place d’un cœur ! Lousteau n’a là qu’un viscère, lui qui a pu se laisser quitter par Mme de la Baudraye ; M. le duc est trop riche pour pouvoir prouver son amour par sa ruine ; Vauvinet ne compte pas, je retranche l’escompteur du genre humain (523). Ainsi, vous n’avez jamais aimé, ni moi non plus, ni Jenny, ni Carabine… Quant à moi, je n’ai vu qu’une seule fois le phénomène que je viens de décrire. C’est, dit-elle à Jenny Cadine, notre pauvre baron Hulot, que je vais faire afficher comme un chien perdu, car je veux le retrouver. » En parlant de Hulot, ils en viennent naturellement à évoquer Mme Marneffe qui va se marier avec Crevel et qui est folle de Steinbock. Montès reçoit le coup en pleine poitrine et prend la défense de Valérie. Sa réaction est accueillie avec des bravos et des applaudissements (524). On comprend qu’il aime cette femme. Du Tillet dit qu’il est invité à la noce. Si Hulot est le premier exemple de l’amour, Montès est le second, dit Josépha en plaisantant. Le Brésilien se plaint d’être le jouet de leurs plaisanteries pour lui arracher un secret. Il ne veut pas qu’on calomnie Valérie. Que ferait-il si on lui donnait les preuves de la trahison de Valérie ? dit Carabine (525) en lui demandant de venir chez elle. Léon de Lora en rajoute en demandant à Lousteau, Bixiou, Massol, et aux autres s’ils ne sont pas invités à déjeuner par Mme Marneffe dans deux jours. Du Tillet confirme que Montès est rejeté et que Valérie va épouser Crevel. A ce moment-là, un garçon vient dire à Carabine qu’une parente l’attend au salon : c’est Mme Nourrisson. Elle lui demande si elle doit aller chez elle. « Oui, ma petite mère, le pistolet est si bien chargé, que j’ai peur qu’il n’éclate, répondit Carabine. »

 

CXV. (115) Où l’on voit Mme Nourrisson à l’ouvrage

Une heure après, Montès, Cydalise et Carabine, revenus du Rocher de Cancale, entrent rue Saint- Georges (526), dans le petit salon de Carabine. Carabine présente Mme Nourrisson comme sa tante qui vient chercher sa rente. Mme Nourrisson, méconnaissable trouve que l’homme semble avoir du désagrément. La « nièce » lui présente Montès. «  Oh ! je connais monsieur pour en avoir beaucoup entendu parler ; on vous appelle Combabus, parce que vous n’aimez qu’une femme ; c’est, à Paris, comme si l’on n’en avait pas du tout. Eh bien, s’agirait-il par hasard de votre objet ? de Mme Marneffe, la femme à Crevel ?… Tenez, mon cher monsieur, bénissez votre sort au lieur de l’accuser… C’est une rien du tout, cette petite femme-là. Je connais ses allures ! » Mme Nourrison glisse un papier à Carabine qui en rajoute sur le caractère des Brésiliens : «  C’est des crânes qui tiennent à s’empaler par le cœur !… Tant plus ils sont jaloux, tant plus ils veulent l’être. Môsieur parle de tout massacrer, et il ne massacrera rien, parce qu’il aime. Enfin, je ramène ici M. le baron pour lui donner les preuves de son malheur, que j’ai obtenues de ce petit Steinbock. » Montès est ivre de colère pendant que Carabine lit un mot de Valérie donnant rendez-vous à Wenceslas dans son « paradis » (527). Montès demande dans quel intérêt ils lui déchirent le cœur. Carabine lui présente alors Cydalise qui l’aime depuis 3 ans et n’a pas eu droit à un seul regard. Cydalise feint de pleurer. Elle est jalouse de Valérie (528). Pour Montès, le billet n’est pas une preuve suffisante. On lui en donnera d’autres à condition qu’il veuille regarder Cydalise. Il lui faut un hôtel, un équipage ; elle a des dettes. Montès veut prendre Valérie et Wenceslas en flagrant délit. Mme Nourrisson voit en ce Brésilien l’instrument dont elle a besoin (529).  Montès accepte d’emmener Cydalise au Brésil et d’en faire sa femme. Il a vendu toutes ses terres et tout ce qu’il possédait à Paris pour venir retrouver Mme Marneffe (530) qui voulait vivre avec lui seule dans un désert (531). Elle lui avait dit d’attendre la mort de Marneffe et a accepté les hommages de Hulot mais il s’est trompé et si cette femme est dans les bras de Steinbock, elle mérite mille morts : «  Je la tuerai ! » dit le Brésilien. Il ne fera pas la sottise d’aller acheter un poison dans une pharmacie : «  L’un de mes nègres porte avec lui le plus sûr des poisons animaux, une terrible maladie qui vaut mieux qu’un poison végétal et qui ne se guérit qu’au Brésil : je la fais prendre à Cydalise, qui me la donnera ; puis, quand la mort sera dans les veines de Crevel et de sa femme, je serai par delà les Açores avec votre cousine, que je ferai guérir et que je prendrai pour femme. » Cydalise doit 10.000 F mais Montès veut voir les deux amants (532). Il est furieux et prêt à tout casser. Mme Nourrisson l’excite encore un peu plus dans sa colère tout en précisant qu’un homme qui veut se venger doit se conduire autrement, sans faire d’éclats (533). Elle ne voudrait pas qu’il l’étrangle. Carabine veut l’emporter sur Josépha.

 

CXVI. (116) Ce qu’est une petite maison en 1840

Cydalise, Montès et Mme Nourrisson prennent un fiacre pour aller rue le Peletier. Ils avancent lentement pour reconnaître les équipages et voient celui de Valérie. Elle est avec Steinbock où elle a dîné et elle ira à l’Opéra dans une demi-heure (534). Mme Nourrisson dit à Montès d’attendre. Description du « paradis » de Valérie (534-535). Au moment où Cydalise et le baron montent, Valérie se fait lacer par Wenceslas (536).

 

CXVII. (117) Dernière scène de haute comédie féminine

Le verrou saute (537) et Cydalise entre, suivie de Montès qui découvre Valérie. Celle-ci est d’abord surprise puis elle se reprend : elle reproche à Montès son infidélité. Elle ne peut plus l’aimer après une telle trahison. Puis, tranquillement, elle s’apprête à partir. S’approchant de Montès, elle le nargue en disant qu’il peut aller raconter son histoire à Crevel. Cela ne l’empêchera pas de l’épouser (538). Montès la supplie alors de venir au Brésil avec lui, se plaint d’avoir été manipulé. Valérie lui répond qu’elle se mariera avec Crevel mais qu’il peut l’attendre encore deux ans quand celui-ci sera mort. Elle ne veut pas perdre 80.000 F de rente. Valérie part, triomphante. Le baron n’a plus de scrupules (539).

 

CXVIII. (118) La vengeance tombe sur Valérie

Deux jours après l’avoir calomniée, les convives de du Tillet  se retrouvent attablés chez Mme Marneffe une heure après son mariage avec Crevel. Montès est présent à l’église et au déjeuner et cela n’étonne personne. « Tous ces gens d’esprit étaient depuis longtemps familiarisés avec les lâchetés de la passion, avec les transactions du plaisir. » Mélancolie de Steinbock qui commence à mépriser Valérie. Lisbeth vient embrasser Mme Crevel. Elle l’assure qu’elle sera reçue chez les Hulot.

Un mois après son mariage, Valérie en est à sa dixième querelle avec Steinbock. Entre la jalousie de Wenceslas et l’empressement de Crevel, Valérie veut avoir de la liberté (540). Elle attend un voyage à la campagne de Crevel pour donner un rendez-vous à Montès. Reine, qui a des scrupules, essaie de la mettre en garde contre cet homme qu’elle juge dangereux. Valérie pense qu’elle n’a rien à craindre. A ce moment, Lisbeth entre. Valérie se plaint de Crevel et de Wenceslas. Lisbeth raconte que Victorin a trouvé Wenceslas dans un restaurant et l’a ramené rue Louis-le-Grand (541). Un valet de chambre annonce l’arrivée de Montès. Valérie promet à Lisbeth de tout lui expliquer.

 

CXIX. (119) Le frère quêteur

Vers la fin du mois de mai, la pension du baron Hulot est entièrement dégagée par les payements que Victorin a successivement faits au baron de Nucingen.  La baronne va mieux grâce aux soins du docteur Bianchon. Elle a reçu une lettre de Josépha qui lui donnait des nouvelles du baron : il y a deux mois, il vivait rue des Bernardins, avec Elodie Chardin, la repriseuse de dentelle qui l’a enlevé à Mlle Bijou mais il est parti sans laisser de trace. Elle a mis à sa poursuite un homme qui croit l’avoir rencontré sur le boulevard Bourdon. (542). Victorin n’entend plus parler de Mme Nourrisson. Wenceslas est revenu à la maison. Chargé d’un rapport à la Chambre des députés, Victorin décide de travailler dans son cabinet à 9h. Il aperçoit un pauvre ermite passer devant sa fenêtre. Il décide de le faire entrer (543). L’avocat veut lui donner 100 sous « A compte de 50.000 F, c’est peu, dit le mendiant du désert. » Victorin comprend. Il demande si c’est fait. Il pourra payer après les pompes funèbres. Le vieillard disparaît.

 

CXX. (120) Propos de médecin

Le  Dr. Bianchon se réjouit de l’amélioration de la santé de la baronne (544). Au contraire, depuis un mois, Lisbeth doit garder la chambre à cause d’une maladie des bronches. Bianchon parle de son métier et des compensations : lui au moins peut sauver des vies. Le mal de la vie sociale (545). La cause du mal profond existe : le manque de religion et l’envahissement de la finance. « Le vrai médecin, répondit Bianchon, se passionne pour la science. Il se soutient par ce sentiment, autant que par la certitude de son utilité sociale. » Il observe, en ce moment, une maladie perdue, qui régnait au Moyen-Age et qui touche depuis deux jours deux malades : M. et Mme Crevel. Bianchon réalise que c’est le père de Célestine (546) Celle-ci veut aller tout de suite chez son père mais Bianchon le lui interdit car cette maladie est contagieuse. Elle décide d’y aller quand même.

 

CXXI. (121) Le doigt de Dieu et celui du Brésilien

Victorin demande à Bianchon s’il espère les sauver : cette maladie inexplicable est propre aux populations noires et sud-américaines dont le système cutané diffère de celui des races blanches. Il ne s’explique pas comment de telles populations ont pu être en contact avec les Crevel. La femme s’est déjà totalement enlaidie (547). La cause de ces désordres est une altération rapide du sang qui se décompose rapidement. Bianchon va essayer un traitement mis au point par le professeur Duval. La baronne souhaite qu’il réussisse. Victorin, pris de vertiges, se considère comme un assassin. Bianchon leur conseille de rester à distance et surtout de ne pas les toucher.

Adeline et Hortense, restées seules vont tenir compagnie à Lisbeth. Hortense laisse aller sa colère contre Valérie : elle est vengée. En apprenant la nouvelle de la maladie de Valérie, Lisbeth décide d’aller la voir (548). « Les dents de la cousine Bette claquèrent, elle fut prise d’une sueur froide, elle eut une secousse terrible qui révéla la profondeur de son amitié passionnée pour Valérie. » Crevel, lui aussi, est mourant. Lisbeth s’habille et part.

 

CXXII. (122) Le dernier mot de Valérie

Arrivée rue Barbet quelques instants après M. et Mme Hulot, Lisbeth trouve sept médecins que Bianchon a mandés pour observer ce cas unique, et auxquels il vient de se joindre.  Les opinions différentes des médecins : un penche pour un empoisonnement et une vengeance, trois autres parlent de décomposition de la lymphe et des humeurs. Bianchon soutient que c’est une viciation du sang que corrompt un principe morbifique inconnu. Il apporte le résultat de l’analyse faite par Duval (549). Lisbeth est pétrifiée en voyant un vicaire de Saint-Thomas-d’Aquin au chevet de son amie, et une sœur de charité la soignant. Mansuétude de l’Eglise catholique. Les domestiques, épouvantés, refusent d’entrer dans la chambre. L’infection est si grande que personne ne peut rester longtemps dans la chambre. Valérie, touchée la première, s’offre au repentir. Lisbeth dit à Valérie qu’elle serait venue plus tôt si elle n’avait pas été malade (550). Valérie dit qu’elle voudrait réparer le mal qu’elle a fait. Le prêtre ne veut pas que Lisbeth empêche Valérie de se repentir. Valérie, qui sent la mort venir, demande à Lisbeth de se repentir à son tour.

      « — […] Moi qui disais en riant à Crevel, en me moquant d’une sainte, que la vengeance de Dieu prenait toutes les formes du malheur… Eh bien, j’étais prophète !… Ne joue pas avec les choses sacrées, Lisbeth ! Si tu m’aimes, imite-moi, repens-toi !

— Moi ! dit la Lorraine ; j’ai vu la vengeance partout dans la nature, les insectes périssent pour satisfaire le besoin de se venger quand on les attaque ! Et ces messieurs, dit-elle en montrant le prêtre, ne nous disent-ils pas que Dieu se venge, et que sa vengeance dure l’éternité ! »

Le prêtre pense que Lisbeth est athée. Valérie n’a aucun doute : elle a reçu un billet de Henri. Elle demande encore à Lisbeth d’abandonner sa vengeance et d’être bonne pour cette famille à qui elle va tout donner (551). « Le sentiment le plus violent que l’on connaisse, l’amitié d’une femme pour une femme, n’eut pas l’héroïque constance de l’Église. » Lisbeth, suffoquée par les miasmes délétères, quitte la chambre. L’opinion de Bianchon l’emporte. Il veut essayer une médication puissante (552). Valérie veut se réconcilier avec Dieu. « Il faut que je fasse le bon Dieu ! »

 

CXXIII. (123) Les derniers mots de Crevel

Lisbeth passe dans la chambre de Crevel où elle trouve Victorin et Célestine. Crevel demande des nouvelles de Valérie. Elle le rassure. Il ne veut pas être la cause de sa maladie (553). Crevel veut que sa fille l’embrasse. Victorin la retient. Célestine demande à son père d’être courageux. Il essaie de plaisanter. Elle veut faire venir un prêtre mais il refuse (554-555). A la fin de la semaine, Mme Crevel est enterrée et Crevel suit sa femme deux jours plus tard (556). Le lendemain de l’enterrement, le vieux moine revient. Victorin lui remet quatre-vingts billets de banque de 1.000 F, pris sur la somme que l’on trouve dans le secrétaire de Crevel. Mme Hulot jeune hérite de la terre de Presles et de 30.000 F de rente. Mme Crevel a légué 300.000 F au baron Hulot. Stanislas, le fils de Valérie, doit avoir, à sa majorité, l’hôtel Crevel et 24.000 F de rente.

 

CXXIV. (124) Un des cotés de la spéculation

Une association fondée par Mme de la Chanterie, dont le but est de marier civilement et religieusement les gens du peuple qui se sont unis de bonne volonté. Beaucoup de gens ne peuvent pas se marier car les notaires, le fisc, l’Eglise coûtent cher (557).  L’institution de Mme de la Chanterie est à la recherche de ces couples (558). Elle vient prier la baronne rétablie de s’occuper de la légalisation des mariages naturels. Une des premières tentatives de la baronne a lieu dans le quartier sinistre nommé autrefois la Petite-Pologne, et que circonscrivent la rue du Rocher, la rue de la Pépinière et la rue de Miroménil. Un quartier en mutation. En juin 1844, l’aspect de la place de Laborde et de ses environs est encore peu rassurant. Dans ces quartiers, on rencontre encore les derniers écrivains publics. (559).

 

CXXV. (125) Où l’on ne dit pas pourquoi tous les fumistes de Paris sont Italiens

Un écrivain public établi dans le passage du Soleil : Vyder (anagramme de Ervy), soupçonné d’être d’origine allemande, vit maritalement avec une jeune fille, de laquelle il est si jaloux, qu’il ne la laisse aller que chez d’honnêtes fumistes  italiens de la rue Saint-Lazare (560), sauvés de la misère par la baronne Hulot, agissant pour le compte de Mme de la Chanterie. En quelques mois,  l’aisance et la religion sont entrées dans cette famille. La baronne leur rend visite. L’Italienne parle d’une jeune fille à sauver, petite fille du père Judici, arrivé en France en 1798 et mort en 1819. Le fils a tout mangé avec  ses mauvaises fréquentations. La petite Atala, âgée de 15 ans ½, a quitté ses parents pour venir vivre (561) avec un vieil Allemand de 80 ans, nommé Vyder. Il a quitté le quartier pour sauver la fille des griffes de sa mère. Il faut donc les marier, dit l’Italienne. Le vieillard craint peut-être que la fille lui échappe (562). La fille aînée de l’Italienne revient.

 

CXXVI. (126) La nouvelle Atala tout aussi sauvage que l’autre et pas aussi catholique

Portrait d’Atala Judici. En la voyant, la baronne promet de la ramener à la vertu. Elle ne sait ni lire, ni écrire (563). Son père voulait la mener à l’église mais sa mère s’y est opposée, elle la battait. Elle n’a vu les églises que de loin. Elle vient de la rue Charonne. On ne lui a jamais dit ce qu’était le bien et le mal (564). Elle n’a pas conscience de faire le mal en vivant avec un vieillard. Atala se révolte quand la baronne parle du mal et veut lui prendre la main.

 

CXXVII. (127) Continuation du précédent

Elle lui demande si elle aime M. Vyder. Grâce à lui, elle est habillée et mange à sa faim. Il est bon avec elle comme aurait dû être sa mère (565). Depuis un mois, il gagne de l’argent mais ne veut pas qu’elle sorte. Pourquoi ne l’épouse-t-elle pas ? C’est déjà fait, dit Atala. Il lui dit qu’elle est sa petite femme. Atala demande à la baronne si elle connaît M. Samanon. Son mari a peur d’être trouvé par ce Samanon, il se cache (566). Il la mènerait peut-être à Bobino ou à l’Ambigu. Atala demande à la baronne si elle est riche. Adeline veut la ramener dans le chemin de la vertu. Elle veut savoir si Atala s’est unie avec cet homme. Une fois qu’on s’est unis, on doit être fidèle jusqu’à la mort. Il n’en aura pas pour longtemps, dit Atala (567). La baronne et l’Italienne lui parlent de Dieu et du paradis. La baronne veut voir M. Vyder. Quand il aura payé ce qu’il doit, il l’emmènera dans les Vosges ; il est Alsacien (568).

 

CXXVIII. (128) Une reconnaissance

Le fumiste veut parler de sa situation. Dans un an, il pourra rendre l’argent qu’on lui a prêté. La baronne n’est pas là pour l’argent mais pour marier religieusement la petite Judici et Vyder. Le fumiste fait des compliments de Vyder, « un bien brave et digne homme ». Il se cache car il a des dettes. La baronne est prête à payer ces dettes s’il épouse la petite. Le fumiste et la baronne vont au passage du Soleil (569). Le panneau qui annonce un « écrivain public ». L’intérieur. Le fumiste va monter le prévenir. Soudain, Adeline voit Hulot et pousse un cri. Le baron la reconnaît à son tour. Il demande à Joseph de s’en aller. La baronne dit à son mari qu’il peut revenir dans sa famille (570), que tout est réglé. Il veut emmener Atala. Elle lui dit de renoncer à elle. Il va monter s’habiller. Elle fond en larmes.

 

CXXIX. (129) Le dernier mot d’Atala

La baronne commande une voiture au fumiste et lui dit de prendre Atala chez lui. Si elle veut faire sa communion sous la direction de M. le curé de la Madeleine (571),  elle lui donnera 30.000 F et lui trouvera un mari. Le fumiste voudrait que ce soit son fils aîné. Il a 22 ans et adore Atala. Le baron regrette de laisser cette fille. Hector est redevenu baron. Atala veut partir avec eux. Le baron lui dit que c’est sa femme. La baronne demande au fumiste d’emmener la jeune fille et elle remercie le baron de rentrer avec elle (572).

 

CXXX. (130) Retour du père prodigue

En dix minutes, le baron et sa femme arrivent rue Louis-le-Grand, où Adeline trouve une lettre de Josépha qui récapitule la situation du baron. Transports de joie de la famille. Hulot veut oublier « la petite Atala Judici, car les excès de la passion l’avaient fait arriver à la mobilité de sensations qui distingue l’enfance. » Le baron a beaucoup vieilli. Il demande des nouvelles de Lisbeth : elle est au lit et ils auront le chagrin de la perdre bientôt (573). Le lendemain, un garde du commerce vient ave des  gens de justice pour 10.000 F de lettres de change au profit de l’usurier Samanon. Victorin paye.

 

CXXXI. (131) Eloge de l’oubli

Lisbeth, déjà bien malheureuse du bonheur qui luit sur la famille, ne peut soutenir cet événement heureux. « Elle empira si bien, qu’elle fut condamnée par Bianchon à mourir une semaine après, vaincue au bout de cette longue lutte marquée pour elle par tant de victoires. Elle garda le secret de sa haine au milieu de l’affreuse agonie d’une phtisie pulmonaire. Elle eut d’ailleurs la satisfaction suprême de voir Adeline, Hortense, Hulot, Victorin, Steinbock, Célestin et leurs enfants tous en larmes autour de son lit, et la regrettant comme l’ange de la famille. » Le baron reprend de la force ce qui rend heureuse la baronne (574). Ce sentiment hâte la fin de la cousine Bette dont le convoi est mené par toute une famille en larmes.

Situation de la famille : Le baron et la baronne Hulot donnent au comte et à la comtesse Steinbock les magnifiques appartements du premier étage, et se logent au second. Le baron obtient une place dans un chemin de fer, au commencement de l’année 1845, avec 6.000 F d’appointements, qui, joints aux 6.000 F de pension de sa retraite et à la fortune léguée par Mme Crevel, lui composent 24.000 F de rente. Hortense ayant été séparée de biens avec son mari pendant les trois années de brouille, Victorin place au nom de sa sœur les 200.000 F du fidéicommis, et il fait à Hortense une pension de 12.000 F. Wenceslas, mari d’une femme riche, ne lui fait aucune infidélité ; mais il flâne, sans pouvoir se résoudre à entreprendre une œuvre, si petite qu’elle fût. Il devient critique. Quant au baron, il a renoncé aux femmes (575).

 

 

 

 

 

 

-...Si tu veux, tu pourras être baronne.

. (132) Un dénouement atroce, réel et vrai

Célestine a été obligée de prendre un cuisinier puis une fille de cuisine. En décembre 1845, on engage Agathe Piquetard, une grosse Normande, stupide et délurée (576). Le cuisinier la méprise pour sa vulgarité. Il courtise d’ailleurs Louise, la femme de chambre de la comtesse Steinbock. Une nuit, Adeline ne trouve plus le baron dans le lit à côté du sien. Dans la chambre, elle trouve le baron en train de promettre à Agathe de devenir baronne. Adeline pousse un cri d’effroi. Trois jours après, elle est à l’agonie. Elle expire en donnant sa liberté au baron (577). Le baron quitte Paris trois jours après l’enterrement de sa femme. Onze mois plus tard, Victorin apprend le mariage de son père avec Agathe à Isigny le 1er février 1846. « Les ancêtres peuvent s’opposer au mariage de leurs enfants, mais les enfants ne peuvent pas empêcher la folie des ancêtres en enfance, dit maître Hulot à maître Popinot, le second fils de l’ancien ministre du commerce, qui lui parlait de ce mariage. » (578)

 

 

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1 août 2015 6 01 /08 /août /2015 13:23

Document établi par Bernard Martial (professeur de lettres en CPGE)

(Edition de référence : Garnier Flammarion n°557. Traduction et présentation de Jean-Pierre Cléro)

SECTION I

1. Quelques objets, par la structure originale de nos organes, produisent immédiatement une sensation agréable et sont, pour cette raison, dénommés des « BIENS » ; tandis que d’autres, à cause de leur sensation immédiatement désagréable, reçoivent l’appellation de « MAUX ». Ainsi la chaleur modérée est-elle agréable et bonne ; la chaleur excessive, pénible et mauvaise.
Il existe encore d’autres objets qui, par leur conformité ou leur contrariété naturelles à
une passion, suscitent une sensation agréable ou pénible ; ils sont appelés pour cette raison des biens ou des maux. Le châtiment d’un adversaire, qui satisfait notre désir de revanche, est un bien ; la maladie d’un ami, parce qu’elle porte atteinte à notre amitié, est un mal.

2. Tout bien ou tout mal, en quelque lieu qu’il survienne, produit diverses passions et affections, selon l’éclairage sous lequel on le considère.
Lorsqu’un bien est certain ou très probable, il produit de
la JOIE; lorsqu’un mal se trouve dans la même situation, survient le CHAGRIN ou la TRISTESSE.
Lorsqu’un bien ou un mal est incertain, il suscite
la CRAINTE ou l’ESPOIR, selon le degré d’incertitude existant d’un côté ou de l’autre.
Le DÉSIR naît d’un bien considéré tout simplement et l’AVERSION, d’un mal. La VOLONTÉ intervient à chaque fois que l’on peut se procurer la présence d’un bien ou se débarrasser d’un mal par une action quelconque de l’esprit ou du corps.

3. De toutes les passions précédentes, aucune ne paraît rien contenir de curieux ni de remarquable, hormis l’espoir et la crainte ; ceux-ci, dérivant de la probabilité de quelque bien ou de quelque mal, sont des passions mixtes qui méritent notre attention.
La probabilité résulte d’une opposition de chances ou de causes contraires  qui ne permet à l’esprit de se fixer, mais qui, le ballotant sans cesse d’un côté à l’autre, le détermine, à considérer un objet tantôt comme existant, tantôt comme inexistant. L’imagination ou l’entendement, comme il vous plaira de l’appeler, fluctue entre des vues opposées ; et quoique, peut-être, elle (ou il) se tourne plus souvent d’un côté que d’un autre, il lui est impossible, en raison de l’opposition des causes ou des chances, de se reposer en l’un plutôt qu’en l’autre. Le pour et le contre prévalent alternativement ; et l’esprit, qui considère les objets résultant de causes opposées, trouve une contrariété telle qu’elle détruit en lui toute certitude ou toute opinion ferme.
Supposez alors que l’objet, à propos duquel nous sommes dans le doute, produise soit du désir, soit de l’aversion ; selon que l’esprit se tourne d’un côté ou de l’autre, il est évident qu’il doit sentir une impression momentanée de
joie ou de tristesse. Un objet dont nous désirons l’existence nous donne satisfaction lorsque nous pensons aux causes qui le produisent ; et, pour la même raison, il suscite du chagrin ou du malaise par la considération opposée (des causes qui l’entravent). De sorte que, comme l’entendement, dans les questions de probabilité, se divise entre des points de vue contraires, le cœur doit, de la même façon, se diviser entre des émotions opposées.
Or, si nous considérons l’esprit humain, nous observerons que, pour ce qui est des
passions, il ne ressemble pas à un instrument à vent, qui, tandis qu’on en parcourt les touches, laisse retomber le son dès que l’on cesse de souffler ; il ressemble plutôt à un instrument à cordes qui, à chaque attaque, en conserve les vibrations encore quelque temps, pendant que le son décline par degrés insensibles. L’imagination est extrêmement preste et agile ; les passions sont, en comparaison, lentes et rétives. Pour cette raison, quand un objet se présente qui offre une diversité de vues à l’une d’entre elles en donnant le branle à l’autre, la fantaisie peut bien changer ses vues avec une grande célérité, chaque attaque ne produira pas une note claire et distincte de passion : l’une des passions sera toujours mêlée et confondue avec l’autre. Selon que la probabilité penche vers le bien ou vers le mal, la passion du chagrin ou celle de la joie prédomine dans la composition ; et ces passions, entremêlées par les vues contraires de l’imagination, produisent, par leur union, les passions de l’espoir et de la crainte.

4. Puisque cette théorie semble enfermer sa propre évidence, nous serons plus concis dans nos preuves.
Les passions de crainte et d’espoir peuvent se produire lorsque les chances sont égales des deux côtés et qu’on ne peut déceler aucune supériorité de l’une ou l’autre. C’est même dans cette situation que les passions sont plutôt les plus fortes, puisque l’esprit secoué par la plus grande incertitude, dispose du moindre fondement pour trouver le repos. Mettez un degré de probabilité de plus du côté du chagrin, vous verrez aussitôt cette passion diffuser sur la composition et la teinter de crainte. Faites croître encore la probabilité et, par ce moyen, le chagrin : la crainte se mettra à prévaloir, tandis que la joie diminuera constamment, jusqu’à se changer à la fin en pur chagrin. Une fois que vous l’aurez réduite à cette situation, diminuez le chagrin par une opération contraire à celle qui l’accroissait, c’est-à-dire en diminuant la probabilité du côté de la mélancolie : vous verrez alors la passion s’éclaircir graduellement jusqu’à se transformer insensiblement en espoir ; lequel se changera, par degrés infimes, en joie, lorsque vous accroîtrez cette part de la composition en accroissant la probabilité. N’atteignons-nous, en prouvant que les passions de la crainte et de l’espoir sont des mélanges de chagrin et de joie, la même évidence qu’en optique ? Pour établir qu’un rayon solaire de couleur qui passe à travers un prisme est la composition de deux autres, on diminue ou l’on accroît la quantité de l’un de ceux-ci et l’on découvre sa prééminence sur l’autre diminuée ou accrue selon le même rapport, dans la composition.

5. Il y a deux sortes de probabilités : soit lorsque l’objet est lui-même incertain et doit sa détermination au hasard ; soit quand l’objet est déjà certain en lui-même, mais incertain relativement à notre jugement, qui trouve un certain nombre de preuves ou de présomptions de chaque côté d’une question. Ces deux sortes de probabilité causent la crainte et l’espoir qui résultent nécessairement de cette propriété qu’elles partagent, c’est-à-dire celle de conférer l’incertitude et la fluctuation à la passion par cette contrariété de vues qui leur est commune.

6. C’est un bien ou un mal probable qui ordinairement cause l’espoir ou la crainte ; parce que la probabilité, en produisant une considération inconstante et oscillante d’un objet, occasionne naturellement un mélange et une incertitude semblables de la passion. Cependant, nous pouvons observer que, partout où ce mélange peut se produire par d’autres causes, naissent les passions de la crainte et de l’espoir, même là où il n’est pas question de probabilité.
Un mal conçu comme simplement possible produit parfois de la crainte ; en particulier si le mal est très grand. Un homme ne peut pas penser à une douleur excessive ou à une torture sans trembler, s’il encourt le moindre risque de les souffrir. La grandeur du mal compense alors la faiblesse de la probabilité.
Même des maux impossibles causent de
la crainte ; ainsi frémissons-nous au bord d’un précipice quand bien même nous nous avons en parfaite sécurité et qu’il ne dépend que de nous d’avancer d’un pas. La présence immédiate du mal influe sur l’imagination et produit une espèce de croyance ; mais, contrecarrée par la réflexion sur notre sécurité, cette croyance bat aussitôt en retraite et cause la même sorte de passion que lorsque, d’une contrariété de chances, résultent des passions contraires.  
Les maux certains ont parfois le même effet que les maux possibles ou impossibles. Un homme qui, enfermé dans une prison indestructible, ne dispose pas du moindre moyen d’évasion, tremble en pensant à la torture à laquelle il est condamné. Ici, le mal est fixé en lui-même ; mais l’esprit n’a pas le courage de se fixer sur lui et cette fluctuation donne naissance à une passion qui s’apparente à la crainte.

7. Toutefois la crainte ou l’espoir ne naissent pas seulement là ou le bien et le mal sont incertains quant à leur existence ; ils naissent aussi quand l’incertitude porte sur leur espèce. Si l’on rapportait à quelqu’un que l’un de ses fils est mort accidentellement, la passion, occasionnée par cet événement, ne se fixerait comme chagrin qu’une fois connu celui de ses fils qui a péri. Quoique chaque côté de la question produise, dans cette situation, la même passion, celle-ci ne peut se fixer, mais reçoit de l’imagination, qui est sans attache, un mouvement vibratoire instable qui ressemble à un mélange conflictuel de chagrin et de joie.

8. Ainsi, par les vues opposées qu’elles nous présentent, toutes les sortes d’incertitude ont une forte connexion avec la crainte, quand bien même elles ne causeraient aucune opposition de passions. Si je devais quitter un ami malade, je ressentirais plus d’anxiété à son égard que si je restais près de lui ; encore que je fsse peut-être dans l’incapacité de lui porter assistance et même de juger du tour que prendrait sa maladie. C’est qu’il y a mille menus détails de sa situation et de sa condition que je désirerais savoir et dont la connaissance empêcherait cette fluctuation et cette incertitude qui s’apparentent si étroitement à la crainte. Horace a remarqué ce phénomène :

Ut assidens implumibus pullus avis
Serpentium allapsus timet
Magis relictis ; non, ut adsit, auxili
Latura plus praesentibus.

Une vierge, la nuit de ses noces, se couche pleine de craintes et d’appréhensions, alors qu’elle n’espère rien d’autre que du plaisir. La confusion des souhaits et des joies, la nouveauté et l’importance de l’événement inconnu troublent tellement son esprit qu’il ne sait pas à quelle image ou à quelle passion se fixer.

9. En ce qui concerne le mélange des affections, nous pouvons remarquer en général que, lorsque des passions naissent d’objets qui n’ont aucune espèce de liaison entre eux, elles se remplacent à tour de rôle. Ainsi,  quand un homme s’afflige de la perte d’un procès et se réjouit de la naissance d’un fils, il est difficile à son esprit, si rapide soit-il dans sa course de l’objet agréable à l’objet funeste, de tempérer une affection par l’autre et de rester entre elles dans un état d’indifférence.
Cette situation calme, l’esprit peut l’atteindre plus facilement lorsque le même événement est de nature mixte et comporte, parmi ses différentes composantes, des éléments d’adversité et d’autres de prospérité. Car, dans ce cas,
les deux passions, se mêlant l’une à l’autre au moyen de la relation, en viennent à se détruire mutuellement et laissent l’esprit dans une tranquillité parfaite.
Supposez désormais que l’objet, au lieu d’être composé de bien et de mal, soit considéré comme probable ou improbable à un degré quelconque ; en ce cas, les passions contraires seront toutes deux présentes en même temps dans l’âme et, au lieu de s’équilibrer et de se tempérer l’une par l’autre, elles subsisteront ensemble et produiront en s’unissant une troisième impression ou affection, telle que l’espoir ou la crainte.
On voit évidemment dans toute cette affaire l’influence des relations d’idées (que nous expliquerons plus complètement par la suite). Si des passions sont contraires et si leurs objets sont totalement différents, elles sont alors comme deux liqueurs distinctes contenues dans des bouteilles différentes : elles n’ont pas d’influence l’une sur l’autre. Si leurs objets sont en connexion intime, les passions sont comme un alcali et un acide qui, mêlés, se détruisent l’un l’autre. Si la relation est plus imparfaite et consiste en vues contradictoires sur le même objet, les passions sont comme l’huile et le vinaigre qui, de quelque façon qu’on les mêle, ne s’unissent jamais parfaitement en un seul corps.
Nous expliquerons ci-dessous l’effet d’un mélange de
passions quand l’une d’elles prédomine au point d’absorber l’autre.

SECTION II

1. Outre les passions qui résultent d’une poursuite directe du bien ou d’une aversion pour le mal, et dont nous avons traité ci-dessus, il en est d’autres, d’une nature plus compliquée, qui impliquent le concours de plusieurs perspectives ou de plusieurs considérations. Ainsi l’orgueil est-il une certaine satisfaction que nous ressentons en nous-mêmes pour quelque perfection ou quelque possession dont nous jouissons, tandis que l’humilité est un mécontentement contre nous-mêmes à cause de quelque défaut ou infirmité.
L’amour ou l’amitié est une complaisance envers autrui pour ses perfections ou ses services ; la haine est le contraire.

2. Dans ces deux couples de passions, la distinction est évidente entre l’objet de la passion et sa cause. L’objet de l’orgueil et de l’humilité est soi-même ; la cause de la passion est quelque excellence dans le premier cas et quelque défaut, dans le second. L’objet de l’amour et de la haine est une autre personne ; leurs causes sont, de façon comparable, soit des excellences, soit des défauts.
De la considération de toutes ces passions, il ressort que les causes sont ce qui suscite l’émotion, tandis que l’objet est ce vers quoi l’esprit dirige sa vue quand l’émotion est suscitée. Notre mérite, par exemple, déclenche l’orgueil ; alors qu’il est essentiel à l’orgueil de tourner notre vue sur nous-mêmes avec complaisance et satisfaction.
Or, du fait que les passions ont des causes très nombreuses et très différentes tandis que leur objet est uniforme et simple, on peut être curieux de savoir quelle est cette circonstance en laquelle s’accordent toutes ces causes différentes ; en d’autres termes, quelle est la véritable cause efficiente de la passion. Nous commencerons par l’orgueil et l’humilité.

3. Afin de déterminer les causes de ces passions, nous devons réfléchir sur des principes qui, pour avoir une influence puissante sur toutes les opérations de l’entendement comme sur celles des passions, n’en sont pas moins ordinairement négligés par les philosophes. Le premier d’entre eux est celui de l’association des idées, c’est-à-dire ce principe par lequel nous passons par une transition facile d’une idée à une autre. Quelque incertaines et changeantes que puissent être nos pensées, elles ne sont pas entièrement dépourvues de règle et de méthode dans leurs changements. Elles passent ordinairement avec régularité d’un objet à ce qui lui ressemble, à ce qui lui est contigu ou à ce qu’il produit. Quand une idée est présente à l’imagination, une autre, qui lui est unie par les relations précédentes, la suit naturellement et, introduite par ce moyen, pénètre l’imagination avec plus de facilité.
La seconde propriété que j’observerai dans l’esprit humain est une association comparable des impressions ou émotions. Toutes les impressions qui se ressemblent sont reliées entre elles : l’une n’a pas plus tôt surgi que les autres suivent naturellement.
Le chagrin et la déception suscitent la colère ; la colère, l’envie ; l’envie, la malveillance ; et la malveillance ressuscite le chagrin. D’une façon comparable, une humeur joyeuse nous porte naturellement à l’amour, à la générosité, au courage, à l’orgueil et autres affections semblables.
En troisième lieu, on peut observer que l’une de ces associations corrobore l’autre et que la transition s’effectue plus facilement lorsque toutes deux concourent au même objet. Ainsi un homme mis hors de lui et contrarié par un tort infligé par autrui est-il enclin à trouver une centaine de sujets de
haine, de mécontentement, d’impatience, de crainte et d’autres passions inquiètes ; surtout s’il peut les découvrir dans l’entourage de la personne, voire dans la personne même qui fut l’objet de sa première émotion. Les principes qui régissent la transition des idées concourent ici avec ceux qui agissent sur les passions ; en unissant leur action, ils confèrent à l’esprit une double impulsion.
Je citerai à ce propos un passage d’un écrivain raffiné qui s’exprime ainsi : « Comme l’imagination se plaît à tout ce qui est grand, étrange ou beau et se sent d’autant plus satisfaite qu’elle trouve davantage de ces perfections dans le même objet, elle est susceptible de recevoir un surcroît de plaisir du concours d’un autre sens. Ainsi, un son continuel comme le chant des oiseaux ou une chute d’eau, tient à chaque instant l’esprit du spectateur en éveil et le rend plus attentif aux multiples beautés du lieu qui s’offrent à lui. A peine les effluves de parfums lui parviennent-ils qu’ils vivifient le plaisir de l’imagination et vont jusqu’à rendre plus agréables les couleurs et la verdure du paysage ; car les idées de ces deux sens se recommandent les unes aux autres et donnent plus de plaisir ensemble que si elles entraient séparément dans l’esprit. Tout comme les différentes couleurs d’une peinture, quand elles sont bien disposées, servent de faire-valoir les unes aux autres et reçoivent une prime de beauté de l’avantage de la situation. » Dans ces phénomènes, on peut remarquer l’association, tant des impressions que des idées, et l’assistance mutuelle que ces deux sortes d’associations se prêtent l’une à l’autre.

4. Il me semble que ces deux espèces de relations ont lieu quand  se produit l’orgueil ou l’humilité, et sont les véritables causes efficientes de cette passion.
Pour ce qui est de la première relation, celle des idées, on n’en saurait douter. Tout ce qui nous enorgueillit doit, d’une façon ou d’une autre, nous appartenir. C’est toujours par nos connaissances, notre intelligence, notre beauté, nos possessions, notre famille que nous nous  mettons en valeur.  Le moi, en tant qu’il est objet de la passion, doit encore être relié à cette qualité ou à cette circonstance qui cause la passion. Il doit y avoir, entre cet objet et cette cause, une connexion : une transition aisée de l’imagination ou une facilité de la conception quand elle passe de l’un à l’autre. Partout où cette connexion manque, un objet ne peut exciter ni orgueil, ni humilité ; en outre, plus vous affaiblirez la connexion, plus vous affaiblirez la passion.

5. Il ne reste plus qu’à mener l’enquête pour savoir s’il existe une relation semblable d'impressions ou de sentiments partout où l’on ressent l’orgueil et l’humilité ; si la circonstance qui cause la passion excite préalablement un sentiment semblable à cette passion ; et s’il existe une transfusion facile de l’une à l’autre.
L’impression ou le sentiment d’orgueil est agréable ; celle ou celui d’humilité est pénible. Une sensation agréable est, par conséquent, reliée au premier ; une sensation pénible au second. Et si nous découvrons, après examen, que tout objet qui produit l’orgueil produit aussi un plaisir séparé, tandis que tout objet qui cause l’humilité suscite, de même, un malaise séparé, nous devons accorder, dans ces conditions, que la présente théorie a fait ses preuves et se trouve pleinement assurée. On admettra sans contestation possible la double relation d’idées et de sentiments.

6.  Commençons par le mérite et le démérite personnels, qui sont les causes les plus évidentes de ces passions (d’orgueil et d’humilité). Ce n’est certes pas le lieu d’examiner le fondement des distinctions morales. Il nous suffira d’observer que la théorie précédente touchant à l’origine de ces passions peut être défendue en toute hypothèse. Le système le plus probable que l’on ait avancé pour expliquer la différence entre le vice et la vertu est que, soit par une constitution primitive de la nature, soit par quelque sens de l’intérêt public ou privé, certains caractères produisent un malaise, se contenterait-on de les voir et de les contempler ; tandis que d’autres, dans les mêmes conditions, suscitent du plaisir. Le malaise et la satisfaction, produits chez le spectateur, sont essentiels au vice et à la vertu. Approuver un caractère, c’est éprouver une jouissance lorsqu’il nous apparaît. Le désapprouver, c’est ressentir un malaise. Puisque la peine et le plaisir sont donc, d’une certaine façon, la source primitive du blâme et de la louange, ils doivent être aussi les causes de tous leurs effets ; et par conséquent, celles de l’orgueil et de l’humilité qui accompagnent inévitablement cette distinction.
Mais quand bien même on n’admettrait pas cette théorie morale, il resterait évident  que le plaisir et la douleur, s’ils ne sont plus les sources des distinctions morales, ne peuvent néanmoins se séparer d’elles. D’une part, la simple considération d’un caractère noble et généreux nous remplit de satisfaction et ne manque jamais de nous charmer et de nous enchanter, ne fût-ce que par sa présence dans un poème ou dans une fable. D’autre part, la cruauté et la traîtrise déplaisent par leur nature même ; et, qu’elles se trouvent en nous-mêmes ou chez les autres, il n’est jamais possible de s’en accommoder. La vertu produit donc toujours un plaisir distinct de
l’orgueil ou de la satisfaction de soi qui l’accompagne ; le vice, un malaise séparé de l’humilité ou du remords.
Toutefois la plus ou moins haute opinion que l’on conçoit de soi-même ne provient pas seulement de ces qualités de l’esprit qui, selon les systèmes ordinaires de l’éthique, ont été définies comme des constituants du devoir moral ; elle provient aussi de toute autre qualité, en connexion avec le plaisir et le malaise. Rien ne flatte davantage notre vanité que le talent de plaire par notre esprit, notre bonne humeur ou quelque autre perfection ; et rien ne nous mortifie plus cruellement qu’un échec dans une tentative pour plaire de cette façon. Personne n’a jamais été capable de nous dire avec précision ce qu’est l’esprit et de montrer pourquoi tel système de pensée est digne de cette désignation tandis que tel autre ne l’est pas. Seul le goût nous permet d’en décider ; nous ne disposons d’aucune autre règle pour former un jugement de cette nature. Or qu’est-ce que ce goût auquel tient la justesse ou la fausseté de l’esprit et sans lequel une pensée ne saurait avoir le moindre titre à ce genre de dénominations ? Il n’est évidemment rien d’autre qu’une sensation de plaisir qui provient de l’esprit et qu’une sensation de dégoût laissée par le faux esprit, sans que nous soyons capables de dire les raisons de cette satisfaction ou de ce malaise. Le pouvoir d’exciter ces sensations opposées constitue donc toute l’essence de la justesse ou de la fausseté d’esprit ; il est par conséquent cause de la vanité ou de la mortification qui naît qui naît de l’une ou de l’autre.

7. La beauté, quelle qu’elle soit, nous donne une jouissance et une satisfaction particulières ; de même, la difformité produit-elle du déplaisir, en quelque sujet qu’elle se trouve, qu’il s’agisse d’un être animé ou d’un être inanimé. Si cette beauté ou cette difformité est celle de notre propre visage, de notre silhouette ou de notre personne, le plaisir ou le malaise se convertit en orgueil ou en humilité ; dans cette situation, en effet, toutes les circonstances sont réunies pour produire une transition parfaite, conformément à la théorie soutenue ici.
Il semblerait bien que l’essence de la beauté réside entièrement dans son pouvoir de produire du plaisir. Tous ses effets doivent donc procéder de cette composante ; et si la beauté est aussi universellement sujet de vanité, elle le doit seulement au fait qu’elle est cause de plaisir.
Quant à l’ensemble des autres perfections corporelles, nous pouvons observer en général que tout ce qui, en nous-mêmes, est utile, beau ou étonnant, est objet d’
orgueil ; le contraire étant objet d’humilité. Ces qualités n’ont d’autre point commun que celui de produire un plaisir séparé.
Nous tirons vanité des aventures surprenantes auxquelles nous avons été mêlés, des périls auxquels nous avons réchappé, des dangers que nous avons encourus, aussi volontiers que des exploits où éclatent notre vigueur et notre activité. De là vient le mensonge commun des hommes qui, même sans aucun intérêt et par pure vanité, font provision d’un tas d’événements extraordinaires sortis tout droit des fictions de leur cerveau ou, quand ces événements seraient vrais, sans aucun rapport avec leur personne. Leur invention fertile est la pourvoyeuse d’une grande variété d’aventures ; et lorsqu’ils sont dépourvus de ce talent, ils s’approprient ce qui revient à autrui afin de flatter leur vanité. Car cette
passion et le sentiment de plaisir sont toujours en étroite connexion.

8. Toutefois, quoique l’orgueil et l’humilité aient pour causes naturelles les plus immédiates les qualités de notre esprit et de notre corps, c’est-à-dire de notre moi, nous trouvons par expérience que ces affections sont produites par bon nombre d’autres objets. Notre vanité se fonde tout autant sur des maisons, des jardins, un équipage et autres objets extérieurs, que sur le mérite et les perfections personnels. C’est le cas lorsque les objets extérieurs acquièrent avec nous  une relation particulière, par association ou par connexion. Mais quelles que soient les qualités extraordinaires dont on puisse les doter et quel que soit le degré auquel ils peuvent naturellement porter notre surprise et notre admiration, un beau poisson dans l’océan, un animal  bien proportionné dans une forêt et, en fin de compte, toute chose qui échappe à notre possession ou n’a pas de relation avec nous, n’influent en aucune façon sur notre vanité. Une chose doit nous être, d’une manière ou d’une autre, associée pour toucher notre orgueil. Son idée doit être, en quelque façon, suspendue à celle que nous avons de nous-mêmes ; la transition de l’une à l’autre devant être facile et naturelle.
Les hommes sont fiers de la beauté de leur pays, de leur comté, voire de leur paroisse. Dans ce cas, l’idée de beauté produit évidemment un plaisir. Ce plaisir est relié à
l’orgueil. L’objet ou la cause de ce plaisir est, par hypothèse, relié au moi, objet de l’orgueil. Par cette double relation de sentiments et d’idées, une transition s’effectue de la première (soit l’idée de beauté) au dernier (c’est-à-dire le moi, objet de l’orgueil).
Les hommes sont fiers aussi de la température clémente du climat sous lequel ils sont nés ; de la fertilité de leur sol natal ; de la qualité des vins, des fruits et des vivres qu’il produit ; de la douceur ou de la force de leur langue et d’autres détails de même sorte. Ces objets se réfèrent     de toute évidence au plaisir des sens et on les tient originellement pour agréables au toucher, au goût et à l’ouïe. Comment pourraient-ils devenir causes d’
orgueil si  ce n’était au moyen de la transition expliquée ci-dessus ?
On découvre chez quelques-uns une vanité d’un genre opposé : ils affectent de déprécier leur propre pays en le comparant à ceux dans lesquels ils ont voyagé. Ces personnes, revenues chez elles et entourées de leurs concitoyens, jugent la forte relation qui existe entre elles et leur propre nation si commune qu’elle perd en quelque sorte toute valeur à leurs yeux ; alors qu’une relation moins étroite avec un pays étranger qui s’est constituée parce qu’on l’a vu et qu’on y a vécu, se renforce par la considération du très petit nombre de gens qui ont fait comme nous. C’est pourquoi elles admirent toujours davantage la beauté, l’utilité et la rareté de ce qu’elles ont pu trouver à l’étranger que celles des choses qu’elles trouvent chez elles.
Puisqu’il est possible de nous enorgueillir d’un pays, d’un climat ou de tout autre objet inanimé avec lequel nous sommes en relation, il n’est pas étonnant que nous puissions nous enorgueillir des qualités de ceux qui nous sont liés par le sang ou par l’amitié. Ainsi constatons-nous que les mêmes qualités qui produisent
l’orgueil, quand elles nous appartiennent, produisent aussi, à un moindre degré, la même affection lorsque nous les découvrons chez des personnes qui nous sont reliées. Par orgueil, les hommes  font méticuleusement étalage de la beauté, du mérite, du crédit et des honneurs de leur parenté et ils en tirent une vanité considérable.    
De même que nous sommes fiers des richesses que nous possédons, de même nous désirons, afin de satisfaire notre vanité, que tous ceux qui ont quelque connexion avec nous en soient également pourvus ; et nous sommes honteux de ceux qui, parmi nos amis et relations, sont pauvres ou de rang médiocre. Comme nous tenons nos aïeux pour nos relations les plus intimes, nous affectons naturellement d’appartenir à une bonne famille et de descendre d’une longue lignée d’ancêtres riches et honorables.
Ceux qui se vantent de l’ancienneté de leur  famille sont bien aise de pouvoir y ajouter que leurs ancêtres, pendant des générations, ont possédé sans interruption la même portion de territoire , que leur famille n’a jamais changé de possession, ni émigré dans un autre comté ou dans une autre province. C’est une occasion supplémentaire de vanité de pouvoir se vanter que ces possessions ont été transmises  en ligne masculine sans que jamais honneurs ni fortune ne soient passés par quelque femme. Tachons d’expliquer ces phénomènes par la théorie précédente.
Lorsqu’une personne se met en valeur par l’ancienneté de sa famille, elle ne tire pas vanité de la seule  durée de cette ancienneté et du seul nombre de ses ancêtres (car, de ce point de vue, tous les hommes se ressemblent !) sans joindre à ces circonstances les richesses et le crédit des ancêtres dont elle est censée recevoir l’éclat, en raison de sa connexion avec eux.
Puisque la passion dépend donc de cette connexion, tout ce qui renforce la connexion doit accroître la passion, et tout ce qui affaiblit doit diminuer la passion. Or il est certain que l’identité des possessions doit renforcer la relation des idées qui naît du sang et de la parenté, et conduire l’imagination avec une plus grande facilité d’une génération à une autre, des ancêtres les plus reculés à la postérité de leurs héritiers et de leurs descendants. Cette facilité rend le sentiment plus complètement transmissible et suscite un degré plus élevé d’orgueil et de vanité.
Il en va de même pour la transmission des honneurs et de la fortune par lignée masculine, sans que jamais elle ne soit passée par les femmes. C’est une qualité manifeste de la nature humaine que l’imagination se tourne naturellement vers tout ce qui est important et considérable ; lorsque deux objets se présentent, un grand et un petit, elle néglige ordinairement le second et se consacre entièrement au premier. C’est la raison pour laquelle les enfants portent communément le nom de leur père et qu’on les considère d’extraction plus ou moins noble en prenant en compte la seule famille paternelle. Quoique la mère fût pourvue de qualités supérieures à celles du père, comme il arrive fréquemment, la règle générale  prévaut en dépit de l’exception, conformément à la doctrine qui sera expliquée ci-dessous. Il y a plus : même quand une supériorité (de quelque ordre qu’elle soit) est si grande ou quand  toutes sortes de raisons font que les enfants deviennent  plutôt les représentants de la famille de leur mère que celle de leur père, la règle générale s’applique encore avec assez d’efficience pour affaiblir la relation et introduire une espèce de rupture dans la lignée des ancêtres.
L’imagination ne la suit pas avec la même facilité et ne parvient pas à transférer l’honneur et le crédit des ancêtres à la postérité du même nom et de la même famille aussi promptement que si la transition était conforme à  la règle générale et était passée par la lignée masculine, de père en fils, ou de frère à frère.

9. Mais la propriété, parce qu’elle confère la plénitude du pouvoir et de l’autorité sur son objet, est la relation qui a la plus grande influence sur ces passions.
Tout ce qui appartient au vaniteux est toujours ce qu’on peut trouver de mieux. Sa suffisance lui fait estimer ses demeures, son équipage, ses meubles, ses habits, ses chevaux, ses chiens au-dessus de tous les autres ; et il n’est pas difficile de voir qu’il tire du moindre avantage en l’un de ses biens un surcroît d’orgueil et de vanité. Son vin, à l’en croire, a un bouquet plus subtil qu’aucun autre ; sa cuisine est plus exquise ; sa table, mieux servie ; ses serviteurs sont plus habiles ; l’air qu’il respire est plus sain ; le sol qu’il cultive est plus fertile ; ses fruits mûrissent les premiers et sont les mieux formés. Tel objet qu’il possède est remarquable pour sa nouveauté ; tel autre, pour son antiquité. Celui-ci est l’ouvrage d’un artiste de renom ; celui-là appartint jadis à un prince ou à tel grand homme. Bref, tous les objets qui sont utiles, beaux ou étonnants, voire ceux qui leur sont reliés, peuvent, par le biais de la propriété, faire naître cette passion. Ils s’accordent tous en ce qu’ils donnent du plaisir ; il n’y a guère que ce trait qui leur soit commun ; il est donc la qualité qui produit la passion comme leur effet commun. Comme tout nouvel exemple constitue un argument de plus, et comme le nombre de ces exemples est, sur ce point, incalculable, il semblerait bien que notre théorie soit amplement confirmée par l’expérience.
La richesse implique le pouvoir de se procurer tout ce qui est agréable ; le grand nombre des objets de vanité qu’elle englobe la destine nécessairement à être l’une des principales causes de cette passion.

10. La société et la sympathie affectent considérablement nos opinions en tout genre et il nous est presque impossible de soutenir un principe ou un sentiment contre l’assentiment de tous ceux dont nous partageons l’amitié ou que nous fréquentons. Mais de toutes les opinions, celles que nous formons en notre faveur ont beau être flatteuses et présomptueuses, elles sont aussi, en fin de compte, les plus fragiles et les plus faciles à ébranler par la contradiction et l’opposition d’autrui. Nous accordons assez d’intérêt à cette situation de conflit pour nous en alarmer aussitôt et pour mettre nos passions sous surveillance : la conscience d’être partial à notre égard nous fait craindre que nos opinions ne soient erronées. La difficulté considérable de porter un jugement sur un objet qui n’est jamais posé à bonne distance de nous, et n’est jamais considéré d’un point de vue convenable, nous pousse à prêter anxieusement l’oreille aux opinions des autres, qui sont mieux qualifiés que nous pour former de justes opinions sur notre compte. De là ce puissant amour de la renommée qui s’empare de tous les hommes. Ce n’est pas par une passion originale, mais bien pour fixer et confirmer la bonne opinion qu’ils forment d’eux-mêmes, que les hommes recherchent l’approbation des autres. Et lorsqu’un homme désire être loué, c’est pour la même raison qu’une jeune beauté trouve plaisir à voir ses charmes avantageusement réfléchis par un miroir.
Quoi qu’il soit généralement difficile, en matière de spéculation, de distinguer entre une cause qui accroît un effet et une autre qui le produit purement et simplement, il semble que les phénomènes invoqués en l’occurrence soient assez forts et assez pertinents pour confirmer le principe précédent.
L’approbation de ceux que nous estimons et approuvons nous donne plus de satisfaction que l’approbation de ceux que nous méprisons et dédaignons.
Lorsque l’estime est gagnée par une longue et intime fréquentation, elle flatte notre vanité d’une façon toute particulière.
Le suffrage de ceux qui sont avares de louanges et réservés sur le chapitre est accueilli avec un plaisir et une délectation accrus pour peu qu’on puisse le tourner en notre faveur.
Quand un grand choisit avec discernement ses favoris, chacun brigue avec une plus grande sollicitude son appui et sa protection.
La louange ne nous réjouit fort que si elle coïncide avec notre propre opinion et nous est adressée pour les qualités qui font principalement notre excellence.
Ces phénomènes semblent prouver que l’on tient compte des suffrages du monde en notre faveur pour autant qu’ils confèrent l’autorité à nos opinions et qu’ils les confirment. Et si les opinions d’autrui ont, en cette affaire, plus d’influence que dans toute autre, on peut en rendre compte par la nature même du sujet.

11. Ainsi n’est-il que peu d’objets, de quelque façon que nous leur soyons liés et quelque plaisir qu’ils nous procurent, susceptibles d’exciter à un haut degré l’orgueil et la satisfaction de soi, à moins qu’ils n’apparaissent évidemment être tels aux autres et ne provoquent l’approbation des spectateurs. Sans doute, n’existe-t-il pas de disposition d’esprit plus enviable que celle qui, paisible, résignée et contente, se soumet de plein gré à tous les décrets de la Providence et garde une sérénité inébranlable au milieu des plus grands revers de fortune et des plus vives contrariétés. Mais une telle disposition peut bien être reconnue comme une vertu ou comme une perfection, elle est rarement le fondement d’une grande vanité ou d’une approbation de soi ; car sans brillant ni éclat extérieur, elle est plus propre à réjouir le cœur qu’à vivifier la conduite et la conversation. C’est encore le cas de bien d’autres qualités tant de l’esprit, du corps que de la fortune : la circonstance précédente, jointe aux doubles relations dont nous avons parlé ci-dessus, ne doit pas être négligée dans la production de ces passions.
Une seconde circonstance d’importance dans cette affaire tient au caractère constant et durable de l’objet de la passion. Nous ne tirons guère de joie et moins encore d’orgueil de ce qui est par trop fortuit, passager et de ce qui échappe au cours ordinaire des affaires humaines. Ce n’est pas la chose même qui nous satisfait dans ce cas ; encore moins pouvons-nous ressentir, grâce à elle, quelque satisfaction plus intense de nous-mêmes. Nous tirons peu de plaisir d’une chose dont nous prévoyons et anticipons le changement. Nous comparons sa durée à notre longévité ; ce qui fait davantage ressortir sa brièveté. Il paraît ridicule de nous prendre pour objet de passion en nous fondant sur une qualité aussi éphémère ou sur une possession de compagnie aussi fuyante.
Une troisième circonstance ne doit pas être  négligée : les objets propres à déclencher l’orgueil ou l’estime de soi-même doivent nous être particuliers ; du moins doivent-ils échapper  au lot commun. Les avantages de l’éclat du soleil, du beau temps, d’un climat favorable, etc. ne nous singularisent guère de nos autres compagnons et ne permettent pas de nous accorder la préférence ou la supériorité. La comparaison, qu’à tout moment nous sommes si prompts à établir, ne tourne guère l’inférence à notre profit ; et, en dépit des agréments que nous en tirons, de tels avantages nous laissent sur un pied d’égalité avec tous nos amis et connaissances qui les partagent.
Puisque les hommes en général passent constamment de la santé à la maladie et qu’il n’est personne qui puisse uniquement et en toute certitude s’installer en l’une ou en l’autre, nous séparons de nous en quelque sorte ces bienfaits ou calamités accidentels et nous ne les traitons pas comme des fondements de vanité ou d’humiliation. Mais à partir du moment où une maladie est assez enracinée dans notre constitution pour ne plus nous laisser aucun espoir de guérison, elle meurtrit notre amour-propre ; on le voit bien chez les vieillards que rien ne mortifie plus que la considération de leur âge et de leurs infirmités. Ils s’efforcent, le plus longtemps possible, de cacher leur cécité et leur surdité, leurs rhumatismes et leur goutte ; ils ne les avouent jamais sans gêne ni répugnance. Et quoique les jeunes gens se plaignent sans vergogne de tous leurs maux de tête ou de leurs rhumes, il n’est toutefois pas de pensée plus propre à rabaisser l’orgueil humain et à nous intimer une faible opinion de notre nature que celle d’être continuellement soumis à de telles affections. Ce qui prouve que la souffrance physique et la maladie sont par elles-mêmes des causes spécifiques d’humilité ; même si l’habitude d’estimer toute chose par comparaison, plutôt que par son prix et sa valeur intrinsèques, nous porte à dépasser ces calamités qui frappent si communément les hommes et nous incline à concevoir une idée de notre mérite et de notre caractère indépendamment de celles-ci.
Nous avons honte des maladies qui impressionnent les autres, pour le danger ou le désagrément qu’elles leur occasionnent : de l’épilepsie dont les crises horrifient les témoins ; de la gale, qui est contagieuse ; des écrouelles, souvent transmises à la descendance. Les hommes tiennent toujours compte des sentiments d’autrui pour se juger eux-mêmes.

Une quatrième circonstance qui influe sur ces passions tient aux règles générales par lesquelles  nous concevons des rangs différents entre les hommes, selon les pouvoirs ou les richesses qu’ils détiennent ; cette notion ne se trouve pas compromise par les singularités de santé et de caractère qui peuvent priver les personnes de la pleine jouissance de leurs possessions. L’habitude ne tarde pas à nous transporter au-delà des justes limites, tant dans nos passions que dans nos raisonnements.
Il ne sera pas mal à propos d’observer que l’influence des maximes et des règles générales sur les passions contribue fort à faciliter les effets de tous les principes ou du mécanisme interne que nous expliquons ici. En effet, il semble évident que si une personne d’âge adulte et de même nature que nous était brusquement plongée dans notre monde, elle se trouverait fort embarrassée par quelque objet que ce soit et ne déterminerait pas aussitôt quel devrait être le degré d’amour et de haine, d’orgueil ou d’humilité, comme de toute autre passion, déclenché par cet objet. Les passions se diversifient souvent selon des principes fort subtils qui ne fonctionnent pas toujours avec une régularité parfaite, en particulier lors d’une première épreuve. Mais dès que l’habitude ou la pratique ont mis en lumière tous ces principes et fixé chaque chose à sa juste valeur, il en résulte certainement une production aisée des passions et, par l’établissement de règles générales, un repère dans les proportions que nous devrions respecter quand nous préférons un objet à un autre. Cette remarque pourra peut-être pallier les difficultés qui surviennent à propos des causes que nous assignons ici même à des passions particulières et dont on estimera peut-être qu’elles sont trop raffinées pour agir aussi universellement et aussi certainement que nous l’avons établi.

SECTION III

1. Si l’on parcourait toutes les causes qui produisent la passion d’orgueil et celle d’humilité, il apparaîtrait aussitôt que la même circonstance, transférée de nous-mêmes à une autre personne, transformerait cette dernière en objet d’amour ou de haine, d’estime ou de mépris. La vertu, le génie, la beauté, la naissance, les richesses et l’autorité d’autrui engendrent des sentiments favorables à son égard ; ses vices, sa folie, sa laideur, sa pauvreté et la médiocrité de son rang déclenchent des sentiments contraires. La double relation d’impressions et d’idées agit tout autant sur les passions d’amour et de haine que sur celles d’orgueil et d’humilité. Tout ce qui donne un plaisir ou une douleur séparés et se trouve relié à autrui ou en connexion avec lui le transforme en objet de notre affection ou de notre dégoût
De là vient aussi que la violation de nos droits ou le mépris à notre égard sont l’une des plus grandes sources de notre
haine ; tandis que les services rendus ou l’estime le sont de notre amitié.

2. Il arrive qu’une affection soit suscitée envers une personne qui nous est reliée. Mais c’est à condition que se trouve impliquée une relation de sentiments ; faute de quoi, elle perdrait toute influence.
Une personne qui nous est reliée ou qui est en connexion avec nous, que ce soit par le sang, par une similitude de fortune, de destin, de profession, ou de pays, ne tarde pas à nous être d’agréable compagnie, parce que nous pénétrons sans peine des sentiments et des conceptions qui nous sont familiers. Nous ne sommes choqués par rien d’étranger ou de nouveau ; notre imagination s’élance du moi, qui nous est toujours si intimement présent, glisse sans entrave selon la relation ou la connexion et conçoit en toute sympathie la personne qui nous est étroitement reliée. Point d’effort pour accepter celui avec qui nous marchons aussitôt du même pas ; nulle distance, nulle réserve ne se font jour dès lors que la personne est censée être en connexion étroite avec nous.
La relation a ici la même influence que la coutume ou la familiarité : elle suscite l’affection, et par les mêmes causes. La facilité et la satisfaction qui, dans un cas comme dans l’autre, accompagnent nos rapports ou notre commerce constituent la source de l’amitié.

3. Les passions de haine et d’amour sont toujours suivies de bienveillance et de colère ; ou plutôt, elles leur sont toujours conjointes. C’est cette conjonction qui fait la principale distinction entre ces affections et celles d’orgueil et d’humilité. Car l’orgueil et l’humilité sont de pures émotions de l’âme qui ne s’accompagnent d’aucune sorte de désir et ne nous incitent pas immédiatement à l’action. En revanche, l’amour et la haine ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils ne s’en tiennent pas à l’émotion qu’ils produisent et portent l’esprit au-delà de lui-même. L’amour est toujours suivi d’un désir que la personne aimée soit heureuse et d’une aversion pour sa misère ; tandis que la haine produit un désir de misère et une aversion pour le bonheur de la personne haïe. Ces désirs opposés semblent être originellement et primitivement conjoints aux passions de l’amour et de la haine. Cela par une constitution de nature dont nous ne saurions pousser plus avant l’explication.

4. Il arrive que la compassion surgisse alors qu’elle n’est précédée ni d’estime, ni d’amitié ; la compassion est un malaise qui nous saisit lors de souffrances d’autrui. Il semble qu’elle jaillisse de la conception forte et intime de ses souffrances ; notre imagination progressant de l’idée vive de la misère d’autrui à l’impression réelle de celle-ci.
Il arrive aussi que
la méchanceté et l’envie surgissent dans l’esprit sans qu’une haine ou quelque injustice ne les aient précédées ; elles tendent pourtant au même but que la colère et la malveillance. Il semble bien que la comparaison de nous-mêmes avec les autres soit la source de l’envie et de la méchanceté. Plus l’autre est malheureux, plus nous nous figurons être heureux.

5. La ressemblance de tendances entre la compassion et la bienveillance, d’une part, entre l’envie et la colère, d’autre part, constitue une relation très étroite en chacune des deux paires de passions, quand cette relation serait d’une espèce très différente de celle que nous avons soulignée jusqu’à présent. Il ne s’agit pas, cette fois, d’une ressemblance d’émotion ou de sentiment, mais d’une ressemblance de tendance ou de direction. Son effet n’en demeure pas moins le même : elle produit une association de passions. La compassion n’est que rarement, voire jamais, ressentie sans quelque mélange de tendresse et d’amitié ; et l’envie s’accompagne naturellement de colère ou de malveillance. Lorsqu’on désire le bonheur de l’autre, pour quelque motif que ce soit, on est déjà tout disposé à l’affection ; se réjouir de ses malheurs engendre presque inévitablement de l’aversion à son égard.
Même lorsque l’intérêt est la source de nos préoccupations, s’ensuivent ordinairement les mêmes conséquences. Un partenaire est naturellement un objet d’amitié ; un rival, un objet d’inimitié.

6. La pauvreté, la médiocrité de condition, l’échec produisent le mépris et le dégoût ; mais quand ces malheurs sont énormes ou quand ils nous sont représentés sous des couleurs très vives, ils suscitent alors la compassion, la tendresse et l’amitié. Comment rendre compte de cette contradiction ? La pauvreté et la médiocrité d’autrui, telles qu’elles apparaissent pour l’ordinaire, nous indisposent par une espèce de sympathie imparfaite ; ce malaise produit, à son tour, de l’aversion et du dégoût, par la ressemblance des sentiments. Mais quand nous entrons plus intimement dans les affaires d’autrui au point de souhaiter son bonheur tout comme nous sommes sensibles à ses misères, l’amitié ou la bonne volonté jaillissent alors de la tendance semblable des inclinations.
Un failli bénéficie, d’abord, de compassion et d’amitié, tant que l’idée de son désastre reste encore toute neuve et tant que nous sommes frappés par la comparaison du malheur de sa situation présente et de sa prospérité passée. Mais que le temps affaiblisse ces idées et les efface,
la compassion risque fort de sa conjuguer avec le mépris. 

7. Pas de respect sans un mélange d’humilité et d’estime ou d’affection ; pas d’orgueil sans un mélange de mépris.
La passion amoureuse se compose ordinairement du  plaisir pris à la vue de la beauté, d’un appétit charnel et aussi d’amitié ou d’affection. Il est très manifeste qu’une relation étroite existe entre ces sentiments et que, par là, ils s’engendrent les uns les autres. Si nous ne disposions d’autres phénomènes pour confirmer la présente thèse, elle se suffirait, à mon avis, à elle seule.

SECTION IV

1. La présente théorie des passions repose entièrement sur les doubles relations de sentiments et d’idées et sur l’assistance que ces relations se prêtent les unes aux autres. Il ne saurait donc être déplacé d’illustrer ces principes par quelques exemples complémentaires.

2. Nous sommes portés à aimer autrui et à l’estimer pour ses vertus, ses talents, ses perfections et ses possessions ; parce que ces objets suscitent une sensation de plaisir  qui est reliée à l’amour. Comme ils ont une relation ou une connexion avec la personne, cette union des idées facilite l’union des sentiments, ainsi qu’il a été prouvé ci-dessus.
Mais supposons que la personne aimée nous soit aussi reliée par le sang, la patrie ou l’amitié ; nous ne manquerons pas de tirer vanité de ses perfections et de ses possessions, par le biais de cette même double relation sur laquelle nous avons déjà tant insisté. La personne nous est reliée : la pensée effectue une transition aisée d’elle à nous ; comme les sentiments suscités par les avantages et les vertus de cette personne nous sont agréables, ils sont par conséquent reliés à l’orgueil. Ainsi trouvons-nous que les gens sont naturellement  fiers des bonnes qualités ou d’une heureuse destinée de leurs amis ou de leurs compatriotes.

3. En revanche, on peut noter que, si nous renversions l’ordre des passions, le même effet ne s’ensuivrait pas. Nous passons sans peine de l’amour et de l’affection à l’orgueil et à la vanité ; mais pas de ces passions-ci à celles-là, en dépit de l’identité des relations. Nous n’aimons pas ceux qui nous sont reliés sur le seul fondement de notre propre mérite ; quand même ils tireraient naturellement vanité de ce mérite. Quelle est la raison de cette différence ? La transition de l’imagination est facile des objets qui nous sont reliés à nous-mêmes ; pour deux raisons qui tiennent, l’une, à la relation qui facilite la transition, l’autre, au passage des objets les plus éloignés à ceux qui sont contigus. Toutefois quand on passe de nous-mêmes aux objets qui nous sont reliés, sans doute la première raison contribue-t-elle à la transition de la pensée, mais la seconde lui fait obstacle ; par conséquent, il n’y a pas de transfusion des passions aussi aisée de l’orgueil à l’amour que de l’amour à l’orgueil.

4. Les vertus d’un homme, ses services et sa fortune nous disposent spontanément à porter notre estime et notre affection à quiconque lui est relié. Le fils d’un ami est naturellement qualifié pour devenir notre ami. Les parents d’un homme de très haut rang se prévalent de cette relation et on les estime sur ce pied. Le principe de la double relation se manifeste ici dans toute sa force.

5. Les exemples qui suivent sont d’une espèce toute différente ; ils n’en permettent pas moins de découvrir l’action des mêmes principes. L’envie est suscitée par quelque supériorité d’autrui. On notera toutefois que ce n’est pas la grande disproportion de lui à moi qui suscite cette passion ; c’est, au contraire, notre proximité. Une grande disproportion interrompt la relation des idées : soit en empêchant de nous comparer avec ce qui nous est éloigné, soit en diminuant les effets de la comparaison.
Un poète ne saurait envier un philosophe ; ni même un poète d’un genre différent du sien, d’une nation ou d’une époque différente de la sienne. Toutes ces différences, qui n’empêchent pas la comparaison l’affaiblissent néanmoins et, par conséquent, avec elle, la passion.
Pour la même raison, les objets ne paraissent grands ou petits que confrontés à ceux qui sont leur espèce. La comparaison d’un cheval avec une montagne ne saurait ni le grandir ni le diminuer ; en revanche, si l’on voit côte à côte un cheval FLAMAND et un cheval GALLOIS, l’un paraîtra plus grand et l’autre plus petit que si on les avait considérés à part.
Le même principe permet d’expliquer cette remarque faite par les historiens que, lors d’une guerre civile ou d’une sédition factieuse, les partis en présence préfèrent toujours en appeler à un ennemi étranger, quels qu’en soient les risques, plutôt que de se soumettre à leurs concitoyens. GUICHARDIN applique la remarque précédente aux guerres d’ITALIE où les relations entre les différents Etats ne sont, pour ainsi dire, que de nom, de langue et de contiguïté. Cependant, ces relations, en rendant la comparaison plus naturelle, font, du même coup, paraître plus odieuse la supériorité qui les accompagne et elles portent dès lors les hommes à en rechercher une autre ; cette nouvelle supériorité, dépourvue de toute autre relation, peut, de cette façon, peser moins sensiblement sur l’imagination. Lorsqu’il nous est impossible de briser le lien d’association, nous ressentons un désir plus impérieux de renverser la supériorité. Cela paraît bien être la raison pour laquelle les voyageurs, ordinairement enclins à encenser les CHINOIS ou les PERSANS, s’attachent à discréditer les nations voisines de leur pays natal, qui peuvent entrer sur un pied de guerre avec lui.

6. Les beaux-arts nous offrent des exemples analogues. Si un auteur s’avisait de composer un traité comportant une partie sérieuse et profonde et une autre légère et pleine d’humour, on lui reprocherait d’avoir négligé toutes les règles de l’art et de la critique et l’on condamnerait un tel mélange pour son étrangeté. Toutefois, nous ne blâmons point PRIOR d’avoir uni dans le même volume son Alma et son Salomon ; en dépit du ton gai puis du ton mélancolique que cet aimable poète a parfaitement su adopter dans l’une et dans l’autre de ces compositions. A supposer même qu’il les lise l’une après l’autre, le lecteur ne serait guère ou pas en peine de changer de passions. Pourquoi donc, sinon parce qu’il considère ces deux pièces comme entièrement différentes ? C’est par cette rupture dans les idées que se trouve interrompu le progrès dans les affections et que la première lecture ne peut exercer son influence sur l’autre ni entrer en contradiction avec elle.
Il serait monstrueux d’unir en un seul tableau un motif héroïque et un motif burlesque ; mais nous n’avons aucun scrupule à accrocher dans le même salon deux tableaux présentant des caractères aussi différents.

7. Nous ne nous étonnerons pas qu’une transition facile de l’imagination ait autant d’influence sur l’ensemble de nos passions. Car c’est très exactement cette circonstance qui constitue l’ensemble des relations et des connexions entre les objets. Nous n’avons pas connaissance d’une connexion réelle entre une chose et une autre. Tout ce que nous avons, c’est que l’idée d’une chose est associée à celle d’une autre et que l’imagination effectue une transition facile entre elles. Or, comme la transition facile des idées et celle des sentiments se portent mutuellement assistance, nous pourrions a priori conjecturer que ce principe doit avoir quelque puissante influence sur l’ensemble de nos mouvements internes et de nos affections. Théorie amplement confirmée par l’expérience.
Pour changer d’exemples, supposez que je traverse, avec un compagnon, un pays auquel l’un et l’autre sommes tout à fait étrangers ; si les perspectives sont belles, les routes agréables, les champs admirablement cultivés, tout cela contribuera évidemment à me mettre de bonne humeur, tant à l’égard de moi-même qu’à l’égard de mon compagnon de voyage. Mais comme le pays n’a de connexion ni avec moi-même ni avec mon ami, il ne pourra être la cause immédiate ni d’une mise en valeur de moi-même, ni d’une considération à son égard. Par conséquent,
si je ne fonde pas cette passion sur quelque autre objet qui soutient avec l’un de nous une relation plus étroite, mes émotions doivent plutôt être considérées comme les effusions d’une disposition exaltée et généreuse que comme une passion bien installée. Mais si l’agréable perspective qui s’ouvre devant moi est contemplée du manoir de mon ami ou du mien, cette nouvelle connexion d’idées donne alors une nouvelle direction au sentiment de plaisir qui dérive de cette perspective ; elle suscite l’émotion de considération ou de vanité, selon la nature de la connexion. Je ne pense pas qu’il subsiste là-dessus un doute ou une difficulté.

SECTION V

1. Il paraît évident que la raison, prise dans un sens exact, c’est-à-dire comme jugement du vrai et du faux, ne peut jamais être, par elle-même, un motif de la volonté et qu’elle ne peut exercer son influence sans toucher quelque passion ou affection. Les relations abstraites entre les idées sont objets de curiosité ; pas de volition. Quant aux questions de fait, dès lors qu’elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, qu’elles ne suscitent ni désir ni aversion, elles sont entièrement indifférentes ; qu’on en ait conscience ou non, qu’on les appréhende correctement ou faussement, on ne peut les traiter comme des motifs pour agir.

2. Ce qu’on appelle communément raison- dans un sens populaire, cette fois-, et que les discours moraux nous recommandent si fort, n’est rien d’autre qu’une passion générale et calme qui embrasse son objet d’un point de vue  éloigné et qui met en œuvre la volonté, sans susciter pour autant une émotion sensible. Dire que c’est par raison qu’un homme s’acquitte scrupuleusement de ses fonctions signifie qu’il agit avec le désir tranquille de s’enrichir et de faire fortune. Se conforme-t-il à la justice par raison ? C’est dire qu’il s’y tient par une considération calme du bien public ou par souci de sa respectabilité aux yeux d’autrui comme aux siens propres.

3. Les objets qui prétendent relever de la raison- prise dans le sens précédent- sont exactement les mêmes que les objets de ce qu’on appelle passion, dès lors qu’ils se rapprochent de nous, qu’ils tirent d’autres attraits de leur situation extérieure ou de leur conformité à notre disposition interne, et qu’ils trouvent le moyen d’exciter une émotion sensible et tumultueuse. Quand on évite un mal que l’on voit venir de loin, on dit que c’est par raison ; quand il est à proximité, le mal produit l’aversion, l’horreur et la crainte et il est objet de passion.

4. C’est l’erreur commune des métaphysiciens d’avoir attribué la direction de la volonté à l’un de ces principes exclusivement, en supposant l’inefficience de l’autre. Or, les hommes agissent souvent sciemment contre leur intérêt ; ils ne se laissent donc pas influencer dans tous les cas par la vue du plus grand bien possible. Souvent, ils répriment une passion violente dans la poursuite de leurs intérêts et de leurs objectifs lointains ; le malaise présent ne saurait donc seul les déterminer. On peut remarquer de façon générale que ces deux principes agissent de concert sur la volonté ; lorsqu’ils se contrarient, l’un des deux prévaut selon le caractère général de la personne ou selon sa disposition présente. Ce que nous appelons force d’âme implique la prévalence des passions calmes sur les passions violentes ; on nous concèdera toutefois qu’il n’est guère de personne assez constamment vertueuse pour ne jamais, à l’occasion, succomber à la sollicitation d’une affection ou d’un désir violents. C’est à cause de ces variations de tempérament qu’il est si difficile de conjecturer ce que feront les hommes et ce qu’ils se résoudront à faire, en cas de contrariété de motifs et de passions.

SECTION VI

1. Nous énumérerons ici quelques-unes des circonstances qui rendent une passion calme ou violente, qui avivent ou affaiblissent une émotion.
Il est caractéristique de la nature humaine qu’une émotion qui accompagne une passion se convertit aisément en elle, quoique l’une ou l’autre soient, à l’origine, de natures différentes, voire de natures contraires. Il est vrai que, selon la théorie précédemment développée, une double relation est toujours requise pour causer une parfaite union entre les passions et faire que l’une produise l’autre. Mais lorsque deux passions sont déjà là, produites par des causes séparées et simultanément présentes dans l’esprit, elles ne tardent pas à se mêler et à s’unir, quand bien même elles n’auraient entre elles qu’une relation, voire parfois aucune. La passion prédominante absorbe la mineure et la convertit en elle-même. Les esprits animaux, une fois mis en branle, reçoivent un changement de direction qui provient, comme on l’imagine naturellement, de l’affection qui prévaut. Il est fréquent que la connexion soit plus étroite entre deux passions quelconques qu’entre l’une d’entre elles, quelle qu’elle soit, et l’indifférence.
Dès lors qu’une personne s’est éprise d’une grande passion, les petits défauts et les caprices de sa maîtresse, les jalousies et les querelles auxquelles ce commerce donne si fréquemment lieu, ont beau être désagréables et en connexion avec la colère et la haine ; on n’en trouve pas moins qu’ils apportent, en de multiples cas, un supplément de force à la passion prédominante. C’est un artifice ordinaire chez les hommes politiques, désireux d’imprimer chez une personne quelque fait dont ils veulent l’informer, de commencer par en piquer la curiosité, d’en différer autant que possible le soulagement et, par ce biais, d’aiguiser son anxiété et d’user de sa patience jusqu’à l’extrême limite où ils lui livrent le fin mot de toute l’affaire. Ils savent que la curiosité la précipitera dans la passion qu’ils ont dessein de susciter et renforcera l’influence de l’objet sur l’esprit. Un soldat qui marche au combat se sent naturellement rempli de courage et de confiance tant qu’il pense à ses camarades et à ses compagnons d’armes ; la crainte et la terreur le terrassent dès qu’il songe à l’ennemi. Ainsi, toute nouvelle émotion qui procède de sa première réflexion vient naturellement renforcer son courage ; mais que cette même émotion procède de la seconde, elle augmente sa crainte. De là vient que, dans la discipline militaire, l’uniformité et l’éclat des costumes, la régularité des figures et des évolutions, ajoutés à la pompe et à la majesté de la guerre, exaltent notre courage et celui de nos alliés ; et que, considérés chez l’ennemi, les mêmes objets, si agréables et si beaux soient-ils par eux-mêmes, nous pétrifient de terreur.
L’espoir est, en lui-même, une passion agréable, qui s’apparente à l’amitié et à la bienveillance ; pourtant il est parfois capable d’attiser la colère dès lors qu’elle est la passion prédominante. Spes addita suscitat iras. VIRG.

2. Puisque deux passions, si indépendantes soient-elles, se transfusent naturellement l’une dans l’autre, pourvu qu’elles se présentent ensemble au même moment, il s’ensuit que, lorsque le bien ou le mal est placé dans une situation telle qu’il cause une émotion particulière, outre la passion de désir ou d’aversion qu’il suscite directement, cette dernière passion acquiert nécessairement une force et une violence nouvelles.

3. Le cas est fréquent lorsqu’un objet suscite des passions contraires. On peut observer alors qu’une opposition de passions cause ordinairement un surcroît de mouvement dans les esprits animaux et produit plus de perturbation que le concours de deux affections quelconques de force égale. La nouvelle émotion se convertit aisément dans la passion prédominante et on trouve fréquemment qu’elle atteint un degré de violence supérieur à celui où elle serait parvenue si elle n’avait pas rencontré d’opposition. De là vient que nous désirons naturellement ce qui est interdit et prenons  souvent plaisir à effectuer des actions pour la simple raison qu’elles sont illégales. La notion de devoir, quand elle s’oppose aux passions, ne permet pas toujours de les surmonter ; et quand elle échoue dans cette entreprise, elle parvient plutôt à les renforcer et à les irriter davantage, en produisant une opposition entre nos motifs et principes.

4. Que l’opposition provienne de motifs internes ou d’obstacles extérieurs ne change rien à l’effet. La passion acquiert ordinairement une nouvelle force dans un cas comme dans l’autre. Les efforts que l’esprit entreprend pour surmonter l’obstacle agitent les esprits et vivifient la passion.

5. L’incertitude a le même effet que l’opposition. L’agitation de la pensée, ses brusques passages d’un point de vue à un autre, la diversité des passions qui se suivent selon les différents points de vue adoptés, tout cela concourt à produire dans l’esprit une émotion qui se transfuse dans la passion prédominante.
Au contraire, la sécurité affaiblit
l
es passions : l’esprit, livré à lui-même, s’alanguit aussitôt ; et, pour préserver son ardeur, il doit constamment être soutenu par un nouveau flux passionnel. Pour la même raison, le désespoir, quoiqu’il soit contraire à la sécurité, a le même effet.

 

6. Il n’est pas de moyen plus puissant pour susciter une affection que de dissimuler une partie de son objet, en le plongeant dans une espèce de pénombre qui en découvre assez pour nous prévenir en faveur de cet objet tandis qu’elle nous laisse le soin d’imaginer le reste. Outre que l’obscurité s’accompagne toujours d’une espèce d’incertitude, l’effort que fait la fantaisie pour compléter l’idée accélère le mouvement des esprits et apporte un degré supplémentaire de force à la passion.

7. Si le désespoir et la sécurité produisent, en dépit de leur contrariété, les mêmes effets, l’absence produit, quant à elle, des effets contraires, et l’on observe que, dans des circonstances différentes, elle renforce ou affaiblit notre affection. LA ROCHEFOUCAULD a très bien remarqué que l’absence détruit les passions faibles alors qu’elle accroît les fortes ; tout comme le vent mouche une chandelle et attise un incendie. Une longue absence affaiblit naturellement notre idée et diminue la passion ; mais lorsque l’affection est assez forte et assez vive pour s’entretenir elle-même, le malaise qui provient de l’absence accroît la passion et lui apporte, avec la force, un impact nouveau.

8. Quand l’âme s’emploie à effectuer une action ou à concevoir une chose à laquelle elle n’est pas habituée, elle trouve que ses facultés présentent une espèce de rigidité et que les esprits animaux changent difficilement de direction. Comme cette difficulté agite les esprits animaux, elle est source d’étonnement, de surprise et de toutes les émotions qui proviennent de la nouveauté ; elle est, par elle-même, agréable, comme tout ce qui anime l’esprit à un degré modéré. Mais la surprise a beau être agréable en elle-même, dès lors qu’elle met les esprits en effervescence, elle n’augmente pas nos affections agréables sans augmenter aussi nos affections pénibles, conformément au principe précédent. De là vient que tout ce qui est nouveau nous affecte davantage et nous donne soit plus de plaisir, soit plus de douleur que ce qui, à proprement parler, devrait naturellement en résulter. Au fur et à mesure qu’elle revient, la nouveauté s’use, les passions déclinent ; il n’y a plus de presse des esprits animaux ; et nous regardons l’objet d’un œil plus tranquille.

9. L’imagination et les affections s’unissent étroitement. La vivacité de l’une donne de la force aux autres. De là vient que la perspective d’un plaisir qui nous est déjà familier nous affecte davantage que tout autre plaisir dont nous pouvons bien admettre la supériorité, mais dont nous ignorons complètement la nature. Car du premier, nous pouvons former une idée particulière et déterminée ; tandis que nous concevons l’autre sous la notion générale de plaisir.
Une satisfaction dont nous venons de jouir, et dont le souvenir est frais et encore proche, agit sur la volonté avec plus de violence qu’une autre dont les traces sont atténuées et presque effacées.
Un plaisir conforme à la façon de vivre que nous avons adopté suscite davantage notre désir et notre appétit qu’un autre, qui lui est étranger.

Rien n’est plus capable d’infuser une passion dans l’esprit que l’éloquence qui représente les objets sous les couleurs les plus violentes et les plus vives. Une idée, que nous aurions pu tenir pour entièrement négligeable, exercera son influence sur nous du simple fait qu’elle est l’opinion d’un autre, surtout s’il la soutient avec passion.
On peut remarquer que les passions vives s’accompagnent ordinairement d’une imagination vive. De ce point de vue, comme à d’autres d’ailleurs, la force de la passion dépend autant du tempérament de la personne que de la nature et de la situation de l’objet.
L’influence de l’éloignement, par l’espace ou par le temps, n’équivaut pas à celle de la proximité et de la contiguïté.
Je ne prétends pas avoir épuisé le sujet dans ce texte. Il me suffit d’avoir fait apparaître que, dans leur production comme
dans leur transmission, les passions suivent une sorte de mécanisme régulier susceptible d’une investigation aussi précise que celle des lois du mouvement, de l’optique, de l’hydrostatique ou de toute autre division de la philosophie naturelle.

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1 août 2015 6 01 /08 /août /2015 12:22

Document établi par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie  en CPGE

Tragédie

PERSONNAGES
Andromaque, veuve d’Hector, captive de Pyrrhus.
Pyrrhus, fils d’Achille, roi d’Épire.
Oreste, fils d’Agamemnon.
Hermione, fille d’Hélène, accordée avec Pyrrhus.
Pylade, ami d’Oreste.
Cléone, confidente d’Hermione.
Céphise, confidente d’Andromaque.
Phœnix, gouverneur d’Achille, et ensuite de Pyrrhus.
Suite d’Oreste.

La scène est à Buthrote, ville d’Épire, dans une salle du palais de Pyrrhus.

ACTE premier

Scène I
Oreste, Pylade.

La scène est à Buthrote, ville d’Epire, dans une salle du palais de Pyrrhus. Pylade, fils d’Anaxibie, sœur d’Agamemnon et l’un des instigateurs du meurtre de Clytemnestre, est le grand ami d’enfance d’Oreste, fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, frère d’Iphigénie et d’Electre. Il l’a accompagné dans toutes ses épreuves. Les deux amis ont été séparés six mois auparavant, lors d’une tempête qui a éloigné leurs bateaux, tout près des côtes de l’Epire. Oreste n’a accepté son ambassade en Epire que pour une seule raison : revoir Hermione, fille d’Hélène et de Ménélas, roi de Sparte, qu’il n’a jamais cessé d’aimer, malgré ses constants refus. Mais Hermione aime Pyrrhus, fils d’Achille et roi d’Epire et Pyrrhus aime Andromaque, veuve d’Hector et mère d’Astyanax.
Oreste demande à son ami Pylade de ne pas l’accabler. Depuis que Ménélas a promis sa fille Hermione à Pyrrhus pour le remercier de sa victoire sur les Troyens, Oreste est désespéré. Il a bien essayé de transformer son amour en haine, et c’est dans cet état d’esprit qu’il est arrivé à Epire pour réclamer Astyanax qu’Andromaque a réussi à ravir à la vengeance d’Ulysse. Les Grecs redoutent, en effet, qu’Astyanax ne veuille un jour venger sur eux la défaite de Troie et la mort de son père Hector. Mais en constatant que Pyrrhus négligeait Hermione pour sa captive, Oreste a vu son amour renaître. Rien ne l’empêchera de suivre cette passion, même s’il doit y laisser la vie.

ORESTE
Car enfin n’attends pas que mes feux redoublés
Des périls les plus grands puissent être troublés.
Puisque après tant d’efforts ma résistance est vaine,
Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne.

J’aime : je viens chercher Hermione en ces lieux,
La fléchir, l’enlever, ou mourir à ses yeux.

Oreste veut avoir l’avis de Pylade.  Celui-ci confirme que Pyrrhus est épris d’Andromaque qui ne répond à cet amour que par la haine. Pour la faire fléchir, Pyrrhus menace de tuer Astyanax. Il ne faut rien attendre d’un cœur aussi peu maître de lui.

PYLADE
Ainsi n’attendez pas que l’on puisse aujourd’hui
Vous répondre d’un cœur si peu maître de lui :
Il peut, Seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu’
il hait, et punir ce qu’il aime.

Hermione, selon Pylade, feint de dédaigner l’inconstance de Pyrrhus et de croire qu’il reviendra mais elle pleure en secret d’être abandonnée et appelle quelquefois Oreste à son secours. Avant de répondre à cet appel, Pylade conseille à son ami de terminer son ambassade : annoncer à Pyrrhus que les Grecs exigent qu’on leur remettre le fils d’Hector.

Scène II
Pyrrhus, Oreste, Phœnix.

Oreste rencontre Pyrrhus et commence par faire l’éloge du fils du vainqueur de Troie pour mieux souligner qu’il ne faut pas laisser le sang troyen se réveiller en épargnant le fils d’Hector et qu’il doit répondre aux vœux des Grecs pour se protéger lui-même de cet enfant. Mais Pyrrhus rejette cette demande. Comme Ulysse avait des droits sur Hécube, la femme de Priam et Agamemnon sur Cassandre, il est le seul à pouvoir disposer de la vie d’Andromaque et de son fils. Il ne craint d’ailleurs ni Troie qui est détruite, ni cet enfant qui est bien jeune et le temps de la colère est d’ailleurs passé. Les Grecs doivent donc chercher une autre proie. Oreste rappelle que l’enfant qui a été immolé n’était pas Astyanax ; à travers lui, c’est Hector que les Grecs poursuivent encore. C’est pour assurer cette vengeance qu’ils sont venus jusqu’en Epire. Pyrrhus qui se rappelle de la brouille entre Achille et Agamemnon à propos de la capture de Briséis, maîtresse d’Achille est prêt à consentir à ce que l’Epire devienne une seconde Troie. Oreste constate alors que Pyrrhus s’oppose à la Grèce et donc à Ménélas, père d’Hermione. Cet argument ne fait pas fléchir Pyrrhus. Il autorise l’ambassadeur à voir Hermione avant de partir.

Scène III
Pyrrhus, Phœnix.

Phœnix, précepteur d’Achille et de Pyrrhus, s’étonne que Pyrrhus envoie Oreste aux pieds d’Hermione qu’il aime. Et bien qu’ils retournent ensemble à Sparte, dit Pyrrhus, cela lui épargnerait « contrainte et ennui ». On annonce alors l’arrivée d’Andromaque.

Scène IV
Pyrrhus, Andromaque, Phœnix, Céphise.

Andromaque vient supplier Pyrrhus ; elle ne peut voir son fils qu’une fois par jour et ne l’a pas encore embrassé aujourd’hui. Pyrrhus annonce qu’Oreste est venu demander sa mort au nom des Grecs. Andromaque demande à Pyrrhus ce qu’il fera. Le fils d’Achille répond qu’il ne veut pas le livrer, au risque d’une nouvelle guerre de dix ans. Mais puisqu’il est haï des Grecs peut-il espérer son amour ?

PYRRHUS
Mais parmi ces périls où je cours pour vous plaire,
Me refuserez-vous un regard moins sévère ?

Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés,
Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés ?
Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore
Que vous accepterez un cœur qui vous
adore ?
En combattant pour vous, me sera-t-il permis
De ne vous point compter parmi mes ennemis ?

Andromaque s’étonne de ce marché. Que dira la Grèce ? Une telle générosité doit-elle passer pour le fruit d’une passion ? Peut-il souhaiter qu’une captive en larmes l’aime ? Il ne doit pas lui faire payer sa générosité du salut de son cœur. 

ANDROMAQUE
Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?
Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse ?
Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux,
Passe pour le transport d’un esprit
amoureux ?
Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous
aime ?
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?

Oreste  veut que la colère d’Andromaque cesse, comme lui souffre de tout le mal qu’il a fait. Leurs ennemis communs devraient les réunir. Il lui rendra son fils, lui servira de père et l’aidera à se venger des Grecs. Troie se relèvera. Mais pour Andromaque, il est trop tard. Elle n’aspire, pour elle et son fils, qu’à un exil loin de Pyrrhus et des Grecs. Pyrrhus  doit retourner auprès d’Hermione.

ANDROMAQUE
Votre amour contre nous allume trop de haine.
Retournez, retournez à la fille d’Hélène.

Mais pour Pyrrhus, des deux femmes venues en Epire, c’est Andromaque la véritable maîtresse et Hermione la prisonnière. Andromaque ne comprend pas : Hermione et Pyrrhus ne doivent leur célébrité qu’à la mort d’Hector et au chagrin d’Andromaque. Pyrrhus pose alors son ultimatum. Si elle ne veut pas de lui, il tuera Astyanax.

PYRRHUS
Eh bien, Madame, eh bien ! il faut vous obéir :
Il faut vous oublier, ou plutôt vous
haïr.
Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence
Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence ;
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S’il n’
aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère ;
La Grèce le demande, et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.

Andromaque mourra donc avec son fils et rejoindra Hector. Pyrrhus espère encore qu’elle changera d’avis en voyant son fils.

ACTE deuxième

Scène I
Hermione, Cléone.

Hermione consent à recevoir Oreste bien qu’elle n’ait pas envie de le voir. Cléone, la confidente d’Hermione s’étonne qu’elle ne veuille pas voir celui dont elle espérait le retour et dont elle regrettait « la constance et l’amour ». Hermione craint qu’il ne constate sa situation : rejetant Oreste, elle est rejetée par Pyrrhus. Cléone la rassure : il l’aime trop pour lui en vouloir.

CLEONE
                 
 Ah ! dissipez ces indignes alarmes :
Il a trop bien senti le pouvoir de vos charmes.
Vous croyez qu’un
amant vienne vous insulter ?
Il vous rapporte un cœur qu’il n’a pu vous ôter.

Ménélas conseille à Hermione de partir avec les Grecs si Pyrrhus tarde à exécuter Astyanax et à l’épouser. Cléone lui conseille d’écouter Oreste puisque, selon elle, elle hait Pyrrhus.

HERMIONE
Si je le hais, Cléone ! Il y va de ma gloire,
Après tant de bontés dont il perd la mémoire ;
Lui qui me fut si cher, et qui m’a pu trahir,
Ah ! je l’ai trop
aimé pour ne le point haïr !

Mais Hermione ne peut se résoudre à partir. Malgré les évidences, elle garde encore espoir et elle l’aime encore. Elle restera au moins pour gêner leur hymen et espère que les Grecs lui prendront son fils. Cléone n’est pas sûre qu’Andromaque cherche à concurrencer Hermione et elle s’étonne que son amie s’attache autant à Pyrrhus qui la rejette. Hermione se souvient de l’amour de Pyrrhus. Puis soudain, pour chasser la pensée de l’ingrat elle consent à recevoir Oreste.

HERMIONE
Mais c’en est trop, Cléone, et quel que soit Pyrrhus,
Hermione est sensible, Oreste a des vertus ;
Il sait
aimer du moins, et même sans qu’on l’aime,
Et peut-être il saura se faire
aimer lui-même.
Allons : Qu’il vienne enfin.

Il est justement là.

Scène II
Hermione, Oreste, Cléone.

Hermione lui demandant s’il vient par tendresse ou par devoir, Oreste réaffirme son amour.

ORESTE
Tel est de mon amour l’aveuglement funeste,
Vous le savez, Madame, et le destin d’Oreste
Est de venir sans cesse
adorer vos attraits,
Et de jurer toujours qu’il n’y viendra jamais.

Le regard d’Hermione va raviver les blessures d’ Oreste qui a cherché partout la mort chez les peuples barbares ; ils n’ont pas voulu la lui donner. Il la cherche dans ses yeux. Ils n’ont qu’à lui interdire un reste d’espérance et il en mourra. Hermione lui demande d’abandonner ce « funeste langage » et de revenir à son devoir. Mais Pyrrhus l’en a dégagé en prenant la défense d’Astyanax. Hermione laisse échapper un cri : « L’infidèle ! » Avant de partir, Oreste veut connaître les sentiments d’Hermione. Elle aussi, dit-elle, a accompli son devoir en obéissant à son père et elle a souffert comme Oreste d’être rejetée. D’ailleurs, elle a souhaité le revoir. Oreste se remet à espérer. C’est Oreste qui lui a appris le pouvoir de l’amour. A ses dépens, constate Oreste.

HERMIONE
Oui, c’est vous dont l’amour, naissant avec leurs charmes,
Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes ;
Vous que mille vertus me forçaient d’estimer ;
Vous que j’ai plaint, enfin que je voudrais
aimer.

ORESTE
Je vous entends. Tel est mon partage funeste :
Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste.

HERMIONE
Ah ! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus :
Je vous
haïrais trop.

Oreste ne doit pas souhaiter le sort de Pyrrhus : il serait trop haï. Mais pour Oreste, la haine est plus proche de l’amour que de l’indifférence.

ORESTE
                                 
Vous m’en aimeriez plus.
Ah ! que vous me verriez d’un regard bien contraire !
Vous me voulez
aimer, et je ne puis vous plaire ;
Et l’amour seul alors se faisant obéir,
Vous m’
aimeriez, Madame, en me voulant haïr.

Oreste redit que Pyrrhus est éprise d’une autre femme et réaffirme son propre attachement. Hermione ne veut pas le croire puis demande à Oreste de lancer la Grèce contre lui. 

HERMIONE
Que m’importe, Seigneur, sa haine ou sa tendresse ?
Allez contre un rebelle armer toute la Grèce ;
Rapportez-lui le prix de sa rébellion ;
Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion.
Allez. Après cela direz-vous que
je l’aime ?

ORESTE
Madame, faites plus, et venez-y vous-même.
Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux,
Venez dans tous les cœurs faire parler vos yeux.
Faisons de notre
haine une commune attaque.

Oreste veut qu’Hermione rentre en Grèce avec lui mais celle-ci s’inquiète qu’il puisse épouser Andromaque. Oreste voit bien qu’elle ne peut pas quitter Pyrrhus. 

ORESTE
Et vous le haïssez ! Avouez-le, Madame,
L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme ;
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux,
Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux.

Elle s’en défend mais veut tenter une dernière chance : qu’il choisisse entre elle et Astyanax.

HERMIONE
Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue
Répand sur mes discours le venin qui la tue,
Toujours dans mes raisons cherche quelque détour,
Et croit qu’en moi
la haine est un effort d’amour.

Scène III
ORESTE, seul.

Oreste se réjouit à l’idée que Pyrrhus choisisse Andromaque et qu’Hermione parte avec lui. Il voit arriver Pyrrhus.

Scène IV
Pyrrhus, Oreste, Phœnix.

Pyrrhus cherchait justement Oreste. Depuis leur dernière entrevue, il a senti combien il devenait contraire à la Grèce et réduisait à néant ce qu’avait fait Achille. Il va donc livrer Astyanax. Oreste est décontenancé. Pour assurer la paix, Pyrrhus va épouser Hermione et il veut qu’Oreste soit son témoin au nom de tous les Grecs.

Scène V
Pyrrhus, Phœnix.

Pyrrhus prend Phœnix à témoin de sa victoire sur l’amour. Celui-ci se réjouit de voir le fils d’Achille plutôt que le « jouet d’une flamme servile ». Pyrrhus reconnaît qu’il a vaincu son pire ennemi : l’amour. 
PYRRHUS
Et mon cœur, aussi fier que tu l’as vu soumis,
Croit avoir en
l’amour vaincu mille ennemis.

Il a un instant cru qu’Andromaque allait céder mais il l’a trouvée encore plus farouche. Pyrrhus essaie de se convaincre de sa domination.

PYRRHUS
                                         
Je vois ce qui la flatte :
Sa beauté la rassure, et malgré mon courroux,
L’orgueilleuse m’attend encore à ses genoux.
Je la verrais aux miens, Phœnix, d’un oeil tranquille.
Elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’Achille :
Trop de
haine sépare Andromaque et Pyrrhus.

Phœnix lui conseille de ne plus en parler et d’aller proposer le mariage à Hermione en se défiant d’Oreste qui est son rival. Mais Pyrrhus revient sans arrêt à Andromaque ce qui inquiète Phœnix qui n’est pas dupe de l’amour de Pyrrhus. Même si Pyrrhus prétend le contraire et réaffirme son désir de vengeance et sa volonté de tuer Astyanax. 

PYRRHUS
                                       
Moi, l’aimer ? une ingrate
Qui me
hait d’autant plus que mon amour la flatte ?
Sans parents, sans amis, sans espoir que sur moi ;
Je puis perdre son fils, peut-être je le doi ;
Étrangère... que dis-je ? esclave dans l’Épire,
Je lui donne son fils, mon âme, mon empire,
Et je ne puis gagner dans son perfide cœur
D’autre rang que celui de son persécuteur !
Non, non, je l’ai juré, ma vengeance est certaine :
Il faut bien une fois justifier
sa haine,
J’abandonne son fils. Que de pleurs vont couler !
De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler !
Quel spectacle pour elle aujourd’hui se dispose !
Elle en mourra, Phœnix, et j’en serai la cause.
C’est lui mettre moi-même un poignard dans le sein.

Pyrrhus, perdu, s’abandonne à l’avis de Phœnix. Que doit-il faire ? Phœnix lui conseille de s’engager auprès d’Hermione. Pyrrhus y consent.

ACTE troisième

Scène I
Oreste, Pylade.

Pylade ne reconnaît plus Oreste et lui demande de modérer sa colère. Mais celui-ci ne veut plus écouter la raison. Il enlèvera Hermione. Qu’au moins Oreste soit prudent et dissimule ses projets. Pylade lui demande la cause de son emportement. Oreste lui révèle alors les projets de Pyrrhus d’épouser Hermione le lendemain. « Il est peut-être à plaindre autant que je vous plains » dit Pylade. Mais Oreste pense que Pyrrhus n’épouse Hermione que pour la lui arracher car elle n’attendait qu’un refus pour revenir vers Oreste. « Vous le croyez ! » dit Pylade qui essaie d’ouvrir les yeux à son ami. Hermione aime encore Pyrrhus et il doit la fuir.

PYLADE
                               
Jamais il ne fut plus aimé.
Pensez-vous, quand Pyrrhus vous l’aurait accordée,
Qu’un prétexte tout prêt ne l’eût pas retardée ?
M’en croirez-vous ? Lassé de ses trompeurs attraits,
Au lieu de l’enlever, fuyez-la pour jamais.
Quoi ? votre
amour se veut charger d’une furie
Qui vous détestera, qui toute votre vie,
Regrettant
un hymen tout prêt à s’achever,
Voudra...

En l’enlevant, il veut l’associer à ses souffrances. Pylade regrette le tour que prend la situation.

PYLADE
Voilà donc le succès qu’aura votre ambassade :
Oreste ravisseur !

Mais Oreste se désintéresse désormais du sort de la Grèce. Il se lasse des injustices dont les dieux sont responsables et conseille à Pylade de se détourner de lui et de livrer Astyanax aux Grecs.
Par amitié, Pylade consent finalement à enlever Hermione. Les vaisseaux sont prêts et il connaît tous les secrets du palais pour l’enlever facilement. Oreste remercie son ami et lui demande pardon.

ORESTE
J’abuse, cher ami, de ton trop d’amitié
Mais pardonne à des maux dont toi seul as pitié ;
Excuse un malheureux qui perd tout ce qu’
il aime,
Que tout le monde
hait, et qui se hait lui-même.

Pylade lui demande seulement de ne pas se dévoiler et de ne plus penser à Hermione pour le moment.

Scène II
Hermione, Oreste, Cléone.

Oreste retrouve Hermione. Il est au courant des projets de Pyrrhus. Hermione sait qu’il sera son témoin. Elle serait donc d’accord avec cette idée ? Hermione veut croire qu’il a changé d’avis et qu’il revient vers elle par crainte des Grecs. Mais pour Oreste, il n’y a aucun doute. Pyrrhus aime Hermione.

ORESTE
Non, Madame : il vous aime, et je n’en doute plus.
Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu’ils veulent faire ?
Et vous ne vouliez pas sans doute lui déplaire.

Hermione donne l’argument bien commode de l’obéissance à ses devoirs de princesse. « Chacun peut à son choix disposer de son âme » dit Oreste et son devoir à lui … est de se retirer.

Scène III
Hermione, Cléone.

Hermione s’étonne qu’Oreste ne soit pas plus en colère. Selon Cléone, sa douleur est d’autant plus forte qu’elle vient de lui. Elle est rassurée : Pyrrhus ne craint personne : « Il veut tout ce qu’il fait, et s’il m’épouse, il m’aime. » Peu importe qu’Oreste lui impute ses douleurs. Cléone voit arriver Andromaque et Cléone conseille à sa maîtresse de dissimuler ses émotions.

Scène IV
Andromaque, Hermione, Cléone, Céphise.

Andromaque dit à Hermione de ne pas fuir. Elle n’est pas là pour lui disputer l’amour de Pyrrhus. Son amour s’est enfoui dans la tombe d’Hector mais elle veut sauver son fils et elle sollicite d’Hermione la possibilité de pouvoir le cacher dans quelque île déserte. Hermione prétexte l’obéissance à son père pour ne pas répondre. Elle suivra l’avis de Pyrrhus et laisse Andromaque essayer de plaider sa cause.

Scène V
Andromaque, Céphise.

Andromaque est en colère contre Hermione mais Céphise lui conseille de voir Pyrrhus.

Scène VI
Pyrrhus, Andromaque, Phœnix, Céphise.

Après un temps d’hésitation réciproque, Andromaque et Pyrrhus s’affrontent à nouveau. Andromaque se propose comme victime des Grecs à la place de son fils. Pyrrhus lui rappelle qu’elle n’a pas demandé sa grâce quand elle pouvait encore être accordée. Andromaque est prête à tomber à genoux devant lui. Pyrrhus est conscient de sa haine et de son mépris.

PYRRHUS
Non, vous me haïssez ; et dans le fond de l’âme
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.
Ce fils même, ce fils, l’objet de tant de soins,
Si je l’avais sauvé, vous l’en
aimeriez moins.
La haine, le mépris, contre moi tout s’assemble ;
Vous me
haïssez plus que tous les Grecs ensemble.
Jouissez à loisir d’un si noble courroux.

Alors que Pyrrhus semble résolu à partir, Andromaque ne sait plus que faire. Sa famille est morte, son fils seul lui reste, elle avait cru que sa prison deviendrait son asile et avait espéré un ennemi plus magnanime. Mais au moins que la mort ne la sépare pas de son fils. Pyrrhus demande à Phoenix d’aller l’attendre.

Scène VII
Pyrrhus, Andromaque, Céphise.

Pyrrhus a changé d’avis. Il peut lui rendre le fils qu’elle pleure et veut qu’ils cessent de se haïr. C’est lui maintenant qui la convie à sauver son fils. Il est prêt à renvoyer Hermione et à couronner Andromaque à sa place. Andromaque doit maintenant se décider.

PYRRHUS.
Mais ce n’est plus, Madame, une offre à dédaigner :
Je vous le dis, il faut ou périr ou régner.
Mon cœur, désespéré d’un an d’ingratitude,
Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude.
C’est craindre, menacer et gémir trop longtemps.
Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j’attends.

Scène VIII
Andromaque, Céphise.

Alors que Céphise se réjouit de cette victoire et conseille à Andromaque d’accepter cette solution qu’Hector ne lui reprocherait pas, Andromaque manifeste beaucoup moins d’enthousiasme à l’idée de ce mariage. Elle n’oublie pas la mort d’Hector, de Priam, la nuit funeste pour Troie, le carnage perpétré par Pyrrhus, sa propre souffrance. Elle ne veut pas devenir la complice de ces crimes et préfère mourir. Céphise s’apprête donc à accompagner Andromaque à son sacrifice. Mais le souvenir et les dernières paroles d’Hector font vaciller la détermination d’Andromaque. Elle doit sauver son fils. 

ANDROMAQUE
Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne ?
Si je te
hais, est-il coupable de ma haine ?

Mais elle peine à donner des instructions claires à Céphise qui lui demande quelle réponse elle doit donner à Pyrrhus. Andromaque veut aller sur le tombeau d’Hector pour le consulter.

ACTE quatrième

Scène I
Andromaque, Céphise.

Céphise se réjouit d’une décision que lui a dictée Hector et qui sauvera son fils. Pyrrhus se dresse désormais contre les Grecs en prenant la défense d’Astyanax et les préparatifs ont commencé au temple. Andromaque veut d’abord aller voir son fils… pour la dernière fois. Nouvelle surprise de Céphise. Andromaque reproche à sa confidente de mal la connaître.

ANDROMAQUE
Mais j’ai cru qu’à mon tour tu me connaissais mieux.
Quoi donc ? as-tu pensé qu’Andromaque infidèle
Pût trahir un époux qui croit revivre en elle,
Et que de tant de morts réveillant la douleur,
Le soin de mon repos me fît troubler le leur ?

Elle sauvera son fils en épousant Pyrrhus mais aussitôt elle se tuera.

ANDROMAQUE
Je vais, en recevant sa foi sur les autels,
L’engager à mon fils par des nœuds immortels.
Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,
D’une infidèle vie abrégera le reste,
Et sauvant ma vertu, rendra ce que je doi
À Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi.

Andromaque défend à Céphise de la suivre dans la mort. Elle lui confie le soin de s’occuper d’Astyanax,  de veiller à ce que Pyrrhus tienne sa promesse, de l’éduquer dans le souvenir des héros troyens et de ses parents en renonçant à se venger. Elle demande enfin à Céphise de ne pas la trahir par ses larmes.

Scène II
Hermione, Cléone.

Cléone s’étonne du silence d’Hermione alors même que Pyrrhus vient de décider d’épouser Andromaque. Elle redoute même « un calme si funeste ».  Oreste arrive.

Scène III
Oreste, Hermione, Cléone.

Oreste lui demande s’il est vrai qu’Hermione a souhaité sa présence. Elle veut savoir s’il l’aime et s’il est prêt à la venger. La réponse ne fait aucun doute.

HERMIONE
                 
Je veux savoir, Seigneur, si vous m’aimez.

ORESTE
Si je vous aime ? ô dieux ! Mes serments, mes parjures,
Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures,
Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés,
Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez ?

HERMIONE
Vengez-moi, je crois tout.

Oreste est prêt à allumer une nouvelle guerre (où Hermione serait Hélène et lui Agamemnon). Mais ce n’est pas une guerre que veut Hermione. Elle veut qu’Oreste court au temple et tue Pyrrhus. Oreste hésite. Il veut bien de la vengeance mais pas du crime. Il doit rendre des comptes à la Grèce. Mais Hermione insiste. Si Oreste ne le tue pas maintenant, elle risque de lui pardonner ou de l’aimer à nouveau. Oreste cède alors. Il agira cette nuit. Mais c’est de jour que Pyrrhus va épouser Andromaque. Il doit frapper au plus vite. Oreste hésite encore et Hermione s’impatiente de ses raisonnements. Il se plaint de ne pas être aimé et ne fait rien pour elle. Elle ira donc au temple et elle tuera elle-même avant de se suicider.

HERMIONE
Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous.

Oreste agira donc.

Scène IV
Hermione, Cléone.

Cléone s’inquiète de la décision d’Hermione. Celle-ci veut être sûre que Pyrrhus sache qu’il mourra par haine d’Hermione et non par l’Etat. 

HERMIONE
Va le trouver : dis-lui qu’il apprenne à l’ingrat
Qu’on l’immole à
ma haine, et non pas à l’État.
Chère Cléone, cours : ma vengeance est perdue
S’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue.

Alors que Cléone voit arriver Pyrrhus, Hermione lui demande de rejoindre Oreste.

Scène V
Pyrrhus, Hermione, Phœnix.

Pyrrhus explique le sens de sa visite. Il ne veut pas essayer d’excuser son acte. Il va épouser Andromaque. Ménélas et Achille avaient décidé de leur union sans amour. Pyrrhus a d’abord accepté cette décision et essayé de l’assumer. Mais Andromaque lui « arrache un cœur qu’elle déteste » et ils vont se marier. Il comprend qu’Hermione puisse laisse éclater sa colère. 
Hermione l’accuse d’être criminel et perfide, traître et parjure. Elle rappelle qu’il a tué le vieux Priam, père d’Hector et Polyxène, sa plus jeune sœur. Pyrrhus reconnaît ses excès mais il veut oublier le passé et il ne croit pas qu’ils se soient jamais aimés :
« Il faut se croire aimé pour se croire infidèle. » 
Hermione proteste. Elle l’a aimé et a renoncé à tout pour lui, elle a résisté à ses infidélités. Et aujourd’hui encore elle se demande si elle ne l’aime pas encore.

HERMIONE
Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ?

J’ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes ;
Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;
J’y suis encor, malgré tes infidélités,
Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure ;
J’attendais en secret le retour d’un parjure ;
J’ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterais un cœur qui m’était dû.

Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m’annoncer le trépas

ingrat, je doute encor si je ne t'aime pas.

S’il doit épouser Andromaque, qu’il le fasse mais qu’il diffère de mariage d’un jour. Les dieux n’ont pas oublié qu’il était lié à Hermione.


Scène VI
Pyrrhus, Phœnix.

Phoenix conseille à Pyrrhus de ne pas négliger la colère d’Hermione qui est aimée par Oreste. Mais Pyrrhus pense déjà à Andromaque et demande à Céphise de garder Astyanax.

ACTE cinquième

Scène I
Hermione seule.

Hermione est désemparée : « Ah ! ne puis-je savoir si j’aime ou si je hais ? » Elle souffre de la façon dont Pyrrhus l’a congédiée. Et pourtant, elle tremble déjà du coup qui va le frapper mais elle se ravise aussitôt : « Qu’il périsse ! » Sa colère contre « le perfide » redouble. Il se moque d’elle et croit qu’elle retiendra sa main. Elle va laisser agir Oreste. « Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ». N’a-t-elle donc traversé les mers que pour assassiner ce prince dont elle a d’abord entendu les exploits avant de lui être destinée.

Scène II
Hermione, Cléone.

Cléone commente les événements. Elle a vu Pyrrhus mener au temple, au milieu de mille cris de joie, une Andromaque « incapable toujours d’aimer et de haïr ». Hermione veut savoir comment a réagi Pyrrhus et s’il était troublé. Sans penser à autre chose, Pyrrhus a rangé sa garde autour d’Astyanax que Phoenix a conduit dans un fort éloigné du temple. Oreste est alors entré dans le temple. Hermione est impatiente et veut savoir si Oreste a accompli son geste fatale. Non, car s’il aime Hermione, il respecte aussi Pyrrhus. Hermione le traite de lâche en évoquant le souvenir d’Hélène. Elle agira donc elle-même.

Scène III
Oreste, Hermione, Cléone.

Mais Oreste vient annoncer la mort de Pyrrhus. Il raconte la scène : Pyrrhus l’a vu entrer dans le temple, il a posé le diadème sur la tête d’Andromaque en se posant en protecteur d’Astyanax « roi des Troyens ». A ces mots, tout le monde s’est rué sur lui. Oreste n’a « pu trouver de place pour l’abattre » ; il est venu en hâte chercher Hermione pour fuir avec elle. Mais Hermione le rejette et lui reproche cet assassinat. Oreste ne comprend pas : c’est bien ce qu’elle lui a demandé de faire ? Hermione se contredit : ce n’est pas ce que son cœur voulait et c’était à elle d’agir.

HERMIONE
Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?
Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?
N’as-tu pas dû cent fois te le faire redire ?
Toi-même avant le coup me venir consulter,
Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?
Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ?
Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?

Elle le rend responsable de ce qui s’est passé : c’est à cause de son ambassade que Pyrrhus s’est tourné vers Andromaque. Elle restera en Epire et traite Oreste de monstre.

Scène IV
Oreste seul.

Oreste est effondré. Il ne comprend pas. Il a tout fait pour elle : assassiner un roi qu’il révère, violer les droits d’un souverain, des ambassadeurs, des humains. Il est devenu parricide, assassin, sacrilège pour une ingrate. « Elle l’aime ! » et s’éloigne de lui.

Scène V
Oreste, Pylade, soldats d’Oreste.

Pylade vient lui rappeler qu’ils doivent partir rapidement. Tout le peuple, désormais soumis à leur reine Andromaque, est désormais à leur poursuite. Andromaque, en épouse fidèle, rend tous les devoirs à Pyrrhus et veut qu’on le venge. Mais Oreste veut suivre Hermione qui retient la foule. Pylade apprend alors à Oreste qu’Hermione est morte. En voyant le cadavre de Pyrrhus, elle s’est poignardée.

PYLADE
Mais du haut de la porte enfin nous l’avons vue
Un poignard à la main sur Pyrrhus se courber,
Lever les yeux au ciel, se frapper et tomber.

Oreste veut mourir à son tour. Il sombre dans la folie, croyant voir  Pyrrhus à la place de Pylade et Hermione qui l’embrasse. Pylade l’emmène.

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1 août 2015 6 01 /08 /août /2015 11:24

Document établi par Bernard MARTIAL, professeur de lettres-philosophie  en CPGE.

Tragédie

PERSONNAGES

Andromaque, veuve d’Hector, captive de Pyrrhus.
Pyrrhus, fils d’Achille, roi d’Épire.
Oreste, fils d’Agamemnon.
Hermione, fille d’Hélène, accordée avec Pyrrhus.
Pylade, ami d’Oreste.
Cléone, confidente d’Hermione.
Céphise, confidente d’Andromaque.
Phœnix, gouverneur d’Achille, et ensuite de Pyrrhus.
Suite d’Oreste.

La scène est à Buthrote, ville d’Épire, dans une salle du palais de Pyrrhus.

 

ACTE premier

Scène I
Oreste, Pylade.

ORESTE
Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle ;
Et déjà son courroux semble s’être adouci
Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.
Qui l’eût dit, qu’un rivage à mes vœux si funeste
Présenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste ?
Qu’après plus de six mois que je t’avais perdu,
À la cour de Pyrrhus tu me serais rendu ?

PYLADE
J’en rends grâces au ciel qui, m’arrêtant sans cesse,
Semblait m’avoir fermé le chemin de la Grèce,
Depuis le jour fatal que la fureur des eaux
Presque aux yeux de l’Épire écarta nos vaisseaux.
Combien, dans cet exil, ai-je souffert d’alarmes !
Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes,
Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger
Que ma triste amitié ne pouvait partager !
Surtout je redoutais cette mélancolie
Où j’ai vu si longtemps votre âme ensevelie.
Je craignais que le ciel, par un cruel secours,
Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours.
Mais je vous vois, Seigneur ; et si j’ose le dire,
Un destin plus heureux vous conduit en Épire :
Le pompeux appareil qui suit ici vos pas
N’est point d’un malheureux qui cherche le trépas.

ORESTE
Hélas ! qui peut savoir le destin qui m’amène ?
L’amour me fait ici chercher une inhumaine.
Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort ?

PYLADE
Quoi ? votre âme à l’amour en esclave asservie
Se repose sur lui du soin de votre vie ?
Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,
Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers ?
Pensez-vous qu’Hermione, à Sparte inexorable,
Vous prépare en Épire un sort plus favorable ?
Honteux d’avoir poussé tant de vœux superflus,
Vous l’abhorriez ; enfin vous ne m’en parliez plus.
Vous me trompiez, Seigneur.

ORESTE
 Je me trompais moi-même !
Ami, n’accable point un malheureux qui t’aime.
T’ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs ?
Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.
Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille
En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille,
Tu vis mon désespoir ; et tu m’as vu depuis
Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.
Je te vis à regret, en cet état funeste,
Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,
Toujours de ma fureur interrompre le cours,
Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.
Mais quand je me souvins que parmi tant d’alarmes
Hermione à Pyrrhus prodiguait tous ses charmes,
Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris
Voulut en l’oubliant punir tous ses mépris.
Je fis croire et je crus ma victoire certaine ;
Je pris tous mes transports pour des transports de haine.
Détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits,
Je défiais ses yeux de me troubler jamais.
Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.
En ce calme trompeur j’arrivai dans la Grèce,
Et je trouvai d’abord ses princes rassemblés,
Qu’un péril assez grand semblait avoir troublés.
J’y courus. Je pensai que la guerre et la gloire
De soins plus importants rempliraient ma mémoire ;
Que mes sens reprenant leur première vigueur,
L’amour achèverait de sortir de mon cœur.
Mais admire avec moi le sort dont la poursuite
Me fit courir alors au piège que j’évite.
J’entends de tous côtés qu’on menace Pyrrhus ;
Toute la Grèce éclate en murmures confus ;
On se plaint qu’oubliant son sang et sa promesse
Il élève en sa cour l’ennemi de la Grèce,
Astyanax, d’Hector jeune et malheureux fils,
Reste de tant de rois sous Troie ensevelis.
J’apprends que pour ravir son enfance au supplice
Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse,
Tandis qu’un autre enfant, arraché de ses bras,
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.
On dit que peu sensible aux charmes d’Hermione
Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne.
Ménélas, sans le croire, en paraît affligé,
Et se plaint d’un hymen si longtemps négligé.
Parmi les déplaisirs où son âme se noie,
Il s’élève en la mienne une secrète joie :
Je triomphe ; et pourtant je me flatte d’abord
Que la seule vengeance excite ce transport.
Mais l’ingrate en mon cœur reprit bientôt sa place :
De mes feux mal éteints je reconnus la trace ;
Je sentis que ma haine allait finir son cours,
Ou plutôt je sentis que je l’aimais toujours.
Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.
On m’envoie à Pyrrhus ; j’entreprends ce voyage,
Je viens voir si l’on peut arracher de ses bras
Cet enfant dont la vie alarme tant d’États.
Heureux si je pouvais, dans l’ardeur qui me presse,
Au lieu d’Astyanax, lui ravir ma princesse !
Car enfin n’attends pas que mes feux redoublés
Des périls les plus grands puissent être troublés.
Puisque après tant d’efforts ma résistance est vaine,
Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne.
J’aime : je viens chercher Hermione en ces lieux,
La fléchir, l’enlever, ou mourir à ses yeux.
Toi qui connais Pyrrhus, que penses-tu qu’il fasse ?
Dans sa cour, dans son cœur, dis-moi ce qui se passe.
Mon Hermione encor le tient-elle asservi ?
Me rendra-t-il, Pylade, un bien qu’il m’a ravi ?

PYLADE
Je vous abuserais si j’osais vous promettre
Qu’entre vos mains, Seigneur, il voulût la remettre.
Non que de sa conquête il paraisse flatté ;
Pour la veuve d’Hector ses feux ont éclaté ;
Il l’aime. Mais enfin cette veuve inhumaine
N’a payé jusqu’ici son amour que de haine ;
Et chaque jour encore on lui voit tout tenter
Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter.
De son fils qu’il lui cache il menace la tête,
Et fait couler des pleurs qu’aussitôt il arrête.
Hermione elle-même a vu plus de cent fois
Cet amant irrité revenir sous ses lois,
Et de ses vœux troublés lui rapportant l’hommage,
Soupirer à ses pieds moins d’amour que de rage.
Ainsi n’attendez pas que l’on puisse aujourd’hui
Vous répondre d’un cœur si peu maître de lui :
Il peut, Seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu’il hait, et punir ce qu’il aime.

ORESTE
Mais dis-moi de quel oeil Hermione peut voir
Son hymen différé, ses charmes sans pouvoir.

PYLADE
Hermione, Seigneur, au moins en apparence,
Semble de son amant dédaigner l’inconstance,
Et croit que trop heureux de fléchir sa rigueur
Il la viendra presser de reprendre son cœur.
Mais je l’ai vue enfin me confier ses larmes ;
Elle pleure en secret le mépris de ses charmes.
Toujours prête à partir, et demeurant toujours,
Quelquefois elle appelle Oreste à son secours.

ORESTE
Ah ! si je le croyais, j’irais bientôt, Pylade,
Me jeter...

PYLADE
                  Achevez, Seigneur, votre ambassade. 
Vous attendez le roi : parlez, et lui montrez
Contre le fils d’Hector tous les Grecs conjurés.
Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,
Leur haine ne fera qu’irriter sa tendresse.
Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.
Pressez, demandez tout, pour ne rien obtenir.
Il vient.

ORESTE
                Eh bien ! va donc disposer la cruelle
À revoir un amant qui ne vient que pour elle.

Scène II
Pyrrhus, Oreste, Phœnix.

ORESTE
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix,
Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie
De voir le fils d’Achille et le vainqueur de Troie.
Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups :
Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous ;
Et vous avez montré, par une heureuse audace,
Que le fils seul d’Achille a pu remplir sa place.
Mais, ce qu’il n’eût point fait, la Grèce avec douleur
Vous voit du sang troyen relever le malheur,
Et vous laissant toucher d’une pitié funeste,
D’une guerre si longue entretenir le reste.
Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ?
Nos peuples affaiblis s’en souviennent encor.
Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles,
Et dans toute la Grèce il n’est point de familles
Qui ne demandent compte à ce malheureux fils
D’un père ou d’un époux qu’Hector leur a ravis.
Et qui sait ce qu’un jour ce fils peut entreprendre ?
Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre,
Tel qu’on a vu son père embraser nos vaisseaux,
Et, la flamme à la main, les suivre sur les eaux.
Oserai-je, Seigneur, dire ce que je pense ?
Vous-même de vos soins craignez la récompense,
Et que dans votre sein ce serpent élevé
Ne vous punisse un jour de l’avoir conservé.
Enfin de tous les Grecs satisfaites l’envie,
Assurez leur vengeance, assurez votre vie ;
Perdez un ennemi d’autant plus dangereux
Qu’il s’essaiera sur vous à combattre contre eux.

PYRRHUS
La Grèce en ma faveur est trop inquiétée.
De soins plus importants je l’ai crue agitée,
Seigneur, et sur le nom de son ambassadeur,
J’avais dans ses projets conçu plus de grandeur.
Qui croirait en effet qu’une telle entreprise
Du fils d’Agamemnon méritât l’entremise ;
Qu’un peuple tout entier, tant de fois triomphant,
N’eût daigné conspirer que la mort d’un enfant ?
Mais à qui prétend-on que je le sacrifie ?
La Grèce a-t-elle encor quelque droit sur sa vie ?
Et seul de tous les Grecs ne m’est-il pas permis
D’ordonner d’un captif que le sort m’a soumis ?
Oui, Seigneur, lorsqu’au pied des murs fumants de Troie
Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie,
Le sort, dont les arrêts furent alors suivis,
Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.
Hécube près d’Ulysse acheva sa misère ;
Cassandre dans Argos a suivi votre père ;
Sur eux, sur leurs captifs, ai-je étendu mes droits ?
Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits ?
On craint qu’avec Hector Troie un jour ne renaisse ;
Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse :
Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin ;
Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
Je songe quelle était autrefois cette ville
Si superbe en remparts, en héros si fertile,
Maîtresse de l’Asie ; et je regarde enfin
Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,
Un enfant dans les fers ; et je ne puis songer
Que Troie en cet état aspire à se venger.
Ah ! si du fils d’Hector la perte était jurée,
Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée ?
Dans le sein de Priam n’a-t-on pu l’immoler ?
Sous tant de morts, sous Troie, il fallait l’accabler.
Tout était juste alors : la vieillesse et l’enfance
En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense ;
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitaient au meurtre, et confondaient nos coups.
Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère.
Mais que ma cruauté survive à ma colère ?
Que malgré la pitié dont je me sens saisir,
Dans le sang d’un enfant je me baigne à loisir ?
Non, Seigneur : que les Grecs cherchent quelque autre proie ;
Qu’ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie :
De mes inimitiés le cours est achevé ;
L’Épire sauvera ce que Troie a sauvé.

ORESTE
Seigneur, vous savez trop avec quel artifice
Un faux Astyanax fut offert au supplice
Où le seul fils d’Hector devait être conduit.
Ce n’est pas les Troyens, c’est Hector qu’on poursuit.
Oui, les Grecs sur le fils persécutent le père ;
Il a par trop de sang acheté leur colère,
Ce n’est que dans le sien qu’elle peut expirer,
Et jusque dans l’Épire il les peut attirer.
Prévenez-les.

PYRRHUS
                      Non, non. J’y consens avec joie !
Qu’ils cherchent dans l’Épire une seconde Troie ;
Qu’ils confondent leur haine, et ne distinguent plus
Le sang qui les fit vaincre et celui des vaincus.
Aussi bien ce n’est pas la première injustice
Dont la Grèce d’Achille a payé le service.
Hector en profita, Seigneur ; et quelque jour
Son fils en pourrait bien profiter à son tour.

ORESTE
Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle ?

PYRRHUS
Et je n’ai donc vaincu que pour dépendre d’elle ?

ORESTE
Hermione, Seigneur, arrêtera vos coups :
Ses yeux s’opposeront entre son père et vous.

PYRRHUS
Hermione, Seigneur, peut m’être toujours chère,
Je puis l’aimer, sans être esclave de son père ;
Et je saurai peut-être accorder quelque jour
Les soins de ma grandeur et ceux de mon amour.
Vous pouvez cependant voir la fille d’Hélène :
Du sang qui vous unit je sais l’étroite chaîne.
Après cela, Seigneur, je ne vous retiens plus,
Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.

Scène III
Pyrrhus, Phœnix.


PHŒNIX
Ainsi vous l’envoyez aux pieds de sa maîtresse ?

PYRRHUS
On dit qu’il a longtemps brûlé pour la princesse.

PHŒNIX
Mais si ce feu, Seigneur, vient à se rallumer ?
S’il lui rendait son cœur, s’il s’en faisait aimer ?

PYRRHUS

Ah ! qu’ils s’aiment, Phœnix ! J’y consens. Qu’elle parte.
Que charmés l’un de l’autre ils retournent à Sparte !
Tous nos ports sont ouverts et pour elle et pour lui.
Qu’elle m’épargnerait de contrainte et d’ennui !

PHŒNIX
Seigneur...

PYRRHUS
                  Une autre fois je t’ouvrirai mon âme :
Andromaque paraît.

Scène IV
Pyrrhus, Andromaque, Phœnix, Céphise.

PYRRHUS
                                 Me cherchiez-vous, Madame ?
Un espoir si charmant me serait-il permis ?

ANDROMAQUE
Je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils.
Puisqu’une fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie,
J’allais, Seigneur, pleurer un moment avec lui :
Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui.

PYRRHUS
Ah, Madame ! les Grecs, si j’en crois leurs alarmes,
Vous donneront bientôt d’autres sujets de larmes.

ANDROMAQUE
Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappé,
Seigneur ? Quelque Troyen vous est-il échappé ?

PYRRHUS
Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte.
Ils redoutent son fils.

ANDROMAQUE
                                  Digne objet de leur crainte !
Un enfant malheureux qui ne sait pas encor
Que Pyrrhus est son maître, et qu’il est fils d’Hector.

PYRRHUS
Tel qu’il est, tous les Grecs demandent qu’il périsse.
Le fils d’Agamemnon vient hâter son supplice.

ANDROMAQUE
Et vous prononcerez un arrêt si cruel ?
Est-ce mon intérêt qui le rend criminel ?
Hélas ! on ne craint point qu’il venge un jour son père ;
On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère.
Il m’aurait tenu lieu d’un père et d’un époux ;
Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups.

PYRRHUS
Madame, mes refus ont prévenu vos larmes.
Tous les Grecs m’ont déjà menacé de leurs armes,
Mais dussent-ils encore, en repassant les eaux,
Demander votre fils avec mille vaisseaux,
Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre,
Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,
Je ne balance point, je vole à son secours.
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.
Mais parmi ces périls où je cours pour vous plaire,
Me refuserez-vous un regard moins sévère ?
Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés,
Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés ?
Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore
Que vous accepterez un cœur qui vous adore ?
En combattant pour vous, me sera-t-il permis
De ne vous point compter parmi mes ennemis ?

ANDROMAQUE
Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?
Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse ?
Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux,
Passe pour le transport d’un esprit amoureux ?
Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ?
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?
Non, non ; d’un ennemi respecter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur,
Sans me faire payer son salut de mon cœur,
Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile :
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille.

PYRRHUS
Hé quoi ! votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?
Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ?
J’ai fait des malheureux, sans doute ; et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie ;
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !
De combien de remords m’ont-ils rendu la proie !
Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes...
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?
Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir :
Nos ennemis communs devraient nous réunir.
Madame, dites-moi seulement que j’espère,
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;
Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens ;
J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :
Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;
Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,
Dans ses murs relevés couronner votre fils.

ANDROMAQUE
Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère.
Je les lui promettais tant qu’a vécu son père.
Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor,
Sacrés murs que n’a pu conserver mon Hector !
À de moindres faveurs des malheureux prétendent,
Seigneur : c’est un exil que mes pleurs vous demandent.
Souffrez que, loin des Grecs, et même loin de vous,
J’aille cacher mon fils, et pleurer mon époux.
Votre amour contre nous allume trop de haine.
Retournez, retournez à la fille d’Hélène.

PYRRHUS
Et le puis-je, Madame ? Ah ! que vous me gênez !
Comment lui rendre un cœur que vous me retenez ?
Je sais que de mes vœux on lui promit l’empire ;
Je sais que pour régner elle vint dans l’Épire ;
Le sort vous y voulut l’une et l’autre amener :
Vous, pour porter des fers, elle, pour en donner.
Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire ?
Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire
Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés,
Qu’elle est ici captive et que vous y régnez ?
Ah ! qu’un seul des soupirs que mon cœur vous envoie,
S’il s’échappait vers elle y porterait de joie.

ANDROMAQUE
Et pourquoi vos soupirs seraient-ils repoussés ?
Aurait-elle oublié vos services passés ?
Troie, Hector, contre vous, révoltent-ils son âme ?
Aux cendres d’un époux doit-elle enfin sa flamme ?
Et quel époux encore ! Ah ! souvenir cruel !
Sa mort seule a rendu votre père immortel ;
Il doit au sang d’Hector tout l’éclat de ses armes,
Et vous n’êtes tous deux connus que par mes larmes.

PYRRHUS
Eh bien, Madame, eh bien ! il faut vous obéir :
Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.
Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence
Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence ;
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère ;
La Grèce le demande, et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.

ANDROMAQUE
Hélas ! il mourra donc. Il n’a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère et que son innocence.
Et peut-être après tout, en l’état où je suis,
Sa mort avancera la fin de mes ennuis.
Je prolongeais pour lui ma vie et ma misère ;
Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.
Ainsi, tous trois, Seigneur, par vos soins réunis,
Nous vous...

PYRRHUS
                      Allez, Madame, allez voir votre fils.
Peut-être, en le voyant, votre amour plus timide
Ne prendra pas toujours sa colère pour guide.
Pour savoir nos destins j’irai vous retrouver.
Madame, en l’embrassant, songez à le sauver.

 

ACTE deuxième

Scène I
Hermione, Cléone.

HERMIONE
Je fais ce que tu veux ; je consens qu’il me voie.
Je lui veux bien encore accorder cette joie.
Pylade va bientôt conduire ici ses pas ;
Mais si je m’en croyais, je ne le verrais pas.

CLEONE
Et qu’est-ce que sa vue a pour vous de funeste ?
Madame, n’est-ce pas toujours le même Oreste
Dont vous avez cent fois souhaité le retour,
Et dont vous regrettiez la constance et l’amour ?

HERMIONE
C’est cet amour payé de trop d’ingratitude
Qui me rend en ces lieux sa présence si rude.
Quelle honte pour moi, quel triomphe pour lui,
De voir mon infortune égaler son ennui !
Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ?
Elle me dédaignait ; un autre l’abandonne.
L’ingrate, qui mettait son cœur à si haut prix,
Apprend donc à son tour à souffrir des mépris ?
Ah dieux !

CLEONE
                   Ah ! dissipez ces indignes alarmes :
Il a trop bien senti le pouvoir de vos charmes.
Vous croyez qu’un amant vienne vous insulter ?
Il vous rapporte un cœur qu’il n’a pu vous ôter.
Mais vous ne dites point ce que vous mande un père ?

HERMIONE
Dans ses retardements si Pyrrhus persévère,
À la mort du Troyen s’il ne veut consentir,
Mon père avec les Grecs m’ordonne de partir.

CLEONE
Eh bien, Madame, eh bien ! écoutez donc Oreste.
Pyrrhus a commencé, faites au moins le reste.
Pour bien faire il faudrait que vous le prévinssiez.
Ne m’avez-vous pas dit que vous le haïssiez ?

HERMIONE
Si je le hais, Cléone ! Il y va de ma gloire,
Après tant de bontés dont il perd la mémoire ;
Lui qui me fut si cher, et qui m’a pu trahir,
Ah ! je l’ai trop aimé pour ne le point haïr !

CLEONE
Fuyez-le donc, Madame ; et puisqu’on vous adore...

HERMIONE
Ah ! laisse à ma fureur le temps de croître encore.
Contre mon ennemi laisse-moi m’assurer.
Cléone, avec horreur je m’en veux séparer.
Il n’y travaillera que trop bien, l’infidèle !

CLEONE
Quoi ? vous en attendez quelque injure nouvelle ?
Aimer une captive, et l’aimer à vos yeux,
Tout cela n’a donc pu vous le rendre odieux ?
Après ce qu’il a fait, que saurait-il donc faire ?
Il vous aurait déplu, s’il pouvait vous déplaire.

HERMIONE
Pourquoi veux-tu, cruelle, irriter mes ennuis ?
Je crains de me connaître en l’état où je suis.
De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire ;
Crois que je n’aime plus, vante-moi ma victoire ;
Crois que dans son dépit mon cœur est endurci,
Hélas ! et, s’il se peut, fais-le moi croire aussi.
Tu veux que je le fuie ? Eh bien ! rien ne m’arrête :
Allons ; n’envions plus son indigne conquête :
Que sur lui sa captive étende son pouvoir.
Fuyons... Mais si l’ingrat rentrait dans son devoir !
Si la foi dans son cœur retrouvait quelque place ;
S’il venait à mes pieds me demander sa grâce ;
Si sous mes lois, Amour, tu pouvais l’engager !
S’il voulait... Mais l’ingrat ne veut que m’outrager.
Demeurons toutefois pour troubler leur fortune,
Prenons quelque plaisir à leur être importune ;
Ou, le forçant de rompre un nœud si solennel,
Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel.
J’ai déjà sur le fils attiré leur colère ;
Je veux qu’on vienne encor lui demander la mère.
Rendons-lui les tourments qu’elle m’a fait souffrir :
Qu’elle le perde, ou bien qu’il la fasse périr.

CLEONE
Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes
Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes,
Et qu’un cœur accablé de tant de déplaisirs
De son persécuteur ait brigué les soupirs ?
Voyez si sa douleur en paraît soulagée.
Pourquoi donc les chagrins où son âme est plongée ?
Contre un amant qui plaît pourquoi tant de fierté ?

HERMIONE
Hélas ! pour mon malheur, je l’ai trop écouté.
Je n’ai point du silence affecté le mystère :
Je croyais sans péril pouvoir être sincère,
Et sans armer mes yeux d’un moment de rigueur,
Je n’ai pour lui parler consulté que mon cœur.
Et qui ne se serait comme moi déclarée
Sur la foi d’une amour si saintement jurée ?
Me voyait-il de l’oeil qu’il me voit aujourd’hui ?
Tu t’en souviens encor, tout conspirait pour lui :
Ma famille vengée, et les Grecs dans la joie,
Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie,
Les exploits de son père effacés par les siens,
Ses feux que je croyais plus ardents que les miens,
Mon cœur, toi-même enfin de sa gloire éblouie,
Avant qu’il me trahît, vous m’avez tous trahie.
Mais c’en est trop, Cléone, et quel que soit Pyrrhus,
Hermione est sensible, Oreste a des vertus ;
Il sait aimer du moins, et même sans qu’on l’aime,
Et peut-être il saura se faire aimer lui-même.
Allons : Qu’il vienne enfin.

CLEONE
                                            Madame, le voici.

HERMIONE
Ah ! je ne croyais pas qu’il fût si près d’ici.

Scène II
Hermione, Oreste, Cléone.

HERMIONE
Le croirai-je, Seigneur, qu’un reste de tendresse
Vous fasse ici chercher une triste princesse ?
Ou ne dois-je imputer qu’à votre seul devoir
L’heureux empressement qui vous porte à me voir ?

ORESTE
Tel est de mon amour l’aveuglement funeste,
Vous le savez, Madame, et le destin d’Oreste
Est de venir sans cesse adorer vos attraits,
Et de jurer toujours qu’il n’y viendra jamais.
Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures,
Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures :
Je le sais, j’en rougis ; mais j’atteste les dieux,
Témoins de la fureur de mes derniers adieux,
Que j’ai couru partout où ma perte certaine
Dégageait mes serments et finissait ma peine.
J’ai mendié la mort chez des peuples cruels
Qui n’apaisaient leurs dieux que du sang des mortels :
Ils m’ont fermé leur temple ; et ces peuples barbares
De mon sang prodigué sont devenus avares.
Enfin je viens à vous, et je me vois réduit
À chercher dans vos yeux une mort qui me fuit,
Mon désespoir n’attend que leur indifférence :
Ils n’ont qu’à m’interdire un reste d’espérance,
Ils n’ont, pour avancer cette mort où je cours,
Qu’à me dire une fois ce qu’ils m’ont dit toujours.
Voilà, depuis un an, le seul soin qui m’anime.
Madame, c’est à vous de prendre une victime
Que les Scythes auraient dérobée à vos coups
Si j’en avais trouvé d’aussi cruels que vous.

HERMIONE
Quittez, Seigneur, quittez ce funeste langage.
À des soins plus pressants la Grèce vous engage.
Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés ?
Songez à tous ces rois que vous représentez.
Faut-il que d’un transport leur vengeance dépende ?
Est-ce le sang d’Oreste enfin qu’on vous demande ?
Dégagez-vous des soins dont vous êtes chargé.

ORESTE
Les refus de Pyrrhus m’ont assez dégagé,
Madame : il me renvoie ; et quelque autre puissance
Lui fait du fils d’Hector embrasser la défense.

HERMIONE
L’infidèle !

ORESTE
                  Ainsi donc, tout prêt à le quitter,
Sur mon propre destin je viens vous consulter.
Déjà même je crois entendre la réponse
Qu’en secret contre moi votre haine prononce.

HERMIONE
Hé quoi ? toujours injuste en vos tristes discours,
De mon inimitié vous plaindrez-vous toujours ?
Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée ?
J’ai passé dans l’Épire où j’étais reléguée :
Mon père l’ordonnait ; mais qui sait si depuis
Je n’ai point en secret partagé vos ennuis ?
Pensez-vous avoir seul éprouvé des alarmes ;
Que l’Épire jamais n’ait vu couler mes larmes ?
Enfin, qui vous a dit que malgré mon devoir
Je n’ai pas quelquefois souhaité de vous voir ?

ORESTE
Souhaité de me voir ! Ah ! divine Princesse...
Mais, de grâce, est-ce à moi que ce discours s’adresse ?
Ouvrez vos yeux : songez qu’Oreste est devant vous,
Oreste, si longtemps l’objet de leur courroux.

HERMIONE
Oui, c’est vous dont l’amour, naissant avec leurs charmes,
Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes ;
Vous que mille vertus me forçaient d’estimer ;
Vous que j’ai plaint, enfin que je voudrais aimer.

ORESTE
Je vous entends. Tel est mon partage funeste :
Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste.

HERMIONE
Ah ! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus :
Je vous haïrais trop.

ORESTE
                                 Vous m’en aimeriez plus.
Ah ! que vous me verriez d’un regard bien contraire !
Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire ;
Et l’amour seul alors se faisant obéir,
Vous m’aimeriez, Madame, en me voulant haïr.
Ô dieux ! tant de respects, une amitié si tendre...
Que de raisons pour moi, si vous pouviez m’entendre !
Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd’hui,
Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui :
Car enfin il vous hait ; son âme ailleurs éprise
N’a plus...

HERMIONE
                    Qui vous l’a dit, Seigneur, qu’il me méprise ?
Ses regards, ses discours vous l’ont-ils donc appris ?
Jugez-vous que ma vue inspire des mépris,
Qu’elle allume en un cœur des feux si peu durables ?
Peut-être d’autres yeux me sont plus favorables.

ORESTE
Poursuivez : il est beau de m’insulter ainsi.
Cruelle, c’est donc moi qui vous méprise ici ?
Vos yeux n’ont pas assez éprouvé ma constance ?
Je suis donc un témoin de leur peu de puissance ?
Je les ai méprisés ? Ah ! qu’ils voudraient bien voir
Mon rival comme moi mépriser leur pouvoir !

HERMIONE
Que m’importe, Seigneur, sa haine ou sa tendresse ?
Allez contre un rebelle armer toute la Grèce ;
Rapportez-lui le prix de sa rébellion ;
Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion.
Allez. Après cela direz-vous que je l’aime ?

ORESTE
Madame, faites plus, et venez-y vous-même.
Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux,
Venez dans tous les cœurs faire parler vos yeux.
Faisons de notre haine une commune attaque.

HERMIONE
Mais, Seigneur, cependant, s’il épouse Andromaque ?

ORESTE
Hé, Madame !

HERMIONE
                       Songez quelle honte pour nous,
Si d’une Phrygienne il devenait l’époux !

ORESTE
Et vous le haïssez ! Avouez-le, Madame,
L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme ;
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux,
Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux.

HERMIONE
Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue
Répand sur mes discours le venin qui la tue,
Toujours dans mes raisons cherche quelque détour,
Et croit qu’en moi la haine est un effort d’amour.
Il faut donc m’expliquer ; vous agirez ensuite.
Vous savez qu’en ces lieux mon devoir m’a conduite ;
Mon devoir m’y retient ; et je n’en puis partir
Que mon père ou Pyrrhus ne m’en fassent sortir.
De la part de mon père allez lui faire entendre
Que l’ennemi des Grecs ne peut être son gendre.
Du Troyen ou de moi faites-le décider :
Qu’il songe qui des deux il veut rendre ou garder ;
Enfin qu’il me renvoie, ou bien qu’il vous le livre.
Adieu. S’il y consent, je suis prête à vous suivre.

Scène III

ORESTE, seul.
Oui, oui, vous me suivrez, n’en doutez nullement ;
Je vous réponds déjà de son consentement.
Je ne crains pas enfin que Pyrrhus la retienne :
Il n’a devant les yeux que sa chère Troyenne ;
Tout autre objet le blesse ; et peut-être aujourd’hui
Il n’attend qu’un prétexte à l’éloigner de lui.
Nous n’avons qu’à parler : c’en est fait. Quelle joie
D’enlever à l’Épire une si belle proie !
Sauve tout ce qui reste et de Troie et d’Hector,
Garde son fils, sa veuve, et mille autres encor,
Épire : c’est assez qu’Hermione rendue
Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.
Mais un heureux destin le conduit en ces lieux.
Parlons. À tant d’attraits, Amour, ferme ses yeux !

Scène IV
Pyrrhus, Oreste, Phœnix.

PYRRHUS
Je vous cherchais, Seigneur. Un peu de violence
M’a fait de vos raisons combattre la puissance,
Je l’avoue ; et depuis que je vous ai quitté,
J’en ai senti la force et connu l’équité.
J’ai songé, comme vous, qu’à la Grèce, à mon père,
À moi-même, en un mot, je devenais contraire ;
Que je relevais Troie, et rendais imparfait
Tout ce qu’a fait Achille, et tout ce que j’ai fait.
Je ne condamne plus un courroux légitime,
Et l’on vous va, Seigneur, livrer votre victime.

ORESTE
Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux,
C’est acheter la paix du sang d’un malheureux.

PYRRHUS
Oui ; mais je veux, Seigneur, l’assurer davantage :
D’une éternelle paix Hermione est le gage ;
Je l’épouse. Il semblait qu’un spectacle si doux
N’attendît en ces lieux qu’un témoin tel que vous :
Vous y représentez tous les Grecs et son père,
Puisqu’en vous Ménélas voit revivre son frère.
Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain
J’attends avec la paix son cœur de votre main.

ORESTE
Ah dieux !

Scène V
Pyrrhus, Phœnix.


PYRRHUS
                   Eh bien, Phœnix, l’amour est-il le maître ? 
Tes yeux refusent-ils encor de me connaître ?

PHŒNIX
Ah ! je vous reconnais ; et ce juste courroux,
Ainsi qu’à tous les Grecs, Seigneur, vous rend à vous.
Ce n’est plus le jouet d’une flamme servile :
C’est Pyrrhus, c’est le fils et le rival d’Achille,
Que la gloire à la fin ramène sous ses lois,
Qui triomphe de Troie une seconde fois.

PYRRHUS
Dis plutôt qu’aujourd’hui commence ma victoire,
D’aujourd’hui seulement je jouis de ma gloire ;
Et mon cœur, aussi fier que tu l’as vu soumis,
Croit avoir en l’amour vaincu mille ennemis.
Considère, Phœnix, les troubles que j’évite,
Quelle foule de maux l’amour traîne à sa suite,
Que d’amis, de devoirs, j’allais sacrifier,
Quels périls... Un regard m’eût tout fait oublier.
Tous les Grecs conjurés fondaient sur un rebelle ;
Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle.

PHŒNIX
Oui, je bénis, Seigneur, l’heureuse cruauté
Qui vous rend...

PYRRHUS
                           Tu l’as vu, comme elle m’a traité.
Je pensais, en voyant sa tendresse alarmée,
Que son fils me la dût renvoyer désarmée.
J’allais voir le succès de ses embrassements :
Je n’ai trouvé que pleurs mêlés d’emportements.
Sa misère l’aigrit ; et toujours plus farouche,
Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche.
Vainement à son fils j’assurais mon secours :
« C’est Hector, disait-elle, en l’embrassant toujours ;
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ;
C’est lui-même ; c’est toi, cher époux, que j’embrasse. »
Et quelle est sa pensée ? attend-elle en ce jour
Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour ?

PHŒNIX
Sans doute, c’est le prix que vous gardait l’ingrate.
Mais laissez-la, Seigneur.

PYRRHUS
                                         Je vois ce qui la flatte :
Sa beauté la rassure, et malgré mon courroux,
L’orgueilleuse m’attend encore à ses genoux.
Je la verrais aux miens, Phœnix, d’un oeil tranquille.
Elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’Achille :
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.

PHŒNIX
Commencez donc, Seigneur, à ne m’en parler plus.
Allez voir Hermione ; et content de lui plaire,
Oubliez à ses pieds jusqu’à votre colère.
Vous-même à cet hymen venez la disposer.
Est-ce sur un rival qu’il s’en faut reposer ?
Il ne l’aime que trop.

PYRRHUS
                                  Crois-tu, si je l’épouse,
Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse ?

PHŒNIX
Quoi ? toujours Andromaque occupe votre esprit !
Que vous importe, ô dieux ! sa joie ou son dépit ?
Quel charme, malgré vous, vers elle vous attire ?

PYRRHUS
Non, je n’ai pas bien dit tout ce qu’il lui faut dire :
Ma colère à ses yeux n’a paru qu’à demi ;
Elle ignore à quel point je suis son ennemi.
Retournons-y. Je veux la braver à sa vue,
Et donner à ma haine une libre étendue.
Viens voir tous ses attraits, Phœnix, humiliés.
Allons.

PHŒNIX
             Allez, Seigneur, vous jeter à ses pieds ;
Allez, en lui jurant que votre âme l’adore,
À de nouveaux mépris l’encourager encore.

PYRRHUS
Je le vois bien, tu crois que prêt à l’excuser
Mon cœur court après elle et cherche à s’apaiser.

PHŒNIX
Vous aimez : c’est assez.

PYRRHUS
                                        Moi, l’aimer ? une ingrate
Qui me hait d’autant plus que mon amour la flatte ?
Sans parents, sans amis, sans espoir que sur moi ;
Je puis perdre son fils, peut-être je le doi ;
Étrangère... que dis-je ? esclave dans l’Épire,
Je lui donne son fils, mon âme, mon empire,
Et je ne puis gagner dans son perfide cœur
D’autre rang que celui de son persécuteur !
Non, non, je l’ai juré, ma vengeance est certaine :
Il faut bien une fois justifier sa haine,
J’abandonne son fils. Que de pleurs vont couler !
De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler !
Quel spectacle pour elle aujourd’hui se dispose !
Elle en mourra, Phœnix, et j’en serai la cause.
C’est lui mettre moi-même un poignard dans le sein.

PHŒNIX
Et pourquoi donc en faire éclater le dessein ?
Que ne consultiez-vous tantôt votre faiblesse ?

PYRRHUS
Je t’entends. Mais excuse un reste de tendresse.
Crains-tu pour ma colère un si faible combat ?
D’un amour qui s’éteint c’est le dernier éclat.
Allons. À tes conseils, Phœnix, je m’abandonne.
Faut-il livrer son fils ? faut-il voir Hermione ?

PHŒNIX
Oui, voyez-la, Seigneur et par des vœux soumis,
Protestez-lui...

PYRRHUS
                         Faisons tout ce que j’ai promis.

 

ACTE troisième

Scène I
Oreste, Pylade.

PYLADE
Modérez donc, Seigneur, cette fureur extrême.
Je ne vous connais plus ; vous n’êtes plus vous-même.
Souffrez...

ORESTE
 Non, tes conseils ne sont plus de saison,
Pylade ; je suis las d’écouter la raison.
C’est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice :
Il faut que je l’enlève, ou bien que je périsse.
Le dessein en est pris, je le veux achever.
Oui, je le veux.

PYLADE
                         Eh bien ! il la faut enlever,
J’y consens. Mais songez cependant où vous êtes.
Que croira-t-on de vous, à voir ce que vous faites ?
Dissimulez : calmez ce transport inquiet ;
Commandez à vos yeux de garder le secret.
Ces gardes, cette cour, l’air qui vous environne,
Tout dépend de Pyrrhus, et surtout Hermione.
À ses regards surtout cachez votre courroux.
Ô dieux ! en cet état pourquoi la cherchiez-vous ?

ORESTE
Que sais-je ? De moi-même étais-je alors le maître ?
La fureur m’emportait, et je venais peut-être
Menacer à la fois l’ingrate et son amant.

PYLADE

Et quel était le fruit de cet emportement ?

ORESTE
Et quelle âme, dis-moi, ne serait éperdue
Du coup dont ma raison vient d’être confondue ?
Il épouse, dit-il, Hermione demain ;
Il veut, pour m’honorer, la tenir de ma main.
Ah ! plutôt cette main dans le sang du barbare...

PYLADE
Vous l’accusez, Seigneur, de ce destin bizarre ;
Cependant, tourmenté de ses propres desseins,
Il est peut-être à plaindre autant que je vous plains.

ORESTE
Non, non, je le connais, mon désespoir le flatte ;
Sans moi, sans mon amour, il dédaignait l’ingrate ;
Ses charmes jusque-là n’avaient pu le toucher :
Le cruel ne la prend que pour me l’arracher.
Ah dieux ! c’en était fait : Hermione gagnée
Pour jamais de sa vue allait être éloignée,
Son cœur, entre l’amour et le dépit confus,
Pour se donner à moi n’attendait qu’un refus,
Ses yeux s’ouvraient, Pylade, elle écoutait Oreste,
Lui parlait, le plaignait... Un mot eût fait le reste.

PYLADE
Vous le croyez !

ORESTE
                           Hé quoi ? ce courroux enflammé
Contre un ingrat...

PYLADE
                               Jamais il ne fut plus aimé.
Pensez-vous, quand Pyrrhus vous l’aurait accordée,
Qu’un prétexte tout prêt ne l’eût pas retardée ?
M’en croirez-vous ? Lassé de ses trompeurs attraits,
Au lieu de l’enlever, fuyez-la pour jamais.
Quoi ? votre amour se veut charger d’une furie
Qui vous détestera, qui toute votre vie,
Regrettant un hymen tout prêt à s’achever,
Voudra...

ORESTE
                 C’est pour cela que je veux l’enlever.
Tout lui rirait, Pylade ; et moi, pour mon partage,
Je n’emporterais donc qu’une inutile rage ?
J’irais loin d’elle encor tâcher de l’oublier ?
Non, non, à mes tourments, je veux l’associer.
C’est trop gémir tout seul. Je suis las qu’on me plaigne.
Je prétends qu’à mon tour l’inhumaine me craigne,
Et que ses yeux cruels, à pleurer condamnés,
Me rendent tous les noms que je leur ai donnés.

PYLADE
Voilà donc le succès qu’aura votre ambassade :
Oreste ravisseur !

ORESTE
                             Et qu’importe, Pylade ?
Quand nos États vengés jouiront de mes soins,
L’ingrate de mes pleurs jouira-t-elle moins ?
Et que me servira que la Grèce m’admire,
Tandis que je serai la fable de l’Épire ?
Que veux-tu ? Mais, s’il faut ne te rien déguiser,
Mon innocence enfin commence à me peser.
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix, et poursuit l’innocence.
De quelque part sur moi que je tourne les yeux,
Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.
Méritons leur courroux, justifions leur haine,
Et que le fruit du crime en précède la peine
Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujours sur toi
Détourner un courroux qui ne cherche que moi ?
Assez et trop longtemps mon amitié t’accable :
Évite un malheureux, abandonne un coupable.
Cher Pylade, crois-moi, ta pitié te séduit.
Laisse-moi des périls dont j’attends tout le fruit.
Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m’abandonne.
Va-t’en.

PYLADE
               Allons, Seigneur, enlevons Hermione.
Au travers des périls un grand cœur se fait jour.
Que ne peut l’amitié conduite par l’amour ?
Allons de tous vos Grecs encourager le zèle.
Nos vaisseaux sont tout prêts, et le vent nous appelle.
Je sais de ce palais tous les détours obscurs ;
Vous voyez que la mer en vient battre les murs,
Et cette nuit, sans peine, une secrète voie
Jusqu’en votre vaisseau conduira votre proie.

ORESTE
J’abuse, cher ami, de ton trop d’amitié
Mais pardonne à des maux dont toi seul as pitié ;
Excuse un malheureux qui perd tout ce qu’il aime,
Que tout le monde hait, et qui se hait lui-même.
Que ne puis-je à mon tour dans un sort plus heureux...

PYLADE
Dissimulez, Seigneur ; c’est tout ce que je veux.
Gardez qu’avant le coup votre dessein n’éclate :
Oubliez jusque-là qu’Hermione est ingrate ;
Oubliez votre amour. Elle vient, je la vois.

ORESTE
Va-t’en. Réponds-moi d’elle, et je réponds de moi.

Scène II
Hermione, Oreste, Cléone.

ORESTE
Eh bien ! mes soins vous ont rendu votre conquête.
J’ai vu Pyrrhus, Madame, et votre hymen s’apprête.

HERMIONE
On le dit ; et de plus on vient de m’assurer
Que vous ne me cherchiez que pour m’y préparer.

ORESTE
Et votre âme à ses vœux ne sera pas rebelle ?

HERMIONE
Qui l’eût cru que Pyrrhus ne fût pas infidèle ?
Que sa flamme attendrait si tard pour éclater ?
Qu’il reviendrait à moi, quand je l’allais quitter ?
Je veux croire avec vous qu’il redoute la Grèce,
Qu’il suit son intérêt plutôt que sa tendresse,
Que mes yeux sur votre âme étaient plus absolus.

ORESTE
Non, Madame : il vous aime, et je n’en doute plus.
Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu’ils veulent faire ?
Et vous ne vouliez pas sans doute lui déplaire.

HERMIONE
Mais que puis-je, Seigneur ? On a promis ma foi.
Lui ravirai-je un bien qu’il ne tient pas de moi ?
L’amour ne règle pas le sort d’une princesse :
La gloire d’obéir est tout ce qu’on nous laisse.
Cependant je partais, et vous avez pu voir
Combien je relâchais pour vous de mon devoir.

ORESTE
Ah ! que vous saviez bien, cruelle... Mais, Madame,
Chacun peut à son choix disposer de son âme.
La vôtre était à vous. J’espérais ; mais enfin
Vous l’avez pu donner sans me faire un larcin.
Je vous accuse aussi bien moins que la fortune.
Et pourquoi vous lasser d’une plainte importune ?
Tel est votre devoir, je l’avoue ; et le mien
Est de vous épargner un si triste entretien.

Scène III
Hermione, Cléone.

HERMIONE
Attendais-tu, Cléone, un courroux si modeste ?

CLEONE
La douleur qui se tait n’en est que plus funeste.
Je le plains d’autant plus qu’auteur de son ennui,
Le coup qui l’a perdu n’est parti que de lui.
Comptez depuis quel temps votre hymen se prépare ;
Il a parlé, Madame, et Pyrrhus se déclare.

HERMIONE
Tu crois que Pyrrhus craint ? Et que craint-il encor ?
Des peuples qui dix ans ont fui devant Hector,
Qui cent fois, effrayés de l’absence d’Achille,
Dans leurs vaisseaux brûlants ont cherché leur asile,
Et qu’on verrait encor, sans l’appui de son fils,
Redemander Hélène aux Troyens impunis ?
Non, Cléone, il n’est point ennemi de lui-même ;
Il veut tout ce qu’il fait, et s’il m’épouse, il m’aime.
Mais qu’Oreste à son gré m’impute ses douleurs :
N’avons-nous d’entretien que celui de ses pleurs ?
Pyrrhus revient à nous ! Eh bien ! chère Cléone,
Conçois-tu les transports de l’heureuse Hermione ?
Sais-tu quel est Pyrrhus ? T’es-tu fait raconter
Le nombre des exploits... mais qui les peut compter ?
Intrépide, et partout suivi de la victoire,
Charmant, fidèle enfin : rien ne manque à sa gloire.
Songe...

CLEONE
              Dissimulez. Votre rivale en pleurs
Vient à vos pieds, sans doute, apporter ses douleurs.

HERMIONE
Dieux ! ne puis-je à ma joie abandonner mon âme ?
Sortons : que lui dirais-je ?

Scène IV
Andromaque, Hermione, Cléone, Céphise.

ANDROMAQUE
                                             Où fuyez-vous, Madame ?
N’est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux
Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux ?
Je ne viens point ici, par de jalouses larmes,
Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes.
Par une main cruelle, hélas ! j’ai vu percer
Le seul où mes regards prétendaient s’adresser.
Ma flamme par Hector fut jadis allumée ;
Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée.
Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,
Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour ;
Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,
En quel trouble mortel son intérêt nous jette,
Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flatter,
C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter.
Hélas ! lorsque, lassés de dix ans de misère,
Les Troyens en courroux menaçaient votre mère,
J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui.
Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j’ai pu sur lui.
Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?
Laissez-moi le cacher en quelque île déserte ;
Sur les soins de sa mère on peut s’en assurer,
Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer.

HERMIONE
Je conçois vos douleurs. Mais un devoir austère,
Quand mon père a parlé, m’ordonne de me taire.
C’est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux.
S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ?
Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme ;
Faites-le prononcer : j’y souscrirai. Madame.

Scène V
Andromaque, Céphise.

ANDROMAQUE
Quel mépris la cruelle attache à ses refus !

CEPHISE
Je croirais ses conseils, et je verrais Pyrrhus.
Un regard confondrait Hermione et la Grèce...
Mais lui-même il vous cherche.

Scène VI
Pyrrhus, Andromaque, Phœnix, Céphise.

PYRRHUS, à Phœnix.
                                                  Où donc est la princesse ?
Ne m’avais-tu pas dit qu’elle était en ces lieux ?

PHŒNIX
Je le croyais.

ANDROMAQUE, à Céphise.
                      Tu vois le pouvoir de mes yeux !

PYRRHUS
Que dit-elle, Phœnix ?

ANDROMAQUE
                                     Hélas ! tout m’abandonne.

PHŒNIX
Allons, Seigneur, marchons sur les pas d’Hermione.

CEPHISE
Qu’attendez-vous ? Rompez ce silence obstiné.

ANDROMAQUE
Il a promis mon fils.

CEPHISE
                                 Il ne l’a pas donné.

ANDROMAQUE
Non, non, j’ai beau pleurer, sa mort est résolue.

PYRRHUS
Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ?
Quel orgueil !

ANDROMAQUE
                      Je ne fais que l’irriter encor.
Sortons.

PYRRHUS
               Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector.

ANDROMAQUE
Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ?
Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère !
Vos serments m’ont tantôt juré tant d’amitié !
Dieux ! ne pourrai-je au moins toucher votre pitié ?
Sans espoir de pardon m’avez-vous condamnée ?

PYRRHUS
Phœnix vous le dira, ma parole est donnée.

ANDROMAQUE
Vous qui braviez pour moi tant de périls divers !

PYRRHUS
J’étais aveugle alors ; mes yeux se sont ouverts.
Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée ;
Mais vous ne l’avez pas seulement demandée :
C’en est fait.

ANDROMAQUE
                      Ah ! Seigneur ! vous entendiez assez
Des soupirs qui craignaient de se voir repoussés.
Pardonnez à l’éclat d’une illustre fortune
Ce reste de fierté qui craint d’être importune.
Vous ne l’ignorez pas : Andromaque, sans vous,
N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux.

PYRRHUS
Non, vous me haïssez ; et dans le fond de l’âme
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.
Ce fils même, ce fils, l’objet de tant de soins,
Si je l’avais sauvé, vous l’en aimeriez moins.
La haine, le mépris, contre moi tout s’assemble ;
Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.
Jouissez à loisir d’un si noble courroux.
Allons, Phœnix.

ANDROMAQUE

                           Allons rejoindre mon époux.

CEPHISE
Madame...

ANDROMAQUE
                    Et que veux-tu que je lui dise encore ?
Auteur de tous mes maux, crois-tu qu’il les ignore ?
Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.
J’ai vu mon père mort et nos murs embrasés ;
J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,
Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,
Son fils seul avec moi, réservé pour les fers.
Mais que ne peut un fils ? Je respire, je sers.
J’ai fait plus : je me suis quelquefois consolée
Qu’ici, plutôt qu’ailleurs, le sort m’eût exilée ;
Qu’heureux dans son malheur, le fils de tant de rois,
Puisqu’il devait servir, fût tombé sous vos lois.
J’ai cru que sa prison deviendrait son asile.
Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille :
J’attendais de son fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector, à ma crédulité !
Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime ;
Malgré lui-même enfin je l’ai cru magnanime.
Ah ! s’il l’était assez pour nous laisser du moins
Au tombeau qu’à ta cendre ont élevé mes soins,
Et que finissant là sa haine et nos misère,
Il ne séparât point des dépouilles si chères !

PYRRHUS
Va m’attendre, Phœnix.

Scène VII
Pyrrhus, Andromaque, Céphise.

PYRRHUS, continue.
                                         Madame, demeurez.
On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.
Oui, je sens à regret qu’en excitant vos larmes
Je ne fais contre moi que vous donner des armes.
Je croyais apporter plus de haine en ces lieux.
Mais, Madame, du moins tournez vers moi les yeux :
Voyez si mes regards sont d’un juge sévère,
S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire.
Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ?
Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.
À le sauver enfin c’est moi qui vous convie.
Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ?
Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ?
Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous.
Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes,
Combien je vais sur moi faire éclater de haines.
Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,
Au lieu de ma couronne, un éternel affront.
Je vous conduis au temple où son hymen s’apprête,
Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.
Mais ce n’est plus, Madame, une offre à dédaigner :
Je vous le dis, il faut ou périr ou régner.
Mon cœur, désespéré d’un an d’ingratitude,
Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude.
C’est craindre, menacer et gémir trop longtemps.
Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j’attends.
Songez-y : je vous laisse, et je viendrai vous prendre
Pour vous mener au temple où ce fils doit m’attendre.
Et là vous me verrez, soumis ou furieux,
Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux.

Scène VIII
Andromaque, Céphise.

CEPHISE
Je vous l’avais prédit, qu’en dépit de la Grèce,
De votre sort encor vous seriez la maîtresse.

ANDROMAQUE
Hélas ! de quel effet tes discours sont suivis !
Il ne me restait plus qu’à condamner mon fils.

CEPHISE
Madame, à votre époux c’est être assez fidèle :
Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle ;
Lui-même il porterait votre âme à la douceur.

ANDROMAQUE
Quoi ? je lui donnerais Pyrrhus pour successeur !

CEPHISE
Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent.
Pensez-vous qu’après tout ses mânes en rougissent ?
Qu’il méprisât, Madame, un roi victorieux
Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux,
Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,
Qui ne se souvient plus qu’Achille était son père,
Qui dément ses exploits et les rend superflus ?

ANDROMAQUE
Dois-je les oublier, s’il ne s’en souvient plus ?
Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?
Dois-je oublier son père à mes pieds renversé,
Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé ?
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert échauffant le carnage ;
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,
Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants ;
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ;
Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
Enfin voilà l’époux que tu me veux donner.
Non, je ne serai point complice de ses crimes ;
Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes.
Tous mes ressentiments lui seraient asservis.

CEPHISE
Eh bien, allons donc voir expirer votre fils :
On n’attend plus que vous... Vous frémissez, Madame ?

ANDROMAQUE
Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme !
Quoi ? Céphise, j’irai voir expirer encor
Ce fils, ma seule joie, et l’image d’Hector ?
Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage ?
Hélas ! je m’en souviens, le jour que son courage
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
Il demanda son fils, et le prit dans ses bras :
« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
J’ignore quel succès le sort garde à mes armes ;
Je te laisse mon fils pour gage de ma foi :
S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.
Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,
Montre au fils à quel point tu chérissais le père ».
Et je puis voir répandre un sang si précieux ?
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ?
Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne ?
Si je te hais, est-il coupable de ma haine ?
T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ?
S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ?
Mais cependant, mon fils, tu meurs si je n’arrête
Le fer que le cruel tient levé sur ta tête.
Je l’en puis détourner, et je t’y vais offrir ?...
Non, tu ne mourras point, je ne le puis souffrir.
Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,
Va le trouver pour moi.

CEPHISE
                                       Que faut-il que je dise ?

ANDROMAQUE
Dis-lui que de mon fils l’amour est assez fort...
Crois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort ?
L’amour peut-il si loin pousser sa barbarie ?

CEPHISE
Madame, il va bientôt revenir en furie.

ANDROMAQUE
Eh bien ! va l’assurer...

CEPHISE
                                       De quoi ? de votre foi ?

ANDROMAQUE
Hélas ! pour la promettre est-elle encore à moi ?
Ô cendres d’un époux ! ô Troyens ! ô mon père !
Ô mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère !
Allons.

CEPHISE
              Où donc, Madame ? et que résolvez-vous ?

ANDROMAQUE
Allons sur son tombeau consulter mon époux.

 

ACTE quatrième

Scène I
Andromaque, Céphise.

CEPHISE
Ah ! je n’en doute point : c’est votre époux, Madame,
C’est Hector qui produit ce miracle en votre âme.
Il veut que Troie encor se puisse relever
Avec cet heureux fils qu’il vous fait conserver.
Pyrrhus vous l’a promis. Vous venez de l’entendre,
Madame : il n’attendait qu’un mot pour vous le rendre.
Croyez-en ses transports : père, sceptre, alliés,
Content de votre cœur, il met tout à vos pieds.
Sur lui, sur tout son peuple il vous rend souveraine.
Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine ?
Déjà contre les Grecs plein d’un noble courroux,
Le soin de votre fils le touche autant que vous
Il prévient leur fureur, il lui laisse sa garde ;
Pour ne pas l’exposer, lui-même il se hasarde.
Mais tout s’apprête au temple, et vous avez promis...

ANDROMAQUE
Oui, je m’y trouverai. Mais allons voir mon fils.

CEPHISE
Madame, qui vous presse ? Il suffit que sa vue
Désormais à vos yeux ne soit plus défendue.
Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés,
Et vos embrassements ne seront plus comptés.
Quel plaisir d’élever un enfant qu’on voit croître,
Non plus comme un esclave élevé pour son maître,
Mais pour voir avec lui renaître tant de rois !

ANDROMAQUE
Céphise, allons le voir pour la dernière fois.

CEPHISE
Que dites-vous ? Ô dieux !

ANDROMAQUE
                                           Ô ma chère Céphise,
Ce n’est point avec toi que mon cœur se déguise.
Ta foi, dans mon malheur, s’est montrée à mes yeux ;
Mais j’ai cru qu’à mon tour tu me connaissais mieux.
Quoi donc ? as-tu pensé qu’Andromaque infidèle
Pût trahir un époux qui croit revivre en elle,
Et que de tant de morts réveillant la douleur,
Le soin de mon repos me fît troubler le leur ?
Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre ?
Mais son fils périssait ; il l’a fallu défendre.
Pyrrhus en m’épousant s’en déclare l’appui ;
Il suffit : je veux bien m’en reposer sur lui.
Je sais quel est Pyrrhus : violent, mais sincère,
Céphise, il fera plus qu’il n’a promis de faire.
Sur le courroux des Grecs je m’en repose encor :
Leur haine va donner un père au fils d’Hector,
Je vais donc, puisqu’il faut que je me sacrifie,
Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie ;
Je vais, en recevant sa foi sur les autels,
L’engager à mon fils par des nœuds immortels.
Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,
D’une infidèle vie abrégera le reste,
Et sauvant ma vertu, rendra ce que je doi
À Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi.
Voilà de mon amour l’innocent stratagème,
Voilà ce qu’un époux m’a commandé lui-même ;
J’irai seule rejoindre Hector et mes aïeux.
Céphise, c’est à toi de me fermer les yeux.

CEPHISE
Ah ! ne prétendez pas que je puisse survivre...

ANDROMAQUE
Non, non, je te défends, Céphise de me suivre.
Je confie à tes soins mon unique trésor.
Si tu vivais pour moi, vis pour le fils d’Hector.
De l’espoir des Troyens seule dépositaire,
Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.
Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi :
S’il le faut, je consens qu’on lui parle de moi ;
Fais-lui valoir l’hymen où je me suis rangée,
Dis-lui qu’avant ma mort je lui fus engagée,
Que ses ressentiments doivent être effacés,
Qu’en lui laissant mon fils, c’est l’estimer assez.
Fais connaître à mon fils les héros de sa race,
Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace :
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été ;
Parle-lui tous les jours des vertus de son père ;
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.
Mais qu’il ne songe plus, Céphise, à nous venger :
Nous lui laissons un maître, il le doit ménager.
Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste :
Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste ;
Et pour ce reste enfin j’ai moi-même, en un jour,
Sacrifié mon sang, ma haine, et mon amour.

CEPHISE
Hélas !

ANDROMAQUE
              Ne me suis point, si ton cœur en alarmes
Prévoit qu’il ne pourra commander à tes larmes.
On vient. Cache tes pleurs, Céphise, et souviens-toi
Que le sort d’Andromaque est commis à ta foi.
C’est Hermione. Allons, fuyons sa violence.


Scène II
Hermione, Cléone.

CLEONE
Non, je ne puis assez admirer ce silence.
Vous vous taisez, Madame, et ce cruel mépris
N’a pas du moindre trouble agité vos esprits !
Vous soutenez en paix une si rude attaque,
Vous qu’on voyait frémir au seul nom d’Andromaque !
Vous qui sans désespoir ne pouviez endurer
Que Pyrrhus d’un regard la voulût honorer !
Il l’épouse, il lui donne, avec son diadème,
La foi que vous venez de recevoir vous-même,
Et votre bouche encor, muette à tant d’ennui,
N’a pas daigné s’ouvrir pour se plaindre de lui ?
Ah ! que je crains, Madame, un calme si funeste,
Et qu’il vaudrait bien mieux...

HERMIONE
                                                  Fais-tu venir Oreste ?

CLEONE
Il vient, Madame, il vient, et vous pouvez juger
Que bientôt à vos pieds il allait se ranger ;
Prêt à servir toujours sans espoir de salaire,
Vos yeux ne sont que trop assurés de lui plaire.
Mais il entre.

Scène III
Oreste, Hermione, Cléone.

ORESTE
                        Ah ! Madame ! est-il vrai qu’une fois
Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois ?
Ne m’a-t-on point flatté d’une fausse espérance ?
Avez-vous en effet souhaité ma présence ?
Croirai-je que vos yeux, à la fin désarmés,
Veulent...

HERMIONE
                 Je veux savoir, Seigneur, si vous m’aimez.

ORESTE
Si je vous aime ? ô dieux ! Mes serments, mes parjures,
Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures,
Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés,
Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez ?

HERMIONE
Vengez-moi, je crois tout.

ORESTE
                                          Eh bien ! allons, Madame :
Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme ;
Prenons, en signalant mon bras et votre nom,
Vous, la place d’Hélène, et moi, d’Agamemnon.
De Troie en ce pays réveillons les misères,
Et qu’on parle de nous ainsi que de nos pères.
Partons, je suis tout prêt.

HERMIONE
                                          Non, Seigneur, demeurons :
Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.
Quoi ! de mes ennemis couronnant l’insolence,
J’irais attendre ailleurs une lente vengeance ?
Et je m’en remettrais au destin des combats,
Qui peut-être à la fin ne me vengerait pas ?
Je veux qu’à mon départ toute l’Épire pleure.
Mais si vous me vengez, vengez-moi dans une heure.
Tous vos retardements sont pour moi des refus.
Courez au temple. Il faut immoler...

ORESTE
                                                          Qui ?

HERMIONE
                                                                    Pyrrhus.

ORESTE
Pyrrhus, Madame !

HERMIONE
                               Eh quoi ! votre haine chancelle ?
Ah ! courez, et craignez que je ne vous rappelle.
N’alléguez point des droits que je veux oublier ;
Et ce n’est pas à vous à le justifier.

ORESTE
Moi, je l’excuserais ? Ah ! vos bontés, Madame,
Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme.
Vengeons-nous, j’y consens, mais par d’autres chemins :
Soyons ses ennemis, et non ses assassins ;
Faisons de sa ruine une juste conquête.
Quoi ! pour réponse aux Grecs porterai-je sa tête ?
Et n’ai-je pris sur moi le soin de tout l’État,
Que pour m’en acquitter par un assassinat ?
Souffrez, au nom des dieux, que la Grèce s’explique,
Et qu’il meure chargé de la haine publique.
Souvenez-vous qu’il règne, et qu’un front couronné...

HERMIONE
Ne vous suffit-il pas que je l’ai condamné ?
Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée
Demande une victime à moi seule adressée ;
Qu’Hermione est le prix d’un tyran opprimé ;
Que je le hais ; enfin, Seigneur, que je l’aimai ?
Je ne m’en cache point : l’ingrat m’avait su plaire,
Soit qu’ainsi l’ordonnât mon amour ou mon père,
N’importe ; mais enfin réglez-vous là-dessus.
Malgré mes vœux, Seigneur, honteusement déçus,
Malgré la juste horreur que son crime me donne,
Tant qu’il vivra, craignez que je ne lui pardonne.
Doutez jusqu’à sa mort d’un courroux incertain :
S’il ne meurt aujourd’hui, je puis l’aimer demain.

ORESTE
Eh bien ! Il faut le perdre, et prévenir sa grâce ;
Il faut... Mais cependant que faut-il que je fasse ?
Comment puis-je si tôt servir votre courroux ?
Quel chemin jusqu’à lui peut conduire mes coups ?
À peine suis-je encore arrivé dans l’Épire,
Vous voulez par mes mains renverser un empire ;
Vous voulez qu’un roi meure, et pour son châtiment
Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment !
Aux yeux de tout son peuple, il faut que je l’opprime !
Laissez-moi vers l’autel conduire ma victime,
Je ne m’en défends plus ; et je ne veux qu’aller
Reconnaître la place où je dois l’immoler.
Cette nuit je vous sers, cette nuit je l’attaque.

HERMIONE
Mais cependant, ce jour, il épouse Andromaque !
Dans le temple déjà le trône est élevé,
Ma honte est confirmée, et son crime achevé.
Enfin qu’attendez-vous ? Il vous offre sa tête :
Sans gardes, sans défense, il marche à cette fête ;
Autour du fils d’Hector il les fait tous ranger ;
Il s’abandonne au bras qui me voudra venger.
Voulez-vous malgré lui prendre soin de sa vie ?
Armez, avec vos Grecs, tous ceux qui m’ont suivie ;
Soulevez vos amis, tous les miens sont à vous :
Il me trahit, vous trompe, et nous méprise tous.
Mais quoi ? déjà leur haine est égale à la mienne :
Elle épargne à regret l’époux d’une Troyenne.
Parlez : mon ennemi ne vous peut échapper,
Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper.
Conduisez ou suivez une fureur si belle ;
Revenez tout couvert du sang de l’infidèle ;
Allez : en cet état soyez sûr de mon cœur.

ORESTE
Mais, Madame, songez...

HERMIONE
                                         Ah ! c’en est trop, Seigneur.
Tant de raisonnements offensent ma colère.
J’ai voulu vous donner les moyens de me plaire,
Rendre Oreste content ; mais enfin je vois bien
Qu’il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien.
Partez : allez ailleurs vanter votre constance,
Et me laissez ici le soin de ma vengeance.
De mes lâches bontés mon courage est confus,
Et c’est trop en un jour essuyer de refus.
Je m’en vais seule au temple où leur hymen s’apprête,
Où vous n’osez aller mériter ma conquête.
Là, de mon ennemi je saurai m’approcher,
Je percerai le cœur que je n’ai pu toucher,
Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées,
Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées ;
Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous.

ORESTE
Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,
Madame : il ne mourra que de la main d’Oreste.
Vos ennemis par moi vont vous être immolés,
Et vous reconnaîtrez mes soins, si vous voulez.

HERMIONE
Allez. De votre sort laissez-moi la conduite,
Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite.

Scène IV
Hermione, Cléone.

CLEONE
Vous vous perdez, Madame, et vous devez songer...

HERMIONE
Que je me perde ou non, je songe à me venger.
Je ne sais même encor, quoi qu’il m’ait pu promettre,
Sur d’autres que sur moi si je dois m’en remettre :
Pyrrhus n’est pas coupable à ses yeux comme aux miens,
Et je tiendrais mes coups bien plus sûrs que les siens.
Quel plaisir de venger moi-même mon injure,
De retirer mon bras teint du sang du parjure,
Et pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands,
De cacher ma rivale à ses regards mourants !
Ah ! si du moins Oreste, en punissant son crime,
Lui laissait le regret de mourir ma victime !
Va le trouver : dis-lui qu’il apprenne à l’ingrat
Qu’on l’immole à ma haine, et non pas à l’État.
Chère Cléone, cours : ma vengeance est perdue
S’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue.

CLEONE
Je vous obéirai ! Mais qu’est-ce que je voi ?
Ô dieux ! qui l’aurait cru, Madame ? C’est le roi !

HERMIONE
Ah ! cours après Oreste ; et dis-lui, ma Cléone,
Qu’il n’entreprenne rien sans revoir Hermione !

Scène V
Pyrrhus, Hermione, Phœnix.

PYRRHUS
Vous ne m’attendiez pas, Madame, et je vois bien
Que mon abord ici trouble votre entretien.
Je ne viens point, armé d’un indigne artifice,
D’un voile d’équité couvrir mon injustice :
Il suffit que mon cœur me condamne tout bas,
Et je soutiendrais mal ce que je ne crois pas.
J’épouse une Troyenne. Oui, Madame, et j’avoue
Que je vous ai promis la foi que je lui voue.
Un autre vous dirait que dans les champs troyens
Nos deux pères sans nous formèrent ces liens,
Et que sans consulter ni mon choix ni le vôtre,
Nous fûmes sans amour engagés l’un à l’autre ;
Mais c’est assez pour moi que je me sois soumis.
Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis ;
Loin de les révoquer, je voulus y souscrire :
Je vous vis avec eux arriver en Épire.
Et quoique d’un autre oeil l’éclat victorieux
Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux,
Je ne m’arrêtai point à cette ardeur nouvelle ;
Je voulus m’obstiner à vous être fidèle :
Je vous reçus en reine, et jusques à ce jour
J’ai cru que mes serments me tiendraient lieu d’amour.
Mais cet amour l’emporte, et par un coup funeste,
Andromaque m’arrache un cœur qu’elle déteste.
L’un par l’autre entraînés, nous courons à l’autel
Nous jurer malgré nous un amour immortel.
Après cela, Madame, éclatez contre un traître,
Qui l’est avec douleur, et qui pourtant veut l’être.
Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux,
Il me soulagera peut-être autant que vous.
Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures :
Je crains votre silence, et non pas vos injures ;
Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins,
M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins.

HERMIONE
Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,
J’aime à voir que du moins vous vous rendiez justice,
Et que voulant bien rompre un nœud si solennel,
Vous vous abandonniez au crime en criminel.
Est-il juste, après tout, qu’un conquérant s’abaisse
Sous la servile loi de garder sa promesse ?
Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter ;
Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.
Quoi ? sans que ni serment ni devoir vous retienne,
Rechercher une Grecque, amant d’une Troyenne ?
Me quitter, me reprendre, et retourner encor
De la fille d’Hélène à la veuve d’Hector,
Couronner tour à tour l’esclave et la princesse,
Immoler Troie aux Grecs, au fils d’Hector la Grèce ?
Tout cela part d’un cœur toujours maître de soi,
D’un héros qui n’est point esclave de sa foi.
Pour plaire à votre épouse, il vous faudrait peut-être
Prodiguer les doux noms de parjure et de traître.
Vous veniez de mon front observer la pâleur,
Pour aller dans ses bras rire de ma douleur.
Pleurante après son char vous voulez qu’on me voie ;
Mais, Seigneur, en un jour ce serait trop de joie ;
Et sans chercher ailleurs des titres empruntés,
Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez ?
Du vieux père d’Hector la valeur abattue
Aux pieds de sa famille expirante à sa vue,
Tandis que dans son sein votre bras enfoncé
Cherche un reste de sang que l’âge avait glacé ;
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ;
De votre propre main Polyxène égorgée
Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous :
Que peut-on refuser à ces généreux coups !

PYRRHUS
Madame, je sais trop à quels excès de rage
La vengeance d’Hélène emporta mon courage.
Je puis me plaindre à vous du sang que j’ai versé ;
Mais enfin je consens d’oublier le passé.
Je rends grâces au ciel que votre indifférence
De mes heureux soupirs m’apprenne l’innocence.
Mon cœur, je le vois bien, trop prompt à se gêner,
Devait mieux vous connaître et mieux s’examiner.
Mes remords vous faisaient une injure mortelle.
Il faut se croire aimé pour se croire infidèle.
Vous ne prétendiez point m’arrêter dans vos fers :
Je crains de vous trahir, peut-être je vous sers.
Nos cœurs n’étaient point faits dépendants l’un de l’autre ;
Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre ;
Rien ne vous engageait à m’aimer en effet.

HERMIONE
Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ?
J’ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes ;
Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;
J’y suis encor, malgré tes infidélités,
Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure ;
J’attendais en secret le retour d’un parjure ;
J’ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterais un cœur qui m’était dû.
Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m’annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne t’aime pas.
Mais, Seigneur, s’il le faut, si le ciel en colère
Réserve à d’autres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen, j’y consens ; mais du moins
Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être.
Différez-le d’un jour, demain, vous serez maître...
Vous ne répondez point ? Perfide, je le voi :
Tu comptes les moments que tu perds avec moi !
Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu’à regret qu’un autre t’entretienne.
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.
Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux,
Va lui jurer la foi que tu m’avais jurée,
Va profaner des dieux la majesté sacrée.
Ces dieux, ces justes dieux n’auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t’ont lié.
Porte au pied des autels ce cœur qui m’abandonne,
Va, cours ; mais crains encor d’y trouver Hermione.

Scène VI
Pyrrhus, Phœnix.

PHŒNIX
Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger
Une amante en fureur qui cherche à se venger.
Elle n’est en ces lieux que trop bien appuyée :
La querelle des Grecs à la sienne est liée ;
Oreste l’aime encore, et peut-être à ce prix...

PYRRHUS
Andromaque m’attend. Phœnix, garde son fils.

 

ACTE cinquième

Scène I

HERMIONE, seule.
Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?
Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?
Errante et sans dessein je cours dans ce palais.
Ah ! ne puis-je savoir si j’aime ou si je hais ?
Le cruel ! de quel oeil il m’a congédiée !
Sans pitié, sans douleur au moins étudiée !
L’ai-je vu se troubler et me plaindre un moment ?
En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu’il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ! Et pour comble d’ennui,
Mon cœur, mon lâche cœur s’intéresse pour lui !
Je tremble au seul penser du coup qui le menace !
Et prête à me venger, je lui fais déjà grâce !
Non, ne révoquons point l’arrêt de mon courroux :
Qu’il périsse ! aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe et se rit de ma rage :
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ;
Il croit que toujours faible et d’un cœur incertain,
Je parerai d’un bras les coups de l’autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d’autres pensées :
Triomphant dans le temple, il ne s’informe pas
Si l’on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l’ingrat, cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup, laissons agir Oreste.
Qu’il meure, puisque enfin il a dû le prévoir,
Et puisqu’il m’a forcée enfin à le vouloir...
À le vouloir ? Hé quoi ? c’est donc moi qui l’ordonne ?
Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ?
Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits,
À qui même en secret je m’étais destinée
Avant qu’on eût conclu ce fatal hyménée,
Je n’ai donc traversé tant de mers, tant d’États,
Que pour venir si loin préparer son trépas ?
L’assassiner ? le perdre ? Ah ! devant qu’il expire...

Scène II
Hermione, Cléone.

HERMIONE
Ah ! qu’ai-je fait, Cléone ? et que viens-tu me dire ?
Que fait Pyrrhus ?

CLEONE
                               Il est au comble de ses vœux,
Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.
Je l’ai vu vers le temple, où son hymen s’apprête,
Mener en conquérant sa nouvelle conquête,
Et d’un oeil où brillaient sa joie et son espoir,
S’enivrer en marchant du plaisir de la voir.
Andromaque, au travers de mille cris de joie,
Porte jusqu’aux autels le souvenir de Troie.
Incapable toujours d’aimer et de haïr,
Sans joie et sans murmure elle semble obéir.

HERMIONE
Et l’ingrat ? jusqu’au bout il a poussé l’outrage ?
Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ?
Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?
N’a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?
Dis-moi, ne t’es-tu point présentée à sa vue ?
L’ingrat a-t-il rougi lorsqu’il t’a reconnue ?
Son trouble avouait-il son infidélité ?
A-t-il jusqu’à la fin soutenu sa fierté ?

CLEONE
Madame, il ne voit rien. Son salut et sa gloire
Semblent être avec vous sortis de sa mémoire.
Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets,
Il poursuit seulement ses amoureux projets.
Autour du fils d’Hector il a rangé sa garde,
Et croit que c’est lui seul que le péril regarde.
Phœnix même en répond, qui l’a conduit exprès
Dans un fort éloigné du temple et du palais.
Voilà dans ses transports le seul soin qui lui reste.

HERMIONE
Le perfide ! Il mourra. Mais que t’a dit Oreste ?

CLEONE
Oreste avec ses Grecs dans le temple est entré.

HERMIONE
Hé bien ! à me venger n’est-il pas préparé ?

CLEONE
Je ne sais.

HERMIONE

                  Tu ne sais ? Quoi donc ? Oreste encore,
Oreste me trahit ?

CLEONE
                               Oreste vous adore.
Mais de mille remords son esprit combattu
Croit tantôt son amour et tantôt sa vertu.
Il respecte en Pyrrhus l’honneur du diadème ;
Il respecte en Pyrrhus Achille et Pyrrhus même ;
Il craint la Grèce, il craint l’univers en courroux,
Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.
Il voudrait en vainqueur vous apporter sa tête ;
Le seul nom d’assassin l’épouvante et l’arrête.
Enfin il est entré, sans savoir dans son cœur
S’il en devait sortir coupable ou spectateur.

HERMIONE
Non, non, il les verra triompher sans obstacle ;
Il se gardera bien de troubler ce spectacle.
Je sais de quels remords son courage est atteint :
Le lâche craint la mort, et c’est tout ce qu’il craint.
Quoi ? sans qu’elle employât une seule prière,
Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ?
Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats,
Virent périr vingt rois qu’ils ne connaissaient pas ?
Et moi, je ne prétends que la mort d’un parjure,
Et je charge un amant du soin de mon injure,
Il peut me conquérir à ce prix, sans danger,
Je me livre moi-même et ne puis me venger !
Allons : c’est à moi seule à me rendre justice.
Que de cris de douleur le temple retentisse ;
De leur hymen fatal troublons l’événement,
Et qu’ils ne soient unis, s’il se peut, qu’un moment.
Je ne choisirai point dans ce désordre extrême :
Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même.
Je mourrai ; mais au moins ma mort me vengera,
Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra.

Scène III

Oreste, Hermione, Cléone.

ORESTE
Madame, c’en est fait, et vous êtes servie :
Pyrrhus rend à l’autel son infidèle vie.

HERMIONE
Il est mort ?

ORESTE
                    Il expire ; et nos Grecs irrités
Ont lavé dans son sang ses infidélités.
Je vous l’avais promis ; et quoique mon courage
Se fît de ce complot une funeste image,
J’ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés
Se sont jusqu’à l’autel dans la foule glissés.
Pyrrhus m’a reconnu, mais sans changer de face :
Il semblait que ma vue excitât son audace,
Que tous les Grecs, bravés en leur ambassadeur,
Dussent de son hymen relever la splendeur.
Enfin, avec transport prenant son diadème,
Sur le front d’Andromaque il l’a posé lui-même :
« Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi !
Andromaque, régnez sur l’Épire et sur moi,
Je voue à votre fils une amitié de père ;
J’en atteste les dieux, je le jure à sa mère :
Pour tous mes ennemis je déclare les siens,
Et je le reconnais pour le roi des Troyens. »
À ces mots, qui du peuple attiraient le suffrage,
Nos Grecs n’ont répondu que par un cri de rage ;
L’infidèle s’est vu partout envelopper,
Et je n’ai pu trouver de place pour frapper.
Chacun se disputait la gloire de l’abattre,
Je l’ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre,
Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober,
Mais enfin à l’autel il est allé tomber.
Du peuple épouvanté j’ai traversé la presse
Pour venir de ces lieux enlever ma princesse,
Et regagner le port, où bientôt nos amis
Viendront couverts du sang que je vous ai promis.

HERMIONE
Qu’ont-ils fait !

ORESTE
                          Pardonnez à leur impatience :
Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance.
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups,
Qu’il sentît en mourant qu’il expirait pour vous ;
Mais c’est moi dont l’ardeur leur a servi d’exemple :
Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple,
Madame, et vous pouvez justement vous flatter
D’une mort que leurs bras n’ont fait qu’exécuter.
Vous seule avez poussé les coups...

HERMIONE
                                                         Tais-toi, perfide,
Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.
Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,
Va ; je la désavoue, et tu me fais horreur.
Barbare, qu’as-tu fait ? Avec quelle furie
As-tu tranché le cours d’une si belle vie ?
Avez-vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui,
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?
Mais parle : de son sort qui t’a rendu l’arbitre ?
Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ?
Qui te l’a dit ?

ORESTE
                        Ô dieux ! Quoi ? ne m’avez-vous pas
Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas ?

HERMIONE
Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?
Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?
N’as-tu pas dû cent fois te le faire redire ?
Toi-même avant le coup me venir consulter,
Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?
Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ?
Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?
Voilà de ton amour le détestable fruit :
Tu l’apportais, cruel, le malheur qui te suit.
C’est toi dont l’ambassade, à tous les deux fatale,
L’a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
Nous le verrions encor nous partager ses soins ;
Il m’aimerait peut-être, il le feindrait du moins.
Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire :
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
À toute ma famille ; et c’est assez pour moi,
Traître, qu’elle ait produit un monstre comme toi.

Scène IV

ORESTE, seul.
Que vois-je ? Est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?
Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?
Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.
Est-ce Pyrrhus qui meurt ? et suis-je Oreste enfin ?
Quoi ? j’étouffe en mon cœur la raison qui m’éclaire,
J’assassine à regret un roi que je révère,
Je viole en un jour les droits des souverains,
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains,
Ceux même des autels où ma fureur l’assiège :
Je deviens parricide, assassin, sacrilège.
Pour qui ? pour une ingrate à qui je le promets,
Qui même, s’il ne meurt, ne me verra jamais,
Dont j’épouse la rage ! Et quand je l’ai servie,
Elle me redemande et son sang et sa vie !
Elle l’aime ! et je suis un monstre furieux !
Je la vois pour jamais s’éloigner de mes yeux !
Et l’ingrate en fuyant me laisse pour salaire
Tous les noms odieux que j’ai pris pour lui plaire !

Scène V
Oreste, Pylade, soldats d’Oreste.

PYLADE
Il faut partir, Seigneur. Sortons de ce palais,
Ou bien résolvons-nous de n’en sortir jamais.
Nos Grecs pour un moment en défendent la porte ;
Tout le peuple assemblé nous poursuit à main-forte ;
Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis,
Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.
Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle,
Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle,
Commande qu’on le venge, et peut-être sur nous
Veut venger Troie encore et son premier époux.
Allons, n’attendons pas que l’on nous environne :
Nos Grecs nous rejoindront ; et tandis qu’Hermione
Tient encore le peuple autour d’elle arrêté,
Voilà notre chemin, sortons en sûreté.

ORESTE
Non, non, c’est Hermione, amis, que je veux suivre.
À son dernier arrêt je ne puis plus survivre.
Partez : j’ai fait le crime, et je vais l’expier.

PYLADE
Hermione, Seigneur ? Il la faut oublier.
Quoi ! toujours l’instrument et l’objet de sa rage,
Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage ?
Et parce qu’elle meurt faut-il que vous mouriez ?

ORESTE
Elle meurt ? Dieux ! Qu’entends-je ?

PYLADE
                                                            Eh quoi ? vous l’ignoriez ?
En rentrant dans ces lieux nous l’avons rencontrée
Qui courait vers le temple, inquiète, égarée.
Elle a trouvé Pyrrhus porté sur des soldats
Que son sang excitait à venger son trépas.
Sans doute à cet objet sa rage s’est émue.
Mais du haut de la porte enfin nous l’avons vue
Un poignard à la main sur Pyrrhus se courber,
Lever les yeux au ciel, se frapper et tomber.

ORESTE
Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance !
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance !
Appliqué sans relâche au soin de me punir,
Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli.
Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie ;
L’un et l’autre en mourant je les veux regarder :
Réunissons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder...
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?
De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit ! Grâce au ciel j’entrevoi...
Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !

PYLADE
Ah ! Seigneur !

ORESTE
                         Quoi ? Pyrrhus, je te rencontre encore ?
Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?
Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.
Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l’embrasse !
Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?
Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?
Eh bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?
Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?
Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.

PYLADE
Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse.
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants
S’il reprenait ici sa rage avec ses sens.

 

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26 avril 2015 7 26 /04 /avril /2015 09:21

De 1972 à 2014,  Trompe-la-Mort raconte l’itinéraire du héros « hinglish » éponyme qui doit son surnom au fait d’avoir survécu à un nombre considérable d’accidents et qui après avoir rompu avec sa famille et servi dans l’armée britannique se voit confier une mission qui le ramènera sur les traces de son enfance en Inde  et de son identité.

 

Attention, le I. révèle l’essentiel de l’intrigue. Si vous voulez préserver votre lecture passez au II.

 

I. Résumé 

L’HOMME INVISIBLE : Thomas Larch, né à New-Delhi en 1972 est le fils de Gordon Larch, ingénieur en informatique expatrié britannique, arrivé en Inde en 1969 et de Fulvati Kumar, elle aussi ingénieur programmeur dans la même entreprise, jeune femme de vingt-quatre ans qui a été reniée par ses  parents Tarun et Nimisha après avoir refusé un mariage arrangé avec Pran et insisté pour épouser un Anglais, autant dire un « intouchable ». Très occupés par leur travail, les parents qui habitent un appartement près de l’ambassade d’Indonésie à New-Delhi ont confié Tom qui fréquente l’école britannique de Chanakyapuri, à une nourrice Dhanya qui lui apprend l’hindi et l’initie aux combats de cerfs-volants. Mais la santé de Fulvati se dégrade et la famille Larch décide de quitter l’Inde, fin mars 1980 pour s’installer dans une petite maison de Greenwich en Angleterre. Tom qui n’a que huit ans, déteste ce pays triste, humide et silencieux jusqu’au jour où il fait la connaissance de deux joueurs de cricket d’origine indienne dans Greenwich Park. Karan et Jaipal deviennent ses amis et ils forment ensemble une redoutable équipe de cricket. Le jour de son treizième anniversaire, Tom traverse la verrière après avoir voulu rattraper une balle tombée par la fenêtre. Premier accident d’une longue série qui lui voudra sa réputation d’indestructible. Pendant sa convalescence, il se rapproche de Shadvi, la sœur cadette de Jaipal et ils tombent amoureux. Mais le 11 juin 1988, alors qu’il assiste avec Shadvi à un concert pour les soixante-dix ans de Mandela au stade de Wembley, il aperçoit son père au bras d’une jeune blonde. Il était supposé être en mission à Stockholm. Le père et le fils se battent et finissent au poste de police. En octobre, lors des fêtes de Diwali, un drame plus terrible encore frappe la famille. Alors que Tom prie pour que sa mère aille mieux, à la lumière de veilleuses de la fête, il s’endort. Il sort indemne de l’incendie qui a ravagé la maison mais il apprend que sa mère est morte. Il se met à détester ce père toujours absent qui entretient une liaison avec Cynthia, son assistante, et se raccroche à Shadvi mais le jour de pendaison de la crémaillère de leur maison qui a été reconstruite, il apprend que Shadvi doit se fiancer avec le fils Chandurkar. En se battant avec Jaipal, Tom perd ses amis. Il refuse également d’aller avec son père à l’enterrement de son grand-père William que son père lui-même n’a pas vu depuis dix ans. Et le jour de ses dix-huit ans, Thomas Larch quitte sa maison de Greenwich pour s’engager dans les Royal Marines. Il suit une formation redoutable à Lympstone et manque de se faire renvoyer pour avoir affirmé que ses deux parents étaient morts.

TROMPE-LA-MORT : « Je suis mort le jeudi 5 février 2004 à 7h35 du matin. […] J’étais lieutenant et j’avais trente-deux ans » dit Thomas Larch (99) Un commando de six terroristes a abattu ce jour-là, en Irak, un hélicoptère Sea Knight du 40 Commando des Royal Marines de l’armée britannique. Les quatorze hommes sont considérés comme morts jusqu’à ce que l’infirmier-chef Walker constate que l’un d’eux est encore en vie. Le lieutenant Larch subit toute une série d’opérations et on lui met des prothèses auditives. Au camp d’Arifjan au sud de Koweït City où il a été évacué, il reçoit l’ordre de répondre aux questions d’une journaliste célèbre, Helen Mac Gunis qui, elle-même, a été otage au Liban pendant sept mois. Il lui raconte sa carrière militaire, ses huit ans en Irlande du Nord, sa blessure dans l’attentat de la caserne de Thiepval à Lisburn en 1996, l’accident de voiture en Normandie en 1993 dont il a été le seul survivant, sa blessure à l’épaule pendant l’opération Palliser en Sierra Leone, son arrivée en Afghanistan avec les premières Forces Spéciales américaines, le coup de couteau au ventre reçu dans une boîte de nuit de Belgique. A Bassora, un sniper a tué un homme qui était derrière lui d’une balle entre les deux yeux. « J’ai eu de la chance, c’est tout » se contente de dire Larch, modestement.

DE L’EVOLUTION (DES HOMMES) : Après son rapatriement à l’hôpital militaire de Birmingham, Thomas Larch assiste à la projection du documentaire Trompe-la-Mort centré sur lui, entre Helen et Susan la productrice. Helen a aussi trouvé qu’il avait survécu à une avalanche meurtrière aux environs de Kitzbühel. On le salue comme un héros mais lui se sent mal à l’aise. Commence alors une histoire d’amour entre Thomas et Helen qui est bientôt facilitée par la résiliation du contrat militaire de Tom dont on juge, avec générosité, l’incapacité médicale à 50%. Il  reçoit une indemnisation de 343 653 £ et s’installe chez Helen dans une rue de Belsize. Helen et Susan se préoccupent de lui trouver du travail mais après plusieurs refus, il accepte la proposition beaucoup plus modeste du général William G. Davies qui était son supérieur en Irlande. Il s’agit de remplacer le directeur de l’association Les Enfants de Gulliver qui organise des événements de sport-nature pour des jeunes en difficulté. Helen est mécontente et lui reproche son manque d’ambition quand il refuse une grosse somme d’argent pour l’adaptation de sa vie à Hollywood avec Johnny Depp dans son rôle. Entre les reportages d’Helen aux quatre coins du monde et les missions de Thomas, ils se voient peu. Alors qu’Helen fête ses quarante ans, ils décident d’avoir un enfant.  Sally naît le 5 février 2006 à l’hôpital Al-Shifa de Gaza mais en janvier 2010, Helen décide de mettre fin à leur relation. «  Longtemps, j’ai été son trophée, aucune de ses copines n’en avait un aussi beau et original. et puis un jour, elle s’est lassée, je n’avais plus rien pour l’exciter » (210). Et puis, le jeudi 19 décembre 2013 à 7h43, sa vie bascule. Davies lui demande de venir avec lui chez son ami Malcolm Reiner, première fortune du Royaume-Uni qui occupe une demeure de 5000m2 sur Kensington Palace Gardens. L’homme d’affaires demande au baroudeur de retrouver son fils de trente-trois ans qui s’est volatilisé en Inde il y a six mois. Tom commence par refuser puis finit par accepter quand Malcolm Reiner vient le relancer chez lui.

L’HOMME PERDU : Le 2 janvier 2014, Tom est accueilli à l’aéroport de New Delhi par Vijay Banerjee, le directeur de la meilleure agence de détectives d’Inde mais au lieu de s’installer à l’hôtel, Thomas préfère louer l’appartement qu’occupait déjà Alexander Reiner au-dessus du logement de son bailleur, Abhinav Singh dans le quartier de Trilokpuri. L’instituteur sikh lui parle de Dina, l’amie d’Alex, et des prêtres des temples que fréquentait le jeune homme. Le 14 janvier, Thomas Larch se retrouve en pleine fête des cerfs-volants comme autrefois et cherche le fantôme de Dhanya. Quand Tom propose à Banerjee de publier une annonce dans les journaux pour retrouver la trace d’Alex, Banerjee manifeste un mécontentement qui tourne à la fureur quand les « témoins » appâtés par la récompense affluent à son agence. Mais grâce à cette méthode, Thomas fait la connaissance de Dina. La jeune femme au chapeau noir lui apprend qu’Alex aurait aimé rencontré le fameux « Trompe-la-Mort ». Entre temps, Tom a eu l’idée d’offrir une éducation à un jeune mendiant à qui il avait donné un jour 50 $. Abhivan Singh va lui apprendre à lire, à écrire et à faire la cuisine. Banerjee qui reconnaît enfin que l’annonce a fait de la publicité à son agence vient annoncer à Tom que ses collaborateurs ont retenu trois témoignages, celui du restaurateur Sendaï Sapanak, de Parvati Sharma, gérante de dispensaire et de Sana Mughal qui prétendent tous avoir rencontré Alexander. Tom, de son côté, a retrouvé une ancienne institutrice de l’école britannique de Chanakyapuri mais celle-ci ne se souvient pas de lui. Alors qu’il goûte un plat préparé par Darpan, tom reçoit un appel de Dina.

LE TALON D’ACHILLE : A Chawri Bazar, alors qu’il attend Dina, Tom reçoit un violent coup à la tête. Il a perdu son portefeuille et son oreillette gauche. Thomas parle à Dina des trois témoignages. Elle rejette l’idée de Sapanak qu’Alex puisse être lié au trafic de drogue de la mafia birmane et balaye les fantasmes érotiques de son amie Sana. Elle-même a voulu fuir la fatalité de son destin dans la caste misérable des balayeurs à Lucknow en essayant de faire du cinéma mais elle était trop noire et trop maigre pour réussir à Bollywood. Pour survivre elle a travaillé comme serveuse, femme de ménage, caissière, prostituée et rabatteuse pour la mafia birmane ce qui lui a valu huit mois de prison. Elle a rencontré Alex dans un bus qui venait de Thaïlande. A Aurangabad, ils ont voulu faire l’amour sans grand succès. Ce fut la seule fois. Il a demandé de lui apprendre l’hindi et un mois avant sa disparition, elle a fini par lui avouer qu’elle travaillait pour Banerjee et que leur rencontre n’était pas fortuite. Il n’était pas prévu qu’elle tombe amoureuse de lui. Alex n’a pas mal réagi et lui a donné sa carte de paiement et son code pour qu’elle s’en serve pour l’association de femmes en difficulté dont elle s’occupait. Il a même fait un retrait de 7000 $ pour faire un don. Abhinav Singh et Darpan sont effrayés de revoir Tom dans cet état et Banerjee conte une toute autre histoire sur Dina : certes, elle a travaillé pour lui mais elle n’est jamais allée à Bollywood et ne s’intéresse qu’à son argent. Tom reste prostré pendant quelques jours puis se relève quand un prêtre leur annonce qu’un de ses fidèles a rencontré Alex dans un ashram du Kerala quatre semaines plus tôt. Tom décide de prendre l’avion pour Trivandrum et voit arriver Dina à l’aéroport. La jeune femme lui parle du harcèlement sexuel de Banerjee. Tom ne sait plus quoi penser. Arrivés à Trivandrum, ils prennent une voiture pour Cherthala, à deux cents kilomètres au nord. Mais à l’ashram, on leur apprend qu’Alex est parti depuis deux semaines. Dina parle encore d’Alex et notamment de ses relations avec ses parents. Son père a épousé sa mère pour sa dot immense et quand elle a voulu partir, il a fait du chantage à l’enfant. Un jour, la mère a décidé de fuir avec Alex. C’est lui qui conduisait la voiture quand l’accident fatal s’est produit. Il n’avait que dix-sept ans et il n’a pas supporté d’avoir tué sa mère. Au moment de se séparer pour rejoindre son pavillon, Thomas embrasse Dina. Et puis tout chavire. Au matin, la police vient l’arrêter. Croyant qu’il est arrivé quelque chose à Dina, il oublie son self control d’officier des Marines et se bat avec les policiers. Il est jeté en prison puis présenté à un juge qui l’accuse de rébellion contre des agents de police et de… crime à Delhi sur la personne d’Abhinav Singh ! Il se retrouve en cellule à Poojapura où il ne peut s’empêcher de s’attaquer à un colosse en train de maltraiter un prisonnier. On ne donne pas cher de la peau de cet Anglais téméraire mais Param Purohit reconnaît… Trompe-la-Mort. Il est désormais traité avec tous les égards dans la prison. Transféré à Delhi, Tom apprend enfin la vérité : c’est Darpan Shah qui a tué  Abhinav Singh et un complice à lui, Narmad Varale qui l’a agressé au marché. Thomas se sent coupable d’avoir introduit le loup dans la bergerie avec l’arrogance d’un Occidental. Il retourne quelques jours à la prison de Tihar, le temps que son deuxième dossier soit réglé. Mais le jour de sa sortie, une autre surprise l’attend : Gordon, son père, est là. Il veut renouer avec lui. Il dit à Tom qu’il n’a jamais parlé de la veilleuse qui a provoqué l’incendie. Au moment de repartir pour l’Angleterre, Tom trouve une lettre de Dina chez Banerjee. Elle a renoncé à trouver Alex mais s’occupe d’un centre à Bangalore auquel Reiner a fait une donation. Tom laisse partir son père, appelle sa fille et avant de quitter Delhi pour Bangalore retrouve la maison en face de l’ambassade d’Indonésie.

 

II. Critique

Trois ans après La vie rêvée d’Ernesto G. et six ans après Le Club des Incorrigibles Optimistes, Jean-Michel Guenassia nous embarque encore dans un triple voyage géographique, historique et littéraire. Après le quartier latin, l’URSS, l’Allemagne, l’Ukraine, la Pologne, l’Espagne, la Roumanie, la Tchécoslovaquie et l’Algérie des deux premiers opus, nous faisons un aller-retour entre l’Inde et le Royaume-Uni en passant par l’Afghanistan, l’Irlande du Nord et l’Irak. Et ce n’est pas le moindre mérite de ce roman que de nous faire partager les couleurs, les odeurs, les moiteurs et les stupeurs de ce continent si déroutant qu’est l’Inde. Le Club des Incorrigibles Optimistes et La vie rêvée d’Ernesto G. nous faisaient traverser l’Histoire en suivant la biographie de ses différents héros. Avec Trompe-la-Mort nous traversons quarante ans d’histoire complexe entre le Royaume-Uni et son ancienne colonie indienne et nous entendons l’écho des conflits les plus récents (Irlande du Nord, Sierra Leone, Afghanistan, Irak). Et comme dans ces œuvres, il est encore question de dialogue des cultures. Ici, ce n’est plus Michel qui dialogue avec Pavel, Vladimir, Igor, Victor, Werner, Leonid ou Sacha ou Helena avec Ramon mais Gordon avec Fulvati. Et malgré l’amour et la passion, ce dialogue ne va pas toujours de soie fût-elle celle d’un sari. Tom était, d’après sa mère, un « enfant de l’amour » mais celui-ci ne résiste guère au retour de Jason-Gordon dans sa terre natale.

Nous avions déjà trouvé des accents balzaciens dans cette Comédie Humaine des XXe et XXIe siècle. Cette fois-ci, c’est carrément le titre qui nous rappelle Vautrin, le colosse du Père Goriot et des Illusions perdues. Mais s’il a la force du héros balzacien, Thomas Larch n’en a pas la noirceur et le cynisme. Il refuse même d’endosser le rôle de héros que tous veulent lui faire jouer et qui pourrait assurer sa fortune et peut-être son bonheur. Car nul ne doute qu’Helen l’a aimé pour l’image qu’elle s’était plu à construire et quand il a troqué ses armes pour son panier de courses, elle n’a plus voulu de lui. Trompe-la-Mort est un héros malgré lui comme on est médecin malgré soi chez Molière. Il est connu comme tel jusqu’en Inde. Cette réputation qu’il juge fondée sur un malentendu lui rendra pourtant service dans la prison de Poojapura. Rien de plus étranger à Thomas Larch que l’opportunisme et l’arrivisme. En Angleterre, il regrette la vie rustique indienne et  fréquente des Indiens plutôt que des Anglais. Soldat, il se dévoue à la Reine et fuit toutes les offres alléchantes de médiatisation pour se consacrer à des jeunes en difficulté. Il met d’ailleurs longtemps à avoir un téléphone portable. Tom est un héros à l’ancienne défenseur de valeurs surannées (bravoure, loyauté, humilité), grand de ses fragilités et écartelé entre deux mondes qu’il ne comprend jamais totalement. Un héros à la Kipling ou à la Stevenson. Il est constamment à la recherche de son identité faute d’avoir des racines car les familles Larch et Kumar ne le connaissent pas comme un des leurs.

Au cœur du roman, il y a l’histoire des relations compliquées entre les parents et les enfants. Thomas Larch a tué accidentellement sa mère Fulvati, à l’âge de seize ans, en voulant prier pour qu’elle guérisse alors qu’elle était trompée par Gordon. Alexander Reiner a tué accidentellement sa mère, à l’âge de dix-sept ans, en voulant l’aider à fuir Malcolm Reiner. Alex et Tom portent le poids de cette perte qui les ronge. Les deux trouveront sur leur chemin la mystérieuse Dina qui s’occupe d’une association qui aide des femmes en difficulté quand elles sont rejetées par leur mari ou leur père. En allant à la recherche d’Alex dans son pays natal, c’est à la poursuite de lui-même que part Thomas. C’est d’ailleurs Malcolm, greffé de la trachée dont les jours sont comptés qui demande à Thomas de partir à la recherche d’Alexander alors que le même Thomas refuse de revoir son propre père dont la santé périclite. A la fin du roman, Malcolm s’est réconcilié à distance avec son fils alors que Gordon attend le sien à la sortie de la prison de Tihar. Ce double complexe d’Œdipe ne concerne d’ailleurs pas que ces deux figures en miroir. Gordon a rompu avec son père William comme Fulvati a refusé le parti que ses parents lui destinaient. Helen Mc Gunis a été abandonné par son père parti avec une serveuse italienne comme Dina a fui sa famille à Lucknow. Etrangement d’ailleurs, alors qu’Helen veut mener la vie très virile et indépendante d’un grand reporter, Thomas entretient un rapport très maternel avec sa fille Sally comme s’il ne voulait pas reproduire l’attitude de son père. A la fin du roman, il retrouve sa maison d’enfance à new Delhi et semble apaisé.

« La littérature, c’est la preuve que la vie ne suffit pas » disait le grand écrivain portugais Fernando Pessoa. Jean-Michel Guenassia nous le prouve une fois de plus en nous donnant à lire l’autobiographie fictive de ce héros immortel comme les personnages de roman qui évoluent à côté de la vie et nous la font tellement mieux comprendre et apprécier que des grands discours théoriques. Depuis le Club des Incorrigibles Optimistes, on apprécie ce formidable talent de conteur de Jean-Michel Guenassia qui renoue avec le sens de l’aventure et de la narration qui ont fait le succès du roman populaire, loin des nombrilismes narcissiques de certaines introspections tortueuses contemporaines. Tout lecteur a envie de se laisser porter par des personnages et des intrigues « bigger than life » et chez Guenassia, l’humour et l’ironie sont les contrepoids salutaires aux risques de l’excès. Bref, on prend du plaisir à tromper l’ennui avec Trompe-la-Mort.  Indien vaut mieux que deux tu l’auras. Si partir à la recherche de Larch perdu n’est pas du temps retrouvé à la manière de Proust, ce Delhi de fuite nous rappelle qu’il y a plus qu’un décalage horaire entre l’Inde et le méridien de Greenwich.

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6 avril 2015 1 06 /04 /avril /2015 16:04

 I. Jocelyne a quarante-sept ans. Un peu ronde, elle n’est pas très belle et tient depuis 1990 une mercerie à Arras près du salon Coiff’ Esthétique tenu par deux jolies jumelles, Danièle et Françoise qui jouent dix euros au Loto chaque semaine depuis dix-huit ans. 1990, c’est l’année où Jocelyne a repris la mercerie où elle travaillait déjà depuis deux ans après la mort de sa propriétaire Madame Pillard, l’année de son mariage avec Jocelyn Guerbette (il ressemble à Venantino Venantini) qui a commencé à travailler précisément en 1990 à l’usine de glaces  Häagen-Dazs récemment ouverte et l’année de la naissance, un peu précipitée, de Romain. Nadine, leur fille est née deux ans plus tard. Ils ont eu également une autre fille, Nadège, conçue une nuit d’ivresse et morte à la naissance. Cette tragédie a fait renoncer Jo à la bière et il ne boit plus que de la Tourtel en regardant son téléviseur Radiola. 2011 : Romain qui était  en  deuxième année d’école de commerce à Grenoble décide d’arrêter ses études pour devenir serveur au Palais Breton, une crêperie à Uriage, Nadine fait du baby-sitting et des films vidéo en Angleterre, Jo travaille beaucoup pour devenir contremaître. Quant à Jocelyne, quand elle n’est pas à la mercerie ou avec ses copines Danièle et Françoise, elle tient un blog  nommé dixdoigtsdor sur le tricot qui lui vaut un article dans l’Observateur de l’Arrageois et l’amitié virtuelle de quelques blogueuses.  Elle a arrêté son journal depuis la mort de sa mère. Son père  qui a travaillé pendant plus de vingt ans  à l’ADMC, l’usine chimique de Tilloy-les-Mofflaines, est atteint de la victime d’Alzheimer et au bout de six minutes, sa mémoire décroche. L’été,  pendant que les enfants sont chez des amis, ils vont trois semaines au camping du Sourire à Villeneuve-Loubet où ils retrouvent J.J. et Marielle Roussel de Dainville et Michèle Henrion de Villeneuve-sur-Lot. Bon an mal an, elle s’est habituée à cette vie, même si en 1994, elle a bien failli quitter son mari. C’était huit mois après la mort de Nadège et Jo était devenu sobre mais cruel. Sur les conseils du Docteur Caron, elle avait fait une cure au Centre Sainte-Geneviève de Nice et sur la plage, elle avait rencontré un bel homme ressemblant à Vittorio Gassman qui lui avait dit : « Laissez-moi vous aider » (109). Mais, elle était revenue chez elle.  Et puis un jour, pressée par les jumelles, elle achète pour deux euros un billet de l’Euro Millions.

Le 6, le 7, le 24, le 30, le 32. Les étoiles numéro 4 et 5. 18 547 301, 28 €. Elle fait un malaise. (55)

Si vous n'avez pas lu le roman et que vous voulez ménager le susense, passez directement au II.

C’est là que tout commence et que tout finit. Jocelyne ne dit rien à son mari. Elle part pour Paris en prétextant un rendez-vous chez des fournisseurs et se rend au siège de la Française des Jeux à Boulogne-Billancourt. Hervé Meunier, un responsable lui remet son chèque et une psychologue, ressemblant à Emmanuelle Béart, lui tient un discours pendant quarante-cinq minutes sur cette grande chance et ce grand malheur  de devenir un gagnant : « L’argent rend fou, madame Guerbette, il est à l’origine de quatre crimes sur cinq. D’une dépression sur deux » (68). K. o., elle rentre à Arras où l’attend Jo. Mais alors que la rumeur d’une gagnante à Arras se répand, elle cache le chèque sous la semelle d’une vieille chaussure. Le week-end, Jo l’emmène au Touquet et il lui achète des chocolats au Chat Bleu. Au restaurant, il commande du vin. « Pourvu que rien ne change et que tout dure, dit-il. Rien de différent. Merci là-haut, de ne pas m’avoir encore fait encaisser le chèque » (101). Jocelyne a peur que ce chèque ne lui fasse tout perdre. Elle ne parle des dix-huit millions qu’à son père mais il n’y a guère de risques qu’il s’en souvienne Puis Jocelyn part un matin pour achever sa formation de contremaître au siège du groupe Nestlé à Vevey. Jocelyne rachète et relit Belle du Seigneur d’Albert Cohen.

Et soudain, elle comprend qu’en posant une tringle dans l’armoire, son mari a trouvé le chèque. On se moque d’elle quand elle téléphone au siège de Nestlé à Vevey (on ne forme pas de contremaîtres ici) et le chef  de Jo à l’usine dit qu’il a pris une semaine de vacances. Depuis quand savait-il ? «  J’avais cru qu’après avoir survécu à l’insupportable tristesse de la mort de notre petite fille, après les bières méchantes, les injures, la férocité et les blessures, l’amour brutal, animal, nous étions devenus inséparables, unis, amis. Voilà pourquoi cet argent m’avait effrayée. Retenu l’hystérie. Voilà pourquoi je n’en avais au fond pas voulu » (133). Jo l’a trahie, l’a détruite en volant le chèque. Il suffisait évidemment à Jocelyn Guerbette de gratter le e du prénom de sa femme pour toucher le chèque.

Alors Jocelyne, amaigrie, abandonne la mercerie à Thérèse Ducrocq, la mère de la journaliste de  l’Observateur de l’Arrageois et part s’installer à Nice où elle loue un studio. Elle n’est pas loin de vouloir mourir mais les infirmières  du Centre Sainte-Geneviève viennent à son secours. Jocelyn, lui est à Bruxelles où il s’est enfui avec le chèque. Il s’installe, fait des achats, cherche des filles, se remet à boire, grossit mais au bout de dix mois, le froid s’empare de lui. Alors il va voir Nadine à Londres et plein de culpabilité dit qu’il a trahi Jocelyne : « Je sais juste que maman ne va pas bien ; que le monde s’est effondré pour elle. Et lorsqu’elle ajoute, cinq secondes plus tard, pour moi aussi tout s’est effondré, il sait que c’est terminé. » (156). Il repart à Bruxelles en pensant à son père mort d’une crise cardiaque dans les bras d’une femme, responsable du matériel. Il se décide à lire lui aussi Belle du Seigneur pour comprendre sa femme, puis au bout de longues semaines, il lui envoie une lettre.

Jocelyne est à Nice depuis un an et demi quand elle reçoit la lettre avec un chèque de 15 186 004,72 €. Il demande pardon. Mais Jocelyne ne lui répond pas. Elle a retrouvé l’homme qui à Nice avait voulu l’aider en 1994 et avec l’argent du chèque, elle a acheté une villa à Vilefranche-sur-Mer. Elle y a installé son père avec une infirmière et lui raconte des histoires dans lesquelles il est un héros. Elle a aussi offert une Mini aux jumelles. Nadine a rencontré Fergus, un Irlandais et ils attendent un enfant. Jo a été retrouvé mort chez lui. Alors que Jocelyne semble enfin apaisée, elle nous quitte sur ce constat : « Je suis aimée. Mais je n’aime plus. »

II. « J’aimais profondément ma vie et je sus à l’instant même où je le gagnai que cet argent allait tout abîmer, et pour quoi ? Pour un potager plus grand ? Des tomates plus grosses, plus rouges ? Une nouvelle variété de tangerines ? Pour une maison plus grande, plus luxueuse ; une baignoire à remous ? Pour une Cayenne ? Un tour du monde ? Une montre en or, des diamants ? De faux seins ? Un nez refait ? Non, Non. Et non. Je possédais ce que l’argent ne pouvait pas acheter mais détruire. Le bonheur. Mon bonheur en tout cas. Le mien. Avec ses défauts. Ses banalités. Ses petitesses. Mais le mien. Immense. Flamboyant. Unique. Alors j’avais pris ma décision, quelques jours après être rentrée de Paris avec le chèque : cet argent j’avais décidé de le brûler. Mais l’homme que j’aimais l’a volé » (137).  On imagine aisément que moult lecteurs pragmatiques et matérialistes doivent s’exaspérer de ces scrupules et du gâchis de ces dix-huit millions d’euros (« on pourrait en faire des choses avec ça ! »), que d’autres s’étonnent des tergiversations de Jocelyne au nom d’un prétendu bonheur qu’elle ne voudrait pas perdre et que sa biographie dément assez largement, que d’autres encore s’ennuient de cette bluette un peu larmoyante sur le cliché ressassé de l’argent qui ne fait pas le bonheur. Certes Grégoire Delacourt n’est pas Balzac ou Maupassant et la Liste de mes envies n’est pas un chef d’œuvre de la littérature mais ce roman ne mérite pas pour autant le mépris condescendant des bien-pensants et le sarcasme  des nantis et des heureux. Tout dans la vie de cette mercière ne tient qu’à un fil comme ceux qu’elle vend et coud. Elle a rêvé d’amour et n’a eu que Jo qui l’a mise enceinte dès leur premier rapport et l’a fait souffrir après la mort de leur troisième enfant, sa mère est morte en tombant sur un trottoir, son père a perdu la mémoire, ses enfants se sont éloignés ; alors si elle rêve d’Ariane et de Solal, elle sait que cette histoire d’amour se termine mal elle aussi. Si l’abondance des rêves alimente les carences de la vie et la structure de ses projets, elle craint aussi que l’accomplissement subit de tous ces rêves par leur réalisation financière immédiate  ne vienne tout détruire de ce fragile équilibre entre l’espoir, le désir et la conscience. Mais la foudre n’est pas tombée là où elle croyait, sur l’arbre de Philémon et Baucis. Jo son double, son homonyme est devenu le félon qui a filé avec le filon. Et elle a perdu avec lui, le dernier être à qui elle tenait. Jo lui-même ne résistera pas d’ailleurs à cette trahison. « J’aimerais avoir la chance de décider de ma vie, je crois que c’est le plus grand cadeau qui puisse nous être fait », dit Jocelyne à la page 44. Elle n’a guère eu l’occasion de décider de sa vie jusqu’au jour où elle a choisi de cacher le chèque. Et là encore, l’autre Jo a décidé pour elle. Alors un an et demi plus tard, quand une partie du chèque lui reviendra elle lancera un dernier défi à la vie. Alors si Jocelyne, au prénom si désuet, au métier dépassé, au destin si tragiquement banal, aux velléités si douloureuses, nous touche c’est que peut-être nous y reconnaissons une humanité ordinaire forte de ses espoirs et suffoquant de son combat de survie,… une humanité que la vie harasse. Dans un mail cité par Libération, Grégoire Delacourt ajoute : « J’écris parce que ça répare, parce que ça recoud ». De son dé à coudre à son blog, Jocelyne est finalement une sorte d’écrivain qui essaie de réécrire sa vie de ses dix doigts d’or. (photos ci-après : Verantino Verantini et Vittorio Gassman).

 

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11 février 2015 3 11 /02 /février /2015 17:59

Un coup de dague dans mon flanc

C’est le retour frénétique

De mes coliques néphrétiques

Qui me brisent dans mon élan

 

Commence alors un long calvaire

Où mon corps est crucifié

Par ces calculs calcifiés

Comme on torture les sorcières

 

Sans position antalgique

Les côtes éructent leur douleur

Les muscles suintent leur sueur

Faute de dose analgésique

 

En désespoir de souffrance

On lance un appel au secours

Au 15 notre seul recours

Civière tremblante d’ambulance

 

Tous les néons de l’hôpital

Suffoquent de mon impatience

Dans l’attente d’une délivrance

Qui doute aux gouttes du bocal

 

Mais dans ce box de personne

Se tarissent les perfusions

Et sans la moindre effusion

La médecine m’abandonne

 

Seul taureau de la corrida

Je redoute la banderille

De la morsure qui me vrille

Mes draps se changent en muleta

 

La vraie douleur est solitaire

Et il est vain de l’expliquer

Quand les cris nous laissent à quai

Nul réconfort ne les fait taire

 

Bry, le 7 février 2015

 

 

 

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10 janvier 2015 6 10 /01 /janvier /2015 09:57

Nous sommes tous Charlie des enfants de votre encre

Qui a ouvert les yeux à notre réflexion

Par le droit d’insolence et de transgression

Et nos divagations avec vous jetaient l’ancre.

 

Vous vous moquiez de tout dans vos puissants dessins,

Dégonflant les orgueils d’un trait de plume ferme,

A tous les sectateurs, vous froissiez l’épiderme

Le coup d’éclat de rire était votre dessein.

 

L’art des caricatures était votre nature,

Le ton rabelaisien en choquait bien certains,

« Ni bête ni méchant », indigne aux puritains,

Vous trempiez dans l’acide notre pain de culture.

 

Hara-Kiri, Fournier, Cavanna ou Choron,

Gébé, Topor, Reiser, Luz, Riss et Francis Blanche

Eclaboussaient d’humour les tristes pages blanches

Avec Val et Gébé, Willem, Delfeil de Ton.

 

« Mais ça tire à Charlie ! », a-t-on crié un jour

Et les dessinateurs furent les destinataires

De tirs de terreurs qui les jetèrent à terre

Et ces satires-là n’étaient plus de l’humour.

 

Après les incendies, c’étaient des coups de feu,

Au siège du journal, Charb riait encore

Un bon coup de crayon est assez indolore

Mais les balles tragiques, ça fait un mal affreux.

 

Wolinski et Cabu tombèrent du rayon,

Tignous et Honoré croulèrent enfin de l’arme

Qui a tous, aujourd’hui, nous fait couler des larmes

Notre mine atterrée est noire de crayon.

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